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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 18:37:07 -0700 |
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CHARPENTIER | CALMANN LÉVY + ÉDITEURS + + 1882 + + + + +RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART + + +L'étude du destin général des sociétés n'est pas moins nécessaire +aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du coeur humain. Nous sommes +dans un temps où l'on veut tout connaître et où l'on cherche la source +de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et +le Drame, parce que l'une retrace les vastes destinées de l'HUMANITÉ, +et l'autre le sort particulier de l'HOMME. C'est là toute la vie. Or, +ce n'est qu'à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu'il +appartient d'aller plus loin que la vie, au-delà des temps, jusqu'à +l'éternité. + +Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite de nos +mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'histoire plus fortement +que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme +si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses, +nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse +et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler l'INTÉRÊT en y ajoutant le +SOUVENIR. + +Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour +des faits, et que j'avais choisi une époque récente et connue, je crus +aussi ne pas devoir imiter les étrangers, qui, dans leurs tableaux, +montrent à peine à l'horizon les hommes dominants de leur histoire; +je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux +acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de peindre les +trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d'elles, la +beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur +la chute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de +la France au XVIIe siècle, sur la question des alliances avec les armes +étrangères, sur la justice aux mains des parlements ou des commissions +secrètes, et sur les accusations de sorcellerie, n'eût pas été lu +peut-être; le roman le fut. + +Je n'ai point dessein de défendre ce dernier système de composition +plus historique, convaincu que le germe de la grandeur d'une oeuvre est +dans l'ensemble des idées et des sentiments d'un homme, et non pas dans +le genre qui leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera +cette MANIÈRE, telle autre la devra repousser; ce sont là des secrets +du travail de la pensée qu'il n'importe point de faire connaître. A +quoi bon qu'une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés? +Nous entendons les sons de la harpe; mais sa forme élégante nous cache +les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que ce livre +a en lui quelque vitalité[1], je ne puis m'empêcher de jeter ici ces +réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans +ses noeuds formateurs toutes les figures principales d'un siècle, et, +pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la +réalité des faits à l'IDÉE que chacun d'eux doit représenter aux yeux +de la postérité; enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de +l'Art et le VRAI du Fait. + + [1] Treize éditions réelles de formats divers et des traductions + dans toutes les langues peuvent en être la preuve. + + (_Note de l'Éditeur._) + +De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui +sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher +en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes +de la pensée, toujours indécises et flottantes? Nous trouverions dans +notre coeur plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui +semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source +commune; l'un est l'amour du VRAI, l'autre l'amour du FABULEUX. Le jour +où l'homme a raconté sa vie à l'homme, l'Histoire est née. Mais à quoi +bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple +de bien ou de mal? Or les exemples que présente la succession lente +des événements sont épars et incomplets; il leur manque toujours un +enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence +à une conclusion morale; les actes de la famille humaine sur le +théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette +vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oeil de Dieu, +jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes +les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans +cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune +élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler +à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait +à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus +complet, quelque groupe, quelque réduction, à sa portée et à son usage, +des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait +embrasser; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples +qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience; +peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que +les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde; +l'une était pour ainsi dire un quart, l'autre une moitié de preuve; +l'imagination fit le reste et les compléta. De là , sans doute, sortit +la fable.--L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de +voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure; mais il la +créa VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière. + +Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois +et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, +pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est +un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes +les grandeurs du VRAI visible; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux +que lui; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte +lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant +de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les +meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux; enfin +c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A cette seule VÉRITÉ +doivent prétendre les oeuvres de l'Art qui sont une représentation +morale de la vie, les oeuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut +sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être +imbu profondément de son ensemble et de ses détails; ce n'est là qu'un +pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire; mais ensuite il +faut choisir et grouper autour d'un centre inventé: c'est là l'oeuvre +de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même. + +A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la +contre-épreuve de l'existence? Eh! bon Dieu, nous ne voyons que trop +autour de nous la triste et désenchanteresse réalité: la tiédeur +insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, +des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, +des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur +baisse, des opinions qui s'évaporent; laissez-nous rêver que parfois +ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou +des méchants plus résolus; cela fait du bien. Si la pâleur de votre +VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et +le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des +oeuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, +le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les +passions de son caractère et de son temps; c'est donc la VÉRITÉ de cet +homme et de ce TEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure +et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette +VÉRITÉ, dans les oeuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la +ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original; car un +beau talent peint la vie plus encore que le vivant. + +Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques +consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un +trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle +l'imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient +jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son +entier, je ne l'oserais dire, mais dans beaucoup de ces pages, et qui +ne sont peut-être pas les moins belles, L'HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE +PEUPLE EST L'AUTEUR.--L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI +que dans le caractère général d'une époque; ce qui lui importe surtout, +c'est la masse des événements et les grands pas de l'humanité qui +emportent les individus; mais, indifférent sur les détails, il les aime +moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets. + +Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris +héroïques qui s'enfantent on ne sait comment: vous les verrez sortir +tout faits des ON DIT et des murmures de la foule, sans avoir +en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité; et pourtant ils +demeureront historiques à jamais.--Comme par plaisir et pour se jouer +de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les +prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, +tout confus, s'en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de +gloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée. N'importe, on n'admet +point leurs réclamations; qu'ils les crient, qu'ils les écrivent, +qu'ils les publient, qu'ils les signent, on ne veut pas les écouter, +leurs paroles sont sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeurent +historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas que tout cela se +soit fait seulement dans les âges de barbarie, cela se passe à présent +encore, et accommode l'Histoire de la veille au gré de l'opinion +générale, muse tyrannique et capricieuse qui conserve l'ensemble et +se joue du détail. Eh! qui de vous n'a assisté à ses transformations? +Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du FAIT prendre par degré +les ailes de la FICTION? Formé à demi par les nécessités du temps, +un FAIT est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude, +quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi; +les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient +autrement tourné, et le passent à d'autres mains déjà un peu arrondi; +d'autres le polissent en le faisant circuler; en moins de rien, il +arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous +récrions; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations +sur explications; les savants fouillent, feuillettent et écrivent; on +ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient; le torrent +coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à +ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette oeuvre? +Un rien, un mot; quelquefois le caprice d'un journaliste désoeuvré. Et +y perdons-nous? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le +vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui; c'est +que l'HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin que ses destinées soient pour elle-même +une suite de leçons; plus indifférente qu'on ne pense sur la RÉALITÉ +DES FAITS, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une +grande signification morale; sentant bien que la succession des scènes +qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie, et que, puisqu'elle +avance, elle marche à un but dont il faut chercher l'explication +au-delà de ce qui se voit. + + [2] De nos jours un général russe n'a-t-il pas renié l'incendie de + Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel? Un + général français n'a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de + Waterloo qui l'immortalisera? Et si le respect d'un évènement sacré + ne me retenait, je rappellerais qu'un prêtre a cru devoir désavouer + publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui + ait été prononcé sur un échafaud: _Fils de saint Louis, montez au + ciel!_ Lorsque je connus tout dernièrement son auteur véritable, je + m'affligeai tout d'abord de la perte de mon illusion, mais bientôt + je fus consolé par une idée qui honore l'humanité à mes yeux. Il + me semble que la France a consacré ce mot, parce qu'elle a éprouvé + le besoin de se réconcilier avec elle-même, de s'étourdir sur son + énorme égarement, et de croire qu'alors il se trouva un honnête + homme qui osa parler haut. + +Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique d'en +agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches +bizarres et des défauts d'accord qui me font peine lorsque je les +aperçois. Si un homme me paraît un modèle parfait d'une grande et +noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble +trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un +malheur qui me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort +avant l'altération de son caractère. + +Aussi, lorsque la MUSE (et j'appelle ainsi l'Art tout entier, tout +ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près comme les anciens +nommaient MUSIQUE l'éducation entière), lorsque la MUSE vient raconter, +dans ses formes passionnées, les aventures d'un personnage que je sais +avoir vécu, et qu'elle recompose ses événements, selon la plus grande +idée de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant +les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette +unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même +dans le mal; si elle conserve d'ailleurs la seule chose essentielle à +l'instruction du monde, le génie de l'époque, je ne sais pourquoi l'on +serait plus difficile avec elle qu'avec cette voix des peuples qui fait +subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations. + +Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même; ils +n'y voulaient voir que la marche générale et le large mouvement des +sociétés et des nations, et, sur ces grands fleuves déroulés dans +un cours bien distinct et bien pur, ils jetaient quelques figures +colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On +pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double +composition de l'opinion et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de +troisième main et éloignée de deux degrés de la vérité du fait. + +C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une oeuvre de l'Art; et, +pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde chrétien tout +entier a encore à désirer un monument historique pareil à ceux qui +dominent l'ancien monde et consacrent la mémoire de ses destinées, +comme ses pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses portiques +dominent encore la terre qui lui fut connue, et y consacrent la +grandeur antique. + +Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le +POSITIF, pour apporter l'IDÉAL jusque dans les annales, je crois qu'à +plus forte raison l'on doit s'abandonner à une grande indifférence +de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques, poèmes, +romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des personnages +mémorables. L'ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports +avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut le dire, ce qu'il y a de VRAI n'est que +secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un +de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la VÉRITÉ +dont il doit se nourrir est la _vérité d'observation sur la nature +humaine, et non l'authenticité du fait_. Les noms des personnages ne +font rien à la chose. + +L'_Idée_ est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve +de l'idée. + +Tant mieux pour la mémoire de ceux que l'on choisit pour représenter +des idées philosophiques ou morales; mais, encore une fois, la question +n'est pas là : l'imagination fait d'aussi belles choses sans eux; +elle est une puissance toute créatrice; les êtres fabuleux qu'elle +anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle ranime. +Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monument est à +Westminster; à Lovelace et à Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie, +dont les tombes sont à l'île de France. C'est du même oeil qu'il faut +voir jouer ses personnages et ne demander à la MUSE que sa VÉRITÉ plus +belle que le VRAI; soit que, rassemblant les traits d'un CARACTÈRE +épars dans mille individus complets, elle en compose un TYPE dont le +nom seul est imaginaire; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe +et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes +choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au +grand jour, où dans le cercle qu'a tracé cette fée ils reprennent à +regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs +neveux le triste drame de la vie. + + Écrit en 1827. + + + + +[Illustration] + + + + +CINQ-MARS + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ADIEUX + + Fare thee well, and if for ever, + Still for ever fare thee well. + + LORD BYRON. + + Adieu! et, si c'est pour toujours, pour toujours encore adieu... + + +Connaissez-vous cette contrée que l'on a surnommée le jardin de +la France, ce pays où l'on respire un air si pur dans des plaines +verdoyantes arrosées par un grand fleuve? Si vous avez traversé, +dans les mois d'été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la +Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir +déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre +demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un être aimé. Lorsque +l'on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse +de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des +vallons peuplés de jolies maisons blanches qu'entourent des bosquets, +des coteaux jaunis par les vignes ou blanchis par les fleurs du +cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des +jardins de roses d'où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle +la fécondité de la terre ou l'ancienneté de ses monuments, et tout +intéresse dans les oeuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a +été inutile: il semble que, dans leur amour d'une aussi belle patrie, +seule province de France que n'occupa jamais l'étranger, ils n'aient +pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain +de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée +que par les oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de vos chevaux, +la tête riante d'une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous +la poussière de la grande route; si vous gravissez un coteau hérissé de +raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est +à vos pieds; c'est que le rocher même est habité, et que des familles +de vignerons respirent dans ces profonds souterrains, abritées dans la +nuit par la terre nourricière qu'elles cultivent laborieusement pendant +le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme +l'air qu'ils respirent, et forts comme le sol qu'ils fertilisent. On +ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni +la vivacité grimacière du Midi; leur visage a, comme leur caractère, +quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis; leurs +cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles +comme les statues de pierre de nos vieux rois; leur langage est le plus +pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent; le berceau de la +langue est là , près du berceau de la monarchie. + +Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses +aspects: ici c'est Chambord que l'on aperçoit de loin, et qui, avec +ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande +ville de l'Orient; là c'est Chanteloup, suspendant au milieu de l'air +son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple +attire les yeux du voyageur par sa position magnifique et sa masse +imposante; c'est le château de Chaumont. Construit sur la colline la +plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses +hautes murailles et ses énormes tours; de longs clochers d'ardoise +les élèvent aux yeux, et donnent à l'édifice cet air de couvent, +cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un +caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des +arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir, +et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du +roi Henri; un joli village s'étend au pied du mont, sur le bord de +la rivière, et l'on dirait que ses maisons blanches sortent du sable +doré; il est lié au château qui le protège par un étroit sentier qui +circule dans le rocher; une chapelle est au milieu de la colline; les +seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel: terrain +d'égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur +qui se sont trop souvent fait la guerre. + +Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1639, la cloche du +château ayant sonné à midi, selon l'usage, le dîner de la famille +qui l'habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui +n'étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en +disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale +d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les larmes dans les +yeux, qu'elle avait paru vêtue d'un deuil plus austère que de coutume. +Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui +s'était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise +des préparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique +du maréchal d'Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes +qu'il avait juré précédemment d'abandonner pour toujours. Ce brave +homme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la famille +dans les guerres et dans ses travaux de finance; il avait été son +écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres; il était +revenu d'Allemagne, depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux +enfants la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs +à Luzzelstein; c'était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles +sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la +famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu'il se forme des +mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et +quelquefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les servent sans +gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les +temps prospères, les suivent partout et disent: «Voilà nos vignes» en +revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un +teint fort cuivré, des cheveux gris argentés et dont quelques mèches, +encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au +premier aspect; mais un regard pacifique adoucissait cette première +impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s'occupait +beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du +château, vêtus de noir comme lui. + +--Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir, pendant que Germain, +Louis et Etienne vont seller leurs chevaux; M. Henri et nous, il faut +que nous soyons loin d'ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs +les Italiens, avez-vous averti votre jeune princesse? Je gage qu'elle +est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur le bord de l'eau. +Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le +monde de table. + +--Ah! mon cher Grandchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre +qui passait et s'arrêta, ne faites pas songer à la duchesse; elle est +bien triste et je crois qu'elle restera dans son appartement. _Sancta +Maria!_ je vous plains de voyager aujourd'hui, partir un vendredi, le +treize du mois, et le jour de saint Gervais et saint Protais, le jour +des deux martyrs. J'ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de +Cinq-Mars; mais en vérité je n'ai pu m'empêcher de songer à tout ce que +je vous dis; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame +qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire. + +En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers +la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de +voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon. + +Grandchamp s'était à peine aperçu de ce qu'elle avait dit, et semblait +ne s'occuper que des apprêts du dîner; il remplissait les devoirs +importants de maître d'hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur +les domestiques, pour voir s'ils étaient tous à leur poste, se plaçant +lui-même derrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous +les habitants du château entrèrent successivement dans la salle: +onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. La maréchale +avait passé la dernière, donnant le bras à un beau vieillard vêtu +magnifiquement, qu'elle fit placer à sa gauche. Elle s'assit dans un +grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont la forme était un +carré long. Un autre siège un peu plus orné était à sa droite, mais +il resta vide. Le jeune marquis d'Effiat, placé en face de sa mère, +devait l'aider à faire les honneurs; il n'avait pas plus de vingt +ans, et son visage était assez insignifiant; beaucoup de gravité et +des manières distinguées annonçaient pourtant un naturel sociable, +mais rien de plus. Sa jeune soeur de quatorze ans, deux gentilshommes +de la province, trois jeunes seigneurs italiens de la suite de Marie +de Gonzague (duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie, +gouvernante de la jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage, +vieux et fort sourd, composaient l'assemblée. Une place, à la gauche du +fils aîné, restait vacante encore. + +La maréchale, avant de s'asseoir, fit le signe de la croix et dit +le _Benedicite_ à haute voix: tout le monde y répondit en faisant le +signe entier, ou sur la poitrine seulement. Cet usage s'est conservé +en France dans beaucoup de familles jusqu'à la révolution de 1789; +quelques-unes l'ont encore, mais plus en province qu'à Paris, et non +sans quelque embarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps, +accompagnées d'un sourire d'excuse, quand il se présente un étranger: +car il est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur. + +La maréchale était une femme d'une taille imposante, dont les yeux +grands et bleus étaient d'une beauté remarquable. Elle ne paraissait +pas encore avoir atteint quarante-cinq ans; mais, abattue par le +chagrin, elle marchait avec lenteur et ne parlait qu'avec peine, +fermant les yeux et laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un +moment, lorsqu'elle avait été forcée d'élever la voix. Alors sa main, +appuyée sur son sein montrait qu'elle y ressentait une vive douleur. +Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à sa gauche, +s'emparant, sans en être prié par personne, du dé de la conversation, +le tint avec un sang-froid imperturbable pendant tout le repas. +C'était le vieux maréchal de Bassompierre; il avait conservé sous ses +cheveux blancs un air de vivacité et de jeunesse fort étrange à voir; +ses manières nobles et polies avaient quelque chose d'une galanterie +surannée comme son costume, car il portait une fraise à la Henri IV +et les manches tailladées à la manière du dernier règne, ridicule +impardonnable aux yeux des _beaux_ de la cour. Cela ne nous paraît pas +plus singulier qu'autre chose à présent; mais il est convenu que dans +chaque siècle on rira de l'habitude de son père, et je ne vois guère +que les Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal. + +L'un des gentilshommes italiens avait à peine fait une question au +maréchal sur ce qu'il pensait de la manière dont le Cardinal traitait +la fille du duc de Mantoue, que celui-ci s'écria dans son langage +familier: + +--Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? Puis-je rien comprendre +à ce régime nouveau sous lequel vit la France? Nous autres, vieux +compagnons d'armes du feu roi, nous entendons mal la langue que parle +la cour nouvelle, et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je? on n'en +parle aucune dans ce triste pays, car tout le monde s'y tait devant +le Cardinal; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme de vieux +portraits de famille et de temps en temps il en retranche la tête; mais +la devise y reste toujours, heureusement. N'est-il pas vrai, mon cher +Puy-Laurens? + +Ce convive était à peu près du même âge que le maréchal; mais plus +grave et plus circonspect que lui, il répondit quelques mots vagues, +et fit un signe à son contemporain pour lui faire remarquer l'émotion +désagréable qu'il avait fait éprouver à la maîtresse de la maison +en lui rappelant la mort récente de son mari et en parlant ainsi du +ministre son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du +signe de demi-approbation, vida d'un trait un fort grand verre de vin, +remède qu'il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la peste et +la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autre de son +écuyer, s'établit plus carrément que jamais sur sa chaise et dans ses +idées favorites. + +--Oui, nous sommes tous de trop ici; je le dis l'autre jour à mon cher +duc de Guise, qu'ils ont ruiné. On compte les minutes qui nous restent +à vivre, et l'on secoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le +Cardinal-duc voit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures +qui ne quittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu'il ne peut +pas mouvoir ces statues de fer, et qu'il y fallait la main du grand +homme; il passe vite et n'ose pas se mêler à nous, qui ne le craignons +pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l'heure qu'il est, on +dit qu'il est question de me mettre à la Bastille. + +--Eh! monsieur le maréchal, qu'attendez-vous pour partir? dit +l'Italien; je ne vois que la Flandre qui vous puisse être un abri. + +--Ah! monsieur, vous ne me connaissez guère; au lieu de fuir, j'ai +été trouver le roi avant son départ, et je lui ai dit que c'était afin +qu'on n'eût pas la peine de me chercher, et que si je savais où il veut +m'envoyer, j'irais moi-même sans qu'on m'y menât. Il a été aussi bon +que je m'y attendais, et m'a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu la +pensée que je le voulusse faire? Tu sais bien que je t'aime.» + +--Ah! mon cher maréchal, je vous fais compliment, dit madame d'Effiat +d'une voix douce; je reconnais la bonté du roi à ce mot-là : il se +souvient de la tendresse que le roi son père avait pour vous: il me +semble même qu'il vous a accordé tout ce que vous vouliez pour les +vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la +voie de l'éloge et le tirer du mécontentement qu'il avait entamé si +hautement. + +--Certes, madame, reprit-il, personne ne sait mieux reconnaître ses +vertus que François de Bassompierre; je lui serai fidèle jusqu'à la +fin, parce que je me suis donné corps et biens à son père dans un bal; +et je jure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille +ne manquera à son devoir envers le roi de France. Quoique les _Bestein_ +soient étrangers et Lorrains, mordieu! une poignée de main de Henri IV +nous a conquis pour toujours: ma plus grande douleur a été de voir mon +frère mourir au service de l'Espagne, et je viens d'écrire à mon neveu +que je le déshériterais s'il passait à l'empereur, comme le bruit en a +couru. + +Un des gentilshommes, qui n'avait rien dit encore, et que l'on pouvait +remarquer à la profusion des noeuds de rubans et d'aiguillettes qui +couvraient son habit, et à l'ordre de Saint-Michel dont le cordon noir +ornait son cou, s'inclina en disant que c'était ainsi que tout sujet +fidèle devait parler. + +--Pardieu, monsieur de Launay, vous vous trompez fort, dit le maréchal, +en qui revint le souvenir de ses ancêtres; les gens de notre sang +sont sujets par le coeur, car Dieu nous a fait naître tout aussi bien +seigneurs de nos terres que le roi l'est des siennes. Quand je suis +venu en France, c'était pour me promener, et suivi de mes gentilshommes +et de mes pages. Je m'aperçois que plus nous allons, plus on perd cette +idée, et surtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien à +propos pour m'entendre. + +La porte s'ouvrit, en effet, et l'on vit entrer un jeune homme d'une +assez belle taille; il était pâle, ses cheveux étaient bruns, ses yeux +noirs, son air triste et insouciant: c'était Henri d'Effiat, marquis de +CINQ-MARS (nom tiré d'une terre de famille); son costume et son manteau +court étaient noirs; un collet de dentelle tombait de son cou jusqu'au +milieu de sa poitrine; de petites bottes fortes très évasées et ses +éperons faisaient assez de bruit sur les dalles du salon pour qu'on +l'entendît venir de loin. Il marcha droit à la maréchale d'Effiat en la +saluant profondément, et lui baisa la main. + +--Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos chevaux sont-ils prêts? A quelle +heure partez-vous? + +--Après le dîner, sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa +mère avec le cérémonieux respect du temps. + +Et, passant derrière elle, il fut saluer M. de Bassompierre, avant de +s'asseoir à la gauche de son frère aîné. + +--Eh bien, dit le maréchal tout en dînant de fort bon appétit, vous +allez partir, mon enfant; vous allez à la cour; c'est un terrain +glissant aujourd'hui. Je regrette pour vous qu'il ne soit pas resté +ce qu'il était. La cour autrefois n'était autre chose que le salon du +roi, où il recevait ses amis naturels; les nobles des grandes maisons, +ses pairs, qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement +et leur amitié, jouaient leur argent avec lui et l'accompagnaient +dans ses parties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que la +permission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête avec eux +pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualité ne +l'enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse; j'ai vendu une +terre à chaque grade que j'ai reçu; le titre de colonel général des +Suisses m'a coûté quatre cent mille écus, et le baptême du roi actuel +me fit acheter un habit de cent mille francs. + +--Ah! pour le coup, vous conviendrez, dit en riant la maîtresse de la +maison, que rien ne vous y forçait: nous avons entendu parler de la +magnificence de votre habit de perles; mais je serais très fâchée qu'il +fût encore de mode d'en porter de pareils. + +--Ah! madame la marquise, soyez tranquille, ce temps de magnificence +ne reviendra plus. Nous faisions des folies, sans doute, mais elles +prouvaient notre indépendance; il est clair qu'alors on n'eût pas +enlevé au roi des serviteurs que l'amour seul attachait à lui, et dont +les couronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que +sa couronne fermée. Il est visible aussi que l'ambition ne pouvait +s'emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses ne +pouvaient sortir que des mains riches, et que l'or ne vient que des +mines. Les grandes maisons que l'on détruit avec tant d'acharnement +n'étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi du +gouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids, +existaient de leur propre être, et disaient comme l'une d'elles: +_Prince ne daigne, Rohan je suis_. Il en était de même de toute famille +noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roi relevait lui-même en +écrivant à l'un de mes amis: _L'argent n'est pas chose commune entre +gentilshommes comme vous et moi_. + +--Mais, monsieur le maréchal, interrompit froidement et avec beaucoup +de politesse M. de Launay, qui peut-être avait dessein de l'échauffer, +cette indépendance a produit aussi bien des guerres civiles et des +révoltes comme celles de M. de Montmorency. + +--Corbleu, monsieur, je ne puis entendre parler ainsi! dit le fougueux +maréchal en sautant sur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres, +monsieur, n'ôtaient rien aux lois fondamentales de l'Etat et ne +pouvaient pas plus renverser le trône que ne le ferait un duel. De tous +ces grands chefs de parti il n'en est pas un qui n'eût mis sa victoire +aux pieds du roi s'il eût réussi, sachant bien que tous les autres +seigneurs aussi grands que lui l'eussent abandonné ennemi du souverain +légitime. Nul ne s'est armé que contre une faction et non contre +l'autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fût rentré dans +l'ordre. Mais qu'avez-vous fait en nous écrasant? Vous avez cassé les +bras du trône et ne mettrez rien à leur place. Oui, je n'en doute plus +à présent, le Cardinal-duc accomplira son dessein en entier, la grande +noblesse quittera et perdra ses terres, et, cessant d'être la grande +propriété, cessera d'être une puissance; la cour n'est déjà plus qu'un +palais où l'on sollicite: elle deviendra plus tard une antichambre, +quand elle ne se composera plus que des gens de la suite du roi; les +grands noms commenceront par ennoblir des charges viles; mais, par une +terrible réaction, ces charges finiront par avilir les grands noms. +Etrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plus rien que par les +emplois qu'elle aura reçus, et si les peuples, sur lesquels elle n'aura +plus d'influence, veulent se révolter... + +--Que vous êtes sinistre aujourd'hui, maréchal! interrompit la +marquise. J'espère que ni moi ni mes enfants ne verrons ces temps-là . +Je ne reconnais plus votre caractère enjoué à toute cette politique; +je m'attendais à vous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien! +Henri, qu'avez-vous donc? Vous êtes bien distrait! + +Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande croisée de la salle à +manger, regardait avec tristesse le magnifique paysage qu'il avait +sous les yeux. Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait +les sables de la Loire, les arbres et les gazons d'or et d'émeraude; +le ciel était d'azur, les flots d'un jaune transparent, les îles +d'un vert plein d'éclat; derrière leurs têtes arrondies, on voyait +s'élever les grandes voiles latines des bateaux marchands comme une +flotte en embuscade.--O nature, nature! se disait-il, belle nature, +adieu. Bientôt mon coeur ne sera plus assez simple pour te sentir, +et tu ne plairas plus qu'à mes yeux, ce coeur est déjà brûlé par +une passion profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un +trouble inconnu: il faut donc entrer dans ce labyrinthe; je m'y perdrai +peut-être, mais pour Marie... + +Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de montrer un +regret trop enfantin de son beau pays et de sa famille: + +--Je songeais, madame, à la route que je vais prendre pour aller à +Perpignan, et aussi à celle qui me ramènera chez vous. + +--N'oubliez pas de prendre celle de Poitiers et d'aller à Loudun voir +votre ancien gouverneur, notre bon abbé Quillet; il vous donnera +d'utiles conseils sur la cour, il est fort bien avec le duc de +Bouillon; et, d'ailleurs, quand il ne vous serait pas très nécessaire, +c'est une marque de déférence que vous lui devez bien. + +--C'est donc au siège de Perpignan que vous vous rendez, mon ami? +répondit le vieux maréchal, qui commençait à trouver qu'il était resté +bien longtemps dans le silence. Ah! c'est bien heureux pour vous. +Peste! un siège! c'est un joli début: j'aurais donné bien des choses +pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sa cour; j'aurais +mieux aimé m'y faire arracher les entrailles du ventre qu'à un tournoi, +comme je fis. Mais on était en paix, et je fus obligé d'aller faire +le coup de pistolet contre les Turcs avec le Rosworm des Hongrois, +pour ne pas affliger ma famille par mon désoeuvrement. Du reste, je +souhaite que Sa Majesté vous reçoive d'une manière aussi aimable que +son père me reçut. Certes, le roi est brave et bon; mais on l'a habitué +malheureusement à cette froide étiquette espagnole qui arrête tous +les mouvements du coeur; il contient lui-même et les autres par cet +abord immobile et cet aspect de glace: pour moi, j'avoue que j'attends +toujours l'instant du dégel, mais en vain. Nous étions accoutumés à +d'autres manières par ce spirituel et simple Henri, et nous avions du +moins la liberté de lui dire que nous l'aimions. + +Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux de Bassompierre, comme pour se +contraindre lui-même à faire attention à ses discours, lui demanda +quelle était la manière de parler du feu roi. + +--Vive et franche, dit-il. Quelques temps après mon arrivée en France, +je jouais avec lui et la duchesse de Beaufort, à Fontainebleau; +car il voulait, disait-il, me gagner mes pièces d'or et mes belles +portugalaises. Il me demanda ce qui m'avait fait venir dans ce pays. +«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à dessein +de m'embarquer à votre service, mais bien pour passer quelque temps +à votre cour, et de là à celle d'Espagne; mais vous m'avez tellement +charmé que, sans aller plus loin, si vous voulez de mon service, je +m'y voue jusqu'à la mort.» Alors il m'embrassa et m'assura que je +n'eusse pu trouver un meilleur maître, qui m'aimât plus; hélas! je l'ai +bien éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, jusqu'à mon amour, et +j'aurais fait plus encore, s'il se pouvait faire plus que de renoncer à +Mlle de Montmorency. + +Le bon maréchal avait les yeux attendris; mais le jeune marquis +d'Effiat et les Italiens, se regardant, ne purent s'empêcher de sourire +en pensant qu'alors la princesse de Condé n'était rien moins que jeune +et jolie. Cinq-Mars s'aperçut de ces signes d'intelligence, et rit +aussi, mais d'un rire amer.--Est-il donc vrai, se disait-il, que les +passions puissent avoir la destinée des modes, et que peu d'années +puissent frapper du même ridicule un habit et un amour? Heureux celui +qui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emporte dans +la tombe tout son trésor! + +Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique de ses idées, et +voulant que le bon maréchal ne lût rien de déplaisant sur le visage de +ses hôtes: + +--On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au roi Henri? dit-il. +Peut-être aussi au commencement de son règne avait-il besoin d'établir +ce ton-là ; mais, lorsqu'il fut le maître, changea-t-il? + +--Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d'être le même jusqu'au +dernier jour; il ne rougissait pas d'être un homme, et parlait à des +hommes avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! je le vois encore +embrassant le duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort; il +m'avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc lui dit: +«Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommes du monde, et notre +destin portait que nous fussions l'un à l'autre; car, si vous n'eussiez +été qu'un homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à quelque +prix que c'eût été; mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi, +il fallait bien que je fusse à vous.» Ah! grand homme! tu l'avais bien +dit, s'écria Bassompierre, les larmes aux yeux, et peut-être un peu +animé par les fréquentes rasades qu'il se versait: «_Quand vous m'aurez +perdu, vous connaîtrez ce que je valais._» + +Pendant cette sortie, les différents personnages de la table avaient +pris des attitudes diverses, selon leurs rôles dans les affaires +publiques. L'un des Italiens affectait de causer et de rire tout bas +avec la jeune fille de la maréchale; l'autre prenait soin du vieux +abbé sourd, qui, mettant une main derrière son oreille pour mieux +entendre, était le seul qui eût l'air attentif; Cinq-Mars avait repris +sa distraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme on +regarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume jusqu'à ce +qu'elle revienne; son frère aîné faisait les honneurs de la table +avec le même calme; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de la +maison: il était tout au duc d'Orléans et craignait le Cardinal; pour +la maréchale, elle avait l'air affligé et inquiet; souvent des mots +rudes lui avaient rappelé ou la mort de son mari ou le départ de son +fils; plus souvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même +qu'il ne se compromît, et l'avait poussé plusieurs fois en regardant M. +de Launay, qu'elle connaissait peu, et qu'elle avait quelque raison de +croire dévoué au premier ministre; mais avec un homme de ce caractère, +de tels avertissements étaient inutiles; il eut l'air de n'y point +faire attention; et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses +regards hardis et du son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui +et de lui adresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un air +d'indifférence et de politesse consentante qu'il ne quitta pas jusqu'au +moment où, les deux battants étant ouverts, on annonça _mademoiselle la +duchesse de Mantoue_. + +Les propos que nous venons de transcrire longuement furent pourtant +assez rapides, et le dîner n'était pas à la moitié quand l'arrivée de +Marie de Gonzague fit lever tout le monde. Elle était petite, mais fort +bien faite, et quoique ses yeux et ses cheveux fussent très noirs, sa +fraîcheur était éblouissante comme la beauté de sa peau. La maréchale +fit le geste de se lever pour son rang, et l'embrassa sur le front pour +sa bonté et son bel âge. + +--Nous vous avons attendue longtemps aujourd'hui, chère Marie, lui +dit-elle en la plaçant près d'elle; vous me restez heureusement pour +remplacer un de mes enfants qui part. + +La jeune duchesse rougit et baissa la tête et les yeux pour qu'on ne +vît pas leur rougeur, et dit d'une voix timide:--Madame, il le faut +bien, puisque vous remplacez ma mère auprès de moi. Et un regard fit +pâlir Cinq-Mars à l'autre bout de la table. + +Cette arrivée changea la conversation; elle cessa d'être générale, +et chacun parla bas à son voisin. Le maréchal seul continuait à dire +quelques mots de la magnificence de l'ancienne cour, et de ses guerres +en Turquie, et des tournois, et de l'avarice de la cour nouvelle; +mais, à son grand regret, personne ne relevait ses paroles, et on +allait sortir de table, lorsque l'horloge ayant sonné deux heures, cinq +chevaux parurent dans la grande cour: quatre seulement étaient montés +par des domestiques en manteaux et bien armés; l'autre cheval, noir et +très vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp: c'était celui de +son jeune maître. + +--Ah! Ah! s'écria Bassompierre, voilà notre cheval de bataille tout +sellé et bridé; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieux +Marot: + + Adieu la Court, adieu les dames! + Adieu les filles et les femmes! + Adieu vous dy pour quelque temps; + Adieu vos plaisans passe-temps; + Adieu le bal, adieu la dance, + Adieu mesure, adieu cadance, + Tabourins, Hauts-bois, Violons, + Puisqu'à la guerre nous allons. + +Ces vieux vers et l'air du maréchal faisaient rire toute la table, +hormis trois personnes. + +--Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, que je n'ai que dix-sept ans +comme lui; il va nous revenir tout brodé, madame; il faut laisser son +fauteuil vacant. + +Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en fondant en +larmes, et tout le monde se leva avec elle: elle ne put faire que deux +pas et retomba assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa fille et +la jeune duchesse l'entourèrent avec une vive inquiétude et démêlèrent +parmi des étouffements et des pleurs qu'elle voulait retenir: +Pardon!... mes amis... c'est une folie... un enfantillage... mais je +suis si faible à présent, que je n'en ai pas été maîtresse. Nous étions +treize à table, et c'est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse. +Mais c'est bien mal à moi d'avoir montré tant de faiblesse devant lui. +Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à baiser, et que Dieu vous +conduise! Soyez digne de votre nom et de votre père. + +Puis, comme a dit Homère, _riant sous les pleurs_, elle se leva en le +poussant et disant:--Allons, que je vous voie à cheval, bel écuyer! + +Le silencieux voyageur baisa les mains de sa mère et la salua ensuite +profondément: il s'inclina aussi devant la duchesse sans lever les +yeux; puis, embrassant son frère aîné, serrant la main au maréchal +et baisant le front de sa jeune soeur presque à la fois, il sortit +et dans un instant fut à cheval. Tout le monde se mit aux fenêtres +qui donnaient sur la cour, excepté madame d'Effiat, encore assise et +souffrante. + +--Il part au galop; c'est bon signe, dit en riant le maréchal. + +--Ah! Dieu! cria la jeune princesse en se retirant de la croisée. + +--Qu'est-ce donc! dit la mère. + +--Ce n'est rien, ce n'est rien, dit M. de Launay: le cheval de monsieur +votre fils s'est abattu sous la porte, mais il l'a bientôt relevé de la +main: tenez, le voilà qui salue de la route. + +--Encore un présage funeste! dit la marquise en se retirant dans ses +appartements. + +Chacun l'imita en se taisant ou en parlant bas. + +La journée fut triste et le souper silencieux au château de Chaumont. + +Quand vinrent dix heures du soir, le vieux maréchal, conduit par +son valet de chambre, se retira dans la tour du nord, voisine de la +porte et opposée à la rivière. La chaleur était extrême; il ouvrit la +fenêtre, et, s'enveloppant d'une vaste robe de soie, plaça un flambeau +pesant sur une table et voulut rester seul. Sa croisée donnait sur la +plaine, que la lune dans son premier quartier n'éclairait que d'une +lumière incertaine; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout +disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n'eût rien de rêveur +dans le caractère, la tournure qu'avait prise le dîner lui revint à +la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie et les +tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui +semblait avoir soufflé sur lui un vent d'infortune: la mort d'une +soeur chérie, les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses +terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le maréchal d'Effiat +dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un +soupir involontaire; il se mit à la fenêtre pour respirer. + +En ce moment il crut entendre du côté du bois la marche d'une troupe +de chevaux; mais le vent qui vint à augmenter le dissuada de cette +première pensée, et tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. Il +regarda encore quelque temps tous les feux du château qui s'éteignirent +successivement après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et +rôdé dans les cours et les écuries; retombant ensuite sur son grand +fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra +profondément à ses réflexions; et bientôt après, tirant de son sein un +médaillon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir:--Viens, mon bon +et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis +si souvent; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d'un ami +véritable; viens, grand homme, me consulter sur l'ambitieuse Autriche; +viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et +de la bonne foi de ton infidélité; viens, héroïque soldat, me crier +encore que je t'offusque au combat; ah! que ne l'ai-je fait dans Paris! +que n'ai-je reçu ta blessure! Avec ton sang, le monde a perdu les +bienfaits de ton règne interrompu... + +Les larmes du maréchal troublaient la glace du large médaillon, et +il les effaçait par de respectueux baisers, quand la porte, ouverte +brusquement, le fit sauter sur son épée. + +--Qui va là ? cria-t-il dans sa surprise. Elle fut bien plus grande +quand il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau à la main, s'avança +jusqu'à lui, et lui dit avec embarras: + +--Monsieur le maréchal, c'est le coeur navré de douleur que je me +vois forcé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. Un +carrosse vous attend à la grille avec trente mousquetaires de M. le +Cardinal-duc. + +Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le médaillon +dans la main gauche et l'épée dans l'autre main; il la tendit +dédaigneusement à cet homme, et lui dit: + +--Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et c'est à quoi je +pensais; c'est au nom de ce grand Henri que je remets paisiblement +cette épée à son fils. Suivez-moi. + +Il accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de Launay fut attéré +et le suivit en baissant la tête, comme si lui-même eût été arrêté par +le noble vieillard, qui, saisissant un flambeau, sortit de la cour et +trouva toutes les portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient +effrayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné le silence. +Le carrosse était préparé et partit rapidement, suivi de beaucoup +de chevaux. Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, commençait +à s'endormir, bercé par le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix +forte cria au cocher: _Arrête!_ et, comme il poursuivait, un coup de +pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent.--Je déclare, monsieur, que +ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre. Puis, mettant la +tête à la portière, il vit qu'il se trouvait dans un petit bois et un +chemin trop étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à +gauche de la voiture, avantage très grand pour les agresseurs, puisque +les mousquetaires ne pouvaient avancer; il cherchait à voir ce qui se +passait, lorsqu'un cavalier, ayant à la main une longue épée dont il +parait les coups que lui portait un garde, s'approcha de la portière en +criant: _Venez, venez, monsieur le maréchal_. + +--Eh quoi! c'est vous, étourdi d'Henri qui faites de ces escapades? +Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un enfant. + +Et de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quitter, on eut le +temps de se reconnaître. + +--Et comment diable êtes-vous ici? reprit Bassompierre; je vous croyais +à Tours, et même plus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous +voilà revenu pour faire une folie? + +--Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici, c'est pour +affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme je pense bien +qu'on vous mène à la Bastille, je suis bien sûr que vous n'en direz +rien; c'est le temple de la discrétion. Cependant, si vous aviez voulu, +continua-t-il très haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans +ce bois où un cheval ne pouvait remuer; à présent il n'est plus temps. +Un paysan m'avait appris l'insulte faite à nous plus qu'à vous par cet +enlèvement dans la maison de mon père. + +--C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons respecter ses +volontés; gardez cette ardeur pour son service; je vous en remercie +cependant de bon coeur; touchez là , et laissez-moi continuer ce joli +voyage. + +De Launay ajouta:--Il m'est permis d'ailleurs de vous dire, monsieur +de Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi même d'assurer monsieur le +maréchal qu'il est fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on +ne le porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours à la +Bastille[3]. + + [3] Il y resta douze ans. + +Bassompierre reprit en riant très haut:--Vous voyez, mon ami, comment +on met les jeunes gens en tutelle; ainsi, prenez garde à vous. + +--Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne ferai plus le chevalier +errant pour les gens malgré eux. Et, rentrant dans le bois pendant que +la voiture repartait au grand trot, il prit par des sentiers détournés +le chemin du château. + +Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta. Il était seul en +avant de Grandchamp et de sa petite escorte et ne descendit point de +cheval; mais s'approchant du mur de manière à y coller sa botte, il +souleva la jalousie d'une fenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de +herse, comme on en voit encore dans quelques vieux bâtiments. + +Il était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée. Tout autre +que le maître de la maison n'eût jamais su trouver son chemin par une +obscurité si grande. Les tours et les toits ne formaient qu'une masse +noire qui se détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent; +aucune lumière ne brillait dans toute la maison endormie. Cinq-Mars, +caché sous un chapeau à larges bords et un grand manteau, attendait +avec anxiété. + +Qu'attendait-il? Qu'était-il venu chercher? un mot d'une voix qui se +fit entendre très bas derrière la croisée: + +--Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars? + +--Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait comme un malfaiteur toucher la +maison paternelle sans y rentrer et sans dire encore adieu à sa mère? +Qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de +l'avenir, si ce n'était moi? + +La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que des pleurs +accompagnaient sa réponse:--Hélas! Henri, de quoi vous plaignez-vous? +N'ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais? Est-ce ma faute +si mon malheur a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on +choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai bergère?» Vous savez +bien quelle est toute l'infortune d'une princesse: on lui ôte son +coeur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité +la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que +je vous connais, que n'ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur +et m'éloigner des trônes! Depuis deux ans j'ai lutté en vain contre +ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me +détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j'ai désiré qu'on me crût +morte; que dis-je? j'ai presque souhaité des révolutions! J'aurais +peut-être béni le coup qui m'eût ôté mon rang, comme j'ai remercié +Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la cour s'étonne, la reine me +demande; nos rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil a été trop long; +réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années: +oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de notre grande résolution; +n'ayez qu'une seule pensée, soyez ambitieux... ambitieux pour moi... + +--Faut-il donc oublier tout, ô Marie! dit Cinq-Mars avec douceur. + +Elle hésita... + +--Oui, tout ce que j'ai oublié moi-même, reprit-elle. Puis un instant +après, elle continua avec vivacité: + +--Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées et même nos +promenades de l'étang et du bois; mais souvenez-vous de l'avenir; +partez. Votre père était maréchal, soyez plus, connétable, prince. +Partez, vous êtes jeune, noble, riche, brave, aimé... + +--Pour toujours? dit Henri. + +--Pour la vie et l'éternité. + +Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main, s'écria: + +--Eh bien! j'en jure par la Vierge dont vous portez le nom, vous serez +à moi, Marie, ou ma tête tombera sur l'échafaud. + +--O ciel! que dites-vous! s'écria-t-elle en prenant sa main avec une +main blanche qui sortit de la fenêtre. Non, vos efforts ne seront +jamais coupables, jurez-le-moi; vous n'oublierez jamais que le roi de +France est votre maître; aimez-le plus que tout, après celle pourtant +qui vous sacrifiera tout et vous attendra en souffrant. Prenez cette +petite croix d'or; mettez-la sur votre coeur, elle a reçu beaucoup de +mes larmes. Songez que si jamais vous étiez coupable envers le roi, +j'en verserais de bien plus amères. Donnez-moi cette bague que je vois +briller à votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre sont toutes rouges +de sang! + +--Qu'importe? il n'a pas coulé pour vous; n'avez-vous rien entendu il y +a une heure? + +--Non; mais à présent n'entendez-vous rien vous-même? + +--Non, Marie, si ce n'est un oiseau de nuit sur la tour. + +--On a parlé de nous, j'en suis sûre. Mais d'où vient donc ce sang! +Dites vite, et partez. + +--Oui, je pars; voici un nuage qui nous rend la nuit. Adieu, ange +céleste, je vous invoquerai. L'amour a versé l'ambition dans mon +coeur comme un poison brûlant; oui, je le sens pour la première fois, +l'ambition peut être ennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma +destinée. + +--Adieu! mais songez à la mienne. + +--Peuvent-elles se séparer? + +--Jamais, s'écria Marie, que par la mort! + +--Je crains plus encore l'absence, dit Cinq-Mars. + +--Adieu! je tremble; adieu! dit la voix chérie. Et la fenêtre s'abaissa +lentement sur les deux mains encore unies. + +Cependant le cheval noir ne cessait de piaffer et de s'agiter en +hennissant; son maître inquiet lui permit de partir au galop, et +bientôt ils furent rendus dans la ville de Tours, que les clochers de +Saint-Gatien annonçaient de loin. + +Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avait attendu son jeune +seigneur, et gronda de voir qu'il ne voulait pas se coucher. Toute +l'escorte partit, et cinq jours après entra dans la vieille cité de +Loudun en Poitou, silencieusement et sans événement. + + + + +CHAPITRE II + +LA RUE + + Je m'avançais d'un pas pénible et mal assuré vers le but de ce + convoi tragique. + + CH. NODIER, _Smarra_. + + +Ce règne dont nous vous voulons peindre quelques années, règne de +faiblesse qui fut comme une éclipse de la couronne entre les splendeurs +de Henri IV et de Louis le Grand, afflige les yeux qui le contemplent +par quelques souillures sanglantes. Elles ne furent pas toutes l'oeuvre +d'un homme, de grands corps y prirent part. Il est triste de voir +que, dans ce siècle encore désordonné, le clergé, pareil à une grande +nation, eut sa populace, comme il eut sa noblesse, ses ignorants +et ses criminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce +temps, ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne de +Louis XIV, et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le sang des +martyrs qu'il offrit à la Révolution de 1793. Ainsi, par une destinée +toute particulière, perfectionné par la monarchie et la république, +adouci par l'une, châtié par l'autre, il nous est arrivé ce qu'il est +aujourd'hui, austère et rarement vicieux. + +Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêter un moment à cette pensée +avant d'entrer dans le récit des faits que nous offre l'histoire de +ces temps, et, malgré cette consolante observation, nous n'avons pu +nous empêcher d'écarter des détails trop odieux en gémissant encore +sur ce qui reste de coupables actions, comme, en racontant la vie +d'un vieillard vertueux, on pleure sur les emportements de sa jeunesse +passionnée ou les penchants corrompus de son âge mûr. + +Lorsque la cavalcade entra dans les rues étroites de Loudun, un +bruit étrange s'y faisait entendre; elles étaient remplies d'une +foule immense; les cloches de l'église et du couvent sonnaient de +manière à faire croire à un incendie, et tout le monde, sans nulle +attention aux voyageurs, se pressait vers un grand bâtiment attenant +à l'église. Il était facile de distinguer sur les physionomies des +traces d'impressions fort différentes et souvent opposées entre elles. +Des groupes et des attroupements nombreux se formaient, le bruit des +conversations y cessait tout à coup, et l'on n'y entendait plus qu'une +voix qui semblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de +quelques exclamations pieuses s'élevaient de tous côtés; le groupe +se dissipait, et l'on voyait que l'orateur était un capucin ou un +récollet, qui, tenant à la main un crucifix de bois, montrait à la +foule le grand bâtiment vers lequel elle se dirigeait.--_Jesus Marie!_ +s'écriait une vieille femme, qui aurait jamais cru que le malin esprit +eût choisi notre bonne ville pour demeure? + +--Et que les bonnes Ursulines eussent été possédées? disait l'autre. + +--On dit que le démon qui agite la supérieure se nomme _Légion_, disait +une troisième. + +--Que dites-vous, ma chère? interrompit une religieuse; il y en a +sept dans son pauvre corps, auquel sans doute elle avait attaché trop +de soin à cause de sa grande beauté; à présent, il est le réceptacle +de l'enfer; M. le prieur des Carmes, dans l'exorcisme d'hier, a fait +sortir de sa bouche le démon _Eazas_, et le révérend père Lactance a +chassé aussi le démon _Beherit_. Mais les cinq autres n'ont pas voulu +partir, et, quand les saints exorcistes, que Dieu soutienne! les ont +sommés, en latin, de se retirer, ils ont dit qu'ils ne le feraient +pas qu'ils n'eussent prouvé leur puissance, dont les huguenots et les +hérétiques ont l'air de douter; et le démon _Elimi_, qui est le plus +méchant, comme vous le savez, a prétendu qu'aujourd'hui il enlèverait +la calotte de M. de Laubardemont, et la tiendrait suspendue en l'air +pendant un _Miserere_. + +--Ah! sainte Vierge! reprenait la première, je tremble déjà de tout +mon corps. Et quand je pense que j'ai été plusieurs fois demander des +messes à ce magicien d'Urbain! + +--Et moi, dit une jeune fille en se signant, moi qui me suis confessée +à lui il y a dix mois, j'aurais été sûrement possédée sans la relique +de sainte Geneviève que j'avais heureusement sous ma robe, et... + +--Et, sans reproche, Martine, interrompit une grosse marchande, vous +étiez restée assez longtemps, pour cela, seule avec le beau sorcier. + +--Eh bien, la belle, il y a maintenant un mois que vous seriez +dépossédée, dit un jeune soldat qui vint se mêler au groupe en fumant +sa pipe. + +La jeune fille rougit, et ramena sur sa jolie figure le capuchon de sa +pelisse noire. Les vieilles femmes jetèrent un regard de mépris sur le +soldat, et, comme elles se trouvaient alors près de la porte d'entrée +encore fermée, elles reprirent leurs conversations avec plus de chaleur +que jamais, voyant qu'elles étaient sûres d'entrer les premières; +et, s'asseyant sur les bornes et les bancs de pierre, elles se +préparèrent par leurs récits au bonheur qu'elles allaient goûter d'être +spectatrices de quelque chose d'étrange, d'une apparition, ou au moins +d'un supplice. + +--Est-il vrai, ma tante, dit la jeune Martine à la plus vieille, que +vous ayez entendu parler les démons? + +--Vrai comme je vous vois, et tous les assistants en peuvent dire +autant, ma nièce; c'est pour que votre âme soit édifiée que je vous +ai fait venir avec moi aujourd'hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez +véritablement la puissance de l'esprit malin. + +--Quelle voix a-t-il, ma chère tante? continua la jeune fille, charmée +de réveiller une conversation qui détournait d'elle les idées de ceux +qui l'entouraient. + +--Il n'a pas d'autre voix que la voix même de la supérieure, à qui +Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvre jeune femme, je l'ai entendue +hier bien longtemps: cela faisait peine de la voir se déchirer le +sein et tourner ses pieds et ses bras en dehors et les réunir tout à +coup derrière son dos. Quand le saint père Lactance est arrivé et a +prononcé le nom d'Urbain Grandier, l'écume est sortie de sa bouche et +elle a parlé latin comme si elle lisait la Bible. Aussi je n'ai pas +bien compris, et je n'ai retenu que _Urbanus magicus rosas diabolica_; +ce qui voulait dire que le magicien Urbain l'avait ensorcelée avec des +roses que le diable lui avait données, et il est sorti de ses oreilles +et de son cou des roses couleur de flamme, qui sentaient le soufre, au +point que M. le lieutenant-criminel a crié que chacun ferait bien de +fermer ses narines et ses yeux, parce que les démons allaient sortir. + +--Voyez-vous cela! crièrent d'une voix glapissante et d'un air de +triomphe toutes les femmes assemblées en se tournant du côté de la +foule, et particulièrement vers un groupe d'hommes habillés en noir, +parmi lesquels se trouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées +en passant. + +--Voilà encore ces vieilles folles qui se croient au sabbat, dit-il, +et qui font plus de bruit que lorsqu'elles y arrivent à cheval sur un +manche à balai. + +--Jeune homme, jeune homme, dit un bourgeois d'un air triste, ne faites +pas de ces plaisanteries en plein air: le vent deviendrait de flamme +pour vous, par le temps qu'il fait. + +--Ma foi, je me moque bien de tous ces exorcistes, moi! reprit le +soldat; je m'appelle Grand-Ferré, et il n'y en a pas beaucoup qui aient +un goupillon comme le mien. + +Et, prenant la poignée de son sabre d'une main, il retroussa sa +moustache blonde et regarda autour de lui en fronçant le sourcil; mais +comme il n'aperçut dans la foule aucun regard qui cherchât à braver le +sien, il partit lentement en avançant le pied gauche le premier, et se +promena dans les rues étroites et noires avec cette insouciance d'un +militaire qui débute, et un mépris profond pour tout ce qui ne porte +pas son habit. + +Cependant huit ou dix habitants raisonnables de cette petite ville +se promenaient ensemble et en silence à travers la foule agitée; +ils semblaient consternés de cette étonnante et soudaine rumeur, et +s'interrogeaient du regard à chaque nouveau spectacle de folie qui +frappait leurs yeux. Ce mécontentement muet attristait les hommes du +peuple et les nombreux paysans venus de leurs campagnes, qui tous +cherchaient leur opinion dans les regards des propriétaires, leurs +patrons pour la plupart; ils voyaient que quelque chose de fâcheux +se préparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre le +sujet ignorant et trompé, la résignation et l'immobilité. + +Néanmoins le paysan de France a dans le caractère certaine naïveté +moqueuse dont il se sert avec ses égaux souvent, et toujours avec ses +supérieurs. Il fait des questions embarrassantes pour le pouvoir, comme +le sont celles de l'enfance pour l'âge mûr; il se rapetisse à l'infini, +pour que celui qu'il interroge se trouve embarrassé dans sa propre +élévation; il redouble de gaucherie dans les manières et de grossièreté +dans les expressions, pour mieux voir le but secret de sa pensée; tout +prend, malgré lui cependant, quelque chose d'insidieux et d'effrayant +qui le trahit; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée +avec laquelle il s'appuie sur son long bâton, indiquent trop à quelles +espérances il se livre, et quel est le soutien sur lequel il compte. + +L'un des plus âgés s'avança suivi de dix ou douze jeunes paysans, +ses fils et neveux; ils portaient tous le grand chapeau et cette +blouse bleue, ancien habit des Gaulois, que le peuple de France met +encore sur tous ses autres vêtements, et qui convient si bien à son +climat pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée des +personnages dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, et toute sa +famille en fit autant: on vit alors sa figure brune et son front nu +et ridé, couronné de cheveux blancs fort longs; ses épaules étaient +voûtées par l'âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de +satisfaction et presque de respect par un homme très grave du groupe +noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main. + +--Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous aussi, vous +quittez votre ferme de la Chênaie pour la ville quand ce n'est pas jour +de marché? C'est comme si vos bons boeufs se dételaient pour aller à la +chasse aux étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir forcer +un pauvre lièvre. + +--Ma fine, monsieur le comte du Lude, reprit le fermier, quelquefois +le lièvre se vient jeter devant iceux; il m'est advis qu'on veut nous +jouer, et je v'nons voir un peu comment. + +--Brisons là , mon ami, reprit le comte; voici M. Fournier, l'avocat, +qui ne vous trompera pas, car il s'est démis de sa charge de procureur +du roi hier au soir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu'à +sa noble pensée: vous l'entendrez peut-être aujourd'hui; mais je le +crains autant pour lui que je le souhaite pour l'accusé. + +--N'importe, monsieur, la vérité est une passion pour moi, dit Fournier. + +C'était un jeune homme d'une extrême pâleur, mais dont le visage était +plein de noblesse et d'expression; ses cheveux blonds, ses yeux bleus, +mobiles et très clairs, sa maigreur et sa taille mince lui donnaient +l'air d'être plus jeune qu'il n'était; mais son visage pensif et +passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce +de l'âme que donnent l'étude et l'énergie naturelle. Il portait un +habit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et, sous +son bras gauche, un rouleau de papiers, qu'en parlant il prenait et +serrait convulsivement de la main droite, comme un guerrier en colère +saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu'il voulait le dérouler +et en faire sortir la foudre sur ceux qu'il poursuivait de ses regards +indignés. C'étaient trois capucins et un récollet qui passaient dans la +foule. + +--Père Guillaume, poursuivit M. du Lude, pourquoi n'avez-vous amené que +vos enfants mâles avec vous, et pourquoi ces bâtons? + +--Ma fine, monsieur, c'est que je n'aimerions pas que nos filles +apprinsent à danser comme les religieuses; et puis, pa' l'temps qui +court, les garçons savons mieux se remuer que les femmes. + +--Ne nous _remuons_ pas, mon vieux ami, croyez-moi, dit le comte, +rangez-vous tous plutôt pour voir la procession qui vient à nous, et +souvenez-vous que vous avez soixante et dix ans. + +--Ah! ah! dit le vieux père, tout en faisant ranger ses douze enfants +comme des soldats, j'avons fait la guerre avec le feu roi Henri, et +j'savons jouer du pistolet tout aussi bien que les _ligueux_ faisiont. +Et il branla la tête et s'assit sur une borne, son bâton noueux entre +les jambes, ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche +par-dessus ses mains. Là , il ferma à demi les yeux comme s'il se +livrait tout entier à ses souvenirs d'enfance. + +On voyait avec étonnement son habit rayé comme du temps du roi +béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dans les derniers temps de +sa vie, quoique ses cheveux eussent été privés par le poignard de cette +blancheur que ceux du paysan avaient paisiblement acquise. Mais un +grand bruit de cloches attira l'attention vers l'extrémité de la grande +rue de Loudun. + +On voyait venir de loin une longue procession dont la bannière et les +piques s'élevaient au-dessus de la foule qui s'ouvrit en silence pour +examiner cet appareil à moitié ridicule et à moitié sinistre. + +Des archers, à barbe pointue, portant de larges chapeaux à plumes, +marchaient d'abord sur deux rangs avec de longues hallebardes, puis, se +partageant en deux files de chaque côté de la rue, renfermaient dans +cette double ligne deux lignes pareilles de pénitents gris; du moins +donnerons-nous ce nom, connu dans quelques provinces du midi de la +France, à des hommes revêtus d'une longue robe de cette couleur, qui +leur couvre entièrement la tête en forme de capuchon, et dont le masque +de la même étoffe se termine en pointe sous le menton comme une longue +barbe, et n'a que trois trous pour les yeux et le nez. On voit encore +de nos jours quelques enterrements suivis et honorés par des costumes +semblables, surtout dans les Pyrénées. Les pénitents de Loudun avaient +des cierges énormes à la main, et leur marche lente, et leurs yeux +qui semblaient flamboyants sous le masque, leur donnaient un air de +fantômes qui attristait involontairement. + +Les murmures en sens divers commencèrent dans le peuple. + +--Il y a bien des coquins cachés sous ce masque, dit un bourgeois. + +--Et dont la figure est plus laide encore que lui, reprit un jeune +homme. + +--Ils me font peur! s'écriait une jeune femme. + +--Je ne crains que pour ma bourse, répondit un passant. + +--Ah! Jésus! voilà donc nos saints frères de la Pénitence, disait une +vieille en écartant sa mante noire. Voyez-vous quelle bannière ils +portent? quel bonheur qu'elle soit avec nous! certainement elle nous +sauvera: voyez-vous dessus le diable dans les flammes, et un moine +qui lui attache une chaîne au cou? Voici actuellement les juges qui +viennent: ah! les honnêtes gens! voyez leurs robes rouges, comme elles +sont belles! Ah! sainte Vierge! qu'on les a biens choisis! + +--Ce sont les ennemis personnels du curé, dit tout bas le comte du Lude +à l'avocat Fournier, qui prit une note. + +--Les reconnaissez-vous bien tous? continua la vieille en distribuant +des coups de poing à ses voisines, et en pinçant le bras à ses voisins +jusqu'au sang pour exciter leur attention: voici ce bon M. Mignon qui +parle tout bas à messieurs les conseillers du présidial de Poitiers; +que Dieu répande sa sainte bénédiction sur eux! + +--C'est Roatin, Richard et Chevalier, qui voulaient le faire destituer +il y a un an, continuait à demi-voix M. du Lude au jeune avocat, qui +écrivait toujours sous son manteau, entouré et caché par le groupe noir +des bourgeois. + +--Ah! voyez, voyez, rangez-vous donc! voici M. Barré, le curé de +Saint-Jacques de Chinon, dit la vieille. + +--C'est un saint, dit un autre. + +--C'est un hypocrite, dit une voix d'homme. + +--Voyez comme le jeûne l'a rendu maigre! + +--Comme les remords le rendent pâle! + +--C'est lui qui fait fuir les diables. + +--C'est lui qui les souffle. + +Ce dialogue fut interrompu par un cri général:--Qu'elle est belle! + +La supérieure des Ursulines s'avançait suivie de toutes ses +religieuses; son voile blanc était relevé. Pour que le peuple pût voir +les traits des possédées, on avait voulu que cela fût ainsi pour elle +et six autres soeurs. Rien ne la distinguait dans son costume qu'un +immense rosaire à grains noirs tombant de son cou à ses pieds, et +se terminant par une croix d'or; mais la blancheur éclatante de son +visage, que relevait encore la couleur brune de son capuchon, attirait +d'abord tous les regards; ses yeux noirs semblaient porter l'empreinte +d'une profonde et brûlante passion; ils étaient couverts par les arcs +parfaits de deux sourcils que la nature avait dessinés avec autant de +soin que les Circassiennes en mettent à les arrondir avec le pinceau; +mais un léger pli entre eux deux révélait une agitation forte et +habituelle dans les pensées. Cependant elle affectait un grand calme +dans tous ses mouvements et dans tout son être; ses pas étaient lents +et cadencés; ses deux belles mains étaient réunies, aussi blanches +et aussi immobiles que celles des statues de marbre qui prient +éternellement sur les tombeaux. + +--Oh! remarquez-vous, ma tante, dit la jeune Martine, soeur Agnès et +soeur Claire qui pleurent auprès d'elle? + +--Ma nièce, elles se désolent d'être la proie du démon. + +--Ou se repentent, dit la même voix d'homme, d'avoir joué le ciel. + +Cependant un silence profond s'établit partout, et nul mouvement +n'agita le peuple; il sembla glacé tout à coup par quelque +enchantement, lorsque à la suite des religieuses parut, au milieu +des quatre pénitents qui le tenaient enchaîné, le curé de l'église +de Sainte-Croix, revêtu de la robe du pasteur; la noblesse de son +visage était remarquable et rien n'égalait la douceur de ses traits; +sans affecter un calme insultant, il regardait avec bonté et semblait +chercher à droite et à gauche s'il ne rencontrerait pas le regard +attendri d'un ami; il le rencontra, il le reconnut, et ce dernier +bonheur d'un homme qui voit approcher son heure dernière ne lui fut pas +refusé: il entendit même quelques sanglots; il vit des bras s'étendre +vers lui, et quelques-uns n'étaient pas sans armes; mais il ne répondit +à aucun signe; il baissa les yeux, ne voulant pas perdre ceux qui +l'aimaient et leur communiquer par un coup d'oeil la contagion de +l'infortune. C'était Urbain Grandier. + +Tout à coup la procession s'arrêta à un signe du dernier homme qui la +suivait et qui semblait commander à tous. Il était grand, sec, pâle, +revêtu d'une longue robe noire, la tête couverte d'une calotte de même +couleur; il avait la figure d'un Basile, avec le regard de Néron. Il +fit signe aux gardes de l'entourer, voyant avec effroi le groupe noir +dont nous avons parlé, et que les paysans se serraient de près pour +l'écouter; les chanoines et les capucins se placèrent près de lui, et +il prononça d'une voix glapissante ce singulier arrêt: + +«Nous, sieur de Laubardemont, maître des requêtes étant envoyé et +subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire relativement au procès +du magicien _Urbain Grandier_, pour le juger sur tous les chefs +d'accusation, assisté des révérends pères _Mignon_, chanoine; _Barré_, +curé de Saint-Jacques de Chinon; du père Lactance et de tous les +juges appelés à juger icelui magicien; avons préalablement décrété ce +qui suit: _Primo_, la prétendue assemblée de propriétaires nobles, +bourgeois de la ville et des terres environnantes est cassée, comme +tendant à une sédition populaire; ses actes seront déclarés nuls, et +sa prétendue lettre au roi contre nous, juges, interceptée et brûlée en +place publique, comme calomniant les bonnes Ursulines et les révérends +pères et juges. _Secundo_, il sera défendu de dire publiquement ou en +particulier que les susdites religieuses ne sont point possédées du +malin esprit, et de douter du pouvoir des exorcistes, à peine de vingt +mille livres d'amende et de punition corporelle. + +«Les baillis et échevins s'y conformeront. Ce 18 juin de l'an de grâce +1639.» + +A peine eut-il fini cette lecture, qu'un bruit discordant de trompettes +partit avant la dernière syllabe de ces paroles, et couvrit, quoique +imparfaitement, les murmures qui le poursuivaient: il pressa la +marche de la procession, qui entra dans le grand bâtiment qui tenait +à l'église, ancien couvent dont les étages étaient tous tombés en +ruine, et qui ne formait plus qu'une seule et immense salle propre à +l'usage qu'on en voulait faire. Laubardemont ne se crut en sûreté que +lorsqu'il y fut entré, et qu'il entendit les lourdes et doubles portes +se refermer en criant sur la foule qui hurlait encore. + + + + +CHAPITRE III + +LE BON PRÊTRE + + L'homme de paix me parla ainsi. + + VICAIRE SAVOYARD. + + +A présent que la procession diabolique est entrée dans la salle de +son spectacle, et tandis qu'elle arrange sa sanglante représentation, +voyons ce qu'avait fait Cinq-Mars au milieu des spectateurs en émoi. +Il était naturellement doué de beaucoup de tact, et sentit qu'il ne +parviendrait pas facilement à son but de trouver l'abbé Quillet dans +un moment où la fermentation des esprits était à son comble. Il resta +donc à cheval avec ses quatre domestiques dans une petite rue fort +obscure qui donnait dans la grande, et d'où il put voir facilement tout +ce qui s'était passé. Personne ne fit d'abord attention à lui; mais, +lorsque la curiosité publique n'eut pas d'autre aliment, il devint le +but de tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants le +voyaient avec assez de mécontentement, et se demandaient à demi-voix si +c'était encore un exorciseur qui leur arrivait; quelques paysans même +commençaient à trouver qu'il embarrassait la rue avec ses cinq chevaux. +Il sentit qu'il était temps de prendre son parti, et, choisissant sans +hésiter les gens les mieux mis, comme ferait chacun à sa place, il +s'avança avec sa suite le chapeau à la main vers le groupe noir dont +nous avons parlé, et, s'adressant au personnage qui lui parut le plus +distingué: + +--Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir M. l'abbé Quillet? + +A ce nom, tout le monde le regarda avec un air d'effroi, comme s'il eût +prononcé celui de Lucifer. Cependant personne n'en eut l'air offensé; +il semblait, au contraire, que cette demande fît naître sur lui une +opinion favorable dans les esprits. Du reste le hasard l'avait bien +servi dans son choix. Le comte du Lude s'approcha de son cheval en le +saluant: + +--Mettez pied à terre, monsieur, lui dit-il, et je vous pourrai donner +sur son compte d'utiles renseignements. + +Après avoir parlé fort bas, tous deux se quittèrent avec la +cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Mars remonta sur son cheval noir, +et, passant dans plusieurs petites rues, fut bientôt hors de la foule +avec sa suite. + +--Que je suis heureux! disait-il chemin faisant: je vais voir du moins +un instant ce bon et doux abbé qui m'a élevé; je me rappelle encore ses +traits, son air calme et sa voix pleine de bonté. + +Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, il se trouva dans une +petite rue noire qu'on lui avait indiquée; elle était si étroite, que +les genouillères de ses bottes touchaient aux deux murs. Il trouva au +bout une maison de bois à un seul étage, et, dans son empressement, +frappa à coups redoublés. + +--Qui va là ? cria une voix furieuse. + +Et presque aussitôt la porte s'ouvrant laissa voir un petit homme gros, +court et tout rouge, portant une calotte noire, une immense fraise +blanche, des bottes à l'écuyère qui engloutissaient ses petites jambes +dans leurs énormes tuyaux, et deux pistolets d'arçon à sa main. + +--Je vendrai chèrement ma vie! cria-t-il, et... + +--Doucement, l'abbé, doucement, lui dit son élève en lui prenant le +bras: ce sont vos amis. + +--Ah! mon pauvre enfant, c'est vous! dit le bonhomme, laissant tomber +ses pistolets, que ramassa avec précaution un domestique armé aussi +jusqu'aux dents. Eh? que venez vous faire ici? L'abomination y est +venue, et j'attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vous +et vos gens; je vous ai pris pour les archers de Laubardemont et, ma +foi, j'allais sortir un peu de mon caractère. Vous voyez ces chevaux; +je vais en Italie rejoindre notre ami le duc de Bouillon. Jean, Jean, +fermez vite la grande porte par dessus ces braves domestiques et +recommandez leur de ne pas faire trop de bruit, quoiqu'il n'y ait pas +d'habitation près de celle-ci. + +Grandchamp obéit à l'intrépide petit abbé, qui embrassa quatre fois +Cinq-Mars en s'élevant sur la pointe de ses bottes pour atteindre +le milieu de sa poitrine. Il le conduisit bien vite dans une étroite +chambre, qui semblait un grenier abandonné, et, s'asseyant avec lui sur +une malle de cuir noir, il lui dit avec chaleur: + +--Eh! mon enfant, où allez-vous? A quoi pense madame la maréchale de +vous laisser venir ici? Ne voyez-vous pas bien tout ce qui se fait +contre un malheureux qu'il faut perdre? Ah! bon Dieu! était-ce là le +premier spectacle que mon cher élève devait avoir sous les yeux? Ah! +ciel! quand vous voilà à cet âge charmant où l'amitié, les tendres +affections, la douce confiance, devaient vous entourer, quand tout +devait vous donner une bonne opinion de votre espèce, à votre entrée +dans le monde! quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu? + +Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrant affectueusement les deux +mains du jeune voyageur dans ses mains rouges et ridées, son élève eut +enfin le temps de lui dire: + +--Mais ne devinez-vous pas, mon cher abbé, que c'est parce que vous +étiez à Loudun que je suis venu? Quant à ces spectacles dont vous +parlez, ils ne m'ont paru que ridicules, et je vous jure que je n'en +aime pas moins l'espèce humaine, dont vos vertus et vos leçons m'ont +donné une excellente idée; et parce que cinq ou six folles... + +--Ne perdons pas de temps; je vous dirai cette folie, je vous +l'expliquerai. Mais répondez, où allez-vous? que faites-vous? + +--Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc doit me présenter au roi. + +Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant ou plutôt +courant de long en large dans la chambre en frappant du pied: + +--Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il en étouffant, devenant tout +rouge et les larmes dans les yeux, pauvre enfant! ils vont le perdre! +Ah! mon Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là ! que lui +veulent-ils? Ah! qui vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux? +dit-il en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève dans +les siennes avec une sollicitude paternelle, et cherchant à lire dans +ses regards. + +--Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant au plafond; je pense +que ce sera le cardinal de Richelieu, qui était l'ami de mon père. + +--Ah! mon cher Henri, vous me faites trembler, mon enfant; il vous +perdra si vous n'êtes pas son instrument docile. Ah! que ne puis-je +aller avec vous! Pourquoi faut-il que j'aie montré une tête de vingt +ans dans cette malheureuse affaire?... Hélas! non, je vous serais +dangereux; au contraire, il faut que je me cache. Mais vous aurez M. +de Thou près de vous, mon fils, n'est-ce pas? dit-il en cherchant +à se calmer; c'est votre ami d'enfance, un peu plus âgé que vous; +écoutez-le, mon enfant; c'est un sage jeune homme: il a réfléchi, il a +des idées à lui. + +--Oh! oui, mon cher abbé, comptez sur mon tendre attachement pour lui; +je n'ai pas cessé de l'aimer... + +--Mais vous avez sûrement cessé de lui écrire, n'est-ce pas? reprit en +souriant un peu le bon abbé. + +--Je vous demande pardon, mon bon abbé; je lui ai écrit une fois, et +hier, pour lui annoncer que le Cardinal m'appelle à la cour. + +--Quoi! lui-même a voulu vous voir! + +Alors Cinq-Mars montra la lettre du Cardinal-duc à sa mère, et peu à +peu son ancien gouverneur se calma et s'adoucit. + +--Allons, allons, disait-il tout bas, allons, ce n'est pas mal, cela +promet: capitaine aux gardes à vingt ans, ce n'est pas mal. + +Et il sourit. + +Et le jeune homme, transporté de voir ce sourire qui s'accordait enfin +avec tous les siens, sauta au cou de l'abbé et l'embrassa comme s'il se +fût emparé de tout un avenir de plaisir, de gloire et d'amour. + +Cependant, se dégageant avec peine de cette chaude embrassade, le bon +abbé reprit sa promenade et ses réflexions. Il toussait souvent et +branlait la tête, et Cinq-Mars, sans oser reprendre la conversation, le +suivait des yeux et devenait triste en le voyant redevenu sérieux. + +Le vieillard se rassit enfin, et commença d'un ton grave le discours +suivant: + +--Mon ami, mon enfant, je me suis livré en père à vos espérances; je +dois pourtant vous dire, et ce n'est point pour vous affliger, qu'elles +me semblent excessives et peu naturelles. Si le Cardinal n'avait +pour but que de témoigner à votre famille de l'attachement et de la +reconnaissance, il n'irait pas si loin dans ses faveurs; mais il est +probable qu'il a jeté les yeux sur vous. D'après ce qu'on lui aura dit, +vous lui semblez propre à jouer tel ou tel rôle impossible à deviner et +dont il aura tracé l'emploi dans le repli le plus profond de sa pensée. +Il veut vous y élever, vous y dresser, passez-moi cette expression +en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement quand le temps en +viendra. Mais n'importe, je crois qu'au point où en sont les choses, +vous feriez bien de suivre cette veine; c'est ainsi que de grandes +fortunes ont commencé; il s'agit seulement de ne point se laisser +aveugler et gouverner. Tâchez que les faveurs ne vous étourdissent +pas, mon pauvre enfant, et que l'élévation ne vous fasse pas tourner +la tête; ne vous effarouchez pas de ce soupçon, c'est arrivé à de plus +vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi qu'à votre mère; voyez M. +de Thou, et nous tâcherons de vous bien conseiller. En attendant, mon +fils, ayez la bonté de fermer cette fenêtre, d'où il me vient du vent +sur la tête, et je vais vous conter ce qui s'est passé ici. + +Henri, espérant que la partie morale du discours était finie, et ne +voyant plus dans la seconde qu'un récit, ferma vite la vieille fenêtre +tapissée de toiles d'araignées, et revint à sa place sans parler. + +--A présent que j'y réfléchis mieux, je pense qu'il ne vous sera +peut-être pas inutile d'avoir passé par ici, quoique ce soit une triste +expérience que vous y deviez trouver; mais elle suppléera à ce que +je ne vous ai pas dit autrefois de la perversité des hommes; j'espère +d'ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que nous +avons écrite au roi aura le temps d'arriver. + +--J'ai entendu dire qu'elle était interceptée, dit Cinq-Mars. + +--C'en est fait alors, dit l'abbé Quillet; le curé est perdu. Mais +écoutez-moi bien. + +A Dieu ne plaise, mon enfant, que ce soit moi, votre ancien +instituteur, qui veuille attaquer mon propre ouvrage et porter atteinte +à votre foi. Conservez-la toujours et partout, cette foi simple dont +votre noble famille vous a donné l'exemple, que nos pères avaient plus +encore que nous-mêmes, et dont les plus grands capitaines de nos temps +ne rougissent pas. En portant votre épée, souvenez-vous qu'elle est +à Dieu. Mais aussi, lorsque vous serez au milieu des hommes, tâchez +de ne pas vous laisser tromper par l'hypocrite; il vous entourera, +vous prendra, mon fils, par le côté vulnérable de votre coeur naïf, +en parlant à votre religion; et, témoin des extravagances de son zèle +affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui, vous croirez que votre +conscience parle contre vous-même; mais ce ne sera pas sa voix que vous +entendrez. Quels cris elle jetterait, combien elle serait plus soulevée +contre vous, si vous aviez contribué à perdre l'innocence en appelant +contre elle le ciel même en faux témoignage! + +--O mon père! est-ce possible? dit Henri d'Effiat en joignant les +mains. + +--Que trop véritable, continua l'abbé; vous en avez vu l'exécution en +partie ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez pas témoin d'horreurs +plus grandes! Mais écoutez bien: quelque chose que vous voyiez se +passer, quelque crime que l'on ose commettre, je vous en conjure, au +nom de votre mère et de tout ce qui vous est cher, ne prononcez pas une +parole, ne faites pas un geste qui manifeste une opinion quelconque +sur cet évènement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenez +du maréchal votre père; modérez-le, ou vous êtes perdu; ces petites +colères de sang procurent peu de satisfaction et attirent de grands +revers; je vous y ai vu trop enclin; si vous saviez combien le calme +donne de supériorité sur les hommes! Les anciens l'avaient empreint +sur le front de la Divinité, comme son plus bel attribut, parce que +l'impassibilité attestait l'être placé au-dessus de nos craintes, de +nos espérances, de nos plaisirs et de nos peines. Restez donc aussi +impassible dans les scènes que vous allez voir, mon cher enfant; mais +voyez-les, il le faut; assistez à ce jugement funeste; pour moi, je +vais subir les conséquences de ma sottise d'écolier. La voici: elle +vous montrera qu'avec une tête chauve on peut être encore enfant comme +sous vos beaux cheveux châtains. + +Ici l'abbé Quillet lui prit la tête dans ses deux mains et continua +ainsi. + +--Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursulines tout comme +un autre, mon cher fils; et sachant qu'ils s'annonçaient pour parler +toutes les langues, j'ai eu l'imprudence de quitter le latin et de +leur faire quelques questions en grec; la supérieure est fort jolie, +mais elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan +a fait tout haut l'observation qu'il était surprenant que le démon, +qui n'ignorait rien, fît des barbarismes et des solécismes, et ne pût +répondre en grec. La jeune supérieure, qui était alors sur son lit de +parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas au père +Barré: _Monsieur! je n'y tiens plus_; je le répétai tout haut, et je +mis en fureur tous les exorcistes: ils s'écrièrent que je devais savoir +qu'il y avait des démons plus ignorants que des paysans, et dirent que +pour leur puissance et leur force physique nous n'en pouvions douter, +puisque les esprits nommés _Grésil des Trônes_, _Aman des puissances_ +et _Asmodée_ avaient promis d'enlever la calotte de M. de Laubardemont. +Ils s'y préparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant +et probe, mais assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit +attaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté, de manière +à retomber, sans être vu, fort près du maître des requêtes; cette fois +on l'appela huguenot, et je crois que, si le maréchal de Brézé n'était +son protecteur, il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé +alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exorcistes d'agir +devant lui. Le père Lactance, ce capucin dont la figure est si noire et +le regard si dur, s'est chargé de la soeur Agnès et de la soeur Claire; +il a élevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderait +deux colombes, et a crié d'une voix terrible: _Quis te misit, Diabole?_ +et les deux filles ont dit parfaitement ensemble: _Urbanus_. Il allait +continuer, quand M. du Lude, tirant d'un air de componction une petite +boîte d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses ancêtres, +et que, ne doutant pas de la possession, il voulait l'éprouver. Le père +Lactance, ravi, s'est saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché +le front des deux filles, qu'elles ont fait des sauts prodigieux, se +tordant les pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes, Barré +se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et les +juges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans être +foudroyé!) le signe de la croix. + +Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les religieuses sont restées +paisibles:--_Je ne crains pas_, a dit fièrement Lactance, _que vous +doutiez de la vérité de vos reliques!_ + +--_Pas plus que de celle de la possession_, a répondu M. du Lude en +ouvrant sa boîte. + +Elle était vide. + +--Messieurs, vous vous moquez de nous, a dit Lactance. + +J'étais indigné de ces momeries et lui dis: + +--Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu et des hommes. C'est +pour cela que vous me voyez, mon cher ami, des bottes de sept lieues +si lourdes et si grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs +pistolets; car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de corps, et +je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux qu'il est. + +--Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puissant? + +--Plus qu'on ne le croit et qu'on ne le peut croire; je sais que +l'abbesse possédée est sa nièce, et qu'il est muni d'un arrêt du +conseil qui lui ordonne de juger, sans s'arrêter à tous les appels +interjetés au parlement, à qui le Cardinal interdit connaissance de la +cause d'Urbain Grandier. + +--Et enfin quels sont ses torts? dit le jeune homme, déjà puissamment +intéressé. + +--Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une volonté inflexible +qui a irrité la puissance contre lui, et une passion profonde qui a +entraîné son coeur et lui a fait commettre le seul péché mortel que +je croie pouvoir lui être reproché; mais ce n'a été qu'en violant +le secret de ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre, +sa mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour la belle +Madeleine de Brou; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier et +voulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle +d'aujourd'hui! L'éloquence de Grandier et sa beauté angélique ont +souvent exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre parler; +j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons; d'autres s'écrier que c'était +un ange, toucher ses vêtements et baiser ses mains lorsqu'il descendait +de la chaire. Il est certain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait +la sublimité de ses discours, toujours inspirés: le miel pur des +Évangiles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des +prophéties, et l'on sentait au son de sa voix un coeur tout plein d'une +sainte pitié pour les maux de l'homme, et tout gonflé de larmes prêtes +à couler sur nous. + +Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait des pleurs dans +la voix et dans les yeux; sa figure ronde et naturellement gaie était +plus touchante qu'une autre dans cet état, car la tristesse semblait ne +pouvoir l'atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main +sans rien dire, de crainte de l'interrompre. L'abbé tira un mouchoir +rouge, s'essuya les yeux, se moucha et reprit: + +--Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Urbain est la seconde; +il avait déjà été accusé d'avoir ensorcelé les religieuses et examiné +par de saints prélats, par des magistrats éclairés, par des médecins +instruits, qui l'avaient absous, et qui, tout indignés, avaient imposé +silence à ces démons de fabrique humaine. Le bon et pieux archevêque +de Bordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de ces +prétendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire +leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de voir +Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il fut se jeter à ses +pieds à Paris, ils ont compris que, s'il triomphait, ils étaient perdus +et regardés comme des imposteurs; déjà le couvent des Ursulines ne +semblait plus être qu'un théâtre d'indignes comédies; les religieuses, +des actrices déhontées; plus de cent personnes acharnées contre le curé +s'étaient compromises dans l'espoir de le perdre: leur conjuration, +loin de se dissoudre, a repris des forces par son premier échec: voici +les moyens que ses ennemis implacables ont mis en usage. + +Connaissez-vous un homme appelé l'Eminence grise, ce capucin redouté +que le Cardinal emploie à tout, consulte souvent et méprise toujours? +c'est à lui que les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de +ce pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire +à la reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l'attacha +à son service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle du +Cardinal, vous savez qu'Anne d'Autriche et M. de Richelieu se sont +quelque temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux soleils, +la France ne savait jamais lequel se lèverait le lendemain. Dans un +moment d'éclipse du Cardinal, une satire parut, sortie du système +planétaire de la Reine; elle avait pour titre la _Cordonnière de la +Reine mère_; elle était bassement écrite et conçue, mais renfermait des +choses si injurieuses sur la naissance et la personne du Cardinal, que +les ennemis de ce ministre s'en emparèrent et lui donnèrent une vogue +qui l'irrita. On y révélait beaucoup d'intrigues et de mystères qu'il +croyait impénétrables; il lut cet ouvrage anonyme et voulut en savoir +l'auteur. Ce fut dans ce temps même que les capucins de cette petite +ville écrivirent au père Joseph qu'une correspondance continuelle +entre Grandier et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu'il ne fût +l'auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précédemment des +livres religieux de prières et de méditations dont le style seul devait +l'absoudre d'avoir mis la main à un libelle écrit dans le langage des +halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu +voir que lui de coupable: on lui a rappelé que lorsqu'il n'était encore +que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le prit même avant +lui: je suis bien trompé si ce pas ne met son pied dans la tombe... + +Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du bon abbé. + +--Quoi! vous croyez que cela ira jusqu'à la mort? + +--Oui, mon enfant, oui, jusqu'à la mort; déjà on a enlevé toutes +les pièces et les sentences d'absolution qui pouvaient lui servir de +défense, malgré l'opposition de sa pauvre mère, qui les conservait +comme la permission de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de +regarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses +papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable sans +doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque pur qu'il puisse être, est +une faute énorme dans l'homme qui est consacré à Dieu seul; mais ce +pauvre prêtre était loin de vouloir encourager l'hérésie, et c'était, +dit-on, pour apaiser les remords de mademoiselle de Brou qu'il l'avait +composé. On a si bien vu que ces fautes véritables ne suffisaient pas +pour le faire mourir, qu'on a réveillé l'accusation de sorcellerie +assoupie depuis longtemps, et que, feignant d'y croire, le Cardinal a +établi dans cette ville un tribunal nouveau, et enfin mis à sa tête +Laubardemont; c'est un signe de mort. Ah! fasse le ciel que vous ne +connaissiez jamais ce que la corruption des gouvernements appelle +_coups d'État_. + +En ce moment un cri horrible retentit au-delà d'un petit mur de la +cour; l'abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit autant. + +--C'est un cri de femme, dit le vieillard. + +--Qu'il est déchirant! dit le jeune homme. Qu'est-ce? cria-t-il à ses +gens qui étaient tous sortis dans la cour. + +Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien. + +--C'est bon, c'est bon! cria l'abbé, ne faites plus de bruit. + +Il referma la fenêtre et mit ses deux mains sur ses yeux. + +--Ah! quel cri! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle), quel cri! +il m'a percé le coeur; c'est quelque malheur; Ah! mon Dieu! il m'a +troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il que je l'aie +entendu quand je vous parlais de votre destinée! Mon cher enfant, que +Dieu vous bénisse. Mettez-vous à genoux. + +Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un baiser sur ses +cheveux que le vieillard l'avait béni et le relevait en disant: + +--Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pourrait vous trouver avec +moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux ici; enveloppez-vous +dans un manteau et partez. J'ai beaucoup à écrire avant l'heure où +l'obscurité me permettra de prendre la route d'Italie. + +Ils s'embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, et +Henri s'éloigna. L'abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre, +lui cria:--Soyez bien sage, quelque chose qu'il arrive; et lui envoya +encore une fois sa bénédiction en disant:--Pauvre enfant! + + + + +CHAPITRE IV + +LE PROCÈS + + Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei + Esser temuta da ciascun che legge + Cio, che fu manifesto agli occhi miei. + + DANTE. + + O vengeance de Dieu, combien tu dois être redoutable à quiconque va + lire ceci, qui se manifesta sous mes yeux! + + +Malgré l'usage des séances secrètes, alors mis en vigueur par +Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient voulu que la salle fût +ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s'en repentir. Mais d'abord +ils crurent en avoir assez imposé à la multitude par leurs jongleries, +qui durèrent près de six mois; ils étaient tous intéressés à la +perte d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du pays +sanctionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu'ils préparaient et +qu'ils avaient ordre de porter, comme l'avait dit le bon abbé à son +élève. + +Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que le Cardinal +envoyait toujours quand sa vengeance voulait un agent sûr et prompt, +et, en cette occasion, il justifia le choix qu'on avait fait de +sa personne. Il ne fit qu'une faute, celle de permettre la séance +publique, contre l'usage; il avait l'intention d'intimider et +d'effrayer; il effraya, mais fit horreur. + +La foule que nous avons laissée à la porte y était restée deux heures, +pendant qu'un bruit sourd de marteaux annonçait que l'on achevait +dans l'intérieur de la grande salle des préparatifs inconnus et faits +à la hâte. Des archers firent tourner péniblement sur leurs gonds +les lourdes portes de la rue, et le peuple avide s'y précipita. Le +jeune Cinq-Mars fut jeté dans l'intérieur avec le second flot, et, +placé derrière un pilier fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour +voir sans être vu. Il remarqua avec déplaisir que le groupe noir des +bourgeois était près de lui; mais les grandes portes, en se refermant, +laissèrent toute la partie du local où était le peuple dans une telle +obscurité, qu'on n'eût pu le reconnaître. Quoique l'on ne fût qu'au +milieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaient +presque tous placés à l'extrémité, où s'élevait l'estrade des juges, +rangés derrière une table fort longue; les fauteuils, les tables, les +degrés, tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures de +livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé sur la gauche, +et sur le crêpe qui le couvrait on avait brodé en relief des flammes +d'or, pour figurer la cause de l'accusation. Le prévenu y était assis, +entouré d'archers, et toujours les mains attachées par des chaînes que +deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affectant de s'écarter +au plus léger de ses mouvements, comme s'ils eussent tenu en laisse +un tigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs +vêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pût voir sa +figure. + +Le visage impassible de M. de Laubardemont paraissait dominer les +juges de son choix; plus grand qu'eux presque de toute la tête, il +était placé sur un siège plus élevé que les leurs; chacun de ses +regards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu +d'une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses +cheveux; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il faisait +passer aux juges et circuler dans leurs mains. Des accusateurs, tous +ecclésiastiques, siégeaient à droite des juges: ils étaient revêtus +d'aubes et d'étoles; on distinguait le père Lactance à la simplicité +de son habit de capucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. +Dans une tribune était l'évêque de Poitiers; d'autres tribunes étaient +pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une foule ignoble de +femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait derrière six jeunes +religieuses des Ursulines dégoûtées de les approcher: c'étaient les +témoins. + +Le reste de la salle était plein d'une foule immense, sombre, +silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes, aux poutres, et +pleine d'une terreur qui en donnait aux juges, car cette stupeur venait +de l'intérêt du peuple pour l'accusé. Des archers nombreux, armés de +longues piques, encadraient ce lugubre tableau d'une manière digne de +ce farouche aspect de la multitude. + +Au geste du président on fit retirer les témoins, auxquels un huissier +ouvrit une porte étroite. On remarqua la supérieure des Ursulines, +qui, en passant devant M. de Laubardemont, s'avança, et dit assez +haut:--Vous m'avez trompée, monsieur. Il demeura impassible: elle +sortit. + +Un silence profond régnait dans l'assemblée. + +Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un des juges, +nommé Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, lut une espèce de mise en +accusation d'une voix très basse et si enrouée, qu'il était impossible +d'en saisir aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce +qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. Il divisa les +preuves du procès en deux sortes: les unes résultant des dépositions +de soixante-douze témoins; les autres, et les plus certaines, des +exorcismes des révérends pères ici présents, s'écria-t-il en faisant le +signe de la croix. + +Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent profondément +en répétant aussi ce signe sacré.--Oui, messeigneurs, dit-il en +s'adressant aux juges, on a reconnu et déposé devant vous ce bouquet +de roses blanches et ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du +pacte qu'il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de porter sur +lui pour conserver sa puissance. On lit encore avec horreur ces paroles +écrites au bas du parchemin: _La minute est aux enfers, dans le cabinet +de Lucifer_. + +Un éclat de rire qui semblait sortir d'une poitrine forte s'entendit +dans la foule. Le président rougit, et fit signe à des archers, qui +essayèrent en vain de trouver le perturbateur. Le rapporteur continua: + +--Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms par la bouche de +leurs victimes. Ces noms et leurs faits sont déposés sur cette table: +ils s'appellent Astaroth, de l'ordre des Séraphins; Easas, Celsus, +Acaos, Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, +Uriel et Achas, des Principautés, etc.; car le nombre en était infini. +Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin? + +Un long murmure sortit de l'assemblée; on imposa silence, quelques +hallebardes s'avancèrent, tout se tut. + +--Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable supérieure des +Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans +la poussière; les autres soeurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la +modestie de leur sexe par des gestes passionnés ou des rires immodérés. +Lorsque des impies ont voulu douter de la présence des démons, et +que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée, parce qu'ils +refusaient de s'expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en +arabe, les révérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer +que, la malice des mauvais esprits étant extrême, il n'était pas +surprenant qu'ils eussent feint cette ignorance pour être moins pressés +de questions; qu'ils avaient même fait, dans leurs réponses, quelques +barbarismes, solécismes et autres fautes, pour qu'on les méprisât, et +que par dédain les saints docteurs les laissassent en repos; et que +leur haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs tours +miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au plancher pour faire +accuser de supercherie des personnages aussi révérés, tandis qu'il a +été affirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais il +n'y eut de corde en cet endroit. + +Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi miraculeusement +par ses saints interprètes, une autre lumière nous est venue tout +à l'heure: à l'instant même où les juges étaient plongés dans leurs +profondes méditations, un grand cri a été entendu près de la salle du +conseil; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons trouvé +le corps d'une jeune demoiselle d'une haute naissance; elle venait +de rendre le dernier soupir dans la voie publique, entre les mains du +révérend père Mignon, chanoine; et nous avons su de ce même père, ici +présent, et de plusieurs autres personnages graves, que, soupçonnant +cette demoiselle d'être possédée, à cause du bruit qui s'était répandu +dès longtemps de l'admiration d'Urbain Grandier pour elle, il eut +l'heureuse idée de l'éprouver, et lui dit tout à coup en l'abordant: +_Grandier vient d'être mis à mort_; sur quoi elle ne poussa qu'un seul +grand cri, et tomba morte, privée par le démon du temps nécessaire pour +les secours de notre sainte mère l'Église catholique. + +Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le mot d'_assassin_ +fut prononcé; les huissiers imposèrent silence à haute voix; mais le +rapporteur le rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité +générale triompha. + +--Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cherchant à s'affermir +par des exclamations, on a trouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main +d'Urbain Grandier. + +Et il tira de ses papiers un livre couvert en parchemin. + +--Ciel! s'écria Urbain de son banc. + +--Prenez garde! s'écrièrent les juges aux archers qui l'entouraient. + +--Le démon va sans doute se manifester, dit le père Lactance d'une voix +sinistre; resserrez ses liens. + +On obéit. + +Le lieutenant criminel continua:--Elle se nommait Madeleine de Brou, +âgée de dix-neuf ans. + +--Ciel! ô ciel! c'en est trop! s'écria l'accusé, tombant évanoui sur le +parquet. + +L'assemblée s'émut en sens divers; il y eut un moment de tumulte.--Le +malheureux! il l'aimait, disaient quelques-uns. Une demoiselle si +bonne! disaient les femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de +l'eau froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha sur la +banquette. Le rapporteur continua: + +--Il nous est enjoint de lire le début de ce livre à la cour. Et il lut +ce qui suit: + +«C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos +ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée +de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu'elles y +retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que +je t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par toi, et +retourne à toi seule. + +«Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce +que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils? et les âmes des +bienheureux, que leur est-il promis? Sommes-nous moins purs que les +anges? nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la +mort? O Madeleine! qu'y a-t-il en nous dont le regard du Seigneur +s'indigne? Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que, le front +prosterné dans la poussière devant ses autels, nous demandons une mort +prochaine qui nous vienne saisir durant la jeunesse et l'amour? Est-ce +au temps où, rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous +cherchons une double tombe, souriant à notre mort et pleurant sur +notre vie? Serait-ce lorsque tu viens t'agenouiller devant moi-même au +tribunal de la pénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne +peux rien trouver de mal à me révéler, tant j'ai soutenu ton âme dans +les régions pures du ciel? Qui pourrait donc offenser notre Créateur? +Peut-être, oui, peut-être seulement, je le crois, quelque esprit du +ciel aurait pu m'envier ma félicité, lorsqu'au jour de Pâques je te +vis prosternée devant moi, épurée par de longues austérités du peu +de souillure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que tu +étais belle! ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et ma main +tremblante l'apporta sur tes lèvres pures que jamais lèvre humaine +n'osa effleurer. Etre angélique, j'étais seul à partager les secrets +du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme; je +t'unissais à ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein. +Hymen ineffable dont l'Eternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seul +permis entre la Vierge et le Pasteur; la seule volupté de chacun de +nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de +respirer ensemble les parfums du ciel, de prêter déjà l'oreille à ses +concerts, et d'être sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul et à nous +étaient dignes de l'adorer ensemble. + +«Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma soeur? Ne crois-tu pas que +j'aie rendu un culte trop grand à ta vertu? Crains-tu qu'une si pure +admiration ne m'ait détourné de celle du Seigneur?...» + +Houmain en était là quand la porte par laquelle étaient sortis les +témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, se parlèrent à +l'oreille. Laubardemont, incertain, fit signe aux pères pour savoir +si c'était quelque scène exécutée par leur ordre; mais, étant placés +à quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui +faire entendre que ce n'était point eux qui avaient préparé cette +interruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés, +l'on vit, à la grande stupéfaction de l'assemblée, trois femmes en +chemise, pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s'avançant +jusqu'au milieu de l'estrade. C'était la supérieure, suivie des soeurs +Agnès et Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure était fort pâle, +mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis: elle se mit à +genoux; ses compagnes l'imitèrent; tout fut si troublé que personne ne +songea à l'arrêter, et d'une voix claire et ferme, elle prononça ces +mots, qui retentirent dans tous les coins de la salle: + +--Au nom de la très sainte Trinité, moi Jeanne de Belfiel, fille du +baron de Cose; moi, supérieure indigne du couvent des Ursulines de +Loudun, je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis +en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma possession était fausse, mes +paroles suggérées, le remords m'accable... + +--Bravo! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frappant des +mains. Les juges se levèrent; les archers, incertains, regardèrent le +président: il frémit de tout son corps, mais resta immobile. + +--Que chacun se taise! dit-il d'une voix aigre; archers, faites votre +devoir. + +Cet homme se sentait soutenu par une main si puissante, que rien ne +l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui était jamais venue. + +--Mes pères, que pensez-vous? dit-il en faisant signe aux moines. + +--Que le démon veut sauver son ami... _Obmutesce, Satanas!_ s'écria le +père Lactance d'une voix terrible, ayant l'air d'exorciser encore la +supérieure. + +Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus prompt que de +ce seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, elle se leva dans +toute sa beauté de vingt ans, que sa nudité terrible augmentait encore; +on eût dit une âme échappée de l'enfer apparaissant à son séducteur; +elle promena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa les siens; +elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dont les talons firent +retentir fortement l'échafaudage; son cierge semblait, dans sa main, le +glaive de l'ange. + +--Taisez-vous! imposteur! dit-elle avec énergie; le démon, qui m'a +possédée, c'est vous: vous m'avez trompée, il ne devait pas être jugé; +d'aujourd'hui seulement je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entrevois +sa mort; je parlerai. + +--Femme, le démon vous égare! + +--Dites que le repentir m'éclaire: filles aussi malheureuses que moi, +levez-vous: n'est-il pas innocent? + +--Nous le jurons! dirent encore à genoux les deux jeunes soeurs laies +en fondant en larmes, parce qu'elles n'étaient pas animées par une +résolution aussi forte que celle de la supérieure. Agnès même eut à +peine dit ce mot que se tournant du côté du peuple:--Secourez-moi, +s'écria-t-elle; ils me puniront, ils me feront mourir! Et, traînant sa +compagne, elle se jeta dans la foule, qui les accueillit avec amour; +mille voix leur jurèrent protection, des imprécations s'élevèrent, les +hommes agitèrent leurs bâtons contre terre; on n'osa pas empêcher le +peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à la rue. + +Pendant cette nouvelle scène, les juges interdits chuchotaient, +Laubardemont regardait les archers et leur indiquait les points où leur +surveillance devait se porter; souvent il montra du doigt le groupe +noir. Les accusateurs regardèrent à la tribune de l'évêque de Poitiers, +mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure apathique. +C'était un de ces vieillards dont la mort s'empare dix ans avant que +le mouvement cesse tout à fait en eux; sa vue semblait voilée par un +demi sommeil; sa bouche béante ruminait quelques paroles vagues et +habituelles de piété qui n'avaient aucun sens; il lui était resté assez +d'intelligence pour distinguer le plus fort parmi les hommes et lui +obéir, ne songeant même pas un moment à quel prix. Il avait donc signé +la sentence des docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses +possédées, sans en tirer seulement la conséquence de la mort d'Urbain; +le reste lui semblait une des cérémonies plus ou moins longues +auxquelles il ne prêtait aucune attention, accoutumé qu'il était à les +voir et à vivre au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et +un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cette +occasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble et nul. + +Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour se remettre de sa +vive attaque, se tourna vers le président et dit: + +--Voici une preuve bien claire que le ciel nous envoie sur la +possession, car jamais madame la supérieure n'avait oublié la modestie +et la sévérité de son ordre. + +--Que tout l'univers n'est-il ici pour me voir! dit Jeanne de Belfiel, +toujours aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée sur la terre, et +le ciel me repoussera, car j'ai été votre complice. + +La sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Cependant, essayant +de se remettre:--Quel conte absurde! et qui vous y força donc, ma +soeur? + +La voix de la jeune fille devint sépulcrale; elle en réunit toutes +les forces, appuya la main sur son coeur, comme si elle eût voulu +l'arracher, et, regardant Urbain Grandier, elle répondit:--L'amour! + +L'assemblée frémit; Urbain, qui, depuis son évanouissement, était resté +la tête baissée et comme mort, leva lentement ses yeux sur elle et +revint entièrement à la vie pour subir une douleur nouvelle. La jeune +pénitente continua: + +--Oui, l'amour qu'il a repoussé, qu'il n'a jamais connu tout entier, +que j'avais respiré dans ses discours, que mes yeux avaient puisé dans +ses regards célestes, que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est +pur comme l'ange, mais bon comme l'homme qui a aimé; je ne le savais +pas qu'il eût aimé! C'est vous, dit-elle alors plus vivement, montrant +Lactance, Barré et Mignon, et quittant l'accent de la passion pour +celui de l'indignation, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous +qui ce matin m'avez trop cruellement vengée en tuant ma rivale par +un mot! Hélas! je ne voulais que les séparer. C'était un crime; mais +je suis Italienne par ma mère; je brûlais, j'étais jalouse; vous me +permettiez de voir Urbain, de l'avoir pour ami et de le voir tous les +jours... + +Elle se tut; puis, criant:--Peuple, il est innocent! Martyr, +pardonne-moi! j'embrasse tes pieds! Elle tomba aux pieds d'Urbain, et +versa enfin des torrents de larmes. + +Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui donnant sa +bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible: + +--Allez, ma soeur, je vous pardonne au nom de Celui que je verrai +bientôt; je vous l'avais dit autrefois, et vous le voyez à présent, les +passions font bien du mal quand on ne cherche pas à les tourner vers le +ciel! + +La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de +Laubardemont:--Malheureux! dit-il, tu prononces les paroles de +l'Église. + +--Je n'ai pas quitté son sein, dit Urbain. + +--Qu'on emporte cette fille! dit le président. + +Quand les archers voulurent obéir, ils s'aperçurent qu'elle avait serré +avec tant de force la corde suspendue à son cou, qu'elle était rouge et +presque sans vie. L'effroi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée, +plusieurs furent emportées évanouies; mais la salle n'en fut pas moins +pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaient +dans l'intérieur. + +Les juges épouvantés se levèrent, et le président essaya de faire +vider la salle; mais le peuple se couvrant, demeura dans une effrayante +immobilité; les archers n'étaient plus assez nombreux, il fallut céder, +et Laubardemont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se +retirer pour une demi-heure. Il leva la séance; le public, sombre, +demeura debout. + + + + +CHAPITRE V + +LE MARTYRE + + La torture interroge et la douleur répond. + + _Les Templiers._ + + +L'intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses +interruptions, tout avait tenu l'esprit public si attentif, que nulle +conversation particulière n'avait pu s'engager. Quelques cris avaient +été jetés, mais simultanément, mais sans qu'aucun spectateur se doutât +des impressions de son voisin, ou cherchât même à les deviner ou à +communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut abandonné +à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On +distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit +général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d'un +orchestre. + +Il y avait encore à cette époque assez de simplicité primitive dans +les gens du peuple pour qu'ils fussent persuadés par les mystérieuses +fables des agents qui les travaillaient, au point de n'oser porter un +jugement d'après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la +rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un +certain air de mystère et d'importance qui sont ordinairement le cachet +de la sottise craintive:--On ne sait qu'en penser, monsieur!--Vraiment, +madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!--Nous vivons +dans un temps bien singulier!--Je me serais bien douté d'une partie de +tout ceci; mais, ma foi, je n'aurais pas prononcé, et je ne le ferais +pas encore!--Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne +servent qu'à montrer qu'elle est au premier qui la saisira fortement. +Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait +d'autres choses:--Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser +l'audace jusqu'à brûler notre lettre au Roi! Si le roi le savait!--Les +barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé! +le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces +archers?--Non, non, non. C'étaient les trompettes et les dessus de ce +bruyant orchestre. + +On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par +déchirer en mille pièces un cahier de papier; ensuite, élevant la +voix: Oui, s'écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que +j'avais préparé en faveur de l'accusé; on a supprimé les débats: il +ne m'est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu'à vous, +peuple, et je m'en applaudis; vous avez vu ces juges infâmes: lequel +peut encore entendre la vérité? lequel est digne d'écouter l'homme de +bien? lequel osera soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent +tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable; elle +ronge leur coeur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire, +où ils dévorent sans doute leur victime; ils tremblent parce qu'ils +ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu'allais-je faire? +j'allais parler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût égalé celle +de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son +innocence? Le ciel s'est armé pour lui en les appelant au repentir et +au dévoûment, le ciel achèvera son ouvrage. + +--_Vade retrò, Satanas!_ prononcèrent des voix entendues par une +fenêtre assez élevée. + +Fournier s'interrompit un moment: + +--Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin. +Je suis bien trompé, ou ces instruments d'un pouvoir infernal préparent +par ce chant quelque nouveau maléfice. + +--Mais, s'écrièrent tous ceux qui l'entouraient, guidez-nous: que +ferons-nous? qu'ont-ils fait de lui? + +--Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune +avocat; l'inertie d'un peuple est toute-puissante, c'est là sa sagesse, +c'est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler. + +--Ils n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude. + +--Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui +n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu. + +--Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux +en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant +et comptant les archers. Ils se moquaient même de leur habit, et +commençaient à les montrer au doigt. + +Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s'était placé +d'abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux +tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce que l'on disait, +et remplissait son coeur de fiel et d'amertume; de violents désirs +de meurtre et de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le +saisissaient malgré lui; c'est la première impression que produise le +mal sur l'âme d'un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la +colère; plus tard c'est l'indifférence et le mépris; plus tard encore, +une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais +c'est lorsque, des deux éléments de l'homme, la boue l'emporte sur +l'âme. + +Cependant, à droite de la salle, et près de l'estrade élevée pour les +juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant +d'environ huit ans, qui s'était avisé de monter sur une corniche, à +l'aide des bras de sa soeur Martine que nous avons vue plaisantée à +toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n'ayant +plus rien à voir après la sortie du tribunal, s'était élevé, à l'aide +des pieds et des mains, jusqu'à une petite lucarne qui laissait passer +une lumière très faible, et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles +ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi +les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachées aux +barreaux d'une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien +loin et cria: + +--Oh! ma soeur, ma soeur, donne-moi la main pour descendre! + +--Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine. + +--Oh! je n'ose pas le dire; mais je veux descendre. Et il se mit à +pleurer. + +--Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n'aie pas +peur, et dis-nous bien ce que tu vois. + +--Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux grandes planches qui +lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches. + +--Ah! c'est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon +ami, que vois-tu encore? + +L'enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et, +retirant sa tête, il reprit: + +--Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui +à le regarder, et que leurs grandes robes m'empêchent de voir. Il y a +aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas. + +La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et +chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si +la vie de tout le monde en eût dépendu. + +--Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois +entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les +clous... Ah! mon Dieu! ma soeur, comme ils ont l'air fâché contre lui, +parce qu'il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux +descendre. + +Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit plus que +des visages mâles qui le regardaient avec une avidité triste et lui +faisaient signe de continuer. Il n'osa pas descendre, et se remit à la +fenêtre en tremblant. + +--Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes +d'autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Oh! comme il est +pâle! il a l'air de prier Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière +comme s'il mourait. Ah! ôtez-moi de là ... + +Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de +Cinq-Mars, qui s'étaient approchés pour le soutenir. + +--_Deus stetit in synagoga deorum: in medio autem Deus dijudicat_..., +chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette +petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes +entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la +mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de l'antre d'un +forgeron; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que +l'enclume était le corps d'un homme. + +--Silence! dit Fournier, il parle; les chants et les coups +s'interrompent. + +Une faible voix en effet dit lentement: --O mes pères! adoucissez la +rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et +je chercherais à me donner la mort. + +Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des cris du peuple; +les hommes, furieux, se jettent sur l'estrade et l'emportent d'assaut +sur les archers étonnés et hésitants; la foule sans armes les pousse, +les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans +mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la +chambre de la question, et, les faisant crier sous leur poids, menacent +de les enfoncer; l'injure retentit par mille voix formidables et va +épouvanter les juges. + +--Ils sont partis, ils l'ont emporté! s'écrie un homme. + +Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s'enfuit +de ce lieu détestable et s'écoule rapidement dans les rues. Une +singulière confusion y régnait. + +La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie +tombaient du ciel. L'obscurité était effrayante; les cris des femmes +glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes, +les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, et le +tintement continuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les +coups répétés de l'agonie, les roulements d'un tonnerre lointain, tout +s'unissait pour le désordre. Si l'oreille était étonnée, les yeux ne +l'étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des +rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et +à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule: ils couraient +se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient +quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable +éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion +était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant +par toutes les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché, +le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplie de gardes +à cheval et d'archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en +fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses +étaient auprès. Sur le milieu de la place s'élevait un bûcher composé +de poutres énormes posées les unes sur les autres de manière à former +un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger le recouvrait; un +immense poteau s'élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de +rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de +mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à +cause de la pluie, était à ses pieds. + +A ce spectacle la terreur ramena partout un profond silence; pendant +un instant on n'entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par +torrents, et du tonnerre qui s'approchait. + +Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous +les personnages les plus importants, s'était mis à l'abri de l'orage +sous le péristyle de l'église de Sainte-Croix, élevé sur vingt degrés +de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait +voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide, +et l'eau seule des larges ruisseaux la traversait; mais toutes les +fenêtres des maisons s'éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir +en noir les têtes d'hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons. +Le jeune d'Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil; +élevé dans des sentiments d'honneur, et bien loin de toutes ces +noires pensées que la haine et l'ambition peuvent faire naître dans +le coeur de l'homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être +fait sans quelque motif puissant et secret; l'audace d'une telle +condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait +à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa dans son âme, +la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque l'intérêt que +le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s'il n'était pas +possible que quelque intelligence secrète avec l'enfer eût justement +provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des +religieuses et les récits de son respectable gouverneur s'affaiblirent +dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres +distingués! tant la force en impose à l'homme, malgré la voix de +sa conscience! Le jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas +probable que la torture eût arraché quelque monstrueux aveu à l'accusé, +lorsque l'obscurité dans laquelle était l'église cessa tout à coup; +ses deux grandes portes s'ouvrirent, et à la lueur d'un nombre infini +de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés +de gardes; au milieu d'eux s'avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté +par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambes unies et +entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables +de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne +l'avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu'il +avait remarquée à l'audience: toute couleur, tout embonpoint en avaient +disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme +l'ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne +restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus +deux fois plus grands, et dont il promenait les regards languissants +autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou, et sur +une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à +larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur +de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur +son sein. Il ressemblait à un fantôme, mais à celui d'un martyr. + +Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle de l'église: le +capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche +ardente, et lui dit avec une dureté inflexible:--Fais amende honorable, +et demande pardon à Dieu de ton crime de magie. + +Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel: + +--Au nom du Dieu vivant, je t'ajourne à trois ans, Laubardemont, juge +prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, et j'ai été réduit à verser +mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent: j'en +atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magicien; je n'ai +connu de mystères que ceux de la religion catholique, apostolique et +romaine, dans laquelle je meurs: j'ai beaucoup péché contre moi, mais +jamais contre Dieu et Notre-Seigneur... + +--N'achève pas! s'écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche +avant qu'il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au +démon qui t'a envoyé! + +Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des goupillons +à la main exorcisèrent l'air que le magicien respirait, la terre qu'il +touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant cette cérémonie, le +lieutenant criminel lut à la hâte l'arrêt, que l'on trouve encore dans +les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, _déclarant Urbain +Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice, +possession, ès personnes d'aucunes religieuses ursulines de Loudun, et +autres, séculiers_, etc. + +Le lecteur, ébloui par un éclair, s'arrêta un instant, et, se tournant +du côté de M. de Laubardemont, lui demanda si, vu le temps qu'il +faisait, l'exécution ne pouvait pas être remise au lendemain; celui-ci +répondit: + +--L'arrêt porte exécution dans les vingt-quatre heures: ne craignez +point ce peuple incrédule, il va être convaincu... + +Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d'étrangers +étaient sous le péristyle et s'avancèrent, Cinq-Mars parmi eux. + +--... Le magicien n'a jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse +son image. + +Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents, ayant dans sa +main un énorme crucifix de fer qu'il semblait tenir avec précaution et +respect; il l'approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se +jeta en arrière, et réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras +qui fit tomber la croix des mains du capucin. + +--Vous le voyez, s'écria celui-ci, il a renversé le crucifix! + +Un murmure s'éleva dont le sens était incertain. + +--Profanation! s'écrièrent les prêtres. + +On s'avança vers le bûcher. + +Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé +d'un oeil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant +sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait +fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que +l'attention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta une +main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indignation et de toute +la fureur d'un coeur loyal, il prend le crucifix avec les plis de son +manteau, s'avance vers Laubardemont, et le frappant au front: + +--Scélérat, s'écrie-t-il, porte la marque de ce fer rougi! + +La foule entend ce mot et se précipite. + +--Arrêtez cet insensé! dit en vain l'indigne magistrat. + +Il était saisi lui-même par des mains d'hommes qui criaient:--Justice! +au nom du Roi! + +--Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au bûcher! + +Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et +les archers rentrent dans l'église et se débattent contre des citoyens +furieux; le bourreau, sans avoir le temps d'attacher la victime, se +hâta de la coucher sur le bois et d'y mettre la flamme. Mais la pluie +tombait par torrents, et chaque poutre à peine enflammée, s'éteignait +en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes +excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l'eau qui tombait du ciel. + +Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l'église s'était +étendu tout autour de la place. Le cri de _justice_ se répétait et +circulait avec le récit de ce qui s'était découvert; deux barricades +avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers +étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain +faisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait +de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte, +où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu'elle cachait en se +resserrant. + +--Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne +frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent: Voyez-vous, Dieu +ne veut pas qu'il meure. Le bûcher s'éteint; amis, encore un +effort.--Bien.--Renversez ce cheval.--Poussez, précipitez-vous. + +La garde était rompue et renversée de toutes parts, le peuple se jette +en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n'y brillait plus: tout +avait disparu, même le bourreau. On arrache, on disperse les planches: +l'une d'elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de +cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par +un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de +l'ouvrir; les doigts serraient une petite croix d'ivoire et une image +de sainte Madeleine. + +--Voilà ses restes! dit-elle en pleurant. + +--Dites les reliques du martyr, répondit un homme. + + + + +CHAPITRE VI + +LE SONGE + + Le bien de la fortune est un bien périssable. + Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable; + Plus on est élevé, plus on court de dangers. + Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste.. + + RACAN. + + Les vergers languissants, altérés de chaleurs, + Balancent des rameaux dépourvus de feuillage, + Il semble que l'hiver ne quitte pas les cieux. + + _Maria_, JULES LEFÈVRE. + + +Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son emportement avait +provoquée, s'était senti saisir le bras gauche par une main aussi dure +que le fer, qui, le tirant de la foule jusqu'au bas des degrés, le jeta +derrière le mur de l'église, et lui fit voir la figure noire du vieux +Grandchamp, qui dit d'une voix brusque:--Monsieur, ce n'était rien +que d'attaquer trente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que +nous étions à quelques pas de vous sans que vous l'ayez su, que nous +vous aurions aidé au besoin, et que d'ailleurs vous aviez affaire à des +gens d'honneur; mais ici c'est différent. Voici vos chevaux et vos gens +au bout de la rue: je vous prie de monter à cheval et de sortir de la +ville, ou bien de me renvoyer chez madame la maréchale, parce que je +suis responsable de vos bras et de vos jambes, que vous exposez bien +lestement. + +Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cette manière brusque de rendre +service, ne fut pas fâché de sortir d'affaire ainsi, ayant eu le temps +de réfléchir au désagrément d'être reconnu pour ce qu'il était, après +avoir frappé le chef de l'autorité judiciaire et l'agent du Cardinal +même qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu'il s'était +assemblé autour de lui une foule de gens de la lie du peuple, parmi +lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner +son vieux domestique, et trouva en effet les trois autres serviteurs +qui l'attendaient. Malgré la pluie et le vent, il monta à cheval et fut +bientôt sur la grand'route avec son escorte, ayant pris le galop pour +ne pas être poursuivi. + +A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné par de profondes +ornières que l'eau remplissait entièrement, le força de ralentir le +pas. La pluie continuait à tomber par torrents, et son manteau était +presque traversé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules; +c'était encore son vieux valet de chambre qui l'approchait et lui +donnait ces soins maternels. + +--Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà hors de cette bagarre, +dis-moi donc comment tu t'es trouvé là , dit Cinq-Mars, quand je t'avais +ordonné de rester chez l'abbé.--Parbleu! monsieur, répondit d'un air +grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus +qu'à M. le Maréchal? Quand feu mon maître me disait de rester dans sa +tente et qu'il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il ne se +plaignait pas, parce qu'il avait un cheval de rechange quand le sien +était tué, et il ne me grondait qu'à la réflexion. Il est vrai que +pendant quarante ans que je l'ai servi, je ne lui ai jamais rien vu +faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinze jours que je +suis avec vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si +cela continue, je suis destiné à en voir de belles, à ce qu'il paraît. + +--Mais sais-tu, Grandchamp, que ces coquins avaient fait rougir le +crucifix, et qu'il n'y a pas d'honnête homme qui ne se fût mis en +fureur comme moi? + +--Excepté M. le Maréchal votre père, qui n'aurait point fait ce que +vous faites, monsieur. + +--Et qu'aurait-il donc fait? + +--Il aurait laissé brûler très tranquillement ce curé par les autres +curés, et m'aurait dit: «Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de +l'avoine, et qu'on ne la retire pas;» ou bien: «Grandchamp, prends bien +garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne +mouille l'amorce de mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait à tout +et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C'était son grand +principe; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général, +il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu, +et il n'aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une +petite épée de bal. + +Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et +craignait qu'il ne l'eût suivi plus loin que le bois de Chaumont; +mais il ne voulait pas l'apprendre, de peur d'avoir des explications +à donner, ou un mensonge à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût +été un aveu et une confidence; il prit le parti de piquer son cheval et +de passer devant son vieux domestique; mais celui-ci n'avait pas fini, +et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche +et continua la conversation. + +--Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous +laisser aller où vous voudrez sans vous suivre? Non, monsieur, j'ai +trop avant dans l'âme le respect que je dois à madame la marquise +pour me mettre dans le cas de m'entendre dire: «Grandchamp, mon fils +a été tué d'une balle ou d'un coup d'épée; pourquoi n'étiez-vous pas +devant lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de stylet d'un Italien, parce +qu'il allait la nuit sous la fenêtre d'une grande princesse; pourquoi +n'avez-vous pas arrêté l'assassin?» Cela serait fort désagréable pour +moi, monsieur, et jamais on n'a rien eu de ce genre à me reprocher. +Une fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, M. le Comte, pour faire +une campagne dans les Pays-Bas, parce que je sais l'espagnol; eh bien, +je m'en suis tiré avec honneur, comme je le fais toujours. Quand M. +le Comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ramenai moi seul ses +chevaux, ses mulets, sa tente et tout son équipage sans qu'il manquât +un mouchoir, monsieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient +aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que si M. le +Comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussi n'ai-je reçu que des +compliments et des choses agréables de toute la famille, comme j'aime à +m'en entendre dire. + +--C'est très bien, mon ami, dit Henri d'Effiat; je te donnerai +peut-être un jour des chevaux à ramener; mais, en attendant, prends +donc cette grande bourse d'or que j'ai pensé perdre deux ou trois fois, +et tu payeras pour moi partout; cela m'ennuie tant!... + +--M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Comme il avait été +surintendant des finances, il comptait son argent de sa main; et +je crois que vos terres ne seraient pas en si bon état et que vous +n'auriez pas tant d'or à compter vous-même s'il eût fait autrement; +ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement +pas le contenu exactement. + +--Ma foi non! + +Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette exclamation +dédaigneuse de son maître. + +--Ah! monsieur le marquis! monsieur le marquis! quand je pense que +le grand roi Henri, devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de +chamois parce que la pluie les gâtait; quand je pense que M. de Rosny +lui refusait de l'argent, quand il en avait trop dépensé; quand je +pense... + +--Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son +maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c'est que cette figure +noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous. + +--Je crois que c'est quelque pauvre paysanne qui veut demander +l'aumône; elle peut nous suivre aisément, car nous n'allons pas vite +avec ce sable où s'enfoncent les chevaux jusqu'aux jarrets. Nous irons +peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays +comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout noirs; c'est un +cimetière continuel à droite et à gauche de la route, et en voici un +petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé et qu'on y +voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans +un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la +nuit; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d'arbres, +et nous bivouaquerons; vous verrez comme je sais faire une baraque avec +un peu de terre: on a chaud là -dessous comme dans un bon lit. + +--J'aime mieux continuer jusqu'à cette lumière que j'aperçois à +l'horizon, dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, un peu de fièvre, +et j'ai soif. Mais va-t'en derrière, je veux marcher seul; rejoins les +autres, et suis-moi. + +Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne, +des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit. + +Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions +violentes de la journée avaient remué profondément son âme; et ce long +voyage à cheval, ces deux derniers jours, presque sans nourriture, +à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid +glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à +briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence +devant ses gens, sans que la lumière qu'il avait vue à l'horizon +parût s'approcher; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa +tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna les +rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand'route, et, +croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de +son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux +jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des +domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître. +Le jeune homme s'abandonna librement à l'amertume de ses pensées: il +se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas +dans l'avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique +le fuyait dans l'horizon de pas en pas. Etait-il probable que cette +jeune Princesse, rappelée presque de force à la cour galante d'Anne +d'Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui +seraient offertes? Quelle apparence qu'elle se résignât à renoncer +au trône pour attendre qu'un caprice de la fortune vînt réaliser +des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les +derniers rangs de l'armée, pour le porter à une telle élévation avant +que l'âge de l'amour fût passé! Qui l'assurait que les voeux mêmes de +Marie de Gonzague eussent été bien sincères?--Hélas! se disait-il, +peut-être est-elle parvenue à s'étourdir elle-même sur ses propres +sentiments; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir +des impressions profondes. J'ai paru, elle a cru que j'étais celui +qu'elle avait rêvé; notre âge et mon amour ont fait le reste. Mais +lorsqu'à la cour elle aura mieux appris, par l'intimité de la Reine, +à contempler de bien haut les grandeurs auxquelles j'aspire, et que +je ne vois encore que de bien bas; quand elle se verra tout à coup en +possession de tout son avenir, et qu'elle mesurera d'un coup d'oeil +sûr le chemin qu'il me faut faire; quand elle entendra, autour d'elle, +prononcer des serments semblables aux miens par des voix qui n'auraient +qu'un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu'elle attend pour +son mari, pour son seigneur, ah! insensé que j'ai été! elle verra toute +sa folie et s'irritera de la mienne. + +C'était ainsi que le plus grand malheur de l'amour, le doute, +commençait à déchirer son coeur malade; il sentait son sang brûlé se +porter à la tête et l'appesantir; souvent il tombait sur le cou de son +cheval ralenti, et un demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs +qui bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres qui +passaient à ses côtés; il vit ou crut voir la même femme vêtue de noir +qu'il avait montrée à Grandchamp s'approcher de lui jusqu'à toucher +les crins de son cheval, tirer son manteau, et s'enfuir en ricanant; le +sable de la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en voulant +remonter vers sa source: cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis; +il les ferma et s'endormit sur son cheval. + +Bientôt il se sentit arrêté; mais le froid l'avait saisi. Il entrevit +des paysans, des flambeaux, une masure, une grande chambre où on le +transportait, un vaste lit dont Grandchamp fermait les lourds rideaux, +et se rendormit étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles. + +Des songes plus rapides que les grains de poussière chassés par le +vent tourbillonnaient sous son front; il ne pouvait les arrêter et +s'agitait sur sa couche. Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes, +son gouverneur armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui +faisant un signe d'adieu; il porta la main sur sa tête en dormant et +fixa le rêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau +de sable mouvant. + +Une place publique couverte d'un peuple étranger, un peuple du Nord qui +jetait des cris de joie, mais des cris sauvages; une haie de gardes, de +soldats farouches; ceux-ci étaient Français. + +--Viens avec moi, dit d'une voix douce Marie de Gonzague en lui prenant +la main. Vois-tu, j'ai un diadème; voici ton trône, viens avec moi. + +Et elle l'entraînait, et le peuple criait toujours. + +Il marcha, il marcha longtemps. + +--Pourquoi donc êtes-vous triste, si vous êtes reine? disait-il en +tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans parler. Elle monta et +s'élança sur les degrés, sur un trône, et s'assit:--Monte, disait-elle +en tirant sa main avec force. + +Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes solives, et il ne +pouvait monter. + +--Rends grâce à l'amour, reprit-elle. + +Et la main, plus forte, le souleva jusqu'en haut. Le peuple cria. + +Il s'inclinait pour baiser cette main secourable, cette main adorée... +c'était celle du bourreau! + +--O ciel! cria Cinq-Mars en poussant un profond soupir. + +Et il ouvrit les yeux: une lampe vacillante éclairait la chambre +délabrée de l'auberge; il referma sa paupière, car il avait vu, assise +sur son lit, une femme, une religieuse, si jeune, si belle! Il crut +rêver encore, mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux +brûlants et les fixa sur cette femme. + +--O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? La pluie a mouillé votre voile et +vos cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse femme? + +--Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; il est dans la chambre +voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds, +regarde-les; mes pieds étaient si blancs autrefois! Vois comme la boue +les a souillés. Mais j'ai fait un voeu, je ne les laverai que chez le +Roi, quand il m'aura donné la grâce d'Urbain. Je vais à l'armée pour le +trouver; je lui parlerai, comme Grandier m'a appris à lui parler, et +il lui pardonnera; mais écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car +j'ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant! tu es +bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux; mais cependant +tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais. +L'homme que tu as frappé te tuera. Tu t'es trop servi de la croix, +c'est là ce qui te porte malheur; tu as frappé avec elle, et tu la +portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tête sous tes draps! +T'aurais-je dit quelque chose qui t'afflige? ou bien est-ce que vous +aimez, jeune homme? Ah, soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à +votre amie; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a +trois jours encore que j'étais bien belle. Est-elle belle aussi? Oh! +comme elle pleurera un jour! Ah! si elle peut pleurer, elle sera bien +heureuse. + +Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l'office des morts d'une voix +monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit, +et tournant dans ses doigts les grains d'un long rosaire. + +Tout à coup la porte s'ouvre; elle regarde et s'enfuit par une entrée +pratiquée dans une cloison. + +--Que diable est-ce que ceci? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la +messe des morts sur vous, monsieur? et vous voilà sous vos draps comme +dans un linceul. + +C'était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu'il laissa +tomber un verre de limonade qu'il apportait. Voyant que son maître ne +lui répondait pas, il s'effraya encore plus et souleva les couvertures. +Cinq-Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux +domestique jugeait que le sang lui portant à la tête l'avait presque +suffoqué, et, s'emparant d'un vase plein d'eau froide, il le lui versa +tout entier sur le front. Ce remède militaire manque rarement son +effet, et Cinq-Mars revint à lui en sautant. + +--Ah! c'est toi, Grandchamp! quels rêves affreux je viens de faire! + +--Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au contraire: j'ai vu la +queue du dernier, vous choisissez très-bien. + +--Qu'est-ce que tu dis, vieux fou? + +--Je ne suis pas fou, monsieur; j'ai de bons yeux, et j'ai vu ce que +j'ai vu. Mais certainement, étant malade comme vous l'êtes, monsieur le +Maréchal ne... + +--Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la soif me dévore. O +ciel! quelle nuit! je vois encore toutes ces femmes. + +--Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-t-il ici? + +--Je te parle d'un rêve, imbécile! Quand tu resteras là immobile au +lieu de me donner à boire! + +--Cela me suffit, monsieur; je vais demander d'autre limonade. + +Et, s'avançant à la porte, il cria du haut de l'escalier: + +--Eh! Germain? Étienne! Louis! + +L'aubergiste répondit d'en bas: + +--On y va, monsieur, on y va; c'est qu'ils viennent de m'aider à courir +après la folle. + +--Quelle folle? dit Cinq-Mars s'avançant hors de son lit. + +L'aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit avec respect: + +--Ce n'est rien, monsieur le marquis; c'est une folle qui est arrivée à +pied ici cette nuit, et qu'on avait fait coucher près de cette chambre; +mais elle vient de s'échapper: on n'a pas pu la rattraper. + +--Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et passant la main +sur ses yeux, je n'ai donc pas rêvé? Et ma mère, où est-elle? et le +maréchal, et... Ah! c'est un songe affreux. Sortez tous. + +En même temps il se retourna du côté du mur, et ramena encore les +couvertures sur sa tête. + +L'aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son front avec +le bout du doigt en regardant Grandchamp, comme pour lui demander si +son maître était aussi en délire. + +Celui-ci fit signe de sortir en silence; et pour veiller pendant +le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondément endormi, il +s'assit seul dans un grand fauteuil de tapisserie, en exprimant des +citrons dans un verre d'eau, avec un air aussi grave et aussi sévère +qu'Archimède calculant les flammes de ses miroirs. + + + + +CHAPITRE VII + +LE CABINET + + Les hommes ont rarement le courage d'être tout à fait bons ou + tout à fait méchants. + + MACHIAVEL. + + +Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôt il va suivre en paix +une grande et belle route. Puisque nous avons la liberté de promener +nos yeux sur tous les points de la carte, arrêtons-les sur la ville de +Narbonne. + +Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin de là , ses flots bleuâtres +sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans cette cité semblable à +celle d'Athènes; mais pour trouver celui qui y règne, suivez cette rue +inégale et obscure, montez les degrés du vieux archevêché, et entrons +dans la première et la plus grande des salles. + +Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de hautes fenêtres +en ogive, dont la partie supérieure seulement avait conservé les +vitraux bleus, jaunes et rouges, qui répandaient une lueur mystérieuse +dans l'appartement. Une table ronde énorme la remplissait dans toute sa +largeur, du côté de la grande cheminée; autour de cette table, couverte +d'un tapis bariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient +assis et courbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier +des lettres qu'on leur passait d'une table plus petite. D'autres hommes +debout rangeaient les papiers dans les rayons d'une bibliothèque, que +les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, et ils +marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle était garnie. + +Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût entendu les ailes +d'une mouche. Le seul bruit qui s'élevât était celui des plumes qui +couraient rapidement sur le papier, et une voix grêle qui dictait, +en s'interrompant pour tousser. Elle sortait d'un immense fauteuil +à grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des chaleurs de +la saison et du pays. C'était un de ces fauteuils qu'on voit encore +dans quelques vieux châteaux, et qui semblent faits pour s'endormir en +lisant sur eux, quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment +est soigné: un croissant de plumes y soutient les reins; si la tête +se penche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts de +soie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu'il est +permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pères avaient +pour but d'éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en +tombant. + +Mais quittons cette digression pour parler de l'homme qui s'y trouvait +et qui n'y dormait pas. Il avait le front large et quelques cheveux +fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à +laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse +que l'on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII. +Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d'avouer que +Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir +douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites +moustaches grises et par une _royale_, ornement alors à la mode, et +qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait +sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe +de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins +qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu. + +Il avait très près de lui, autour de la plus petite table dont il a +été question, quatre jeunes gens de quinze à vingt ans: ils étaient +pages ou domestiques, selon l'expression du temps, qui signifiait alors +familier, ami de la maison. Cet usage était un reste de patronage +féodal demeuré dans nos moeurs. Les cadets gentilshommes des plus +hautes familles recevaient des _gages_ des grands seigneurs, et leur +étaient dévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le +premier venu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous +parlons rédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné la +substance; et, après un coup d'oeil du maître, ils les passaient aux +secrétaires, qui les mettaient au net. Le Cardinal-duc, de son côté, +écrivait sur son genou des notes secrètes sur de petits papiers, qu'il +glissait dans presque tous les paquets avant de les fermer de sa propre +main. + +Il y avait quelques instants qu'il écrivait, lorsqu'il aperçut, dans +une glace placée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant +quelques lignes interrompues, sur une feuille d'une taille inférieure +à celle du papier ministériel; il se hâtait d'y mettre quelques mots, +puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu'il était chargé +de remplir à son grand regret; mais, placé derrière le Cardinal, il +espérait que sa difficulté à se retourner l'empêcherait de s'apercevoir +du petit manège qu'il semblait exercer avec assez d'habitude. Tout à +coup, Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit: + +--Venez ici, monsieur Olivier. + +Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour ce pauvre enfant, +qui paraissait n'avoir que seize ans. Il se leva pourtant très vite, et +vint se placer debout devant le ministre, les bras pendants et la tête +baissée. + +Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas plus que des +soldats lorsque l'un d'eux tombe frappé d'une balle, tant ils étaient +accoutumés à ces sortes d'appels. Celui-ci pourtant s'annonçait d'une +manière plus vive que les autres. + +--Qu'écrivez-vous là ? + +--Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte. + +--Quoi? + +--Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance. + +--Point de détours, monsieur, vous faites autre chose. + +--Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux, c'était un billet +à une de mes cousines. + +--Voyons-le. + +Alors un tremblement universel l'agita, et il fut obligé de s'appuyer +sur la cheminée en disant à demi-voix: + +--C'est impossible. + +--Monsieur le vicomte Olivier d'Entraigues, dit le ministre sans +marquer la moindre émotion, vous n'êtes plus à mon service. + +Et le page sortit, il savait qu'il n'y avait pas à répliquer; il +glissa son billet dans sa poche, et, ouvrant la porte à deux battants, +justement assez pour qu'il y eût place pour lui, il s'y glissa comme un +oiseau qui s'échappe de sa cage. + +Le ministre continua les notes qu'il traçait sur son genou. + +Les secrétaires redoublaient de silence et d'ardeur, lorsque la porte +s'ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître, entre les deux +battants, un capucin qui, s'inclinant les bras croisés sur la poitrine, +semblait attendre l'aumône ou l'ordre de se retirer. Il avait un teint +rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez +doux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils qui se +joignaient au milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé, +malfaisant et sinistre; une barbe plate et rousse à l'extrémité, et le +costume de l'ordre de Saint-François dans toute son horreur, avec des +sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s'essuyer +sur un tapis. + +Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande sensation +dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot +commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se +tenait toujours debout, les uns le saluant en passant, les autres +détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par +derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque +tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une profonde +révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais, sitôt qu'elle +fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s'asseoir auprès du +Cardinal, qui, l'ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit +une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement +comme pour attendre une nouvelle, et ne pouvant s'empêcher de froncer +le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou de quelque autre animal +désagréable. + +Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce +qu'il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans +ces conversations profondes et pénibles dont il s'était reposé pendant +quelques jours dans un pays dont l'air lui était favorable, et dont +le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s'était +changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs +pour qu'il pût oublier, pendant son absence, qu'elle devait revenir. +Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu'alors infatigable, +il attendait sans impatience, pour la première fois de ses jours +peut-être, le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes +les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait seul la vie +et le mouvement à la France. Il ne s'attendait pas à la visite qu'il +recevait alors, et la vue d'un de ces hommes qu'il _trempait dans le +crime_, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes +habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper le nuage de +mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées. + +Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de +ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort +que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcément dans le +monde réel. + +Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le premier, le fit +assez brusquement. + +--Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous? + +--Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes, +sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je +songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m'ont trop +détourné de cette unique pensée: et je me repens d'avoir employé +quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes +tragédies d'_Europe_ et de _Mirame_, malgré la gloire que j'en ai +tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans +l'avenir. + +Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut d'abord +surpris de ce début; mais il connaissait trop son maître pour en rien +témoigner, et sachant bien par où il le ramènerait à d'autres idées, il +entra dans les siennes sans hésiter. + +--Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un air de regret, +et la France gémira de ce que ces oeuvres immortelles ne sont pas +suivies de productions semblables. + +--Oui, mon cher Joseph, c'est en vain que des hommes tels que +Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre +Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que +les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche, +je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe, dans mes +heures de repos, que de ma _Méthode des controverses_ et du livre sur +la _Perfection du chrétien_. Je songe que j'ai cinquante-six ans et une +maladie qui ne pardonne guère. + +--Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre +Éminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de +l'humeur, et qui voulait en sortir au plus vite. + +Le rouge monta au visage du Cardinal. + +--Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur, +et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau? + +--Nous étions convenus déjà , monseigneur, de remplacer mademoiselle +d'Hautefort; nous l'avons éloignée comme mademoiselle de La Fayette, +c'est fort bien; mais sa place n'est pas remplie, et le Roi... + +--Eh bien? + +--Le Roi a des idées qu'il n'avait pas eues encore. + +--Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le +ministre avec ironie. + +--Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de +favori vacante? Ce n'est pas prudent, permettez que je le dise. + +--Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte +d'effroi; et lesquelles? + +--Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, dit le Capucin à voix basse, de +la rappeler de Cologne. + +--Marie de Médicis! s'écria le Cardinal en frappant sur les bras de +son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant! elle ne +rentrera pas sur le sol de France, d'où je l'ai chassée pied par pied! +L'Angleterre n'a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint +de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non, cette idée +n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère, +quelle perfidie! non, il n'aurait jamais osé y penser... + +Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard +pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph: + +--Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots +précis. + +--Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur: «Je sens +bien que l'un des premiers devoirs d'un chrétien est d'être bon fils, +et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience.» + +--Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expressions; c'est le père +Caussin, c'est son confesseur qui me trahit! s'écria le Cardinal. +Perfide jésuite! je t'ai pardonné ton intrigue de La Fayette mais je ne +te passerai pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur, +Joseph, il est l'ennemi de l'État, je le vois bien. Mais aussi j'ai agi +avec négligence depuis quelques jours; je n'ai pas assez hâté l'arrivée +de ce petit d'Effiat, qui réussira, sans doute: il est bien fait et +spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je mériterais une bonne disgrâce +moi-même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné +mes instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélité +à mes ordres! quel oubli! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci +pour l'autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père +Sirmond... + +Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à écrire, et le +Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps +après, il osa faire remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, et +les apprit par coeur comme les commandements de l'Église. Ils nous +sont demeurés comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme peut +arracher à force de temps, d'intrigues et d'audace: + +I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre +trois qualités: 1º qu'il n'ait pas d'autre passion que son prince; 2º +qu'il soit habile et fidèle; 3º qu'il soit ecclésiastique. + +II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre. + +III. Ne doit jamais changer son premier ministre. + +IV. Doit lui dire toutes choses. + +V. Lui donner libre accès auprès de sa personne. + +VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple. + +VII. De grands honneurs et de grands biens. + +VIII. Un prince n'a pas de plus riche trésor que son premier ministre. + +IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu'on dit contre son premier +ministre, ni se plaire à en entendre médire. + +X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu'on a dit +contre lui, _quand même on aurait exigé du prince qu'il garderait le +secret_. + +XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais son +premier ministre à tous ses parents. + +Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants +encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres +à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui. + +Tandis qu'il dictait son instruction, en lisant sur un petit papier +écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s'emparer de +lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut au bout, il tomba au fond de son +fauteuil, les bras croisés et la tête penchée sur son estomac. + +Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui +demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit sortir du fond de sa +poitrine ces paroles lugubres et mémorables: + +--Quel ennui profond! quelles interminables inquiétudes! Si l'ambitieux +me voyait, il fuirait dans un désert. Qu'est-ce que ma puissance? Un +misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon +étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente +inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n'ose pas me fuir; +mais on me l'enlève: il me glisse entre les doigts... Que de choses +j'aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus! +Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre! que reste-t-il +de génie pour les entreprises? J'ai l'Europe dans ma main, et je +suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire de porter mes +regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont renfermés +dans mon étroit cabinet? Ses six pieds d'espace me donnent plus de +peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc ce qu'est un premier +ministre! Enviez-moi mes gardes à présent! + +Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque +accident, et il lui prit une toux violente et longue qui finit par un +léger crachement de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait +saisir une clochette d'or posée sur la table, et, se levant tout à coup +avec la vivacité d'un jeune homme, il l'arrêta et lui dit: + +--Ce n'est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au +découragement; mais ces moments sont courts, et j'en sors plus fort +qu'avant. Pour ma santé, je sais parfaitement où j'en suis; mais il ne +s'agit pas de cela. Qu'avez-vous fait à Paris? Je suis content de voir +le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais: nous le veillerons +mieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir? + +--Une bataille à Perpignan. + +--Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pouvons la lui arranger: +autant vaut cette application qu'une autre à présent. Mais la jeune +Reine, la jeune Reine, que dit-elle? + +--Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspondance découverte, +l'interrogatoire que vous lui fîtes subir! + +--Bah! un madrigal et un moment de soumission lui feront oublier que je +l'ai séparée de sa maison d'Autriche et du pays de son Buckingham. Mais +que fait-elle? + +--D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes +sont à nous, en voici les rapports jour par jour. + +--Je ne me donnerai pas la peine de les lire: tant que le duc de +Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là ; elle peut rêver de +petites conjurations avec Gaston au coin du feu; il s'en tient toujours +aux aimables intentions qu'il a quelquefois, et n'exécute bien que +ses sorties du royaume; il en est à la troisième. Je lui procurerai +la quatrième quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que +tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvre comte n'avait cependant +guère plus d'énergie. + +Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit à rire assez +gaîment pour un homme d'État. + +--Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens. Ils me tenaient +là tous les deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de +lui, armés jusqu'aux dents, et tout prêts à m'expédier comme Concini: +mais le grand Vitry n'était plus là ; ils m'ont laissé parler une heure +fort tranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni +l'un ni l'autre n'a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous +avons su depuis par Chavigny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet +heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout, si +ce n'est ce petit brigand d'abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et +avait l'air de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me +fit monter en carrosse. + +--A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument. + +--Elle est folle! il la perdra si elle s'y attache: c'est un +mousquetaire manqué, un diable en soutane; lisez son _Histoire de +Fiesque_, vous l'y verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai. + +--Eh quoi! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux +de son âge? + +--Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que +ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qu'à sa fraise et à ses aiguillettes; +sa jolie tournure m'en répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je +l'ai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons. + +--Ah! monseigneur, dit le père d'un air de doute, je ne me suis jamais +fié aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en +est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d'Effiat, son père. + +--Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je l'élèverai; au lieu que +le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n'arrête; +il a osé me disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela? +est-ce croyable, à moi? Un petit prestolet, qui n'a d'autre mérite +qu'un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le +mari a pris soin lui-même de l'éloigner. + +Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lorsqu'il parlait +de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu'il voulait +rendre fine et qui ne fut que laide et gauche; il s'imagina que +l'expression de sa bouche, tordue comme celle d'un singe, voulait dire: +_Ah! qui peut résister à monseigneur?_ mais monseigneur y lut: _Je suis +un cuistre qui ne sais rien du grand monde_, et, sans transition, il +dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépêches: + +--Le duc de Rohan est mort, c'est une bonne nouvelle; voilà les +huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur: je l'avais fait condamner +par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt +tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu'importe? +le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre! Comme +elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n'en vois plus guère +qui ne s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes +nos dupes de Versailles; certes, on n'a rien à me reprocher: j'exerce +contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me +traiter au conseil de la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre +en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assassin +maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette peine pour moi. +Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier +faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être +juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, +à qui son Sedan donne de l'orgueil; mais je le lui ferai bien rendre. +C'est une chose merveilleuse que leur aveuglement! ils se croient tous +libres de conspirer, et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au +bout des fils que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois +pour leur donner de l'air et de l'espace. Et pour la mort de leur cher +duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme? + +--Moins que pour l'affaire de Loudun, qui s'est pourtant terminée +heureusement. + +--Quoi! _heureusement?_ J'espère que Grandier est mort? + +--Oui; c'est ce que je voulais dire. Votre Eminence doit être +satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre heures; on n'y pense +plus. Seulement Laubardemont a fait une petite étourderie, qui était de +rendre la séance publique; c'est ce qui a causé un peu de tumulte; mais +nous avons les signalements des perturbateurs que l'on suit. + +--C'est bien, c'est très bien. Urbain était un homme trop supérieur +pour le laisser là ; il tournait au protestantisme; je parierais qu'il +aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres +me l'a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph: il +faut toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soit poussé. Ces +huguenots, vois-tu, sont une vraie république dans l'Etat: si une fois +ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue; ils +établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable. + +--Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre +saint-père le pape! dit Joseph. + +--Ah! interrompit le cardinal, je te vois venir: tu veux me rappeler +son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j'en +parlerai aujourd'hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le +maréchal d'Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans +que nous t'avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que +la pourpre t'irait bien, car les taches de sang ne s'y voient pas. + +Et tous deux se mirent à rire, l'un comme un maître qui accable de tout +son mépris le sicaire qu'il paye, l'autre comme un esclave résigné à +toutes les humiliations par lesquelles on s'élève. + +Le rire qu'avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre +durait encore, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, et un page +annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points; +le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre +le mur, comme une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur +son visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent +successivement, revêtus de déguisements divers: l'un semblait un +soldat suisse; un autre un vivandier; un troisième, un maître maçon; +on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor +secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle +qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer +rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait un paquet de papiers +roulés ou pliés sur la grande table, parlait un instant au Cardinal +dans l'embrasure d'une croisée, et partait. Richelieu s'était levé +brusquement dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire +par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur +eux la porte de sortie. Il fit signe au père Joseph quand le dernier +fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent +les paquets des dépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des +lettres. + +--Le duc de Weimar poursuit ses avantages; le duc Charles est battu; +l'esprit de notre général est assez bon, voici de bons propos qu'il a +tenus à dîner. Je suis content. + +--Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les places de Lorraine; +voici ses conversations particulières... + +--Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce +sera toujours un bon et honnête homme, ne se mêlant point de politique; +pourvu qu'on lui donne une petite armée à disposer comme une partie +d'échecs, n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours +bons amis. + +--Voici le Long-Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes +poursuivent leur projet: voici des massacres en Irlande... Le comte de +Strafford est condamné à mort. + +--A mort! quelle horreur! + +--Je lis: «Sa Majesté Charles Ier n'a pas eu le courage de signer +l'arrêt, mais il a désigné quatre commissaires...» + +--Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre argent. Tombe, +puisque tu es ingrat!... Oh malheureux Wentworth! + +Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait +de jouer avec la vie de tant d'autres, pleura un ministre abandonné +de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l'avait +frappé, et c'était lui-même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa +de lire à haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident +l'imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports +détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de +tout personnage un peu important; rapports qu'il faisait toujours +joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces +rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaient toutes passer par +les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au +prince épurées et telles qu'on voulait les lui faire lire. Les notes +particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le +Cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait +point satisfait: il se promenait fort vite en long et en large dans +l'appartement avec des gestes d'inquiétude, lorsque la porte s'ouvrit +et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avait l'air d'un +enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet +cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet +sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre +mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à +l'oreille de l'enfant, lui parla assez longtemps sans réponse; tout ce +que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle: +_Fais-y bien attention, pas avant douze heures d'ici_. + +Pendant cet _a parte_ du Cardinal, Joseph était occupé à soustraire +de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et +d'Allemagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu'ils +fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philosophie qu'il était +loin d'avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient, il +feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'avaient pas tout +à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui +avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient +une rage profonde sous cette apparente modération, et savaient qu'il +n'était satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Parlement +le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme _injurieux au +Roi en la personne de son ministre l'illustrissime Cardinal_, comme +on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que +l'auteur ne fût pas à la place de l'ouvrage: satisfaction qu'il se +donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier. + +C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se l'avouer à +lui-même, et travaillant longtemps, un an quelquefois, à se persuader +que l'intérêt de l'État y était engagé. Ingénieux à rattacher ses +affaires particulières à celles de la France, il s'était convaincu +lui-même qu'elle saignait des blessures qu'il recevait. Joseph, très +attentif à ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à +part et déroba un livre intitulé: _Mystères politiques du Cardinal de +la Rochelle_; un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre +était: _Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété +sanglante du dieu Mars_. L'honnête avocat Aubery, qui nous a transmis +une des plus fidèles histoires de _l'éminentissime_ Cardinal, est +transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s'écrie +que le _grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis, +inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des +oracles à l'ânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus +indignes du don de la prophétie, l'appelaient à bon titre Cardinal de +la Rochelle, puisqu'il avait, trois ans après leurs écrits, réduit +cette ville, de même que Scipion a été nommé l'Africain pour avoir +subjugué cette_ PROVINCE. Peu s'en fallut que le père Joseph, qui +était nécessairement dans les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes +termes son indignation; car il se rappelait avec douleur la part de +ridicule qu'il avait prise dans le siége de la Rochelle, qui, tout en +n'étant pas une _province_ comme l'Afrique, s'était permis de résister +à _l'éminentissime_ Cardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire +passer les troupes par un égout, se piquant d'être assez habile dans +l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de +cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le +ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la +table. + +--Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette +cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi, qui m'attend à Perpignan; +je le tiens cette fois pour toujours. + +Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les doubles portes +dorées, annoncèrent successivement les plus grands seigneurs de cette +époque, qui avaient obtenu du Roi la permission de le quitter pour +venir saluer le ministre; quelques-uns même, sous prétexte de maladie +ou d'affaires de service, étaient partis à la dérobée pour ne pas être +les derniers dans son antichambre, et le triste monarque s'était trouvé +presque tout seul, comme les autres rois ne se voient d'ordinaire qu'à +leur lit de mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre +aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, et son ministre +un successeur menaçant. + +Deux pages des meilleures maisons de France se tenaient près de la +porte où les huissiers annonçaient chaque personnage qui, dans le +salon précédent, avait trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours +assis dans son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des +courtisans, faisait une inclination de tête aux plus distingués, et +pour les princes seulement s'aidait de ses deux bras pour se soulever +légèrement; chaque courtisan allait le saluer profondément, et, se +tenant debout devant lui près de la cheminée, attendait qu'il lui +adressât la parole; ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait +à faire le tour du salon pour sortir par la même porte par où l'on +entrait, restait un moment à saluer le père Joseph, qui singeait son +maître et que l'on avait pour cela nommé l'Éminence grise, et sortait +enfin du palais, ou bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si +le ministre l'y engageait, ce qui était une marque de la plus grande +faveur. + +Il laissa passer d'abord quelques personnages insignifiants et beaucoup +de mérites inutiles, et n'arrêta cette procession qu'au maréchal +d'Estrées, qui, partant pour l'ambassade de Rome, venait lui faire +ses adieux: tout ce qui suivait cessa d'avancer. Ce mouvement avertit +dans le salon précédent qu'une conversation plus longue s'engageait, +et le père Joseph, paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui +voulait dire d'une part: Souvenez-vous de la promesse que vous venez +de me faire; de l'autre: Soyez tranquille. En même temps, l'adroit +capucin fit voir à son maître qu'il tenait sous le bras une de ses +victimes qu'il préparait à être un docile instrument: c'était un jeune +gentilhomme qui portait un manteau vert très court et une veste de même +couleur, un pantalon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières +d'or dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait +bien en secret, mais point dans le sens de son maître; il ne pensait +qu'à être cardinal, et se préparait d'autres intelligences en cas de +défection de la part du premier ministre. + +--Dites à Monsieur qu'il ne se fie pas aux apparences, et qu'il n'a pas +de plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal commence à baisser; et +je crois de ma conscience d'avertir de ses fautes celui qui pourrait +hériter du pouvoir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand +prince une preuve de ma bonne foi, dites-lui qu'on veut faire arrêter +Puy-Laurens, qui est à lui; qu'il le fasse cacher, ou bien le Cardinal +le mettra aussi à la Bastille. + +Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le maître ne +restait pas en arrière et trahissait le serviteur. Son amour-propre et +un reste de respect pour les choses de l'Église le faisaient souffrir +à l'idée de voir le méprisable agent couvert du même chapeau qui était +une couronne pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près +de l'emploi passager de ministre. Parlant donc à demi-voix au maréchal +d'Estrées: + +--Il n'est pas nécessaire, lui dit-il, de persécuter plus longtemps +Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous voyez là -bas; c'est bien +assez que Sa Majesté ait daigné le nommer au cardinalat, nous concevons +les répugnances de Sa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre +romaine. + +Puis, passant de cette idée aux choses générales: + +--Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le Saint-Père à notre +égard; qu'avons-nous fait qui ne fût pour la gloire de notre sainte +mère l'Église catholique? J'ai dit moi-même la première messe à la +Rochelle, et vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre +habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal de La Valette +vient de commander glorieusement dans le Palatinat. + +--Et vient de faire une très belle retraite, dit le maréchal, appuyant +légèrement sur le mot _retraite_. + +Le ministre continua, sans faire attention à ce petit mot de jalousie +de métier et en élevant la voix: + +--Dieu a montré qu'il ne dédaignait pas d'envoyer l'esprit de victoire +à ses Lévites, car le duc de Weimar n'aida pas plus puissamment à la +conquête de la Lorraine que ce pieux cardinal, et jamais une armée +navale ne fut mieux commandée que par notre archevêque de Bordeaux à la +Rochelle. + +On savait que dans ce moment le ministre était assez aigri contre ce +prélat, dont la hauteur était telle et les impertinences si fréquentes, +qu'il y avait eu deux affaires assez désagréables dans Bordeaux. Il y +avait quatre ans, le duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, +suivi de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le rencontrant +au milieu de son clergé dans une procession, l'appela insolent et +lui donna deux coups de canne très vigoureux; sur quoi l'archevêque +l'excommunia; et tout récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu +une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu _vingt coups +de canne ou de bâton, comme il vous plaira_, écrivait le Cardinal-duc +au cardinal de La Valette, _et je crois qu'il veut remplir la France +d'excommuniés_. En effet, il excommunia encore le bâton du maréchal, +se souvenant qu'autrefois le pape avait forcé le duc d'Epernon à lui +demander pardon; mais Vitry, qui avait fait assassiner le maréchal +d'Ancre, était trop bien en cour pour cela, et l'archevêque fut battu +et de plus grondé par le ministre. + +M. d'Estrées pensa donc avec assez de tact qu'il pouvait y avoir un peu +d'ironie dans la manière dont le Cardinal vantait les talents guerriers +et maritimes de l'archevêque, et lui répondit avec un sang-froid +inaltérable: + +--En effet, monseigneur, personne ne peut dire que ce soit sur mer +qu'il ait été battu. + +Son Eminence ne peut s'empêcher de sourire; mais, voyant que +l'expression électrique de ce sourire en avait fait naître d'autres +dans la salle, et des chuchotements et des conjectures, il reprit toute +sa gravité sur-le-champ, et prenant le bras familièrement au maréchal: + +--Allons, allons, monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous avez la répartie +bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal Albornos, ni tous +les Borgia du monde, ni tous les efforts de leur Espagne près du +Saint-Père. + +Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui comme pour +s'adresser au salon silencieux et captivé: + +--J'espère, continua-t-il, qu'on ne nous persécutera plus comme l'on +fit autrefois pour avoir fait une juste alliance avec l'un des plus +grands hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe est mort, le roi +catholique n'aura plus de prétexte pour solliciter l'excommunication +du roi très chrétien. N'êtes-vous pas de mon avis, mon cher seigneur? +dit-il en s'adressant au cardinal de La Valette qui s'approchait et +n'avait heureusement rien entendu sur son compte. Monsieur d'Estrées, +restez près de notre fauteuil: nous avons encore bien des choses à vous +dire, et vous n'êtes pas de trop dans toutes nos conversations, car +nous n'avons pas de secrets; notre politique est franche et au grand +jour: l'intérêt de Sa Majesté et de l'Etat, voilà tout. + +Le maréchal fit un profond salut, se rangea derrière le siège du +ministre, et laissa sa place au cardinal de La Valette, qui, ne cessant +de se prosterner, et de flatter et de jurer dévouement et totale +obéissance au Cardinal, comme pour expier la roideur de son père le +duc d'Epernon, n'eut aussi de lui que quelques mots vagues et une +conversation distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa +de regarder à la porte quelle personne lui succédait. Il eut même le +chagrin de se voir interrompu brusquement par le Cardinal-duc, qui +s'écria, au moment le plus flatteur de son discours mielleux: + +--Ah! c'est donc vous enfin, mon cher Fabert! Qu'il me tardait de vous +voir pour vous parler du siège! + +Le général salua d'un air brusque et assez gauchement le Cardinal +généralissime, et lui présenta les officiers venus du camp avec lui. Il +parla quelque temps des opérations du siège, et le Cardinal semblait +lui faire, en quelque sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus +tard ses ordres sur le champ de bataille même; il parla aux officiers +qui le suivaient, les appelant par leurs noms et leur faisant des +questions sur le camp. + +Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc d'Angoulême; ce +Valois, après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait devant +Richelieu. Il sollicitait un commandement qu'il n'avait eu qu'en +troisième au siège de la Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin, +toujours souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune. + +Le duc d'Halluin vint après eux: le Cardinal interrompit les +compliments qu'il leur adressait pour lui dire à haute voix: + +--Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que le Roi a créé en +votre faveur un office de maréchal de France; vous signerez Schomberg, +n'est-il pas vrai? A Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. +Mais pardon, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque chose +d'important à me dire. + +--Oh! mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seulement vous dire que +ce pauvre jeune homme, que vous avez daigné regarder comme à votre +service, meurt de faim. + +--Ah! comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous de choses semblables? +Votre petit Corneille ne veut rien faire de bon; nous n'avons vu que +_le Cid_ et _les Horaces_ encore; qu'il travaille, qu'il travaille, +on sait qu'il est à moi, c'est désagréable pour moi-même. Cependant, +puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension de cinq cents +écus sur ma cassette. + +Et le trésorier de l'épargne se retira, charmé de la libéralité du +ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez de bonté, la dédicace de +_Cinna_, où le grand Corneille compare son âme à celle d'Auguste, et le +remercie d'avoir fait l'aumône à _quelques Muses_. + +Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en disant que la +matinée s'avançait et qu'il était temps de partir pour aller trouver le +Roi. + +En cet instant même, et comme les plus grands seigneurs s'approchaient +pour l'aider à marcher, un homme en robe de maître des requêtes +s'avança vers lui en saluant avec un sourire avantageux et confiant +qui étonna tous les gens habitués au grand monde; il semblait dire: +_Nous avons des affaires secrètes ensemble; vous allez voir comme il +sera bien pour moi; je suis chez moi dans son cabinet_. Sa manière +lourde et gauche trahissait pourtant un être très inférieur: c'était +Laubardemont. + +Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui, et lança un +regard de feu à Joseph; puis, se tournant vers ceux qui l'entouraient, +il dit avec un rire amer: + +--Est-ce qu'il y a quelque criminel autour de nous? + +Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus rouge que sa +robe; et, précédé de la foule des personnages qui devaient l'escorter +en voiture ou à cheval, il descendit le grand escalier de l'archevêché. + +Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent avec +stupéfaction ce départ royal. + +Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse litière de forme +carrée, dans laquelle il devait voyager jusqu'à Perpignan, ses +infirmités ne lui permettant ni d'aller en voiture, ni de faire toute +cette route à cheval. Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit, +une table, et une petite chaise pour un page qui devait écrire ou lui +faire la lecture. Cette machine, couverte de damas couleur de pourpre, +fut portée par dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient; +ils étaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service +d'honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie. Le +duc d'Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d'Estrées, Fabert et +d'autres dignitaires étaient à cheval aux portières. On distinguait le +cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que +Chavigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille, +dont il était menacé, disait-on. + +Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardinal, ses +médecins et son confesseur; huit voitures et quatre chevaux pour ses +gentilshommes, et vingt-quatre mulets pour ses bagages; deux cents +mousquetaires à pied l'escortaient de très près; sa compagnie de +gens d'armes de la garde et ses chevau-légers, tous gentilshommes, +marchaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques chevaux. + +Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se rendit en peu de +jours à Perpignan. La dimension de la litière obligea plusieurs fois de +faire élargir les chemins et abattre les murailles de quelques _villes +et villages_ où elle ne pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs +des manuscrits du temps, tous pleins d'une sincère admiration pour ce +luxe, _en sorte qu'il semblait un conquérant qui entre par la brèche_. +Nous avons cherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit des +propriétaires ou habitants des maisons qui s'ouvraient à son passage +où la même admiration fût témoignée, et nous avouons ne l'avoir pu +trouver. + + + + +CHAPITRE VIII + +L'ENTREVUE + + Mon génie étonné tremble devant le sien. + + +Le pompeux cortège du Cardinal s'était arrêté à l'entrée du camp; +toutes les troupes sous les armes étaient rangées dans le plus bel +ordre, et ce fut au bruit du canon et de la musique successive de +chaque régiment que la litière traversa une longue haie de cavalerie +et d'infanterie, formée depuis la première tente jusqu'à celle du +ministre, disposée à quelque distance du quartier royal, et que la +pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin. Chaque +chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu +sous sa tente, congédia sa suite, s'y enferma, attendant l'heure de +se présenter chez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son +escorte s'y était porté individuellement, et, sans entrer dans la +demeure royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes +de coutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez +le prince. Les courtisans s'y rencontraient et se promenaient par +groupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaient +avec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ils +appartenaient. D'autres chuchotaient longtemps et donnaient des signes +d'étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient que +quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Un singulier +dialogue, entre mille autres, s'éleva dans un coin de la galerie +principale. + +--Puis-je savoir, monsieur l'abbé, pourquoi vous me regardez d'une +manière si assurée? + +--Parbleu! monsieur de Launay, c'est que je suis curieux de voir ce que +vous allez faire. Tout le monde abandonne votre Cardinal-duc depuis +votre voyage en Touraine; vous n'y pensez pas, allez donc causer un +moment avec les gens de Monsieur ou de la Reine; vous êtes en retard +de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vient de +toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feu comte de +Soissons, que je pleurerai toute ma vie. + +--Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous entends assez; c'est +un appel que vous me faites l'honneur de m'adresser. + +--Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en saluant avec toute la +gravité du temps; je cherchais l'occasion de vous appeler au nom de M. +d'Attichi, mon ami, avec qui vous eûtes quelque chose à Paris. + +--Monsieur l'abbé, je suis à vos ordres; je vais chercher mes seconds, +cherchez les vôtres. + +--Ce sera à cheval, avec l'épée et le pistolet, n'est-il pas vrai? +ajouta Gondi, avec le même air dont on arrangerait une partie de +campagne, en époussetant la manche de sa soutane avec le doigt. + +--Si tel est votre bon plaisir, reprit l'autre. + +Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec grande +politesse et de profondes révérences. + +Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et repassait autour +d'eux dans la galerie. Ils s'y mêlèrent pour chercher leurs amis. +Toute l'élégance des costumes du temps était déployée par la cour +dans cette matinée: les petits manteaux de toutes les couleurs, en +velours, en satin, brodés d'or ou d'argent, des croix de Saint-Michel +et du Saint-Esprit, les fraises, les plumes nombreuses des chapeaux, +les aiguillettes d'or, les chaînes qui suspendaient de longues épées, +tout brillait, tout étincelait, moins encore que le feu des regards de +cette jeunesse guerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels +et éclatants. Au milieu de cette assemblée passaient lentement des +personnages graves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux +gentilshommes. + +Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très basse, se promenait parmi +la foule, fronçant les sourcils, fermant à demi les yeux pour mieux +voir, et relevant sa moustache, car les ecclésiastiques en portaient +alors. Il regardait chacun sous le nez pour reconnaître ses amis, et +s'arrêta enfin à un jeune homme d'une fort grande taille, vêtu de noir +de la tête aux pieds, et dont l'épée même était d'acier bronzé fort +noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque l'abbé de Gondi +le tira à part: + +--Monsieur de Thou, lui dit-il, j'aurai besoin de vous pour second +dans une heure, à cheval, avec l'épée et le pistolet, si vous voulez me +faire cet honneur... + +--Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à fait et à tout +venant. Où nous trouverons-nous? + +--Devant le bastion espagnol, s'il vous plaît. + +--Pardon si je retourne à une conversation qui m'intéressait beaucoup; +je serai exact au rendez-vous. + +Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il avait dit tout +ceci avec une voix fort douce, le plus inaltérable sang-froid, et même +quelque chose de distrait. + +Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction, et continua +sa recherche. + +Il ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les jeunes +seigneurs auxquels il s'adressa, car ils le connaissaient mieux que M. +de Thou, et, du plus loin qu'ils le voyaient venir, ils cherchaient à +l'éviter, ou riaient de lui-même avec lui, et ne s'engageaient point à +le servir. + +--Eh! l'abbé, vous voilà encore à chercher; je gage que c'est un second +qu'il vous faut? dit le duc de Beaufort. + +--Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que c'est contre +quelqu'un du Cardinal-duc. + +--Vous avez raison tous deux, messieurs; mais depuis quand riez-vous +des affaires d'honneur? + +--Dieu m'en garde! reprit M. de Beaufort; des hommes d'épée comme nous +sommes vénèrent toujours tierce, quarte et octave; mais, quant aux plis +de la soutane, je n'y connais rien. + +--Parbleu, monsieur, vous savez bien qu'elle ne m'embarrasse pas le +poignet, et je le prouverai à qui voudra. Je ne cherche du reste qu'à +jeter ce froc aux orties. + +--C'est donc pour le déchirer que vous vous battez si souvent? dit +La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes +dessous. + +Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne voulant pas +perdre plus de temps à de mauvaises plaisanteries; mais il n'eut +pas plus de succès ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes de +la jeune Reine, qu'il supposait mécontents du Cardinal, et heureux +par conséquent de se mesurer avec ses créatures, l'un lui dit fort +gravement: + +--Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se passer? Le Roi a dit +tout haut: «Que notre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve +de Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps exilée.» _Impérieux_, +monsieur l'abbé, sentez-vous cela? Le Roi n'avait encore rien dit +d'aussi fort contre lui. _Impérieux!_ c'est une disgrâce complète. +Vraiment, personne n'osera plus lui parler; il va quitter la cour +aujourd'hui certainement. + +--On m'a dit cela, monsieur; mais j'ai une affaire... + +--C'est heureux pour vous, qu'il arrêtait tout court dans votre +carrière. + +--Une affaire d'honneur... + +--Au lieu que Mazarin est pour vous... + +--Mais voulez-vous, ou non, m'écouter? + +--Ah! s'il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui sortir de +la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et la jolie petite +épinglière; il en a même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous +sommes fort pressés; adieu, adieu... + +Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans écouter un +mot de plus, marcha vite dans la galerie et se perdit dans la multitude +des passants. + +Le pauvre abbé restait donc fort mortifié de ne pouvoir trouver +qu'un second, et regardait tristement s'écouler l'heure et la foule, +lorsqu'il aperçut un jeune gentilhomme qui lui était inconnu, assis +près d'une table et appuyé sur son coude d'un air mélancolique. +Il portait des habits de deuil qui n'indiquaient aucun attachement +particulier à une grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre +sans impatience le moment d'entrer chez le Roi, il regardait d'un air +insouciant ceux qui l'entouraient et semblait ne les pas voir et n'en +connaître aucun. + +Gondi, jetant les yeux sur lui, l'aborda sans hésiter. + +--Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n'ai pas l'honneur de vous +connaître; mais une partie d'escrime ne peut jamais déplaire à un +homme comme il faut; et, si vous voulez être mon second, dans un quart +d'heure nous serons sur le pré. Je suis Paul de Gondi, et j'ai appelé +M. de Launay, qui est au Cardinal, fort galant homme d'ailleurs. + +L'inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui répondit sans +changer d'attitude: + +--Et quels sont ses seconds? + +--Ma foi, je n'en sais rien; mais que vous importe qui le servira? On +n'en est pas plus mal avec ses amis pour leur avoir donné un petit coup +de pointe. + +L'étranger sourit nonchalamment, resta un instant à passer sa main +dans ses longs cheveux châtains, et lui dit enfin avec indolence et +regardant à une grosse montre ronde suspendue à sa ceinture: + +--Au fait, monsieur, comme je n'ai rien de mieux à faire et que je n'ai +pas d'amis ici, je vous suis: j'aime autant faire cela qu'autre chose. + +Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes noires, il partit +lentement, suivant le martial abbé, qui allait vite devant lui et +revenait le hâter, comme un enfant qui court devant son père, ou un +jeune carlin qui va et revient vingt fois avant d'arriver au bout d'une +allée. + +Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ouvrirent les +grands rideaux qui séparaient la galerie de la tente du roi, et le +silence s'établit partout. On commença à entrer successivement et avec +lenteur dans la demeure passagère du prince. Il reçut avec grâce toute +sa cour, et c'était lui-même qui le premier s'offrait à la vue de +chaque personne introduite. + +Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout +le roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne; son +costume était fort élégant: une sorte de veste couleur chamois, avec +les manches ouvertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le +couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausse large et flottant ne +lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était +ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant +guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, +étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles +semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau +de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le +bras gauche du roi, appuyé sur le pommeau de son épée. + +Il avait la tête découverte, et l'on voyait parfaitement sa figure +pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente +laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors +augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi +l'expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique, +à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des +Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard; +ses yeux semblaient rougis par les larmes et voilés par un sommeil +perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré. + +Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'écouter avec +attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu'il attendait à +chaque minute, en se balançant un peu d'un pied sur l'autre, habitude +héréditaire de sa famille; il parlait avec assez de vitesse, mais +s'interrompant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de la +main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément. + +Il y avait deux heures pour ainsi dire que l'on passait devant le Roi +sans que le Cardinal eût paru, toute la cour était accumulée et serrée +derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolongeaient +derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à +séparer les noms des courtisans que l'on annonçait. + +--Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal, dit le Roi en se +retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour +l'encourager à répondre. + +--Sire, on le croit fort malade en cet instant, répartit celui-ci. + +--Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le +duc de Beaufort. + +--Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux +du Cardinal sont toujours si mystérieux, que nous avouons n'y rien +connaître. + +Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des +forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable, +mais si difficile à soulever. Il croyait presque y avoir réussi, +et, soutenu par l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il +s'applaudissait déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême +et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se croyait. Un +trouble involontaire au fond du coeur lui disait bien que, cette heure +passée, tout le fardeau de l'Etat allait retomber sur lui seul; mais il +parlait pour s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant +le sentiment intime qu'il avait de son impuissance à régner, il ne +laissait plus flotter son imagination sur le résultat des entreprises, +se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui +peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaient sur ses lèvres. + +--Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de loin à +Fabert.--Eh bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour La +Valette. + +Puis touchant le bras de Mazarin: + +--Il n'est pas si difficile que l'on croit de mener tout un royaume, +n'est-ce pas? + +L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le commun des +courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre: + +--Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et +au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses +instruments et à les diriger, et... + +Mais le duc de Beaufort, l'interrompant avec cette confiance, cette +voix élevée et cet air qui lui méritèrent par la suite le surnom +d'_Important_, s'écria tout haut de sa tête: + +--Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme +un cheval avec l'éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons +cavaliers, on n'a qu'à prendre parmi nous tous. + +Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de faire son effet, car +deux huissiers à la fois crièrent:--Son Eminence! + +Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit; +mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui +n'échappa point au ministre. + +Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur +deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de +cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s'avança vers le Roi +lentement, et s'arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances +qui l'y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu'il +avait en face. Un coup d'oeil lui suffit. + +Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et, de tous ceux qui +la remplissaient, pas un n'eut l'assurance de le saluer ou de jeter +un regard sur lui; La Valette même feignait d'être fort occupé d'une +conversation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, +affecta de le saluer légèrement et de continuer un _a parte_ à voix +basse avec le duc de Beaufort. + +Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s'arrêter et de +passer du côté de la foule des courtisans, comme s'il eût voulu s'y +confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près; ils +reculèrent tous, comme à l'aspect d'un lépreux; le seul Fabert s'avança +vers lui avec l'air franc et brusque qui lui était habituel, et, +employant dans son langage les expressions de son métier: + +--Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d'eux comme un +boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux. + +--Et vous tenez ferme devant moi comme devant l'ennemi, dit le +Cardinal-duc; vous n'en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert. + +Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et, +donnant à ses traits mobiles l'expression d'une tristesse profonde, lui +fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe +du Roi, de sorte que l'on pouvait les prendre de là pour ces saluts +froids et précipités que l'on fait à quelqu'un dont on veut se défaire, +et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d'une discrète et +silencieuse douleur. + +Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard +fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers +imminents, il s'appuya de nouveau sur ses pages, et, sans attendre +un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti +et marcha directement vers lui en traversant la tente dans toute sa +longueur. Personne ne l'avait perdu de vue, tout en faisant paraître +le contraire, et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi; tous les +courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter. + +Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit lui manquant +totalement, il demeura immobile et attendit avec un regard glacé, qui +était sa seule force, force d'inertie très grande dans un prince. + +Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'inclina pas; mais, sans +changer d'attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur +l'épaule des deux enfants à demi courbés, il dit: + +--Sire, je viens supplier Votre Majesté de m'accorder enfin une +retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé +chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; l'éternité +s'approche pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais +le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez +remis entre les mains un royaume faible et divisé; je vous le rends +uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon oeuvre est +accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à +Cîteaux, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière +et la méditation. + +Le Roi, choqué de quelques expressions hautaines de ces paroles, ne +donna aucun des signes de faiblesse qu'attendait le Cardinal, et qu'il +lui avait vus toutes les fois qu'il l'avait menacé de quitter les +affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le +regarda en roi et dit froidement: + +--Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et +nous vous souhaitons le repos que vous demandez. + +Richelieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de colère qui ne laissa +nulle trace sur ses traits. «Voilà bien cette froideur, se dit-il +en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne +m'échapperas pas ainsi.» Il reprit la parole en s'inclinant: + +--La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre +Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé +de mes deniers dans Paris. + +Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise +agita un moment la cour attentive. + +--Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu'elle veuille +m'accorder la révocation d'une rigueur que j'ai provoquée (je l'avoue +publiquement), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile +au repos de l'État. Oui, quand j'étais de ce monde, j'oubliais trop +mes plus anciens sentiments de respect et d'attachement pour le bien +général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je +vois que j'ai eu tort; et je me repens. + +L'attention redoubla, et l'inquiétude du Roi devint visible. + +--Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours aimée, malgré +ses torts envers vous et l'éloignement que les affaires du royaume +me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j'ai dû beaucoup, et +qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre +vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de +l'exil: je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère. + +Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loin de +s'attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur +toutes les physionomies. On attendait en silence les paroles royales. +Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce +regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous +les services infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, +sa surprenante capacité, et s'étonna d'avoir voulu s'en séparer; il +se sentit profondément attendri à cette demande, qui allait chercher +sa colère au fond de son coeur pour l'en arracher, et lui faisait +tomber des mains la seule arme qu'il eût contre son ancien serviteur; +l'amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses +yeux; heureux d'accorder ce qu'il désirait le plus au monde, il tendit +la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon. Le +Cardinal s'inclina, la baisa avec respect; et son coeur, qui aurait dû +se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d'un orgueilleux +triomphe. + +Le prince, touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers +sa cour, et dit d'une voix très émue: + +--Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître +un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais, +j'espère, puisqu'il a un coeur aussi bon que sa tête. + +Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du manteau du +Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant, et le jeune Mazarin en +fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage +rayonnant de joie et d'attendrissement avec l'admirable souplesse +italienne. Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'autre +sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit que le second, +quoique moins direct, n'adressait au prince que les remercîments que +pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l'un l'encens +qu'il destinait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe +de tête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, et +se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un +étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.--Le +maréchal d'Estrées et tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulême, +le duc d'Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les +grands officiers de l'armée et de la couronne l'entouraient, et +chacun d'eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût +achevé pour apporter le sien, craignant qu'on ne s'emparât du madrigal +flatteur qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation qu'il +inventait. Pour Fabert, il s'était retiré dans un coin de la tente, +et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il +causait avec Montrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis +jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait +trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une extrême +maladresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en +vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues; et on +disait qu'il revenait d'une bataille gagnée comme le cheval du Roi de +la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la +curée, sans chercher à rappeler la part qu'il avait eue au triomphe. + +L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes +de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux +interrompu par des rires agréables, et l'éclat des protestations +d'attachement, étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix +du Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier:--Cette pauvre +Reine! nous allons donc la revoir! je n'aurais jamais osé espérer +ce bonheur avant de mourir! Le Roi l'écoutait avec confiance et ne +cherchait pas à cacher sa satisfaction:--C'est vraiment une idée qui +lui est venue d'en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel +on m'avait tant fâché, ne songeait qu'à l'union de ma famille; depuis +la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté de plus vive satisfaction +qu'en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le +royaume. + +En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l'oreille du prince. + +--Un courrier de Cologne? dit le Roi; qu'il m'attende dans mon cabinet. + +Puis, n'y tenant pas:--J'y vais, j'y vais, dit-il. Et il entra seul +dans une petite tente carrée attenante à la grande. On y vit un jeune +courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s'abaissèrent sur +le Roi. + +Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les +adorations; mais on s'aperçut qu'il ne les recevait plus avec la même +présence d'esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et +témoigna un trouble qui n'était pas joué; ses regards durs et inquiets +se tournaient vers le cabinet: il s'ouvrit tout à coup; le Roi reparut +seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à l'ordinaire +et tremblait de tout son corps; il tenait à la main une large lettre +couverte de cinq cachets noirs. + +--Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecoupée, la Reine-mère +vient de mourir à Cologne, et je n'ai peut-être pas été le premier à +l'apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Cardinal +impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque +des lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi. + +Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux. + +La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de +tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'il était entré, mais +en vainqueur. + + + + +CHAPITRE IX + +LE SIÈGE + + Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione supra la mia + figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli + omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei + in servizio della Chiesa apostolica. + + BENVENUTO CELLINI. + + +Il est des moments dans la vie où l'on souhaite avec ardeur les fortes +commotions pour se tirer des petites douleurs; des époques où l'âme, +semblable au lion de la fable et fatiguée des atteintes continuelles +de l'insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers +de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette +disposition d'esprit, qui naît toujours d'une sensibilité maladive des +organes et d'une perpétuelle agitation du coeur. Las de retourner sans +cesse en lui-même les combinaisons d'événements qu'il souhaitait et +celles qu'il avait à redouter; las d'appliquer à des probabilités tout +ce que sa tête avait de force pour les calculs, d'appeler à son secours +tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes +illustres pour le rapprocher de sa situation présente; accablé de ses +regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes +et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son +voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel +presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables +rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être. + +Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n'avait +pu reprendre assez d'empire sur son esprit pour s'occuper d'autre +chose que de ses chères et douloureuses pensées; et une sorte de +consomption s'emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au +camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d'accepter la +proposition de l'abbé de Gondi; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars +dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si +mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin. + +Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp +assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et +servir comme aides de camp des généraux; il s'y rendit promptement, +fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait +encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du +rendez-vous. Il s'y trouva le premier, et reconnut qu'un petit champ +de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort +bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides; car, outre +que personne n'eût soupçonné des officiers d'aller se battre sous la +ville même qu'ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp +français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon +de prendre ces précautions, car il n'en coûtait pas moins que la tête +alors pour s'être donné la satisfaction de risquer son corps. + +En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps +d'examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait. +Il avait entendu dire que ce n'était pas ces ouvrages que l'on +attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets. +Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l'Albère +et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d'attaque et des +redoutes contre le point accessible; mais pas un soldat de l'armée +n'y était placé; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord +de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique +nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu'un +terrain en apparence marécageux, mais très solide, conduisait jusqu'au +pied du bastion espagnol; que ce poste était gardé avec toute la +négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par +ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et +garnis de quatre pièces de canon d'un énorme calibre, encaissées dans +du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre +une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur. + +Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux +assiégeants l'idée d'attaquer ce point, et aux assiégés celle d'y +multiplier les moyens de défense. Aussi, d'un côté, les postes avancés +et les vedettes étaient fort éloignés; de l'autre, les sentinelles +étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue +escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante +dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et +s'arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des +fossés et du marais. + +--_Senor Caballero_, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le +bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la +Mancha? + +Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu'il avait au côté, la +planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster, +lorsqu'un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun, +lui dit dans sa langue: + +--_Ambrosio de demonio_, ne sais-tu pas bien qu'il est défendu de +perdre la poudre inutilement jusqu'aux sorties ou aux attaques, pour +avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! C'est +ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle +endormie. Fais ton devoir, ou je l'imiterai. + +Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté, +et reprit sa promenade sur le rempart. + +Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s'était +contenté d'élever les rênes de son cheval et de lui approcher les +éperons, sachant que d'un saut de ce léger animal il serait transporté +derrière un petit mur d'une cabane qui s'élevait dans le champ où il +se trouvait, et serait à l'abri du fusil espagnol avant que l'opération +de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d'ailleurs qu'une +convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne +fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un +assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s'était +disposé ainsi à l'attaque fût dans l'ignorance des consignes pour +l'avoir fait. Le jeune d'Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent: +et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il +reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui +se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus +grand galop ne le saluèrent pas; mais, s'arrêtant presque sur lui, se +jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou, +qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de +tout son coeur, s'écriait: + +--Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment +d'immoler un coquin qui n'est pas de la famille du Roi des rois, je +vous assure! + +--Eh quoi! c'est vous, cher Cinq-Mars! s'écriait de Thou; quoi! sans +que j'aie su votre arrivée au camp? Oui, c'est bien vous; je vous +reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher +ami? je vous ai écrit bien souvent; car notre amitié d'enfance m'est +demeurée bien avant dans le coeur. + +--Et moi, répondit Henri d'Effiat, j'ai été bien coupable envers vous: +mais je vous conterai tout ce qui m'étourdissait; je pourrai vous en +parler, et j'avais honte de vous l'écrire. Mais que vous êtes bon! +votre amitié ne s'est point lassée. + +--Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je savais qu'il ne +pouvait y avoir d'orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans +la vôtre. + +Avec ces paroles, ils s'embrassaient les yeux humides de ces larmes +douces que l'on verse si rarement dans la vie, et dont il semble +cependant que le coeur soit toujours chargé, tant elles font de bien en +coulant. + +Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots, Gondi n'avait cessé +de les tirer par leur manteau en disant: + +--A cheval! à cheval! messieurs. Eh! pardieu, vous aurez le temps +de vous embrasser, si vous êtes si tendres; mais ne vous faites pas +arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui +arrivent. Nous sommes dans une mauvaise position, avec ces trois +gaillards-là en face, les archers pas loin d'ici, et les Espagnols +là -haut; il faut tenir tête à trois feux. + +Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas +de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les +partisans du Cardinal, _embarqua_ son cheval au petit galop, selon +les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu'on y +reçoit, s'avança de très bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les +salua gravement: + +--Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et +de prendre du champ; car il est question d'attaquer les lignes et il +faut que je sois à mon poste. + +--Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, +je serai bien aise de me trouver en face de vous; car je n'ai point +oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont; vous savez +mon avis sur votre insolente visite chez ma mère. + +--Vous êtes jeune, monsieur; j'ai rempli chez madame votre mère les +devoirs d'homme du monde; chez le maréchal, ceux de capitaine des +gardes; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l'abbé qui m'a appelé; +et ensuite j'aurai cet honneur avec vous. + +--Si je vous le permets, dit l'abbé déjà à cheval. + +Ils prirent soixante pas de champ, et c'était tout ce qu'offrait +d'étendue le pré qui les renfermait; l'abbé de Gondi fut placé entre +de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts, +où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent, +comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur +était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu'à leurs +combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur +physionomie tient du sang arabe. + +A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se +rencontrèrent sans se heurter au milieu de l'arène; à l'instant six +coups de pistolet s'entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit +les combattants. + +Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux, +que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à +cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui; à l'autre +extrémité, de Thou s'approchait du sien, dont il avait tué le cheval, +et l'aidait à se relever; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait +plus ni l'un ni l'autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, +aperçut en avant le cheval de l'abbé qui sautait et caracolait, +traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans +l'étrier et jurait comme s'il n'eût jamais étudié autre chose que le +langage des camps: il avait le nez et les mains tout en sang de sa +chute et de ses efforts pour s'accrocher au gazon, et voyait avec assez +d'humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se +diriger vers le fossé rempli d'eau qui entourait le bastion, lorsque +heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval, +le saisit par la bride et l'arrêta. + +--Eh bien! mon cher abbé, je vois que vous n'êtes pas bien malade, car +vous parlez énergiquement. + +--Par la corbleu! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu'il +avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce +géant, il a bien fallu me pencher en avant et m'élever sur l'étrier; +aussi ai-je un peu perdu l'équilibre; mais je crois qu'il est à terre +aussi. + +--Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva; voilà +son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est +emportée; il faut songer à nous évader. + +--Nous évader? c'est assez difficile, messieurs, dit l'adversaire de +Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l'attaque; je ne +croyais pas qu'il partît si tôt: si nous retournons, nous rencontrerons +les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point. + +--M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous ne retournons +pas, voici les Espagnols qui courent aux armes et nous feront siffler +des balles sur la tête. + +--Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; appelez donc M. de Montrésor, qui +s'occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous +ne l'avez pas blessé, monsieur de Thou? + +--Non, monsieur l'abbé, tout le monde n'a pas la main si heureuse que +la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de +sa chute; nous n'aurons pas le temps de continuer avec l'épée. + +--Quant à continuer, je n'en suis pas, messieurs, dit Fontrailles; +M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi: mon pistolet avait +fait long feu, et, ma foi, le sien s'est appuyé sur ma joue, j'en sens +encore le froid; il a eu la bonté de l'ôter et de le tirer en l'air; je +ne l'oublierai jamais, et je suis à lui à la vie à la mort. + +--Il ne s'agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars; voici +une balle qui m'a sifflé à l'oreille; l'attaque est commencée de toutes +parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis. + +En effet, la canonnade était générale; la citadelle, la ville et +l'armée étaient couvertes de fumée; le bastion seul qui leur faisait +face n'était pas attaqué; et ses gardes semblaient moins se préparer à +le défendre qu'à examiner le sort des fortifications. + +--Je crois que l'ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée +a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent +pendant que le canon de la place les protège. + +--Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n'avait cessé d'observer les murailles, +nous pourrions prendre un parti: ce serait d'entrer dans ce bastion mal +gardé. + +--C'est très bien dit, monsieur, dit Fontrailles; mais nous ne sommes +que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et +faciles à compter. + +--Ma foi, l'idée n'est pas mauvaise, dit Gondi: il vaut mieux être +fusillé là -haut que pendu là -bas, si l'on vient à nous trouver; car ils +doivent déjà s'être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et +toute la cour sait notre affaire. + +--Parbleu! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient. + +Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux +au plus grand galop; des habits rouges les faisaient voir de loin; +ils semblaient avoir pour but de s'arrêter dans le champ même où se +trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux +y furent-ils, que les cris de _halte_ se répétèrent et se prolongèrent +par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers. + +--Allons au-devant d'eux, ce sont les gens d'armes de la garde du Roi, +dit Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois +aussi beaucoup de chevau-légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre, +car je crois qu'ils sont _ramenés_. + +Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore _en +déroute_ dans le langage militaire. Tous les cinq s'avancèrent vers +cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était +très juste. Mais, au lieu de la consternation qu'on pourrait attendre +en pareil cas, ils ne trouvèrent qu'une gaieté jeune et bruyante, et +n'entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies. + +--Ah! pardieu, Cahuzac, disait l'un, ton cheval courait mieux que le +mien; je crois que tu l'as exercé aux chasses du Roi. + +--C'est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le +premier ici, répondait l'autre. + +--Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger +quatre cents contre huit régiments espagnols. + +--Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache est bien arrangé! il a l'air d'un +saule pleureur. Si nous suivons celui-là , ce sera à l'enterrement. + +--Eh! messieurs, je vous l'ai dit d'avance, répondait d'assez mauvaise +humeur ce jeune officier; j'étais sûr que ce capucin de Joseph, qui +se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du +Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l'honneur de +vous commander avaient refusé la charge? + +--Non! non! non! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant +rapidement leurs rangs. + +--J'ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux +blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l'on +vous ordonnait de monter à l'assaut à cheval, vous le feriez. + +--Bravo! bravo! crièrent tous les gens d'armes en battant des mains. + +--Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s'approchant, voici +l'occasion d'exécuter ce que vous avez promis; je ne suis qu'un simple +volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi +examinons ce bastion, et je crois qu'on en pourrait venir à bout. + +--Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour... + +En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint +casser la tête au cheval du vieux capitaine. + +--Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l'assaut, l'assaut! +crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort. + +--Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se +relevant, je vous y conduirai, s'il vous plaît; guidez-nous, monsieur +le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut +répondre poliment. + +A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval que lui amenait un de +ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement, +toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont +les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans +les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui +comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s'enfoncèrent que +jusqu'aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus +grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon +au pied des remparts à demi ruinés. Dans l'ardeur du passage, Cinq-Mars +et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur +le rempart même; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois +animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres. + +--Pied à terre, messieurs! cria le vieux Coislin; le pistolet et +l'épée, et en avant! abandonnez vos chevaux. + +Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule à la brèche. + +Cependant de Thou, que son sang-froid n'abandonnait jamais non plus que +son amitié, n'avait pas perdu de vue son jeune Henri, et l'avait reçu +dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui +rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré +les balles qui pleuvaient de tous côtés: + +--Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette +bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement? + +--Parbleu, dit Montrésor qui s'avançait, voici l'abbé qui vous justifie +bien. + +En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les chevau-légers, +criait de toutes ses forces:--Trois duels et un assaut! J'espère que +j'y perdrai ma soutane, enfin! + +Et, en disant ces mots, il frappait d'estoc et de taille sur un grand +Espagnol. + +La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas +longtemps contre les officiers français, et pas un d'eux n'eut le temps +ni la hardiesse de recharger son arme. + +--Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris! s'écria +Locmaria en jetant son chapeau en l'air. + +Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des +compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l'épée dans la +main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se +faisant autant de mal à eux-mêmes qu'à l'ennemi par leur empressement, +débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l'eau versée +d'un vase dont l'entrée est trop étroite jaillit par torrents au +dehors. + +Dédaignant de s'occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs +genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer, +et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en +vacances, riant de tout leur coeur comme après une partie de plaisir. + +Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait +d'un air sombre. + +--Quels démons est-ce là , Ambrosio? disait-il à un soldat. Je ne les ai +pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi +composée, il est bien bon de ne pas conquérir l'Europe. + +--Oh! je ne les crois pas bien nombreux; il faut que ce soit un corps +de pauvres aventuriers qui n'ont rien à perdre et tout à gagner par le +pillage. + +--Tu as raison, dit l'officier; je vais tâcher d'en séduire un pour +m'échapper. + +Et, s'approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger, +d'environ dix-huit ans, qui était à l'écart assis sur le parapet; il +avait le teint blanc et rose d'une jeune fille, sa main délicate tenait +un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d'un blond +d'argent; il regardait l'heure à une grosse montre ronde couverte de +rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un noeud de rubans. + +L'Espagnol étonné s'arrêta. S'il ne l'eût vu renverser ses soldats, il +ne l'aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit +de repos. Mais, prévenu par les idées d'Ambrosio, il songea qu'il se +pouvait qu'il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements +d'une femme; et, l'abordant brusquement, lui dit: + +--_Hombre!_ je suis officier; veux-tu me rendre la liberté et me faire +revoir mon pays? + +Le jeune Français le regarda avec l'air doux de son âge, et, songeant à +sa propre famille, lui dit: + +--Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous +accordera sans doute ce que vous demandez; votre famille est-elle de +Castille ou d'Aragon? + +--Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera +attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais +évader. + +Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre +de la fureur; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant: De +l'argent, à moi! va-t'en, imbécile! le jeune homme donna sur la joue +de l'Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un +long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut +le lui plonger facilement dans le coeur: mais, leste et vigoureux, +l'adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l'élevant avec force +au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l'Espagnol +frémissant de rage. + +--Eh! eh! eh! doucement, Olivier! Olivier! crièrent de toutes parts ses +camarades accourant: il y a assez d'Espagnols par terre. + +Et ils désarmèrent l'officier ennemi. + +--Que ferons-nous de cet enragé? disait l'un. + +--Je n'en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l'autre. + +--Il mérite d'être pendu, disait un troisième; mais, ma foi, messieurs, +nous ne savons pas pendre; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui +passe dans la plaine. + +Et cet homme sombre et calme, s'enveloppant de nouveau dans son +manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d'Ambrosio, pour aller +joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de +ces jeunes fous. + +Cependant la première troupe d'assiégeants, étonnée de son succès, +l'avait suivi jusqu'au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin, +avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin +qu'il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne +pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement +et en causant, rejoindre de Thou et l'abbé de Gondi, qu'ils trouvèrent +riant avec les jeunes chevau-légers. + +--Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne +pouvions pas manquer de triompher. + +--Comment donc? mais c'est qu'elles ont frappé aussi fort que nous! + +Ils se turent à l'approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à +chuchoter et à demander son nom, puis tous l'entourèrent et lui prirent +la main avec transport. + +--Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine; c'est, comme +disaient nos pères, _le mieux faisant de la journée_. C'est un +volontaire qui doit être présenté aujourd'hui au Roi par le Cardinal. + +--Par le Cardinal! nous le présenterons nous-mêmes, ah! qu'il ne soit +pas _Cardinaliste_[4], il est trop brave garçon pour cela, disaient +avec vivacité tous ces jeunes gens. + + [4] La France et l'armée étaient divisées en Royalistes et + Cardinalistes. + +--Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d'Entraigues +en s'approchant, car j'ai été son page, et je le connais parfaitement. +Servez plutôt dans les Compagnies Rouges; allez, vous aurez de bons +camarades. + +Le vieux marquis évita l'embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant +sonner les trompettes pour rallier ses brillantes compagnies. Le canon +avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l'avertir que +le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de +la journée; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce qui fut +assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un +lieu où il semblait impossible qu'une autre troupe que l'infanterie eût +jamais pu pénétrer. + + + + +CHAPITRE X + +LES RÉCOMPENSES + + LA MORT. + + Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux + Courent bride abattue au-devant de mes coups. + Agitez tous leurs sens d'une rage insensée. + Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée. + + N. LEMERCIER, _Panhypocrisiade_. + + +«Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit +Richelieu; pour ouvrir une source d'émotions qui détourne de la douleur +cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j'y consens; que +Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des +coups qu'il voudrait et n'ose me donner; que sa colère s'éteigne dans +ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas +mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera +française pour toujours que dans deux ans, elle viendra dans mes filets +seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons: +méditez vos opérations, savants capitaines; précipitez-vous, jeunes +guerriers; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter +vos efforts; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire +pour vous égarer.» + +Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc +avant l'attaque dont on vient de voir une partie. Il s'était placé +à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces; de ce +point il pouvait voir la plaine du Roussillon, devant lui, s'inclinant +jusqu'à la Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses +bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et +sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes +l'enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au +sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l'orient, la mer +semblait en être la corde argentée. A sa droite s'élevait ce mont +immense que l'on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux +rivières dans la plaine. La ligne française s'étendait jusqu'au pied +de cette barrière de l'occident. Une foule de généraux et de grands +seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas +de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au +plus petit pas la ligne d'opérations, et ensuite était revenu se placer +immobile sur cette hauteur, d'où son oeil et sa pensée planaient sur +les destinées des assiégeants et des assiégés. L'armée avait les yeux +sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les +armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour +agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l'admiration +en avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre +eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l'esprit +d'aucun homme de sourire ou même de s'étonner que la cuirasse revêtit +un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima +toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses. +Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement guerrier: +c'était un habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse +couleur d'eau; l'épée au côté des pistolets à l'arçon de sa selle, +et un chapeau à plumes qu'il mettait rarement sur sa tête, où il +conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui: +l'un portait ses gantelets, l'autre son casque, et le capitaine de ses +gardes était à son côté. + +Comme le Roi l'avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes, +c'était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres; mais +lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de +son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient +avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu'il avait prévu, car +il réglait et calculait les mouvements de ce coeur comme ceux d'une +horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il +avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme +vient l'élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison. +Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et +sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le +Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant +ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son +impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses +lois avec le ton de la plus profonde obéissance. + +--Je veux que l'on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en +arrivant; c'est-à -dire, ajouta-t-il avec un air d'insouciance, lorsque +tous vos préparatifs seront faits et à l'heure dont vous serez convenu +avec nos maréchaux. + +--Sire, si j'osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût +pour agréable d'attaquer dans un quart d'heure, car, la montre en main, +il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne. + +--Oui, oui, c'est bon, monsieur le Cardinal; je le pensais aussi; +je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout moi-même. +Schomberg, Schomberg! dans un quart d'heure je veux entendre le canon +du signal, je le veux! + +En partant pour commander la droite de l'armée, Schomberg ordonna, et +le signal fut donné. + +Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La +Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce +que les artilleurs sentaient qu'on les avait dirigés sur deux points +inexpugnables, et qu'avec leur expérience, et surtout le sens droit et +la vue prompte du soldat français, chacun d'eux aurait pu indiquer la +place qu'il eût fallu choisir. + +Le Roi fut frappé de la lenteur des feux. + +--La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne +vont pas; vos canonniers dorment. + +Le maréchal, les mestres de camp d'artillerie étaient présents, +mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur +le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et +ils l'imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n'était pas aux +soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de +batteries; et c'était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire +plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations +des chefs. + +Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d'avoir commis, par +cette question, quelque erreur grossière dans l'art militaire, +rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui +l'accompagnaient, leur dit pour prendre contenance: + +--D'Angoulême, Beaufort, c'est bien ennuyeux, n'est-il pas vrai? nous +restons là comme des momies. + +Charles de Valois s'approcha et dit: + +--Il me semble, Sire, que l'on n'a pas employé ici les machines de +l'ingénieur Pompée-Targon. + +--Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu, +c'est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que +Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine +préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de +La Meilleraie m'a dit ce matin qu'il avait proposé d'en faire approcher +pour ouvrir la tranchée. Ce n'était ni le Castillet, ni ces six grands +bastions de l'enveloppe, ni la demi-lune qu'il fallait attaquer. Si +nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous +montrera le poing longtemps encore. + +Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit +seulement signe à Fabert de s'approcher; celui-ci sortit du groupe qui +le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du +capitaine de ses gardes. + +Le duc de La Rochefoucault, s'approchant du Roi, prit la parole: + +--Je crois, Sire, que notre peu d'action à ouvrir la brèche donne de +l'insolence à ces gens-là , car voici une sortie nombreuse qui se dirige +justement vers Votre Majesté; les régiments de Biron et de Ponts se +replient en faisant leurs feux. + +--Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons +rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie avec moi, +d'Angoulême. Où est-elle, Cardinal? + +--Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de +dragons et les carabins de la Roque; vous voyez en bas mes Gens d'armes +et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir, +car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin, +toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir. + +Il parla bas au capucin, qui l'avait accompagné affublé d'un habit +militaire qu'il portait gauchement, et qui s'avança aussitôt dans la +plaine. + +Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole +sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre, +tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et +se rangeait dans la plaine. L'armée française, en bataille au pied de +la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et +des fascines, vit avec effroi les Gens d'armes et les Chevau-légers +pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre. + +--Sonnez donc la charge! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est +perdu. + +Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui; +mais, avant qu'il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les +deux Compagnies avaient pris leur parti; lancées avec la rapidité de +la foudre et au cri de _vive le Roi!_ elles fondirent sur la longue +colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs +d'un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au +travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous +l'avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu'ils ne songèrent +qu'à se reformer et non à les poursuivre. + +L'armée battit des mains; le Roi étonné s'arrêta; il regarda autour de +lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l'attaque; toute la +valeur de sa race étincela dans les siens; il resta encore une seconde +comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et +savourant l'odeur de la poudre; il semblait reprendre une autre vie et +redevenir Bourbon; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés +par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le +soleil éclatant, il s'écria: + +--Suivez-moi, braves amis! c'est ici que je suis roi de France! + +Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait +l'espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu'elle faisait +trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie +comme elle dans un nuage immense et mobile. + +--A présent, c'est à présent! s'écria de sa hauteur le Cardinal avec +une voix tonnante: qu'on arrache ces batteries à leur position inutile. +Fabert, donnez vos ordres: qu'elles soient toutes dirigées sur cette +infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le +Roi! + +Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s'agite en tous sens; +les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent +et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières +et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement +que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à +coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries +découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant +pas de place à la fumée qui s'élève jusqu'au ciel en formant un nombre +infini de couronnes légères et flottantes; les volées du canon, qui +semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre +formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour +battant la charge; tandis que, de trois points opposés, les rayons +larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes +qui sortaient de la ville assiégée. + +Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l'oeil ardent et le +geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux +qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de +mort s'ils n'obéissaient pas assez vite. + +--Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassins résistent +encore; nos batteries n'ont fait que tuer et n'ont pas vaincu. Trois +régiments d'infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie +et Lesdiguières! qu'on prenne les colonnes par le flanc. Portez l'ordre +au reste de l'armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur +toute la ligne. Un papier! que j'écrive moi-même à Schomberg. + +Un page mit pied à terre et s'avança tenant un crayon et du papier. +Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de +cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui +arrachaient ses douleurs; mais il les dompta et s'assit sur l'affût +d'un canon: le page présenta son épaule comme pupitre en s'inclinant, +et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits +contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates +de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu'il semble, de se tenir +parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher +ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le +génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche. + +«Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant +d'attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez +rien, ce n'est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre, +mais son intention n'est pas que vous donniez un combat général, si +ce n'est avec une notable espérance de gain pour l'avantage qu'une +favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat +devant naturellement retomber sur vous.» + +Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l'affût, +appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur +ses bras, dans l'attitude de l'homme qui ajuste et pointe une pièce, +continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un +vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l'âge, contemple +dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de boeufs qu'il +n'oserait attaquer; de temps en temps son oeil se ranime, l'odeur du +sang lui donne de la joie, et pour n'en pas perdre le goût, il passe +une langue ardente sur sa mâchoire démantelée. + +Ce jour-là , il fut remarqué par ses serviteurs (c'étaient à peu près +tous ceux qui l'approchaient) que, depuis son lever jusqu'à la nuit, +il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l'application +de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu'il triompha +des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de +les oublier. C'était cette puissance d'attention et cette présence +continuelle de l'esprit qui le haussaient presque jusqu'au génie. Il +l'aurait atteint s'il ne lui eût manqué l'élévation native de l'âme et +la sensibilité généreuse du coeur. + +Tout s'accomplit sur le champ de bataille comme il l'avait voulu, et sa +fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d'une main +avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement +cette part de grandeur et de bravoure qu'un homme apporte dans son +triomphe. + +Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l'infanterie +furent rejetées brisées dans Perpignan; le reste avait eu le même sort, +et l'on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi +qui le suivaient en se reformant. + +Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de +bataille entièrement nettoyé d'ennemis; il passa fièrement sous le +feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une +secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi +de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix +pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter +à sa réputation de bravoure. + +Cependant à chaque pas qu'il faisait vers la butte où l'attendait +Richelieu, sa physionomie changeait d'aspect et se décomposait +visiblement: il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur +du triomphe tarissait sur son front. A mesure qu'il s'approchait, sa +pâleur accoutumée s'emparait de ses traits comme ayant droit de siéger +seule sur une tête royale; son regard perdait ses flammes passagères et +enfin, lorsqu'il l'eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement +glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l'avait laissé. +Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s'inclina, +et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour +suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les +princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque +distance, formaient comme un nuage autour d'eux. + +L'habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste +qui pût donner le soupçon qu'il eût la moindre part aux événements de +la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre +compte, il n'y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne +sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance +démonstrative; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc, +à côté de ce prince, la droite du camp qu'il n'avait pas eue sous les +yeux de la hauteur où il s'était placé, et vit avec satisfaction que +Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le +maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères, +et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d'inaction +et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite +charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l'amour-propre +caressait l'idée d'avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut +même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg +avaient été infructueux, et lui dit qu'il ne lui en voulait pas, qu'il +venait d'éprouver par lui-même qu'il avait en face des ennemis moins +méprisables qu'on ne l'avait cru d'abord. + +--Pour vous prouver que vous n'avez fait que gagner à nos yeux, +ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous +donnons les grandes et petites entrées près de notre personne. + +Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le +maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête +baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s'en consoler de se +rappeler toutes les actions d'éclat qu'il avait faites durant sa +carrière, et qui étaient demeurées dans l'oubli, leur attribuant +mentalement ces récompenses non méritées pour se réconcilier avec sa +conscience. + +Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le +nez au vent et l'air étonné, s'écria: + +--Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu +fou d'un coup de soleil? Il me semble que je vois sur ce bastion +des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos +Chevau-légers que nous avons crus morts. + +Le Cardinal fronça le sourcil. + +--C'est impossible, monsieur, dit-il; l'imprudence de M. de Coislin a +perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c'est pourquoi +j'osais dire au Roi tout à l'heure que si l'on supprimait ces corps +inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement +parlant. + +--Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort: +mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui +poussent devant eux des prisonniers. + +--Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance; +si j'y retrouve mon vieux Coislin, j'en serai bien aise. + +Il fallut suivre. + +Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa +suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un +grand étonnement qu'on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en +bataille comme un jour de parade. + +--Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque pas un. Eh +bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval. + +--Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d'un air de +dédain; il n'avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du +monde. + +--Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première +fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l'entrevue qui +suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu'il a +fallu verser ici. + +--Il n'y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette +attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux +compagnons d'armes dans les volontaires qui nous ont guidés. + +--Qui sont-ils? dit le prince. + +--Trois d'entre eux se sont retirés modestement, Sire; mais le plus +jeune, que vous voyez, était le premier à l'assaut, et m'en a donné +l'idée. Les deux Compagnies réclament l'honneur de le présenter à Votre +Majesté. + +Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et +découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs et ses grands +cheveux bruns. + +--Voilà des traits qui me rappellent quelqu'un, dit le Roi; qu'en +dites-vous, Cardinal? + +Celui-ci avait déjà jeté un coup d'oeil pénétrant sur le nouveau venu, +et dit: + +--Je me trompe, ou ce jeune homme est... + +--Henry d'Effiat, dit à haute voix le volontaire en s'inclinant. + +--Comment donc, Sire, c'est lui-même que j'avais annoncé à Votre +Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du +maréchal. + +--Ah! dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir présenté par ce +bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l'être ainsi quand on porte +le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous +avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de +Thou! qui êtes-vous venu juger? + +--Je crois, Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt condamné à mort +quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place. + +--Je n'ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant; +ce n'est point mon métier; ici je n'ai aucun mérite, j'accompagnais M. +de Cinq-Mars mon ami. + +--Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous +n'oublierons pas ce trait. Cardinal, n'y a-t-il pas quelque présidence +vacante? + +Richelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses haines avaient +toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement; +elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d'inimitié +était une phrase des _Histoires_ du président de Thou, père de +celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du +Cardinal, moine d'abord, puis apostat, souillé de tous les vices +humains. + +Richelieu, se penchant à l'oreille de Joseph, lui dit: + +--Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a mis mon nom dans son +histoire; eh bien! je mettrai son nom dans la mienne. + +En effet, il l'inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour +éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa +question et d'appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir +placé à la cour. + +--Je vous ai promis d'avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit +le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage, +et je lui réserve mieux que cela par la suite, s'il me plaît. +Retirons-nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre +armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre. + +Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de +supprimer l'éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l'escorte quitta +le bastion confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp. + +Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu'elles +avaient faite avec tant de promptitude; leur contenance était grave et +silencieuse. + +Cinq-Mars s'approcha de son ami. + +--Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas +une question flatteuse! + +--En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré +moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai +juge est en haut, que l'on n'aveugle pas. + +--Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s'il le faut, +dit le jeune Olivier en riant. + + + + +CHAPITRE XI + +LES MÉPRISES + + Quand vint le tour de saint Guilin, + Il jeta trois dés sur la table. + Ensuite il regarda le diable, + Et lui dit d'un air très-malin: + Jouons donc cette vieille femme! + Qui de nous deux aura son âme! + + ANCIENNES LÉGENDES. + + +Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé de monter le +cheval de l'un des Chevau-légers blessés dans l'affaire, ayant perdu le +sien au pied du rempart. Pendant l'espace de temps assez long qu'exigea +la sortie des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l'épaule et vit +en se retournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fort +beau. + +--Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval qui lui +appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse de velours +brodée en or qui étaient restées dans le fossé. Hélas! mon Dieu! +quand je pense qu'un Espagnol aurait fort bien pu la prendre, ou même +un Français; car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent +tout ce qu'ils trouvent comme leur appartenant; et puis, comme dit le +proverbe: Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ils auraient +pu prendre aussi, quand j'y pense, ces quatre cents écus en or que M. +le Marquis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes de +ses pistolets. Et les pistolets, quels pistolets! Je les avais achetés +en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi +parfaite que dans ce temps-là . C'était bien assez d'avoir fait tuer le +pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que +je le suis à Tours en Touraine; fallait-il encore exposer des objets +précieux à passer à l'ennemi? + +Tout en faisant ses doléances, ce brave homme achevait de seller le +cheval gris; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses +mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles +et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le +temps de continuer ses discours. + +--Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c'est +que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui +lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute. + +--Comment! tu es venu là , vieux fou! dit Cinq-Mars: ce n'est pas ton +métier; je t'ai dit de rester au camp. + +--Oh! quant à ce qui est de rester au camp, c'est différent, je ne sais +pas rester là ; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais +malade si je n'en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c'est bien +le mien d'avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. +Croyez-vous que, si je l'avais pu, je n'aurais pas sauvé les jours de +cette pauvre petite bête noire qui est là -bas dans le fossé. Ah! comme +je l'aimais, monsieur! un cheval qui a gagné trois prix de course dans +sa vie! Quand j'y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux +qui savaient l'aimer comme moi. Il ne se laissait donner l'avoine que +par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là ; +et la preuve, c'est le bout de l'oreille gauche qu'il m'a emporté un +jour, ce pauvre ami; mais ce n'était pas qu'il voulût me faire du mal, +au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de colère quand un +autre l'approchait; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon +animal; je l'aimais tant! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais +d'une main, M. de Locmaria de l'autre. J'ai bien cru d'abord que lui +et ce monsieur allaient se relever; mais malheureusement il n'y en a +qu'un qui soit revenu en vie, et c'était celui que je connaissais le +moins. Vous avez l'air d'en rire, de ce que je dis sur votre cheval, +monsieur; mais vous oubliez qu'en temps de guerre le cheval est l'âme +du cavalier, oui, monsieur, son âme, car, qui est-ce qui épouvante +l'infanterie! c'est le cheval. Ce n'est certainement point l'homme qui, +une fois lancé, n'y fait guère plus qu'une botte de foin. Qui est-ce +qui fait bien des actions que l'on admire! c'est encore le cheval! Et +quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu'il se trouve malgré +lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n'y gagne que +des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course? c'est le cheval, +qui ne soupe guère mieux qu'à l'ordinaire, tandis que son maître met +l'or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous +les seigneurs comme s'il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse +le chevreuil et qui n'en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent? +c'est encore le cheval! tandis qu'il arrive quelquefois qu'on le mange +lui-même, ce pauvre animal; et, dans une campagne avec M. le maréchal, +il m'est arrivé... Mais qu'avez-vous donc, monsieur le marquis? vous +pâlissez... + +--Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou +ce que tu voudras, car je sens une douleur brûlante; je ne sais ce que +c'est. + +--Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque +balle; mais _le plomb est ami de l'homme_. + +--Il me fait cependant bien mal! + +--Ah! _qui aime bien châtie bien_, monsieur: ah! le plomb! il ne faut +pas dire du mal du plomb; qui est-ce qui... + +Tout en s'occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-dessous du genou, +le bonhomme allait commencer l'apologie du plomb aussi sottement qu'il +avait fait celle du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, +de prêter l'oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs +soldats suisses restés très près d'eux après le départ de toutes +les troupes; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, et semblaient +s'occuper de deux hommes que l'on voyait au milieu de trente soldats +environ. + +D'Effiat tendant toujours son pied à son domestique et appuyé sur la +selle de son cheval, chercha, en écoutant attentivement, à comprendre +leurs paroles; mais il ignorait absolument l'allemand, et ne put +rien deviner de leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et +écoutait aussi très sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout +son coeur, se tenant les côtes, ce que l'on ne lui avait jamais vu +faire. + +--Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents qui se disputent pour savoir +lequel on doit pendre des deux Espagnols qui sont là ; car vos camarades +rouges ne se sont pas donné la peine de le dire; l'un de ces Suisses +prétend que c'est l'officier; l'autre assure que c'est le soldat, et +voilà un troisième qui vient de les mettre d'accord. + +--Et qu'a-t-il dit? + +--Il a dit de les pendre tous les deux. + +--Doucement! doucement! s'écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour +marcher. + +Mais il ne put s'appuyer sur sa jambe. + +--Mets-moi à cheval, Grandchamp. + +--Monsieur, vous n'y pensez pas, votre blessure... + +--Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite. + +Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d'après un +autre ordre très absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine, +prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser +s'y attacher; car l'officier, avec le sang-froid de son énergique +nation, avait passé lui-même autour de son cou le noeud coulant d'une +corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée +à l'arbre pour y nouer l'autre bout. Le soldat, avec le même calme +insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait +l'échelle. + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + +Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas officier +suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux +prisonniers étaient à lui, et qu'il allait les faire conduire à sa +tente; qu'il était capitaine aux gardes, et s'en rendait responsable. +L'Allemand, toujours discipliné, n'osa répliquer; il n'y eut de +résistance que de la part du prisonnier. L'officier, encore au haut de +l'échelle, se retourna, et parlant de là comme d'une chaire, dit avec +un rire sardonique: + +--Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici? Qui t'a dit que +j'aime à vivre? + +--Je ne m'en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m'importe ce que vous +deviendrez après; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît +injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez. + +--C'est bien dit, reprit l'Espagnol farouche; tu me plais, toi. J'ai +cru d'abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d'être +reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre; mais +je te haïrai autant qu'auparavant, parce que tu es Français, je t'en +préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t'acquitter +envers moi: c'est moi-même qui t'ai empêché ce matin d'être tué par ce +jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n'a jamais manqué un isard +dans les montagnes de Léon. + +--Soit, dit Cinq-Mars, descendez. + +Il entrait dans son caractère d'être toujours avec les autres tel +qu'ils se montraient dans leurs relations avec lui, et cette rudesse le +rendit de fer. + +--Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp; à votre place +certainement M. le maréchal l'aurait laissé sur son échelle. Allons, +Louis, Étienne, Germain, venez garder les prisonniers de monsieur et +les conduire; voilà une jolie acquisition que nous faisons là ; si cela +nous porte bonheur, j'en serai bien étonné. + +Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son cheval, se mit en +marche assez lentement pour ne pas dépasser ces hommes à pied; il +suivit de loin la colonne des Compagnies qui s'éloignaient à la +suite du Roi, et songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir +dire. Un rayon d'espoir lui fit voir l'image de Marie de Mantoue dans +l'éloignement, et il eut un instant de calme dans les pensées. Mais +tout son avenir était dans ce seul mot: _plaire au Roi_; il se mit à +réfléchir à tout ce qu'il a d'amer. + +En ce moment il vit arriver son ami de Thou, qui, inquiet de ce qu'il +était resté en arrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour +le secourir s'il l'eût fallu. + +--Il est tard, mon ami, la nuit s'approche; vous vous êtes arrêté bien +longtemps; j'ai craint pour vous. Qui amenez-vous donc? Pourquoi vous +êtes-vous arrêté? Le Roi va vous demander bientôt. + +Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller, que +l'inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé, ce que n'avait +pu faire le combat. + +--J'étais un peu blessé; j'amène un prisonnier, et je songeais +au Roi. Que peut-il me vouloir, mon ami? Que faut-il faire s'il +veut m'approcher du trône? il faudra plaire. A cette idée, vous +l'avouerai-je? je suis tenté de fuir, et j'espère que je n'aurai pas +l'honneur fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce mot est humiliant! +obéir ne l'est pas autant. Un soldat s'expose à mourir, et tout est +dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de +compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée +dans la destinée d'un courtisan! Ah! de Thou, mon cher de Thou! je +ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l'aie vue +qu'un instant; j'ai quelque chose de sauvage au fond du coeur, que +l'éducation n'a poli qu'à la surface. De loin, je me suis cru propre +à vivre dans ce monde tout-puissant, je l'ai même souhaité, guidé par +un projet bien chéri de mon coeur; mais je recule au premier pas; la +vue du Cardinal m'a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes +auquel j'assistai m'a empêché de lui parler; il me fait horreur, je +ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui +m'épouvante, comme si elle devait m'être funeste. + +--Je suis heureux de vous voir cet effroi: il vous sera salutaire +peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et +en commerce avec la Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la +toucher; vous verrez ce qu'elle est, et par quelle main la foudre est +portée. Hélas! fasse le ciel qu'elle ne vous brûle pas! Vous assisterez +peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations; vous +verrez, vous ferez naître ces caprices d'où sortent les guerres +sanglantes, les conquêtes et les traités; vous tiendrez dans votre +main la goutte d'eau qui enfante les torrents. C'est d'en haut qu'on +apprécie bien les choses humaines, mon ami; il faut avoir passé sur +les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous voyons +grandes. + +--Eh! si j'en étais là , j'y gagnerais du moins cette leçon dont vous +parlez, mon ami; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir +une obligation, cet homme que je connais trop par son oeuvre, que +sera-t-il pour moi? + +--Un ami, un protecteur, sans doute, répondit de Thou. + +--Plutôt la mort mille fois que son amitié! J'ai tout son être et +jusqu'à son nom même en haine; il verse le sang des hommes avec la +croix du Rédempteur. + +--Quelles horreurs dites-vous, mon cher! Vous vous perdrez si vous +montrez au roi ces sentiments pour le Cardinal. + +--N'importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j'en veux prendre +un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l'homme +juste, se dévoilera aux regards du Roi même s'il l'interroge, dût-elle +me coûter la tête. Je l'ai vu enfin ce Roi, que l'on m'avait peint +si faible; je l'ai vu, et son aspect m'a touché le coeur malgré +moi; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il +entendrait la vérité... + +--Oui, mais il n'oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou. +Garantissez-vous de cette chaleur de coeur qui vous entraîne souvent +par des mouvements subits et bien dangereux. N'attaquez pas un colosse +tel que Richelieu sans l'avoir mesuré. + +--Vous voilà comme mon gouverneur, l'abbé Quillet; mon cher et prudent +ami, vous ne me connaissez ni l'un ni l'autre; vous ne savez pas +combien je suis las de moi-même, et jusqu'où j'ai jeté mes regards. Il +me faut monter ou mourir. + +--Quoi! déjà ambitieux! s'écria de Thou avec une extrême surprise. + +Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son +cheval, et ne répondit pas. + +--Quoi! cette égoïste passion de l'âge mûr s'est emparée de vous, à +vingt ans, Henri! L'ambition est la plus triste des espérances. + +--Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que +par elle, tout mon coeur en est pénétré. + +--Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que vous étiez différent +autrefois! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu: +dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort +de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d'admiration et +d'envie; lorsque, nous élevant jusqu'à l'idéal de la plus haute vertu, +nous désirions pour nous dans l'avenir ces malheurs illustres, ces +infortunes sublimes qui font les grands hommes; quand nous composions +pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si +la voix d'un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot +seul d'ambition, nous aurions cru toucher un serpent... + +De Thou parlait avec la chaleur de l'enthousiasme et du reproche. +Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses +mains; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux +pleins de généreuses larmes; il serra fortement la main de son ami et +lui dit avec un accent pénétrant: + +--Monsieur de Thou, vous m'avez rappelé les plus belles pensées +de ma première jeunesse; croyez que je ne suis pas déchu, mais +un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous: je +méprise autant que vous l'ambition qui paraîtra me posséder; la terre +entière le croira, mais que m'importe la terre? Pour vous, noble ami, +promettez-moi que vous ne cesserez pas de m'estimer, quelque chose que +vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures +comme lui. + +--Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en crois +aveuglément; vous me rendez la vie! + +Ils se serraient encore la main avec effusion de coeur, lorsqu'ils +s'aperçurent qu'ils étaient arrivés presque devant la tente du Roi. + +Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu croire qu'un jour +plus doux se levait, car la lune sortait de la mer dans toute sa +splendeur; le ciel transparent du Midi ne se chargeait d'aucun nuage, +et semblait un voile d'un bleu pâle semé de paillettes argentées: +l'air encore enflammé n'était agité que par le rare passage de +quelques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé +sur la terre. L'armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feux +marquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du même +sommeil; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout des armes des +sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou le feu errant des +rondes de nuit; on n'entendait que quelques cris sombres et prolongés +de ces gardes qui s'avertissaient de ne pas dormir. + +C'était seulement autour du Roi que tout veillait, mais à une assez +grande distance de lui. Ce prince avait fait éloigner toute sa suite; +il se promenait seul devant sa tente, et, s'arrêtant quelquefois +à contempler la beauté du ciel, il paraissait plongé dans une +mélancolique méditation. Personne n'osait l'interrompre, et ce qui +restait de seigneurs dans le quartier royal s'était approché du +Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit tertre +de gazon façonné en banc par les soldats; là , il essuyait son front +pâle; fatigué des soucis du jour et du poids inaccoutumé d'une armure, +il congédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs +et polis, ceux qui venaient le saluer en se retirant; il n'avait +déjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. Le +Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce prince ne +lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars se fit +entendre; les gardes du Cardinal le questionnèrent et le laissèrent +s'avancer sans suite, et seulement avec de Thou. + +--Vous êtes arrivé trop tard, jeune homme, pour parler au Roi, dit +d'une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait pas attendre Sa Majesté. + +Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même de Louis XIII +se fit entendre. Ce prince était en ce moment dans une de ces fausses +positions qui firent le malheur de sa vie entière. Irrité profondément +contre son ministre, mais ne se dissimulant pas qu'il lui devait le +succès de la journée, ayant d'ailleurs besoin de lui annoncer son +intention de quitter l'armée et de suspendre le siège de Perpignan, il +était combattu entre le désir de lui parler et la crainte de faiblir +dans son mécontentement; de son côté, le ministre n'osait lui adresser +la parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dans +la tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, mais +ne pouvant non plus se décider à se retirer; tous deux se trouvaient +précisément dans la situation de deux amants brouillés qui voudraient +avoir une explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première +occasion d'en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà à quoi +tiennent ces destinées qu'on appelle grandes. + +--N'est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit le Roi d'une voix haute; qu'il +vienne, je l'attends. + +Le jeune d'Effiat s'approcha à cheval, et à quelques pas du Roi voulut +mettre pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle touché le gazon +qu'il tomba à genoux. + +--Pardon, Sire, je crois que je suis blessé. + +Et le sang sortit violemment de sa botte. + +De Thou l'avait vu tomber, et s'était approché pour le soutenir; +Richelieu saisit cette occasion de s'avancer aussi avec un empressement +simulé. + +--Otez ce spectacle des yeux du Roi, s'écria-t-il; vous voyez bien que +ce jeune homme se meurt. + +--Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même, un Roi de France +sait voir mourir et n'a point peur du sang qui coule pour lui. Ce jeune +homme m'intéresse; qu'on le fasse porter près de ma tente, et qu'il ait +auprès de lui mes médecins; si sa blessure n'est pas grave, il viendra +avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j'en +ai vu assez. D'autres affaires m'appellent au centre du royaume; je +vous laisserai ici commander en mon absence; c'est ce que je voulais +vous dire. + +A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente, précédé par ses +pages et ses officiers tenant des flambeaux. + +Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par de Thou et ses +gens, que le duc de Richelieu, immobile et stupéfait, regardait encore +la place où cette scène s'était passée; il semblait frappé de la foudre +et incapable de voir ou d'entendre ceux qui l'observaient. + +Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaise réception de la veille, +n'osait lui dire un mot, et Joseph avait peine à reconnaître en lui son +ancien maître; il sentit un moment le regret de s'être donné à lui, +et crut que son étoile pâlissait; mais, songeant qu'il était haï de +tous les hommes et n'avait de ressource qu'en Richelieu, il le saisit +par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avec +rudesse: + +--Allons donc, monseigneur, vous êtes une poule mouillée; venez avec +nous. + +Et, comme s'il l'eût soutenu par le coude, mais en effet l'entraînant +malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer dans sa tente +comme un maître d'école fait coucher un écolier pour lequel il redoute +le brouillard du soir: Ce vieillard prématuré suivit lentement les +volontés de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba sur +lui. + + + + +CHAPITRE XII + +LA VEILLÉE + + O coward conscience, how dost thou afflict me! + --The lights burn blue.--It is now dead midnight + Cold fearful drops stand on my trembling flesh. + --What do I fear? myself?... + --I love myself!... + + SHAKSPEARE. + + +A peine le cardinal fut-il dans sa tente qu'il tomba, encore armé et +cuirassé, dans un grand fauteuil; et là , portant son mouchoir sur sa +bouche et le regard fixe, il demeura dans cette attitude, laissant ses +deux noirs confidents chercher si la méditation ou l'anéantissement l'y +retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait +sur son front. En l'essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en +arrière sa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât, +et retomba la bouche sur ses mains. Le capucin d'un côté, le sombre +magistrat de l'autre, le considéraient en silence, et semblaient, avec +leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d'un mourant. + +Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui semblait plus +propre à dire l'office des morts qu'à donner des consolations, parla +cependant le premier: + +--Si monseigneur veut se souvenir de mes conseils donnés à Narbonne, +il conviendra que j'avais un juste pressentiment des chagrins que lui +causerait un jour ce jeune homme. + +Le maître des requêtes reprit: + +--J'ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez la maréchale +d'Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars montrait plus +d'énergie qu'on ne l'imaginait, et qu'il tenta de délivrer le maréchal +de Bassompierre. J'ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très +bien joué son rôle; l'éminentissime Cardinal doit en être satisfait. + +--J'ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces deux séides +farouches alternaient leurs discours comme les pasteurs de Virgile; +j'ai dit qu'il serait bon de se défaire de ce petit d'Effiat, et que je +m'en chargerais, si tel était son bon plaisir; il serait facile de le +perdre dans l'esprit du Roi. + +--Il serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, reprit +Laubardemont; si Son Eminence avait la bonté de m'en donner l'ordre, +je connais intimement le médecin en second, qui m'a guéri d'un coup +au front, et qui le soigne. C'est un homme prudent, tout dévoué à +monseigneur le Cardinal-duc, et dont le brelan a un peu dérangé les +affaires. + +--Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie mêlé d'un peu +d'aigreur, que si Son Eminence avait quelqu'un à employer à ce projet +utile, ce serait plutôt son négociateur habituel, qui a eu quelque +succès autrefois. + +--Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns assez marquants, reprit +Laubardemont, et très nouveaux, dont la difficulté était grande. + +--Ah! sans doute, dit le père avec un demi-salut et un air de +considération et de politesse, votre mission la plus hardie et la +plus habile fut le jugement d'Urbain Grandier, le magicien. Mais, avec +l'aide de Dieu, on peut faire d'aussi bonnes et fortes choses. Il n'est +pas sans quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux +comme une jeune fille, d'extirper vigoureusement une branche royale de +Bourbon. + +--Il n'était pas bien difficile, reprit avec amertume le maître +des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour tuer le comte de +Soissons; mais présider, juger... + +--Et exécuter soi-même, interrompit le capucin échauffé, est moins +difficile certainement que d'élever un homme, dès l'enfance, dans la +pensée d'accomplir de grandes choses avec discrétion, et de supporter, +s'il le fallait, toutes les tortures pour l'amour du ciel, plutôt que +de révéler le nom de ceux qui l'ont armé de leur justice, ou de mourir +courageusement sur le corps de celui qu'on a frappé, comme l'a fait +celui que j'envoyai; il ne jeta pas un cri au coup d'épée de Riquemont, +l'écuyer du prince; il finit comme un saint: c'était mon élève. + +--Autre chose est d'ordonner ou de courir les dangers. + +--Et n'en ai-je pas couru au siège de la Rochelle? + +--D'être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubardemont. + +--Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils été de vous prendre les +doigts dans les instruments de torture? et tout cela parce que +l'abbesse des Ursulines est votre nièce. + +--C'était bon pour vos frères de Saint-François, qui tenaient les +marteaux; mais moi, je fus frappé au front par ce même Cinq-Mars, qui +guidait une populace effrénée. + +--En êtes-vous bien sûr? s'écria Joseph charmé; osa-t-il bien aller +ainsi contre les ordres du Roi? + +La joie qu'il avait de cette découverte lui faisait oublier sa colère. + +--Impertinents! s'écria le Cardinal, rompant tout à coup le silence +et ôtant de ses lèvres son mouchoir taché de sang, je punirais votre +sanglante dispute, si elle ne m'avait appris bien des secrets d'infamie +de votre part. On a dépassé mes ordres: je ne voulais point de torture, +Laubardemont; c'est votre seconde faute; vous me ferez haïr pour rien, +c'était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pas les détails de +cette émeute où fut Cinq-Mars; cela peut servir par la suite. + +--J'ai tous les noms et signalements, dit avec empressement le juge +secret, inclinant jusqu'au fauteuil sa grande taille et son visage +olivâtre et maigre, que sillonnait un rire servile. + +--C'est bon, c'est bon, dit le ministre, le repoussant; il ne s'agit +pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris avant ce jeune +présomptueux qui va être favori, j'en suis certain; devenez son ami, +tirez-en parti pour moi, ou perdez-le; qu'il me serve ou qu'il tombe. +Mais, surtout, envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me +rendre compte verbalement; jamais d'écrits à l'avenir. Je suis très +mécontent de vous, Joseph; quel misérable courrier avez-vous choisi +pour venir de Cologne! Il ne m'a pas su comprendre; il a vu le Roi +trop tôt, et nous voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous +avez manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu'on va faire à +Paris; on ne tardera pas à y tramer une conspiration contre moi; mais +ce sera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libres +d'agir. Sortez tous deux, envoyez-moi mon valet de chambre dans deux +heures seulement: je veux être seul. + +On entendait encore les pas de ces deux hommes, et Richelieu, les +yeux attachés sur l'entrée de sa tente, semblait les poursuivre de ses +regards irrités. + +--Misérables! s'écria-t-il lorsqu'il fut seul, allez encore accomplir +quelques oeuvres secrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes, +ressorts impurs de mon pouvoir! Bientôt le roi succombera sous la lente +maladie qui le consume; je serai régent alors, je serai roi de France +moi-même; je n'aurai plus à redouter les caprices de sa faiblesse; je +détruirai sans retour les races orgueilleuses de ce pays; j'y passerai +un niveau terrible et la baguette de Tarquin; je serai seul sur eux +tous, l'Europe tremblera, je... + +Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa bouche le força d'y +porter son mouchoir. + +--Ah! que dis-je? malheureux que je suis! Me voilà frappé à mort; je me +dissous, mon sang s'écoule, et mon esprit veut travailler encore! Pour +quoi? Pour qui? Est-ce pour la gloire, c'est un mot vide; est-ce pour +les hommes; je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir avant +deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu? quel nom!... je n'ai +pas marché avec lui, il a tout vu... + +Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux +rencontrèrent la grande croix d'or qu'il portait au cou; il ne put +s'empêcher de se jeter en arrière jusqu'au fond du fauteuil; mais +elle le suivait; il la prit, et, la considérant avec des regards fixes +et dévorants:--Signe terrible! dit-il tout bas, tu me poursuis! Vous +retrouverai-je encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je? +qu'ai-je fait?... + +Pour la première fois, une terreur singulière et inconnue le pénétra; +il trembla, glacé et brûlé par un frisson invincible; il n'osait +lever les yeux, de crainte de rencontrer quelque vision effroyable; +il n'osait appeler, de peur d'entendre le son de sa propre voix; il +demeura profondément enfoncé dans la méditation de l'éternité, si +terrible pour lui, et il murmura cette sorte de prière: + +--Grand Dieu, si tu m'entends, juge-moi donc, mais ne m'isole pas +pour me juger. Regarde-moi entouré des hommes de mon siècle; regarde +l'ouvrage immense que j'avais entrepris; fallait-il moins qu'un énorme +levier pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tombant +quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable? Je semblerai +méchant aux hommes; mais toi, juge suprême, me verras-tu ainsi? Non; +tu sais que c'est le pouvoir sans borne qui rend la créature coupable +envers la créature; ce n'est pas Armand de Richelieu qui fait périr, +c'est le premier ministre. Ce n'est pas pour ses injures personnelles, +c'est pour suivre un système. Mais un système... qu'est-ce que ce mot? +M'était-il permis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder +comme des nombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être? Je +renverse l'entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais ses +fondements et hâtais sa chute! Oui, mon pouvoir d'emprunt m'a séduit. +O dédale! ô faiblesse de la pensée humaine!... Simple foi! pourquoi ne +suis-je pas seulement un simple prêtre? Si j'osais rompre avec l'homme +et me donner à Dieu, l'échelle de Jacob descendrait encore dans mes +songes! + +En ce moment son oreille fut frappée d'un grand bruit qui se faisait +au dehors; des rires de soldats, des huées féroces et des jurements +se mêlaient aux paroles, assez longtemps soutenues, d'une voix +faible et claire; on eût dit le chant d'un ange entrecoupé par des +rires de démons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile +pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier spectacle +se présentait à sa vue; il resta quelques instants à le contempler, +attentif aux discours qui se tenaient. + +--Écoute, écoute, La Valeur, disait un soldat à un autre, la voilà qui +recommence à parler et à chanter; fais-la placer au milieu du cercle, +entre nous et le feu. + +--Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici Grand-Ferré +qui dit qu'il la connaît. + +--Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre de Loudun, je +jurerais que je l'ai vue dans mon village, quand j'étais en congé, et +c'était à une affaire où il faisait chaud, mais dont on ne parle pas, +surtout à un Cardinaliste comme toi. + +--Et pourquoi n'en parle-t-on pas, grand nigaud? reprit un vieux soldat +en relevant sa moustache. + +--On n'en parle pas parce que cela brûle la langue, entends-tu cela? + +--Non, je ne l'entends pas. + +--Eh bien! ni moi non plus; mais ce sont les bourgeois qui me l'ont dit. + +Ici un éclat de rire général l'interrompit. + +--Ah! ah! est-il bête! disait l'un; il écoute ce que disent les +bourgeois. + +--Ah bien! si tu les écoutes bavarder, tu as du temps à perdre, +reprenait un autre. + +--Tu ne sais donc pas ce que disait ma mère, blanc-bec? reprenait +gravement le plus vieux en baissant les yeux d'un air farouche et +solennel pour se faire écouter. + +--Et! comment veux-tu que je le sache, La Pipe? Ta mère doit être morte +de vieillesse avant que mon grand-père fût au monde. + +--Eh bien! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras d'abord que ma +mère était une respectable Bohémienne, aussi attachée au régiment des +Carabins de la Roque que mon chien _Canon_ que voilà ; elle portait +l'eau-de-vie à son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le +premier de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et +morts sur le champ de bataille. + +--Voilà ce qui s'appelle une femme! interrompirent les soldats pleins +de respect. + +--Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si ce n'est pour +lui dire en arrivant au logement: «Allume-moi une chandelle et fais +chauffer ma soupe». + +--Eh bien, qu'est-ce qu'elle te disait ta mère? dit Grand-Ferré. + +--Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blanc-bec; elle disait +habituellement dans sa conversation: _Un soldat vaut bien mieux qu'un +chien; mais un chien vaut mieux qu'un bourgeois_. + +--Bravo! bravo! c'est bien dit! crièrent les soldats pleins +d'enthousiasme à ces belles paroles. + +--Et ça n'empêche pas, dit Grand-Ferré, que les bourgeois qui m'ont dit +que ça brûlait la langue avaient raison; d'ailleurs, ce n'était pas +tout à fait des bourgeois, car ils avaient des épées, et ils étaient +fâchés de ce qu'on brûlait un curé, et moi aussi. + +--Et qu'est-ce que cela te faisait qu'on brûlât ton curé, grand +innocent? reprit un sergent de bataille appuyé sur la fourche de son +arquebuse; après lui un autre; tu aurais pu prendre à sa place un de +nos généraux, qui sont tous curés à présent; moi, qui suis Royaliste, +je le dis franchement. + +--Taisez-vous donc! cria La Pipe: laissez parler cette fille. Ce sont +tous ces chiens de Royalistes, qui viennent nous déranger quand nous +nous amusons. + +--Qu'est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; sais-tu seulement ce que +c'est que d'être Royaliste, toi? + +--Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez: vous êtes pour +les anciens soi-disant Princes de la paix, avec les Croquants, contre +le Cardinal et la gabelle; là ! ai-je raison ou non? + +--Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un Royaliste est celui qui est pour un +roi: voilà ce que c'est. Et comme mon père était valet des émérillons +du Roi, je suis pour le Roi; voilà . Et je n'aime pas les Bas-rouges, +c'est tout simple. + +--Ah! tu m'appelles Bas-rouge! reprit le vieux soldat: tu m'en feras +raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu +ne parlerais pas comme ça; et si tu avais vu l'Eminence se promener +sur la digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola, +pendant qu'on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des +Bas-rouges, entends-tu? + +--Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres +soldats. + +Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d'un grand +feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu'elle était, et +au milieu d'eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs +cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte +d'un long voile blanc; ses pieds étaient nus: une corde grossière +serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque +jusqu'aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l'ivoire en +agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses +doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s'amusaient à préparer de +petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus; le plus vieux +prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l'approchant du bas de sa +robe, lui dit d'une voix rauque: + +--Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai +de poudre, et je te ferai sauter comme une mine; prends-y garde, parce +que j'ai déjà joué ce tour-là à d'autres que toi dans les vieilles +guerres des Huguenots. Allons, chante! + +La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa +son voile. + +--Tu t'y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire bachique; tu vas la +faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour; je vais lui +parler, moi. + +Et lui prenant le menton: + +--Mon petit coeur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer +la jolie petite historiette que tu racontais tout à l'heure à ces +messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, +comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre +d'eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t'a rencontrée autrefois à +Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable... + +La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d'elle d'un air +impérieux, s'écria: + +--Retirez-vous, au nom du Dieu des armées: retirez-vous, hommes impurs! +il n'y a rien de commun entre nous. Je n'entends pas votre langue, et +vous n'entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de +la terre à tant d'oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission. +Conduisez-moi vers le Cardinal... + +Un rire grossier l'interrompit. + +--Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, que son Éminence le +généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus? Va les laver. + +--Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves», +répondit-elle les bras toujours en croix. Que l'on me conduise chez le +Cardinal! + +Richelieu cria d'une voix forte: + +--Qu'on m'amène cette femme, et qu'on la laisse en repos! + +Tout se tut; on la conduisit au ministre.--Pourquoi, dit-elle en le +voyant, m'amener devant un homme armé? + +On la laissa seule devant lui sans répondre. + +Le Cardinal avait l'air soupçonneux en la regardant. + +--Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette heure; et, si votre +esprit n'est pas égaré, pourquoi ces pieds nus? + +--C'est un voeu, c'est un voeu, répondit la jeune religieuse avec un +air d'impatience en s'asseyant près de lui brusquement: j'ai fait aussi +celui de ne pas manger que je n'aie rencontré l'homme que je cherche. + +--Ma soeur, dit le Cardinal étonné et radouci en s'approchant pour +l'observer, Dieu n'exige pas de telles rigueurs dans un corps faible, +et surtout à votre âge, car vous me semblez fort jeune. + +--Jeune? oh! oui, j'étais bien jeune il y a peu de jours encore; mais +depuis j'ai passé deux existences au moins, j'ai tant pensé et tant +souffert: regardez mon visage. + +Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des yeux noirs très +réguliers y donnaient la vie; mais sans eux on aurait cru que ces +traits étaient ceux d'un fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres +étaient violettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le +choc de ses dents. + +--Vous êtes malade, ma soeur, dit le ministre ému en lui prenant la +main, qu'il sentit brûlante. Une sorte d'habitude d'interroger sa santé +et celle des autres, lui fit toucher le pouls sur son bras amaigri: +il sentit les artères soulevées par les battements d'une fièvre +effrayante. + +--Mais, continua-t-il avec plus d'intérêt, vous vous êtes tuée avec +des rigueurs plus grandes que les forces humaines; je les ai toujours +blâmées, et surtout dans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter? +est-ce pour me le confier que vous êtes venue? Parlez avec calme et +soyez sûre d'être secourue. + +--Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh! non, jamais! Ils +m'ont tous trompée; je ne me confierais à personne, pas même à M. de +Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir. + +--Comment! dit Richelieu en fronçant le sourcil, mais avec un rire +amer; comment! vous connaissez ce jeune homme? est-ce lui qui a fait +vos malheurs? + +--Oh! non, il est bon, et il déteste les méchants, c'est ce qui le +perdra. D'ailleurs, dit-elle en prenant tout à coup un air dur et +sauvage, les hommes sont faibles, et il y a des choses que les femmes +doivent accomplir. Quand il ne s'est plus trouvé de vaillants dans +Israël, Déborah s'est levée. + +--Eh! comment savez-vous toutes ces belles choses? continua le Cardinal +en lui tenant toujours la main. + +--Oh! cela, je ne puis vous l'expliquer, reprit avec un air de naïveté +touchante et une voix très douce la jeune religieuse, vous ne me +comprendriez pas; c'est le démon qui m'a tout appris et qui m'a perdue. + +--Eh! mon enfant, c'est toujours lui qui nous perd; mais il nous +instruit mal, dit Richelieu avec l'air d'une protection paternelle et +d'une pitié croissante. Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; je +peux beaucoup. + +--Ah! dit-elle d'un air de doute, vous pouvez beaucoup sur des +guerriers, sur des hommes braves et généreux; sous votre cuirasse doit +battre un noble coeur; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien +des ruses du crime. + +Richelieu sourit, cette méprise le flattait. + +--Je vous ai entendu demander le Cardinal; que lui voulez-vous enfin? +Qu'êtes-vous venue chercher? + +La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son front. + +--Je ne m'en souviens plus, dit-elle, vous m'avez trop parlé... +J'ai perdu cette idée, c'était pourtant une grande idée... C'est +pour elle que je suis condamnée à la faim qui me tue; il faut que je +l'accomplisse, ou je vais mourir avant. Ah! dit-elle en portant sa main +sous sa robe dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la +voilà , cette idée... + +Elle rougit tout à coup, et ses yeux s'ouvrirent extraordinairement; +elle continua en se penchant à l'oreille du Cardinal: + +--Je vais vous le dire: Urbain Grandier, mon amant Urbain, m'a dit +cette nuit que c'était Richelieu qui l'avait fait périr; j'ai pris un +couteau dans une auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il +est. + +Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d'horreur. Il n'osait appeler +ses gardes, craignant les cris de cette femme et ses accusations; et +cependant un emportement de cette folle pouvait lui devenir fatal. + +--Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout! s'écria-t-il en +la regardant fixement, cherchant dans son esprit le parti qu'il devait +prendre. + +Ils demeurèrent en silence l'un en face de l'autre dans la même +attitude, comme deux lutteurs qui se contemplent avant de s'attaquer, +ou comme le chien d'arrêt et sa victime pétrifiés par la puissance du +regard. + +Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis ensemble, et, avant de +se séparer, ils se parlèrent un moment devant la tente du Cardinal, +parce qu'ils avaient besoin de se tromper mutuellement; leur haine +venait de prendre des forces dans leur querelle, et chacun avait résolu +de perdre son rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que +chacun d'eux avait préparé en se prenant le bras, comme d'un seul et +même mouvement: + +--Ah! révérend père, que vous m'avez affligé en ayant l'air de prendre +en mauvaise part quelques légères plaisanteries que je vous ai faites +tout à l'heure! + +--Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien loin de là . La +charité, où serait la charité? J'ai quelquefois une sainte chaleur dans +le propos, pour ce qui est du bien de l'État et de monseigneur, à qui +je suis tout dévoué. + +--Ah! qui le sait mieux que moi, révérend père? mais vous me rendez +justice, vous savez aussi combien je le suis à l'éminentissime +Cardinal-Duc, auquel je dois tout. Hélas! je n'ai mis que trop de zèle +à le servir, puisqu'il me le reproche. + +--Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas; je le connais +bien, il conçoit qu'on fasse quelque chose pour sa famille; il est fort +bon parent aussi. + +--Oui, c'est cela, reprit Laubardemont, voilà mon affaire à moi; ma +nièce était perdue tout à fait avec son couvent si Urbain eût triomphé; +vous sentez cela comme moi, d'autant plus qu'elle ne nous avait pas +bien compris, et qu'elle a fait l'enfant quand il a fallu paraître. + +--Est-il possible? en pleine audience! Ce que vous me dites là me fâche +véritablement pour vous! Que cela dut être pénible! + +--Plus que vous ne l'imaginez! Elle oubliait tout ce qu'on lui disait +dans la possession, faisait mille fautes de latin que nous avons +raccommodées comme nous avons pu; et même elle a été cause d'une scène +désagréable le jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les +juges: un évanouissement, des cris. Ah! je vous jure que je l'aurais +bien chapitrée, si je n'eusse été forcé de quitter précipitamment +cette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simple que +j'y tienne, c'est ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné, +on ne sait ce qu'il est devenu depuis quatre ans. La pauvre petite +Jeanne de Belfiel! je ne l'avais faite religieuse, et puis abbesse, +que pour conserver tout à ce mauvais sujet-là . Si j'avais pu prévoir sa +conduite, je l'aurais réservée pour le monde. + +--On la dit d'une fort grande beauté, reprit Joseph; c'est un don +très précieux pour une famille; on aurait pu la présenter à la cour, +et le Roi... Ah! ah!... Mlle de La Fayette... Eh!... eh!... Mlle +d'Hautefort... vous entendez... il serait même possible encore d'y +penser. + +--Ah! que je vous reconnais bien là ... monseigneur, car nous savons +qu'on vous a nommé au cardinalat; que vous êtes bon de vous souvenir du +plus dévoué de vos amis! + +Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu'ils se trouvèrent au bout +de la rue du camp qui conduisait au quartier des volontaires. + +--Que Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant mon absence, dit +Joseph s'arrêtant; je vais partir demain pour Paris; et, comme j'aurai +affaire plus d'une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d'avance +et savoir des nouvelles de sa blessure. + +--Si l'on m'avait écouté, dit Laubardemont, à l'heure qu'il est vous +n'auriez pas cette peine. + +--Hélas! vous avez bien raison, répondit Joseph avec un soupir profond +et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal n'est plus le même homme; +il n'accueille pas les bonnes idées, il nous perdra s'il se conduit +ainsi. + +Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin entra dans le +chemin qu'il lui avait montré. + +Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et, quand il fut bien +sûr de la route qu'il avait prise, il revint ou plutôt accourut jusqu'à +la tente du ministre.--Le Cardinal l'éloigne, s'était-il dit; donc il +s'en dégoûte; je sais des secrets qui peuvent le perdre. J'ajouterai +qu'il est allé faire sa cour au futur favori; je remplacerai ce moine +dans la faveur du ministre. L'instant est propice, il est minuit; il +doit encore rester seul pendant une heure et demie. Courons. + +Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon. + +--Monseigneur reçoit quelqu'un, dit le capitaine hésitant, on ne peut +pas entrer. + +--N'importe, vous m'avez vu sortir il y a une heure; il se passe des +choses dont je dois rendre compte. + +--Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul! Il +entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d'une +religieuse dans une des siennes, et de l'autre fit signe de garder +le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant +pas encore le visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et +les choses étranges qu'elle disait contrastaient horriblement avec la +douceur de sa voix. Richelieu semblait ému. + +--Oui, je le frapperai avec un couteau; c'est un couteau que le démon +Béhérith m'a donné à l'auberge; mais c'est le clou de Sisara. Il a un +manche d'ivoire, voyez-vous, et j'ai beaucoup pleuré dessus. N'est-ce +pas singulier, mon bon général? Je le retournerai dans la gorge de +celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de faire, et ensuite +je brûlerai le corps, c'est la peine du talion, la peine que Dieu a +permise à Adam... Vous avez l'air étonné, mon brave général... mais +vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson +qu'il m'a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à +l'heure du bûcher, vous savez bien?... l'heure où il pleut, l'heure où +mes mains commencent à brûler comme à présent; il m'a dit: «Ils sont +bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges... j'ai onze démons +à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne... sous un +dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui +nous éclairent; ah! c'est de toute beauté!» Voilà , voilà ce qu'il +chante. + +Et, sur l'air du _De profundis_, elle chanta elle-même: + + Je vais être prince d'Enfer, + Mon sceptre est un marteau de fer, + Ce sapin brûlant est mon trône. + Et ma robe est de soufre jaune; + Mais je veux t'épouser demain: + Viens, Jeanne, donne-moi la main. + +N'est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui réponds tous les +soirs; écoutez bien ceci, oh! écoutez bien... + + Le juge a parlé dans la nuit, + Et dans la tombe on me conduit, + Pourtant j'étais ta fiancée! + Viens... la pluie est longue et glacée; + Mais tu ne dormiras pas seul, + Je te prêterai mon linceul. + +Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes. +Il dit: «Malheur, malheur à celui qui a versé le sang! les juges de +la terre sont-ils des dieux? Non, ce sont des hommes qui vieillissent +et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix: Faites mourir +cet homme! La peine de mort! la peine de mort! Qui a donné à l'homme +le droit de l'exercer sur l'homme? Est-ce le nombre deux?... Un seul +serait assassin, vois-tu! Mais compte bien, un, deux, trois... Voilà +qu'ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés! +O crime! l'horreur du ciel! Si tu les voyais d'en haut, comme moi, +Jeanne, combien tu serais plus pâle encore! La chair détruire la chair! +elle qui vit de sang faire couler le sang! froidement et sans colère! +comme Dieu qui a créé!» + +Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces +paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les +tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre +l'emportaient toujours. + +--Les juges ont-ils frémi? m'a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de +se tromper? On agite la mort du juste. + +--La question!--On serre ses membres avec des cordes pour le faire +parler; sa peau se coupe, s'arrache et se déroule comme un parchemin; +ses nerfs sont à nu, rouges et luisants; ses os crient; la moelle +en jaillit... Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de +printemps. Que la grand'salle est chaude! dit l'un en s'éveillant; +cet homme n'a point voulu parler! Est-ce que la torture est finie! +Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort! seule crainte +des vivants! la mort! le monde inconnu! il y jette avant lui une âme +furieuse qui l'attendra. Oh! ne l'a-t-il jamais vu, le tableau vengeur! +ne l'a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché? + +Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal, +saisi d'horreur et de pitié, s'écria: + +--Ah! pour l'amour de Dieu! finissons cette affreuse scène; emmenez +cette femme, elle est folle! + +L'insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris: + +--Ah! le juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant Laubardemont. + +Celui-ci, joignant les mains et s'humiliant devant le ministre, disait +avec effroi: + +--Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, c'est ma nièce qui a perdu la +raison: j'ignorais ce malheur-là , sans quoi elle serait enfermée depuis +longtemps. Jeanne, Jeanne... allons, madame, à genoux; demandez pardon +à monseigneur le Cardinal-Duc... + +--C'est Richelieu! cria-t-elle. Et l'étonnement sembla entièrement +paralyser cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur qui l'avait +animée d'abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence +immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands +yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé. + +--Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même; +elle est mourante et moi aussi; tant d'horreurs me poursuivent depuis +cette condamnation, que je crois que tout l'enfer se déchaîne contre +moi! + +Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et +stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en +avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait +avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du +Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda +tour à tour l'un et l'autre, laissa échapper de sa main le couteau +qu'elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se +couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux +égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis +épouvantée qui sent déjà sur son dos l'haleine brûlante du loup prêt à +la saisir. + +Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le juge +furieux s'empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et +l'entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, +mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein et comme plongée +dans un profond somnambulisme. + + + + +CHAPITRE XIII + +L'ESPAGNOL + + Qu'un ami véritable est une douce chose + Il cherche vos besoins au fond de votre coeur, + Il vous épargne la pudeur + De les lui découvrir vous-même. + + LA FONTAINE. + + +Cependant une scène d'une autre nature se passait sous la tente de +Cinq-Mars; les paroles du Roi, premier baume de ses blessures, avaient +été suivies des soins empressés des chirurgiens de la cour; une +balle morte, facilement extraite, avait causé seule son accident: le +voyage lui était permis, tout était près pour l'accomplir. Le malade +avait reçu jusqu'à minuit des visites amicales et intéressées; dans +les premières furent celles du petit Gondi et de Fontrailles, qui se +disposaient aussi à quitter Perpignan pour Paris; l'ancien page Olivier +d'Entraigues s'était joint à eux pour complimenter l'heureux volontaire +que le Roi semblait avoir distingué; la froideur habituelle du prince +envers tout ce qui l'entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui +en furent instruits, le peu de mots qu'il avait dits comme des signes +assurés d'une haute faveur, tous étaient venus le féliciter. + +Enfin il était seul, sur son lit de camp; M. de Thou, près de lui, +tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes +les visites qui avaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour +un long voyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants +de calme et d'espoir qui viennent en quelque sorte refraîchir l'âme en +même temps que le sang; la main qu'il ne donnait pas à son ami pressait +en secret la croix d'or attachée sur son coeur, en attendant la main +adorée qui l'avait donnée, et qu'il allait bientôt presser elle-même. +Il n'écoutait qu'avec le regard et le sourire les conseils du jeune +magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était aussi le but de sa +vie. Le grave de Thou lui disait d'une voix calme et douce: + +--Je vous suivrai bientôt à Paris. Je suis heureux plus que vous-même +de voir le Roi vous y mener avec lui; c'est un commencement d'amitié +qu'il faut ménager, vous avez raison. J'ai réfléchi bien profondément +aux causes secrètes de votre ambition, et je crois avoir deviné votre +coeur. Oui, ce sentiment d'amour pour la France, qui le faisait battre +dans votre jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes; vous +voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en action +ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée est vaste +et digne de vous! je vous admire; je m'incline! Abordez le monarque +avec le dévouement chevaleresque de nos pères, avec un coeur plein de +candeur et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de son +âme, verser dans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins +du Roi en lui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les +plaies du peuple en les découvrant à son maître, et, par l'entremise de +votre faveur, rétablir ainsi ce commerce d'amour du père aux enfants, +qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme au coeur de +marbre: s'exposer pour cette noble entreprise à toutes les horreurs de +sa vengeance, et, bien plus encore, braver les calomnies perfides qui +poursuivent le favori jusque sur les marches du trône: ce songe était +digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez +hautement au Roi du mérite et des malheurs de ses plus illustres amis +que l'on écrase; dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a +jamais conspiré contre lui; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à +cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et +jamais le monarque; dites-lui que les vieilles races de France sont +nées avec sa race, qu'en les frappant il remue toute la nation, et +que, s'il les éteint, la sienne en souffrira, qu'elle demeurera seule +exposée au souffle du temps et des événements, comme un vieux chêne +frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque l'on a renversé +la forêt qui l'entoure et le soutient.--Oui, s'écria de Thou en +s'animant, ce but est noble et beau: marchez dans votre route d'un pas +inébranlable, chassez même cette honte secrète, cette pudeur qu'une +âme noble éprouve avant de se décider à flatter, à faire ce que le +monde appelle sa _cour_. Hélas! les rois sont accoutumés à ces paroles +continuelles de fausse admiration pour eux; considérez-les comme une +langue nouvelle qu'il faut apprendre, langue bien étrangère à vos +lèvres jusqu'ici, mais que l'on peut parler noblement, croyez-moi, et +qui saurait exprimer de belles et généreuses pensées. + +Pendant le discours enflammé de son ami, Cinq-Mars ne put se défendre +d'une rougeur subite, et il tourna son visage sur l'oreiller, du côté +de la tente, et de manière à ne pas être vu. De Thou s'arrêta. + +--Qu'avez-vous, Henri? vous ne me répondez pas; me serais-je trompé? + +Cinq-Mars soupira profondément et se tut encore. + +--Votre coeur n'est-il pas ému de ces idées que je croyais devoir le +transporter! + +Le blessé regarda son ami avec moins de trouble et lui dit: + +--Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus m'interroger, +et que vous vouliez avoir une aveugle confiance en moi. Quel mauvais +génie vous pousse donc à vouloir sonder ainsi mon âme? Je ne suis pas +étranger à ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie +pas conçues! Qui vous dit que je n'aie pas formé la ferme résolution de +les pousser plus loin dans l'action que vous n'osez le faire même dans +vos paroles! L'amour de la France, la haine vertueuse de l'ambitieux +qui l'opprime et brise ses antiques moeurs avec la hache du bourreau, +la ferme croyance que la vertu peut être aussi habile que le crime, +voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais, quand vous voyez un +homme à genoux dans une église, lui demandez-vous quel saint ou quel +ange protège et reçoit sa prière? Que vous importe, pourvu qu'il y +tombe martyr, s'il le faut? Eh! lorsque nos pères s'acheminaient pieds +nus vers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s'informait-on du +voeu secret qui les conduisait à la terre sainte? Ils frappaient, ils +mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n'en demandaient pas +plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait pas dépouiller +leurs corps pour voir si la croix rouge et le cilice ne cachaient +pas quelque autre signe mystérieux; et, dans le ciel, sans doute, ils +n'étaient pas jugés avec plus de rigueur pour avoir aidé la force de +leurs résolutions sur la terre par quelque espoir permis au chrétien, +quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus proche du coeur +mortel. + +De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les yeux. + +--Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut vous faire mal; +ne continuons pas sur ce sujet; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos +discours, parce que cela n'est pas bien, et mettez vos draps sur votre +épaule, parce qu'il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il +en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je vous promets +de ne plus vous mettre en colère par mes conseils. + +--Ah! s'écria Cinq-Mars malgré la défense de parler, moi je vous jure, +par cette croix d'or que vous voyez, et par sainte Marie, de mourir +plutôt que de renoncer à ce plan même que vous avez tracé le premier; +vous serez peut-être un jour forcé de m'arrêter; mais il ne sera plus +temps. + +--C'est bon, c'est bon, dormez, répéta le conseiller; si vous ne vous +arrêtez pas, alors je continuerai avec vous, quelque part que cela me +conduise. + +Et, prenant dans sa poche un livre d'heures, il se mit à lire +attentivement; un instant après, il regarda Cinq-Mars, qui ne dormait +pas encore; il fit signe à Grandchamp de changer la lampe de place pour +la vue du malade: mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci, +les yeux toujours ouverts, s'agitait sur sa couche étroite. + +--Allons, vous n'êtes pas calme, dit de Thou en souriant; je vais faire +quelque lecture pieuse qui vous remette l'esprit en repos. Ah! mon ami, +c'est là qu'il est le repos véritable, c'est dans ce livre consolateur! +car, ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez, d'un côté +l'homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse: la prière et +l'incertitude de sa destinée; et, de l'autre, Dieu lui parlant lui-même +de ses infirmités. Quel magnifique et céleste spectacle! quel lien +sublime entre le ciel et la terre! la vie, la mort et l'éternité sont +là : ouvrez-le au hasard. + +--Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une vivacité qui avait +quelque chose d'enfantin, je le veux bien, laissez-moi l'ouvrir; vous +savez la vieille superstition de notre pays? quand on ouvre un livre de +messe avec une épée, la première page que l'on trouve à gauche est la +destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini +doit influer puissamment sur l'avenir du lecteur. + +--Quel enfantillage! Mais je le veux bien. Voici votre épée; prenez la +pointe... voyons... + +--Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son +lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure +basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître +lut, s'interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu +forcé peut-être, poursuivit jusqu'au bout: + +I. Or c'était dans la cité de Mediolanum qu'ils comparurent. + +II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous et adorez les dieux. + +III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui +parurent comme les visages des anges. + +IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s'écria, levant les yeux +au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit. + +V. O mon frère! je vois le fils de l'homme qui nous sourit; laisse-moi +mourir le premier. + +VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes +indignes du Seigneur notre Dieu. + +VII. Or Protais lui répondit ces paroles: + +VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j'ai plus +d'années et des forces plus grandes pour te voir souffrir. + +IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents contre eux. + +X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombèrent ensemble +sur la même pierre. + +XI. Or c'est en ce lieu même que le bienheureux saint Ambroise trouva +la cendre des deux martyrs, qui rendit la vue à un aveugle. + +--Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lorsqu'il eut fini, que +répondez-vous à cela? + +--La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons pas la sonder. + +--Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d'enfant, reprit +d'Effiat avec impatience et s'enveloppant d'un manteau jeté sur lui. +Souvenez-vous des vers que nous récitions autrefois: _Justum et tenacem +propositi virum_... ces mots de fer se sont imprimés dans ma tête. +Oui, que l'univers s'écroule autour de moi, ses débris m'emporteront +inébranlable. + +--Ne comparons pas les pensées de l'homme à celles du ciel, et +soumettons-nous, dit de Thou gravement. + +--_Amen_, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux s'étaient remplis de +larmes qu'il essuyait brusquement. + +--De quoi te mêles-tu, vieux soldat? tu pleures! lui dit son maître. + +--_Amen_, dit à la porte de la tente une voix nasillarde. + +--Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à l'Éminence grise +qui vient chez vous, répondit le fidèle serviteur en montrant Joseph, +qui s'avançait les bras croisés en saluant d'un air caressant. + +--Ah! ce sera donc lui! murmura Cinq-Mars. + +--Je viens peut-être mal à propos? dit Joseph doucement. + +--Fort à propos, peut-être, dit Henri d'Effiat en souriant avec un +regard à de Thou. Qui peut vous amener, mon père, à une heure du matin? +Ce doit être quelque bonne oeuvre? + +Joseph se vit mal accueilli; et, comme il ne marchait jamais sans avoir +au fond de l'âme cinq ou six reproches à se faire vis-à -vis des gens +qu'il abordait, et autant de ressources dans l'esprit pour se tirer +d'affaire, il crut ici que l'on avait découvert le but de sa visite, et +sentit que ce n'était pas le moment de la mauvaise humeur qu'il fallait +prendre pour préparer l'amitié. S'asseyant donc assez froidement près +du lit: + +--Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la part du Cardinal +généralissime des deux prisonniers espagnols que vous avez faits; il +désire avoir des renseignements sur eux le plus promptement possible; +je dois les voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous +trouver veillant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens. + +Après un échange de politesses contraintes, on fit entrer dans la +tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avait presque oubliés. Ils +parurent, l'un jeune et montrant à découvert une physionomie vive et +un peu sauvage: c'était le soldat; l'autre, cachant sa taille sous un +manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans leur expression, +sous l'ombre de son chapeau à larges bords, qu'il n'ôta pas: c'était +l'officier; il parla seul et le premier: + +--Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon sommeil? est-ce pour +me délivrer ou me pendre? + +--Ni l'un ni l'autre, dit Joseph. + +--Qu'ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je ne t'ai pas vu à +la brèche. + +Il fallut quelque temps, d'après cet exorde aimable, pour faire +comprendre à l'étranger les droits qu'avait un capucin à l'interroger. + +--Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu? + +--Je veux savoir votre nom et votre pays. + +--Je ne dis pas mon nom; et quant à mon pays, j'ai l'air d'un Espagnol; +mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l'est jamais. + +Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit: + +--Je suis bien trompé, ou j'ai entendu ce son de voix quelque part: +cet homme parle français sans accent; mais il me semble qu'il veut nous +donner des énigmes comme dans l'Orient. + +--L'Orient? c'est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de +l'Orient, c'est un Turc catholique; son sang languit ou bouillonne, il +est paresseux ou infatigable; l'indolence le rend esclave; l'ardeur, +cruel; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il +ne veut qu'un livre religieux, qu'un maître tyrannique; il obéit à la +loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s'endort le soir +dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui +est-ce là , messieurs? est-ce l'Espagnol ou le Turc? devinez. Ah! ah! +vous avez l'air de trouver que j'ai de l'esprit parce que je rencontre +un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l'honneur, et +cependant l'idée pourrait se pousser plus loin, si l'on voulait; si +je passais à l'ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous +dire: Cet homme a les traits graves ou allongés, l'oeil noir et coupé +en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues +basanées, maigres et ridées; sa tête est rasée, et il la couvre d'un +mouchoir noué en turban; il passe un jour entier couché ou debout sous +un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui +l'enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous contents, messieurs? +Vraiment, vous en avez l'air, vous riez; et de quoi riez-vous? Moi qui +vous ai présenté cette seule idée, je n'ai pas ri; voyez, mon visage +est triste. Ah! c'est peut-être parce que le sombre prisonnier est +devenu bavard, et parle vite? Ah! ce n'est rien; je pourrais vous en +dire d'autres, et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si +je me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que +je connais un prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques +avant de dire la messe, et qui, furieux d'être interrompu à l'autel +durant le saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres: +_Tuez tout! tuez tout!_ ririez-vous bien tous, messieurs? Non, pas +tous. Monsieur que voilà , par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe. +Oh! il est vrai qu'il pourrait répondre qu'il a fait sagement, et qu'on +avait tort d'interrompre sa pure prière. Mais si j'ajoutais qu'il s'est +caché pendant une heure derrière la toile de votre tente, monsieur +de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, et qu'il est venu pour vous +faire quelque perfidie, et non pour moi, que dirait-il? Maintenant, +messieurs, êtes-vous contents? Puis-je me retirer après cette parade? + +Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité d'un vendeur +d'orviétan, et avec une voix si haute, que Joseph en fut étourdi. Il se +leva indigné à la fin, et s'adressant à Cinq-Mars: + +--Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu'un prisonnier qui +devait être pendu vous parle ainsi? + +L'Espagnol, sans daigner s'occuper de lui davantage, se pencha vers +d'Effiat, et lui dit à l'oreille: + +--Je ne vous importe guère, donnez-moi ma liberté, j'ai déjà pu la +prendre, mais je ne l'ai pas voulu sans votre consentement; donnez-la +moi, ou faites-moi tuer. + +--Partez si vous le pouvez, lui répondit Cinq-Mars, je vous jure que +j'en serai fort aise. + +Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu'il voulut +garder à son service. + +Ce fut l'affaire d'un moment; il ne restait plus dans la tente que les +deux amis, le père Joseph décontenancé et l'Espagnol, lorsque celui-ci, +ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce: il riait +et semblait respirer plus d'air dans sa large poitrine. + +--Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; mais je hais la France, parce +qu'elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui +le suis devenu, et qui l'ai frappé une fois; je hais ses habitants +parce qu'ils m'ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés +et tués depuis; j'ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de +Français; mais à présent je hais encore plus l'Espagne; on ne saura +jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais; tous les +hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt. +Oui, tu m'as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par +la poitrine et le renversant... je suis Jacques de Laubardemont, fils +de ton digne ami. + +A ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une +apparition s'évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l'entrée, +le virent s'élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et +désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d'un cerf, +malgré plusieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du désordre +pour s'évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les +deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux +écoliers riraient d'avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et +s'apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l'un +et l'autre, et qu'ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le +jeune conseiller dans son fauteuil. + +Pour le capucin, il s'acheminait vers sa tente, méditant comment il +tirerait parti de tout ceci pour la meilleure vengeance possible, +lorsqu'il rencontra Laubardemont traînant par ses mains liées la jeune +insensée. Ils se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures. + +Joseph n'eut pas peu de plaisir à retourner le poignard dans la plaie +de son coeur en lui apprenant le sort de son fils. + +--Vous n'êtes pas précisément heureux dans votre intérieur, ajouta +t-il; je vous conseille de faire enfermer votre nièce et pendre votre +héritier, si par bonheur vous le retrouvez. + +Laubardemont rit affreusement:--Quant à cette petite imbécile +que voilà , je vais la donner à un ancien juge secret, à présent +contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron: il la fera ce qu'il voudra, +servante dans sa _posada_, par exemple; je m'en soucie peu, pourvu que +monseigneur ne puisse jamais en entendre parler. + +Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donna aucun signe +d'intelligence; toute lueur de raison était éteinte en elle; +un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le prononçait +continuellement:--Le juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. Et elle +se tut. + +Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, sur +un des chevaux qu'amenèrent deux domestiques; Laubardemont en monta un, +et se disposa à sortir du camp, voulant s'enfoncer dans les montagnes +avant le jour. + +--Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires à Paris; je +vous recommande Oreste et Pylade. + +--Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande Cassandre et OEdipe. + +--Oh! il n'a ni tué son père, ni épousé sa mère... + +--Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses. + +--Adieu, mon révérend père! + +--Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils tout haut--mais tout bas: + +--Adieu, assassin à robe grise: je retrouverai l'oreille du Cardinal en +ton absence. + +--Adieu, scélérat à robe rouge: va détruire toi-même ta famille +maudite; achève de répandre ton sang dans les autres; ce qui en restera +en toi, je m'en charge... Je pars à présent. Voilà une nuit bien +remplie! + + + + +NOTES +ET +DOCUMENTS HISTORIQUES + + + Lorsque parut pour la première fois ce livre[5], il parut seul, + sans notes, comme oeuvre d'art, comme résumé d'un siècle. Pour + qu'en toute loyauté il fût jugé par le public, l'auteur ne voulut + l'entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches + historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau. + Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: _Sur la + vérité dans l'art_, ne point montrer le _vrai_ détaillé, mais + l'oeuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les + noeuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de + Louis XIII. Bientôt cependant l'auteur s'aperçut de la nécessité + d'indiquer les sources principales de son travail; et comme il + avait toujours voulu remonter aux plus pures, c'est à -dire aux + manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines, + il ajouta les renseignements les plus détaillés à la seconde + édition de _Cinq-Mars_[6], pour rectifier des erreurs répandues + sur l'authenticité de quelques faits. Depuis lors il revint à la + simple et primitive unité de son ouvrage. Mais aujourd'hui qu'on a + multiplié, au delà de ce qu'il eût pu attendre, cette production, + qu'il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits + curieux des détails du _vrai anecdotique_ n'aient pas à chercher + ailleurs des documents qu'il avait écartés. + + [5] Mars 1826.--2 vol. in-18. + + [6] Juin 1826.--4 vol. in-12. + + +PAGE 178. + +Une barbe plate et rousse à l'extrémité... + + «Pendant sa jeunesse, dit l'historien du père Joseph, il avait les + cheveux et la barbe d'un roux un peu ardent. Il s'était aperçu que + Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; aussi avait-il pris + soin de la brunir avec des peignes de plomb et d'acier, jusqu'à + ce qu'il eût trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus + tard un empirique. L'horreur du roi était telle pour cette couleur, + qu'un jour son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère + avait le plus beau gouvernement du royaume), ayant l'honneur + d'accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de + chasse, il fit tant de pluie qu'il emporta toute la peinture dont + il cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, l'ayant aperçue, + en eut peur et lui dit:--Bon Dieu, que vois-je! ne paraissez plus + devant moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de sa charge.» + + +PAGE 180. + +Son confident... + + Ce trop célèbre capucin, que l'un de ses historiens appelle + _l'esprit auxiliaire_ du Cardinal, fut non seulement son confident, + mais celui du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait + les pas du ministre dans les voies du sang, et l'aidait à y faire + descendre le faible prince. L'histoire de cet homme est partout; + mais voici les détails d'une de ses manoeuvres que l'on connaît + peu: + + M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, Louis XIII hésitait + à le faire périr. Monsieur, qui l'avait abandonné sur le champ de + bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa + mort, et ne savait comment obtenir cette précieuse faveur. Bullion + était chargé de la négociation, et conseillait Gaston: ce fut à cet + homme que Joseph s'adressa d'abord. + + Il s'empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son + organe, fait conseiller à Monsieur de ne plus demander au Roi des + assurances pour la grâce du jeune duc, mais de s'en remettre à + la bonté seule de Louis, dont on blessait le coeur en ayant l'air + d'en douter. Monsieur croit voir dans ce discours l'intention de + pardonner, insinuée par son frère même, et fait _son accommodement_ + pour lui seul, sans rien stipuler pour le jeune duc, et s'en + remettant à la clémence du Roi. C'est alors qu'en un _conseil + étroit_ entre le Roi, le Cardinal et Joseph, celui-ci ose prendre + la parole le premier, et, concertant la fougue de ses vociférations + politiques avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache de + Louis la promesse, trop bien tenue, d'être inflexible. + + Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que + le capucin n'avait de chrétien que le nom, et ne cherchait qu'à + tromper tout le monde. + + Un ouvrage de 1635, intitulé _la Vérité défendue_, en parle en ces + termes: + + «Il est le grand inquisiteur d'État, interroge les prétendus + criminels, fait mettre les hommes en prison sans information, + empêche que leur justification ne soit écoutée, et, par des + terreurs paniques, il tire les déclarations qui servent pour + couvrir l'injustice du Cardinal. Il fait indignement servir le ciel + à la terre, le nom de Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses + de l'État.» + + Du reste, il appartenait à une très bonne famille, dont le nom + était _du Tremblay_. + + Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux ceux qui le + voudront mieux connaître. + + +PAGE 185. + +Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc. + + Ces insolents commandements de la _religion ministérielle_, fondée + par Richelieu, sont extraits d'un manuscrit désigné dans l'histoire + du père Joseph. + + Voici comment s'exprime à ce sujet le révérend et naïf historien et + généalogiste, continuateur de l'abbé Richard: + + «Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre: _l'Unité + du ministre, et les qualités qu'il doit avoir._ Cet ouvrage n'a + jamais vu le jour qu'entre les mains du Roi, et c'est ce traité + qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement + de son royaume sur Son Éminence. J'ai vu ce manuscrit _in-folio_, + qui est très bien écrit. On n'aura pas de peine à reconnaître que + le père Joseph en est l'auteur par la lecture des principales + propositions qui y sont prouvées, premièrement comme vérités + chrétiennes, secondement, comme vérités politiques. On pourrait + intituler ce livre: Testament politique du père Joseph. Tous les + _grands hommes_ du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra + aisément le _génie_ du père dans l'extrait de ce testament.» + (_Histoire du père Joseph._) Suivent les articles tels qu'on vient + de les lire. + + +PAGE 194. + +Quant au Marillac, etc. + + Le maréchal de Marillac fut privé de ses juges légitimes; les + membres du Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance + de l'affaire, virent Molé, leur procureur-général, _décrété et + interdit;_ traîné innocent de tribunaux en tribunaux, sans en + trouver un assez habile pour lui découvrir un crime, le maréchal + de Marillac tomba enfin sous l'arrêt des _commissaires_, lu par un + garde des sceaux _ecclésiastique_ (Châteauneuf), auquel il fallut + une dispense de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un homme + sans reproche; et le Cardinal se prit à rire des _lumières_ qu'il + avait fait descendre forcément sur les juges. Quelle confusion! + quel temps! On ne saurait trop éclairer les points principaux + de l'histoire, pour éteindre les puérils regrets du passé dans + quelques esprits qui n'examinent pas. + + +PAGE 274. + +Ce jour-là , le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement +guerrier... + + Ce costume est exactement décrit dans les _Mémoires manuscrits de + Pontis_, tel qu'on le lit ici. (_Bibl. de l'Arsenal._) + + +PAGE 322. + +D'extirper une branche royale de Bourbon... + + Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée, + qu'il gagnait sur les troupes du Cardinal. J'ai sous les yeux des + relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire. + Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de Metternich et + l'infanterie de Lamboy s'estant rompus, il ne resta près dudit + comte que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, fut + abordé d'un cavalier seul, que ses gens ne connurent dans cette + confusion pour ennemy, qui lui donna un coup de pistolet au-dessous + de l'oeil, dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n'ayant + d'autre dessein que de servir Sa Majesté et son État, et arrester + les violences de celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de + lui:... il (le Cardinal) vient d'extirper une branche royale de + Bourbon, ayant fait choisir ce prince par un de ses gardes, qui + s'était mis avec ce dessein exécrable, et par son commandement, + parmy les gens d'armes de ce prince, _ayant été reconneu tel_, + après qu'il fut tué sur la place par Riquemont, escuyer du même + prince défunct.» (_Montglat. Fabert_, etc., etc. _Relation de + Montrésor_, t. II, p. 520.) + + Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui + montre quel prix mettait le Cardinal à ces sortes d'expéditions. + + +_Billet de M. des Noyers, escrit à M. le maréchal de Châtillon après +la bataille de Sedan._ + + Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension pour sa + vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis. Monsieur + le maréchal l'enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt qu'il y + sera arrivé. Fait à Péronne, ce 9 juillet 1641. + + DES NOYERS. + + Vol. g. 6, 233 MM. + + +EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU CARDINAL DE RICHELIEU +RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE THOU. + +L'activité infatigable, la pénétration vive, la persévérance ingénieuse +du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand les maladies, les +fatigues, les chagrins, semblaient devoir amortir ses rares facultés, +ne sont pas seulement en évidence dans la conduite de cette affaire; +il est curieux d'y observer en gémissant les voies souterraines par +lesquelles devait passer, pour arriver à son but, ce puissant mineur, +comme disait Shakspeare: _O worthy pioneer!_ Toutes les petitesses +auxquelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques, +pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s'ils considéraient +que celui-ci, après tous ses efforts, après l'accomplissement entier de +ses projets, ne réussit qu'à hâter et assurer la chute de la monarchie +qu'il croyait affermir pour toujours. + +Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour, il est nécessaire d'en +écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sécheresse et la +confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus. Mais +il importe d'en extraire les traits singuliers et vifs que l'on démêle +dans cette nuit, lorsqu'on y attache des regards attentifs. + +Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d'Orléans s'est +excusé par la lettre que j'ai citée dans le cours de ce livre[7], +la première inquiétude du Cardinal est de savoir si M. de Bouillon +est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour de Louis XIII à sa +première affection pour Cinq-Mars, il s'arrête à Tarascon, et de là +veut s'assurer que son crédit est dans toute sa force: comme un athlète +qui se prépare à un grand combat, il essaye son bras et pèse sa massue. + + [7] Chapitre XXIV, intitulé LE TRAVAIL. + + +_Instruction, après l'arrest de M. le Grand, à messieurs de Chavigny +et des Noyers, estant près du Roy, pour sçavoir, entre autres choses, +de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a fait ci-devant, ainsi +qu'elle le jugera à propos._ + + Si monsieur de Bouillon est pris, il est question de faire voir + promptement que _l'on l'a pris avec justice_; pour ce faire, il + faut descouvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advis, et + qu'au cas que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque + invention par laquelle on puisse faire connoistre qu'on a cette + découverte; on le peut faire en resserrant de toutes parts les + prisonniers sans permettre de parler à personne, parce que par ce + moyen on _pourroit faire croire aux uns que les autres ont dit ce + que l'on scait: ce qui leur donnera lieu de se confesser_, et à + tout le moins de le croire. + + Faut arrester Cloniac, que l'on dit avoir des papiers secrets. Faut + retirer la _cassette de cheveux et amourettes_ qu'a monsieur de + Choisy. + + Faut représenter au Roy qu'il est très-important de ne dire pas + qu'il ait bruslé tous les papiers, et en effet l'on croit qu'il ne + l'a pas fait. + + Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir l'Italie d'un + chef de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. Il en + faut un en Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant douteux + si monsieur de _Turenne voudroit servir_, et si l'on doit le + laisser seul, le Roy y pourvoira s'il lui plaist. + + +On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le premier. + +La réponse ne se fait pas attendre: on a arrêté M. de Bouillon; le Roi +a consenti à faire tous les mensonges qui lui sont dictés, et, pour +preuve de son obéissance, il écrit de sa main la lettre qui suit: + + +_Lettre du Roy à Son Éminence._ + + Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beaucoup + mieux depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon, + qui est un coup de parti, j'espère avec l'ayde de Dieu que tout ira + bien, et qu'il me donnera la parfaite santé; c'est de quoi je le + prie de tout mon coeur. + + LOUYS. + + +Avec ce gage on peut agir: il a fait menacer MONSIEUR, et ne lui a +répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier: le même jour il +écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à M. de Chavigny +et une seconde fois au Cardinal. Remarquez que c'était à lui d'abord +qu'il avait demandé pardon le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25, +suivant en cela la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce +à tout le monde et promet une entière confession. + +Là -dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et l'écrase par +la lettre froide où il lui conseille de tout confesser. On l'a lue au +chapitre _le Travail_. + +Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny, lequel ne +connaît pas d'assez humbles termes pour parler au Cardinal, dont il +se dit sans cesse la créature. Chavigny se moque de MONSIEUR et du +_choléra-morbus_ (déjà connu, comme l'on voit), qui saisit l'agent de +ce prince, dans la peur d'être arrêté.--Il fait conseiller à Gaston +de se retirer hors de France. On voit que le Roi ne se permet pas +de répondre sans que le Cardinal ait _corrigé_ la lettre qu'il doit +écrire. + + +_M. de Chavigny à Son Éminence._ + + Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière _aussi bien et aussi + fortement qu'on le pouvoit désirer_. Je luy fis mettre par escrit + et signer tout ce qu'il luy dit de la part de Monsieur, ainsi que + Son Éminence verra par la copie que je luy envoye: et lorsqu'il + fit difficulté d'obéir aux commandements de Sa Majesté, _elle + luy parla en maistre_, et il eut si grand'peur qu'on l'arrestât, + qu'il luy prit presque une défaillance, et ensuite une espèce de + _choléra-morbus_ dont il a esté guary en luy rasseurant l'esprit. + Le Roy fut ravy de ce que Monseigneur n'eust pas la pensée de + voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La Rivière, je l'ai fait + tomber _insensiblement_ dans le dessein de proposer à Monsieur + qu'il confesse ingénuëment toutes les choses par un escrit qu'il + envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, s'en aller pendant + un temps hors du royaume, avec ses bonnes grâces, et _celles de Son + Eminence_. + + Il m'a dit qu'il feroit cette proposition à Monseigneur, et qu'il + luy demanderoit sa parole, pour la seureté de Monsieur, au cas + qu'en confessant toutes choses par escrit, il vinst trouver le Roy, + pour s'en aller par après hors de France. + + En ce cas, Son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses + _créatures_ si Venise n'est pas le meilleur lieu où puisse aller + Monsieur, et quelle somme elle estime qu'on puisse lui accorder par + an. + + J'envoye à Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estre mise au + pied de la déclaration de La Rivière, afin qu'elle soit _corrigée + comme il lui plaira_, et de la mettre entre ses mains quand il + passera. + + Je seray jusques à la mort, sa très-humble, très-obligée et + très-_fidèle créature_. + + CHAVIGNY. + + A Montfrin, le dernier juin 1642. + + +Le Cardinal permet à MONSIEUR de sortir du royaume et aller à Venise, +et stipule la pension qu'il aura, de façon à le rendre sage. + + +_Mémoires de MM. de Chavigny et des Noyers._ + + Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner + parole à M. de La Rivière que, Monsieur, _déclarant au Roy tout ce + qu'il sait par escrit, sans réserve_, venant voir Sa Majesté avant + que de sortir du royaume, selon la proposition que nous en a fait + ledit sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, + sans qu'il reçoive mal, s'il sort du consentement du Roy. Venise + est une bonne demeure, et en ce cas, il faut que la permission + qu'il demandera au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en France + que lorsqu'il plaira au Roy nous le permettre et nous l'ordonner.» + + Quant à l'argent, je crois qu'il se doit contenter de ce que le + Roy d'Espagne luy devoit donner, sçavoir: dix mille écus par mois. + Car luy donner plus, c'est luy donner moyen de mal faire; et le + Roy ne pouvant consentir qu'il meine avec luy les mauvais esprits + qui l'ont perdu, il n'a pas besoin davantage pour luy et pour les + gens de bien. Cependant, s'il faut passer jusqu'à quatre cent mille + livres, je ne crois pas qu'il faille s'arrester pour peu de chose. + Je suis entièrement à ceux qui m'aiment comme vous. + + _Le cardinal_ DE RICHELIEU. + + De Tarascon, ce dernier juin 1642. + + Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de parole + et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge de + descouvrir une partie de ce qui a esté fait. + + Si le premier, le Roi _doit adjouster foi (ou le témoigner) à ce + qu'il dit_, et respondre qu'il pardonne volontiers à Monsieur, et + que M. de La Rivière luy rapporte ce qu'il a sur la conscience, + qu'il n'en doit pas estre en peine: + + Si le second, il doit encore lui tesmoigner de croire que tout ce + qu'il dit est tout, et respondre: «Ce que vous venez de descouvrir + me surprend et ne me surprend pas. + + «Il me surprend, parce que je n'eusse pas attendu ce nouveau + tesmoignage de manque d'affection de mon Frère. Il ne me surprend + pas, parce que M. le Grand, estant pris, s'enquiert fort si on ne + l'accuse point d'intelligence avec Monsieur. + + «Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement: ceux qui ont + donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre + de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s'il me + descouvre tout ce qu'il a fait sans réserve, il recevra des effets + de ma bonté, comme il en a déjà receu plusieurs fois par le passé.» + + Quelque instance que La Rivière fasse d'avoir promesse d'un pardon + général, sans obligation de descouvrir tout ce qui s'est passé, + le Roy demeurera dans sa dernière response, luy disant qu'il + ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de faire plus que Dieu, + qui requiert un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour + pardonner; + + Qu'il luy doit suffire qu'il l'asseure que Monsieur recevra les + effets de sa bonté, s'il se gouverne envers Sa Majesté comme il + doit, c'est-à -dire ainsi qu'il est dit cy-dessus. + + +On voit que les rôles sont écrits mot pour mot, et que le Roi ne doit +rien ajouter ni retrancher. Aussitôt l'agent de MONSIEUR (La Rivière) +accourt, et le Cardinal l'envoie au Roi d'avance dicter sa réponse. +Avec quelle souplesse chaque personnage obéit au directeur de cette +sanglante comédie! + + * * * * * + +Les observateurs politiques ne s'endorment pas: ils excitent Louis XIII +par tous les moyens possibles contre le bouc émissaire sur qui tout +péché doit retomber. On redouble de rigueurs avec le prisonnier. + + * * * * * + +Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au Cardinal: + + Le Roy m'a dit qu'il croit que M. le Grand eût été capable _de se + faire huguenot_. J'y ai adjousté qu'il se fût fait Turc pour régner + et oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement donné. Sur + quoi le Roy m'a dit: + + --Je le crois... + + Sa Majesté m'a dit ce matin que Treville avoit entretenu M. le + Marquis sur l'arrivée de M. le Grand à Montpellier, et qu'en + entrant dans la citadelle il avoit dit: + + --Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il conspirer contre la + patrie d'aussi bonne heure! Ce qu'elle avoit très-bien reçeu. + + +_M. des Noyers à Son Éminence._ + + Paris, le 1er juillet. + + Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre M. le Grand, + car elle a seu que, durant sa maladie, ce _misérable_, que M. le + premier-président nomme fort bien le _perfide public_, avait dit du + Roy: + + --Il traînera encore! + + * * * * * + +Rien n'est oublié pour irriter Louis XIII, quoiqu'il nous soit +difficile de sentir le sel du bon mot du premier-président. + +Le même homme (des Noyers) écrit encore le 1er juillet 1642, de +Pierrelatte: + + Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations d'amour + pour Monseigneur, et dans une exécration non pareille pour ce + malheureux _perfide public_. + + +Ainsi le bulletin de la _colère royale_ est envoyé au Cardinal heure +par heure, et l'on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les parents des +deux jeunes gens veulent supplier, on les arrête. M. de Chavigny écrit +le 3 juillet 1642: + + L'abbé d'Effiat et l'abbé de Thou venoient trouver le Roy, à ce + qu'on nous avoit assuré. Sa Majesté _a trouvé bon_ qu'on envoyast + au-devant d'eux pour leur recommander de se retirer. + + * * * * * + +La correspondance est pressante. Le lendemain (4 juillet 1642), le +Cardinal écrit de Tarascon: + + Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer: _le + perfide public_, confessant au lieu où il est, _qu'il a eu de + mauvais desseins contre la personne de M. le Cardinal, mais qu'il + n'en a point eu que le Roy n'y ait consenti_; le mal est que la + liberté qu'il a eue jusques à présent de se promener deux fois le + jour, fait que ce discours commence d'être bien espandu en cette + province, ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets. + + +Une crainte mortelle agite le Cardinal qu'on ne vienne à savoir que le +Roi a été de la conjuration: il rend la prison plus sévère. Il ajoute: + + Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de soixante-six ans, + a laissé promener M. le Grand deux fois le jour. Il n'y a que trois + jours qu'il en usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les + premiers ordres ont été perdus. + + M. de Bouillon n'a demandé qu'un médecin et deux valets de chambre; + le _perfide public_ a six personnes qui doivent être retranchées. + Autrement, il est impossible qu'_il ne fasse sçavoir tout ce qu'il + voudra_; jamais prince n'en eut davantage. + + Vous parlerez adroitement de ce que dessus, _sans me mettre en jeu + aucunement_. + + +Comme il attend avec impatience un _bon commissaire_, il dit: + + J'attends M. de Chazé, que _nous essayerons par M. de + Thou_.--Faites-le hâter par le Rhône, car le temps nous + presse, et il est nécessaire que je sois icy pour l'aider à ses + interrogations, que je lui donnerai _toutes digérées_. + +Comme il faut envenimer la plaie du coeur royal, il n'oublie pas un +trait qui puisse porter: + + Il est bon que le _fidèle marquis de Mortemar_ dise au Roy comme + le _perfide public_ disait que Fontrailles avoit dit un bon mot sur + ses maladies, sçavoir, est: + + --_Il n'est pas encore assez mal._ + + Pour montrer comme le _perfide_ et ses principaux confidents + estoient mal intentionnez vers le Roy. + + * * * * * + +On voit que nulle légèreté de propos, nulle étourderie du jeune favori, +vraie ou supposée, n'est omise par le rusé politique. Chavigny répond +sur-le-champ et dans les mêmes termes: + + Le fidèle marquis n'a pu encore prendre son temps pour dire ce que + M. le Cardinal a mandé: ce sera pour demain; nous verrons ce que le + Roy en dira. + + +Puis, le lendemain, le même Chavigny écrit à la hâte: + + Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de M. le Grand. Le Roy n'a + pas manqué, aussitôt ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny. + +C'est-à -dire à lui-même: Il persifle ainsi Louis XIII sur sa docilité! + + Et je crois qu'il en fait de même à M. des Noyers. + + Le Roy m'a commandé expressément de le faire sçavoir à Son + Eminence, et lui dire qu'il croyoit M. le Grand assez détestable + pour avoir eu une si horrible pensée, et qu'il se souvient qu'il + avoit _à Lyon plus de cinquante gentilshommes_ qui dépendoient de + luy. + + On n'a rien oublié pour entretenir Sa Majesté _en belle humeur_. + Le Roy a répété plusieurs fois que M. le Grand estoit le plus grand + menteur du monde. Ainsi on peut espérer que l'amitié est bien usée + dans le coeur de Louis XIII. + + +Le 6 juillet 1642 (que l'on remarque cette rapidité), les deux +créatures du Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers lui disaient le +résultat de leurs insinuations: + + Nous supplions très humblement Monseigneur de se mettre l'esprit + en repos, et croire qu'il ne fut jamais si puissant auprès du Roy + qu'il est, que sa présence opérera tout ce qu'elle voudra. + + +Le même jour, le Cardinal-Duc écrit au Roi très humblement et sur le +ton d'une victime et d'un prêtre candide que le Roi défend. + + * * * * * + +_Son Éminence au Roy._ + + Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu'il a pleu au Roy + faire du mauvais dessein qu'avoit M. le Grand contre moy, contre + un Cardinal, qui depuis vingt-cinq ans a, par la permission de + Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus la malice de ce + malheureux est grande, plus la bonté de Sa Majesté paroist. Du + septiesme juillet 1642. + + +Et le 7, il fait venir M. de Thou dans sa chambre, l'envoyant +chercher dans la prison de Tarascon. J'ai sous les yeux ce curieux +interrogatoire, et le donne tel qu'il a été conservé mot pour mot. +Il n'est pas superflu de faire remarquer le ton de politesse exquise +des deux personnages, dont aucun n'oublie le rang et le caractère +de l'autre, et qui semblent toujours avoir dans la pensée leur vieil +adage: _Un gentilhomme en vaut un autre._ + + +_Interrogatoire et réponse de M. de Thou à Monseigneur le +Cardinal-Duc, qui l'envoya querir en la prison du chasteau de Tarascon. +(Journal de M. le cardinal de Richelieu, qu'il a fait durant le grand +orage de la cour, en l'année 1642, et tiré des Mémoires qu'il a escrits +de sa main M. DC. XLVIII.)_ + + M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de m'excuser de vous avoir + donné la peine de venir icy. + + M. DE THOU. Monseigneur, je la reçois avec honneur et faveur. + + Après, il lui fit donner une chaise près de son lit. + + M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de me dire l'origine des + choses qui se sont passées cy-devant. + + M. DE THOU. Monseigneur, il n'y a personne qui le puisse mieux + sçavoir que Votre Eminence. + + M. LE CARDINAL. Je n'ai point d'intelligence en Espagne pour le + sçavoir. + + M. DE THOU. Le Roy en ayant donné l'ordre, Monseigneur, cela n'a + peu estre sans vous l'avoir fait connoistre. + + M. LE CARDINAL. Avez-vous escrit à Rome et en Espagne? + + M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, par le commandement du Roy. + + M. LE CARDINAL. Estes-vous secrétaire d'Etat pour l'avoir fait? + + M. DE THOU. Non, Monseigneur; mais le Roy me l'avait commandé, je + n'ai peu faillir de le faire. + + M. LE CARDINAL. Avez-vous quelque pouvoir de cela? + + M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, la parole du Roy, et un commandement + de le faire par escrit. + + M. LE CARDINAL. Si est-ce que M. de Cinq-Mars n'en a rien dit? + + M. DE THOU. Il a eu tort, Monseigneur, de ne l'avoir dit; car il a + receu le commandement aussi bien que moi. + + M. LE CARDINAL. Où sont ces commandements? + + M. DE THOU. Ils sont en bonnes mains, pour les produire quand il en + sera besoin. + + +Mais c'est là ce qu'il faut éviter. Le Cardinal ne veut pas savoir +que le Roi a donné des ordres contre lui. Il demande à Paris des +commissaires, un surtout qu'il désigne, M. de Lamon, pour aider M. +de Chazé à de nouveaux interrogatoires dirigés contre ce de Thou si +imposant, si ferme, si grave, si loyal et si redoutable par sa vertu. + +Tandis que ce jeune magistrat parle ainsi, Gaston d'Orléans, MONSIEUR, +le frère du Roi, envoie sa confession et se met à genoux, en ces +termes: + + Gaston, fils de France, frère unique du Roy, estant touché d'un + véritable repentir d'avoir _encore_ manqué à la fidélité que je + dois au Roy mon seigneur, et désirant me rendre digne de la grâce + et du pardon, j'avoue sincèrement toutes les choses dont je suis + coupable. + + +Suivent les accusations contre M. le Grand, sur qui il rejette +noblement toute l'affaire. + +Puis une seconde confession accompagne la première, touchant l'autre +péché: + +_Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence._ + + D'Aigueperce, le 7 juillet. + + Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon cousin le Cardinal de + Richelieu quelle est mon extrême douleur d'avoir pris des liaisons + et correspondances avec ses ennemis... je proteste devant Dieu, + et prie M. le Cardinal de croire que je n'ai pas eu plus grande + connoissance de ce qui peut regarder sa personne, et que, pour + mourir, je n'aurois jamais presté ny l'oreille ny le coeur à la + moindre proposition qui eust esté contre elle, etc., etc. + + +La politesse de la frayeur ne peut aller plus loin et plus bas +assurément. + +Mais le maître n'est pas content encore de ces mensonges et de ces +humiliations. + +Il envoie ses ordres sur ce qui doit être dit par MONSIEUR, s'il veut +qu'on lui permette de rester dans le royaume et qu'on lui donne de quoi +vivre. + +On confrontera MONSIEUR et M. de Cinq-Mars. + + +_Instructions de Son Éminence_. + + Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera la personne de + MONSIEUR, MONSIEUR lui doit dire: + + «Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de différente qualité, nous + nous trouvons en mesme peine, mais il faut que nous ayons recours + à mesme remède. Je confesse notre faute et supplie le Roy de la + pardonner.» + + Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et demeurera d'accord de ce + qu'aura dit MONSIEUR, ou il voudra faire l'innocent; en quel cas + MONSIEUR lui dira: + + «Vous m'avez parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela, vous vinstes + à Saint-Germain me trouvez en mon escurie avec M. de Bouillon + (tel et moy, tels et tels)»... Ensuite MONSIEUR dira le reste de + l'histoire. + + Il fera de même lorsqu'on luy amènera M. de Bouillon. + + Il se contentera de la promesse de rester dans le royaume, sans + jamais prétendre charge ny emploi. + + Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur cette affaire, _qui + peut estre celle de la plus grande importance qui soit jamais + arrivée en ce royaume de cette nature_. + + +Mais MONSIEUR fait beaucoup de difficulté de se laisser confronter +aux accusés; il craint de manquer d'assurance devant eux. Le Roi n'ose +l'exiger de son frère; il faut trouver un biais; le chancelier Séguier +le trouve et l'envoie bien vite: + + J'ai proposé au Roy de mander MM. Talon, conseiller d'Estat + et advocat général, Le Bret et du Bignon, qui ont tous grande + connoissance de matières criminelles, pour conférer avec moy sur + toutes les propositions que je lui ferai. + + Leur advis est que l'on peut dispenser MONSIEUR d'être présent à la + lecture de sa déclaration aux accusés. + + Cet advis est appuyé d'exemples et de raisons; quant aux exemples, + nous avons la procédure faite de La Mole et de Coconas, accusés + de lèze-majesté. En ce procès, les déclarations du Roy de Navarre + et du duc d'Alençon furent receues et leues aux accusés sans + confrontation, encore qu'ils l'eussent demandée. + + ... Une déposition d'un témoin avec des _présomptions infaillibles + servent de preuve et de conviction_ contre un accusé en _crime de + lèze-majesté_: ce qui n'est pas aux autres crimes. + + * * * * * + +On voit que le chancelier y met fort bonne volonté. + +Suit l'avis donné par Jacques Talon et Hierosme Bignon et Omer Talon, +décidant «qu'aucun _fils de France_ n'a esté ouy dans aucun procès, et +que leur _déclaration_ sert de preuve sans confrontation.» + +Le chancelier reçoit la déclaration de MONSIEUR, en compagnie des +juges, sieurs de Laubardemont, Marca, de Paris, Champigny, Miraumesnil, +de Chazé et de Sève, dans laquelle le duc d'Orléans avoue: _avoir donné +deux blancs signés à Fontrailles pour traiter avec le roi d'Espagne_, +à l'instigation de M. le Grand; il le présente comme ayant séduit aussi +M. de Bouillon. + +Après ces écrits, le Cardinal est armé de toutes pièces, et, sûr du +succès, il peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis que l'on juge à +Lyon Cinq-Mars et de Thou qu'il abandonne, il va remettre la main sur +le Roi et faire grâce à MONSIEUR moyennant sa nullité politique, et à +M. de Bouillon en échange de la place de Sedan. + +Le rapport du procès est très curieux à lire et trop volumineux +pour être copié ici; il se trouve à la suite des interrogatoires. Le +rapporteur charge ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé légèrement +sur MONSIEUR et le duc de Bouillon: + + Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement d'estre complice + de cette conjuration, mais ensuite d'en estre auteur et promoteur. + + M. le Grand empoisonne l'esprit de MONSIEUR par des craintes + imaginaires et supposées par lui. Voilà un crime. + + Pour se garantir de ses terreurs, _il le porte_ à faire un parti + dans l'Estat. En voilà deux. + + _Il le porte_ à s'unir à l'Espagne. C'en est un troisième. + + _Il le porte_ à ruiner M. le Cardinal, _et le faire chasser des + affaires_. C'en est un quatrième. + + _Il le porte_ à faire la guerre en France pendant le siége de + Perpignan, pour interrompre le cours du bonheur de cet Estat. C'en + est un cinquième. + + Il dresse lui-même le _traité_ d'Espagne. C'en est un sixième. + + Il produit Fontrailles à MONSIEUR pour estre envoyé pour le traité, + et envoyé à M. le comte d'Aubijoux. Ces suites _peuvent être + estimées un_ septième crime, ou au moins l'accomplissement de tous + les autres. + + Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui touche la personne + des ministres des princes estant réputé, par les lois anciennes et + constitutions des empereurs, de pareil poids que _ceux qui touchent + leurs propres personnes_. + + Un ministre _sert bien_ son prince et son Estat, on l'oste à tous + les deux, c'est tout de mesme que qui priveroit le premier d'un + bras et le second d'une partie de sa puissance. + + +Je livre ces arguments aux réflexions des jurisconsultes. Ils penseront +peut-être qu'il y eût eu quelque réponse à faire si l'on eût regardé +comme possible de répondre à ces absurdités d'un pouvoir sans contrôle. +Le grand fait du traité d'Espagne suffisait, et je ne transcris ce +que le rapporteur ajoute que pour montrer l'acharnement qui lui était +prescrit contre l'ennemi, le rival de faveur du premier ministre[8]. + + [8] Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement + comiques que celui-ci répété si souvent: _Il le porte à _, etc. + MONSIEUR se trouve ainsi présenté comme un écolier au-dessous + de l'âge de raison et irresponsable, que son gouverneur porte à + quelques petites erreurs. Gouverneur de _vingt-deux ans_, élève de + _trente-quatre_. Sanglante facétie! + +Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, moins hautain et plus habile, +il ne devait pas se mettre dans son tort en traitant avec l'étranger. +Il pouvait renverser le Cardinal à moins de frais et sans s'attacher +au front l'écriteau _d'allié de l'étranger_, toujours détesté des +nations monarchiques ou républicaines, celui du connétable de Bourbon +et de Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et n'avait pas la tête +tout entière aux grandes affaires. Il agissait trop vite, hâté par la +passion, contre un homme d'expérience qui savait attendre avec froideur +et mettre son ennemi dans son tort. + + +_Sur l'interrogatoire secret._ + + (Extrait des registres.) + + M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que la plus forte passion + qui l'avoit emporté à ce qu'il avoit fait estoit de mettre hors des + affaires M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion qu'il + ne pouvoit vaincre ny modérer. + + Il disoit que six choses lui avoient donné cette adversion. + + 1. La première, qu'après le siége d'Arras, à la fin duquel il + s'estoit trouvé, M. le Cardinal avoit parlé de luy comme d'une + personne qui n'avoit pas tesmoigné beaucoup de coeur. + + 2. Qu'après l'alliance de M. le marquis de Sourdis et de son frère, + le Cardinal avoit dit que M. de Sourdis avoit faict honneur à sa + maison. + + 3. Qu'ayant souhaité d'estre fait Duc et Pair, M. le Cardinal en + avoit destourné le Roy. + + 4. Qu'il s'estoit senti obligé de prendre la protection de M. + l'archevesque de Bordeaux, lequel il avoit cru qu'on vouloit + perdre. + + 5. _Que luy parlant de la princesse Marie, il dit que sa mère + vouloit faire le mariage de luy avec elle_; Son Eminence dict que + _sa mère, Mme d'Effiat, estoit une folle, et que si la princesse + Marie avoit cette pensée, qu'elle estoit plus folle encore_. + Qu'ayant été proposée pour femme de MONSIEUR, il auroit bien de la + vanité et de la présomption de la prétendre; que c'estoit ridicule. + + 6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que le Roy l'eust admis au + conseil, et l'en avoit faict sortir. + + + + +TABLE + + + Réflexions sur la vérité dans l'art 1 + Chapitre I. -- Les adieux 19 + Chapitre II. -- La rue 63 + Chapitre III. -- Le bon prêtre 85 + Chapitre IV. -- Le procès 110 + Chapitre V. -- Le martyre 131 + Chapitre VI. -- Le songe 152 + Chapitre VII. -- Le cabinet 171 + Chapitre VIII. -- L'entrevue 218 + Chapitre IX. -- Le siège 245 + Chapitre X. -- Les récompenses 271 + Chapitre XI. -- Les méprises 297 + Chapitre XII. -- La veillée 319 + Chapitre XIII. -- L'Espagnol 353 + Notes et documents historiques 375 + + + * * * * * + + Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY + + + + +Note de transcription détaillée: + +Cette version électronique comporte les corrections suivantes: + + p. 20, ajout d'une virgule après «qu'entourent des bosquets»; + p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était + éblouissante»); + p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux + châtains»); + p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de + femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait»); + p. 122, ajout d'un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»; + p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et + nasillardes»); + p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j'ai un diadème»); + p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»); + p. 223, ajout d'une virgule manquante après «et» dans «et, du plus + loin qu'ils le voyaient venir»; + p. 236, suppression d'une virgule parasite dans + «l'éternité s'approche pour moi»; + p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses + gardes était à son côté.»; + p. 284, «qui» corrigé en «que» + («et que pourront imiter les diplomates»); + p. 298, ajout d'un point-virgule manquant après «le cheval gris»; + p. 328, ajout d'un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»; + p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»; + p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau + de fer,»); + p. 352, ajout d'une virgule manquante après «des mains de sa + victime,»; + p. 378, ajout d'une virgule manquante après «aux plus pures,»; + p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»; + p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» + («il faut descouvrir les auteurs»); + p. 403, ajout d'un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, + quoyque». + +Les variations dans l'orthographe n'ont pas été corrigées. On trouve +par exemple «siége» et «siège», «évènement» et «événement», ou encore +«Reine mère», «Reine-Mère», «reine-mère» et «Reine-mère». + +En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer». + +En page 359, la phrase + + Que vous importe, pourvu qu'il y tombe martyr, s'il le faut? + +est incomplète dans cette édition. Il faut lire: + + Que vous importe, pourvu qu'il prie au pied des autels que vous + adorez, pourvu qu'il y tombe martyr s'il le faut? + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 *** diff --git a/44198-h/44198-h.htm b/44198-h/44198-h.htm new file mode 100644 index 0000000..abb35c1 --- /dev/null +++ b/44198-h/44198-h.htm @@ -0,0 +1,15453 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome I), + Par le comte Alfred De Vigny + — Un livre du Project Gutenberg. + </title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + +body { + margin-left: 10%; 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L’orthographe n’a pas été harmonisée. +</p> + +<p> +Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a> +à la fin de ce livre. +</p> + +<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h1 class="sep2"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br /> +<span class="medium">OU</span><br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</h1> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_004.jpg"> + <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +OU<br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +PAR LE COMTE<br /> +<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>Reproduits en fac simile.</i> +</p> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="large center noindent"> +TOME PREMIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="large center noindent sep2 xlarge"> +PARIS +</p> + +<p class="large center noindent"> +G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY +</p> + +<p class="center noindent"> +ÉDITEURS +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +1882 +</p> + +<h2 id="intro"> +<span class="large">RÉFLEXIONS</span><br /> +<span class="small">SUR</span><br /> +<span class="xlarge">LA VÉRITÉ DANS L’ART</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="sep4"> +L’étude du destin général des sociétés +n’est pas moins nécessaire aujourd’hui +dans les écrits que l’analyse du cÅ“ur +humain. Nous sommes dans un temps +où l’on veut tout connaître et où l’on +cherche la source de tous les fleuves. +La France surtout aime à la fois l’Histoire +et le Drame, parce que l’une retrace +les vastes destinées de l’<span class='smcap'>HUMANITÉ</span>, +et l’autre le sort particulier de l’<span class='smcap'>HOMME</span>. +C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la +<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span> +Religion, à la Philosophie, à la Poésie +pure, qu’il appartient d’aller plus loin +que la vie, au-delà des temps, jusqu’à +l’éternité. +</p> + +<p> +Dans ces dernières années (et c’est +peut-être une suite de nos mouvements +politiques), l’Art s’est empreint d’histoire +plus fortement que jamais. Nous +avons tous les yeux attachés sur nos +Chroniques, comme si, parvenus à la +virilité en marchant vers de plus grandes +choses, nous nous arrêtions un moment +pour nous rendre compte de notre jeunesse +et de ses erreurs. Il a donc fallu +doubler l’<span class='smcap'>INTÉRÊT</span> en y ajoutant le <span class='smcap'>SOUVENIR</span>. +</p> + +<p> +Comme la France allait plus loin que +les autres nations dans cet amour des +faits, et que j’avais choisi une époque +récente et connue, je crus aussi ne pas +devoir imiter les étrangers, qui, dans +leurs tableaux, montrent à peine à +l’horizon les hommes dominants de leur +histoire; je plaçai les nôtres sur le devant +de la scène, je les fis principaux acteurs +de cette tragédie dans laquelle j’avais +<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span> +dessein de peindre les trois sortes +d’ambition qui nous peuvent remuer, et, +à côté d’elles, la beauté du sacrifice de +soi-même à une généreuse pensée. Un +traité sur la chute de la féodalité, sur +la position extérieure et intérieure de la +France au <span class='smcap'>XVII</span><sup>e</sup> siècle, sur la question +des alliances avec les armes étrangères, +sur la justice aux mains des parlements +ou des commissions secrètes, et sur les +accusations de sorcellerie, n’eût pas été +lu peut-être; le roman le fut. +</p> + +<p> +Je n’ai point dessein de défendre ce +dernier système de composition plus historique, +convaincu que le germe de la +grandeur d’une Å“uvre est dans l’ensemble +des idées et des sentiments d’un +homme, et non pas dans le genre qui +leur sert de forme. Le choix de telle +époque nécessitera cette <span class='smcap'>MANIÈRE</span>, telle +autre la devra repousser; ce sont là des +secrets du travail de la pensée qu’il +n’importe point de faire connaître. A +quoi bon qu’une théorie nous apprenne +pourquoi nous sommes charmés? Nous +entendons les sons de la harpe; mais sa +<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span> +forme élégante nous cache les ressorts +de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvé +que ce livre a en lui quelque vitalité<a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a>, +je ne puis m’empêcher de jeter ici ces +réflexions sur la liberté que doit avoir +l’imagination d’enlacer dans ses nÅ“uds +formateurs toutes les figures principales +d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble +à leurs actions, de faire céder +parfois la réalité des faits à l’<span class='smcap'>IDÉE</span> que +chacun d’eux doit représenter aux yeux +de la postérité; enfin sur la différence +que je vois entre la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de l’Art et le +<span class='smcap'>VRAI</span> du Fait. +</p> + +<p> +De même que l’on descend dans sa +conscience pour juger des actions qui +sont douteuses pour l’esprit, ne pourrions-nous +pas aussi chercher en nous-mêmes +le sentiment primitif qui donne +naissance aux formes de la pensée, toujours +indécises et flottantes? Nous trouverions +<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span> +dans notre cÅ“ur plein de trouble, +où rien n’est d’accord, deux besoins qui +semblent opposés, mais qui se confondent, +à mon sens, dans une source +commune; l’un est l’amour du <span class='smcap'>VRAI</span>, +l’autre l’amour du <span class='smcap'>FABULEUX</span>. Le jour où +l’homme a raconté sa vie à l’homme, +l’Histoire est née. Mais à quoi bon la +mémoire des faits véritables, si ce n’est +à servir d’exemple de bien ou de mal? +Or les exemples que présente la succession +lente des événements sont épars +et incomplets; il leur manque toujours +un enchaînement palpable et visible, qui +puisse amener sans divergence à une +conclusion morale; les actes de la +famille humaine sur le théâtre du monde +ont sans doute un ensemble, mais le +sens de cette vaste tragédie qu’elle y +joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu, +jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être +au dernier homme. Toutes les +philosophies se sont en vain épuisées à +l’expliquer, roulant sans cesse leur +rocher, qui n’arrive jamais et retombe +sur elles, chacune élevant son frêle +<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span> +édifice sur la ruine des autres et le +voyant crouler à son tour. Il me semble +donc que l’homme, après avoir satisfait +à cette première curiosité des faits, +désira quelque chose de plus complet, +quelque groupe, quelque réduction, à sa +portée et à son usage, des anneaux de +cette vaste chaîne d’événements que sa +vue ne pouvait embrasser; car il voulait +aussi trouver, dans les récits, des exemples +qui pussent servir aux vérités +morales dont il avait la conscience; +peu de destinées particulières suffisaient +à ce désir, n’étant que les parties incomplètes +du <span class='smcap'>TOUT</span> insaisissable de l’histoire +du monde; l’une était pour ainsi +dire un quart, l’autre une moitié de +preuve; l’imagination fit le reste et les +compléta. De là , sans doute, sortit la +fable.—L’homme la créa vraie, parce +qu’il ne lui est pas donné de voir autre +chose que lui-même et la nature qui l’entoure; +mais il la créa <span class='smcap'>VRAIE</span> d’une <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> +toute particulière. +</p> + +<p> +Cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> toute belle, tout intellectuelle, +que je sens, que je vois et voudrais +<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span> +définir, dont j’ose ici distinguer le nom +de celui du <span class='smcap'>VRAI</span>, pour me mieux faire +entendre, est comme l’âme de tous les +arts. C’est un choix du signe caractéristique +dans toutes les beautés et +toutes les grandeurs du <span class='smcap'>VRAI</span> visible; +mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux +que lui; c’est un ensemble idéal de ses +principales formes, une teinte lumineuse +qui comprend ses plus vives couleurs, +un baume enivrant de ses parfums les +plus purs, un élixir délicieux de ses sucs +les meilleurs, une harmonie parfaite de +ses sons les plus mélodieux; enfin c’est +une somme complète de toutes ses valeurs. +A cette seule <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> doivent prétendre +les Å“uvres de l’Art qui sont une +représentation morale de la vie, les +Å“uvres dramatiques. Pour l’atteindre, +il faut sans doute commencer par connaître +tout le <span class='smcap'>VRAI</span> de chaque siècle, être +imbu profondément de son ensemble et +de ses détails; ce n’est là qu’un pauvre +mérite d’attention, de patience et de +mémoire; mais ensuite il faut choisir et +grouper autour d’un centre inventé: c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span> +là l’œuvre de l’imagination et de ce grand +<span class='smcap'>BON SENS</span> qui est le génie lui-même. +</p> + +<p> +A quoi bon les Arts, s’ils n’étaient que +le redoublement et la contre-épreuve de +l’existence? Eh! bon Dieu, nous ne +voyons que trop autour de nous la triste +et désenchanteresse réalité: la tiédeur +insupportable des demi-caractères, des +ébauches de vertus et de vices, des +amours irrésolus, des haines mitigées, +des amitiés tremblotantes, des doctrines +variables, des fidélités qui ont leur hausse +et leur baisse, des opinions qui s’évaporent; +laissez-nous rêver que parfois +ont paru des hommes plus forts et plus +grands, qui furent des bons ou des +méchants plus résolus; cela fait du bien. +Si la pâleur de votre <span class='smcap'>VRAI</span> nous poursuit +dans l’Art, nous fermerons ensemble +le théâtre et le livre pour ne pas le +rencontrer deux fois. Ce que l’on veut +des Å“uvres qui font mouvoir des fantômes +d’hommes, c’est, je le répète, le +spectacle philosophique de l’homme +profondément travaillé par les passions +de son caractère et de son temps; c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span> +donc la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de cet homme et de ce +<span class='smcap'>TEMPS</span>, mais tous deux élevés à une +puissance supérieure et idéale qui en +concentre toutes les forces. On la reconnaît, +cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>, dans les Å“uvres de +la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance +d’un portrait dont on n’a +jamais vu l’original; car un beau talent +peint la vie plus encore que le vivant. +</p> + +<p> +Pour achever de dissiper sur ce point +les scrupules de quelques consciences +littérairement timorées que j’ai vues +saisies d’un trouble tout particulier en +considérant la hardiesse avec laquelle +l’imagination se jouait des personnages +les plus graves qui aient jamais eu vie, +je me hasarderai jusqu’à avancer que, +non dans son entier, je ne l’oserais +dire, mais dans beaucoup de ces pages, +et qui ne sont peut-être pas les moins +belles, <span class='smcap'>L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE +PEUPLE EST L’AUTEUR</span>.—L’esprit humain +ne me semble se soucier du <span class='smcap'>VRAI</span> que +dans le caractère général d’une époque; +ce qui lui importe surtout, c’est la masse +des événements et les grands pas de +<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span> +l’humanité qui emportent les individus; +mais, indifférent sur les détails, il les +aime moins réels que beaux, ou plutôt +grands et complets. +</p> + +<p> +Examinez de près l’origine de certaines +actions, de certains cris héroïques +qui s’enfantent on ne sait comment: vous +les verrez sortir tout faits des <span class='smcap'>ON DIT</span> +et des murmures de la foule, sans +avoir en eux-mêmes autre chose qu’une +ombre de vérité; et pourtant ils demeureront +historiques à jamais.—Comme +par plaisir et pour se jouer de la +postérité, la voix publique invente des +mots sublimes pour les prêter, de leur +vivant même et sous leurs yeux, à des +personnages qui, tout confus, s’en excusent +de leur mieux comme ne méritant +pas tant de gloire<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a> et ne pouvant porter +<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span> +si haute renommée. N’importe, on n’admet +point leurs réclamations; qu’ils +les crient, qu’ils les écrivent, qu’ils les +publient, qu’ils les signent, on ne veut +pas les écouter, leurs paroles sont +sculptées dans le bronze, les pauvres +gens demeurent historiques et sublimes +malgré eux. Et je ne vois pas que tout +cela se soit fait seulement dans les âges +de barbarie, cela se passe à présent +encore, et accommode l’Histoire de la +veille au gré de l’opinion générale, muse +tyrannique et capricieuse qui conserve +l’ensemble et se joue du détail. Eh! qui +de vous n’a assisté à ses transformations? +<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span> +Ne voyez-vous pas de vos yeux +la chrysalide du <span class='smcap'>FAIT</span> prendre par degré +les ailes de la <span class='smcap'>FICTION</span>? Formé à demi +par les nécessités du temps, un <span class='smcap'>FAIT</span> est +enfoui tout obscur et embarrassé, tout +naïf, tout rude, quelquefois mal construit, +comme un bloc de marbre non +dégrossi; les premiers qui le déterrent +et le prennent en main le voudraient +autrement tourné, et le passent à d’autres +mains déjà un peu arrondi; d’autres +le polissent en le faisant circuler; en +moins de rien, il arrive au grand jour +transformé en statue impérissable. Nous +nous récrions; les témoins oculaires et +auriculaires entassent réfutations sur +explications; les savants fouillent, feuillettent +et écrivent; on ne les écoute +pas plus que les humbles héros qui +se renient; le torrent coule et emporte +le tout sous la forme qu’il lui a plu +de donner à ces actions individuelles. +Qu’a-t-il fallu pour toute cette Å“uvre? Un +rien, un mot; quelquefois le caprice +d’un journaliste désÅ“uvré. Et y perdons-nous? +Non. Le fait adopté est toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span> +mieux composé que le vrai, et n’est +même adopté que parce qu’il est plus +beau que lui; c’est que l’<span class='smcap'>HUMANITÉ ENTIÈRE</span> +a besoin que ses destinées soient pour +elle-même une suite de leçons; plus indifférente +qu’on ne pense sur la <span class='smcap'>RÉALITÉ +DES FAITS</span>, elle cherche à perfectionner +l’événement pour lui donner une grande +signification morale; sentant bien que +la succession des scènes qu’elle joue sur +la terre n’est pas une comédie, et +que, puisqu’elle avance, elle marche à +un but dont il faut chercher l’explication +au-delà de ce qui se voit. +</p> + +<p> +Quant à moi, j’avoue que je sais bon +gré à la voix publique d’en agir ainsi, +car souvent sur la plus belle vie se trouvent +des taches bizarres et des défauts +d’accord qui me font peine lorsque je +les aperçois. Si un homme me paraît un +modèle parfait d’une grande et noble +faculté de l’âme, et que l’on vienne m’apprendre +quelque ignoble trait qui le défigure, +je m’en attriste, sans le connaître, +comme d’un malheur qui me +serait personnel, et je voudrais presque +<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span> +qu’il fût mort avant l’altération de son +caractère. +</p> + +<p> +Aussi, lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> (et j’appelle +ainsi l’Art tout entier, tout ce qui est du +domaine de l’imagination, à peu près +comme les anciens nommaient <span class='smcap'>MUSIQUE</span> +l’éducation entière), lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> +vient raconter, dans ses formes passionnées, +les aventures d’un personnage que +je sais avoir vécu, et qu’elle recompose +ses événements, selon la plus grande +idée de vice ou de vertu que l’on +puisse concevoir de lui, réparant les +vides, voilant les disparates de sa vie et +lui rendant cette unité parfaite de conduite +que nous aimons à voir représentée +même dans le mal; si elle conserve +d’ailleurs la seule chose essentielle à +l’instruction du monde, le génie de +l’époque, je ne sais pourquoi l’on serait +plus difficile avec elle qu’avec cette +voix des peuples qui fait subir chaque +jour à chaque fait de si grandes mutations. +</p> + +<p> +Cette liberté, les anciens la portaient +dans l’histoire même; ils n’y voulaient +<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span> +voir que la marche générale et le large +mouvement des sociétés et des nations, +et, sur ces grands fleuves déroulés dans +un cours bien distinct et bien pur, ils +jetaient quelques figures colossales, +symboles d’un grand caractère et d’une +haute pensée. On pourrait presque calculer +géométriquement que, soumise à +la double composition de l’opinion et +de l’écrivain, leur histoire nous arrive +de troisième main et éloignée de deux +degrés de la vérité du fait. +</p> + +<p> +C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi +était une Å“uvre de l’Art; et, pour avoir +méconnu que c’est là sa nature, le +monde chrétien tout entier a encore à +désirer un monument historique pareil +à ceux qui dominent l’ancien monde et +consacrent la mémoire de ses destinées, +comme ses pyramides, ses obélisques, +ses pylônes et ses portiques dominent +encore la terre qui lui fut connue, et y +consacrent la grandeur antique. +</p> + +<p> +Si donc nous trouvons partout les +traces de ce penchant à déserter le +<span class='smcap'>POSITIF</span>, pour apporter l’<span class='smcap'>IDÉAL</span> jusque dans +<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span> +les annales, je crois qu’à plus forte +raison l’on doit s’abandonner à une +grande indifférence de la réalité historique +pour juger les Å“uvres dramatiques, +poèmes, romans ou tragédies, +qu’empruntent à l’histoire des personnages +mémorables. L’<span class='smcap'>ART</span> ne doit jamais +être considéré que dans ses rapports +avec sa <span class='smcap'>BEAUTÉ IDÉALE</span>. Il faut le dire, ce +qu’il y a de <span class='smcap'>VRAI</span> n’est que secondaire, +c’est seulement une illusion de plus +dont il s’embellit, un de nos penchants +qu’il caresse. Il pourrait s’en passer, +car la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> dont il doit se nourrir est +la <i>vérité d’observation sur la nature +humaine, et non l’authenticité du fait</i>. +Les noms des personnages ne font rien +à la chose. +</p> + +<p> +L’<i>Idée</i> est tout. Le nom propre n’est +rien que l’exemple et la preuve de +l’idée. +</p> + +<p> +Tant mieux pour la mémoire de ceux +que l’on choisit pour représenter des +idées philosophiques ou morales; mais, +encore une fois, la question n’est pas +là : l’imagination fait d’aussi belles +<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span> +choses sans eux; elle est une puissance +toute créatrice; les êtres fabuleux +qu’elle anime sont doués de vie autant +que les êtres réels qu’elle ranime. Nous +croyons à Othello comme à Richard III, +dont le monument est à Westminster; +à Lovelace et à Clarisse autant qu’à +Paul et à Virginie, dont les tombes sont +à l’île de France. C’est du même Å“il +qu’il faut voir jouer ses personnages et +ne demander à la <span class='smcap'>MUSE</span> que sa <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> +plus belle que le <span class='smcap'>VRAI</span>; soit que, rassemblant +les traits d’un <span class='smcap'>CARACTÈRE</span> épars +dans mille individus complets, elle en +compose un <span class='smcap'>TYPE</span> dont le nom seul est +imaginaire; soit qu’elle aille choisir +sous leur tombe et toucher de sa +chaîne galvanique les morts dont on sait +de grandes choses, les force à se lever +encore et les traîne, tout éblouis, au +grand jour, où dans le cercle qu’a tracé +cette fée ils reprennent à regret leurs +passions d’autrefois et recommencent +par-devant leurs neveux le triste drame +de la vie. +</p> + +<p class="right10"> +Écrit en 1827. +</p> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_025.jpg"> + <img src='images/illus_025-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> +</div> +</div> + +<p class="xxlarge center noindent newpage"> +CINQ-MARS +</p> + +<hr class="c50" /> + +<h2 id="chap_1" class="no-break"> +CHAPITRE PREMIER +</h2> + +<p class="h2b"> +LES ADIEUX +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="i0">Fare thee well, and if for ever,<br /></span> +<span class="i0">Still for ever fare thee well.</span> +</div> + +<p class="sig" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="smcap">Lord Byron.</span> +</p> + +<p> +Adieu! et, si c’est pour toujours, +pour toujours encore adieu... +</p> +</div> +</div> + +<p> +Connaissez-vous cette contrée que l’on +a surnommée le jardin de la France, ce +pays où l’on respire un air si pur dans +des plaines verdoyantes arrosées par un +grand fleuve? Si vous avez traversé, dans +les mois d’été, la belle Touraine, vous +<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span> +aurez longtemps suivi la Loire paisible +avec enchantement, vous aurez regretté +de ne pouvoir déterminer, entre les +deux rives, celle où vous choisiriez votre +demeure, pour y oublier les hommes +auprès d’un être aimé. Lorsque l’on +accompagne le flot jaune et lent du beau +fleuve, on ne cesse de perdre ses regards +dans les riants détails de la rive droite. +Des vallons peuplés de jolies maisons +blanches qu’entourent des bosquets, des +coteaux jaunis par les vignes ou blanchis +par les fleurs du cerisier, de vieux murs +couverts de chèvrefeuilles naissants, des +jardins de roses d’où sort tout à coup une +tour élancée, tout rappelle la fécondité +de la terre ou l’ancienneté de ses monuments, +et tout intéresse dans les Å“uvres +de ses habitants industrieux. Rien ne +leur a été inutile: il semble que, dans leur +amour d’une aussi belle patrie, seule +province de France que n’occupa jamais +l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le +moindre espace de son terrain, le plus +léger grain de son sable. Vous croyez que +cette vieille tour démolie n’est habitée +<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span> +que par les oiseaux hideux de la nuit? +Non. Au bruit de vos chevaux, la tête +riante d’une jeune fille sort du lierre +poudreux, blanchi sous la poussière de la +grande route; si vous gravissez un coteau +hérissé de raisins, une petite fumée +vous avertit tout à coup qu’une cheminée +est à vos pieds; c’est que le rocher +même est habité, et que des familles de +vignerons respirent dans ces profonds +souterrains, abritées dans la nuit par +la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement +pendant le jour. Les bons +Tourangeaux sont simples comme leur +vie, doux comme l’air qu’ils respirent, +et forts comme le sol qu’ils fertilisent. On +ne voit sur leurs traits bruns ni la froide +immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière +du Midi; leur visage a, comme +leur caractère, quelque chose de la candeur +du vrai peuple de saint Louis; +leurs cheveux châtains sont encore longs +et arrondis autour des oreilles comme +les statues de pierre de nos vieux rois; +leur langage est le plus pur français, +sans lenteur, sans vitesse, sans accent; +<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span> +le berceau de la langue est là , près du +berceau de la monarchie. +</p> + +<p> +Mais la rive gauche de la Loire se +montre plus sérieuse dans ses aspects: +ici c’est Chambord que l’on aperçoit de +loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses +petites coupoles, ressemble à une grande +ville de l’Orient; là c’est Chanteloup, +suspendant au milieu de l’air son élégante +pagode. Non loin de ces palais un +bâtiment plus simple attire les yeux du +voyageur par sa position magnifique et +sa masse imposante; c’est le château +de Chaumont. Construit sur la colline +la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre +ce large sommet avec ses hautes +murailles et ses énormes tours; de longs +clochers d’ardoise les élèvent aux yeux, +et donnent à l’édifice cet air de couvent, +cette forme religieuse de tous nos vieux +châteaux, qui imprime un caractère plus +grave aux paysages de la plupart de nos +provinces. Des arbres noirs et touffus +entourent de tous côtés cet ancien manoir, +et de loin ressemblent à ces plumes +qui environnaient le chapeau du roi +<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span> +Henri; un joli village s’étend au pied du +mont, sur le bord de la rivière, et l’on +dirait que ses maisons blanches sortent +du sable doré; il est lié au château qui +le protège par un étroit sentier qui circule +dans le rocher; une chapelle est au +milieu de la colline; les seigneurs descendaient +et les villageois montaient à +son autel: terrain d’égalité, placé comme +une ville neutre entre la misère et la +grandeur qui se sont trop souvent fait +la guerre. +</p> + +<p> +Ce fut là que, dans une matinée du +mois de juin 1639, la cloche du château +ayant sonné à midi, selon l’usage, +le dîner de la famille qui l’habitait, il +se passa dans cette antique demeure des +choses qui n’étaient pas habituelles. Les +nombreux domestiques remarquèrent +qu’en disant la prière du matin à toute la +maison assemblée, la maréchale d’Effiat +avait parlé d’une voix moins assurée et +les larmes dans les yeux, qu’elle avait +paru vêtue d’un deuil plus austère que de +coutume. Les gens de la maison et les +Italiens de la duchesse de Mantoue, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span> +s’était alors retirée momentanément à +Chaumont, virent avec surprise des préparatifs +de départ se faire tout à coup. Le +vieux domestique du maréchal d’Effiat, +mort depuis six mois, avait repris ses +bottes qu’il avait juré précédemment +d’abandonner pour toujours. Ce brave +homme, nommé Grandchamp, avait suivi +partout le chef de la famille dans les +guerres et dans ses travaux de finance; il +avait été son écuyer dans les unes et son +secrétaire dans les autres; il était revenu +d’Allemagne, depuis peu de temps, +apprendre à la mère et aux enfants la +mort du maréchal, dont il avait reçu les +derniers soupirs à Luzzelstein; c’était un +de ces fidèles serviteurs dont les modèles +sont devenus trop rares en France, qui +souffrent des malheurs de la famille et +se réjouissent de ses joies, désirent +qu’il se forme des mariages pour avoir +à élever de jeunes maîtres, grondent les +enfants et quelquefois les pères, s’exposent +à la mort pour eux, les servent +sans gages dans les révolutions, travaillent +pour les nourrir, et, dans les temps +<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span> +prospères, les suivent partout et disent: +«Voilà nos vignes» en revenant au château. +Il avait une figure sévère très +remarquable, un teint fort cuivré, des +cheveux gris argentés et dont quelques +mèches, encore noires comme ses sourcils +épais, lui donnaient un air dur au premier +aspect; mais un regard pacifique adoucissait +cette première impression. Cependant +le son de sa voix était rude. Il +s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter +le dîner, et commandait à tous les gens +du château, vêtus de noir comme lui. +</p> + +<p> +—Allons, disait-il, dépêchez-vous de +servir, pendant que Germain, Louis et +Etienne vont seller leurs chevaux; +M. Henri et nous, il faut que nous soyons +loin d’ici à huit heures du soir. Et vous, +messieurs les Italiens, avez-vous averti +votre jeune princesse? Je gage qu’elle +est allée lire avec ses dames au bout du +parc ou sur le bord de l’eau. Elle +arrive toujours après le premier service, +pour faire lever tout le monde +de table. +</p> + +<p> +—Ah! mon cher Grandchamp, dit à +<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span> +voix basse une jeune femme de chambre +qui passait et s’arrêta, ne faites pas +songer à la duchesse; elle est bien triste +et je crois qu’elle restera dans son appartement. +<i lang="la" xml:lang="la">Sancta Maria!</i> je vous plains de +voyager aujourd’hui, partir un vendredi, +le treize du mois, et le jour de saint +Gervais et saint Protais, le jour des deux +martyrs. J’ai dit mon chapelet toute la +matinée pour M. de Cinq-Mars; mais en +vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à +tout ce que je vous dis; ma maîtresse +y pense aussi bien que moi, toute +grande dame qu’elle est; ainsi n’ayez +pas l’air d’en rire. +</p> + +<p> +En disant cela, la jeune Italienne se +glissa comme un oiseau à travers la +grande salle à manger, et disparut dans +un corridor, effrayée de voir ouvrir les +doubles battants des grandes portes du +salon. +</p> + +<p> +Grandchamp s’était à peine aperçu +de ce qu’elle avait dit, et semblait ne +s’occuper que des apprêts du dîner; il +remplissait les devoirs importants de +maître d’hôtel, et jetait le regard le plus +<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span> +sévère sur les domestiques, pour voir +s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant +lui-même derrière la chaise du fils +aîné de la maison, lorsque tous les habitants +du château entrèrent successivement +dans la salle: onze personnes, +hommes et femmes, se placèrent à table. +La maréchale avait passé la dernière, +donnant le bras à un beau vieillard vêtu +magnifiquement, qu’elle fit placer à sa +gauche. Elle s’assit dans un grand fauteuil +doré, au milieu de la table, dont +la forme était un carré long. Un autre +siège un peu plus orné était à sa droite, +mais il resta vide. Le jeune marquis +d’Effiat, placé en face de sa mère, devait +l’aider à faire les honneurs; il n’avait pas +plus de vingt ans, et son visage était +assez insignifiant; beaucoup de gravité et +des manières distinguées annonçaient +pourtant un naturel sociable, mais rien +de plus. Sa jeune sÅ“ur de quatorze ans, +deux gentilshommes de la province, trois +jeunes seigneurs italiens de la suite de +Marie de Gonzague (duchesse de Mantoue), +une demoiselle de compagnie, gouvernante +<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span> +de la jeune fille du maréchal, +et un abbé du voisinage, vieux et fort +sourd, composaient l’assemblée. Une +place, à la gauche du fils aîné, restait +vacante encore. +</p> + +<p> +La maréchale, avant de s’asseoir, fit +le signe de la croix et dit le <i>Benedicite</i> à +haute voix: tout le monde y répondit en +faisant le signe entier, ou sur la poitrine +seulement. Cet usage s’est conservé en +France dans beaucoup de familles jusqu’à +la révolution de 1789; quelques-unes l’ont +encore, mais plus en province qu’à Paris, +et non sans quelque embarras et quelque +phrase préliminaire sur le bon temps, +accompagnées d’un sourire d’excuse, +quand il se présente un étranger: car il +est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur. +</p> + +<p> +La maréchale était une femme d’une +taille imposante, dont les yeux grands +et bleus étaient d’une beauté remarquable. +Elle ne paraissait pas encore +avoir atteint quarante-cinq ans; mais, +abattue par le chagrin, elle marchait +avec lenteur et ne parlait qu’avec peine, +<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span> +fermant les yeux et laissant tomber sa +tête sur sa poitrine pendant un moment, +lorsqu’elle avait été forcée d’élever la +voix. Alors sa main, appuyée sur son sein +montrait qu’elle y ressentait une vive +douleur. Aussi vit-elle avec satisfaction +que le personnage placé à sa gauche, +s’emparant, sans en être prié par personne, +du dé de la conversation, le tint +avec un sang-froid imperturbable pendant +tout le repas. C’était le vieux maréchal +de Bassompierre; il avait conservé +sous ses cheveux blancs un air de vivacité +et de jeunesse fort étrange à voir; ses +manières nobles et polies avaient quelque +chose d’une galanterie surannée comme +son costume, car il portait une fraise à la +Henri IV et les manches tailladées à la +manière du dernier règne, ridicule impardonnable +aux yeux des <i>beaux</i> de la +cour. Cela ne nous paraît pas plus singulier +qu’autre chose à présent; mais il +est convenu que dans chaque siècle on rira +de l’habitude de son père, et je ne vois +guère que les Orientaux qui ne soient +pas attaqués de ce mal. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span> +L’un des gentilshommes italiens avait +à peine fait une question au maréchal +sur ce qu’il pensait de la manière dont +le Cardinal traitait la fille du duc de +Mantoue, que celui-ci s’écria dans son +langage familier: +</p> + +<p> +—Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? +Puis-je rien comprendre à ce régime +nouveau sous lequel vit la France? +Nous autres, vieux compagnons d’armes +du feu roi, nous entendons mal la langue +que parle la cour nouvelle, et elle ne +sait plus la nôtre. Que dis-je? on n’en +parle aucune dans ce triste pays, car +tout le monde s’y tait devant le Cardinal; +cet orgueilleux petit vassal nous regarde +comme de vieux portraits de famille +et de temps en temps il en retranche +la tête; mais la devise y reste toujours, +heureusement. N’est-il pas vrai, mon +cher Puy-Laurens? +</p> + +<p> +Ce convive était à peu près du même +âge que le maréchal; mais plus grave +et plus circonspect que lui, il répondit +quelques mots vagues, et fit un signe à +son contemporain pour lui faire remarquer +<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span> +l’émotion désagréable qu’il avait +fait éprouver à la maîtresse de la maison +en lui rappelant la mort récente de +son mari et en parlant ainsi du ministre +son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, +content du signe de demi-approbation, +vida d’un trait un fort +grand verre de vin, remède qu’il vante +dans ses Mémoires comme parfait contre +la peste et la réserve, et, se penchant +en arrière pour en recevoir un autre de +son écuyer, s’établit plus carrément que +jamais sur sa chaise et dans ses idées +favorites. +</p> + +<p> +—Oui, nous sommes tous de trop ici; +je le dis l’autre jour à mon cher duc de +Guise, qu’ils ont ruiné. On compte les +minutes qui nous restent à vivre, et l’on +secoue notre sablier pour le hâter. +Quand M. le Cardinal-duc voit dans un +coin trois ou quatre de nos grandes +figures qui ne quittaient pas les côtés +du feu roi, il sent bien qu’il ne peut +pas mouvoir ces statues de fer, et qu’il +y fallait la main du grand homme; il +passe vite et n’ose pas se mêler à nous, +<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span> +qui ne le craignons pas. Il croit toujours +que nous conspirons, et, à l’heure +qu’il est, on dit qu’il est question de +me mettre à la Bastille. +</p> + +<p> +—Eh! monsieur le maréchal, qu’attendez-vous +pour partir? dit l’Italien; je +ne vois que la Flandre qui vous puisse +être un abri. +</p> + +<p> +—Ah! monsieur, vous ne me connaissez +guère; au lieu de fuir, j’ai été +trouver le roi avant son départ, et je +lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût +pas la peine de me chercher, et que si +je savais où il veut m’envoyer, j’irais +moi-même sans qu’on m’y menât. Il +a été aussi bon que je m’y attendais, et +m’a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu +la pensée que je le voulusse faire? Tu +sais bien que je t’aime.» +</p> + +<p> +—Ah! mon cher maréchal, je vous +fais compliment, dit madame d’Effiat +d’une voix douce; je reconnais la bonté +du roi à ce mot-là : il se souvient de la +tendresse que le roi son père avait pour +vous: il me semble même qu’il vous a +accordé tout ce que vous vouliez pour +<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span> +les vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, +pour le remettre dans la voie de +l’éloge et le tirer du mécontentement +qu’il avait entamé si hautement. +</p> + +<p> +—Certes, madame, reprit-il, personne +ne sait mieux reconnaître ses vertus +que François de Bassompierre; je lui +serai fidèle jusqu’à la fin, parce que je +me suis donné corps et biens à son père +dans un bal; et je jure que, de mon +consentement du moins, personne de +ma famille ne manquera à son devoir +envers le roi de France. Quoique les +<i>Bestein</i> soient étrangers et Lorrains, mordieu! +une poignée de main de Henri IV +nous a conquis pour toujours: ma plus +grande douleur a été de voir mon frère +mourir au service de l’Espagne, et je +viens d’écrire à mon neveu que je le +déshériterais s’il passait à l’empereur, +comme le bruit en a couru. +</p> + +<p> +Un des gentilshommes, qui n’avait rien +dit encore, et que l’on pouvait remarquer +à la profusion des nÅ“uds de rubans et +d’aiguillettes qui couvraient son habit, +et à l’ordre de Saint-Michel dont le +<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span> +cordon noir ornait son cou, s’inclina +en disant que c’était ainsi que tout +sujet fidèle devait parler. +</p> + +<p> +—Pardieu, monsieur de Launay, vous +vous trompez fort, dit le maréchal, en +qui revint le souvenir de ses ancêtres; +les gens de notre sang sont sujets par +le cÅ“ur, car Dieu nous a fait naître tout +aussi bien seigneurs de nos terres que +le roi l’est des siennes. Quand je suis +venu en France, c’était pour me promener, +et suivi de mes gentilshommes +et de mes pages. Je m’aperçois que +plus nous allons, plus on perd cette +idée, et surtout à la cour. Mais voilà un +jeune homme qui arrive bien à propos +pour m’entendre. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit, en effet, et l’on vit +entrer un jeune homme d’une assez +belle taille; il était pâle, ses cheveux +étaient bruns, ses yeux noirs, son air +triste et insouciant: c’était Henri d’Effiat, +marquis de <span class='smcap'>Cinq-Mars</span> (nom tiré +d’une terre de famille); son costume et +son manteau court étaient noirs; un +collet de dentelle tombait de son cou +<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span> +jusqu’au milieu de sa poitrine; de +petites bottes fortes très évasées et ses +éperons faisaient assez de bruit sur les +dalles du salon pour qu’on l’entendît +venir de loin. Il marcha droit à la maréchale +d’Effiat en la saluant profondément, +et lui baisa la main. +</p> + +<p> +—Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos +chevaux sont-ils prêts? A quelle heure +partez-vous? +</p> + +<p> +—Après le dîner, sur-le-champ, madame, +si vous permettez, dit-il à sa mère +avec le cérémonieux respect du temps. +</p> + +<p> +Et, passant derrière elle, il fut saluer +M. de Bassompierre, avant de s’asseoir +à la gauche de son frère aîné. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le maréchal tout en +dînant de fort bon appétit, vous allez +partir, mon enfant; vous allez à la cour; +c’est un terrain glissant aujourd’hui. Je +regrette pour vous qu’il ne soit pas resté +ce qu’il était. La cour autrefois n’était +autre chose que le salon du roi, où il +recevait ses amis naturels; les nobles +des grandes maisons, ses pairs, qui +lui faisaient visite pour lui montrer leur +<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span> +dévouement et leur amitié, jouaient leur +argent avec lui et l’accompagnaient dans +ses parties de plaisir, mais ne recevaient +rien de lui que la permission de +conduire leurs vassaux se faire casser +la tête avec eux pour son service. Les +honneurs que recevait un homme de +qualité ne l’enrichissaient guère, car il +les payait de sa bourse; j’ai vendu une +terre à chaque grade que j’ai reçu; le +titre de colonel général des Suisses m’a +coûté quatre cent mille écus, et le +baptême du roi actuel me fit acheter +un habit de cent mille francs. +</p> + +<p> +—Ah! pour le coup, vous conviendrez, +dit en riant la maîtresse de la maison, +que rien ne vous y forçait: nous avons +entendu parler de la magnificence de +votre habit de perles; mais je serais +très fâchée qu’il fût encore de mode +d’en porter de pareils. +</p> + +<p> +—Ah! madame la marquise, soyez +tranquille, ce temps de magnificence ne +reviendra plus. Nous faisions des folies, +sans doute, mais elles prouvaient notre +indépendance; il est clair qu’alors on +<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span> +n’eût pas enlevé au roi des serviteurs +que l’amour seul attachait à lui, et dont +les couronnes de duc ou de marquis +avaient autant de diamants que sa couronne +fermée. Il est visible aussi que +l’ambition ne pouvait s’emparer de toutes +les classes, puisque de semblables dépenses +ne pouvaient sortir que des +mains riches, et que l’or ne vient que +des mines. Les grandes maisons que +l’on détruit avec tant d’acharnement +n’étaient point ambitieuses, et souvent, +ne voulant aucun emploi du gouvernement, +tenaient leur place à la cour +par leur propre poids, existaient de +leur propre être, et disaient comme +l’une d’elles: <i>Prince ne daigne, Rohan je +suis</i>. Il en était de même de toute +famille noble à qui sa noblesse suffisait, +et que le roi relevait lui-même en écrivant +à l’un de mes amis: <i>L’argent n’est +pas chose commune entre gentilshommes +comme vous et moi</i>. +</p> + +<p> +—Mais, monsieur le maréchal, interrompit +froidement et avec beaucoup de +politesse M. de Launay, qui peut-être +<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span> +avait dessein de l’échauffer, cette indépendance +a produit aussi bien des +guerres civiles et des révoltes comme +celles de M. de Montmorency. +</p> + +<p> +—Corbleu, monsieur, je ne puis +entendre parler ainsi! dit le fougueux +maréchal en sautant sur son fauteuil. +Ces révoltes et ces guerres, monsieur, +n’ôtaient rien aux lois fondamentales +de l’Etat et ne pouvaient pas plus renverser +le trône que ne le ferait un duel. +De tous ces grands chefs de parti il n’en +est pas un qui n’eût mis sa victoire aux +pieds du roi s’il eût réussi, sachant +bien que tous les autres seigneurs aussi +grands que lui l’eussent abandonné +ennemi du souverain légitime. Nul ne +s’est armé que contre une faction et +non contre l’autorité souveraine, et, +cet accident détruit, tout fût rentré +dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en +nous écrasant? Vous avez cassé les bras +du trône et ne mettrez rien à leur place. +Oui, je n’en doute plus à présent, le +Cardinal-duc accomplira son dessein en +entier, la grande noblesse quittera et +<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span> +perdra ses terres, et, cessant d’être la +grande propriété, cessera d’être une +puissance; la cour n’est déjà plus +qu’un palais où l’on sollicite: elle +deviendra plus tard une antichambre, +quand elle ne se composera plus que +des gens de la suite du roi; les grands +noms commenceront par ennoblir des +charges viles; mais, par une terrible +réaction, ces charges finiront par avilir +les grands noms. Etrangère à ses foyers, +la Noblesse ne sera plus rien que par +les emplois qu’elle aura reçus, et si les +peuples, sur lesquels elle n’aura plus +d’influence, veulent se révolter... +</p> + +<p> +—Que vous êtes sinistre aujourd’hui, +maréchal! interrompit la marquise. J’espère +que ni moi ni mes enfants ne +verrons ces temps-là . Je ne reconnais +plus votre caractère enjoué à toute cette +politique; je m’attendais à vous entendre +donner des conseils à mon fils. Eh bien! +Henri, qu’avez-vous donc? Vous êtes +bien distrait! +</p> + +<p> +Cinq-Mars, les yeux attachés sur la +grande croisée de la salle à manger, +<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span> +regardait avec tristesse le magnifique +paysage qu’il avait sous les yeux. Le +soleil était dans toute sa splendeur et +colorait les sables de la Loire, les arbres +et les gazons d’or et d’émeraude; le ciel +était d’azur, les flots d’un jaune transparent, +les îles d’un vert plein d’éclat; +derrière leurs têtes arrondies, on voyait +s’élever les grandes voiles latines des +bateaux marchands comme une flotte en +embuscade.—O nature, nature! se +disait-il, belle nature, adieu. Bientôt +mon cÅ“ur ne sera plus assez simple +pour te sentir, et tu ne plairas plus +qu’à mes yeux, ce cÅ“ur est déjà brûlé +par une passion profonde, et le récit +des intérêts des hommes y jette un +trouble inconnu: il faut donc entrer +dans ce labyrinthe; je m’y perdrai peut-être, +mais pour Marie... +</p> + +<p> +Se réveillant alors au mot de sa mère, +et craignant de montrer un regret trop +enfantin de son beau pays et de sa +famille: +</p> + +<p> +—Je songeais, madame, à la route +que je vais prendre pour aller à Perpignan, +<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span> +et aussi à celle qui me ramènera +chez vous. +</p> + +<p> +—N’oubliez pas de prendre celle de +Poitiers et d’aller à Loudun voir votre +ancien gouverneur, notre bon abbé +Quillet; il vous donnera d’utiles conseils +sur la cour, il est fort bien avec le duc +de Bouillon; et, d’ailleurs, quand il ne +vous serait pas très nécessaire, c’est une +marque de déférence que vous lui devez +bien. +</p> + +<p> +—C’est donc au siège de Perpignan +que vous vous rendez, mon ami? répondit +le vieux maréchal, qui commençait à +trouver qu’il était resté bien longtemps +dans le silence. Ah! c’est bien heureux +pour vous. Peste! un siège! c’est un joli +début: j’aurais donné bien des choses +pour en faire un avec le feu roi à +mon arrivée à sa cour; j’aurais mieux +aimé m’y faire arracher les entrailles du +ventre qu’à un tournoi, comme je +fis. Mais on était en paix, et je fus obligé +d’aller faire le coup de pistolet contre +les Turcs avec le Rosworm des Hongrois, +pour ne pas affliger ma famille +<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span> +par mon désÅ“uvrement. Du reste, je +souhaite que Sa Majesté vous reçoive +d’une manière aussi aimable que son +père me reçut. Certes, le roi est brave +et bon; mais on l’a habitué malheureusement +à cette froide étiquette espagnole +qui arrête tous les mouvements du +cÅ“ur; il contient lui-même et les autres +par cet abord immobile et cet aspect +de glace: pour moi, j’avoue que j’attends +toujours l’instant du dégel, mais en +vain. Nous étions accoutumés à d’autres +manières par ce spirituel et simple +Henri, et nous avions du moins la +liberté de lui dire que nous l’aimions. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux +de Bassompierre, comme pour se contraindre +lui-même à faire attention à +ses discours, lui demanda quelle était +la manière de parler du feu roi. +</p> + +<p> +—Vive et franche, dit-il. Quelques +temps après mon arrivée en France, +je jouais avec lui et la duchesse de +Beaufort, à Fontainebleau; car il voulait, +disait-il, me gagner mes pièces d’or et +mes belles portugalaises. Il me demanda +<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span> +ce qui m’avait fait venir dans ce pays. +«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, +je ne suis point venu à dessein de +m’embarquer à votre service, mais bien +pour passer quelque temps à votre cour, +et de là à celle d’Espagne; mais vous +m’avez tellement charmé que, sans +aller plus loin, si vous voulez de mon +service, je m’y voue jusqu’à la mort.» +Alors il m’embrassa et m’assura que je +n’eusse pu trouver un meilleur maître, +qui m’aimât plus; hélas! je l’ai bien +éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, +jusqu’à mon amour, et j’aurais fait +plus encore, s’il se pouvait faire plus +que de renoncer à M<sup>lle</sup> de Montmorency. +</p> + +<p> +Le bon maréchal avait les yeux attendris; +mais le jeune marquis d’Effiat et +les Italiens, se regardant, ne purent +s’empêcher de sourire en pensant +qu’alors la princesse de Condé n’était +rien moins que jeune et jolie. Cinq-Mars +s’aperçut de ces signes d’intelligence, et +rit aussi, mais d’un rire amer.—Est-il +donc vrai, se disait-il, que les passions +puissent avoir la destinée des modes, +<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span> +et que peu d’années puissent frapper du +même ridicule un habit et un amour? +Heureux celui qui ne survit pas à sa +jeunesse, à ses illusions, et qui emporte +dans la tombe tout son trésor! +</p> + +<p> +Mais, rompant encore avec effort le +cours mélancolique de ses idées, et +voulant que le bon maréchal ne lût rien +de déplaisant sur le visage de ses +hôtes: +</p> + +<p> +—On parlait donc alors avec beaucoup +de liberté au roi Henri? dit-il. +Peut-être aussi au commencement de son +règne avait-il besoin d’établir ce ton-là ; +mais, lorsqu’il fut le maître, changea-t-il? +</p> + +<p> +—Jamais, non, jamais notre grand +roi ne cessa d’être le même jusqu’au +dernier jour; il ne rougissait pas d’être +un homme, et parlait à des hommes +avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! +je le vois encore embrassant le duc de +Guise en carrosse, le jour même de sa +mort; il m’avait fait une de ses spirituelles +plaisanteries, et le duc lui dit: +«Vous êtes à mon gré un des plus +<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span> +agréables hommes du monde, et notre +destin portait que nous fussions l’un à +l’autre; car, si vous n’eussiez été qu’un +homme ordinaire, je vous aurais pris à +mon service, à quelque prix que c’eût +été; mais, puisque Dieu vous a fait naître +un grand roi, il fallait bien que je +fusse à vous.» Ah! grand homme! tu +l’avais bien dit, s’écria Bassompierre, +les larmes aux yeux, et peut-être un peu +animé par les fréquentes rasades qu’il se +versait: «<i>Quand vous m’aurez perdu, +vous connaîtrez ce que je valais.</i>» +</p> + +<p> +Pendant cette sortie, les différents personnages +de la table avaient pris des +attitudes diverses, selon leurs rôles +dans les affaires publiques. L’un des +Italiens affectait de causer et de rire +tout bas avec la jeune fille de la maréchale; +l’autre prenait soin du vieux abbé +sourd, qui, mettant une main derrière +son oreille pour mieux entendre, était +le seul qui eût l’air attentif; Cinq-Mars +avait repris sa distraction mélancolique +après avoir lancé le maréchal, comme +on regarde ailleurs après avoir jeté une +<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span> +balle à la paume jusqu’à ce qu’elle revienne; +son frère aîné faisait les honneurs +de la table avec le même calme; +Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse +de la maison: il était tout au duc +d’Orléans et craignait le Cardinal; pour +la maréchale, elle avait l’air affligé et +inquiet; souvent des mots rudes lui +avaient rappelé ou la mort de son mari +ou le départ de son fils; plus souvent +encore elle avait craint pour Bassompierre +lui-même qu’il ne se compromît, et +l’avait poussé plusieurs fois en regardant +M. de Launay, qu’elle connaissait peu, +et qu’elle avait quelque raison de croire +dévoué au premier ministre; mais avec +un homme de ce caractère, de tels +avertissements étaient inutiles; il eut +l’air de n’y point faire attention; et, au +contraire, écrasant ce gentilhomme de +ses regards hardis et du son de sa voix, +il affecta de se tourner vers lui et de lui +adresser tout son discours. Pour celui-ci, +il prit un air d’indifférence et de politesse +consentante qu’il ne quitta pas +jusqu’au moment où, les deux battants +<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span> +étant ouverts, on annonça <i>mademoiselle +la duchesse de Mantoue</i>. +</p> + +<p> +Les propos que nous venons de transcrire +longuement furent pourtant assez +rapides, et le dîner n’était pas à la +moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague +fit lever tout le monde. Elle était +petite, mais fort bien faite, et quoique +ses yeux et ses cheveux fussent très +noirs, sa fraîcheur était éblouissante +comme la beauté de sa peau. La maréchale +fit le geste de se lever pour son +rang, et l’embrassa sur le front pour sa +bonté et son bel âge. +</p> + +<p> +—Nous vous avons attendue longtemps +aujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle +en la plaçant près d’elle; vous me +restez heureusement pour remplacer un +de mes enfants qui part. +</p> + +<p> +La jeune duchesse rougit et baissa la +tête et les yeux pour qu’on ne vît pas leur +rougeur, et dit d’une voix timide:—Madame, +il le faut bien, puisque vous +remplacez ma mère auprès de moi. Et +un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre +bout de la table. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span> +Cette arrivée changea la conversation; +elle cessa d’être générale, et chacun parla +bas à son voisin. Le maréchal seul continuait +à dire quelques mots de la magnificence +de l’ancienne cour, et de ses +guerres en Turquie, et des tournois, et +de l’avarice de la cour nouvelle; mais, +à son grand regret, personne ne relevait +ses paroles, et on allait sortir de table, +lorsque l’horloge ayant sonné deux +heures, cinq chevaux parurent dans la +grande cour: quatre seulement étaient +montés par des domestiques en manteaux +et bien armés; l’autre cheval, noir et très +vif, était tenu en main par le vieux +Grandchamp: c’était celui de son jeune +maître. +</p> + +<p> +—Ah! Ah! s’écria Bassompierre, +voilà notre cheval de bataille tout sellé +et bridé; allons, jeune homme, il faut +dire comme notre vieux Marot: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Adieu la Court, adieu les dames!<br /></span> +<span class="i0">Adieu les filles et les femmes!<br /></span> +<span class="i0">Adieu vous dy pour quelque temps;<br /></span> +<span class="i0">Adieu vos plaisans passe-temps;<br /></span> +<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span> +<span class="i0">Adieu le bal, adieu la dance,<br /></span> +<span class="i0">Adieu mesure, adieu cadance,<br /></span> +<span class="i0">Tabourins, Hauts-bois, Violons,<br /></span> +<span class="i0">Puisqu’à la guerre nous allons.</span> +</div> + +<p> +Ces vieux vers et l’air du maréchal +faisaient rire toute la table, hormis trois +personnes. +</p> + +<p> +—Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, +que je n’ai que dix-sept ans +comme lui; il va nous revenir tout +brodé, madame; il faut laisser son fauteuil +vacant. +</p> + +<p> +Ici tout à coup la maréchale pâlit, +sortit de table en fondant en larmes, +et tout le monde se leva avec elle: elle +ne put faire que deux pas et retomba +assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa +fille et la jeune duchesse l’entourèrent +avec une vive inquiétude et démêlèrent +parmi des étouffements et des pleurs +qu’elle voulait retenir: Pardon!... mes +amis... c’est une folie... un enfantillage... +mais je suis si faible à présent, +que je n’en ai pas été maîtresse. Nous +étions treize à table, et c’est vous qui +en avez été cause, ma chère duchesse. +<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span> +Mais c’est bien mal à moi d’avoir montré +tant de faiblesse devant lui. Adieu, +mon enfant, donnez-moi votre front à +baiser, et que Dieu vous conduise! +Soyez digne de votre nom et de votre +père. +</p> + +<p> +Puis, comme a dit Homère, <i>riant sous +les pleurs</i>, elle se leva en le poussant et +disant:—Allons, que je vous voie à +cheval, bel écuyer! +</p> + +<p> +Le silencieux voyageur baisa les mains +de sa mère et la salua ensuite profondément: +il s’inclina aussi devant la duchesse +sans lever les yeux; puis, embrassant +son frère aîné, serrant la main +au maréchal et baisant le front de sa +jeune sÅ“ur presque à la fois, il sortit et +dans un instant fut à cheval. Tout le +monde se mit aux fenêtres qui donnaient +sur la cour, excepté madame d’Effiat, encore +assise et souffrante. +</p> + +<p> +—Il part au galop; c’est bon signe, +dit en riant le maréchal. +</p> + +<p> +—Ah! Dieu! cria la jeune princesse +en se retirant de la croisée. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce donc! dit la mère. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span> +—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit +M. de Launay: le cheval de monsieur +votre fils s’est abattu sous la porte, mais +il l’a bientôt relevé de la main: tenez, +le voilà qui salue de la route. +</p> + +<p> +—Encore un présage funeste! dit la +marquise en se retirant dans ses appartements. +</p> + +<p> +Chacun l’imita en se taisant ou en parlant +bas. +</p> + +<p> +La journée fut triste et le souper silencieux +au château de Chaumont. +</p> + +<p> +Quand vinrent dix heures du soir, le +vieux maréchal, conduit par son valet de +chambre, se retira dans la tour du nord, +voisine de la porte et opposée à la rivière. +La chaleur était extrême; il ouvrit +la fenêtre, et, s’enveloppant d’une vaste +robe de soie, plaça un flambeau pesant +sur une table et voulut rester seul. Sa +croisée donnait sur la plaine, que la +lune dans son premier quartier n’éclairait +que d’une lumière incertaine; le ciel +se chargeait de nuages épais, et tout disposait +à la mélancolie. Quoique Bassompierre +n’eût rien de rêveur dans le caractère, +<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span> +la tournure qu’avait prise le +dîner lui revint à la mémoire, et il se +mit à repasser en lui-même toute sa vie +et les tristes changements que le nouveau +règne y avait apportés, règne qui semblait +avoir soufflé sur lui un vent d’infortune: +la mort d’une sÅ“ur chérie, les +désordres de l’héritier de son nom, les +pertes de ses terres et de sa faveur, la +fin récente de son ami le maréchal +d’Effiat dont il occupait la chambre, +toutes ces pensées lui arrachèrent un +soupir involontaire; il se mit à la fenêtre +pour respirer. +</p> + +<p> +En ce moment il crut entendre du côté +du bois la marche d’une troupe de +chevaux; mais le vent qui vint à augmenter +le dissuada de cette première pensée, +et tout bruit cessant tout à coup, il l’oublia. +Il regarda encore quelque temps +tous les feux du château qui s’éteignirent +successivement après avoir serpenté dans +les ogives des escaliers et rôdé dans les +cours et les écuries; retombant ensuite +sur son grand fauteuil de tapisserie, +le coude appuyé sur la table, il se livra +<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span> +profondément à ses réflexions; et bientôt +après, tirant de son sein un médaillon +qu’il y cachait suspendu à un ruban noir:—Viens, +mon bon et vieux maître, viens, +dit-il, viens causer avec moi comme tu +fis si souvent; viens, grand roi, oublier +ta cour pour le rire d’un ami véritable; +viens, grand homme, me consulter sur +l’ambitieuse Autriche; viens, inconstant +chevalier, me parler de la bonhomie de +ton amour et de la bonne foi de ton infidélité; +viens, héroïque soldat, me crier +encore que je t’offusque au combat; ah! +que ne l’ai-je fait dans Paris! que n’ai-je +reçu ta blessure! Avec ton sang, le +monde a perdu les bienfaits de ton règne +interrompu... +</p> + +<p> +Les larmes du maréchal troublaient la +glace du large médaillon, et il les effaçait +par de respectueux baisers, quand +la porte, ouverte brusquement, le fit +sauter sur son épée. +</p> + +<p> +—Qui va là ? cria-t-il dans sa surprise. +Elle fut bien plus grande quand +il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau +<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span> +à la main, s’avança jusqu’à lui, et +lui dit avec embarras: +</p> + +<p> +—Monsieur le maréchal, c’est le cÅ“ur +navré de douleur que je me vois forcé de +vous dire que le roi m’a commandé de +vous arrêter. Un carrosse vous attend +à la grille avec trente mousquetaires +de M. le Cardinal-duc. +</p> + +<p> +Bassompierre ne s’était point levé, et +avait encore le médaillon dans la main +gauche et l’épée dans l’autre main; il la +tendit dédaigneusement à cet homme, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, je sais que j’ai vécu trop +longtemps, et c’est à quoi je pensais; +c’est au nom de ce grand Henri que je +remets paisiblement cette épée à son +fils. Suivez-moi. +</p> + +<p> +Il accompagna ces mots d’un regard +si ferme, que de Launay fut attéré et le +suivit en baissant la tête, comme si lui-même +eût été arrêté par le noble vieillard, +qui, saisissant un flambeau, sortit +de la cour et trouva toutes les portes +ouvertes par des gardes à cheval, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span> +avaient effrayé les gens du château, au +nom du roi, et ordonné le silence. Le +carrosse était préparé et partit rapidement, +suivi de beaucoup de chevaux. +Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, +commençait à s’endormir, bercé +par le mouvement de la voiture, lorsqu’une +voix forte cria au cocher: <i>Arrête!</i> +et, comme il poursuivait, un coup de +pistolet partit... Les chevaux s’arrêtèrent.—Je +déclare, monsieur, que ceci +se fait sans ma participation, dit Bassompierre. +Puis, mettant la tête à la portière, +il vit qu’il se trouvait dans un petit +bois et un chemin trop étroit pour +que les chevaux pussent passer à droite +ou à gauche de la voiture, avantage très +grand pour les agresseurs, puisque les +mousquetaires ne pouvaient avancer; +il cherchait à voir ce qui se passait, +lorsqu’un cavalier, ayant à la main une +longue épée dont il parait les coups que +lui portait un garde, s’approcha de la +portière en criant: <i>Venez, venez, monsieur +le maréchal</i>. +</p> + +<p> +—Eh quoi! c’est vous, étourdi d’Henri +<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span> +qui faites de ces escapades? Messieurs, +messieurs, laissez-le, c’est un enfant. +</p> + +<p> +Et de Launay ayant crié aux mousquetaires +de le quitter, on eut le temps de +se reconnaître. +</p> + +<p> +—Et comment diable êtes-vous ici? +reprit Bassompierre; je vous croyais à +Tours, et même plus loin, si vous aviez +fait votre devoir, et vous voilà revenu +pour faire une folie? +</p> + +<p> +—Ce n’était point pour vous que je revenais +seul ici, c’est pour affaire secrète, +dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme +je pense bien qu’on vous mène à la +Bastille, je suis bien sûr que vous n’en +direz rien; c’est le temple de la discrétion. +Cependant, si vous aviez voulu, +continua-t-il très haut, je vous aurais +délivré de ces messieurs dans ce bois +où un cheval ne pouvait remuer; à présent +il n’est plus temps. Un paysan +m’avait appris l’insulte faite à nous plus +qu’à vous par cet enlèvement dans la +maison de mon père. +</p> + +<p> +—C’est par ordre du roi, mon enfant, +et nous devons respecter ses volontés; +<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span> +gardez cette ardeur pour son service; +je vous en remercie cependant de bon +cÅ“ur; touchez là , et laissez-moi continuer +ce joli voyage. +</p> + +<p> +De Launay ajouta:—Il m’est permis +d’ailleurs de vous dire, monsieur de +Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi +même d’assurer monsieur le maréchal +qu’il est fort affligé de ceci, mais que +c’est de peur qu’on ne le porte à mal +faire qu’il le prie de demeurer quelques +jours à la Bastille<a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>. +</p> + +<p> +Bassompierre reprit en riant très haut:—Vous +voyez, mon ami, comment on +met les jeunes gens en tutelle; ainsi, +prenez garde à vous. +</p> + +<p> +—Eh bien, soit, partez donc, dit +Henri, je ne ferai plus le chevalier +errant pour les gens malgré eux. Et, +rentrant dans le bois pendant que la +voiture repartait au grand trot, il prit +par des sentiers détournés le chemin +du château. +</p> + +<p> +Ce fut au pied de la tour de l’ouest +<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span> +qu’il s’arrêta. Il était seul en avant de +Grandchamp et de sa petite escorte et +ne descendit point de cheval; mais s’approchant +du mur de manière à y coller +sa botte, il souleva la jalousie d’une fenêtre +du rez-de-chaussée, faite en forme +de herse, comme on en voit encore dans +quelques vieux bâtiments. +</p> + +<p> +Il était alors plus de minuit, et la +lune s’était cachée. Tout autre que le +maître de la maison n’eût jamais su +trouver son chemin par une obscurité si +grande. Les tours et les toits ne formaient +qu’une masse noire qui se détachait +à peine sur le ciel un peu plus +transparent; aucune lumière ne brillait +dans toute la maison endormie. Cinq-Mars, +caché sous un chapeau à larges +bords et un grand manteau, attendait +avec anxiété. +</p> + +<p> +Qu’attendait-il? Qu’était-il venu chercher? +un mot d’une voix qui se fit entendre +très bas derrière la croisée: +</p> + +<p> +—Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait +<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span> +comme un malfaiteur toucher la +maison paternelle sans y rentrer et sans +dire encore adieu à sa mère? Qui reviendrait +pour se plaindre du présent, +sans rien attendre de l’avenir, si ce n’était +moi? +</p> + +<p> +La voix douce se troubla, et il fut aisé +d’entendre que des pleurs accompagnaient +sa réponse:—Hélas! Henri, de +quoi vous plaignez-vous? N’ai-je pas fait +plus et bien plus que je ne devais? Est-ce +ma faute si mon malheur a voulu qu’un +prince souverain fût mon père? Peut-on +choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai +bergère?» Vous savez bien quelle est +toute l’infortune d’une princesse: on lui +ôte son cÅ“ur en naissant, toute la terre +est avertie de son âge, un traité la cède +comme une ville, et elle ne peut jamais +pleurer. Depuis que je vous connais, que +n’ai-je pas fait pour me rapprocher du +bonheur et m’éloigner des trônes! Depuis +deux ans j’ai lutté en vain contre ma +mauvaise fortune, qui me sépare de vous, +et contre vous, qui me détournez de mes +devoirs. Vous le savez bien, j’ai désiré +<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span> +qu’on me crût morte; que dis-je? j’ai +presque souhaité des révolutions! J’aurais +peut-être béni le coup qui m’eût ôté +mon rang, comme j’ai remercié Dieu +lorsque mon père fut renversé; mais la +cour s’étonne, la reine me demande; nos +rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil +a été trop long; réveillons-nous avec +courage. Ne songez plus à ces deux belles +années: oubliez tout pour ne plus +vous souvenir que de notre grande résolution; +n’ayez qu’une seule pensée, soyez +ambitieux... ambitieux pour moi... +</p> + +<p> +—Faut-il donc oublier tout, ô Marie! +dit Cinq-Mars avec douceur. +</p> + +<p> +Elle hésita... +</p> + +<p> +—Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même, +reprit-elle. Puis un instant après, +elle continua avec vivacité: +</p> + +<p> +—Oui, oubliez nos jours heureux, nos +longues soirées et même nos promenades +de l’étang et du bois; mais souvenez-vous +de l’avenir; partez. Votre père +était maréchal, soyez plus, connétable, +prince. Partez, vous êtes jeune, noble, +riche, brave, aimé... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span> +—Pour toujours? dit Henri. +</p> + +<p> +—Pour la vie et l’éternité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la +main, s’écria: +</p> + +<p> +—Eh bien! j’en jure par la Vierge +dont vous portez le nom, vous serez à +moi, Marie, ou ma tête tombera sur l’échafaud. +</p> + +<p> +—O ciel! que dites-vous! s’écria-t-elle +en prenant sa main avec une main blanche +qui sortit de la fenêtre. Non, vos +efforts ne seront jamais coupables, jurez-le-moi; +vous n’oublierez jamais que le +roi de France est votre maître; aimez-le +plus que tout, après celle pourtant qui +vous sacrifiera tout et vous attendra en +souffrant. Prenez cette petite croix d’or; +mettez-la sur votre cÅ“ur, elle a reçu +beaucoup de mes larmes. Songez que si +jamais vous étiez coupable envers le roi, +j’en verserais de bien plus amères. Donnez-moi +cette bague que je vois briller à +votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre +sont toutes rouges de sang! +</p> + +<p> +—Qu’importe? il n’a pas coulé pour +<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span> +vous; n’avez-vous rien entendu il y a une +heure? +</p> + +<p> +—Non; mais à présent n’entendez-vous +rien vous-même? +</p> + +<p> +—Non, Marie, si ce n’est un oiseau de +nuit sur la tour. +</p> + +<p> +—On a parlé de nous, j’en suis sûre. +Mais d’où vient donc ce sang! Dites vite, +et partez. +</p> + +<p> +—Oui, je pars; voici un nuage qui +nous rend la nuit. Adieu, ange céleste, +je vous invoquerai. L’amour a versé l’ambition +dans mon cÅ“ur comme un poison +brûlant; oui, je le sens pour la première +fois, l’ambition peut être ennoblie par +son but. Adieu, je vais accomplir ma +destinée. +</p> + +<p> +—Adieu! mais songez à la mienne. +</p> + +<p> +—Peuvent-elles se séparer? +</p> + +<p> +—Jamais, s’écria Marie, que par la +mort! +</p> + +<p> +—Je crains plus encore l’absence, dit +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Adieu! je tremble; adieu! dit la +voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentement +sur les deux mains encore unies. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_63' name='Page_63'>[63]</a></span> +Cependant le cheval noir ne cessait +de piaffer et de s’agiter en hennissant; +son maître inquiet lui permit de partir +au galop, et bientôt ils furent rendus +dans la ville de Tours, que les clochers +de Saint-Gatien annonçaient de loin. +</p> + +<p> +Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, +avait attendu son jeune seigneur, +et gronda de voir qu’il ne voulait pas se +coucher. Toute l’escorte partit, et cinq +jours après entra dans la vieille cité de +Loudun en Poitou, silencieusement et +sans événement. +</p> + +<h2 id="chap_2"> +CHAPITRE II +</h2> + +<p class="h2b"> +LA RUE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Je m’avançais d’un pas pénible +et mal assuré vers le but de ce +convoi tragique. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <cite>Smarra</cite>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Ce règne dont nous vous voulons peindre +quelques années, règne de faiblesse +qui fut comme une éclipse de la couronne +<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span> +entre les splendeurs de Henri IV et de +Louis le Grand, afflige les yeux qui le +contemplent par quelques souillures sanglantes. +Elles ne furent pas toutes l’œuvre +d’un homme, de grands corps y prirent +part. Il est triste de voir que, dans +ce siècle encore désordonné, le clergé, +pareil à une grande nation, eut sa populace, +comme il eut sa noblesse, ses ignorants +et ses criminels, comme ses savants +et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce +qui lui restait de barbarie fut poli par le +long règne de Louis XIV, et ce qu’il eut +de corruption fut lavé dans le sang des +martyrs qu’il offrit à la Révolution de +1793. Ainsi, par une destinée toute particulière, +perfectionné par la monarchie +et la république, adouci par l’une, châtié +par l’autre, il nous est arrivé ce qu’il +est aujourd’hui, austère et rarement vicieux. +</p> + +<p> +Nous avons éprouvé le besoin de nous +arrêter un moment à cette pensée avant +d’entrer dans le récit des faits que nous +offre l’histoire de ces temps, et, malgré +cette consolante observation, nous n’avons +<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span> +pu nous empêcher d’écarter des +détails trop odieux en gémissant encore +sur ce qui reste de coupables actions, +comme, en racontant la vie d’un vieillard +vertueux, on pleure sur les emportements +de sa jeunesse passionnée ou les +penchants corrompus de son âge mûr. +</p> + +<p> +Lorsque la cavalcade entra dans les +rues étroites de Loudun, un bruit étrange +s’y faisait entendre; elles étaient remplies +d’une foule immense; les cloches de +l’église et du couvent sonnaient de manière +à faire croire à un incendie, et tout +le monde, sans nulle attention aux voyageurs, +se pressait vers un grand bâtiment +attenant à l’église. Il était facile +de distinguer sur les physionomies des +traces d’impressions fort différentes et +souvent opposées entre elles. Des groupes +et des attroupements nombreux se formaient, +le bruit des conversations y +cessait tout à coup, et l’on n’y entendait +plus qu’une voix qui semblait exhorter +ou lire, puis des cris furieux mêlés de +quelques exclamations pieuses s’élevaient +de tous côtés; le groupe se dissipait, +<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span> +et l’on voyait que l’orateur était un +capucin ou un récollet, qui, tenant à la +main un crucifix de bois, montrait à la +foule le grand bâtiment vers lequel elle +se dirigeait.—<i>Jesus Marie!</i> s’écriait une +vieille femme, qui aurait jamais cru que +le malin esprit eût choisi notre bonne +ville pour demeure? +</p> + +<p> +—Et que les bonnes Ursulines eussent +été possédées? disait l’autre. +</p> + +<p> +—On dit que le démon qui agite la +supérieure se nomme <i>Légion</i>, disait une +troisième. +</p> + +<p> +—Que dites-vous, ma chère? interrompit +une religieuse; il y en a sept dans +son pauvre corps, auquel sans doute elle +avait attaché trop de soin à cause de sa +grande beauté; à présent, il est le réceptacle +de l’enfer; M. le prieur des Carmes, +dans l’exorcisme d’hier, a fait sortir de +sa bouche le démon <i>Eazas</i>, et le révérend +père Lactance a chassé aussi le démon +<i>Beherit</i>. Mais les cinq autres n’ont pas +voulu partir, et, quand les saints exorcistes, +que Dieu soutienne! les ont sommés, +en latin, de se retirer, ils ont dit +<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span> +qu’ils ne le feraient pas qu’ils n’eussent +prouvé leur puissance, dont les huguenots +et les hérétiques ont l’air de douter; +et le démon <i>Elimi</i>, qui est le plus +méchant, comme vous le savez, a prétendu +qu’aujourd’hui il enlèverait la calotte +de M. de Laubardemont, et la tiendrait +suspendue en l’air pendant un +<i>Miserere</i>. +</p> + +<p> +—Ah! sainte Vierge! reprenait la première, +je tremble déjà de tout mon corps. +Et quand je pense que j’ai été plusieurs +fois demander des messes à ce magicien +d’Urbain! +</p> + +<p> +—Et moi, dit une jeune fille en se +signant, moi qui me suis confessée à lui +il y a dix mois, j’aurais été sûrement possédée +sans la relique de sainte Geneviève +que j’avais heureusement sous ma robe, +et... +</p> + +<p> +—Et, sans reproche, Martine, interrompit +une grosse marchande, vous étiez +restée assez longtemps, pour cela, seule +avec le beau sorcier. +</p> + +<p> +—Eh bien, la belle, il y a maintenant +<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span> +un mois que vous seriez dépossédée, dit +un jeune soldat qui vint se mêler au +groupe en fumant sa pipe. +</p> + +<p> +La jeune fille rougit, et ramena sur sa +jolie figure le capuchon de sa pelisse +noire. Les vieilles femmes jetèrent un +regard de mépris sur le soldat, et, comme +elles se trouvaient alors près de la porte +d’entrée encore fermée, elles reprirent +leurs conversations avec plus de chaleur +que jamais, voyant qu’elles étaient sûres +d’entrer les premières; et, s’asseyant sur +les bornes et les bancs de pierre, elles se +préparèrent par leurs récits au bonheur +qu’elles allaient goûter d’être spectatrices +de quelque chose d’étrange, d’une +apparition, ou au moins d’un supplice. +</p> + +<p> +—Est-il vrai, ma tante, dit la jeune +Martine à la plus vieille, que vous ayez +entendu parler les démons? +</p> + +<p> +—Vrai comme je vous vois, et tous +les assistants en peuvent dire autant, ma +nièce; c’est pour que votre âme soit édifiée +que je vous ai fait venir avec moi +aujourd’hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez +<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span> +véritablement la puissance de +l’esprit malin. +</p> + +<p> +—Quelle voix a-t-il, ma chère tante? +continua la jeune fille, charmée de réveiller +une conversation qui détournait +d’elle les idées de ceux qui l’entouraient. +</p> + +<p> +—Il n’a pas d’autre voix que la voix +même de la supérieure, à qui Notre-Dame +fasse grâce. Cette pauvre jeune +femme, je l’ai entendue hier bien longtemps: +cela faisait peine de la voir se +déchirer le sein et tourner ses pieds et +ses bras en dehors et les réunir tout à +coup derrière son dos. Quand le saint +père Lactance est arrivé et a prononcé +le nom d’Urbain Grandier, l’écume est +sortie de sa bouche et elle a parlé latin +comme si elle lisait la Bible. Aussi je n’ai +pas bien compris, et je n’ai retenu que +<i lang="la" xml:lang="la">Urbanus magicus rosas diabolica</i>; ce qui +voulait dire que le magicien Urbain l’avait +ensorcelée avec des roses que le +diable lui avait données, et il est sorti +de ses oreilles et de son cou des roses +couleur de flamme, qui sentaient le +soufre, au point que M. le lieutenant-criminel +<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span> +a crié que chacun ferait bien de +fermer ses narines et ses yeux, parce que +les démons allaient sortir. +</p> + +<p> +—Voyez-vous cela! crièrent d’une voix +glapissante et d’un air de triomphe +toutes les femmes assemblées en se tournant +du côté de la foule, et particulièrement +vers un groupe d’hommes habillés +en noir, parmi lesquels se trouvait le +jeune soldat qui les avait apostrophées +en passant. +</p> + +<p> +—Voilà encore ces vieilles folles qui +se croient au sabbat, dit-il, et qui font +plus de bruit que lorsqu’elles y arrivent à +cheval sur un manche à balai. +</p> + +<p> +—Jeune homme, jeune homme, dit +un bourgeois d’un air triste, ne faites +pas de ces plaisanteries en plein air: +le vent deviendrait de flamme pour +vous, par le temps qu’il fait. +</p> + +<p> +—Ma foi, je me moque bien de tous +ces exorcistes, moi! reprit le soldat; je +m’appelle Grand-Ferré, et il n’y en a +pas beaucoup qui aient un goupillon +comme le mien. +</p> + +<p> +Et, prenant la poignée de son sabre +<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span> +d’une main, il retroussa sa moustache +blonde et regarda autour de lui en fronçant +le sourcil; mais comme il n’aperçut +dans la foule aucun regard qui cherchât +à braver le sien, il partit lentement en +avançant le pied gauche le premier, et +se promena dans les rues étroites et +noires avec cette insouciance d’un militaire +qui débute, et un mépris profond +pour tout ce qui ne porte pas son habit. +</p> + +<p> +Cependant huit ou dix habitants raisonnables +de cette petite ville se promenaient +ensemble et en silence à travers +la foule agitée; ils semblaient consternés +de cette étonnante et soudaine +rumeur, et s’interrogeaient du regard à +chaque nouveau spectacle de folie qui +frappait leurs yeux. Ce mécontentement +muet attristait les hommes du peuple et +les nombreux paysans venus de leurs +campagnes, qui tous cherchaient leur +opinion dans les regards des propriétaires, +leurs patrons pour la plupart; +ils voyaient que quelque chose de fâcheux +se préparait, et avaient recours +au seul remède que puisse prendre le +<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span> +sujet ignorant et trompé, la résignation +et l’immobilité. +</p> + +<p> +Néanmoins le paysan de France a +dans le caractère certaine naïveté moqueuse +dont il se sert avec ses égaux +souvent, et toujours avec ses supérieurs. +Il fait des questions embarrassantes +pour le pouvoir, comme le sont celles de +l’enfance pour l’âge mûr; il se rapetisse +à l’infini, pour que celui qu’il interroge +se trouve embarrassé dans sa propre +élévation; il redouble de gaucherie dans +les manières et de grossièreté dans les +expressions, pour mieux voir le but +secret de sa pensée; tout prend, malgré +lui cependant, quelque chose d’insidieux +et d’effrayant qui le trahit; et son +sourire sardonique, et la pesanteur +affectée avec laquelle il s’appuie sur son +long bâton, indiquent trop à quelles +espérances il se livre, et quel est le +soutien sur lequel il compte. +</p> + +<p> +L’un des plus âgés s’avança suivi de +dix ou douze jeunes paysans, ses fils et +neveux; ils portaient tous le grand chapeau +et cette blouse bleue, ancien habit +<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span> +des Gaulois, que le peuple de France +met encore sur tous ses autres vêtements, +et qui convient si bien à son climat +pluvieux et à ses laborieux usages. +Quand il fut à portée des personnages +dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, +et toute sa famille en fit autant: +on vit alors sa figure brune et son front +nu et ridé, couronné de cheveux blancs +fort longs; ses épaules étaient voûtées +par l’âge et le travail. Il fut accueilli +avec un air de satisfaction et presque +de respect par un homme très grave +du groupe noir, qui, sans se découvrir, +lui tendit la main. +</p> + +<p> +—Eh bien, mon père Guillaume Leroux, +lui dit-il, vous aussi, vous quittez +votre ferme de la Chênaie pour la ville +quand ce n’est pas jour de marché? +C’est comme si vos bons bÅ“ufs se +dételaient pour aller à la chasse aux +étourneaux, et abandonnaient le labourage +pour voir forcer un pauvre lièvre. +</p> + +<p> +—Ma fine, monsieur le comte du +Lude, reprit le fermier, quelquefois le +lièvre se vient jeter devant iceux; il +<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span> +m’est advis qu’on veut nous jouer, et je +v’nons voir un peu comment. +</p> + +<p> +—Brisons là , mon ami, reprit le +comte; voici M. Fournier, l’avocat, qui +ne vous trompera pas, car il s’est démis +de sa charge de procureur du roi hier +au soir, et dorénavant son éloquence +ne servira plus qu’à sa noble pensée: +vous l’entendrez peut-être aujourd’hui; +mais je le crains autant pour lui que +je le souhaite pour l’accusé. +</p> + +<p> +—N’importe, monsieur, la vérité est +une passion pour moi, dit Fournier. +</p> + +<p> +C’était un jeune homme d’une extrême +pâleur, mais dont le visage était plein +de noblesse et d’expression; ses cheveux +blonds, ses yeux bleus, mobiles et très +clairs, sa maigreur et sa taille mince lui +donnaient l’air d’être plus jeune qu’il +n’était; mais son visage pensif et passionné +annonçait beaucoup de supériorité, +et cette maturité précoce de l’âme +que donnent l’étude et l’énergie naturelle. +Il portait un habit et un manteau +noirs assez courts, à la mode du temps, +et, sous son bras gauche, un rouleau +<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span> +de papiers, qu’en parlant il prenait et +serrait convulsivement de la main droite, +comme un guerrier en colère saisit le +pommeau de son épée. On eût dit qu’il +voulait le dérouler et en faire sortir la +foudre sur ceux qu’il poursuivait de ses +regards indignés. C’étaient trois capucins +et un récollet qui passaient dans la +foule. +</p> + +<p> +—Père Guillaume, poursuivit M. du +Lude, pourquoi n’avez-vous amené que +vos enfants mâles avec vous, et pourquoi +ces bâtons? +</p> + +<p> +—Ma fine, monsieur, c’est que je +n’aimerions pas que nos filles apprinsent +à danser comme les religieuses; et puis, +pa’ l’temps qui court, les garçons savons +mieux se remuer que les femmes. +</p> + +<p> +—Ne nous <i>remuons</i> pas, mon vieux +ami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous +tous plutôt pour voir la procession +qui vient à nous, et souvenez-vous +que vous avez soixante et dix ans. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit le vieux père, tout +en faisant ranger ses douze enfants +comme des soldats, j’avons fait la guerre +<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span> +avec le feu roi Henri, et j’savons jouer +du pistolet tout aussi bien que les <i>ligueux</i> +faisiont. Et il branla la tête et +s’assit sur une borne, son bâton noueux +entre les jambes, ses mains croisées +dessus et son menton à barbe blanche +par-dessus ses mains. Là , il ferma à +demi les yeux comme s’il se livrait tout +entier à ses souvenirs d’enfance. +</p> + +<p> +On voyait avec étonnement son habit +rayé comme du temps du roi béarnais, et +sa ressemblance avec ce prince dans les +derniers temps de sa vie, quoique ses +cheveux eussent été privés par le poignard +de cette blancheur que ceux du +paysan avaient paisiblement acquise. +Mais un grand bruit de cloches attira +l’attention vers l’extrémité de la grande +rue de Loudun. +</p> + +<p> +On voyait venir de loin une longue +procession dont la bannière et les +piques s’élevaient au-dessus de la foule +qui s’ouvrit en silence pour examiner +cet appareil à moitié ridicule et à moitié +sinistre. +</p> + +<p> +Des archers, à barbe pointue, portant +<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span> +de larges chapeaux à plumes, marchaient +d’abord sur deux rangs avec de +longues hallebardes, puis, se partageant +en deux files de chaque côté de la rue, +renfermaient dans cette double ligne +deux lignes pareilles de pénitents gris; +du moins donnerons-nous ce nom, connu +dans quelques provinces du midi de la +France, à des hommes revêtus d’une +longue robe de cette couleur, qui leur +couvre entièrement la tête en forme de +capuchon, et dont le masque de la +même étoffe se termine en pointe sous +le menton comme une longue barbe, et +n’a que trois trous pour les yeux et le +nez. On voit encore de nos jours quelques +enterrements suivis et honorés par +des costumes semblables, surtout dans +les Pyrénées. Les pénitents de Loudun +avaient des cierges énormes à la main, +et leur marche lente, et leurs yeux qui +semblaient flamboyants sous le masque, +leur donnaient un air de fantômes qui +attristait involontairement. +</p> + +<p> +Les murmures en sens divers commencèrent +dans le peuple. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span> +—Il y a bien des coquins cachés sous +ce masque, dit un bourgeois. +</p> + +<p> +—Et dont la figure est plus laide encore +que lui, reprit un jeune homme. +</p> + +<p> +—Ils me font peur! s’écriait une +jeune femme. +</p> + +<p> +—Je ne crains que pour ma bourse, +répondit un passant. +</p> + +<p> +—Ah! Jésus! voilà donc nos saints +frères de la Pénitence, disait une vieille +en écartant sa mante noire. Voyez-vous +quelle bannière ils portent? quel bonheur +qu’elle soit avec nous! certainement +elle nous sauvera: voyez-vous +dessus le diable dans les flammes, et +un moine qui lui attache une chaîne +au cou? Voici actuellement les juges qui +viennent: ah! les honnêtes gens! voyez +leurs robes rouges, comme elles sont +belles! Ah! sainte Vierge! qu’on les a +biens choisis! +</p> + +<p> +—Ce sont les ennemis personnels +du curé, dit tout bas le comte du Lude à +l’avocat Fournier, qui prit une note. +</p> + +<p> +—Les reconnaissez-vous bien tous? +continua la vieille en distribuant des +<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span> +coups de poing à ses voisines, et en +pinçant le bras à ses voisins jusqu’au +sang pour exciter leur attention: voici +ce bon M. Mignon qui parle tout bas à +messieurs les conseillers du présidial de +Poitiers; que Dieu répande sa sainte +bénédiction sur eux! +</p> + +<p> +—C’est Roatin, Richard et Chevalier, +qui voulaient le faire destituer il y a un +an, continuait à demi-voix M. du Lude +au jeune avocat, qui écrivait toujours +sous son manteau, entouré et caché par +le groupe noir des bourgeois. +</p> + +<p> +—Ah! voyez, voyez, rangez-vous +donc! voici M. Barré, le curé de Saint-Jacques +de Chinon, dit la vieille. +</p> + +<p> +—C’est un saint, dit un autre. +</p> + +<p> +—C’est un hypocrite, dit une voix +d’homme. +</p> + +<p> +—Voyez comme le jeûne l’a rendu +maigre! +</p> + +<p> +—Comme les remords le rendent +pâle! +</p> + +<p> +—C’est lui qui fait fuir les diables. +</p> + +<p> +—C’est lui qui les souffle. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_80' name='Page_80'>[80]</a></span> +Ce dialogue fut interrompu par un +cri général:—Qu’elle est belle! +</p> + +<p> +La supérieure des Ursulines s’avançait +suivie de toutes ses religieuses; son +voile blanc était relevé. Pour que le +peuple pût voir les traits des possédées, +on avait voulu que cela fût ainsi pour elle +et six autres sÅ“urs. Rien ne la distinguait +dans son costume qu’un immense +rosaire à grains noirs tombant de son +cou à ses pieds, et se terminant par une +croix d’or; mais la blancheur éclatante +de son visage, que relevait encore la +couleur brune de son capuchon, attirait +d’abord tous les regards; ses yeux noirs +semblaient porter l’empreinte d’une +profonde et brûlante passion; ils étaient +couverts par les arcs parfaits de deux +sourcils que la nature avait dessinés +avec autant de soin que les Circassiennes +en mettent à les arrondir avec le pinceau; +mais un léger pli entre eux deux +révélait une agitation forte et habituelle +dans les pensées. Cependant elle affectait +un grand calme dans tous ses mouvements +et dans tout son être; ses pas +<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span> +étaient lents et cadencés; ses deux +belles mains étaient réunies, aussi +blanches et aussi immobiles que celles +des statues de marbre qui prient éternellement +sur les tombeaux. +</p> + +<p> +—Oh! remarquez-vous, ma tante, dit +la jeune Martine, sÅ“ur Agnès et sÅ“ur +Claire qui pleurent auprès d’elle? +</p> + +<p> +—Ma nièce, elles se désolent d’être +la proie du démon. +</p> + +<p> +—Ou se repentent, dit la même +voix d’homme, d’avoir joué le ciel. +</p> + +<p> +Cependant un silence profond s’établit +partout, et nul mouvement n’agita +le peuple; il sembla glacé tout à coup +par quelque enchantement, lorsque à +la suite des religieuses parut, au milieu +des quatre pénitents qui le tenaient +enchaîné, le curé de l’église de Sainte-Croix, +revêtu de la robe du pasteur; +la noblesse de son visage était remarquable +et rien n’égalait la douceur de +ses traits; sans affecter un calme insultant, +il regardait avec bonté et semblait +chercher à droite et à gauche s’il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span> +rencontrerait pas le regard attendri d’un +ami; il le rencontra, il le reconnut, et +ce dernier bonheur d’un homme qui +voit approcher son heure dernière ne lui +fut pas refusé: il entendit même quelques +sanglots; il vit des bras s’étendre +vers lui, et quelques-uns n’étaient pas +sans armes; mais il ne répondit à aucun +signe; il baissa les yeux, ne voulant +pas perdre ceux qui l’aimaient et leur +communiquer par un coup d’œil la +contagion de l’infortune. C’était Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Tout à coup la procession s’arrêta à +un signe du dernier homme qui la suivait +et qui semblait commander à tous. +Il était grand, sec, pâle, revêtu d’une +longue robe noire, la tête couverte d’une +calotte de même couleur; il avait la +figure d’un Basile, avec le regard de +Néron. Il fit signe aux gardes de +l’entourer, voyant avec effroi le groupe +noir dont nous avons parlé, et que +les paysans se serraient de près pour +l’écouter; les chanoines et les capucins +se placèrent près de lui, et il prononça +<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span> +d’une voix glapissante ce singulier +arrêt: +</p> + +<p> +«Nous, sieur de Laubardemont, +maître des requêtes étant envoyé et +subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire +relativement au procès du magicien +<i>Urbain Grandier</i>, pour le juger +sur tous les chefs d’accusation, assisté +des révérends pères <i>Mignon</i>, chanoine; +<i>Barré</i>, curé de Saint-Jacques de Chinon; +du père Lactance et de tous les +juges appelés à juger icelui magicien; +avons préalablement décrété ce qui +suit: <i lang="la" xml:lang="la">Primo</i>, la prétendue assemblée +de propriétaires nobles, bourgeois de +la ville et des terres environnantes est +cassée, comme tendant à une sédition +populaire; ses actes seront déclarés +nuls, et sa prétendue lettre au roi contre +nous, juges, interceptée et brûlée en +place publique, comme calomniant les +bonnes Ursulines et les révérends pères +et juges. <i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, il sera défendu de +dire publiquement ou en particulier que +les susdites religieuses ne sont point +possédées du malin esprit, et de douter +<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span> +du pouvoir des exorcistes, à peine de +vingt mille livres d’amende et de punition +corporelle. +</p> + +<p> +«Les baillis et échevins s’y conformeront. +Ce 18 juin de l’an de grâce 1639.» +</p> + +<p> +A peine eut-il fini cette lecture, qu’un +bruit discordant de trompettes partit +avant la dernière syllabe de ces paroles, +et couvrit, quoique imparfaitement, les +murmures qui le poursuivaient: il +pressa la marche de la procession, qui +entra dans le grand bâtiment qui tenait +à l’église, ancien couvent dont les étages +étaient tous tombés en ruine, et qui ne +formait plus qu’une seule et immense +salle propre à l’usage qu’on en voulait +faire. Laubardemont ne se crut en sûreté +que lorsqu’il y fut entré, et qu’il entendit +les lourdes et doubles portes se refermer +en criant sur la foule qui hurlait +encore. +</p> + +<h2 id="chap_3"> +CHAPITRE III +</h2> + +<p class="h2b"> +LE BON PRÊTRE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +L’homme de paix me parla ainsi. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Vicaire savoyard.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +A présent que la procession diabolique +est entrée dans la salle de son +spectacle, et tandis qu’elle arrange sa +sanglante représentation, voyons ce +qu’avait fait Cinq-Mars au milieu des +spectateurs en émoi. Il était naturellement +doué de beaucoup de tact, et +sentit qu’il ne parviendrait pas facilement +à son but de trouver l’abbé Quillet +dans un moment où la fermentation +des esprits était à son comble. Il resta +donc à cheval avec ses quatre domestiques +dans une petite rue fort obscure +qui donnait dans la grande, et d’où il +put voir facilement tout ce qui s’était +<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span> +passé. Personne ne fit d’abord attention +à lui; mais, lorsque la curiosité publique +n’eut pas d’autre aliment, il devint le +but de tous les regards. Fatigués de +tant de scènes, les habitants le voyaient +avec assez de mécontentement, et se +demandaient à demi-voix si c’était encore +un exorciseur qui leur arrivait; quelques +paysans même commençaient à +trouver qu’il embarrassait la rue avec +ses cinq chevaux. Il sentit qu’il était +temps de prendre son parti, et, choisissant +sans hésiter les gens les mieux +mis, comme ferait chacun à sa place, il +s’avança avec sa suite le chapeau à la +main vers le groupe noir dont nous +avons parlé, et, s’adressant au personnage +qui lui parut le plus distingué: +</p> + +<p> +—Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir +M. l’abbé Quillet? +</p> + +<p> +A ce nom, tout le monde le regarda +avec un air d’effroi, comme s’il eût prononcé +celui de Lucifer. Cependant personne +n’en eut l’air offensé; il semblait, +au contraire, que cette demande fît +naître sur lui une opinion favorable +<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span> +dans les esprits. Du reste le hasard l’avait +bien servi dans son choix. Le comte +du Lude s’approcha de son cheval en +le saluant: +</p> + +<p> +—Mettez pied à terre, monsieur, lui +dit-il, et je vous pourrai donner sur son +compte d’utiles renseignements. +</p> + +<p> +Après avoir parlé fort bas, tous deux +se quittèrent avec la cérémonieuse politesse +du temps. Cinq-Mars remonta +sur son cheval noir, et, passant dans +plusieurs petites rues, fut bientôt hors +de la foule avec sa suite. +</p> + +<p> +—Que je suis heureux! disait-il chemin +faisant: je vais voir du moins un +instant ce bon et doux abbé qui m’a +élevé; je me rappelle encore ses traits, +son air calme et sa voix pleine de +bonté. +</p> + +<p> +Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, +il se trouva dans une petite +rue noire qu’on lui avait indiquée; elle +était si étroite, que les genouillères de +ses bottes touchaient aux deux murs. +Il trouva au bout une maison de bois à +<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span> +un seul étage, et, dans son empressement, +frappa à coups redoublés. +</p> + +<p> +—Qui va là ? cria une voix furieuse. +</p> + +<p> +Et presque aussitôt la porte s’ouvrant +laissa voir un petit homme gros, +court et tout rouge, portant une calotte +noire, une immense fraise blanche, des +bottes à l’écuyère qui engloutissaient +ses petites jambes dans leurs énormes +tuyaux, et deux pistolets d’arçon à sa +main. +</p> + +<p> +—Je vendrai chèrement ma vie! +cria-t-il, et... +</p> + +<p> +—Doucement, l’abbé, doucement, lui +dit son élève en lui prenant le bras: ce +sont vos amis. +</p> + +<p> +—Ah! mon pauvre enfant, c’est +vous! dit le bonhomme, laissant tomber +ses pistolets, que ramassa avec précaution +un domestique armé aussi jusqu’aux +dents. Eh? que venez vous faire +ici? L’abomination y est venue, et j’attends +la nuit pour partir. Entrez vite, +mon ami, vous et vos gens; je vous ai +pris pour les archers de Laubardemont +et, ma foi, j’allais sortir un peu de mon +<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span> +caractère. Vous voyez ces chevaux; je +vais en Italie rejoindre notre ami le +duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite +la grande porte par dessus ces braves +domestiques et recommandez leur de ne +pas faire trop de bruit, quoiqu’il n’y ait +pas d’habitation près de celle-ci. +</p> + +<p> +Grandchamp obéit à l’intrépide petit +abbé, qui embrassa quatre fois Cinq-Mars +en s’élevant sur la pointe de ses +bottes pour atteindre le milieu de sa poitrine. +Il le conduisit bien vite dans une +étroite chambre, qui semblait un grenier +abandonné, et, s’asseyant avec lui +sur une malle de cuir noir, il lui dit +avec chaleur: +</p> + +<p> +—Eh! mon enfant, où allez-vous? A +quoi pense madame la maréchale de +vous laisser venir ici? Ne voyez-vous +pas bien tout ce qui se fait contre un +malheureux qu’il faut perdre? Ah! bon +Dieu! était-ce là le premier spectacle +que mon cher élève devait avoir sous les +yeux? Ah! ciel! quand vous voilà à cet +âge charmant où l’amitié, les tendres +affections, la douce confiance, devaient +<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span> +vous entourer, quand tout devait vous +donner une bonne opinion de votre espèce, +à votre entrée dans le monde! +quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi +êtes-vous venu? +</p> + +<p> +Quand le bon abbé eut ainsi gémi en +serrant affectueusement les deux mains +du jeune voyageur dans ses mains +rouges et ridées, son élève eut enfin le +temps de lui dire: +</p> + +<p> +—Mais ne devinez-vous pas, mon +cher abbé, que c’est parce que vous étiez +à Loudun que je suis venu? Quant à ces +spectacles dont vous parlez, ils ne m’ont +paru que ridicules, et je vous jure que +je n’en aime pas moins l’espèce humaine, +dont vos vertus et vos leçons +m’ont donné une excellente idée; et +parce que cinq ou six folles... +</p> + +<p> +—Ne perdons pas de temps; je vous +dirai cette folie, je vous l’expliquerai. +Mais répondez, où allez-vous? que +faites-vous? +</p> + +<p> +—Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc +doit me présenter au roi. +</p> + +<p> +Ici le bon et vif abbé se leva de sa +<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span> +malle, et, marchant ou plutôt courant +de long en large dans la chambre en +frappant du pied: +</p> + +<p> +—Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il +en étouffant, devenant tout rouge +et les larmes dans les yeux, pauvre +enfant! ils vont le perdre! Ah! mon +Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer +là ! que lui veulent-ils? Ah! qui vous +gardera, mon ami, dans ce pays dangereux? +dit-il en se rasseyant et reprenant +les deux mains de son élève dans +les siennes avec une sollicitude paternelle, +et cherchant à lire dans ses regards. +</p> + +<p> +—Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars +en regardant au plafond; je pense +que ce sera le cardinal de Richelieu, +qui était l’ami de mon père. +</p> + +<p> +—Ah! mon cher Henri, vous me faites +trembler, mon enfant; il vous perdra +si vous n’êtes pas son instrument docile. +Ah! que ne puis-je aller avec vous! +Pourquoi faut-il que j’aie montré une +tête de vingt ans dans cette malheureuse +affaire?... Hélas! non, je vous serais +<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span> +dangereux; au contraire, il faut que je +me cache. Mais vous aurez M. de Thou +près de vous, mon fils, n’est-ce pas? +dit-il en cherchant à se calmer; c’est +votre ami d’enfance, un peu plus âgé que +vous; écoutez-le, mon enfant; c’est un +sage jeune homme: il a réfléchi, il a +des idées à lui. +</p> + +<p> +—Oh! oui, mon cher abbé, comptez +sur mon tendre attachement pour lui; +je n’ai pas cessé de l’aimer... +</p> + +<p> +—Mais vous avez sûrement cessé de +lui écrire, n’est-ce pas? reprit en souriant +un peu le bon abbé. +</p> + +<p> +—Je vous demande pardon, mon +bon abbé; je lui ai écrit une fois, et +hier, pour lui annoncer que le Cardinal +m’appelle à la cour. +</p> + +<p> +—Quoi! lui-même a voulu vous voir! +</p> + +<p> +Alors Cinq-Mars montra la lettre du +Cardinal-duc à sa mère, et peu à peu +son ancien gouverneur se calma et s’adoucit. +</p> + +<p> +—Allons, allons, disait-il tout bas, +allons, ce n’est pas mal, cela promet: +<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span> +capitaine aux gardes à vingt ans, ce n’est +pas mal. +</p> + +<p> +Et il sourit. +</p> + +<p> +Et le jeune homme, transporté de voir +ce sourire qui s’accordait enfin avec +tous les siens, sauta au cou de l’abbé +et l’embrassa comme s’il se fût emparé +de tout un avenir de plaisir, de gloire +et d’amour. +</p> + +<p> +Cependant, se dégageant avec peine +de cette chaude embrassade, le bon abbé +reprit sa promenade et ses réflexions. Il +toussait souvent et branlait la tête, +et Cinq-Mars, sans oser reprendre la +conversation, le suivait des yeux et +devenait triste en le voyant redevenu +sérieux. +</p> + +<p> +Le vieillard se rassit enfin, et commença +d’un ton grave le discours suivant: +</p> + +<p> +—Mon ami, mon enfant, je me suis +livré en père à vos espérances; je dois +pourtant vous dire, et ce n’est point +pour vous affliger, qu’elles me semblent +excessives et peu naturelles. Si le Cardinal +n’avait pour but que de témoigner +<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span> +à votre famille de l’attachement et de la +reconnaissance, il n’irait pas si loin dans +ses faveurs; mais il est probable qu’il +a jeté les yeux sur vous. D’après ce +qu’on lui aura dit, vous lui semblez +propre à jouer tel ou tel rôle impossible +à deviner et dont il aura tracé l’emploi +dans le repli le plus profond de sa pensée. +Il veut vous y élever, vous y dresser, +passez-moi cette expression en faveur +de sa justesse, et pensez-y sérieusement +quand le temps en viendra. Mais n’importe, +je crois qu’au point où en sont +les choses, vous feriez bien de suivre +cette veine; c’est ainsi que de grandes +fortunes ont commencé; il s’agit seulement +de ne point se laisser aveugler et +gouverner. Tâchez que les faveurs ne +vous étourdissent pas, mon pauvre enfant, +et que l’élévation ne vous fasse +pas tourner la tête; ne vous effarouchez +pas de ce soupçon, c’est arrivé à de plus +vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi +qu’à votre mère; voyez M. de Thou, et +nous tâcherons de vous bien conseiller. +En attendant, mon fils, ayez la bonté +<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span> +de fermer cette fenêtre, d’où il me vient +du vent sur la tête, et je vais vous conter +ce qui s’est passé ici. +</p> + +<p> +Henri, espérant que la partie morale +du discours était finie, et ne voyant plus +dans la seconde qu’un récit, ferma vite +la vieille fenêtre tapissée de toiles d’araignées, +et revint à sa place sans parler. +</p> + +<p> +—A présent que j’y réfléchis mieux, +je pense qu’il ne vous sera peut-être pas +inutile d’avoir passé par ici, quoique ce +soit une triste expérience que vous y +deviez trouver; mais elle suppléera à ce +que je ne vous ai pas dit autrefois de +la perversité des hommes; j’espère +d’ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, +et que la lettre que nous avons +écrite au roi aura le temps d’arriver. +</p> + +<p> +—J’ai entendu dire qu’elle était interceptée, +dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—C’en est fait alors, dit l’abbé Quillet; +le curé est perdu. Mais écoutez-moi +bien. +</p> + +<p> +A Dieu ne plaise, mon enfant, que +ce soit moi, votre ancien instituteur, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span> +veuille attaquer mon propre ouvrage et +porter atteinte à votre foi. Conservez-la +toujours et partout, cette foi simple dont +votre noble famille vous a donné +l’exemple, que nos pères avaient plus +encore que nous-mêmes, et dont les +plus grands capitaines de nos temps +ne rougissent pas. En portant votre épée, +souvenez-vous qu’elle est à Dieu. Mais +aussi, lorsque vous serez au milieu des +hommes, tâchez de ne pas vous laisser +tromper par l’hypocrite; il vous entourera, +vous prendra, mon fils, par le côté +vulnérable de votre cÅ“ur naïf, en parlant +à votre religion; et, témoin des +extravagances de son zèle affecté, vous +vous croirez tiède auprès de lui, vous +croirez que votre conscience parle contre +vous-même; mais ce ne sera pas sa voix +que vous entendrez. Quels cris elle jetterait, +combien elle serait plus soulevée +contre vous, si vous aviez contribué à +perdre l’innocence en appelant contre +elle le ciel même en faux témoignage! +</p> + +<p> +—O mon père! est-ce possible? dit +Henri d’Effiat en joignant les mains. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span> +—Que trop véritable, continua l’abbé; +vous en avez vu l’exécution en partie +ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez +pas témoin d’horreurs plus grandes! +Mais écoutez bien: quelque chose que +vous voyiez se passer, quelque crime +que l’on ose commettre, je vous en conjure, +au nom de votre mère et de tout +ce qui vous est cher, ne prononcez pas +une parole, ne faites pas un geste qui +manifeste une opinion quelconque sur +cet évènement. Je connais votre caractère +ardent, vous le tenez du maréchal +votre père; modérez-le, ou vous êtes +perdu; ces petites colères de sang procurent +peu de satisfaction et attirent +de grands revers; je vous y ai vu trop +enclin; si vous saviez combien le calme +donne de supériorité sur les hommes! +Les anciens l’avaient empreint sur le +front de la Divinité, comme son plus +bel attribut, parce que l’impassibilité +attestait l’être placé au-dessus de nos +craintes, de nos espérances, de nos plaisirs +et de nos peines. Restez donc aussi +impassible dans les scènes que vous +<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span> +allez voir, mon cher enfant; mais voyez-les, +il le faut; assistez à ce jugement +funeste; pour moi, je vais subir les conséquences +de ma sottise d’écolier. La +voici: elle vous montrera qu’avec une +tête chauve on peut être encore enfant +comme sous vos beaux cheveux châtains. +</p> + +<p> +Ici l’abbé Quillet lui prit la tête dans +ses deux mains et continua ainsi. +</p> + +<p> +—Oui, j’ai été curieux de voir les +diables des Ursulines tout comme un +autre, mon cher fils; et sachant qu’ils +s’annonçaient pour parler toutes les +langues, j’ai eu l’imprudence de quitter +le latin et de leur faire quelques questions +en grec; la supérieure est fort +jolie, mais elle n’a pas pu répondre +dans cette langue. Le médecin Duncan +a fait tout haut l’observation qu’il était +surprenant que le démon, qui n’ignorait +rien, fît des barbarismes et des solécismes, +et ne pût répondre en grec. La +jeune supérieure, qui était alors sur son +lit de parade, se tourna du côté du mur +pour pleurer, et dit tout bas au père +<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span> +Barré: <i>Monsieur! je n’y tiens plus</i>; je +le répétai tout haut, et je mis en fureur +tous les exorcistes: ils s’écrièrent que +je devais savoir qu’il y avait des démons +plus ignorants que des paysans, et dirent +que pour leur puissance et leur force +physique nous n’en pouvions douter, +puisque les esprits nommés <i>Grésil des +Trônes</i>, <i>Aman des puissances</i> et <i>Asmodée</i> +avaient promis d’enlever la calotte de +M. de Laubardemont. Ils s’y préparaient, +quand le chirurgien Duncan, qui est +homme savant et probe, mais assez +moqueur, s’avisa de tirer un fil qu’il découvrit +attaché à une colonne et caché +par un tableau de sainteté, de manière +à retomber, sans être vu, fort près du +maître des requêtes; cette fois on l’appela +huguenot, et je crois que, si le +maréchal de Brézé n’était son protecteur, +il s’en tirerait mal. M. le comte +du Lude s’est avancé alors avec son sang-froid +ordinaire, et a prié les exorcistes +d’agir devant lui. Le père Lactance, ce +capucin dont la figure est si noire et +le regard si dur, s’est chargé de la sÅ“ur +<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span> +Agnès et de la sÅ“ur Claire; il a élevé +ses deux mains, les regardant comme le +serpent regarderait deux colombes, et +a crié d’une voix terrible: <i lang="la" xml:lang="la">Quis te misit, +Diabole?</i> et les deux filles ont dit parfaitement +ensemble: <i lang="la" xml:lang="la">Urbanus</i>. Il allait +continuer, quand M. du Lude, tirant +d’un air de componction une petite +boîte d’or, a dit qu’il tenait là une relique +laissée par ses ancêtres, et que, ne +doutant pas de la possession, il voulait +l’éprouver. Le père Lactance, ravi, s’est +saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il +touché le front des deux filles, qu’elles +ont fait des sauts prodigieux, se tordant +les pieds et les mains; Lactance hurlait +ses exorcismes, Barré se jetait à genoux +avec toutes les vieilles femmes, Mignon +et les juges applaudissaient. Laubardemont, +impassible, faisait (sans être +foudroyé!) le signe de la croix. +</p> + +<p> +Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, +les religieuses sont restées paisibles:—<i>Je +ne crains pas</i>, a dit fièrement Lactance, +<i>que vous doutiez de la vérité de vos reliques!</i> +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span> +—<i>Pas plus que de celle de la possession</i>, +a répondu M. du Lude en ouvrant +sa boîte. +</p> + +<p> +Elle était vide. +</p> + +<p> +—Messieurs, vous vous moquez de +nous, a dit Lactance. +</p> + +<p> +J’étais indigné de ces momeries et +lui dis: +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, comme vous vous +moquez de Dieu et des hommes. C’est +pour cela que vous me voyez, mon cher +ami, des bottes de sept lieues si lourdes +et si grosses, qui me font mal aux pieds, +et de longs pistolets; car notre ami +Laubardemont m’a décrété de prise de +corps, et je ne veux point le lui laisser +saisir, tout vieux qu’il est. +</p> + +<p> +—Mais, s’écria Cinq-Mars, est-il donc +si puissant? +</p> + +<p> +—Plus qu’on ne le croit et qu’on +ne le peut croire; je sais que l’abbesse +possédée est sa nièce, et qu’il est muni +d’un arrêt du conseil qui lui ordonne +de juger, sans s’arrêter à tous les appels +interjetés au parlement, à qui le Cardinal +<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span> +interdit connaissance de la cause d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +—Et enfin quels sont ses torts? dit +le jeune homme, déjà puissamment intéressé. +</p> + +<p> +—Ceux d’une âme forte et d’un génie +supérieur, une volonté inflexible qui a +irrité la puissance contre lui, et une passion +profonde qui a entraîné son cÅ“ur +et lui a fait commettre le seul péché +mortel que je croie pouvoir lui être +reproché; mais ce n’a été qu’en violant +le secret de ses papiers, qu’en les arrachant +à Jeanne d’Estièvre, sa mère +octogénaire, qu’on a su et publié son +amour pour la belle Madeleine de Brou; +cette jeune demoiselle avait refusé de +se marier et voulait prendre le voile. +Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle +d’aujourd’hui! L’éloquence de +Grandier et sa beauté angélique ont +souvent exalté des femmes qui venaient +de loin pour l’entendre parler; j’en ai +vu s’évanouir durant ses sermons; d’autres +s’écrier que c’était un ange, toucher +ses vêtements et baiser ses mains lorsqu’il +<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span> +descendait de la chaire. Il est certain +que, si ce n’est sa beauté, rien +n’égalait la sublimité de ses discours, +toujours inspirés: le miel pur des +Évangiles s’unissait, sur ses lèvres, à la +flamme étincelante des prophéties, et +l’on sentait au son de sa voix un cÅ“ur +tout plein d’une sainte pitié pour les +maux de l’homme, et tout gonflé de +larmes prêtes à couler sur nous. +</p> + +<p> +Le bon prêtre s’interrompit, parce +que lui-même avait des pleurs dans la +voix et dans les yeux; sa figure ronde et +naturellement gaie était plus touchante +qu’une autre dans cet état, car la tristesse +semblait ne pouvoir l’atteindre. +Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra +la main sans rien dire, de crainte de +l’interrompre. L’abbé tira un mouchoir +rouge, s’essuya les yeux, se moucha et +reprit: +</p> + +<p> +—Cette effrayante attaque de tous +les ennemis d’Urbain est la seconde; +il avait déjà été accusé d’avoir ensorcelé +les religieuses et examiné par de saints +prélats, par des magistrats éclairés, par +<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span> +des médecins instruits, qui l’avaient +absous, et qui, tout indignés, avaient +imposé silence à ces démons de fabrique +humaine. Le bon et pieux archevêque +de Bordeaux se contenta de choisir lui-même +les examinateurs de ces prétendus +exorcistes, et son ordonnance +fit fuir ces prophètes et taire leur enfer. +Mais, humiliés par la publicité des débats, +honteux de voir Grandier bien +accueilli de notre bon roi lorsqu’il fut +se jeter à ses pieds à Paris, ils ont +compris que, s’il triomphait, ils étaient +perdus et regardés comme des imposteurs; +déjà le couvent des Ursulines +ne semblait plus être qu’un théâtre d’indignes +comédies; les religieuses, des +actrices déhontées; plus de cent personnes +acharnées contre le curé s’étaient +compromises dans l’espoir de le perdre: +leur conjuration, loin de se dissoudre, +a repris des forces par son premier +échec: voici les moyens que ses ennemis +implacables ont mis en usage. +</p> + +<p> +Connaissez-vous un homme appelé +l’Eminence grise, ce capucin redouté que +<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span> +le Cardinal emploie à tout, consulte +souvent et méprise toujours? c’est à lui +que les capucins de Loudun se sont +adressés. Une femme de ce pays et du +petit peuple, nommée Hamon, ayant +eu le bonheur de plaire à la reine quand +elle passa dans ce pays, cette princesse +l’attacha à son service. Vous savez +quelle haine sépare sa cour de celle +du Cardinal, vous savez qu’Anne d’Autriche +et M. de Richelieu se sont quelque +temps disputé la faveur du roi, et que, +de ces deux soleils, la France ne savait +jamais lequel se lèverait le lendemain. +Dans un moment d’éclipse du Cardinal, +une satire parut, sortie du système +planétaire de la Reine; elle avait pour +titre la <i>Cordonnière de la Reine mère</i>; +elle était bassement écrite et conçue, +mais renfermait des choses si injurieuses +sur la naissance et la personne +du Cardinal, que les ennemis de +ce ministre s’en emparèrent et lui +donnèrent une vogue qui l’irrita. On y +révélait beaucoup d’intrigues et de mystères +qu’il croyait impénétrables; il lut +<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span> +cet ouvrage anonyme et voulut en savoir +l’auteur. Ce fut dans ce temps même +que les capucins de cette petite ville +écrivirent au père Joseph qu’une correspondance +continuelle entre Grandier +et la Hamon ne leur laissait aucun +doute qu’il ne fût l’auteur de cette +diatribe. En vain avait-il publié précédemment +des livres religieux de prières +et de méditations dont le style seul +devait l’absoudre d’avoir mis la main à +un libelle écrit dans le langage des +halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu +contre Urbain, n’a voulu voir que +lui de coupable: on lui a rappelé que +lorsqu’il n’était encore que prieur de +Coussay, Grandier lui disputa le pas, +le prit même avant lui: je suis bien +trompé si ce pas ne met son pied dans +la tombe... +</p> + +<p> +Un triste sourire accompagna ce mot +sur les lèvres du bon abbé. +</p> + +<p> +—Quoi! vous croyez que cela ira +jusqu’à la mort? +</p> + +<p> +—Oui, mon enfant, oui, jusqu’à la +<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span> +mort; déjà on a enlevé toutes les pièces +et les sentences d’absolution qui pouvaient +lui servir de défense, malgré +l’opposition de sa pauvre mère, qui les +conservait comme la permission de vivre +donnée à son fils; déjà on a affecté de +regarder un ouvrage contre le célibat +des prêtres, trouvé dans ses papiers, +comme destiné à propager le schisme. +Il est bien coupable sans doute, et +l’amour qui l’a dicté, quelque pur qu’il +puisse être, est une faute énorme dans +l’homme qui est consacré à Dieu seul; +mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir +encourager l’hérésie, et c’était, dit-on, +pour apaiser les remords de mademoiselle +de Brou qu’il l’avait composé. +On a si bien vu que ces fautes véritables +ne suffisaient pas pour le faire +mourir, qu’on a réveillé l’accusation de +sorcellerie assoupie depuis longtemps, +et que, feignant d’y croire, le Cardinal a +établi dans cette ville un tribunal nouveau, +et enfin mis à sa tête Laubardemont; +c’est un signe de mort. Ah! fasse +le ciel que vous ne connaissiez jamais +<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span> +ce que la corruption des gouvernements +appelle <i>coups d’État</i>. +</p> + +<p> +En ce moment un cri horrible retentit +au-delà d’un petit mur de la cour; +l’abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit +autant. +</p> + +<p> +—C’est un cri de femme, dit le vieillard. +</p> + +<p> +—Qu’il est déchirant! dit le jeune +homme. Qu’est-ce? cria-t-il à ses gens qui +étaient tous sortis dans la cour. +</p> + +<p> +Ils répondirent qu’on n’entendait plus +rien. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon! cria l’abbé, +ne faites plus de bruit. +</p> + +<p> +Il referma la fenêtre et mit ses deux +mains sur ses yeux. +</p> + +<p> +—Ah! quel cri! mon enfant, dit-il +(et il était fort pâle), quel cri! il m’a +percé le cÅ“ur; c’est quelque malheur; +Ah! mon Dieu! il m’a troublé, je ne +puis plus continuer à vous parler. Faut-il +que je l’aie entendu quand je vous +parlais de votre destinée! Mon cher enfant, +que Dieu vous bénisse. Mettez-vous +à genoux. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span> +Cinq-Mars fit ce qu’il voulait, et fut +averti par un baiser sur ses cheveux +que le vieillard l’avait béni et le relevait +en disant: +</p> + +<p> +—Allez vite, mon ami, l’heure s’avance; +on pourrait vous trouver avec +moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux +ici; enveloppez-vous dans un manteau +et partez. J’ai beaucoup à écrire +avant l’heure où l’obscurité me permettra +de prendre la route d’Italie. +</p> + +<p> +Ils s’embrassèrent une seconde fois +en se promettant des lettres, et Henri +s’éloigna. L’abbé, le suivant encore des +yeux par la fenêtre, lui cria:—Soyez +bien sage, quelque chose qu’il arrive; +et lui envoya encore une fois sa bénédiction +en disant:—Pauvre enfant! +</p> + +<h2 id="chap_4"> +CHAPITRE IV +</h2> + +<p class="h2b"> +LE PROCÈS +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei<br /></span> +<span class="i0">Esser temuta da ciascun che legge<br /></span> +<span class="i0">Cio, che fu manifesto agli occhi miei.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Dante.</span> +</p> + +<p> +O vengeance de Dieu, combien tu +dois être redoutable à quiconque va lire +ceci, qui se manifesta sous mes yeux! +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Malgré l’usage des séances secrètes, +alors mis en vigueur par Richelieu, les +juges du curé de Loudun avaient voulu +que la salle fût ouverte au peuple, et +ne tardèrent pas à s’en repentir. Mais +d’abord ils crurent en avoir assez imposé +à la multitude par leurs jongleries, qui +durèrent près de six mois; ils étaient +tous intéressés à la perte d’Urbain Grandier, +mais ils voulaient que l’indignation +du pays sanctionnât en quelque sorte +<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span> +l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ils +avaient ordre de porter, comme l’avait +dit le bon abbé à son élève. +</p> + +<p> +Laubardemont était une espèce d’oiseau +de proie que le Cardinal envoyait +toujours quand sa vengeance voulait un +agent sûr et prompt, et, en cette occasion, +il justifia le choix qu’on avait +fait de sa personne. Il ne fit qu’une +faute, celle de permettre la séance publique, +contre l’usage; il avait l’intention +d’intimider et d’effrayer; il effraya, mais +fit horreur. +</p> + +<p> +La foule que nous avons laissée à +la porte y était restée deux heures, pendant +qu’un bruit sourd de marteaux +annonçait que l’on achevait dans l’intérieur +de la grande salle des préparatifs +inconnus et faits à la hâte. Des +archers firent tourner péniblement sur +leurs gonds les lourdes portes de la rue, +et le peuple avide s’y précipita. Le jeune +Cinq-Mars fut jeté dans l’intérieur avec +le second flot, et, placé derrière un pilier +fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour +voir sans être vu. Il remarqua avec +<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span> +déplaisir que le groupe noir des bourgeois +était près de lui; mais les grandes portes, +en se refermant, laissèrent toute la partie +du local où était le peuple dans une telle +obscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître. +Quoique l’on ne fût qu’au milieu du +jour, des flambeaux éclairaient la salle, +mais étaient presque tous placés à l’extrémité, +où s’élevait l’estrade des juges, +rangés derrière une table fort longue; les +fauteuils, les tables, les degrés, tout était +couvert de drap noir et jetait sur les +figures de livides reflets. Un banc réservé +à l’accusé était placé sur la gauche, et +sur le crêpe qui le couvrait on avait +brodé en relief des flammes d’or, pour +figurer la cause de l’accusation. Le prévenu +y était assis, entouré d’archers, et +toujours les mains attachées par des +chaînes que deux moines tenaient avec +une frayeur simulée, affectant de s’écarter +au plus léger de ses mouvements, +comme s’ils eussent tenu en laisse un +tigre ou un loup enragé, ou que la +flamme eût dû s’attacher à leurs vêtements. +Ils empêchaient aussi avec soin +<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span> +que le peuple ne pût voir sa figure. +</p> + +<p> +Le visage impassible de M. de Laubardemont +paraissait dominer les juges +de son choix; plus grand qu’eux presque +de toute la tête, il était placé sur un +siège plus élevé que les leurs; chacun +de ses regards ternes et inquiets leur +envoyait un ordre. Il était vêtu d’une +longue et large robe rouge, une calotte +noire couvrait ses cheveux; il semblait +occupé à débrouiller des papiers qu’il +faisait passer aux juges et circuler dans +leurs mains. Des accusateurs, tous ecclésiastiques, +siégeaient à droite des juges: +ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles; +on distinguait le père Lactance à la +simplicité de son habit de capucin, à sa +tonsure et à la rudesse de ses traits. +Dans une tribune était l’évêque de Poitiers; +d’autres tribunes étaient pleines +de femmes voilées. Aux pieds des juges, +une foule ignoble de femmes et d’hommes +de la lie du peuple s’agitait +derrière six jeunes religieuses des Ursulines +dégoûtées de les approcher: +c’étaient les témoins. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span> +Le reste de la salle était plein d’une +foule immense, sombre, silencieuse, +suspendue aux corniches, aux portes, +aux poutres, et pleine d’une terreur qui +en donnait aux juges, car cette stupeur +venait de l’intérêt du peuple pour +l’accusé. Des archers nombreux, armés +de longues piques, encadraient ce lugubre +tableau d’une manière digne de +ce farouche aspect de la multitude. +</p> + +<p> +Au geste du président on fit retirer les +témoins, auxquels un huissier ouvrit une +porte étroite. On remarqua la supérieure +des Ursulines, qui, en passant devant +M. de Laubardemont, s’avança, et dit +assez haut:—Vous m’avez trompée, +monsieur. Il demeura impassible: elle +sortit. +</p> + +<p> +Un silence profond régnait dans l’assemblée. +</p> + +<p> +Se levant avec gravité, mais avec un +trouble visible, un des juges, nommé +Houmain, lieutenant criminel d’Orléans, +lut une espèce de mise en accusation +d’une voix très basse et si enrouée, qu’il +était impossible d’en saisir aucune parole. +<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span> +Cependant il se faisait entendre +lorsque ce qu’il avait à dire devait +frapper l’esprit du peuple. Il divisa +les preuves du procès en deux sortes: +les unes résultant des dépositions de +soixante-douze témoins; les autres, +et les plus certaines, des exorcismes +des révérends pères ici présents, s’écria-t-il +en faisant le signe de la +croix. +</p> + +<p> +Les pères Lactance, Barré et Mignon +s’inclinèrent profondément en répétant +aussi ce signe sacré.—Oui, messeigneurs, +dit-il en s’adressant aux juges, +on a reconnu et déposé devant vous ce +bouquet de roses blanches et ce manuscrit +signé du sang du magicien, copie +du pacte qu’il avait fait avec Lucifer, et +qu’il était forcé de porter sur lui pour +conserver sa puissance. On lit encore +avec horreur ces paroles écrites au bas du +parchemin: <i>La minute est aux enfers, +dans le cabinet de Lucifer</i>. +</p> + +<p> +Un éclat de rire qui semblait sortir +d’une poitrine forte s’entendit dans la +foule. Le président rougit, et fit signe à +<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span> +des archers, qui essayèrent en vain de +trouver le perturbateur. Le rapporteur +continua: +</p> + +<p> +—Les démons ont été forcés de déclarer +leurs noms par la bouche de leurs +victimes. Ces noms et leurs faits sont +déposés sur cette table: ils s’appellent +Astaroth, de l’ordre des Séraphins; Easas, +Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée, de +l’ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, +Uriel et Achas, des Principautés, etc.; +car le nombre en était infini. Quant à +leurs actions, qui de nous n’en fut témoin? +</p> + +<p> +Un long murmure sortit de l’assemblée; +on imposa silence, quelques hallebardes +s’avancèrent, tout se tut. +</p> + +<p> +—Nous avons vu avec douleur la jeune +et respectable supérieure des Ursulines +déchirer son sein de ses propres mains +et se rouler dans la poussière; les autres +sÅ“urs, Agnès, Claire, etc., sortir de la +modestie de leur sexe par des gestes +passionnés ou des rires immodérés. +Lorsque des impies ont voulu douter de +la présence des démons, et que nous-mêmes +<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span> +avons senti notre conviction +ébranlée, parce qu’ils refusaient de s’expliquer +devant des inconnus, soit en +grec, soit en arabe, les révérends pères +nous ont raffermi en daignant nous +expliquer que, la malice des mauvais +esprits étant extrême, il n’était pas surprenant +qu’ils eussent feint cette ignorance +pour être moins pressés de questions; +qu’ils avaient même fait, dans +leurs réponses, quelques barbarismes, +solécismes et autres fautes, pour qu’on +les méprisât, et que par dédain les saints +docteurs les laissassent en repos; et que +leur haine était si forte, que, sur le point +de faire un de leurs tours miraculeux, +ils avaient fait suspendre une corde au +plancher pour faire accuser de supercherie +des personnages aussi révérés, +tandis qu’il a été affirmé sous serment, +par des personnes respectables, que +jamais il n’y eut de corde en cet endroit. +</p> + +<p> +Mais, messieurs, tandis que le ciel +s’expliquait ainsi miraculeusement par +ses saints interprètes, une autre lumière +nous est venue tout à l’heure: à l’instant +<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span> +même où les juges étaient plongés dans +leurs profondes méditations, un grand cri +a été entendu près de la salle du conseil; +et, nous étant transportés sur les lieux, +nous avons trouvé le corps d’une jeune +demoiselle d’une haute naissance; elle +venait de rendre le dernier soupir dans +la voie publique, entre les mains du +révérend père Mignon, chanoine; et +nous avons su de ce même père, ici +présent, et de plusieurs autres personnages +graves, que, soupçonnant cette +demoiselle d’être possédée, à cause du +bruit qui s’était répandu dès longtemps +de l’admiration d’Urbain Grandier pour +elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver, +et lui dit tout à coup en l’abordant: +<i>Grandier vient d’être mis à mort</i>; sur +quoi elle ne poussa qu’un seul grand +cri, et tomba morte, privée par le +démon du temps nécessaire pour les +secours de notre sainte mère l’Église +catholique. +</p> + +<p> +Un murmure d’indignation s’éleva dans +la foule, où le mot d’<i>assassin</i> fut prononcé; +les huissiers imposèrent silence +<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span> +à haute voix; mais le rapporteur le rétablit +en reprenant la parole, ou plutôt la +curiosité générale triompha. +</p> + +<p> +—Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, +cherchant à s’affermir par des +exclamations, on a trouvé sur elle cet +ouvrage écrit de la main d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Et il tira de ses papiers un livre couvert +en parchemin. +</p> + +<p> +—Ciel! s’écria Urbain de son banc. +</p> + +<p> +—Prenez garde! s’écrièrent les juges +aux archers qui l’entouraient. +</p> + +<p> +—Le démon va sans doute se manifester, +dit le père Lactance d’une voix +sinistre; resserrez ses liens. +</p> + +<p> +On obéit. +</p> + +<p> +Le lieutenant criminel continua:—Elle +se nommait Madeleine de Brou, âgée +de dix-neuf ans. +</p> + +<p> +—Ciel! ô ciel! c’en est trop! s’écria +l’accusé, tombant évanoui sur le parquet. +</p> + +<p> +L’assemblée s’émut en sens divers; +il y eut un moment de tumulte.—Le +malheureux! il l’aimait, disaient quelques-uns. +Une demoiselle si bonne! +<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span> +disaient les femmes. La pitié commençait +à gagner. On jeta de l’eau froide +sur Grandier sans le faire sortir, et on +l’attacha sur la banquette. Le rapporteur +continua: +</p> + +<p> +—Il nous est enjoint de lire le début +de ce livre à la cour. Et il lut ce qui +suit: +</p> + +<p> +«C’est pour toi, douce et belle Madeleine, +c’est pour mettre en repos ta conscience +troublée, que j’ai peint dans un +livre une seule pensée de mon âme. +Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce +qu’elles y retournent comme au but de +toute mon existence; mais cette pensée +que je t’envoie comme une fleur vient +de toi, n’existe que par toi, et retourne +à toi seule. +</p> + +<p> +«Ne sois pas triste parce que tu m’aimes; +ne sois pas affligée parce que je +t’adore. Les anges du ciel, que font-ils? +et les âmes des bienheureux, que +leur est-il promis? Sommes-nous moins +purs que les anges? nos âmes sont-elles +moins détachées de la terre qu’après la +mort? O Madeleine! qu’y a-t-il en nous +<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span> +dont le regard du Seigneur s’indigne? +Est-ce lorsque nous prions ensemble, et +que, le front prosterné dans la poussière +devant ses autels, nous demandons +une mort prochaine qui nous vienne +saisir durant la jeunesse et l’amour? +Est-ce au temps où, rêvant seuls sous +les arbres funèbres du cimetière, nous +cherchons une double tombe, souriant +à notre mort et pleurant sur notre vie? +Serait-ce lorsque tu viens t’agenouiller +devant moi-même au tribunal de la pénitence, +et que, parlant en présence de +Dieu, tu ne peux rien trouver de mal à +me révéler, tant j’ai soutenu ton âme +dans les régions pures du ciel? Qui +pourrait donc offenser notre Créateur? +Peut-être, oui, peut-être seulement, je +le crois, quelque esprit du ciel aurait pu +m’envier ma félicité, lorsqu’au jour de +Pâques je te vis prosternée devant moi, +épurée par de longues austérités du peu +de souillure qu’avait pu laisser en toi la +tache originelle. Que tu étais belle! ton +regard cherchait ton Dieu dans le ciel, +et ma main tremblante l’apporta sur tes +<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span> +lèvres pures que jamais lèvre humaine +n’osa effleurer. Etre angélique, j’étais seul +à partager les secrets du Seigneur, ou +plutôt l’unique secret de la pureté de ton +âme; je t’unissais à ton Créateur, qui +venait de descendre aussi dans mon +sein. Hymen ineffable dont l’Eternel fut +le prêtre lui-même, vous étiez seul +permis entre la Vierge et le Pasteur; +la seule volupté de chacun de nous +fut de voir une éternité de bonheur +commencer pour l’autre, et de respirer +ensemble les parfums du ciel, de prêter +déjà l’oreille à ses concerts, et d’être +sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul +et à nous étaient dignes de l’adorer ensemble. +</p> + +<p> +«Quel scrupule pèse encore sur ton +âme, ô ma sÅ“ur? Ne crois-tu pas que +j’aie rendu un culte trop grand à ta +vertu? Crains-tu qu’une si pure admiration +ne m’ait détourné de celle du +Seigneur?...» +</p> + +<p> +Houmain en était là quand la porte +par laquelle étaient sortis les témoins +s’ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, +<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span> +se parlèrent à l’oreille. Laubardemont, +incertain, fit signe aux pères pour savoir +si c’était quelque scène exécutée +par leur ordre; mais, étant placés à +quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, +ils ne purent lui faire entendre +que ce n’était point eux qui avaient +préparé cette interruption. D’ailleurs, +avant que leurs regards eussent été +échangés, l’on vit, à la grande stupéfaction +de l’assemblée, trois femmes en +chemise, pieds nus, la corde au cou, +un cierge à la main, s’avançant jusqu’au +milieu de l’estrade. C’était la +supérieure, suivie des sÅ“urs Agnès et +Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure +était fort pâle, mais son port +était assuré et ses yeux fixes et hardis: +elle se mit à genoux; ses compagnes +l’imitèrent; tout fut si troublé que personne +ne songea à l’arrêter, et d’une +voix claire et ferme, elle prononça ces +mots, qui retentirent dans tous les coins +de la salle: +</p> + +<p> +—Au nom de la très sainte Trinité, +moi Jeanne de Belfiel, fille du baron de +<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span> +Cose; moi, supérieure indigne du couvent +des Ursulines de Loudun, je demande +pardon à Dieu et aux hommes +du crime que j’ai commis en accusant +l’innocent Urbain Grandier. Ma possession +était fausse, mes paroles suggérées, +le remords m’accable... +</p> + +<p> +—Bravo! s’écrièrent les tribunes et +le peuple en frappant des mains. Les +juges se levèrent; les archers, incertains, +regardèrent le président: il frémit +de tout son corps, mais resta immobile. +</p> + +<p> +—Que chacun se taise! dit-il d’une +voix aigre; archers, faites votre devoir. +</p> + +<p> +Cet homme se sentait soutenu par +une main si puissante, que rien ne +l’effrayait, car la pensée du ciel ne lui +était jamais venue. +</p> + +<p> +—Mes pères, que pensez-vous? dit-il +en faisant signe aux moines. +</p> + +<p> +—Que le démon veut sauver son +ami... <i lang="la" xml:lang="la">Obmutesce, Satanas!</i> s’écria le +père Lactance d’une voix terrible, ayant +l’air d’exorciser encore la supérieure. +</p> + +<p> +Jamais le feu mis à la poudre ne produisit +<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span> +un effet plus prompt que de ce +seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, +elle se leva dans toute sa +beauté de vingt ans, que sa nudité terrible +augmentait encore; on eût dit une +âme échappée de l’enfer apparaissant à +son séducteur; elle promena ses yeux +noirs sur les moines, Lactance baissa +les siens; elle fit deux pas vers lui avec +ses pieds nus, dont les talons firent retentir +fortement l’échafaudage; son +cierge semblait, dans sa main, le glaive +de l’ange. +</p> + +<p> +—Taisez-vous! imposteur! dit-elle +avec énergie; le démon, qui m’a possédée, +c’est vous: vous m’avez trompée, +il ne devait pas être jugé; d’aujourd’hui +seulement je sais qu’il l’est; d’aujourd’hui +j’entrevois sa mort; je parlerai. +</p> + +<p> +—Femme, le démon vous égare! +</p> + +<p> +—Dites que le repentir m’éclaire: +filles aussi malheureuses que moi, levez-vous: +n’est-il pas innocent? +</p> + +<p> +—Nous le jurons! dirent encore à genoux +les deux jeunes sÅ“urs laies en +<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span> +fondant en larmes, parce qu’elles n’étaient +pas animées par une résolution +aussi forte que celle de la supérieure. +Agnès même eut à peine dit ce mot que +se tournant du côté du peuple:—Secourez-moi, +s’écria-t-elle; ils me puniront, +ils me feront mourir! Et, traînant +sa compagne, elle se jeta dans la foule, +qui les accueillit avec amour; mille +voix leur jurèrent protection, des imprécations +s’élevèrent, les hommes agitèrent +leurs bâtons contre terre; on +n’osa pas empêcher le peuple de les +faire sortir de bras en bras jusqu’à +la rue. +</p> + +<p> +Pendant cette nouvelle scène, les +juges interdits chuchotaient, Laubardemont +regardait les archers et leur indiquait +les points où leur surveillance +devait se porter; souvent il montra du +doigt le groupe noir. Les accusateurs +regardèrent à la tribune de l’évêque de +Poitiers, mais ils ne trouvèrent aucune +expression sur sa figure apathique. C’était +un de ces vieillards dont la mort +s’empare dix ans avant que le mouvement +<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span> +cesse tout à fait en eux; sa vue +semblait voilée par un demi sommeil; +sa bouche béante ruminait quelques +paroles vagues et habituelles de piété +qui n’avaient aucun sens; il lui était +resté assez d’intelligence pour distinguer +le plus fort parmi les hommes et lui +obéir, ne songeant même pas un moment +à quel prix. Il avait donc signé +la sentence des docteurs de Sorbonne +qui déclarait les religieuses possédées, +sans en tirer seulement la conséquence +de la mort d’Urbain; le reste lui semblait +une des cérémonies plus ou moins +longues auxquelles il ne prêtait aucune +attention, accoutumé qu’il était à les +voir et à vivre au milieu de leurs +pompes, en étant même une partie et +un meuble indispensable. Il ne donna +donc aucun signe de vie en cette occasion, +mais il conserva seulement un air +parfaitement noble et nul. +</p> + +<p> +Cependant le père Lactance, ayant eu +un moment pour se remettre de sa vive +attaque, se tourna vers le président et +dit: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span> +—Voici une preuve bien claire que +le ciel nous envoie sur la possession, +car jamais madame la supérieure n’avait +oublié la modestie et la sévérité de +son ordre. +</p> + +<p> +—Que tout l’univers n’est-il ici pour +me voir! dit Jeanne de Belfiel, toujours +aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée +sur la terre, et le ciel me repoussera, +car j’ai été votre complice. +</p> + +<p> +La sueur ruisselait sur le front de +Laubardemont. Cependant, essayant de +se remettre:—Quel conte absurde! +et qui vous y força donc, ma sÅ“ur? +</p> + +<p> +La voix de la jeune fille devint sépulcrale; +elle en réunit toutes les forces, +appuya la main sur son cÅ“ur, comme +si elle eût voulu l’arracher, et, regardant +Urbain Grandier, elle répondit:—L’amour! +</p> + +<p> +L’assemblée frémit; Urbain, qui, depuis +son évanouissement, était resté la +tête baissée et comme mort, leva lentement +ses yeux sur elle et revint entièrement +à la vie pour subir une douleur +nouvelle. La jeune pénitente continua: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span> +—Oui, l’amour qu’il a repoussé, +qu’il n’a jamais connu tout entier, que +j’avais respiré dans ses discours, que +mes yeux avaient puisé dans ses regards +célestes, que ses conseils mêmes ont +accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange, +mais bon comme l’homme qui a aimé; +je ne le savais pas qu’il eût aimé! +C’est vous, dit-elle alors plus vivement, +montrant Lactance, Barré et Mignon, et +quittant l’accent de la passion pour celui +de l’indignation, c’est vous qui m’avez +appris qu’il aimait, vous qui ce matin +m’avez trop cruellement vengée en tuant +ma rivale par un mot! Hélas! je ne voulais +que les séparer. C’était un crime; +mais je suis Italienne par ma mère; je +brûlais, j’étais jalouse; vous me permettiez +de voir Urbain, de l’avoir pour ami +et de le voir tous les jours... +</p> + +<p> +Elle se tut; puis, criant:—Peuple, +il est innocent! Martyr, pardonne-moi! +j’embrasse tes pieds! Elle tomba aux +pieds d’Urbain, et versa enfin des torrents +de larmes. +</p> + +<p> +Urbain éleva ses mains liées étroitement, +<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span> +et, lui donnant sa bénédiction, +dit d’une voix douce, mais faible: +</p> + +<p> +—Allez, ma sÅ“ur, je vous pardonne +au nom de Celui que je verrai bientôt; +je vous l’avais dit autrefois, et vous le +voyez à présent, les passions font bien +du mal quand on ne cherche pas à les +tourner vers le ciel! +</p> + +<p> +La rougeur monta pour la seconde +fois sur le front de Laubardemont:—Malheureux! +dit-il, tu prononces les paroles +de l’Église. +</p> + +<p> +—Je n’ai pas quitté son sein, dit Urbain. +</p> + +<p> +—Qu’on emporte cette fille! dit le +président. +</p> + +<p> +Quand les archers voulurent obéir, +ils s’aperçurent qu’elle avait serré avec +tant de force la corde suspendue à son +cou, qu’elle était rouge et presque sans +vie. L’effroi fit sortir toutes les femmes +de l’assemblée, plusieurs furent emportées +évanouies; mais la salle n’en fut +pas moins pleine, les rangs se serraient, +et les hommes de la rue débordaient +dans l’intérieur. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span> +Les juges épouvantés se levèrent, et +le président essaya de faire vider la +salle; mais le peuple se couvrant, demeura +dans une effrayante immobilité; +les archers n’étaient plus assez nombreux, +il fallut céder, et Laubardemont, +d’une voix troublée, dit que le conseil +allait se retirer pour une demi-heure. +Il leva la séance; le public, sombre, demeura +debout. +</p> + +<h2 id="chap_5"> +CHAPITRE V +</h2> + +<p class="h2b"> +LE MARTYRE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">La torture interroge et la douleur répond.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<i>Les Templiers.</i> +</p> +</div> +</div> + +<p> +L’intérêt non suspendu de ce demi-procès, +son appareil et ses interruptions, +tout avait tenu l’esprit public si attentif, +que nulle conversation particulière +n’avait pu s’engager. Quelques cris +<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span> +avaient été jetés, mais simultanément, +mais sans qu’aucun spectateur se doutât +des impressions de son voisin, ou +cherchât même à les deviner ou à communiquer +les siennes. Cependant, lorsque +le public fut abandonné à lui-même, +il se fit comme une explosion de +paroles bruyantes. On distinguait plusieurs +voix, dans ce chaos, qui dominaient +le bruit général, comme un chant +de trompettes domine la basse continue +d’un orchestre. +</p> + +<p> +Il y avait encore à cette époque assez +de simplicité primitive dans les gens du +peuple pour qu’ils fussent persuadés +par les mystérieuses fables des agents +qui les travaillaient, au point de n’oser +porter un jugement d’après l’évidence, +et la plupart attendirent avec effroi la +rentrée des juges, se disant à demi-voix +ces mots prononcés avec un certain air +de mystère et d’importance qui sont +ordinairement le cachet de la sottise +craintive:—On ne sait qu’en penser, +monsieur!—Vraiment, madame, voilà +des choses extraordinaires qui se passent!—Nous +<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span> +vivons dans un temps bien singulier!—Je +me serais bien douté +d’une partie de tout ceci; mais, ma foi, +je n’aurais pas prononcé, et je ne le ferais +pas encore!—Qui vivra verra, etc. +Discours idiots de la foule, qui ne servent +qu’à montrer qu’elle est au premier +qui la saisira fortement. Ceci était la +basse continue; mais du côté du groupe +noir on entendait d’autres choses:—Nous +laisserons-nous faire ainsi? Quoi! +pousser l’audace jusqu’à brûler notre +lettre au Roi! Si le roi le savait!—Les +barbares! les imposteurs! avec quelle +adresse leur complot est formé! le meurtre +s’accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous +peur de ces archers?—Non, +non, non. C’étaient les trompettes et les +dessus de ce bruyant orchestre. +</p> + +<p> +On remarquait le jeune avocat, qui, +monté sur un banc, commença par déchirer +en mille pièces un cahier de papier; +ensuite, élevant la voix: Oui, s’écria-t-il, +je déchire et jette au vent le plaidoyer +que j’avais préparé en faveur de +l’accusé; on a supprimé les débats: il +<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span> +ne m’est pas permis de parler pour lui; +je ne peux parler qu’à vous, peuple, +et je m’en applaudis; vous avez vu ces +juges infâmes: lequel peut encore entendre +la vérité? lequel est digne d’écouter +l’homme de bien? lequel osera +soutenir son regard? Que dis-je? ils la +connaissent tout entière, la vérité, ils la +portent dans leur sein coupable; elle +ronge leur cÅ“ur comme un serpent; ils +tremblent dans leur repaire, où ils dévorent +sans doute leur victime; ils +tremblent parce qu’ils ont entendu les +cris de trois femmes abusées. Ah! qu’allais-je +faire? j’allais parler pour Urbain +Grandier! Quelle éloquence eût égalé +celle de ces infortunées? quelles paroles +vous eussent fait mieux voir son innocence? +Le ciel s’est armé pour lui en les +appelant au repentir et au dévoûment, +le ciel achèvera son ouvrage. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Vade retrò, Satanas!</i> prononcèrent +des voix entendues par une fenêtre +assez élevée. +</p> + +<p> +Fournier s’interrompit un moment: +</p> + +<p> +—Entendez-vous, reprit-il, ces voix +<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span> +qui parodient le langage divin. Je suis +bien trompé, ou ces instruments d’un +pouvoir infernal préparent par ce chant +quelque nouveau maléfice. +</p> + +<p> +—Mais, s’écrièrent tous ceux qui l’entouraient, +guidez-nous: que ferons-nous? +qu’ont-ils fait de lui? +</p> + +<p> +—Restez ici, soyez immobiles, soyez +silencieux, répondit le jeune avocat; +l’inertie d’un peuple est toute-puissante, +c’est là sa sagesse, c’est là sa force. +Regardez en silence, et vous ferez trembler. +</p> + +<p> +—Ils n’oseront sans doute pas reparaître, +dit le comte du Lude. +</p> + +<p> +—Je voudrais bien revoir ce grand +coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait +rien perdu de tout ce qu’il avait vu. +</p> + +<p> +—Et ce bon monsieur le curé, murmura +le vieux père Guillaume Leroux +en regardant tous ses enfants irrités +qui se parlaient bas en mesurant et +comptant les archers. Ils se moquaient +même de leur habit, et commençaient +à les montrer au doigt. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, toujours adossé au pilier +<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span> +derrière lequel il s’était placé d’abord, +toujours enveloppé dans son manteau +noir, dévorait des yeux tout ce qui se +passait, ne perdait pas un mot de ce +que l’on disait, et remplissait son cÅ“ur +de fiel et d’amertume; de violents désirs +de meurtre et de vengeance, une +envie indéterminée de frapper, le saisissaient +malgré lui; c’est la première impression +que produise le mal sur l’âme +d’un jeune homme; plus tard, la tristesse +remplace la colère; plus tard c’est l’indifférence +et le mépris; plus tard encore, +une admiration calculée pour les grands +scélérats qui ont réussi; mais c’est +lorsque, des deux éléments de l’homme, +la boue l’emporte sur l’âme. +</p> + +<p> +Cependant, à droite de la salle, et +près de l’estrade élevée pour les juges, +un groupe de femmes semblait fort occupé +à considérer un enfant d’environ +huit ans, qui s’était avisé de monter +sur une corniche, à l’aide des bras de sa +sÅ“ur Martine que nous avons vue plaisantée +à toute outrance par le jeune +soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n’ayant +<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span> +plus rien à voir après la sortie du tribunal, +s’était élevé, à l’aide des pieds +et des mains, jusqu’à une petite lucarne +qui laissait passer une lumière très faible, +et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles +ou quelque autre trésor de son +âge; mais, quand il se fut bien établi +les deux pieds sur la corniche du mur +et les mains attachées aux barreaux +d’une ancienne châsse de saint Jérôme, +il eût voulu être bien loin et cria: +</p> + +<p> +—Oh! ma sÅ“ur, ma sÅ“ur, donne-moi +la main pour descendre! +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu vois donc? s’écria +Martine. +</p> + +<p> +—Oh! je n’ose pas le dire; mais je +veux descendre. Et il se mit à pleurer. +</p> + +<p> +—Reste, reste, dirent toutes les femmes, +reste, mon enfant, n’aie pas peur, +et dis-nous bien ce que tu vois. +</p> + +<p> +—Eh bien, c’est qu’on a couché le +curé entre deux grandes planches qui lui +serrent les jambes, il y a des cordes +autour des planches. +</p> + +<p> +—Ah! c’est la question, dit un homme +<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span> +de la ville. Regarde bien, mon ami, +que vois-tu encore? +</p> + +<p> +L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne +avec plus de confiance, et, retirant +sa tête, il reprit: +</p> + +<p> +—Je ne vois plus le curé, parce que +tous les juges sont autour de lui à le +regarder, et que leurs grandes robes +m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins +qui se penchent pour lui parler +tout bas. +</p> + +<p> +La curiosité assembla plus de monde +aux pieds du jeune garçon, et chacun fit +silence, attendant avec anxiété sa première +parole, comme si la vie de tout +le monde en eût dépendu. +</p> + +<p> +—Je vois, reprit-il, le bourreau qui +enfonce quatre morceaux de bois entre +les cordes, après que les capucins ont +béni les marteaux et les clous... Ah! +mon Dieu! ma sÅ“ur, comme ils ont l’air +fâché contre lui, parce qu’il ne parle +pas... Maman, maman, donne-moi la +main, je veux descendre. +</p> + +<p> +Au lieu de sa mère, l’enfant, en se +retournant, ne vit plus que des visages +<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span> +mâles qui le regardaient avec une avidité +triste et lui faisaient signe de continuer. +Il n’osa pas descendre, et se remit +à la fenêtre en tremblant. +</p> + +<p> +—Oh! je vois le père Lactance et le +père Barré qui enfoncent eux-mêmes +d’autres morceaux de bois qui lui serrent +les jambes. Oh! comme il est pâle! il +a l’air de prier Dieu; mais voilà sa tête +qui tombe en arrière comme s’il mourait. +Ah! ôtez-moi de là ... +</p> + +<p> +Et il tomba dans les bras du jeune +avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars, +qui s’étaient approchés pour le soutenir. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Deus stetit in synagoga deorum: in +medio autem Deus dijudicat</i>..., chantèrent +des voix fortes et nasillardes qui +sortaient de cette petite fenêtre; elles +continuèrent longtemps un plain-chant +de psaumes entrecoupé par des coups de +marteau, ouvrage infernal qui marquait +la mesure des chants célestes. On aurait +pu se croire près de l’antre d’un forgeron; +mais les coups étaient sourds et faisaient +bien sentir que l’enclume était le corps +d’un homme. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span> +—Silence! dit Fournier, il parle; les +chants et les coups s’interrompent. +</p> + +<p> +Une faible voix en effet dit lentement: +—O mes pères! adoucissez la rigueur +de vos tourments, car vous réduiriez +mon âme au désespoir, et je chercherais +à me donner la mort. +</p> + +<p> +Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtes +l’explosion des cris du peuple; les +hommes, furieux, se jettent sur l’estrade +et l’emportent d’assaut sur les archers +étonnés et hésitants; la foule sans armes +les pousse, les presse, les étouffe contre +les murs, et tient leurs bras sans mouvement; +ses flots se précipitent sur les +portes qui conduisent à la chambre de +la question, et, les faisant crier sous +leur poids, menacent de les enfoncer; +l’injure retentit par mille voix formidables +et va épouvanter les juges. +</p> + +<p> +—Ils sont partis, ils l’ont emporté! +s’écrie un homme. +</p> + +<p> +Tout s’arrête aussitôt, et, changeant +de direction, la foule s’enfuit de ce lieu +détestable et s’écoule rapidement dans +<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span> +les rues. Une singulière confusion y régnait. +</p> + +<p> +La nuit était venue pendant la longue +séance, et des torrents de pluie tombaient +du ciel. L’obscurité était effrayante; les +cris des femmes glissant sur le pavé ou +repoussées par le pas des chevaux des +gardes, les cris sourds et simultanés des +hommes rassemblés et furieux, et le tintement +continuel des cloches qui annonçaient +le supplice avec les coups +répétés de l’agonie, les roulements d’un +tonnerre lointain, tout s’unissait pour le +désordre. Si l’oreille était étonnée, les +yeux ne l’étaient pas moins; quelques +torches funèbres allumées au coin des +rues et jetant une lumière capricieuse +montraient des gens armés et à cheval +qui passaient au galop en écrasant la +foule: ils couraient se réunir sur la +place de Saint-Pierre; des tuiles les +frappaient quelquefois dans leur passage, +mais, ne pouvant atteindre le +coupable éloigné, ces tuiles tombaient +sur le voisin innocent. La confusion +était extrême, et devint plus grande +<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span> +encore lorsque, débouchant par toutes +les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché, +le peuple la trouva +barricadée de tous côtés et remplie de +gardes à cheval et d’archers. Des +charrettes liées aux bornes des rues en +fermaient toutes les issues, et des sentinelles +armées d’arquebuses étaient auprès. +Sur le milieu de la place s’élevait +un bûcher composé de poutres énormes +posées les unes sur les autres de +manière à former un carré parfait; un +bois plus blanc et plus léger le recouvrait; +un immense poteau s’élevait +au centre de cet échafaud. Un homme +vêtu de rouge et tenant une torche +baissée était debout près de cette sorte +de mât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud +énorme, recouvert de tôle à cause +de la pluie, était à ses pieds. +</p> + +<p> +A ce spectacle la terreur ramena partout +un profond silence; pendant un instant +on n’entendit plus que le bruit de +la pluie qui tombait par torrents, et du +tonnerre qui s’approchait. +</p> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, accompagné de +<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span> +MM. du Lude et Fournier, et de tous les +personnages les plus importants, s’était +mis à l’abri de l’orage sous le péristyle +de l’église de Sainte-Croix, élevé sur vingt +degrés de pierre. Le bûcher était en face, +et de cette hauteur on pouvait voir la +place dans toute son étendue. Elle était +entièrement vide, et l’eau seule des larges +ruisseaux la traversait; mais toutes les +fenêtres des maisons s’éclairaient peu à +peu, et faisaient ressortir en noir les +têtes d’hommes et de femmes qui se +pressaient aux balcons. Le jeune d’Effiat +contemplait avec tristesse ce menaçant +appareil; élevé dans des sentiments +d’honneur, et bien loin de toutes ces +noires pensées que la haine et l’ambition +peuvent faire naître dans le cÅ“ur de +l’homme, il ne comprenait pas que tant +de mal pût être fait sans quelque motif +puissant et secret; l’audace d’une telle +condamnation lui sembla si incroyable, +que sa cruauté même commençait à la +justifier à ses yeux; une secrète horreur +se glissa dans son âme, la même qui +faisait taire le peuple; il oublia presque +<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span> +l’intérêt que le malheureux Urbain lui +avait inspiré, pour chercher s’il n’était +pas possible que quelque intelligence +secrète avec l’enfer eût justement provoqué +de si excessives rigueurs; et les +révélations publiques des religieuses et +les récits de son respectable gouverneur +s’affaiblirent dans sa mémoire, tant le +succès est puissant, même aux yeux des +êtres distingués! tant la force en impose +à l’homme, malgré la voix de sa conscience! +Le jeune voyageur se demandait +déjà s’il n’était pas probable que la torture +eût arraché quelque monstrueux +aveu à l’accusé, lorsque l’obscurité dans +laquelle était l’église cessa tout à coup; +ses deux grandes portes s’ouvrirent, et +à la lueur d’un nombre infini de flambeaux +parurent tous les juges et les ecclésiastiques +entourés de gardes; au +milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé +ou plutôt porté par six hommes vêtus +en pénitents noirs, car ses jambes unies +et entourées de bandages ensanglantés, +semblaient rompues et incapables de le +soutenir. Il y avait tout au plus deux +<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span> +heures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et +cependant il eut peine à reconnaître la +figure qu’il avait remarquée à l’audience: +toute couleur, tout embonpoint en +avaient disparu; une pâleur mortelle +couvrait une peau jaune et luisante +comme l’ivoire; le sang paraissait avoir +quitté toutes ses veines; il ne restait de +vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient +être devenus deux fois plus +grands, et dont il promenait les regards +languissants autour de lui; ses cheveux +bruns étaient épars sur son cou, et sur +une chemise blanche qui le couvrait tout +entier; cette sorte de robe à larges +manches avait une teinte jaunâtre et +portait avec elle une odeur de soufre; +une longue et forte corde entourait son +cou et tombait sur son sein. Il ressemblait +à un fantôme, mais à celui d’un +martyr. +</p> + +<p> +Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté +sur le péristyle de l’église: le capucin +Lactance lui plaça dans la main droite +et y soutint une torche ardente, et lui +dit avec une dureté inflexible:—Fais +<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span> +amende honorable, et demande pardon +à Dieu de ton crime de magie. +</p> + +<p> +Le malheureux éleva la voix avec +peine, et dit, les yeux au ciel: +</p> + +<p> +—Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne +à trois ans, Laubardemont, juge prévaricateur! +On a éloigné mon confesseur, +et j’ai été réduit à verser mes fautes +dans le sein de Dieu même, car mes +ennemis m’entourent: j’en atteste ce +Dieu de miséricorde, je n’ai jamais été +magicien; je n’ai connu de mystères +que ceux de la religion catholique, +apostolique et romaine, dans laquelle je +meurs: j’ai beaucoup péché contre moi, +mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur... +</p> + +<p> +—N’achève pas! s’écria le capucin, affectant +de lui fermer la bouche avant +qu’il prononçât le nom du Sauveur; +misérable endurci, retourne au démon +qui t’a envoyé! +</p> + +<p> +Il fit signe à quatre prêtres, qui, s’approchant +avec des goupillons à la main +exorcisèrent l’air que le magicien respirait, +la terre qu’il touchait et le bois +<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span> +qui devait le brûler. Pendant cette +cérémonie, le lieutenant criminel lut à +la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore +dans les pièces de ce procès, en date du +18 août 1639, <i>déclarant Urbain Grandier +dûment atteint et convaincu du crime de +magie, maléfice, possession, ès personnes +d’aucunes religieuses ursulines de Loudun, +et autres, séculiers</i>, etc. +</p> + +<p> +Le lecteur, ébloui par un éclair, +s’arrêta un instant, et, se tournant du +côté de M. de Laubardemont, lui demanda +si, vu le temps qu’il faisait, +l’exécution ne pouvait pas être remise +au lendemain; celui-ci répondit: +</p> + +<p> +—L’arrêt porte exécution dans les +vingt-quatre heures: ne craignez point +ce peuple incrédule, il va être convaincu... +</p> + +<p> +Toutes les personnes les plus considérables +et beaucoup d’étrangers étaient +sous le péristyle et s’avancèrent, Cinq-Mars +parmi eux. +</p> + +<p> +—... Le magicien n’a jamais pu prononcer +le nom du Sauveur et repousse +son image. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span> +Lactance sortit en ce moment du +milieu des pénitents, ayant dans sa +main un énorme crucifix de fer qu’il +semblait tenir avec précaution et respect; +il l’approcha des lèvres du patient, qui, +effectivement, se jeta en arrière, et +réunissant toutes ses forces, fit un geste +du bras qui fit tomber la croix des +mains du capucin. +</p> + +<p> +—Vous le voyez, s’écria celui-ci, il a +renversé le crucifix! +</p> + +<p> +Un murmure s’éleva dont le sens était +incertain. +</p> + +<p> +—Profanation! s’écrièrent les prêtres. +</p> + +<p> +On s’avança vers le bûcher. +</p> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, se glissant +derrière un pilier, avait tout observé +d’un Å“il avide; il vit avec étonnement +que le crucifix, en tombant sur les degrés, +plus exposés à la pluie que la plate-forme, +avait fumé et produit le bruit du +plomb fondu jeté dans l’eau. Pendant +que l’attention publique se portait +ailleurs, il s’avança et y porta une +main qu’il sentit vivement brûlée. Saisi +d’indignation et de toute la fureur d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span> +cÅ“ur loyal, il prend le crucifix avec les +plis de son manteau, s’avance vers Laubardemont, +et le frappant au front: +</p> + +<p> +—Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marque +de ce fer rougi! +</p> + +<p> +La foule entend ce mot et se précipite. +</p> + +<p> +—Arrêtez cet insensé! dit en vain +l’indigne magistrat. +</p> + +<p> +Il était saisi lui-même par des mains +d’hommes qui criaient:—Justice! au +nom du Roi! +</p> + +<p> +—Nous sommes perdus! dit Lactance, +au bûcher! au bûcher! +</p> + +<p> +Les pénitents traînent Urbain vers la +place, tandis que les juges et les archers +rentrent dans l’église et se débattent +contre des citoyens furieux; le bourreau, +sans avoir le temps d’attacher la victime, +se hâta de la coucher sur le bois et d’y +mettre la flamme. Mais la pluie tombait +par torrents, et chaque poutre à peine +enflammée, s’éteignait en fumant. En +vain Lactance et les autres chanoines +eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne +<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span> +pouvait vaincre l’eau qui tombait du +ciel. +</p> + +<p> +Cependant le tumulte qui avait lieu +au péristyle de l’église s’était étendu +tout autour de la place. Le cri de <i>justice</i> +se répétait et circulait avec le récit +de ce qui s’était découvert; deux barricades +avaient été forcées, et, malgré +trois coups de fusil, les archers étaient +repoussés peu à peu vers le centre de +la place. En vain faisaient-ils bondir +leurs chevaux dans la foule, elle les +pressait de ses flots croissants. Une +demi-heure se passa dans cette lutte, où +la garde reculait toujours vers le bûcher, +qu’elle cachait en se resserrant. +</p> + +<p> +—Avançons, avançons, disait un +homme, nous le délivrerons; ne frappez +pas les soldats, mais qu’ils reculent: +Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il +meure. Le bûcher s’éteint; amis, encore +un effort.—Bien.—Renversez ce cheval.—Poussez, +précipitez-vous. +</p> + +<p> +La garde était rompue et renversée de +toutes parts, le peuple se jette en hurlant +sur le bûcher; mais aucune lumière n’y +<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span> +brillait plus: tout avait disparu, même +le bourreau. On arrache, on disperse les +planches: l’une d’elles brûlait encore, +et sa lueur fit voir sous un amas de +cendre et de boue sanglante une main +noircie, préservée du feu par un énorme +bracelet de fer et une chaîne. Une +femme eut le courage de l’ouvrir; les +doigts serraient une petite croix d’ivoire +et une image de sainte Madeleine. +</p> + +<p> +—Voilà ses restes! dit-elle en pleurant. +</p> + +<p> +—Dites les reliques du martyr, répondit +un homme. +</p> + +<h2 id="chap_6"> +CHAPITRE VI +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SONGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Le bien de la fortune est un bien périssable.<br /></span> +<span class="i0">Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;<br /></span> +<span class="i0">Plus on est élevé, plus on court de dangers.<br /></span> +<span class="i0">Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Racan.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Les vergers languissants, altérés de chaleurs,<br /></span> +<span class="i0">Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,<br /></span> +<span class="i0">Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<i>Maria</i>, <span class='smcap'>Jules Lefèvre</span>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, au milieu de la +mêlée que son emportement avait provoquée, +s’était senti saisir le bras gauche +par une main aussi dure que le fer, qui, +le tirant de la foule jusqu’au bas des +degrés, le jeta derrière le mur de l’église, +et lui fit voir la figure noire du vieux +Grandchamp, qui dit d’une voix brusque:—Monsieur, +ce n’était rien que +d’attaquer trente mousquetaires dans +<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span> +un bois à Chaumont, parce que nous +étions à quelques pas de vous sans que +vous l’ayez su, que nous vous aurions +aidé au besoin, et que d’ailleurs vous +aviez affaire à des gens d’honneur; mais +ici c’est différent. Voici vos chevaux et +vos gens au bout de la rue: je vous prie +de monter à cheval et de sortir de la +ville, ou bien de me renvoyer chez madame +la maréchale, parce que je suis +responsable de vos bras et de vos +jambes, que vous exposez bien lestement. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de +cette manière brusque de rendre service, +ne fut pas fâché de sortir d’affaire +ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au +désagrément d’être reconnu pour ce +qu’il était, après avoir frappé le chef de +l’autorité judiciaire et l’agent du Cardinal +même qui allait le présenter au Roi. +Il remarqua aussi qu’il s’était assemblé +autour de lui une foule de gens de la +lie du peuple, parmi lesquels il rougissait +de se trouver. Il suivit donc sans +raisonner son vieux domestique, et +<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span> +trouva en effet les trois autres serviteurs +qui l’attendaient. Malgré la pluie et le +vent, il monta à cheval et fut bientôt +sur la grand’route avec son escorte, +ayant pris le galop pour ne pas être +poursuivi. +</p> + +<p> +A peine sorti de Loudun, le sable du +chemin, sillonné par de profondes ornières +que l’eau remplissait entièrement, +le força de ralentir le pas. La pluie continuait +à tomber par torrents, et son +manteau était presque traversé. Il en +sentit un plus épais recouvrir ses +épaules; c’était encore son vieux valet +de chambre qui l’approchait et lui donnait +ces soins maternels. +</p> + +<p> +—Eh bien, Grandchamp, à présent +que nous voilà hors de cette bagarre, +dis-moi donc comment tu t’es trouvé là , +dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné +de rester chez l’abbé.—Parbleu! monsieur, +répondit d’un air grondeur le +vieux serviteur, croyez-vous que je vous +obéisse plus qu’à M. le Maréchal? +Quand feu mon maître me disait de rester +dans sa tente et qu’il me voyait derrière +<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span> +lui dans la fumée du canon, il ne +se plaignait pas, parce qu’il avait un +cheval de rechange quand le sien était +tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion. +Il est vrai que pendant quarante ans +que je l’ai servi, je ne lui ai jamais rien +vu faire de semblable à ce que vous avez +fait depuis quinze jours que je suis avec +vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous +allons bien, et, si cela continue, je suis +destiné à en voir de belles, à ce qu’il +paraît. +</p> + +<p> +—Mais sais-tu, Grandchamp, que ces +coquins avaient fait rougir le crucifix, +et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui +ne se fût mis en fureur comme moi? +</p> + +<p> +—Excepté M. le Maréchal votre père, +qui n’aurait point fait ce que vous faites, +monsieur. +</p> + +<p> +—Et qu’aurait-il donc fait? +</p> + +<p> +—Il aurait laissé brûler très tranquillement +ce curé par les autres curés, et +m’aurait dit: «Grandchamp, aie soin +que mes chevaux aient de l’avoine, et +qu’on ne la retire pas;» ou bien: +«Grandchamp, prends bien garde que +<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span> +la pluie ne fasse rouiller mon épée dans +le fourreau et ne mouille l’amorce de +mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait +à tout et ne se mêlait jamais de ce +qui ne le regardait pas. C’était son grand +principe; et, comme il était, Dieu +merci, aussi bon soldat que général, il +avait toujours soin de ses armes comme +le premier lansquenet venu, et il n’aurait +pas été seul contre trente jeunes gaillards +avec une petite épée de bal. +</p> + +<p> +Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes +épigrammes du bonhomme, et craignait +qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois +de Chaumont; mais il ne voulait pas +l’apprendre, de peur d’avoir des explications +à donner, ou un mensonge à +faire, ou le silence à ordonner, ce qui +eût été un aveu et une confidence; il +prit le parti de piquer son cheval et de +passer devant son vieux domestique; +mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu +de marcher à la droite de son maître, +il revint à sa gauche et continua la +conversation. +</p> + +<p> +—Croyez-vous, monsieur, par exemple, +<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span> +que je me permette de vous laisser +aller où vous voudrez sans vous suivre? +Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme +le respect que je dois à madame la marquise +pour me mettre dans le cas de +m’entendre dire: «Grandchamp, mon +fils a été tué d’une balle ou d’un coup +d’épée; pourquoi n’étiez-vous pas devant +lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de +stylet d’un Italien, parce qu’il allait la +nuit sous la fenêtre d’une grande princesse; +pourquoi n’avez-vous pas arrêté +l’assassin?» Cela serait fort désagréable +pour moi, monsieur, et jamais on n’a +rien eu de ce genre à me reprocher. Une +fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, +M. le Comte, pour faire une campagne +dans les Pays-Bas, parce que je +sais l’espagnol; eh bien, je m’en suis tiré +avec honneur, comme je le fais toujours. +Quand M. le Comte reçut son boulet +dans le bas-ventre, je ramenai moi seul +ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout +son équipage sans qu’il manquât un +mouchoir, monsieur; et je puis vous +assurer que les chevaux étaient aussi +<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span> +bien pansés et harnachés, en rentrant à +Chaumont, que si M. le Comte eût été +prêt à partir pour la chasse. Aussi n’ai-je +reçu que des compliments et des +choses agréables de toute la famille, +comme j’aime à m’en entendre dire. +</p> + +<p> +—C’est très bien, mon ami, dit Henri +d’Effiat; je te donnerai peut-être un +jour des chevaux à ramener; mais, en +attendant, prends donc cette grande +bourse d’or que j’ai pensé perdre deux +ou trois fois, et tu payeras pour moi +partout; cela m’ennuie tant!... +</p> + +<p> +—M. le Maréchal ne faisait pas cela, +monsieur. Comme il avait été surintendant +des finances, il comptait son argent +de sa main; et je crois que vos +terres ne seraient pas en si bon état et +que vous n’auriez pas tant d’or à compter +vous-même s’il eût fait autrement; +ayez donc la bonté de garder votre +bourse, dont vous ne savez sûrement +pas le contenu exactement. +</p> + +<p> +—Ma foi non! +</p> + +<p> +Grandchamp fit entendre un profond +<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span> +soupir à cette exclamation dédaigneuse +de son maître. +</p> + +<p> +—Ah! monsieur le marquis! monsieur +le marquis! quand je pense que +le grand roi Henri, devant mes yeux, +mit dans sa poche ses gants de chamois +parce que la pluie les gâtait; quand je +pense que M. de Rosny lui refusait de +l’argent, quand il en avait trop dépensé; +quand je pense... +</p> + +<p> +—Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, +mon ami, interrompit son +maître, et tu ferais mieux de me dire ce +que c’est que cette figure noire qui me +semble marcher dans la boue derrière +nous. +</p> + +<p> +—Je crois que c’est quelque pauvre +paysanne qui veut demander l’aumône; +elle peut nous suivre aisément, car nous +n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent +les chevaux jusqu’aux jarrets. +Nous irons peut-être aux Landes un +jour, monsieur, et vous verrez alors un +pays comme celui-ci, des sables et de +grands sapins tout noirs; c’est un cimetière +continuel à droite et à gauche de la +<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span> +route, et en voici un petit échantillon. +Tenez, à présent que la pluie a cessé +et qu’on y voit un peu, regardez toutes +ces bruyères et cette grande plaine sans +un village ni une maison. Je ne sais +pas trop où nous passerons la nuit; +mais, si monsieur me croit, nous couperons +des branches d’arbres, et nous bivouaquerons; +vous verrez comme je sais +faire une baraque avec un peu de terre: +on a chaud là -dessous comme dans un +bon lit. +</p> + +<p> +—J’aime mieux continuer jusqu’à +cette lumière que j’aperçois à l’horizon, +dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, +un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais +va-t’en derrière, je veux marcher seul; +rejoins les autres, et suis-moi. +</p> + +<p> +Grandchamp obéit, et se consola en +donnant à Germain, Louis et Étienne, +des leçons sur la manière de reconnaître +le terrain la nuit. +</p> + +<p> +Cependant son jeune maître était +accablé de fatigue. Les émotions violentes +de la journée avaient remué profondément +son âme; et ce long voyage +<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span> +à cheval, ces deux derniers jours, presque +sans nourriture, à cause des événements +précipités, la chaleur du soleil, +le froid glacial de la nuit, tout contribuait +à augmenter son malaise, à briser son +corps délicat. Pendant trois heures il +marcha en silence devant ses gens, sans +que la lumière qu’il avait vue à l’horizon +parût s’approcher; il finit par ne plus la +suivre des yeux, et sa tête, devenue plus +pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna +les rênes à son cheval fatigué, +qui suivit de lui-même la grand’route, +et, croisant les bras, il se laissa bercer +par le mouvement monotone de son +compagnon de voyage, qui buttait souvent +contre de gros cailloux jetés par +les chemins. La pluie avait cessé, ainsi +que la voix des domestiques, dont les +chevaux suivaient à la file celui du maître. +Le jeune homme s’abandonna librement +à l’amertume de ses pensées: il se demanda +si le but éclatant de ses espérances +ne le fuirait pas dans l’avenir et +de jour en jour, comme cette lumière +phosphorique le fuyait dans l’horizon +<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span> +de pas en pas. Etait-il probable que +cette jeune Princesse, rappelée presque +de force à la cour galante d’Anne +d’Autriche, refusât toujours les mains, +peut-être royales, qui lui seraient offertes? +Quelle apparence qu’elle se résignât à +renoncer au trône pour attendre qu’un +caprice de la fortune vînt réaliser des +espérances romanesques et saisir un +adolescent presque dans les derniers +rangs de l’armée, pour le porter à une +telle élévation avant que l’âge de l’amour +fût passé! Qui l’assurait que les vÅ“ux +mêmes de Marie de Gonzague eussent +été bien sincères?—Hélas! se disait-il, +peut-être est-elle parvenue à s’étourdir +elle-même sur ses propres sentiments; +la solitude de la campagne avait préparé +son âme à recevoir des impressions profondes. +J’ai paru, elle a cru que j’étais +celui qu’elle avait rêvé; notre âge et +mon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à +la cour elle aura mieux appris, par +l’intimité de la Reine, à contempler de +bien haut les grandeurs auxquelles j’aspire, +et que je ne vois encore que de +<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span> +bien bas; quand elle se verra tout à +coup en possession de tout son avenir, +et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr +le chemin qu’il me faut faire; quand elle +entendra, autour d’elle, prononcer des +serments semblables aux miens par des +voix qui n’auraient qu’un mot à dire +pour me perdre et détruire celui qu’elle +attend pour son mari, pour son seigneur, +ah! insensé que j’ai été! elle verra +toute sa folie et s’irritera de la mienne. +</p> + +<p> +C’était ainsi que le plus grand malheur +de l’amour, le doute, commençait à +déchirer son cÅ“ur malade; il sentait son +sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir; +souvent il tombait sur le cou de +son cheval ralenti, et un demi-sommeil +accablait ses yeux; les sapins noirs qui +bordaient la route lui paraissaient de +gigantesques cadavres qui passaient à +ses côtés; il vit ou crut voir la même +femme vêtue de noir qu’il avait montrée +à Grandchamp s’approcher de lui jusqu’à +toucher les crins de son cheval, +tirer son manteau, et s’enfuir en ricanant; +le sable de la route lui parut une +<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span> +rivière qui coulait sur lui en voulant +remonter vers sa source: cette vue bizarre +éblouit ses yeux affaiblis; il les +ferma et s’endormit sur son cheval. +</p> + +<p> +Bientôt il se sentit arrêté; mais le +froid l’avait saisi. Il entrevit des paysans, +des flambeaux, une masure, une grande +chambre où on le transportait, un vaste +lit dont Grandchamp fermait les lourds +rideaux, et se rendormit étourdi par la +fièvre qui bourdonnait à ses oreilles. +</p> + +<p> +Des songes plus rapides que les grains +de poussière chassés par le vent tourbillonnaient +sous son front; il ne pouvait +les arrêter et s’agitait sur sa couche. +Urbain Grandier torturé, sa mère en +larmes, son gouverneur armé, Bassompierre +chargé de chaînes, passaient en +lui faisant un signe d’adieu; il porta la +main sur sa tête en dormant et fixa le +rêve, qui sembla se développer sous ses +yeux comme un tableau de sable mouvant. +</p> + +<p> +Une place publique couverte d’un +peuple étranger, un peuple du Nord qui +jetait des cris de joie, mais des cris +<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span> +sauvages; une haie de gardes, de soldats +farouches; ceux-ci étaient Français. +</p> + +<p> +—Viens avec moi, dit d’une voix +douce Marie de Gonzague en lui prenant +la main. Vois-tu, j’ai un diadème; voici +ton trône, viens avec moi. +</p> + +<p> +Et elle l’entraînait, et le peuple criait +toujours. +</p> + +<p> +Il marcha, il marcha longtemps. +</p> + +<p> +—Pourquoi donc êtes-vous triste, si +vous êtes reine? disait-il en tremblant. +Mais elle était pâle, et sourit sans parler. +Elle monta et s’élança sur les degrés, +sur un trône, et s’assit:—Monte, disait-elle +en tirant sa main avec force. +</p> + +<p> +Mais ses pieds faisaient crouler toujours +de lourdes solives, et il ne pouvait +monter. +</p> + +<p> +—Rends grâce à l’amour, reprit-elle. +</p> + +<p> +Et la main, plus forte, le souleva jusqu’en +haut. Le peuple cria. +</p> + +<p> +Il s’inclinait pour baiser cette main +secourable, cette main adorée... c’était +celle du bourreau! +</p> + +<p> +—O ciel! cria Cinq-Mars en poussant +un profond soupir. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span> +Et il ouvrit les yeux: une lampe +vacillante éclairait la chambre délabrée +de l’auberge; il referma sa paupière, +car il avait vu, assise sur son lit, une +femme, une religieuse, si jeune, si belle! +Il crut rêver encore, mais elle serrait +fortement sa main. Il rouvrit ses yeux +brûlants et les fixa sur cette femme. +</p> + +<p> +—O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? +La pluie a mouillé votre voile et vos +cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse +femme? +</p> + +<p> +—Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; +il est dans la chambre voisine qui dort +avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et +mes pieds, regarde-les; mes pieds étaient +si blancs autrefois! Vois comme la +boue les a souillés. Mais j’ai fait un +vÅ“u, je ne les laverai que chez le Roi, +quand il m’aura donné la grâce d’Urbain. +Je vais à l’armée pour le trouver; je lui +parlerai, comme Grandier m’a appris à +lui parler, et il lui pardonnera; mais +écoute, je lui demanderai aussi ta +grâce; car j’ai lu sur ton visage que tu +es condamné à mort. Pauvre enfant! tu +<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span> +es bien jeune pour mourir, tes cheveux +bouclés sont beaux; mais cependant tu +es condamné, car tu as sur le front une +ligne qui ne trompe jamais. L’homme +que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop +servi de la croix, c’est là ce qui te porte +malheur; tu as frappé avec elle, et tu la +portes au cou avec des cheveux... Ne +cache pas ta tête sous tes draps! T’aurais-je +dit quelque chose qui t’afflige? +ou bien est-ce que vous aimez, jeune +homme? Ah, soyez tranquille, je ne +dirai pas tout cela à votre amie; je suis +folle, mais je suis bonne, bien bonne, et +il y a trois jours encore que j’étais bien +belle. Est-elle belle aussi? Oh! comme +elle pleurera un jour! Ah! si elle peut +pleurer, elle sera bien heureuse. +</p> + +<p> +Et Jeanne se mit tout à coup à réciter +l’office des morts d’une voix monotone, +avec une volubilité incroyable, toujours +assise sur le lit, et tournant dans ses +doigts les grains d’un long rosaire. +</p> + +<p> +Tout à coup la porte s’ouvre; elle +regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée +dans une cloison. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span> +—Que diable est-ce que ceci? Est-ce +un lutin ou un ange qui dit la messe +des morts sur vous, monsieur? et vous +voilà sous vos draps comme dans un +linceul. +</p> + +<p> +C’était la grosse voix de Grandchamp, +qui fut si étonné, qu’il laissa tomber +un verre de limonade qu’il apportait. +Voyant que son maître ne lui +répondait pas, il s’effraya encore plus +et souleva les couvertures. Cinq-Mars +était fort rouge et semblait dormir; +mais son vieux domestique jugeait que +le sang lui portant à la tête l’avait +presque suffoqué, et, s’emparant d’un +vase plein d’eau froide, il le lui versa +tout entier sur le front. Ce remède +militaire manque rarement son effet, +et Cinq-Mars revint à lui en sautant. +</p> + +<p> +—Ah! c’est toi, Grandchamp! quels +rêves affreux je viens de faire! +</p> + +<p> +—Peste! monsieur, vos rêves sont +fort jolis, au contraire: j’ai vu la queue +du dernier, vous choisissez très-bien. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu dis, vieux fou? +</p> + +<p> +—Je ne suis pas fou, monsieur; j’ai +<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span> +de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu. +Mais certainement, étant malade comme +vous l’êtes, monsieur le Maréchal ne... +</p> + +<p> +—Tu radotes, mon cher; donne-moi +à boire, car la soif me dévore. O ciel! +quelle nuit! je vois encore toutes ces +femmes. +</p> + +<p> +—Toutes ces femmes, monsieur? Et +combien y en a-t-il ici? +</p> + +<p> +—Je te parle d’un rêve, imbécile! +Quand tu resteras là immobile au lieu +de me donner à boire! +</p> + +<p> +—Cela me suffit, monsieur; je vais +demander d’autre limonade. +</p> + +<p> +Et, s’avançant à la porte, il cria du +haut de l’escalier: +</p> + +<p> +—Eh! Germain? Étienne! Louis! +</p> + +<p> +L’aubergiste répondit d’en bas: +</p> + +<p> +—On y va, monsieur, on y va; c’est +qu’ils viennent de m’aider à courir après +la folle. +</p> + +<p> +—Quelle folle? dit Cinq-Mars s’avançant +hors de son lit. +</p> + +<p> +L’aubergiste entra, et ôtant son bonnet +de coton, dit avec respect: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span> +—Ce n’est rien, monsieur le marquis; +c’est une folle qui est arrivée à pied ici +cette nuit, et qu’on avait fait coucher +près de cette chambre; mais elle vient +de s’échapper: on n’a pas pu la rattraper. +</p> + +<p> +—Comment, dit Cinq-Mars comme +revenant à lui et passant la main sur +ses yeux, je n’ai donc pas rêvé? Et ma +mère, où est-elle? et le maréchal, et... +Ah! c’est un songe affreux. Sortez tous. +</p> + +<p> +En même temps il se retourna du côté +du mur, et ramena encore les couvertures +sur sa tête. +</p> + +<p> +L’aubergiste, interdit, frappa trois fois +de suite sur son front avec le bout du +doigt en regardant Grandchamp, comme +pour lui demander si son maître était +aussi en délire. +</p> + +<p> +Celui-ci fit signe de sortir en silence; +et pour veiller pendant le reste de la nuit +près de Cinq-Mars, profondément endormi, +il s’assit seul dans un grand fauteuil +de tapisserie, en exprimant des +citrons dans un verre d’eau, avec un +<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span> +air aussi grave et aussi sévère qu’Archimède +calculant les flammes de ses miroirs. +</p> + +<h2 id="chap_7"> +CHAPITRE VII +</h2> + +<p class="h2b"> +LE CABINET +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="noindent bot25"> +Les hommes ont rarement le +courage d’être tout à fait bons ou +tout à fait méchants. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Machiavel.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Laissons notre jeune voyageur endormi. +Bientôt il va suivre en paix une +grande et belle route. Puisque nous +avons la liberté de promener nos yeux +sur tous les points de la carte, arrêtons-les +sur la ville de Narbonne. +</p> + +<p> +Voyez la Méditerranée, qui étend, non +loin de là , ses flots bleuâtres sur des +rives sablonneuses. Pénétrez dans cette +cité semblable à celle d’Athènes; mais +<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span> +pour trouver celui qui y règne, suivez +cette rue inégale et obscure, montez les +degrés du vieux archevêché, et entrons +dans la première et la plus grande des +salles. +</p> + +<p> +Elle était fort longue, mais éclairée +par une suite de hautes fenêtres en +ogive, dont la partie supérieure seulement +avait conservé les vitraux bleus, +jaunes et rouges, qui répandaient une +lueur mystérieuse dans l’appartement. +Une table ronde énorme la remplissait +dans toute sa largeur, du côté de la +grande cheminée; autour de cette table, +couverte d’un tapis bariolé et chargée de +papiers et de portefeuilles, étaient assis +et courbés sous leurs plumes huit secrétaires +occupés à copier des lettres +qu’on leur passait d’une table plus petite. +D’autres hommes debout rangeaient +les papiers dans les rayons d’une bibliothèque, +que les livres reliés en noir +ne remplissaient pas tout entière, et ils +marchaient avec précaution sur le tapis +dont la salle était garnie. +</p> + +<p> +Malgré cette quantité de personnes +<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span> +réunies, on eût entendu les ailes d’une +mouche. Le seul bruit qui s’élevât était +celui des plumes qui couraient rapidement +sur le papier, et une voix grêle +qui dictait, en s’interrompant pour +tousser. Elle sortait d’un immense fauteuil +à grands bras, placé au coin du +feu, allumé en dépit des chaleurs de la +saison et du pays. C’était un de ces fauteuils +qu’on voit encore dans quelques +vieux châteaux, et qui semblent faits +pour s’endormir en lisant sur eux, quelque +livre que ce soit, tant chaque compartiment +est soigné: un croissant de +plumes y soutient les reins; si la tête +se penche, elle trouve ses joues reçues +par des oreillers couverts de soie, et le +coussin du siège déborde tellement les +coudes, qu’il est permis de croire que +les prévoyants tapissiers de nos pères +avaient pour but d’éviter que le livre ne +fît du bruit et ne les réveillât en tombant. +</p> + +<p> +Mais quittons cette digression pour +parler de l’homme qui s’y trouvait et +qui n’y dormait pas. Il avait le front +<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span> +large et quelques cheveux fort blancs, +des yeux grands et doux, une figure +pâle et effilée à laquelle une petite +barbe blanche et pointue donnait cet +air de finesse que l’on remarque dans +tous les portraits du siècle de Louis XIII. +Une bouche presque sans lèvres, et nous +sommes forcé d’avouer que Lavater regarde +ce signe comme indiquant la méchanceté +à n’en pouvoir douter; une +bouche pincée, disons-nous, était encadrée +par deux petites moustaches grises +et par une <i>royale</i>, ornement alors à la +mode, et qui ressemble assez à une virgule +par sa forme. Ce vieillard avait sur +la tête une calotte rouge et était enveloppé +dans une vaste robe de chambre +et portait des bas de soie pourprée, et +n’était rien moins qu’Armand Duplessis, +cardinal de Richelieu. +</p> + +<p> +Il avait très près de lui, autour de la +plus petite table dont il a été question, +quatre jeunes gens de quinze à vingt +ans: ils étaient pages ou domestiques, +selon l’expression du temps, qui signifiait +alors familier, ami de la maison. Cet +<span class='pagenum'><a id='Page_175' name='Page_175'>[175]</a></span> +usage était un reste de patronage féodal +demeuré dans nos mÅ“urs. Les cadets +gentilshommes des plus hautes familles +recevaient des <i>gages</i> des grands seigneurs, +et leur étaient dévoués en toute +circonstance, allant appeler en duel le +premier venu au moindre désir de leur +patron. Les pages dont nous parlons +rédigeaient des lettres dont le Cardinal +leur avait donné la substance; et, après +un coup d’œil du maître, ils les passaient +aux secrétaires, qui les mettaient +au net. Le Cardinal-duc, de son côté, +écrivait sur son genou des notes secrètes +sur de petits papiers, qu’il glissait dans +presque tous les paquets avant de les +fermer de sa propre main. +</p> + +<p> +Il y avait quelques instants qu’il écrivait, +lorsqu’il aperçut, dans une glace +placée en face de lui, le plus jeune de +ses pages traçant quelques lignes interrompues, +sur une feuille d’une taille inférieure +à celle du papier ministériel; il +se hâtait d’y mettre quelques mots, puis +la glissait rapidement sous la grande +feuille qu’il était chargé de remplir à +<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span> +son grand regret; mais, placé derrière +le Cardinal, il espérait que sa difficulté +à se retourner l’empêcherait de s’apercevoir +du petit manège qu’il semblait +exercer avec assez d’habitude. Tout à +coup, Richelieu, lui adressant la parole +sèchement, lui dit: +</p> + +<p> +—Venez ici, monsieur Olivier. +</p> + +<p> +Ces deux mots furent comme un coup +de foudre pour ce pauvre enfant, qui +paraissait n’avoir que seize ans. Il se +leva pourtant très vite, et vint se placer +debout devant le ministre, les bras pendants +et la tête baissée. +</p> + +<p> +Les autres pages et les secrétaires ne +remuèrent pas plus que des soldats +lorsque l’un d’eux tombe frappé d’une +balle, tant ils étaient accoutumés à ces +sortes d’appels. Celui-ci pourtant s’annonçait +d’une manière plus vive que les +autres. +</p> + +<p> +—Qu’écrivez-vous là ? +</p> + +<p> +—Monseigneur... ce que Votre Éminence +me dicte. +</p> + +<p> +—Quoi? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span> +—Monseigneur... la lettre à don Juan +de Bragance. +</p> + +<p> +—Point de détours, monsieur, vous +faites autre chose. +</p> + +<p> +—Monseigneur, dit alors le page les +larmes aux yeux, c’était un billet à une +de mes cousines. +</p> + +<p> +—Voyons-le. +</p> + +<p> +Alors un tremblement universel l’agita, +et il fut obligé de s’appuyer sur la cheminée +en disant à demi-voix: +</p> + +<p> +—C’est impossible. +</p> + +<p> +—Monsieur le vicomte Olivier d’Entraigues, +dit le ministre sans marquer +la moindre émotion, vous n’êtes plus à +mon service. +</p> + +<p> +Et le page sortit, il savait qu’il n’y +avait pas à répliquer; il glissa son billet +dans sa poche, et, ouvrant la porte à +deux battants, justement assez pour qu’il +y eût place pour lui, il s’y glissa comme +un oiseau qui s’échappe de sa cage. +</p> + +<p> +Le ministre continua les notes qu’il +traçait sur son genou. +</p> + +<p> +Les secrétaires redoublaient de silence +et d’ardeur, lorsque la porte s’ouvrant +<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span> +rapidement de chaque côté, on vit paraître, +entre les deux battants, un capucin +qui, s’inclinant les bras croisés sur +la poitrine, semblait attendre l’aumône +ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint +rembruni, profondément sillonné par la +petite vérole; des yeux assez doux, +mais un peu louches et toujours couverts +par des sourcils qui se joignaient +au milieu du front; une bouche dont +le sourire était rusé, malfaisant et sinistre; +une barbe plate et rousse à l’extrémité, +et le costume de l’ordre de +Saint-François dans toute son horreur, +avec des sandales et des pieds nus qui +paraissaient fort indignes de s’essuyer +sur un tapis. +</p> + +<p> +Tel qu’il était, ce personnage parut +faire une grande sensation dans toute la +salle; car, sans achever la phrase, la +ligne ou le mot commencé, chaque +écrivain se leva et sortit par la porte, +où il se tenait toujours debout, les uns +le saluant en passant, les autres détournant +la tête, les jeunes pages se bouchant +le nez, mais par derrière lui, car +<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span> +ils paraissaient en avoir peur en secret. +Lorsque tout le monde eut défilé, il +entra enfin, faisant une profonde révérence, +parce que la porte était encore +ouverte; mais, sitôt qu’elle fut fermée, +marchant sans cérémonie, il vint s’asseoir +auprès du Cardinal, qui, l’ayant +reconnu au mouvement qui se faisait, +lui fit une inclination de tête sèche et +silencieuse, le regardant fixement comme +pour attendre une nouvelle, et ne pouvant +s’empêcher de froncer le sourcil, +comme à l’aspect d’une araignée ou de +quelque autre animal désagréable. +</p> + +<p> +Le Cardinal n’avait pu résister à ce +mouvement de déplaisir, parce qu’il se +sentait obligé, par la présence de son +agent, à rentrer dans ces conversations +profondes et pénibles dont il s’était reposé +pendant quelques jours dans un +pays dont l’air lui était favorable, et +dont le calme avait un peu ralenti les +douleurs de la maladie; elle s’était changée +en une fièvre lente; mais ses intervalles +étaient assez longs pour qu’il pût +oublier, pendant son absence, qu’elle +<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span> +devait revenir. Donnant donc un peu +de repos à son imagination jusqu’alors +infatigable, il attendait sans impatience, +pour la première fois de ses jours peut-être, +le retour des courriers qu’il avait +fait partir dans toutes les directions, +comme les rayons d’un soleil qui donnait +seul la vie et le mouvement à la +France. Il ne s’attendait pas à la visite +qu’il recevait alors, et la vue d’un de +ces hommes qu’il <i>trempait dans le +crime</i>, selon sa propre expression, lui +rendit toutes les inquiétudes habituelles +de sa vie plus présentes, sans dissiper +le nuage de mélancolie qui venait d’obscurcir +ses pensées. +</p> + +<p> +Le commencement de sa conversation +fut empreint de la couleur sombre de +ses dernières rêveries; mais bientôt il +en sortit plus vif et plus fort que jamais, +quand la vigueur de son esprit rentra +forcément dans le monde réel. +</p> + +<p> +Son confident, voyant qu’il devait +rompre le silence le premier, le fit assez +brusquement. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span> +—Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous? +</p> + +<p> +—Hélas! Joseph, à quoi devons-nous +penser tous tant que nous sommes, sinon +à notre bonheur futur dans une vie +meilleure que celle-ci? Je songe, depuis +plusieurs jours, que les intérêts humains +m’ont trop détourné de cette +unique pensée: et je me repens d’avoir +employé quelques instants de loisir à +des ouvrages profanes, tels que mes +tragédies d’<i>Europe</i> et de <i>Mirame</i>, malgré +la gloire que j’en ai tirée déjà parmi +nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra +dans l’avenir. +</p> + +<p> +Le père Joseph, plein des choses qu’il +avait à dire, fut d’abord surpris de ce +début; mais il connaissait trop son +maître pour en rien témoigner, et sachant +bien par où il le ramènerait à +d’autres idées, il entra dans les siennes +sans hésiter. +</p> + +<p> +—Le mérite en est pourtant bien +grand, dit-il avec un air de regret, et la +France gémira de ce que ces Å“uvres +<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span> +immortelles ne sont pas suivies de productions +semblables. +</p> + +<p> +—Oui, mon cher Joseph, c’est en +vain que des hommes tels que Boisrobert, +Claveret, Colletet, Corneille, et +surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces +tragédies les plus belles de toutes celles +que les temps présents et passés ont vu +représenter; je me les reproche, je vous +jure, comme un vrai péché mortel, et +je ne m’occupe, dans mes heures de repos, +que de ma <i>Méthode des controverses</i> +et du livre sur la <i>Perfection du chrétien</i>. +Je songe que j’ai cinquante-six ans et +une maladie qui ne pardonne guère. +</p> + +<p> +—Ce sont des calculs que vos ennemis +font aussi exactement que Votre +Éminence, dit le père, à qui cette conversation +commençait à donner de l’humeur, +et qui voulait en sortir au plus +vite. +</p> + +<p> +Le rouge monta au visage du Cardinal. +</p> + +<p> +—Je le sais, je le sais bien, dit-il, je +connais toute leur noirceur, et je m’attends +<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span> +à tout. Mais qu’y a-t-il donc de +nouveau? +</p> + +<p> +—Nous étions convenus déjà , monseigneur, +de remplacer mademoiselle +d’Hautefort; nous l’avons éloignée comme +mademoiselle de La Fayette, c’est fort +bien; mais sa place n’est pas remplie, +et le Roi... +</p> + +<p> +—Eh bien? +</p> + +<p> +—Le Roi a des idées qu’il n’avait pas +eues encore. +</p> + +<p> +—Vraiment? et qui ne viennent pas +de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre +avec ironie. +</p> + +<p> +—Aussi, monseigneur, pourquoi laisser +six jours entiers la place de favori +vacante? Ce n’est pas prudent, permettez +que je le dise. +</p> + +<p> +—Il a des idées, des idées! répétait +Richelieu avec une sorte d’effroi; et lesquelles? +</p> + +<p> +—Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, +dit le Capucin à voix basse, de la rappeler +de Cologne. +</p> + +<p> +—Marie de Médicis! s’écria le Cardinal +en frappant sur les bras de son fauteuil +<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span> +avec ses deux mains. Non, par le +Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le +sol de France, d’où je l’ai chassée pied +par pied! L’Angleterre n’a pas osé la garder +exilée par moi; la Hollande a craint +de crouler sous elle, et mon royaume +la recevrait! Non, non, cette idée +n’a pu lui venir par lui-même. Rappeler +mon ennemie, rappeler sa mère, quelle +perfidie! non, il n’aurait jamais osé y +penser... +</p> + +<p> +Puis, après avoir rêvé un instant, il +ajouta en fixant un regard pénétrant et +encore plein du feu de sa colère sur le +père Joseph: +</p> + +<p> +—Mais... dans quels termes a-t-il +exprimé ce désir? Dites-moi les mots +précis. +</p> + +<p> +—Il a dit assez publiquement, et en +présence de Monsieur: «Je sens bien +que l’un des premiers devoirs d’un +chrétien est d’être bon fils, et je ne résisterai +pas longtemps aux murmures +de ma conscience.» +</p> + +<p> +—Chrétien! conscience! ce ne sont +pas ses expressions; c’est le père Caussin, +<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span> +c’est son confesseur qui me trahit! +s’écria le Cardinal. Perfide jésuite! je +t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette +mais je ne te passerai pas tes conseils +secrets. Je ferai chasser ce confesseur, +Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le +vois bien. Mais aussi j’ai agi avec négligence +depuis quelques jours; je n’ai pas +assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat, +qui réussira, sans doute: il est bien +fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! +je mériterais une bonne disgrâce moi-même. +Laisser près du Roi ce renard +jésuite, sans lui avoir donné mes instructions +secrètes, sans avoir un otage, +un gage de sa fidélité à mes ordres! +quel oubli! Joseph, prenez une plume +et écrivez vite ceci pour l’autre confesseur +que nous choisirons mieux. Je +pense au père Sirmond... +</p> + +<p> +Le père Joseph se mit devant la +grande table, prêt à écrire, et le Cardinal +lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, +que, peu de temps après, il osa faire +remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, +et les apprit par cÅ“ur comme +<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span> +les commandements de l’Église. Ils nous +sont demeurés comme un monument +effrayant de l’empire qu’un homme peut +arracher à force de temps, d’intrigues et +d’audace: +</p> + +<p> +I. Un prince doit avoir un premier +ministre, et ce premier ministre trois +qualités: 1<sup>o</sup> qu’il n’ait pas d’autre passion +que son prince; 2<sup>o</sup> qu’il soit habile +et fidèle; 3<sup>o</sup> qu’il soit ecclésiastique. +</p> + +<p> +II. Un prince doit parfaitement aimer +son premier ministre. +</p> + +<p> +III. Ne doit jamais changer son premier +ministre. +</p> + +<p> +IV. Doit lui dire toutes choses. +</p> + +<p> +V. Lui donner libre accès auprès de +sa personne. +</p> + +<p> +VI. Lui donner une souveraine autorité +sur le peuple. +</p> + +<p> +VII. De grands honneurs et de grands +biens. +</p> + +<p> +VIII. Un prince n’a pas de plus riche +trésor que son premier ministre. +</p> + +<p> +IX. Un prince ne doit pas ajouter foi +à ce qu’on dit contre son premier ministre, +ni se plaire à en entendre médire. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span> +X. Un prince doit révéler à son premier +ministre tout ce qu’on a dit contre +lui, <i>quand même on aurait exigé du +prince qu’il garderait le secret</i>. +</p> + +<p> +XI. Un prince doit non seulement préférer +le bien de son État, mais son premier +ministre à tous ses parents. +</p> + +<p> +Tels étaient les commandements du +dieu de la France, moins étonnants encore +que la terrible naïveté qui lui fait +léguer lui-même ses ordres à la postérité, +comme si, elle aussi, devait croire +en lui. +</p> + +<p> +Tandis qu’il dictait son instruction, +en lisant sur un petit papier écrit de sa +main, une tristesse profonde paraissait +s’emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu’il +fut au bout, il tomba au fond de +son fauteuil, les bras croisés et la tête +penchée sur son estomac. +</p> + +<p> +Le père Joseph, interrompant son écriture, +se leva, et allait lui demander s’il +se trouvait mal, lorsqu’il entendit sortir +du fond de sa poitrine ces paroles lugubres +et mémorables: +</p> + +<p> +—Quel ennui profond! quelles interminables +<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span> +inquiétudes! Si l’ambitieux +me voyait, il fuirait dans un désert. +Qu’est-ce que ma puissance? Un misérable +reflet du pouvoir royal; et que de +travaux pour fixer sur mon étoile ce +rayon qui flotte sans cesse! Depuis +vingt ans je le tente inutilement. Je +ne comprends rien à cet homme! il +n’ose pas me fuir; mais on me l’enlève: +il me glisse entre les doigts... Que de +choses j’aurais pu faire avec ses droits +héréditaires, si je les avais eus! Mais +employer tant de calculs à se tenir en +équilibre! que reste-t-il de génie pour +les entreprises? J’ai l’Europe dans ma +main, et je suis suspendu à un cheveu +qui tremble. Qu’ai-je affaire de porter +mes regards sur les cartes du monde, si +tous mes intérêts sont renfermés dans +mon étroit cabinet? Ses six pieds d’espace +me donnent plus de peine à gouverner +que toute la terre. Voilà donc ce +qu’est un premier ministre! Enviez-moi +mes gardes à présent! +</p> + +<p> +Ses traits étaient décomposés de manière +à faire craindre quelque accident, +<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span> +et il lui prit une toux violente et longue +qui finit par un léger crachement de +sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, +allait saisir une clochette d’or posée +sur la table, et, se levant tout à coup +avec la vivacité d’un jeune homme, il +l’arrêta et lui dit: +</p> + +<p> +—Ce n’est rien, Joseph, je me laisse +quelquefois aller au découragement; +mais ces moments sont courts, et j’en +sors plus fort qu’avant. Pour ma santé, +je sais parfaitement où j’en suis; mais +il ne s’agit pas de cela. Qu’avez-vous +fait à Paris? Je suis content de voir le +Roi arrivé dans le Béarn comme je le +voulais: nous le veillerons mieux. Que +lui avez-vous montré pour le faire partir? +</p> + +<p> +—Une bataille à Perpignan. +</p> + +<p> +—Allons, ce n’est pas mal. Eh bien, +nous pouvons la lui arranger: autant +vaut cette application qu’une autre à +présent. Mais la jeune Reine, la jeune +Reine, que dit-elle? +</p> + +<p> +—Elle est encore furieuse contre +vous. Sa correspondance découverte, +<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span> +l’interrogatoire que vous lui fîtes subir! +</p> + +<p> +—Bah! un madrigal et un moment +de soumission lui feront oublier que je +l’ai séparée de sa maison d’Autriche et +du pays de son Buckingham. Mais que +fait-elle? +</p> + +<p> +—D’autres intrigues avec Monsieur. +Mais, comme toutes ses confidentes sont +à nous, en voici les rapports jour par +jour. +</p> + +<p> +—Je ne me donnerai pas la peine de +les lire: tant que le duc de Bouillon sera +en Italie, je ne crains rien de là ; elle +peut rêver de petites conjurations avec +Gaston au coin du feu; il s’en tient toujours +aux aimables intentions qu’il a +quelquefois, et n’exécute bien que ses +sorties du royaume; il en est à la troisième. +Je lui procurerai la quatrième +quand il voudra; il ne vaut pas le coup +de pistolet que tu fis donner au comte +de Soissons. Ce pauvre comte n’avait +cependant guère plus d’énergie. +</p> + +<p> +Ici le cardinal, se rasseyant dans son +fauteuil, se mit à rire assez gaîment +pour un homme d’État. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span> +—Je rirai toute ma vie de leur expédition +d’Amiens. Ils me tenaient là tous +les deux. Chacun avait bien cinq cents +gentilshommes autour de lui, armés +jusqu’aux dents, et tout prêts à m’expédier +comme Concini: mais le grand +Vitry n’était plus là ; ils m’ont laissé +parler une heure fort tranquillement +avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, +et ni l’un ni l’autre n’a osé faire +un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous +avons su depuis par Chavigny, qu’ils +attendaient depuis deux mois cet heureux +moment. Pour moi, en vérité, je ne +remarquai rien du tout, si ce n’est ce +petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdait +autour de moi et avait l’air de cacher +quelque chose dans sa manche; ce fut +ce qui me fit monter en carrosse. +</p> + +<p> +—A propos, monseigneur, la reine +veut le faire coadjuteur absolument. +</p> + +<p> +—Elle est folle! il la perdra si elle s’y +attache: c’est un mousquetaire manqué, +un diable en soutane; lisez son <cite>Histoire +de Fiesque</cite>, vous l’y verrez lui-même. Il +ne sera rien tant que je vivrai. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span> +—Eh quoi! vous jugez si bien et vous +faites venir un autre ambitieux de son +âge? +</p> + +<p> +—Quelle différence! Ce sera une +poupée, mon ami, une vraie poupée, +que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera +qu’à sa fraise et à ses aiguillettes; sa +jolie tournure m’en répond, et je sais +qu’il est doux et faible. Je l’ai préféré +pour cela à son frère aîné; il fera ce que +nous voudrons. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit le père d’un +air de doute, je ne me suis jamais fié +aux gens dont les formes sont si calmes, +la flamme intérieure en est plus dangereuse. +Souvenez-vous du maréchal d’Effiat, +son père. +</p> + +<p> +—Mais, encore une fois, c’est un +enfant, et je l’élèverai; au lieu que le +Gondi est déjà un factieux accompli, un +audacieux que rien n’arrête; il a osé me +disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous +cela? est-ce croyable, à moi? +Un petit prestolet, qui n’a d’autre mérite +qu’un mince babil assez vif et un +<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span> +air cavalier. Heureusement que le mari +a pris soin lui-même de l’éloigner. +</p> + +<p> +Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux +son maître lorsqu’il parlait de ses bonnes +fortunes que de ses vers, fit une grimace +qu’il voulait rendre fine et qui ne fut +que laide et gauche; il s’imagina que +l’expression de sa bouche, tordue comme +celle d’un singe, voulait dire: <i>Ah! qui +peut résister à monseigneur?</i> mais monseigneur +y lut: <i>Je suis un cuistre qui ne +sais rien du grand monde</i>, et, sans transition, +il dit tout à coup, en prenant +sur la table une lettre de dépêches: +</p> + +<p> +—Le duc de Rohan est mort, c’est +une bonne nouvelle; voilà les huguenots +perdus. Il a eu bien du bonheur: +je l’avais fait condamner par le parlement +de Toulouse à être tiré à quatre +chevaux, et il meurt tranquillement sur +le champ de bataille de Rheinfeld. Mais +qu’importe? le résultat est le même. +Voilà encore une grande tête par terre! +Comme elles sont tombées depuis celle +de Montmorency! Je n’en vois plus guère +qui ne s’incline devant moi. Nous avons +<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span> +déjà à peu près puni toutes nos dupes +de Versailles; certes, on n’a rien à me +reprocher: j’exerce contre eux la loi du +talion, et je les traite comme ils ont +voulu me traiter au conseil de la reine-mère. +Le vieux radoteur de Bassompierre +en sera quitte pour la prison +perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal +de Vitry, car ils n’avaient voté que +cette peine pour moi. Quant au Marillac, +qui conseilla la mort, je la lui réserve +au premier faux pas, et te recommande, +Joseph, de me le rappeler; il faut être +juste avec tout le monde. Reste donc +encore debout ce duc de Bouillon, à qui +son Sedan donne de l’orgueil; mais je le +lui ferai bien rendre. C’est une chose +merveilleuse que leur aveuglement! ils +se croient tous libres de conspirer, et ne +voient pas qu’ils ne font que voltiger +au bout des fils que je tiens d’une main, +et que j’allonge quelquefois pour leur +donner de l’air et de l’espace. Et pour +la mort de leur cher duc, les huguenots +ont-ils bien crié comme un seul homme? +</p> + +<p> +—Moins que pour l’affaire de Loudun, +<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span> +qui s’est pourtant terminée heureusement. +</p> + +<p> +—Quoi! <i>heureusement?</i> J’espère que +Grandier est mort? +</p> + +<p> +—Oui; c’est ce que je voulais dire. +Votre Eminence doit être satisfaite; tout +a été fini dans les vingt-quatre heures; +on n’y pense plus. Seulement Laubardemont +a fait une petite étourderie, qui +était de rendre la séance publique; c’est +ce qui a causé un peu de tumulte; mais +nous avons les signalements des perturbateurs +que l’on suit. +</p> + +<p> +—C’est bien, c’est très bien. Urbain +était un homme trop supérieur pour le +laisser là ; il tournait au protestantisme; +je parierais qu’il aurait fini par abjurer; +son ouvrage contre le célibat des prêtres +me l’a fait conjecturer; et, dans le doute, +retiens ceci, Joseph: il faut toujours +mieux couper l’arbre avant que le fruit +soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont +une vraie république dans l’Etat: si une +fois ils avaient la majorité en France, la +monarchie serait perdue; ils établiraient +<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span> +quelque gouvernement populaire qui +pourrait être durable. +</p> + +<p> +—Et quelles peines profondes ils +causent tous les jours à notre saint-père +le pape! dit Joseph. +</p> + +<p> +—Ah! interrompit le cardinal, je te +vois venir: tu veux me rappeler son +entêtement à ne pas te donner le chapeau. +Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui +au nouvel ambassadeur que +nous envoyons. Le maréchal d’Estrées +obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis +deux ans que nous t’avons nommé au +cardinalat; je commence aussi à trouver +que la pourpre t’irait bien, car les +taches de sang ne s’y voient pas. +</p> + +<p> +Et tous deux se mirent à rire, l’un +comme un maître qui accable de tout +son mépris le sicaire qu’il paye, l’autre +comme un esclave résigné à toutes les +humiliations par lesquelles on s’élève. +</p> + +<p> +Le rire qu’avait excité la sanglante +plaisanterie du vieux ministre durait +encore, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit, +et un page annonça plusieurs courriers +qui arrivaient à la fois de divers +<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span> +points; le père Joseph se leva, et, se +plaçant debout, le dos appuyé contre le +mur, comme une momie égyptienne, +ne laissa plus paraître sur son visage +qu’une stupide contemplation. Douze +messagers entrèrent successivement, +revêtus de déguisements divers: l’un +semblait un soldat suisse; un autre un +vivandier; un troisième, un maître maçon; +on les faisait entrer dans le palais +par un escalier et un corridor secrets, +et ils sortaient du cabinet par une porte +opposée à celle qui les introduisait, +sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer +rien de leurs dépêches. Chacun +d’eux déposait un paquet de papiers +roulés ou pliés sur la grande table, parlait +un instant au Cardinal dans l’embrasure +d’une croisée, et partait. Richelieu +s’était levé brusquement dès l’entrée du +premier messager, et, attentif à tout +faire par lui-même, il les reçut tous, les +écouta et referma de sa main sur eux la +porte de sortie. Il fit signe au père +Joseph quand le dernier fut parti, et, +sans parler, tous deux ouvrirent ou +<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span> +plutôt arrachèrent les paquets des dépêches, +et se dirent, en deux mots, le +sujet des lettres. +</p> + +<p> +—Le duc de Weimar poursuit ses +avantages; le duc Charles est battu; +l’esprit de notre général est assez bon, +voici de bons propos qu’il a tenus à +dîner. Je suis content. +</p> + +<p> +—Monseigneur, le vicomte de Turenne +a repris les places de Lorraine; voici +ses conversations particulières... +</p> + +<p> +—Ah! passez, passez cela; elles ne +peuvent pas être dangereuses. Ce sera +toujours un bon et honnête homme, ne +se mêlant point de politique; pourvu +qu’on lui donne une petite armée à disposer +comme une partie d’échecs, n’importe +contre qui, il est content; nous +serons toujours bons amis. +</p> + +<p> +—Voici le Long-Parlement qui dure +encore en Angleterre. Les communes +poursuivent leur projet: voici des massacres +en Irlande... Le comte de Strafford +est condamné à mort. +</p> + +<p> +—A mort! quelle horreur! +</p> + +<p> +—Je lis: «Sa Majesté Charles I<sup>er</sup> n’a +<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span> +pas eu le courage de signer l’arrêt, mais +il a désigné quatre commissaires...» +</p> + +<p> +—Roi faible, je t’abandonne. Tu +n’auras plus notre argent. Tombe, puisque +tu es ingrat!... Oh malheureux +Wentworth! +</p> + +<p> +Et une larme parut aux yeux de +Richelieu; ce même homme qui venait +de jouer avec la vie de tant d’autres, +pleura un ministre abandonné de son +prince. Le rapport de cette situation à +la sienne l’avait frappé, et c’était lui-même +qu’il pleurait dans cet étranger. Il +cessa de lire à haute voix les dépêches +qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Il +parcourut avec une scrupuleuse attention +tous les rapports détaillés des actions +les plus minutieuses et les plus secrètes +de tout personnage un peu important; +rapports qu’il faisait toujours joindre à +ses nouvelles par ses habiles espions. +On attachait ces rapports secrets aux +dépêches du Roi, qui devaient toutes +passer par les mains du Cardinal, et être +soigneusement repliées, pour arriver au +prince épurées et telles qu’on voulait +<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span> +les lui faire lire. Les notes particulières +furent toutes brûlées avec soin par le +Père, quand le Cardinal en eut pris connaissance; +et celui-ci cependant ne +paraissait point satisfait: il se promenait +fort vite en long et en large dans l’appartement +avec des gestes d’inquiétude, +lorsque la porte s’ouvrit et un treizième +courrier entra. Ce nouveau messager +avait l’air d’un enfant de quatorze ans +à peine; il tenait sous le bras un paquet +cacheté de noir pour le Roi, et ne donna +au Cardinal qu’un petit billet sur lequel +un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir +que quatre mots. Le Duc tressaillit, +le déchira en mille pièces, et, se +courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla +assez longtemps sans réponse; tout ce +que Joseph entendit fut, lorsque le +Cardinal le fit sortir de la salle: <i>Fais-y +bien attention, pas avant douze heures +d’ici</i>. +</p> + +<p> +Pendant cet <i>a parte</i> du Cardinal, Joseph +était occupé à soustraire de sa vue un +nombre infini de libelles qui venaient de +Flandre et d’Allemagne, et que le ministre +<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span> +voulait voir, quelque amers qu’ils fussent +pour lui. Il affectait à cet égard une +philosophie qu’il était loin d’avoir, et, +pour faire illusion à ceux qui l’entouraient, +il feignait quelquefois de +trouver que ses ennemis n’avaient pas +tout à fait tort, et de rire de leurs +plaisanteries; cependant ceux qui avaient +une connaissance plus approfondie de +son caractère démêlaient une rage profonde +sous cette apparente modération, +et savaient qu’il n’était satisfait que lorsqu’il +avait fait condamner par le Parlement +le livre ennemi à être brûlé en +place de Grève, comme <i>injurieux au +Roi en la personne de son ministre +l’illustrissime Cardinal</i>, comme on le +voit dans les arrêts du temps, et que +son seul regret était que l’auteur ne fût +pas à la place de l’ouvrage: satisfaction +qu’il se donnait quand il le pouvait, +comme il le fit pour Urbain Grandier. +</p> + +<p> +C’était son orgueil colossal qu’il vengeait +ainsi sans se l’avouer à lui-même, +et travaillant longtemps, un an quelquefois, +à se persuader que l’intérêt de l’État +<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span> +y était engagé. Ingénieux à rattacher ses +affaires particulières à celles de la France, +il s’était convaincu lui-même qu’elle +saignait des blessures qu’il recevait. +Joseph, très attentif à ne pas provoquer +sa mauvaise humeur dans ce moment, +mit à part et déroba un livre intitulé: +<cite>Mystères politiques du Cardinal de la +Rochelle</cite>; un autre, attribué à un moine +de Munich, dont le titre était: <cite>Questions +quolibétiques, ajustées au temps présent, +et Impiété sanglante du dieu Mars</cite>. +L’honnête avocat Aubery, qui nous a +transmis une des plus fidèles histoires +de <i>l’éminentissime</i> Cardinal, est transporté +de fureur au seul titre du premier +de ces livres, et s’écrie que le <i>grand +ministre eut bien sujet de se glorifier que +ces ennemis, inspirés contre leur gré du +même enthousiasme qui a fait rendre des +oracles à l’ânesse de Balaam, à Caïphe +et autres qui semblaient plus indignes +du don de la prophétie, l’appelaient à +bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu’il +avait, trois ans après leurs écrits, +réduit cette ville, de même que Scipion +<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span> +a été nommé l’Africain pour avoir subjugué +cette</i> <span class='smcap'>PROVINCE</span>. Peu s’en fallut que +le père Joseph, qui était nécessairement +dans les mêmes idées, n’exprimât dans +les mêmes termes son indignation; car +il se rappelait avec douleur la part de +ridicule qu’il avait prise dans le siége +de la Rochelle, qui, tout en n’étant +pas une <i>province</i> comme l’Afrique, +s’était permis de résister à <i>l’éminentissime</i> +Cardinal, quoique le père Joseph +eût voulu faire passer les troupes +par un égout, se piquant d’être +assez habile dans l’art des sièges. Cependant +il se contint, et eut encore le temps +de cacher le libelle moqueur dans la +poche de sa robe brune avant que le +ministre eût congédié son jeune courrier +et fût revenu de la porte à la table. +</p> + +<p> +—Le départ, Joseph, le départ! dit-il. +Ouvre les portes à toute cette cour qui +m’assiège, et allons trouver le Roi, qui +m’attend à Perpignan; je le tiens cette +fois pour toujours. +</p> + +<p> +Le capucin se retira, et bientôt les +pages, ouvrant les doubles portes dorées, +<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span> +annoncèrent successivement les plus +grands seigneurs de cette époque, qui +avaient obtenu du Roi la permission de +le quitter pour venir saluer le ministre; +quelques-uns même, sous prétexte de +maladie ou d’affaires de service, étaient +partis à la dérobée pour ne pas être les +derniers dans son antichambre, et le +triste monarque s’était trouvé presque +tout seul, comme les autres rois ne se +voient d’ordinaire qu’à leur lit de mort; +mais il semblait que le trône fût sa +couche funèbre aux yeux de la cour, +son règne une continuelle agonie, et son +ministre un successeur menaçant. +</p> + +<p> +Deux pages des meilleures maisons de +France se tenaient près de la porte où les +huissiers annonçaient chaque personnage +qui, dans le salon précédent, avait +trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours +assis dans son grand fauteuil, restait +immobile pour le commun des courtisans, +faisait une inclination de tête aux +plus distingués, et pour les princes +seulement s’aidait de ses deux bras +pour se soulever légèrement; chaque +<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span> +courtisan allait le saluer profondément, +et, se tenant debout devant lui près de +la cheminée, attendait qu’il lui adressât +la parole; ensuite, selon le signe du +Cardinal, il continuait à faire le tour du +salon pour sortir par la même porte par +où l’on entrait, restait un moment à +saluer le père Joseph, qui singeait son +maître et que l’on avait pour cela +nommé l’Éminence grise, et sortait enfin +du palais, ou bien se rangeait debout +derrière son fauteuil, si le ministre l’y +engageait, ce qui était une marque de +la plus grande faveur. +</p> + +<p> +Il laissa passer d’abord quelques personnages +insignifiants et beaucoup de +mérites inutiles, et n’arrêta cette procession +qu’au maréchal d’Estrées, qui, +partant pour l’ambassade de Rome, +venait lui faire ses adieux: tout ce qui +suivait cessa d’avancer. Ce mouvement +avertit dans le salon précédent qu’une +conversation plus longue s’engageait, et +le père Joseph, paraissant, échangea +avec le Cardinal un regard qui voulait +dire d’une part: Souvenez-vous de la +<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span> +promesse que vous venez de me faire; +de l’autre: Soyez tranquille. En même +temps, l’adroit capucin fit voir à son +maître qu’il tenait sous le bras une de +ses victimes qu’il préparait à être un +docile instrument: c’était un jeune +gentilhomme qui portait un manteau +vert très court et une veste de même +couleur, un pantalon rouge fort serré, +avec de brillantes jarretières d’or dessous, +habit des pages de Monsieur. Le père +Joseph lui parlait bien en secret, mais +point dans le sens de son maître; il ne +pensait qu’à être cardinal, et se préparait +d’autres intelligences en cas de +défection de la part du premier ministre. +</p> + +<p> +—Dites à Monsieur qu’il ne se fie +pas aux apparences, et qu’il n’a pas de +plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal +commence à baisser; et je crois de +ma conscience d’avertir de ses fautes +celui qui pourrait hériter du pouvoir +royal pendant la minorité. Pour donner +à votre grand prince une preuve de ma +bonne foi, dites-lui qu’on veut faire +<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span> +arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu’il +le fasse cacher, ou bien le Cardinal le +mettra aussi à la Bastille. +</p> + +<p> +Tandis que le serviteur trahissait +ainsi son maître, le maître ne restait +pas en arrière et trahissait le serviteur. +Son amour-propre et un reste de respect +pour les choses de l’Église le faisaient +souffrir à l’idée de voir le méprisable +agent couvert du même chapeau qui +était une couronne pour lui, et assis +aussi haut que lui-même, à cela près de +l’emploi passager de ministre. Parlant +donc à demi-voix au maréchal d’Estrées: +</p> + +<p> +—Il n’est pas nécessaire, lui dit-il, +de persécuter plus longtemps Urbain VIII +en faveur de ce capucin que vous voyez +là -bas; c’est bien assez que Sa Majesté +ait daigné le nommer au cardinalat, +nous concevons les répugnances de Sa +Sainteté à couvrir ce mendiant de la +pourpre romaine. +</p> + +<p> +Puis, passant de cette idée aux choses +générales: +</p> + +<p> +—Je ne sais vraiment pas ce qui +peut refroidir le Saint-Père à notre +<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span> +égard; qu’avons-nous fait qui ne fût +pour la gloire de notre sainte mère +l’Église catholique? J’ai dit moi-même +la première messe à la Rochelle, et vous +le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, +notre habit est partout, et même +dans vos armées; le cardinal de La +Valette vient de commander glorieusement +dans le Palatinat. +</p> + +<p> +—Et vient de faire une très belle +retraite, dit le maréchal, appuyant légèrement +sur le mot <i>retraite</i>. +</p> + +<p> +Le ministre continua, sans faire attention +à ce petit mot de jalousie de métier +et en élevant la voix: +</p> + +<p> +—Dieu a montré qu’il ne dédaignait +pas d’envoyer l’esprit de victoire à ses +Lévites, car le duc de Weimar n’aida +pas plus puissamment à la conquête de +la Lorraine que ce pieux cardinal, et +jamais une armée navale ne fut mieux +commandée que par notre archevêque +de Bordeaux à la Rochelle. +</p> + +<p> +On savait que dans ce moment le +ministre était assez aigri contre ce prélat, +dont la hauteur était telle et les impertinences +<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span> +si fréquentes, qu’il y avait eu +deux affaires assez désagréables dans +Bordeaux. Il y avait quatre ans, le duc +d’Épernon, alors gouverneur de la +Guyenne, suivi de tous ses gentilshommes +et de ses troupes, le rencontrant au +milieu de son clergé dans une procession, +l’appela insolent et lui donna deux coups +de canne très vigoureux; sur quoi l’archevêque +l’excommunia; et tout récemment +encore, malgré cette leçon, il avait +eu une querelle avec le maréchal de +Vitry, dont il avait reçu <i>vingt coups de +canne ou de bâton, comme il vous plaira</i>, +écrivait le Cardinal-duc au cardinal de +La Valette, <i>et je crois qu’il veut remplir +la France d’excommuniés</i>. En effet, il +excommunia encore le bâton du maréchal, +se souvenant qu’autrefois le pape +avait forcé le duc d’Epernon à lui demander +pardon; mais Vitry, qui avait +fait assassiner le maréchal d’Ancre, était +trop bien en cour pour cela, et l’archevêque +fut battu et de plus grondé par +le ministre. +</p> + +<p> +M. d’Estrées pensa donc avec assez de +<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span> +tact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie +dans la manière dont le Cardinal vantait +les talents guerriers et maritimes de +l’archevêque, et lui répondit avec un +sang-froid inaltérable: +</p> + +<p> +—En effet, monseigneur, personne ne +peut dire que ce soit sur mer qu’il ait +été battu. +</p> + +<p> +Son Eminence ne peut s’empêcher de +sourire; mais, voyant que l’expression +électrique de ce sourire en avait fait +naître d’autres dans la salle, et des chuchotements +et des conjectures, il reprit +toute sa gravité sur-le-champ, et prenant +le bras familièrement au maréchal: +</p> + +<p> +—Allons, allons, monsieur l’ambassadeur, +dit-il, vous avez la répartie bonne. +Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal +Albornos, ni tous les Borgia du +monde, ni tous les efforts de leur Espagne +près du Saint-Père. +</p> + +<p> +Puis, élevant la voix et regardant +tout autour de lui comme pour s’adresser +au salon silencieux et captivé: +</p> + +<p> +—J’espère, continua-t-il, qu’on ne +nous persécutera plus comme l’on fit +<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span> +autrefois pour avoir fait une juste +alliance avec l’un des plus grands +hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe +est mort, le roi catholique +n’aura plus de prétexte pour solliciter +l’excommunication du roi très chrétien. +N’êtes-vous pas de mon avis, mon cher +seigneur? dit-il en s’adressant au cardinal +de La Valette qui s’approchait et +n’avait heureusement rien entendu sur +son compte. Monsieur d’Estrées, restez +près de notre fauteuil: nous avons +encore bien des choses à vous dire, et +vous n’êtes pas de trop dans toutes nos +conversations, car nous n’avons pas de +secrets; notre politique est franche et au +grand jour: l’intérêt de Sa Majesté et +de l’Etat, voilà tout. +</p> + +<p> +Le maréchal fit un profond salut, se +rangea derrière le siège du ministre, et +laissa sa place au cardinal de La Valette, +qui, ne cessant de se prosterner, et de +flatter et de jurer dévouement et totale +obéissance au Cardinal, comme pour +expier la roideur de son père le duc +d’Epernon, n’eut aussi de lui que quelques +<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span> +mots vagues et une conversation +distraite et sans intérêt, pendant laquelle +il ne cessa de regarder à la porte quelle +personne lui succédait. Il eut même le +chagrin de se voir interrompu brusquement +par le Cardinal-duc, qui s’écria, au +moment le plus flatteur de son discours +mielleux: +</p> + +<p> +—Ah! c’est donc vous enfin, mon +cher Fabert! Qu’il me tardait de vous +voir pour vous parler du siège! +</p> + +<p> +Le général salua d’un air brusque et +assez gauchement le Cardinal généralissime, +et lui présenta les officiers venus +du camp avec lui. Il parla quelque temps +des opérations du siège, et le Cardinal +semblait lui faire, en quelque sorte, la +cour pour le préparer à recevoir plus +tard ses ordres sur le champ de bataille +même; il parla aux officiers qui le suivaient, +les appelant par leurs noms et +leur faisant des questions sur le camp. +</p> + +<p> +Ils se rangèrent tous pour laisser approcher +le duc d’Angoulême; ce Valois, +après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait +devant Richelieu. Il sollicitait un +<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span> +commandement qu’il n’avait eu qu’en +troisième au siège de la Rochelle. A sa +suite parut le jeune Mazarin, toujours +souple et insinuant, mais déjà confiant +dans sa fortune. +</p> + +<p> +Le duc d’Halluin vint après eux: le +Cardinal interrompit les compliments +qu’il leur adressait pour lui dire à haute +voix: +</p> + +<p> +—Monsieur le duc, je vous annonce +avec plaisir que le Roi a créé en votre +faveur un office de maréchal de France; +vous signerez Schomberg, n’est-il pas +vrai? A Leucate, délivrée par vous, on +le pense ainsi. Mais pardon, voici M. de +Montauron qui a sans doute quelque +chose d’important à me dire. +</p> + +<p> +—Oh! mon Dieu, non, monseigneur, +je voulais seulement vous dire que ce +pauvre jeune homme, que vous avez +daigné regarder comme à votre service, +meurt de faim. +</p> + +<p> +—Ah! comment, dans ce moment-ci, +me parlez-vous de choses semblables? +Votre petit Corneille ne veut rien faire +de bon; nous n’avons vu que <cite>le Cid</cite> et +<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span> +<cite>les Horaces</cite> encore; qu’il travaille, qu’il +travaille, on sait qu’il est à moi, c’est +désagréable pour moi-même. Cependant, +puisque vous vous y intéressez, je lui +ferai une pension de cinq cents écus +sur ma cassette. +</p> + +<p> +Et le trésorier de l’épargne se retira, +charmé de la libéralité du ministre, et +fut chez lui recevoir, avec assez de +bonté, la dédicace de <cite>Cinna</cite>, où le grand +Corneille compare son âme à celle d’Auguste, +et le remercie d’avoir fait l’aumône +à <i>quelques Muses</i>. +</p> + +<p> +Le Cardinal, troublé par cette importunité, +se leva en disant que la matinée +s’avançait et qu’il était temps de partir +pour aller trouver le Roi. +</p> + +<p> +En cet instant même, et comme les +plus grands seigneurs s’approchaient +pour l’aider à marcher, un homme en +robe de maître des requêtes s’avança +vers lui en saluant avec un sourire avantageux +et confiant qui étonna tous les +gens habitués au grand monde; il semblait +dire: <i>Nous avons des affaires secrètes +ensemble; vous allez voir comme il sera +<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span> +bien pour moi; je suis chez moi dans son +cabinet</i>. Sa manière lourde et gauche +trahissait pourtant un être très inférieur: +c’était Laubardemont. +</p> + +<p> +Richelieu fronça le sourcil en le voyant +en face de lui, et lança un regard de feu +à Joseph; puis, se tournant vers ceux +qui l’entouraient, il dit avec un rire +amer: +</p> + +<p> +—Est-ce qu’il y a quelque criminel +autour de nous? +</p> + +<p> +Puis, lui tournant le dos, le Cardinal +le laissa plus rouge que sa robe; et, +précédé de la foule des personnages +qui devaient l’escorter en voiture ou à +cheval, il descendit le grand escalier de +l’archevêché. +</p> + +<p> +Tout le peuple de Narbonne et ses +autorités regardèrent avec stupéfaction +ce départ royal. +</p> + +<p> +Le Cardinal seul entra dans une ample +et spacieuse litière de forme carrée, +dans laquelle il devait voyager jusqu’à +Perpignan, ses infirmités ne lui permettant +ni d’aller en voiture, ni de faire +toute cette route à cheval. Cette sorte +<span class='pagenum'><a id='Page_216' name='Page_216'>[216]</a></span> +de chambre nomade renfermait un lit, +une table, et une petite chaise pour un +page qui devait écrire ou lui faire la +lecture. Cette machine, couverte de damas +couleur de pourpre, fut portée par +dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, +se relevaient; ils étaient choisis dans +ses gardes, et ne faisaient ce service +d’honneur que la tête nue, quelle que +fût la chaleur ou la pluie. Le duc d’Angoulême, +les maréchaux de Schomberg +et d’Estrées, Fabert et d’autres dignitaires +étaient à cheval aux portières. On +distinguait le cardinal de La Valette et +Mazarin parmi les plus empressés, +ainsi que Chavigny et le maréchal de +Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille, +dont il était menacé, disait-on. +</p> + +<p> +Deux carrosses suivaient pour les secrétaires +du Cardinal, ses médecins et +son confesseur; huit voitures et quatre +chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre +mulets pour ses bagages; deux +cents mousquetaires à pied l’escortaient +de très près; sa compagnie de gens +d’armes de la garde et ses chevau-légers, +<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span> +tous gentilshommes, marchaient +devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques +chevaux. +</p> + +<p> +Ce fut dans cet équipage que le premier +ministre se rendit en peu de jours +à Perpignan. La dimension de la litière +obligea plusieurs fois de faire élargir +les chemins et abattre les murailles de +quelques <i>villes et villages</i> où elle ne +pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs +des manuscrits du temps, tous +pleins d’une sincère admiration pour ce +luxe, <i>en sorte qu’il semblait un conquérant +qui entre par la brèche</i>. Nous +avons cherché en vain avec beaucoup de +soin quelque manuscrit des propriétaires +ou habitants des maisons qui +s’ouvraient à son passage où la même +admiration fût témoignée, et nous +avouons ne l’avoir pu trouver. +</p> + +<h2 id="chap_8"> +CHAPITRE VIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ENTREVUE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Mon génie étonné tremble devant le sien.</span> +</div> + +</div> +</div> + +<p> +Le pompeux cortège du Cardinal +s’était arrêté à l’entrée du camp; toutes +les troupes sous les armes étaient rangées +dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit +du canon et de la musique successive de +chaque régiment que la litière traversa +une longue haie de cavalerie et d’infanterie, +formée depuis la première tente +jusqu’à celle du ministre, disposée à +quelque distance du quartier royal, et +que la pourpre dont elle était couverte +faisait reconnaître de loin. Chaque chef +de corps obtint un signe ou un mot du +Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente, +congédia sa suite, s’y enferma, attendant +l’heure de se présenter chez le Roi. +<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span> +Mais, avant lui, chaque personnage de +son escorte s’y était porté individuellement, +et, sans entrer dans la demeure +royale, tous attendaient dans de longues +galeries couvertes de coutil rayé +et disposées comme des avenues qui +conduisaient chez le prince. Les courtisans +s’y rencontraient et se promenaient +par groupes, se saluaient et +se présentaient la main, ou se regardaient +avec hauteur, selon leurs intérêts +ou les seigneurs auxquels ils appartenaient. +D’autres chuchotaient longtemps +et donnaient des signes d’étonnement, +de plaisir ou de mauvaise humeur, qui +montraient que quelque chose d’extraordinaire +venait de se passer. Un singulier +dialogue, entre mille autres, s’éleva dans +un coin de la galerie principale. +</p> + +<p> +—Puis-je savoir, monsieur l’abbé, +pourquoi vous me regardez d’une manière +si assurée? +</p> + +<p> +—Parbleu! monsieur de Launay, +c’est que je suis curieux de voir ce que +vous allez faire. Tout le monde abandonne +votre Cardinal-duc depuis votre +<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span> +voyage en Touraine; vous n’y pensez +pas, allez donc causer un moment avec +les gens de Monsieur ou de la Reine; +vous êtes en retard de dix minutes sur +la montre du cardinal de La Valette, +qui vient de toucher la main à Rochepot +et à tous les gentilshommes du feu +comte de Soissons, que je pleurerai toute +ma vie. +</p> + +<p> +—Voilà qui est bien, monsieur de +Gondi, je vous entends assez; c’est un +appel que vous me faites l’honneur de +m’adresser. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur le comte, reprit le +jeune abbé en saluant avec toute la +gravité du temps; je cherchais l’occasion +de vous appeler au nom de M. d’Attichi, +mon ami, avec qui vous eûtes quelque +chose à Paris. +</p> + +<p> +—Monsieur l’abbé, je suis à vos +ordres; je vais chercher mes seconds, +cherchez les vôtres. +</p> + +<p> +—Ce sera à cheval, avec l’épée et le +pistolet, n’est-il pas vrai? ajouta Gondi, +avec le même air dont on arrangerait +une partie de campagne, en époussetant +<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span> +la manche de sa soutane avec le doigt. +</p> + +<p> +—Si tel est votre bon plaisir, reprit +l’autre. +</p> + +<p> +Et ils se séparèrent pour un instant +en se saluant avec grande politesse et +de profondes révérences. +</p> + +<p> +Une foule brillante de jeunes gentilshommes +passait et repassait autour +d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrent +pour chercher leurs amis. Toute l’élégance +des costumes du temps était déployée +par la cour dans cette matinée: +les petits manteaux de toutes les couleurs, +en velours, en satin, brodés d’or +ou d’argent, des croix de Saint-Michel +et du Saint-Esprit, les fraises, les +plumes nombreuses des chapeaux, les +aiguillettes d’or, les chaînes qui suspendaient +de longues épées, tout brillait, +tout étincelait, moins encore que le feu +des regards de cette jeunesse guerrière, +que ses propos vifs, ses rires spirituels +et éclatants. Au milieu de cette assemblée +passaient lentement des personnages +graves et de grands seigneurs +<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span> +suivis de leurs nombreux gentilshommes. +</p> + +<p> +Le petit abbé de Gondi, qui avait la +vue très basse, se promenait parmi la +foule, fronçant les sourcils, fermant à +demi les yeux pour mieux voir, et relevant +sa moustache, car les ecclésiastiques +en portaient alors. Il regardait +chacun sous le nez pour reconnaître ses +amis, et s’arrêta enfin à un jeune homme +d’une fort grande taille, vêtu de noir de +la tête aux pieds, et dont l’épée même +était d’acier bronzé fort noir. Il causait +avec un capitaine des gardes, lorsque +l’abbé de Gondi le tira à part: +</p> + +<p> +—Monsieur de Thou, lui dit-il, j’aurai +besoin de vous pour second dans une +heure, à cheval, avec l’épée et le pistolet, +si vous voulez me faire cet honneur... +</p> + +<p> +—Monsieur, vous savez que je suis +des vôtres tout à fait et à tout venant. +Où nous trouverons-nous? +</p> + +<p> +—Devant le bastion espagnol, s’il +vous plaît. +</p> + +<p> +—Pardon si je retourne à une conversation +<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span> +qui m’intéressait beaucoup; je +serai exact au rendez-vous. +</p> + +<p> +Et de Thou le quitta pour retourner +à son capitaine. Il avait dit tout ceci +avec une voix fort douce, le plus inaltérable +sang-froid, et même quelque chose +de distrait. +</p> + +<p> +Le petit abbé lui serra la main avec +une vive satisfaction, et continua sa recherche. +</p> + +<p> +Il ne lui fut pas si facile de conclure +le marché avec les jeunes seigneurs +auxquels il s’adressa, car ils le connaissaient +mieux que M. de Thou, et, du +plus loin qu’ils le voyaient venir, ils +cherchaient à l’éviter, ou riaient de lui-même +avec lui, et ne s’engageaient +point à le servir. +</p> + +<p> +—Eh! l’abbé, vous voilà encore à +chercher; je gage que c’est un second +qu’il vous faut? dit le duc de Beaufort. +</p> + +<p> +—Et moi, je parie, ajouta M. de La +Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un +du Cardinal-duc. +</p> + +<p> +—Vous avez raison tous deux, messieurs; +<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span> +mais depuis quand riez-vous +des affaires d’honneur? +</p> + +<p> +—Dieu m’en garde! reprit M. de +Beaufort; des hommes d’épée comme +nous sommes vénèrent toujours tierce, +quarte et octave; mais, quant aux plis +de la soutane, je n’y connais rien. +</p> + +<p> +—Parbleu, monsieur, vous savez bien +qu’elle ne m’embarrasse pas le poignet, +et je le prouverai à qui voudra. Je ne +cherche du reste qu’à jeter ce froc aux +orties. +</p> + +<p> +—C’est donc pour le déchirer que +vous vous battez si souvent? dit La +Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon +cher abbé, que vous êtes dessous. +</p> + +<p> +Gondi tourna le dos en regardant à +une pendule et ne voulant pas perdre +plus de temps à de mauvaises plaisanteries; +mais il n’eut pas plus de succès +ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes +de la jeune Reine, qu’il supposait +mécontents du Cardinal, et heureux +par conséquent de se mesurer avec ses +créatures, l’un lui dit fort gravement: +</p> + +<p> +—Monsieur de Gondi, vous savez ce +<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span> +qui vient de se passer? Le Roi a dit +tout haut: «Que notre impérieux Cardinal +le veuille ou non, la veuve de +Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps +exilée.» <i>Impérieux</i>, monsieur +l’abbé, sentez-vous cela? Le Roi n’avait +encore rien dit d’aussi fort contre lui. +<i>Impérieux!</i> c’est une disgrâce complète. +Vraiment, personne n’osera plus lui parler; +il va quitter la cour aujourd’hui +certainement. +</p> + +<p> +—On m’a dit cela, monsieur; mais +j’ai une affaire... +</p> + +<p> +—C’est heureux pour vous, qu’il arrêtait +tout court dans votre carrière. +</p> + +<p> +—Une affaire d’honneur... +</p> + +<p> +—Au lieu que Mazarin est pour +vous... +</p> + +<p> +—Mais voulez-vous, ou non, m’écouter? +</p> + +<p> +—Ah! s’il est pour vous, vos aventures +ne peuvent lui sortir de la tête, +votre beau duel avec M. de Coutenan et +la jolie petite épinglière; il en a même +parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, +<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span> +nous sommes fort pressés; adieu, +adieu... +</p> + +<p> +Et, reprenant le bras de son ami, le +jeune persifleur, sans écouter un mot de +plus, marcha vite dans la galerie et se +perdit dans la multitude des passants. +</p> + +<p> +Le pauvre abbé restait donc fort mortifié +de ne pouvoir trouver qu’un second, +et regardait tristement s’écouler l’heure +et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune +gentilhomme qui lui était inconnu, +assis près d’une table et appuyé sur son +coude d’un air mélancolique. Il portait +des habits de deuil qui n’indiquaient +aucun attachement particulier à une +grande maison ou à un corps; et, paraissant +attendre sans impatience le +moment d’entrer chez le Roi, il regardait +d’un air insouciant ceux qui l’entouraient +et semblait ne les pas voir et n’en +connaître aucun. +</p> + +<p> +Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda +sans hésiter. +</p> + +<p> +—Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’ai +pas l’honneur de vous connaître; mais +une partie d’escrime ne peut jamais déplaire +<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span> +à un homme comme il faut; et, +si vous voulez être mon second, dans +un quart d’heure nous serons sur le +pré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé +M. de Launay, qui est au Cardinal, fort +galant homme d’ailleurs. +</p> + +<p> +L’inconnu, sans être étonné de cette +apostrophe, lui répondit sans changer +d’attitude: +</p> + +<p> +—Et quels sont ses seconds? +</p> + +<p> +—Ma foi, je n’en sais rien; mais que +vous importe qui le servira? On n’en est +pas plus mal avec ses amis pour leur +avoir donné un petit coup de pointe. +</p> + +<p> +L’étranger sourit nonchalamment, +resta un instant à passer sa main dans +ses longs cheveux châtains, et lui dit +enfin avec indolence et regardant à +une grosse montre ronde suspendue à +sa ceinture: +</p> + +<p> +—Au fait, monsieur, comme je n’ai +rien de mieux à faire et que je n’ai pas +d’amis ici, je vous suis: j’aime autant +faire cela qu’autre chose. +</p> + +<p> +Et, prenant sur la table son large chapeau +à plumes noires, il partit lentement, +<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span> +suivant le martial abbé, qui +allait vite devant lui et revenait le hâter, +comme un enfant qui court devant son +père, ou un jeune carlin qui va et revient +vingt fois avant d’arriver au bout d’une +allée. +</p> + +<p> +Cependant, deux huissiers, vêtus de +livrées royales, ouvrirent les grands +rideaux qui séparaient la galerie de la +tente du roi, et le silence s’établit partout. +On commença à entrer successivement +et avec lenteur dans la demeure +passagère du prince. Il reçut avec grâce +toute sa cour, et c’était lui-même qui +le premier s’offrait à la vue de chaque +personne introduite. +</p> + +<p> +Devant une très petite table entourée +de fauteuils dorés, était debout le roi +Louis XIII, environné des grands officiers +de la couronne; son costume était +fort élégant: une sorte de veste couleur +chamois, avec les manches ouvertes et +ornées d’aiguillettes et de rubans bleus, +le couvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausse +large et flottant ne lui tombait +<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span> +qu’aux genoux, et son étoffe jaune +et rayée de rouge était ornée en bas de +rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, ne +s’élevant guère à plus de trois pouces +au-dessus de la cheville du pied, étaient +doublées d’une profusion de dentelles, +et si larges, qu’elles semblaient les porter +comme un vase porte des fleurs. Un +petit manteau de velours bleu, où la +croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait +le bras gauche du roi, appuyé sur +le pommeau de son épée. +</p> + +<p> +Il avait la tête découverte, et l’on +voyait parfaitement sa figure pâle et +noble éclairée par le soleil que le haut +de sa tente laissait pénétrer. La petite +barbe pointue que l’on portait alors +augmentait encore la maigreur de son +visage, mais en accroissait aussi l’expression +mélancolique; à son front élevé, à +son profil antique, à son nez aquilin, on +reconnaissait un prince de la grande +race des Bourbons; il avait tout de ses +ancêtres, hormis la force du regard; ses +yeux semblaient rougis par les larmes +et voilés par un sommeil perpétuel, et +<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span> +l’incertitude de sa vue lui donnait l’air +un peu égaré. +</p> + +<p> +Il affecta en ce moment d’appeler autour +de lui et d’écouter avec attention +les plus grands ennemis du Cardinal, +qu’il attendait à chaque minute, en se +balançant un peu d’un pied sur l’autre, +habitude héréditaire de sa famille; il +parlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant +pour faire un signe de tête +gracieux ou un geste de la main à ceux +qui passaient devant lui en le saluant +profondément. +</p> + +<p> +Il y avait deux heures pour ainsi dire +que l’on passait devant le Roi sans que +le Cardinal eût paru, toute la cour était +accumulée et serrée derrière le prince +et dans les galeries tendues qui se prolongeaient +derrière sa tente; déjà un +intervalle de temps plus long commençait +à séparer les noms des courtisans +que l’on annonçait. +</p> + +<p> +—Ne verrons-nous pas notre cousin +le Cardinal, dit le Roi en se retournant +et regardant Montrésor, gentilhomme +<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span> +de Monsieur, comme pour l’encourager +à répondre. +</p> + +<p> +—Sire, on le croit fort malade en cet +instant, répartit celui-ci. +</p> + +<p> +—Et je ne vois pourtant que Votre +Majesté qui le puisse guérir, dit le duc +de Beaufort. +</p> + +<p> +—Nous ne guérissons que les écrouelles, +dit le Roi; et les maux du Cardinal +sont toujours si mystérieux, que +nous avouons n’y rien connaître. +</p> + +<p> +Le prince s’essayait aussi de loin à +braver son ministre, prenant des forces +dans la plaisanterie pour rompre mieux +son joug insupportable, mais si difficile +à soulever. Il croyait presque y avoir +réussi, et, soutenu par l’air de joie de +tout ce qui l’environnait, il s’applaudissait +déjà intérieurement d’avoir su +prendre l’empire suprême et jouissait en +ce moment de toute la force qu’il se +croyait. Un trouble involontaire au fond +du cÅ“ur lui disait bien que, cette heure +passée, tout le fardeau de l’Etat allait +retomber sur lui seul; mais il parlait +pour s’étourdir sur cette pensée importune, +<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span> +et se dissimulant le sentiment +intime qu’il avait de son impuissance +à régner, il ne laissait plus flotter son +imagination sur le résultat des entreprises, +se contraignant ainsi lui-même à +oublier les pénibles chemins qui peuvent +y conduire. Des phrases rapides se succédaient +sur ses lèvres. +</p> + +<p> +—Nous allons bientôt prendre Perpignan, +disait-il de loin à Fabert.—Eh +bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, +ajoutait-il pour La Valette. +</p> + +<p> +Puis touchant le bras de Mazarin: +</p> + +<p> +—Il n’est pas si difficile que l’on croit +de mener tout un royaume, n’est-ce +pas? +</p> + +<p> +L’Italien, qui n’avait pas autant de +confiance que le commun des courtisans +dans la disgrâce du Cardinal, répondit +sans se compromettre: +</p> + +<p> +—Ah! Sire, les derniers succès de +Votre Majesté, au dedans et au dehors, +prouvent assez combien elle est habile à +choisir ses instruments et à les diriger, +et... +</p> + +<p> +Mais le duc de Beaufort, l’interrompant +<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span> +avec cette confiance, cette voix +élevée et cet air qui lui méritèrent par +la suite le surnom d’<i>Important</i>, s’écria +tout haut de sa tête: +</p> + +<p> +—Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; +une nation se mène comme un +cheval avec l’éperon et la bride; et +comme nous sommes tous de bons cavaliers, +on n’a qu’à prendre parmi nous +tous. +</p> + +<p> +Cette belle sortie du fat n’eut pas le +temps de faire son effet, car deux huissiers +à la fois crièrent:—Son Eminence! +</p> + +<p> +Le Roi rougit involontairement, +comme surpris en flagrant délit; mais +bientôt, se raffermissant, il prit un air +de hauteur résolue qui n’échappa point +au ministre. +</p> + +<p> +Celui-ci, revêtu de toute la pompe du +costume de cardinal, appuyé sur deux +jeunes pages et suivi de son capitaine +des gardes et de plus de cinq cents +gentilshommes attachés à sa maison, +s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant +à chaque pas, comme éprouvant des +<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span> +souffrances qui l’y forçaient, mais en +effet pour observer les physionomies +qu’il avait en face. Un coup d’œil lui +suffit. +</p> + +<p> +Sa suite resta à l’entrée de la tente +royale, et, de tous ceux qui la remplissaient, +pas un n’eut l’assurance de le +saluer ou de jeter un regard sur lui; La +Valette même feignait d’être fort occupé +d’une conversation avec Montrésor; et le +Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta +de le saluer légèrement et de continuer +un <i>a parte</i> à voix basse avec le duc de +Beaufort. +</p> + +<p> +Le Cardinal fut donc forcé, après le +premier salut, de s’arrêter et de passer +du côté de la foule des courtisans, +comme s’il eût voulu s’y confondre; +mais son dessein était de les éprouver +de plus près; ils reculèrent tous, comme +à l’aspect d’un lépreux; le seul Fabert +s’avança vers lui avec l’air franc et +brusque qui lui était habituel, et, employant +dans son langage les expressions +de son métier: +</p> + +<p> +—Eh bien! monseigneur, vous faites +<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span> +une brèche au milieu d’eux comme un +boulet de canon; je vous en demande +pardon pour eux. +</p> + +<p> +—Et vous tenez ferme devant moi +comme devant l’ennemi, dit le Cardinal-duc; +vous n’en serez pas fâché par la +suite, mon cher Fabert. +</p> + +<p> +Mazarin s’approcha aussi, mais avec +précaution, du Cardinal, et, donnant à +ses traits mobiles l’expression d’une +tristesse profonde, lui fit cinq ou six +révérences fort basses et tournant le dos +au groupe du Roi, de sorte que l’on +pouvait les prendre de là pour ces saluts +froids et précipités que l’on fait à quelqu’un +dont on veut se défaire, et du +côté du Duc pour des marques de +respect, mais d’une discrète et silencieuse +douleur. +</p> + +<p> +Le ministre, toujours calme, sourit +avec dédain; et, prenant ce regard fixe +et cet air de grandeur qui paraissait +en lui dans les dangers imminents, il +s’appuya de nouveau sur ses pages, et, +sans attendre un mot ou un regard de +son souverain, prit tout à coup son +<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span> +parti et marcha directement vers lui en +traversant la tente dans toute sa longueur. +Personne ne l’avait perdu de +vue, tout en faisant paraître le contraire, +et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient +au Roi; tous les courtisans se penchèrent +en avant pour voir et écouter. +</p> + +<p> +Louis XIII étonné se retourna, et, la +présence d’esprit lui manquant totalement, +il demeura immobile et attendit +avec un regard glacé, qui était sa seule +force, force d’inertie très grande dans un +prince. +</p> + +<p> +Le Cardinal, arrivé près du monarque, +ne s’inclina pas; mais, sans changer +d’attitude, les yeux baissés et les deux +mains posées sur l’épaule des deux +enfants à demi courbés, il dit: +</p> + +<p> +—Sire, je viens supplier Votre Majesté +de m’accorder enfin une retraite +après laquelle je soupire depuis longtemps. +Ma santé chancelle; je sens que +ma vie est bientôt achevée; l’éternité +s’approche pour moi, et, avant de rendre +compte au Roi éternel, je vais le faire au +Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, +<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span> +que vous m’avez remis entre les mains +un royaume faible et divisé; je vous le +rends uni et puissant. Vos ennemis sont +abattus et humiliés. Mon Å“uvre est accomplie. +Je demande à Votre Majesté +la permission de me retirer à Cîteaux, où +je suis abbé-général, pour y finir mes +jours dans la prière et la méditation. +</p> + +<p> +Le Roi, choqué de quelques expressions +hautaines de ces paroles, ne +donna aucun des signes de faiblesse +qu’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait +vus toutes les fois qu’il l’avait menacé +de quitter les affaires. Au contraire, se +sentant observé par toute sa cour, il le +regarda en roi et dit froidement: +</p> + +<p> +—Nous vous remercions donc de vos +services, monsieur le Cardinal, et nous +vous souhaitons le repos que vous demandez. +</p> + +<p> +Richelieu fut ému au fond, mais d’un +sentiment de colère qui ne laissa nulle +trace sur ses traits. «Voilà bien cette +froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle +tu laissas mourir Montmorency; +<span class='pagenum'><a id='Page_238' name='Page_238'>[238]</a></span> +mais tu ne m’échapperas pas ainsi.» Il +reprit la parole en s’inclinant: +</p> + +<p> +—La seule récompense que je demande +de mes services, est que Votre +Majesté daigne accepter de moi, en pur +don, le Palais-Cardinal, élevé de mes +deniers dans Paris. +</p> + +<p> +Le Roi étonné fit un signe de tête +consentant. Un murmure de surprise +agita un moment la cour attentive. +</p> + +<p> +—Je me jette aussi aux pieds de +Votre Majesté pour qu’elle veuille m’accorder +la révocation d’une rigueur que +j’ai provoquée (je l’avoue publiquement), +et que je regardai peut-être trop à la +hâte comme utile au repos de l’État. +Oui, quand j’étais de ce monde, j’oubliais +trop mes plus anciens sentiments de +respect et d’attachement pour le bien +général; à présent que je jouis déjà des +lumières de la solitude, je vois que j’ai +eu tort; et je me repens. +</p> + +<p> +L’attention redoubla, et l’inquiétude +du Roi devint visible. +</p> + +<p> +—Oui, il est une personne, Sire, que +j’ai toujours aimée, malgré ses torts +<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span> +envers vous et l’éloignement que les +affaires du royaume me forcèrent à lui +montrer; une personne à qui j’ai dû +beaucoup, et qui vous doit être chère, +malgré ses entreprises à main armée +contre vous-même; une personne enfin +que je vous supplie de rappeler de +l’exil: je veux dire la Reine Marie de +Médicis, votre mère. +</p> + +<p> +Le Roi laissa échapper un cri involontaire, +tant il était loin de s’attendre +à ce nom. Une agitation tout à coup +réprimée parut sur toutes les physionomies. +On attendait en silence les paroles +royales. Louis XIII regarda longtemps +son vieux ministre sans parler, et ce +regard décida du destin de la France. +Il se rappela en un moment tous les +services infatigables de Richelieu, son +dévouement sans bornes, sa surprenante +capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en +séparer; il se sentit profondément attendri +à cette demande, qui allait chercher +sa colère au fond de son cÅ“ur pour +l’en arracher, et lui faisait tomber des +mains la seule arme qu’il eût contre son +<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span> +ancien serviteur; l’amour filial amena +le pardon sur ses lèvres et les larmes +dans ses yeux; heureux d’accorder ce +qu’il désirait le plus au monde, il tendit +la main au Duc avec toute la noblesse +et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal +s’inclina, la baisa avec respect; et son +cÅ“ur, qui aurait dû se briser de repentir, +ne se remplit que de la joie d’un +orgueilleux triomphe. +</p> + +<p> +Le prince, touché, lui abandonnant sa +main, se retourna avec grâce vers sa +cour, et dit d’une voix très émue: +</p> + +<p> +—Nous nous trompons souvent, messieurs, +et surtout pour connaître un aussi +grand politique que celui-ci; il ne nous +quittera jamais, j’espère, puisqu’il a un +cÅ“ur aussi bon que sa tête. +</p> + +<p> +Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara +du bas du manteau du Roi pour +le baiser avec l’ardeur d’un amant, et +le jeune Mazarin en fit presque autant +au Duc de Richelieu lui-même, prenant +un visage rayonnant de joie et d’attendrissement +avec l’admirable souplesse +italienne. Deux flots d’adulateurs fondirent, +<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span> +l’un sur le Roi, l’autre sur le +ministre: le premier groupe, non moins +adroit que le second, quoique moins +direct, n’adressait au prince que les +remercîments que pouvait entendre le +ministre, et brûlait aux pieds de l’un +l’encens qu’il destinait à l’autre. Pour +Richelieu, tout en faisant un signe de +tête à droite et donnant un sourire à +gauche, il fit deux pas, et se plaça debout +à la droite du Roi, comme à sa +place naturelle. Un étranger en entrant +eût plutôt pensé que le Roi était à sa +gauche.—Le maréchal d’Estrées et tous +les ambassadeurs, le duc d’Angoulême, +le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal +de Châtillon et tous les grands +officiers de l’armée et de la couronne +l’entouraient, et chacun d’eux attendait +impatiemment que le compliment des +autres fût achevé pour apporter le sien, +craignant qu’on ne s’emparât du madrigal +flatteur qu’il venait d’improviser, +ou de la formule d’adulation qu’il inventait. +Pour Fabert, il s’était retiré +dans un coin de la tente, et ne semblait +<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span> +pas avoir fait grande attention à toute +cette scène. Il causait avec Montrésor et +les gentilshommes de Monsieur, tous +ennemis jurés du Cardinal, parce que, +hors de la foule qu’il fuyait, il n’avait +trouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite +eût été d’une extrême maladresse +dans tout autre moins connu; mais on +sait que, tout en vivant au milieu de la +cour, il ignorait toujours ses intrigues; +et on disait qu’il revenait d’une bataille +gagnée comme le cheval du Roi de la +chasse, laissant les chiens caresser leur +maître et se partager la curée, sans +chercher à rappeler la part qu’il avait +eue au triomphe. +</p> + +<p> +L’orage semblait donc entièrement +apaisé, et aux agitations violentes de la +matinée succédait un calme fort doux; +un murmure respectueux interrompu +par des rires agréables, et l’éclat des +protestations d’attachement, étaient tout +ce qu’on entendait dans la tente. La voix +du Cardinal s’élevait de temps à autre +pour s’écrier:—Cette pauvre Reine! +nous allons donc la revoir! je n’aurais +<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span> +jamais osé espérer ce bonheur avant de +mourir! Le Roi l’écoutait avec confiance +et ne cherchait pas à cacher sa satisfaction:—C’est +vraiment une idée qui +lui est venue d’en haut, disait-il; ce bon +Cardinal, contre lequel on m’avait tant +fâché, ne songeait qu’à l’union de ma +famille; depuis la naissance du Dauphin, +je n’ai pas goûté de plus vive satisfaction +qu’en ce moment. La protection de +la sainte Vierge est visible pour le +royaume. +</p> + +<p> +En ce moment un capitaine des gardes +vint parler à l’oreille du prince. +</p> + +<p> +—Un courrier de Cologne? dit le Roi; +qu’il m’attende dans mon cabinet. +</p> + +<p> +Puis, n’y tenant pas:—J’y vais, j’y +vais, dit-il. Et il entra seul dans une +petite tente carrée attenante à la grande. +On y vit un jeune courrier tenant un +portefeuille noir, et les rideaux s’abaissèrent +sur le Roi. +</p> + +<p> +Le Cardinal, resté seul maître de la +cour, en concentrait toutes les adorations; +mais on s’aperçut qu’il ne les recevait +plus avec la même présence d’esprit; il +<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span> +demanda plusieurs fois quelle heure il +était, et témoigna un trouble qui n’était +pas joué; ses regards durs et inquiets se +tournaient vers le cabinet: il s’ouvrit +tout à coup; le Roi reparut seul, et +s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’à +l’ordinaire et tremblait de tout son corps; +il tenait à la main une large lettre couverte +de cinq cachets noirs. +</p> + +<p> +—Messieurs, dit-il avec une voix +haute mais entrecoupée, la Reine-mère +vient de mourir à Cologne, et je n’ai +peut-être pas été le premier à l’apprendre, +ajouta-t-il en jetant un regard sévère +sur le Cardinal impassible; mais Dieu +sait tout. Dans une heure, à cheval, et +l’attaque des lignes. Messieurs les Maréchaux, +suivez-moi. +</p> + +<p> +Et il tourna le dos brusquement, et +rentra dans son cabinet avec eux. +</p> + +<p> +La cour se retira après le ministre, +qui, sans donner un signe de tristesse +ou de dépit, sortit aussi gravement qu’il +était entré, mais en vainqueur. +</p> + +<h2 id="chap_9"> +CHAPITRE IX +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SIÈGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25" lang="it" xml:lang="it"> +Il papa alzato le mani e fattomi un +patente crocione supra la mia figura, +mi disse, che mi benediva e che mi +perdonava tutti gli omicidii che io +avevo mai fatti, e tutti quelli che +mai io farei in servizio della Chiesa +apostolica. +</p> + +<p class="sig" lang="it" xml:lang="it"> +<span class='smcap'>Benvenuto Cellini.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Il est des moments dans la vie où l’on +souhaite avec ardeur les fortes commotions +pour se tirer des petites douleurs; +des époques où l’âme, semblable au lion +de la fable et fatiguée des atteintes +continuelles de l’insecte, souhaite un +plus fort ennemi, et appelle les +dangers de toute la puissance de son +désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette +disposition d’esprit, qui naît toujours +d’une sensibilité maladive des organes +<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span> +et d’une perpétuelle agitation du cÅ“ur. +Las de retourner sans cesse en lui-même +les combinaisons d’événements qu’il souhaitait +et celles qu’il avait à redouter; +las d’appliquer à des probabilités tout ce +que sa tête avait de force pour les calculs, +d’appeler à son secours tout ce +que son éducation lui avait fait apprendre +de la vie des hommes illustres pour le +rapprocher de sa situation présente; +accablé de ses regrets, de ses songes, +des prédictions, des chimères, des craintes +et de tout ce monde imaginaire dans lequel +il avait vécu pendant son voyage +solitaire, il respira en se trouvant jeté +dans un monde réel presque aussi +bruyant, et le sentiment de deux dangers +véritables rendit à son sang la circulation, +et la jeunesse à tout son être. +</p> + +<p> +Depuis la scène nocturne de son auberge +près de Loudun, il n’avait pu reprendre +assez d’empire sur son esprit +pour s’occuper d’autre chose que de ses +chères et douloureuses pensées; et une +sorte de consomption s’emparait déjà +de lui, lorsque heureusement il arriva +<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span> +au camp de Perpignan, et heureusement +encore eut occasion d’accepter la proposition +de l’abbé de Gondi; car on a sans +doute reconnu Cinq-Mars dans la personne +de ce jeune étranger en deuil, si +insouciant et si mélancolique, que le +duelliste en soutane avait pris pour témoin. +</p> + +<p> +Il avait fait établir sa tente comme +volontaire dans la rue du camp assignée +aux jeunes seigneurs qui devaient être +présentés au Roi et servir comme aides +de camp des généraux; il s’y rendit +promptement, fut bientôt armé, à cheval +et cuirassé selon la coutume qui +subsistait encore alors, et partit seul +pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. +Il s’y trouva le premier, et reconnut +qu’un petit champ de gazon caché +par les ouvrages de la place assiégée +avait été fort bien choisi par le petit +abbé pour ses projets homicides; car, +outre que personne n’eût soupçonné des +officiers d’aller se battre sous la ville +même qu’ils attaquaient, le corps du +bastion les séparait du camp français, +<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span> +et devait les voiler comme un immense +paravent. Il était bon de prendre ces +précautions, car il n’en coûtait pas +moins que la tête alors pour s’être donné +la satisfaction de risquer son corps. +</p> + +<p> +En attendant ses amis et ses adversaires, +Cinq-Mars eut le temps d’examiner +le côté du sud de Perpignan, devant lequel +il se trouvait. Il avait entendu dire +que ce n’était pas ces ouvrages que l’on +attaquerait, et cherchait en vain à se +rendre compte de ces projets. Entre cette +face méridionale de la ville, les montagnes +de l’Albère et le col du Perthus, +on aurait pu tracer des lignes d’attaque +et des redoutes contre le point accessible; +mais pas un soldat de l’armée n’y +était placé; toutes les forces semblaient +dirigées sur le nord de Perpignan, du +côté le plus difficile, contre un fort de +brique nommé le Castillet, qui surmonte +la porte de Notre-Dame. Il vit +qu’un terrain en apparence marécageux, +mais très solide, conduisait jusqu’au +pied du bastion espagnol; que ce poste +était gardé avec toute la négligence castillane, +<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span> +et ne pouvait avoir cependant +de force que par ses défenseurs, car ses +créneaux et ses meurtrières étaient +ruinés et garnis de quatre pièces de +canon d’un énorme calibre, encaissées +dans du gazon, et par là rendues immobiles +et impossibles à diriger contre une +troupe qui se précipiterait rapidement +au pied du mur. +</p> + +<p> +Il était aisé de voir que ces énormes +pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée +d’attaquer ce point, et aux assiégés celle +d’y multiplier les moyens de défense. +Aussi, d’un côté, les postes avancés et +les vedettes étaient fort éloignés; de +l’autre, les sentinelles étaient rares et +mal soutenues. Un jeune Espagnol, +tenant une longue escopette avec sa +fourche suspendue à son côté, et la +mèche fumante dans la main droite, se +promenait nonchalamment sur le rempart, +et s’arrêta à considérer Cinq-Mars, +qui faisait à cheval le tour des fossés et +du marais. +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Senor Caballero</i>, lui dit-il, est-ce +que vous voulez prendre le bastion à +<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span> +vous seul et à cheval, comme don +Quixote-Quixada de la Mancha? +</p> + +<p> +Et en même temps il détacha la fourche +ferrée qu’il avait au côté, la planta +en terre, et y appuyait le bout de son +escopette pour ajuster, lorsqu’un grave +Espagnol plus âgé, enveloppé dans un +sale manteau brun, lui dit dans sa +langue: +</p> + +<p> +—<i lang="it" xml:lang="it">Ambrosio de demonio</i>, ne sais-tu +pas bien qu’il est défendu de perdre la +poudre inutilement jusqu’aux sorties ou +aux attaques, pour avoir le plaisir de +tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! +C’est ici même que Charles-Quint a jeté +et noyé dans le fossé la sentinelle +endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai. +</p> + +<p> +Ambrosio remit son fusil sur son +épaule, son bâton fourchu à son côté, et +reprit sa promenade sur le rempart. +</p> + +<p> +Cinq-Mars avait été fort peu ému de +ce geste menaçant, et s’était contenté +d’élever les rênes de son cheval et de lui +approcher les éperons, sachant que d’un +saut de ce léger animal il serait transporté +<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span> +derrière un petit mur d’une cabane +qui s’élevait dans le champ où il se +trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol +avant que l’opération de la fourche +et de la mèche fût terminée. Il savait +d’ailleurs qu’une convention tacite des +deux armées empêchait que les tirailleurs +ne fissent feu sur les sentinelles, +ce qui eût été regardé comme un assassinat +de chaque côté. Il fallait même +que le soldat qui s’était disposé ainsi à +l’attaque fût dans l’ignorance des consignes +pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat +ne fit donc aucun mouvement apparent: +et lorsque le factionnaire reprit sa promenade +sur le rempart, il reprit la sienne +sur le gazon, et aperçut bientôt cinq +cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les +deux premiers qui arrivèrent au plus +grand galop ne le saluèrent pas; mais, +s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à +terre, et il se trouva dans les bras du +conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, +tandis que le petit abbé de +Gondi, riant de tout son cÅ“ur, s’écriait: +</p> + +<p> +—Voici encore un Oreste qui retrouve +<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span> +son Pylade, et au moment d’immoler +un coquin qui n’est pas de la famille du +Roi des rois, je vous assure! +</p> + +<p> +—Eh quoi! c’est vous, cher Cinq-Mars! +s’écriait de Thou; quoi! sans que +j’aie su votre arrivée au camp? Oui, +c’est bien vous; je vous reconnais, quoique +vous soyez plus pâle. Avez-vous été +malade, cher ami? je vous ai écrit bien +souvent; car notre amitié d’enfance +m’est demeurée bien avant dans le +cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Et moi, répondit Henri d’Effiat, +j’ai été bien coupable envers vous: mais +je vous conterai tout ce qui m’étourdissait; +je pourrai vous en parler, et j’avais +honte de vous l’écrire. Mais que vous +êtes bon! votre amitié ne s’est point +lassée. +</p> + +<p> +—Je vous connais trop bien, reprenait +de Thou; je savais qu’il ne pouvait +y avoir d’orgueil entre nous, et que mon +âme avait un écho dans la vôtre. +</p> + +<p> +Avec ces paroles, ils s’embrassaient +les yeux humides de ces larmes douces +que l’on verse si rarement dans la vie, +<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span> +et dont il semble cependant que le cÅ“ur +soit toujours chargé, tant elles font de +bien en coulant. +</p> + +<p> +Cet instant fut court; et, pendant ce +peu de mots, Gondi n’avait cessé de les +tirer par leur manteau en disant: +</p> + +<p> +—A cheval! à cheval! messieurs. Eh! +pardieu, vous aurez le temps de vous +embrasser, si vous êtes si tendres; mais +ne vous faites pas arrêter, et songeons +à en finir bien vite avec nos bons amis +qui arrivent. Nous sommes dans une +mauvaise position, avec ces trois gaillards-là +en face, les archers pas loin +d’ici, et les Espagnols là -haut; il faut +tenir tête à trois feux. +</p> + +<p> +Il parlait encore lorsque M. de +Launay, se trouvant à soixante pas de +là avec ses seconds, choisis dans ses +amis plutôt que dans les partisans du +Cardinal, <i>embarqua</i> son cheval au petit +galop, selon les termes du manège, et, +avec toute la précision des leçons qu’on +y reçoit, s’avança de très bonne grâce +vers ses jeunes adversaires et les salua +gravement: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span> +—Messieurs, dit-il, je crois que nous +ferions bien de nous choisir et de prendre +du champ; car il est question +d’attaquer les lignes et il faut que je +sois à mon poste. +</p> + +<p> +—Nous sommes prêts, monsieur, dit +Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, je +serai bien aise de me trouver en face de +vous; car je n’ai point oublié le maréchal +de Bassompierre et le bois de +Chaumont; vous savez mon avis sur +votre insolente visite chez ma mère. +</p> + +<p> +—Vous êtes jeune, monsieur; j’ai +rempli chez madame votre mère les +devoirs d’homme du monde; chez le +maréchal, ceux de capitaine des gardes; +ici, ceux de gentilhomme avec monsieur +l’abbé qui m’a appelé; et ensuite j’aurai +cet honneur avec vous. +</p> + +<p> +—Si je vous le permets, dit l’abbé +déjà à cheval. +</p> + +<p> +Ils prirent soixante pas de champ, et +c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré +qui les renfermait; l’abbé de Gondi fut +placé entre de Thou et son ami, qui se +trouvait le plus rapproché des remparts, +<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span> +où deux officiers espagnols et une vingtaine +de soldats se placèrent, comme au +balcon, pour voir ce duel de six personnes, +spectacle qui leur était assez +habituel. Ils donnaient les mêmes signes +de joie qu’à leurs combats de taureaux, +et riaient de ce rire sauvage et amer +que leur physionomie tient du sang +arabe. +</p> + +<p> +A un signe de Gondi, les six chevaux +partirent au galop, et se rencontrèrent +sans se heurter au milieu de l’arène; à +l’instant six coups de pistolet s’entendirent +presque ensemble, et la fumée +couvrit les combattants. +</p> + +<p> +Quand elle se dissipa, on ne vit, des +six cavaliers et des six chevaux, que +trois hommes et trois animaux en bon +état. Cinq-Mars était à cheval, donnant +la main à son adversaire aussi calme que +lui; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait +du sien, dont il avait tué le +cheval, et l’aidait à se relever; pour +Gondi et de Launay, on ne les voyait +plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les +cherchant avec inquiétude, aperçut en +<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span> +avant le cheval de l’abbé qui sautait et +caracolait, traînant à sa suite le futur +cardinal, qui avait le pied pris dans +l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais +étudié autre chose que le langage des +camps: il avait le nez et les mains tout +en sang de sa chute et de ses efforts +pour s’accrocher au gazon, et voyait avec +assez d’humeur son cheval, que son +pied chatouillait bien malgré lui, se diriger +vers le fossé rempli d’eau qui entourait +le bastion, lorsque heureusement +Cinq-Mars, passant entre le bord du +marécage et le cheval, le saisit par la +bride et l’arrêta. +</p> + +<p> +—Eh bien! mon cher abbé, je vois +que vous n’êtes pas bien malade, car +vous parlez énergiquement. +</p> + +<p> +—Par la corbleu! criait Gondi en se +débarbouillant de la terre qu’il avait +dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet +à la figure de ce géant, il a bien +fallu me pencher en avant et m’élever +sur l’étrier; aussi ai-je un peu perdu +l’équilibre; mais je crois qu’il est à terre +aussi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span> +—Vous ne vous trompez guère, monsieur, +dit de Thou, qui arriva; voilà son +cheval qui nage dans le fossé avec son +maître, dont la cervelle est emportée; il +faut songer à nous évader. +</p> + +<p> +—Nous évader? c’est assez difficile, +messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars +survenant, voici le coup de canon, signal +de l’attaque; je ne croyais pas qu’il +partît si tôt: si nous retournons, nous +rencontrerons les Suisses et les lansquenets +qui sont en bataille sur ce point. +</p> + +<p> +—M. de Fontrailles a raison, dit de +Thou; mais, si nous ne retournons pas, +voici les Espagnols qui courent aux +armes et nous feront siffler des balles +sur la tête. +</p> + +<p> +—Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; +appelez donc M. de Montrésor, qui +s’occupe inutilement de chercher le +corps de ce pauvre de Launay. Vous +ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou? +</p> + +<p> +—Non, monsieur l’abbé, tout le +monde n’a pas la main si heureuse que +la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui +venait boitant un peu à cause de sa +<span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span> +chute; nous n’aurons pas le temps de +continuer avec l’épée. +</p> + +<p> +—Quant à continuer, je n’en suis +pas, messieurs, dit Fontrailles; M. de +Cinq-Mars en a agi trop noblement avec +moi: mon pistolet avait fait long feu, et, +ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, +j’en sens encore le froid; il a eu la +bonté de l’ôter et de le tirer en l’air; je +ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à +la vie à la mort. +</p> + +<p> +—Il ne s’agit pas de cela, messieurs, +interrompit Cinq-Mars; voici une balle +qui m’a sifflé à l’oreille; l’attaque est +commencée de toutes parts, et nous +sommes enveloppés par les amis et les +ennemis. +</p> + +<p> +En effet, la canonnade était générale; +la citadelle, la ville et l’armée +étaient couvertes de fumée; le bastion +seul qui leur faisait face n’était pas attaqué; +et ses gardes semblaient moins +se préparer à le défendre qu’à examiner +le sort des fortifications. +</p> + +<p> +—Je crois que l’ennemi a fait une +sortie, dit Montrésor, car la fumée a +<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span> +cessé dans la plaine, et je vois des +masses de cavaliers qui chargent pendant +que le canon de la place les protège. +</p> + +<p> +—Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait +cessé d’observer les murailles, nous +pourrions prendre un parti: ce serait +d’entrer dans ce bastion mal gardé. +</p> + +<p> +—C’est très bien dit, monsieur, dit +Fontrailles; mais nous ne sommes que +cinq contre trente au moins, et nous +voilà bien découverts et faciles à compter. +</p> + +<p> +—Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, +dit Gondi: il vaut mieux être fusillé là -haut +que pendu là -bas, si l’on vient à +nous trouver; car ils doivent déjà s’être +aperçus que M. de Launay manque à +sa compagnie, et toute la cour sait notre +affaire. +</p> + +<p> +—Parbleu! messieurs, dit Montrésor, +voilà du secours qui nous vient. +</p> + +<p> +Une troupe nombreuse à cheval, mais +fort en désordre, arrivait sur eux au +plus grand galop; des habits rouges les +faisaient voir de loin; ils semblaient +<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span> +avoir pour but de s’arrêter dans le champ +même où se trouvaient nos duellistes +embarrassés, car à peine les premiers +chevaux y furent-ils, que les cris de <i>halte</i> +se répétèrent et se prolongèrent par la +voix des chefs mêlés à leurs cavaliers. +</p> + +<p> +—Allons au-devant d’eux, ce sont les +gens d’armes de la garde du Roi, dit +Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes +noires. Je vois aussi beaucoup +de chevau-légers avec eux; mêlons-nous +à leur désordre, car je crois qu’ils +sont <i>ramenés</i>. +</p> + +<p> +Ce mot est un terme honnête qui voulait +dire et signifie encore <i>en déroute</i> +dans le langage militaire. Tous les cinq +s’avancèrent vers cette troupe vive et +bruyante, et virent que cette conjecture +était très juste. Mais, au lieu de +la consternation qu’on pourrait attendre +en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une +gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent +que des éclats de rire de ces deux +compagnies. +</p> + +<p> +—Ah! pardieu, Cahuzac, disait l’un, +ton cheval courait mieux que le mien; +<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span> +je crois que tu l’as exercé aux chasses +du Roi. +</p> + +<p> +—C’est pour que nous soyons plus +tôt ralliés que tu es arrivé le premier +ici, répondait l’autre. +</p> + +<p> +—Je crois que le marquis de Coislin +est fou de nous faire charger quatre +cents contre huit régiments espagnols. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache +est bien arrangé! il a l’air d’un +saule pleureur. Si nous suivons celui-là , +ce sera à l’enterrement. +</p> + +<p> +—Eh! messieurs, je vous l’ai dit d’avance, +répondait d’assez mauvaise humeur +ce jeune officier; j’étais sûr que +ce capucin de Joseph, qui se mêle de +tout, se trompait en nous disant de +charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous +été contents si ceux qui ont +l’honneur de vous commander avaient +refusé la charge? +</p> + +<p> +—Non! non! non! répondirent tous +ces jeunes gens en reprenant rapidement +leurs rangs. +</p> + +<p> +—J’ai dit, reprit le vieux marquis de +Coislin, qui, avec ses cheveux blancs, +<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span> +avait encore le feu de la jeunesse dans +les yeux, que si l’on vous ordonnait de +monter à l’assaut à cheval, vous le feriez. +</p> + +<p> +—Bravo! bravo! crièrent tous les +gens d’armes en battant des mains. +</p> + +<p> +—Eh bien, monsieur le marquis, dit +Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion +d’exécuter ce que vous avez promis; +je ne suis qu’un simple volontaire, +mais il y a déjà un instant que ces +messieurs et moi examinons ce bastion, +et je crois qu’on en pourrait venir à +bout. +</p> + +<p> +—Monsieur, au préalable, il faudrait +sonder le gué pour... +</p> + +<p> +En ce moment, une balle partie du +rempart même dont on parlait vint +casser la tête au cheval du vieux capitaine. +</p> + +<p> +—Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, +et l’assaut, l’assaut! crièrent +les deux compagnies nobles, le +croyant mort. +</p> + +<p> +—Un moment, un moment, messieurs, +dit le vieux Coislin en se relevant, je +<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span> +vous y conduirai, s’il vous plaît; guidez-nous, +monsieur le volontaire, car +les Espagnols nous invitent à ce bal, et +il faut répondre poliment. +</p> + +<p> +A peine le vieillard fut-il sur un autre +cheval que lui amenait un de ses gens, +et eut-il tiré son épée, que, sans attendre +son commandement, toute cette ardente +jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses +amis, dont les chevaux étaient poussés +en avant par les escadrons, se jeta dans +les marais, où, à son grand étonnement +et à celui des Espagnols, qui comptaient +trop sur sa profondeur, les chevaux ne +s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et +malgré une décharge à mitraille des +deux plus grosses pièces, tous arrivèrent +pêle-mêle sur un petit terrain de gazon +au pied des remparts à demi ruinés. +Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et +Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent +leurs chevaux sur le rempart +même; mais une vive fusillade tua et +renversa ces trois animaux, qui roulèrent +avec leurs maîtres. +</p> + +<p> +—Pied à terre, messieurs! cria le +<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span> +vieux Coislin; le pistolet et l’épée, et en +avant! abandonnez vos chevaux. +</p> + +<p> +Tous obéirent rapidement et vinrent +se jeter en foule à la brèche. +</p> + +<p> +Cependant de Thou, que son sang-froid +n’abandonnait jamais non plus que +son amitié, n’avait pas perdu de vue son +jeune Henri, et l’avait reçu dans ses +bras lorsque son cheval était tombé. Il +le remit debout, lui rendit son épée +échappée, et lui dit avec le plus grand +calme, malgré les balles qui pleuvaient +de tous côtés: +</p> + +<p> +—Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule +au milieu de toute cette bagarre, +avec mon habit de conseiller au Parlement? +</p> + +<p> +—Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait, +voici l’abbé qui vous justifie bien. +</p> + +<p> +En effet, le petit Gondi, repoussant +des coudes les chevau-légers, criait de +toutes ses forces:—Trois duels et un +assaut! J’espère que j’y perdrai ma soutane, +enfin! +</p> + +<p> +Et, en disant ces mots, il frappait +<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span> +d’estoc et de taille sur un grand Espagnol. +</p> + +<p> +La défense ne fut pas longue. Les +soldats castillans ne tinrent pas longtemps +contre les officiers français, et +pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse +de recharger son arme. +</p> + +<p> +—Messieurs, nous raconterons cela à +nos maîtresses, à Paris! s’écria Locmaria +en jetant son chapeau en l’air. +</p> + +<p> +Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de +Mouy, Londigny, officiers des compagnies +rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, +l’épée dans la main droite, le +pistolet dans la gauche, se heurtant, se +poussant et se faisant autant de mal à +eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, +débordèrent enfin sur la +plate-forme du bastion, comme l’eau +versée d’un vase dont l’entrée est trop +étroite jaillit par torrents au dehors. +</p> + +<p> +Dédaignant de s’occuper des soldats +vaincus qui se jetaient à leurs genoux, +ils les laissèrent errer dans le fort sans +même les désarmer, et se mirent à courir +dans leur conquête comme des écoliers +<span class='pagenum'><a id='Page_266' name='Page_266'>[266]</a></span> +en vacances, riant de tout leur +cÅ“ur comme après une partie de +plaisir. +</p> + +<p> +Un officier espagnol, enveloppé dans +son manteau brun, les regardait d’un +air sombre. +</p> + +<p> +—Quels démons est-ce là , Ambrosio? +disait-il à un soldat. Je ne les ai pas +connus autrefois en France. Si Louis XIII +a toute une armée ainsi composée, il +est bien bon de ne pas conquérir l’Europe. +</p> + +<p> +—Oh! je ne les crois pas bien nombreux; +il faut que ce soit un corps de +pauvres aventuriers qui n’ont rien à +perdre et tout à gagner par le pillage. +</p> + +<p> +—Tu as raison, dit l’officier; je vais +tâcher d’en séduire un pour m’échapper. +</p> + +<p> +Et, s’approchant avec lenteur, il aborda +un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit +ans, qui était à l’écart assis sur le +parapet; il avait le teint blanc et rose +d’une jeune fille, sa main délicate tenait +un mouchoir brodé dont il essuyait son +front et ses cheveux d’un blond d’argent; +il regardait l’heure à une grosse +<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span> +montre ronde couverte de rubis enchâssés +et suspendue à sa ceinture par un +nÅ“ud de rubans. +</p> + +<p> +L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne +l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait +cru capable que de chanter une +romance couché sur un lit de repos. +Mais, prévenu par les idées d’Ambrosio, +il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé +ces objets de luxe au pillage des appartements +d’une femme; et, l’abordant +brusquement, lui dit: +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Hombre!</i> je suis officier; veux-tu +me rendre la liberté et me faire revoir +mon pays? +</p> + +<p> +Le jeune Français le regarda avec l’air +doux de son âge, et, songeant à sa +propre famille, lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, je vais vous présenter au +marquis de Coislin, qui vous accordera +sans doute ce que vous demandez; votre +famille est-elle de Castille ou d’Aragon? +</p> + +<p> +—Ton Coislin demandera une autre +permission encore, et me fera attendre +une année. Je te donnerai quatre mille +ducats si tu me fais évader. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span> +Cette figure douce, ces traits enfantins, +se couvrirent de la pourpre de la fureur; +ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, +en disant: De l’argent, à moi! va-t’en, +imbécile! le jeune homme donna sur la +joue de l’Espagnol un bruyant soufflet. +Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard +de sa poitrine, et, saisissant le +bras du Français, crut le lui plonger +facilement dans le cÅ“ur: mais, leste et +vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même +le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus +de sa tête, le ramena avec le +fer sur celle de l’Espagnol frémissant +de rage. +</p> + +<p> +—Eh! eh! eh! doucement, Olivier! +Olivier! crièrent de toutes parts ses +camarades accourant: il y a assez +d’Espagnols par terre. +</p> + +<p> +Et ils désarmèrent l’officier ennemi. +</p> + +<p> +—Que ferons-nous de cet enragé? +disait l’un. +</p> + +<p> +—Je n’en voudrais pas pour mon +valet de chambre, répondait l’autre. +</p> + +<p> +—Il mérite d’être pendu, disait un +troisième; mais, ma foi, messieurs, nous +<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span> +ne savons pas pendre; envoyons-le à ce +bataillon de Suisses qui passe dans la +plaine. +</p> + +<p> +Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant +de nouveau dans son manteau, +se mit en marche de lui-même, suivi +d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, +poussé par les épaules et hâté par +cinq ou six de ces jeunes fous. +</p> + +<p> +Cependant la première troupe d’assiégeants, +étonnée de son succès, l’avait +suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé +par le vieux Coislin, avait fait le tour +du bastion, et ils virent tous deux avec +chagrin qu’il était entièrement séparé de +la ville, et que leur avantage ne pouvait +se poursuivre. Ils revinrent donc sur la +plate-forme, lentement et en causant, +rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, +qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes +chevau-légers. +</p> + +<p> +—Nous avions avec nous la Religion +et la Justice, messieurs, nous ne pouvions +pas manquer de triompher. +</p> + +<p> +—Comment donc? mais c’est qu’elles +ont frappé aussi fort que nous! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span> +Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, +et restèrent un instant à chuchoter +et à demander son nom, puis tous +l’entourèrent et lui prirent la main avec +transport. +</p> + +<p> +—Messieurs, vous avez raison, dit le +vieux capitaine; c’est, comme disaient +nos pères, <i>le mieux faisant de la journée</i>. +C’est un volontaire qui doit être présenté +aujourd’hui au Roi par le Cardinal. +</p> + +<p> +—Par le Cardinal! nous le présenterons +nous-mêmes, ah! qu’il ne soit pas +<i>Cardinaliste</i><a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, il est trop brave garçon +pour cela, disaient avec vivacité tous +ces jeunes gens. +</p> + +<p> +—Monsieur, je vous en dégoûterai +bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en +s’approchant, car j’ai été son page, et je +le connais parfaitement. Servez plutôt +dans les Compagnies Rouges; allez, +vous aurez de bons camarades. +</p> + +<p> +Le vieux marquis évita l’embarras de +la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner +<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span> +les trompettes pour rallier ses brillantes +compagnies. Le canon avait cessé de se +faire entendre, et un Garde était venu +l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient +la ligne pour voir les résultats +de la journée; il fit passer tous les chevaux +par la brèche, ce qui fut assez long, +et ranger les deux compagnies à cheval +en bataille dans un lieu où il semblait +impossible qu’une autre troupe que +l’infanterie eût jamais pu pénétrer. +</p> + +<h2 id="chap_10"> +CHAPITRE X +</h2> + +<p class="h2b"> +LES RÉCOMPENSES +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<p class="noindent center"> +LA MORT. +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux<br /></span> +<span class="i0">Courent bride abattue au-devant de mes coups.<br /></span> +<span class="i0">Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.<br /></span> +<span class="i0">Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>N. Lemercier</span>, <i>Panhypocrisiade</i>. +</p> + +</div> +</div> + +<p> +«Pour assouvir le premier emportement +du chagrin royal, avait dit Richelieu; +pour ouvrir une source d’émotions +<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span> +qui détourne de la douleur cette âme +incertaine, que cette ville soit assiégée, +j’y consens; que Louis parte, je lui permets +de frapper quelques pauvres soldats +des coups qu’il voudrait et n’ose +me donner; que sa colère s’éteigne dans +ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice +de gloire ne dérangera pas mes +immuables desseins, cette ville ne tombera +pas encore, elle ne sera française +pour toujours que dans deux ans, elle +viendra dans mes filets seulement au +jour marqué dans ma pensée. Tonnez, +bombes et canons: méditez vos opérations, +savants capitaines; précipitez-vous, +jeunes guerriers; je ferai taire votre +bruit, évanouir vos projets, avorter vos +efforts; tout finira par une vaine fumée, +et je vais vous conduire pour vous +égarer.» +</p> + +<p> +Voilà à peu près ce que roulait sous +sa tête chauve le Cardinal-Duc avant +l’attaque dont on vient de voir une +partie. Il s’était placé à cheval au nord +de la ville sur une des montagnes de +Salces; de ce point il pouvait voir la +<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span> +plaine du Roussillon, devant lui, s’inclinant +jusqu’à la Méditerranée; Perpignan, +avec ses remparts de brique, ses +bastions, sa citadelle et son clocher, y +formait une masse ovale et sombre sur +des prés larges et verdoyants, et les +vastes montagnes l’enveloppaient avec +la vallée comme un arc énorme courbé +du nord au sud, tandis que, prolongeant +sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer +semblait en être la corde argentée. A sa +droite s’élevait ce mont immense que +l’on appelle le Canigou, dont les flancs +épanchent deux rivières dans la plaine. +La ligne française s’étendait jusqu’au +pied de cette barrière de l’occident. Une +foule de généraux et de grands seigneurs +se tenaient à cheval derrière le +ministre, mais à vingt pas de distance +et dans un silence profond. Il avait +commencé par suivre au plus petit pas +la ligne d’opérations, et ensuite était +revenu se placer immobile sur cette +hauteur, d’où son Å“il et sa pensée planaient +sur les destinées des assiégeants +et des assiégés. L’armée avait les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span> +sur lui, et de tout point on pouvait le +voir. Chaque homme portant les armes +le regardait comme son chef immédiat, +et attendait son geste pour agir. Dès +longtemps la France était ployée à son +joug, et l’admiration en avait exclu de +toutes ses actions le ridicule auquel un +autre eût été quelquefois soumis. Ici, +par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun +homme de sourire ou même de s’étonner +que la cuirasse revêtit un prêtre, et la +sévérité de son caractère et de son +aspect réprima toute idée de rapprochements +ironiques ou de conjectures injurieuses. +Ce jour-là le Cardinal parut revêtu +d’un costume entièrement guerrier: +c’était un habit couleur de feuille morte, +bordé en or; une cuirasse couleur d’eau; +l’épée au côté des pistolets à l’arçon de +sa selle, et un chapeau à plumes qu’il +mettait rarement sur sa tête, où il conservait +toujours la calotte rouge. Deux +pages étaient derrière lui: l’un portait +ses gantelets, l’autre son casque, et le +capitaine de ses gardes était à son côté. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span> +Comme le Roi l’avait nouvellement +nommé généralissime de ses troupes, +c’était à lui que les généraux envoyaient +demander des ordres; mais lui, connaissant +trop bien les secrets motifs de la +colère actuelle de son maître, affecta de +renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient +avoir une décision de sa bouche. +Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait +et calculait les mouvements de ce +cÅ“ur comme ceux d’une horloge, et aurait +pu dire avec exactitude par quelles +sensations il avait passé. Louis XIII vint +se placer à ses côtés, mais il vint comme +vient l’élève adolescent forcé de reconnaître +que son maître a raison. Son air +était hautain et mécontent, ses paroles +étaient brusques et sèches. Le Cardinal +demeura impassible. Il fut remarquable +que le Roi employait, en consultant, les +paroles du commandement, conciliant +ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son +irrésolution et sa fierté, son impéritie et +ses prétentions, tandis que son ministre +lui dictait ses lois avec le ton de la +plus profonde obéissance. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span> +—Je veux que l’on attaque bientôt, +Cardinal, dit le prince en arrivant; c’est-à -dire, +ajouta-t-il avec un air d’insouciance, +lorsque tous vos préparatifs +seront faits et à l’heure dont vous serez +convenu avec nos maréchaux. +</p> + +<p> +—Sire, si j’osais dire ma pensée, je +voudrais que Votre Majesté eût pour +agréable d’attaquer dans un quart +d’heure, car, la montre en main, il +suffit de ce temps pour faire avancer la +troisième ligne. +</p> + +<p> +—Oui, oui, c’est bon, monsieur le +Cardinal; je le pensais aussi; je vais +donner mes ordres moi-même; je veux +faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg! +dans un quart d’heure je veux +entendre le canon du signal, je le veux! +</p> + +<p> +En partant pour commander la droite +de l’armée, Schomberg ordonna, et le +signal fut donné. +</p> + +<p> +Les batteries disposées depuis longtemps +par le maréchal de La Meilleraie +commencèrent à battre en brèche, mais +mollement, parce que les artilleurs sentaient +qu’on les avait dirigés sur deux +<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span> +points inexpugnables, et qu’avec leur +expérience, et surtout le sens droit et la +vue prompte du soldat français, chacun +d’eux aurait pu indiquer la place qu’il +eût fallu choisir. +</p> + +<p> +Le Roi fut frappé de la lenteur des +feux. +</p> + +<p> +—La Meilleraie, dit-il avec impatience, +voici des batteries qui ne vont pas; vos +canonniers dorment. +</p> + +<p> +Le maréchal, les mestres de camp +d’artillerie étaient présents, mais aucun +ne répondit une syllabe. Ils avaient +jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait +immobile comme une statue équestre, +et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre +que la faute n’était pas aux soldats, +mais à celui qui avait ordonné +cette fausse disposition de batteries; et +c’était Richelieu lui-même qui, feignant +de les croire plus utiles où elles se trouvaient, +avait fait taire les observations +des chefs. +</p> + +<p> +Le Roi fut étonné de ce silence, et, +craignant d’avoir commis, par cette +question, quelque erreur grossière dans +<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span> +l’art militaire, rougit légèrement, et, +se rapprochant du groupe des princes +qui l’accompagnaient, leur dit pour +prendre contenance: +</p> + +<p> +—D’Angoulême, Beaufort, c’est bien +ennuyeux, n’est-il pas vrai? nous restons +là comme des momies. +</p> + +<p> +Charles de Valois s’approcha et dit: +</p> + +<p> +—Il me semble, Sire, que l’on n’a pas +employé ici les machines de l’ingénieur +Pompée-Targon. +</p> + +<p> +—Parbleu, dit le duc de Beaufort en +regardant fixement Richelieu, c’est que +nous aimions beaucoup mieux prendre +la Rochelle que Perpignan, dans le +temps où vint cet Italien. Ici pas une +machine préparée, pas une mine, un +pétard sous ces murailles, et le maréchal +de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il +avait proposé d’en faire approcher pour +ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet, +ni ces six grands bastions de +l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait +attaquer. Si nous allons ce train, le +grand bras de pierre de la citadelle nous +montrera le poing longtemps encore. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span> +Le Cardinal, toujours immobile, ne dit +pas une seule parole, il fit seulement +signe à Fabert de s’approcher; celui-ci +sortit du groupe qui le suivait, et rangea +son cheval derrière celui de Richelieu, +près du capitaine de ses gardes. +</p> + +<p> +Le duc de La Rochefoucault, s’approchant +du Roi, prit la parole: +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, que notre peu d’action +à ouvrir la brèche donne de l’insolence +à ces gens-là , car voici une sortie +nombreuse qui se dirige justement vers +Votre Majesté; les régiments de Biron +et de Ponts se replient en faisant leurs +feux. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le Roi tirant son épée, +chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins +chez eux; lancez la cavalerie avec +moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal? +</p> + +<p> +—Derrière cette colline, Sire, sont en +colonne six régiments de dragons et les +carabins de la Roque; vous voyez en +bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers, +dont je supplie Votre Majesté de +se servir, car ceux de sa garde sont +<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span> +égarés en avant par le marquis de Coislin, +toujours trop zélé. Joseph, va lui +dire de revenir. +</p> + +<p> +Il parla bas au capucin, qui l’avait +accompagné affublé d’un habit militaire +qu’il portait gauchement, et qui s’avança +aussitôt dans la plaine. +</p> + +<p> +Cependant les colonnes serrées de la +vieille infanterie espagnole sortaient de +la porte Notre-Dame comme une forêt +mouvante et sombre, tandis que par une +autre porte une cavalerie pesante sortait +aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée +française, en bataille au pied de la +colline du Roi, sur des forts de gazon +et derrière des redoutes et des fascines, +vit avec effroi les Gens d’armes et les +Chevau-légers pressés entre ces deux +corps dix fois supérieurs en nombre. +</p> + +<p> +—Sonnez donc la charge! cria +Louis XIII, ou mon vieux Coislin est +perdu. +</p> + +<p> +Et il descendit la colline avec toute sa +suite, aussi ardente que lui; mais, +avant qu’il fût au bas et à la tête de ses +Mousquetaires, les deux Compagnies +<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span> +avaient pris leur parti; lancées avec la +rapidité de la foudre et au cri de <i>vive le +Roi!</i> elles fondirent sur la longue colonne +de la cavalerie ennemie comme +deux vautours sur les flancs d’un serpent, +et, faisant une large et sanglante +trouée, passèrent au travers pour aller +se rallier derrière le bastion espagnol, +comme nous l’avons vu, et laissèrent +les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent +qu’à se reformer et non à les +poursuivre. +</p> + +<p> +L’armée battit des mains; le Roi +étonné s’arrêta; il regarda autour de +lui, et vit dans tous les yeux le brûlant +désir de l’attaque; toute la valeur de sa +race étincela dans les siens; il resta +encore une seconde comme en suspens, +écoutant avec ivresse le bruit du canon, +respirant et savourant l’odeur de la +poudre; il semblait reprendre une autre +vie et redevenir Bourbon; tous ceux qui +le virent alors se crurent commandés +par un autre homme, lorsque, élevant +son épée et ses yeux vers le soleil éclatant, +il s’écria: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span> +—Suivez-moi, braves amis! c’est ici +que je suis roi de France! +</p> + +<p> +Sa cavalerie, se déployant, partit avec +une ardeur qui dévorait l’espace, et, +soulevant des flots de poussière du sol +qu’elle faisait trembler, fut dans un +instant mêlée à la cavalerie espagnole, +engloutie comme elle dans un nuage +immense et mobile. +</p> + +<p> +—A présent, c’est à présent! s’écria +de sa hauteur le Cardinal avec une voix +tonnante: qu’on arrache ces batteries à +leur position inutile. Fabert, donnez vos +ordres: qu’elles soient toutes dirigées +sur cette infanterie qui va lentement +envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez +le Roi! +</p> + +<p> +Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, +s’agite en tous sens; les généraux +donnent leurs ordres, les aides de +camp disparaissent et fondent dans la +plaine, où, franchissant les fossés, les +barrières et les palissades, ils arrivent à +leur but presque aussi promptement +que la pensée qui les dirige et que le +regard qui les suit. Tout à coup les +<span class='pagenum'><a id='Page_283' name='Page_283'>[283]</a></span> +éclairs lents et interrompus qui brillaient +sur les batteries découragées deviennent +une flamme immense et continuelle, ne +laissant pas de place à la fumée qui +s’élève jusqu’au ciel en formant un +nombre infini de couronnes légères et +flottantes; les volées du canon, qui semblaient +de lointains et faibles échos, se +changent en un tonnerre formidable +dont les coups sont aussi rapides que +ceux du tambour battant la charge; +tandis que, de trois points opposés, les +rayons larges et rouges des bouches à +feu descendent sur les sombres colonnes +qui sortaient de la ville assiégée. +</p> + +<p> +Cependant Richelieu, sans changer de +place, mais l’œil ardent et le geste impératif, +ne cessait de multiplier les +ordres en jetant sur ceux qui les recevaient +un regard qui leur faisait entrevoir +un arrêt de mort s’ils n’obéissaient +pas assez vite. +</p> + +<p> +—Le Roi a culbuté cette cavalerie; +mais les fantassins résistent encore; nos +batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas +<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span> +vaincu. Trois régiments d’infanterie en +avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie +et Lesdiguières! qu’on prenne les +colonnes par le flanc. Portez l’ordre au +reste de l’armée de ne plus attaquer et +de rester sans mouvement sur toute la +ligne. Un papier! que j’écrive moi-même +à Schomberg. +</p> + +<p> +Un page mit pied à terre et s’avança +tenant un crayon et du papier. Le ministre, +soutenu par quatre hommes de +sa suite, descendit de cheval péniblement +et en jetant quelques cris involontaires +que lui arrachaient ses douleurs; +mais il les dompta et s’assit sur +l’affût d’un canon: le page présenta son +épaule comme pupitre en s’inclinant, et +le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, +que les manuscrits contemporains nous +ont transmis, et que pourront imiter les +diplomates de nos jours, qui sont plus +jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir +parfaitement en équilibre sur la limite +de deux pensées que de chercher ces +combinaisons qui tranchent les destinées +du monde, trouvant le génie trop +<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span> +grossier et trop clair pour prendre sa +marche. +</p> + +<p> +«Monsieur le maréchal, ne hasardez +rien, et méditez bien avant d’attaquer. +Quand on vous mande que le Roi désire +que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que +Sa Majesté vous défende absolument de +combattre, mais son intention n’est pas +que vous donniez un combat général, si +ce n’est avec une notable espérance de +gain pour l’avantage qu’une favorable +situation vous pourrait donner, la responsabilité +du combat devant naturellement +retomber sur vous.» +</p> + +<p> +Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, +toujours assis sur l’affût, appuyant +ses deux bras sur la lumière du +canon, et son menton sur ses bras, dans +l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe +une pièce, continua en silence et en +repos à regarder le combat du Roi, +comme un vieux loup qui, rassasié de +victimes et engourdi par l’âge, contemple +dans la plaine le ravage du lion sur un +troupeau de bÅ“ufs qu’il n’oserait attaquer; +de temps en temps son Å“il se +<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span> +ranime, l’odeur du sang lui donne de +la joie, et pour n’en pas perdre le goût, +il passe une langue ardente sur sa mâchoire +démantelée. +</p> + +<p> +Ce jour-là , il fut remarqué par ses +serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux +qui l’approchaient) que, depuis son lever +jusqu’à la nuit, il ne prit aucune +nourriture, et tendit tellement toute l’application +de son âme sur les événements +nécessaires à conduire, qu’il triompha +des douleurs de son corps, et sembla les +avoir détruites à force de les oublier. +C’était cette puissance d’attention et +cette présence continuelle de l’esprit qui +le haussaient presque jusqu’au génie. Il +l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué +l’élévation native de l’âme et la sensibilité +généreuse du cÅ“ur. +</p> + +<p> +Tout s’accomplit sur le champ de +bataille comme il l’avait voulu, et sa +fortune du cabinet le suivit près du +canon. Louis XIII prit d’une main avide +la victoire que lui faisait son ministre, +et y ajouta seulement cette part de +<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span> +grandeur et de bravoure qu’un homme +apporte dans son triomphe. +</p> + +<p> +Le canon avait cessé de frapper lorsque +les colonnes de l’infanterie furent +rejetées brisées dans Perpignan; le reste +avait eu le même sort, et l’on ne vit +plus dans la plaine que les escadrons +étincelants du Roi qui le suivaient en se +reformant. +</p> + +<p> +Il revenait au pas et contemplait avec +satisfaction le champ de bataille entièrement +nettoyé d’ennemis; il passa fièrement +sous le feu même des pièces +espagnoles, qui, soit par maladresse, +soit par une secrète convention avec le +premier ministre, soit pudeur de tuer +un Roi de France, ne lui envoyèrent que +quelques boulets qui, passant à dix +pieds sur sa tête, vinrent expirer devant +les lignes du camp et ajouter à sa réputation +de bravoure. +</p> + +<p> +Cependant à chaque pas qu’il faisait +vers la butte où l’attendait Richelieu, sa +physionomie changeait d’aspect et se +décomposait visiblement: il perdait +cette rougeur du combat, et la noble +<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span> +sueur du triomphe tarissait sur son +front. A mesure qu’il s’approchait, sa +pâleur accoutumée s’emparait de ses +traits comme ayant droit de siéger seule +sur une tête royale; son regard perdait +ses flammes passagères et enfin, lorsqu’il +l’eut joint, une mélancolie profonde +avait entièrement glacé son visage. Il retrouva +le Cardinal comme il l’avait +laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours +froidement respectueux, s’inclina, +et, après quelques mots de compliment, +se plaça près de Louis pour suivre les +lignes et voir les résultats de la journée, +tandis que les princes et les grands +seigneurs, marchant devant et derrière +à quelque distance, formaient comme +un nuage autour d’eux. +</p> + +<p> +L’habile ministre eut soin de ne rien +dire et de ne faire aucun geste qui pût +donner le soupçon qu’il eût la moindre +part aux événements de la journée, et il +fut remarquable que de tous ceux qui +vinrent rendre compte, il n’y en eut pas +un qui ne semblât deviner sa pensée et +ne sût éviter de compromettre sa puissance +<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span> +occulte par une obéissance démonstrative; +tout fut rapporté au Roi. Le +Cardinal traversa donc, à côté de ce +prince, la droite du camp qu’il n’avait +pas eue sous les yeux de la hauteur où +il s’était placé, et vit avec satisfaction que +Schomberg, qui le connaissait bien, +avait agi précisément comme le maître +avait écrit, ne compromettant que quelques +troupes légères, et combattant assez +pour ne pas encourir de reproche d’inaction +et pas assez pour obtenir un résultat +quelconque. Cette conduite charma le +ministre et ne déplut point au Roi, dont +l’amour-propre caressait l’idée d’avoir +vaincu seul dans la journée. Il voulut +même se persuader et faire croire que +tous les efforts de Schomberg avaient +été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en +voulait pas, qu’il venait d’éprouver par +lui-même qu’il avait en face des ennemis +moins méprisables qu’on ne l’avait cru +d’abord. +</p> + +<p> +—Pour vous prouver que vous n’avez +fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il, +nous vous nommons chevalier de nos +<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span> +ordres et nous vous donnons les grandes +et petites entrées près de notre personne. +</p> + +<p> +Le Cardinal lui serra affectueusement +la main en passant, et le maréchal, +étonné de ce déluge de faveurs, suivit +le prince la tête baissée, comme un +coupable, ayant besoin pour s’en consoler +de se rappeler toutes les actions d’éclat +qu’il avait faites durant sa carrière, et +qui étaient demeurées dans l’oubli, leur +attribuant mentalement ces récompenses +non méritées pour se réconcilier avec +sa conscience. +</p> + +<p> +Le Roi était prêt à revenir sur ses +pas, quand le duc de Beaufort, le nez +au vent et l’air étonné, s’écria: +</p> + +<p> +—Mais, Sire, ai-je encore du feu dans +les yeux, ou suis-je devenu fou d’un +coup de soleil? Il me semble que je vois +sur ce bastion des cavaliers en habits +rouges qui ressemblent furieusement à +vos Chevau-légers que nous avons crus +morts. +</p> + +<p> +Le Cardinal fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—C’est impossible, monsieur, dit-il; +<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span> +l’imprudence de M. de Coislin a perdu +les Gens d’armes de Sa Majesté et +ces cavaliers; c’est pourquoi j’osais dire +au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait +ces corps inutiles, il pourrait +en résulter de grands avantages, militairement +parlant. +</p> + +<p> +—Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, +reprit le duc de Beaufort: mais +je ne me trompe point, et en voici sept +ou huit à pied qui poussent devant eux +des prisonniers. +</p> + +<p> +—Eh bien, allons donc visiter ce +point, dit le Roi avec nonchalance; si +j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai +bien aise. +</p> + +<p> +Il fallut suivre. +</p> + +<p> +Ce fut avec de grandes précautions +que les chevaux du Roi et de sa suite +passèrent à travers le marais et les débris, +mais ce fut avec un grand étonnement +qu’on aperçut en haut les deux +Compagnies Rouges en bataille comme +un jour de parade. +</p> + +<p> +—Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois +qu’il n’en manque pas un. Eh bien, +<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span> +marquis, vous tenez parole, vous prenez +des murailles à cheval. +</p> + +<p> +—Je crois que ce point a été mal +choisi, dit Richelieu d’un air de dédain; +il n’avance en rien la prise de Perpignan +et a dû coûter du monde. +</p> + +<p> +—Ma foi, vous avez raison, dit le +Roi (adressant pour la première fois la +parole au Cardinal avec un air moins +sec, depuis l’entrevue qui suivit la +nouvelle de la mort de la Reine), je +regrette le sang qu’il a fallu verser ici. +</p> + +<p> +—Il n’y a eu, Sire, que deux de nos +jeunes gens blessés à cette attaque, dit +le vieux Coislin, et nous y avons gagné +de nouveaux compagnons d’armes dans +les volontaires qui nous ont guidés. +</p> + +<p> +—Qui sont-ils? dit le prince. +</p> + +<p> +—Trois d’entre eux se sont retirés +modestement, Sire; mais le plus jeune, +que vous voyez, était le premier à l’assaut, +et m’en a donné l’idée. Les deux +Compagnies réclament l’honneur de le +présenter à Votre Majesté. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux +capitaine, ôta son chapeau, et découvrit +<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span> +sa jeune et pâle figure, ses grands +yeux noirs et ses grands cheveux +bruns. +</p> + +<p> +—Voilà des traits qui me rappellent +quelqu’un, dit le Roi; qu’en dites-vous, +Cardinal? +</p> + +<p> +Celui-ci avait déjà jeté un coup d’œil +pénétrant sur le nouveau venu, et dit: +</p> + +<p> +—Je me trompe, ou ce jeune homme +est... +</p> + +<p> +—Henry d’Effiat, dit à haute voix le +volontaire en s’inclinant. +</p> + +<p> +—Comment donc, Sire, c’est lui-même +que j’avais annoncé à Votre Majesté, +et qui devait lui être présenté de +ma main, le second fils du maréchal. +</p> + +<p> +—Ah! dit Louis XIII avec vivacité, +j’aime à le voir présenté par ce bastion. +Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être +ainsi quand on porte le nom de notre +vieil ami. Vous allez nous suivre au +camp, où nous avons beaucoup à vous +dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur +de Thou! qui êtes-vous venu juger? +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, répondit Coislin, +<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span> +qu’il a plutôt condamné à mort quelques +Espagnols, car il est entré le second +dans la place. +</p> + +<p> +—Je n’ai frappé personne, monsieur, +interrompit de Thou en rougissant; ce +n’est point mon métier; ici je n’ai aucun +mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars +mon ami. +</p> + +<p> +—Nous aimons votre modestie autant +que cette bravoure, et nous n’oublierons +pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il +pas quelque présidence vacante? +</p> + +<p> +Richelieu n’aimait pas M. de Thou; +et, comme ses haines avaient toujours +une cause mystérieuse, on en cherchait +la cause vainement; elle se dévoila par +un mot cruel qui lui échappa. Ce motif +d’inimitié était une phrase des <cite>Histoires</cite> +du président de Thou, père de celui-ci, +où il flétrit aux yeux de la postérité un +grand-oncle du Cardinal, moine d’abord, +puis apostat, souillé de tous les vices +humains. +</p> + +<p> +Richelieu, se penchant à l’oreille +de Joseph, lui dit: +</p> + +<p> +—Tu vois bien cet homme, c’est lui +<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span> +dont le père a mis mon nom dans son +histoire; eh bien! je mettrai son nom +dans la mienne. +</p> + +<p> +En effet, il l’inscrivit plus tard avec +du sang. En ce moment, pour éviter +de répondre au Roi, il feignit de ne pas +avoir entendu sa question et d’appuyer +sur le mérite de Cinq-Mars et le désir +de le voir placé à la cour. +</p> + +<p> +—Je vous ai promis d’avance de le faire +capitaine dans mes gardes, dit le prince; +faites-le nommer dès demain. Je veux +le connaître davantage, et je lui réserve +mieux que cela par la suite, s’il me +plaît. Retirons-nous; le soleil est couché, +et nous sommes loin de notre armée. +Dites à mes deux bonnes Compagnies +de nous suivre. +</p> + +<p> +Le ministre, après avoir fait donner +cet ordre, dont il eut soin de supprimer +l’éloge, se mit à la droite du Roi, et +toute l’escorte quitta le bastion confié à +la garde des Suisses, pour retourner au +camp. +</p> + +<p> +Les deux Compagnies Rouges défilèrent +lentement par la trouée qu’elles +<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span> +avaient faite avec tant de promptitude; +leur contenance était grave et silencieuse. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’approcha de son ami. +</p> + +<p> +—Voici des héros bien mal récompensés, +lui dit-il; pas une faveur, pas +une question flatteuse! +</p> + +<p> +—En revanche, répondit le simple +de Thou, moi qui vins un peu malgré +moi, je reçois des compliments. Voilà +les cours et la vie; mais le vrai juge +est en haut, que l’on n’aveugle pas. +</p> + +<p> +—Cela ne nous empêchera pas de +nous faire tuer demain s’il le faut, dit +le jeune Olivier en riant. +</p> + +<h2 id="chap_11"> +CHAPITRE XI +</h2> + +<p class="h2b"> +LES MÉPRISES +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Quand vint le tour de saint Guilin,<br /></span> +<span class="i0">Il jeta trois dés sur la table.<br /></span> +<span class="i0">Ensuite il regarda le diable,<br /></span> +<span class="i0">Et lui dit d’un air très-malin:<br /></span> +<span class="i0">Jouons donc cette vieille femme!<br /></span> +<span class="i0">Qui de nous deux aura son âme!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Anciennes légendes.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars +avait été forcé de monter le cheval de +l’un des Chevau-légers blessés dans l’affaire, +ayant perdu le sien au pied du +rempart. Pendant l’espace de temps +assez long qu’exigea la sortie des deux +Compagnies, il se sentit frapper sur l’épaule +et vit en se retournant le vieux +Grandchamp tenant en main un cheval +gris fort beau. +</p> + +<p> +—Monsieur le marquis veut-il bien +monter un cheval qui lui appartienne? +<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span> +dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse +de velours brodée en or qui étaient restées +dans le fossé. Hélas! mon Dieu! +quand je pense qu’un Espagnol aurait +fort bien pu la prendre, ou même un +Français; car, dans ce temps-ci, il y a +tant de gens qui prennent tout ce qu’ils +trouvent comme leur appartenant; et +puis, comme dit le proverbe: Ce qui +tombe dans le fossé est pour le soldat. +Ils auraient pu prendre aussi, quand j’y +pense, ces quatre cents écus en or que +M. le Marquis, soit dit sans reproche, +avait oubliés dans les fontes de ses pistolets. +Et les pistolets, quels pistolets! +Je les avais achetés en Allemagne, et les +voici encore aussi bons et avec une détente +aussi parfaite que dans ce temps-là . +C’était bien assez d’avoir fait tuer le +pauvre petit cheval noir qui était né en +Angleterre, aussi vrai que je le suis à +Tours en Touraine; fallait-il encore exposer +des objets précieux à passer à +l’ennemi? +</p> + +<p> +Tout en faisant ses doléances, ce brave +homme achevait de seller le cheval gris; +<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span> +la colonne était longue à défiler, et, ralentissant +ses mouvements, il fit une +attention scrupuleuse à la longueur des +sangles et aux ardillons de chaque +boucle de la selle, se donnant par là le +temps de continuer ses discours. +</p> + +<p> +—Je vous demande bien pardon, +monsieur, si je suis un peu long, c’est +que je me suis foulé tant soit peu le +bras en relevant M. de Thou, qui lui-même +relevait monsieur le marquis +pendant la grande culbute. +</p> + +<p> +—Comment! tu es venu là , vieux +fou! dit Cinq-Mars: ce n’est pas ton +métier; je t’ai dit de rester au camp. +</p> + +<p> +—Oh! quant à ce qui est de rester au +camp, c’est différent, je ne sais pas rester +là ; et, quand il se tire un coup de mousquet, +je serais malade si je n’en voyais +pas la lumière. Pour mon métier, c’est +bien le mien d’avoir soin de vos chevaux, +et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous +que, si je l’avais pu, je n’aurais +pas sauvé les jours de cette pauvre +petite bête noire qui est là -bas dans le +fossé. Ah! comme je l’aimais, monsieur! +<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span> +un cheval qui a gagné trois prix de +course dans sa vie! Quand j’y pense, +cette vie-là a été trop courte pour tous +ceux qui savaient l’aimer comme moi. +Il ne se laissait donner l’avoine que par +son Grandchamp, et il me caressait +avec sa tête dans ce moment-là ; et la +preuve, c’est le bout de l’oreille gauche +qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre +ami; mais ce n’était pas qu’il voulût me +faire du mal, au contraire. Il fallait +voir comme il hennissait de colère quand +un autre l’approchait; il a cassé la +jambe à Jean à cause de cela, ce bon +animal; je l’aimais tant! Aussi, quand +il est tombé, je le soutenais d’une main, +M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru +d’abord que lui et ce monsieur allaient +se relever; mais malheureusement il n’y +en a qu’un qui soit revenu en vie, et +c’était celui que je connaissais le moins. +Vous avez l’air d’en rire, de ce que je +dis sur votre cheval, monsieur; mais +vous oubliez qu’en temps de guerre le +cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur, +son âme, car, qui est-ce qui épouvante +<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span> +l’infanterie! c’est le cheval. Ce +n’est certainement point l’homme qui, +une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une +botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des +actions que l’on admire! c’est encore le +cheval! Et quelquefois son maître voudrait +être bien loin, qu’il se trouve malgré +lui victorieux et récompensé, tandis +que le pauvre animal n’y gagne que des +coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la +course? c’est le cheval, qui ne soupe +guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que +son maître met l’or dans sa poche, et il +est envié de ses amis et considéré de +tous les seigneurs comme s’il avait +couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le +chevreuil et qui n’en met pas un pauvre +petit morceau sous sa dent? c’est encore +le cheval! tandis qu’il arrive quelquefois +qu’on le mange lui-même, ce pauvre +animal; et, dans une campagne avec +M. le maréchal, il m’est arrivé... Mais +qu’avez-vous donc, monsieur le marquis? +vous pâlissez... +</p> + +<p> +—Serre-moi la jambe avec quelque +chose, un mouchoir, une courroie, ou ce +<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span> +que tu voudras, car je sens une douleur +brûlante; je ne sais ce que c’est. +</p> + +<p> +—Votre botte est coupée, monsieur, +et ce pourrait bien être quelque balle; +mais <i>le plomb est ami de l’homme</i>. +</p> + +<p> +—Il me fait cependant bien mal! +</p> + +<p> +—Ah! <i>qui aime bien châtie bien</i>, monsieur: +ah! le plomb! il ne faut pas dire +du mal du plomb; qui est-ce qui... +</p> + +<p> +Tout en s’occupant de lier la jambe +de Cinq-Mars au-dessous du genou, le +bonhomme allait commencer l’apologie +du plomb aussi sottement qu’il avait +fait celle du cheval, quand il fut forcé, +ainsi que son maître, de prêter l’oreille +à une dispute vive et bruyante entre +plusieurs soldats suisses restés très près +d’eux après le départ de toutes les +troupes; ils se parlaient en gesticulant +beaucoup, et semblaient s’occuper de +deux hommes que l’on voyait au milieu +de trente soldats environ. +</p> + +<p> +D’Effiat tendant toujours son pied à +son domestique et appuyé sur la selle +de son cheval, chercha, en écoutant +attentivement, à comprendre leurs paroles; +<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span> +mais il ignorait absolument l’allemand, +et ne put rien deviner de leur +querelle. Grandchamp tenait toujours sa +botte et écoutait aussi très sérieusement, +et tout à coup se mit à rire de +tout son cÅ“ur, se tenant les côtes, ce +que l’on ne lui avait jamais vu faire. +</p> + +<p> +—Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents +qui se disputent pour savoir +lequel on doit pendre des deux Espagnols +qui sont là ; car vos camarades +rouges ne se sont pas donné la peine de +le dire; l’un de ces Suisses prétend que +c’est l’officier; l’autre assure que c’est +le soldat, et voilà un troisième qui +vient de les mettre d’accord. +</p> + +<p> +—Et qu’a-t-il dit? +</p> + +<p> +—Il a dit de les pendre tous les deux. +</p> + +<p> +—Doucement! doucement! s’écria +Cinq-Mars en faisant des efforts pour +marcher. +</p> + +<p> +Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe. +</p> + +<p> +—Mets-moi à cheval, Grandchamp. +</p> + +<p> +—Monsieur, vous n’y pensez pas, +votre blessure... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span> +—Fais ce que je te dis, et montes-y +toi-même ensuite. +</p> + +<p> +Le vieux domestique, tout en grondant, +obéit et courut, d’après un autre +ordre très absolu, arrêter les Suisses, +déjà dans la plaine, prêts à suspendre +leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt +à les laisser s’y attacher; car l’officier, +avec le sang-froid de son énergique nation, +avait passé lui-même autour de +son cou le nÅ“ud coulant d’une corde, +et montait, sans en être prié, à une petite +échelle appliquée à l’arbre pour y +nouer l’autre bout. Le soldat, avec le +même calme insouciant, regardait les +Suisses se disputer autour de lui, et tenait +l’échelle. +</p> + +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_313.jpg"> + <img src='images/illus_313-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> + +<p> +Cinq-Mars arriva à temps pour les +sauver, se nomma au bas officier suisse, +et, prenant Grandchamp pour interprète, +dit que ces deux prisonniers étaient à +lui, et qu’il allait les faire conduire à sa +tente; qu’il était capitaine aux gardes, +et s’en rendait responsable. L’Allemand, +toujours discipliné, n’osa répliquer; il +n’y eut de résistance que de la part du +<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span> +prisonnier. L’officier, encore au haut de +l’échelle, se retourna, et parlant de là +comme d’une chaire, dit avec un rire +sardonique: +</p> + +<p> +—Je voudrais bien savoir ce que tu +viens faire ici? Qui t’a dit que j’aime à +vivre? +</p> + +<p> +—Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars, +peu m’importe ce que vous deviendrez +après; je veux dans ce moment +empêcher un acte qui me paraît injuste +et cruel. Tuez-vous ensuite si vous +voulez. +</p> + +<p> +—C’est bien dit, reprit l’Espagnol +farouche; tu me plais, toi. J’ai cru +d’abord que tu venais faire le généreux +pour me forcer d’être reconnaissant, ce +que je déteste. Eh bien, je consens à +descendre; mais je te haïrai autant +qu’auparavant, parce que tu es Français, +je t’en préviens, et je ne te remercierai +pas, car tu ne fais que t’acquitter +envers moi: c’est moi-même qui t’ai +empêché ce matin d’être tué par ce +jeune soldat, quand il te mit en joue, et +<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span> +il n’a jamais manqué un isard dans les +montagnes de Léon. +</p> + +<p> +—Soit, dit Cinq-Mars, descendez. +</p> + +<p> +Il entrait dans son caractère d’être +toujours avec les autres tel qu’ils se +montraient dans leurs relations avec +lui, et cette rudesse le rendit de fer. +</p> + +<p> +—Voilà un fier gaillard, monsieur, +dit Grandchamp; à votre place certainement +M. le maréchal l’aurait laissé +sur son échelle. Allons, Louis, Étienne, +Germain, venez garder les prisonniers +de monsieur et les conduire; voilà une +jolie acquisition que nous faisons là ; si +cela nous porte bonheur, j’en serai bien +étonné. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement +de son cheval, se mit en marche +assez lentement pour ne pas dépasser +ces hommes à pied; il suivit de loin +la colonne des Compagnies qui s’éloignaient +à la suite du Roi, et songeait à +ce que ce prince pouvait lui vouloir +dire. Un rayon d’espoir lui fit voir +l’image de Marie de Mantoue dans +l’éloignement, et il eut un instant de +<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span> +calme dans les pensées. Mais tout son +avenir était dans ce seul mot: <i>plaire au +Roi</i>; il se mit à réfléchir à tout ce qu’il +a d’amer. +</p> + +<p> +En ce moment il vit arriver son ami +de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était +resté en arrière, le cherchait dans la +plaine, et accourait pour le secourir s’il +l’eût fallu. +</p> + +<p> +—Il est tard, mon ami, la nuit s’approche; +vous vous êtes arrêté bien +longtemps; j’ai craint pour vous. Qui +amenez-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous +arrêté? Le Roi va vous demander +bientôt. +</p> + +<p> +Telles étaient les questions rapides du +jeune conseiller, que l’inquiétude avait +fait sortir de son calme accoutumé, ce +que n’avait pu faire le combat. +</p> + +<p> +—J’étais un peu blessé; j’amène un prisonnier, +et je songeais au Roi. Que +peut-il me vouloir, mon ami? Que +faut-il faire s’il veut m’approcher du +trône? il faudra plaire. A cette idée, +vous l’avouerai-je? je suis tenté de fuir, +et j’espère que je n’aurai pas l’honneur +<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span> +fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce +mot est humiliant! obéir ne l’est pas +autant. Un soldat s’expose à mourir, et +tout est dit. Mais que de souplesse, de +sacrifices de son caractère, que de compositions +avec sa conscience, que de +dégradations de sa pensée dans la destinée +d’un courtisan! Ah! de Thou, mon +cher de Thou! je ne suis pas fait pour +la cour, je le sens, quoique je ne l’aie +vue qu’un instant; j’ai quelque chose de +sauvage au fond du cÅ“ur, que l’éducation +n’a poli qu’à la surface. De loin, je +me suis cru propre à vivre dans ce +monde tout-puissant, je l’ai même souhaité, +guidé par un projet bien chéri de +mon cÅ“ur; mais je recule au premier +pas; la vue du Cardinal m’a fait frémir; +le souvenir du dernier de ses crimes auquel +j’assistai m’a empêché de lui parler; +il me fait horreur, je ne le pourrai +jamais. La faveur du Roi a aussi je ne +sais quoi qui m’épouvante, comme si +elle devait m’être funeste. +</p> + +<p> +—Je suis heureux de vous voir cet +effroi: il vous sera salutaire peut-être, +<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span> +reprit de Thou en cheminant. Vous allez +entrer en contact et en commerce avec +la Puissance; vous ne la sentirez pas, +vous allez la toucher; vous verrez ce +qu’elle est, et par quelle main la foudre +est portée. Hélas! fasse le ciel qu’elle +ne vous brûle pas! Vous assisterez +peut-être à ces conseils où se règle la +destinée des nations; vous verrez, vous +ferez naître ces caprices d’où sortent les +guerres sanglantes, les conquêtes et les +traités; vous tiendrez dans votre main +la goutte d’eau qui enfante les torrents. +C’est d’en haut qu’on apprécie bien les +choses humaines, mon ami; il faut avoir +passé sur les points élevés pour connaître +la petitesse de celles que nous +voyons grandes. +</p> + +<p> +—Eh! si j’en étais là , j’y gagnerais +du moins cette leçon dont vous parlez, +mon ami; mais ce Cardinal, cet homme +auquel il me faut avoir une obligation, +cet homme que je connais trop par son +Å“uvre, que sera-t-il pour moi? +</p> + +<p> +—Un ami, un protecteur, sans doute, +répondit de Thou. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span> +—Plutôt la mort mille fois que son +amitié! J’ai tout son être et jusqu’à son +nom même en haine; il verse le sang +des hommes avec la croix du Rédempteur. +</p> + +<p> +—Quelles horreurs dites-vous, mon +cher! Vous vous perdrez si vous montrez +au roi ces sentiments pour le Cardinal. +</p> + +<p> +—N’importe, au milieu de ces sentiers +tortueux, j’en veux prendre un +nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, +la pensée de l’homme juste, se +dévoilera aux regards du Roi même s’il +l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je +l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait +peint si faible; je l’ai vu, et son aspect +m’a touché le cÅ“ur malgré moi; certes, +il est bien malheureux, mais il ne peut +être cruel, il entendrait la vérité... +</p> + +<p> +—Oui, mais il n’oserait la faire triompher, +répondit le sage de Thou. Garantissez-vous +de cette chaleur de cÅ“ur +qui vous entraîne souvent par des mouvements +subits et bien dangereux. N’attaquez +<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span> +pas un colosse tel que Richelieu +sans l’avoir mesuré. +</p> + +<p> +—Vous voilà comme mon gouverneur, +l’abbé Quillet; mon cher et prudent ami, +vous ne me connaissez ni l’un ni +l’autre; vous ne savez pas combien je +suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai +jeté mes regards. Il me faut monter ou +mourir. +</p> + +<p> +—Quoi! déjà ambitieux! s’écria de +Thou avec une extrême surprise. +</p> + +<p> +Son ami inclina la tête sur ses mains +en abandonnant les rênes de son cheval, +et ne répondit pas. +</p> + +<p> +—Quoi! cette égoïste passion de l’âge +mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, +Henri! L’ambition est la plus triste des +espérances. +</p> + +<p> +—Et cependant elle me possède à +présent tout entier, car je ne vis que par +elle, tout mon cÅ“ur en est pénétré. +</p> + +<p> +—Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais +plus! que vous étiez différent autrefois! +Je ne vous le cache pas, vous me +semblez bien déchu: dans ces promenades +de notre enfance, où la vie et surtout +<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span> +la mort de Socrate faisaient couler +de nos yeux des larmes d’admiration et +d’envie; lorsque, nous élevant jusqu’à +l’idéal de la plus haute vertu, nous +désirions pour nous dans l’avenir ces +malheurs illustres, ces infortunes sublimes +qui font les grands hommes; quand +nous composions pour nous des occasions +imaginaires de sacrifices et de +dévouement; si la voix d’un homme eût +prononcé entre nous deux, tout à coup, +le mot seul d’ambition, nous aurions +cru toucher un serpent... +</p> + +<p> +De Thou parlait avec la chaleur de +l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars +continuait à marcher sans rien +répondre, et la tête dans ses mains; +après un instant de silence, il les ôta et +laissa voir des yeux pleins de généreuses +larmes; il serra fortement la main de +son ami et lui dit avec un accent pénétrant: +</p> + +<p> +—Monsieur de Thou, vous m’avez +rappelé les plus belles pensées de ma +première jeunesse; croyez que je ne +suis pas déchu, mais un secret espoir +<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span> +me dévore que je ne puis confier même +à vous: je méprise autant que vous +l’ambition qui paraîtra me posséder; la +terre entière le croira, mais que m’importe +la terre? Pour vous, noble ami, +promettez-moi que vous ne cesserez pas +de m’estimer, quelque chose que vous +me voyiez faire. Je jure par le ciel que +mes pensées sont pures comme lui. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit de Thou, je jure par +lui que je vous en crois aveuglément; +vous me rendez la vie! +</p> + +<p> +Ils se serraient encore la main avec +effusion de cÅ“ur, lorsqu’ils s’aperçurent +qu’ils étaient arrivés presque devant la +tente du Roi. +</p> + +<p> +Le jour était entièrement tombé, mais +on aurait pu croire qu’un jour plus doux +se levait, car la lune sortait de la mer +dans toute sa splendeur; le ciel transparent +du Midi ne se chargeait d’aucun +nuage, et semblait un voile d’un bleu +pâle semé de paillettes argentées: l’air +encore enflammé n’était agité que par le +rare passage de quelques brises de la +Méditerranée, et tous les bruits avaient +<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span> +cessé sur la terre. L’armée fatiguée reposait +sous les tentes dont les feux +marquaient la ligne, et la ville assiégée +semblait accablée du même sommeil; +on ne voyait, sur ses remparts, que le +bout des armes des sentinelles qui +brillaient aux clartés de la lune, ou le +feu errant des rondes de nuit; on n’entendait +que quelques cris sombres et prolongés +de ces gardes qui s’avertissaient +de ne pas dormir. +</p> + +<p> +C’était seulement autour du Roi que +tout veillait, mais à une assez grande +distance de lui. Ce prince avait fait +éloigner toute sa suite; il se promenait +seul devant sa tente, et, s’arrêtant quelquefois +à contempler la beauté du ciel, +il paraissait plongé dans une mélancolique +méditation. Personne n’osait l’interrompre, +et ce qui restait de seigneurs +dans le quartier royal s’était approché +du Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, +était assis sur un petit tertre de gazon +façonné en banc par les soldats; là , il +essuyait son front pâle; fatigué des soucis +du jour et du poids inaccoutumé d’une +<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span> +armure, il congédiait par quelques mots +précipités, mais toujours attentifs et +polis, ceux qui venaient le saluer en se +retirant; il n’avait déjà plus près de lui +que Joseph, qui causait avec Laubardemont. +Le Cardinal regardait du côté du +Roi si, avant de rentrer, ce prince ne +lui parlerait pas, lorsque le bruit des +chevaux de Cinq-Mars se fit entendre; +les gardes du Cardinal le questionnèrent +et le laissèrent s’avancer sans suite, et +seulement avec de Thou. +</p> + +<p> +—Vous êtes arrivé trop tard, jeune +homme, pour parler au Roi, dit d’une +voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait +pas attendre Sa Majesté. +</p> + +<p> +Les deux amis allaient se retirer, +lorsque la voix même de Louis XIII se +fit entendre. Ce prince était en ce moment +dans une de ces fausses positions +qui firent le malheur de sa vie entière. +Irrité profondément contre son ministre, +mais ne se dissimulant pas qu’il lui +devait le succès de la journée, ayant +d’ailleurs besoin de lui annoncer son +intention de quitter l’armée et de suspendre +<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span> +le siège de Perpignan, il était +combattu entre le désir de lui parler et +la crainte de faiblir dans son mécontentement; +de son côté, le ministre n’osait +lui adresser la parole le premier, incertain +sur les pensées qui roulaient dans +la tête de son maître, et craignant de +mal prendre son temps, mais ne pouvant +non plus se décider à se retirer; tous +deux se trouvaient précisément dans la +situation de deux amants brouillés qui +voudraient avoir une explication, lorsque +le Roi saisit avec joie la première +occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal +au ministre; voilà à quoi tiennent ces +destinées qu’on appelle grandes. +</p> + +<p> +—N’est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit +le Roi d’une voix haute; qu’il vienne, +je l’attends. +</p> + +<p> +Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval, +et à quelques pas du Roi voulut mettre +pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle +touché le gazon qu’il tomba à +genoux. +</p> + +<p> +—Pardon, Sire, je crois que je suis +blessé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span> +Et le sang sortit violemment de sa +botte. +</p> + +<p> +De Thou l’avait vu tomber, et s’était +approché pour le soutenir; Richelieu +saisit cette occasion de s’avancer aussi +avec un empressement simulé. +</p> + +<p> +—Otez ce spectacle des yeux du Roi, +s’écria-t-il; vous voyez bien que ce jeune +homme se meurt. +</p> + +<p> +—Point du tout, dit Louis, le soutenant +lui-même, un Roi de France sait +voir mourir et n’a point peur du sang +qui coule pour lui. Ce jeune homme +m’intéresse; qu’on le fasse porter près +de ma tente, et qu’il ait auprès de lui +mes médecins; si sa blessure n’est pas +grave, il viendra avec moi à Paris, car +le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, +j’en ai vu assez. D’autres affaires +m’appellent au centre du royaume; je +vous laisserai ici commander en mon +absence; c’est ce que je voulais vous +dire. +</p> + +<p> +A ces mots, le Roi rentra brusquement +dans sa tente, précédé par ses +<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span> +pages et ses officiers tenant des flambeaux. +</p> + +<p> +Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars +emporté par de Thou et ses gens, +que le duc de Richelieu, immobile et +stupéfait, regardait encore la place où +cette scène s’était passée; il semblait +frappé de la foudre et incapable de voir +ou d’entendre ceux qui l’observaient. +</p> + +<p> +Laubardemont, encore effrayé de sa +mauvaise réception de la veille, n’osait +lui dire un mot, et Joseph avait peine +à reconnaître en lui son ancien maître; +il sentit un moment le regret de s’être +donné à lui, et crut que son étoile +pâlissait; mais, songeant qu’il était haï +de tous les hommes et n’avait de ressource +qu’en Richelieu, il le saisit par +le bras, et, le secouant fortement, lui +dit à demi-voix, mais avec rudesse: +</p> + +<p> +—Allons donc, monseigneur, vous +êtes une poule mouillée; venez avec +nous. +</p> + +<p> +Et, comme s’il l’eût soutenu par le +coude, mais en effet l’entraînant malgré +lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer +<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span> +dans sa tente comme un maître +d’école fait coucher un écolier pour lequel +il redoute le brouillard du soir: Ce +vieillard prématuré suivit lentement les +volontés de ses deux acolytes, et la pourpre +du pavillon retomba sur lui. +</p> + +<h2 id="chap_12"> +CHAPITRE XII +</h2> + +<p class="h2b"> +LA VEILLÉE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="i0">O coward conscience, how dost thou afflict me!<br /></span> +<span class="i0">—The lights burn blue.—It is now dead midnight<br /></span> +<span class="i0">Cold fearful drops stand on my trembling flesh.<br /></span> +<span class="i0">—What do I fear? myself?...<br /></span> +<span class="i0">—I love myself!...</span> +</div> + +<p class="sig" lang="en" xml:lang="en"> +<span class='smcap'>Shakspeare.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +A peine le cardinal fut-il dans sa tente +qu’il tomba, encore armé et cuirassé, dans +un grand fauteuil; et là , portant son mouchoir +sur sa bouche et le regard fixe, il +demeura dans cette attitude, laissant ses +deux noirs confidents chercher si la méditation +<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span> +ou l’anéantissement l’y retenait. +Il était mortellement pâle, et une sueur +froide ruisselait sur son front. En l’essuyant +avec un mouvement brusque, il +jeta en arrière sa calotte rouge, seul signe +ecclésiastique qui lui restât, et retomba +la bouche sur ses mains. Le capucin d’un +côté, le sombre magistrat de l’autre, le +considéraient en silence, et semblaient, +avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre +et le notaire d’un mourant. +</p> + +<p> +Le religieux, tirant du fond de sa poitrine +une voix qui semblait plus propre +à dire l’office des morts qu’à donner des +consolations, parla cependant le premier: +</p> + +<p> +—Si monseigneur veut se souvenir de +mes conseils donnés à Narbonne, il conviendra +que j’avais un juste pressentiment +des chagrins que lui causerait un +jour ce jeune homme. +</p> + +<p> +Le maître des requêtes reprit: +</p> + +<p> +—J’ai su par le vieil abbé sourd qui +était à dîner chez la maréchale d’Effiat, et +qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars +montrait plus d’énergie qu’on ne +<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span> +l’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le +maréchal de Bassompierre. J’ai encore le +rapport détaillé du sourd, qui a très bien +joué son rôle; l’éminentissime Cardinal +doit en être satisfait. +</p> + +<p> +—J’ai dit à monseigneur, recommença +Joseph, car ces deux séides farouches +alternaient leurs discours comme les pasteurs +de Virgile; j’ai dit qu’il serait bon +de se défaire de ce petit d’Effiat, et que +je m’en chargerais, si tel était son bon +plaisir; il serait facile de le perdre dans +l’esprit du Roi. +</p> + +<p> +—Il serait plus sûr de le faire mourir +de sa blessure, reprit Laubardemont; si +Son Eminence avait la bonté de m’en +donner l’ordre, je connais intimement le +médecin en second, qui m’a guéri d’un +coup au front, et qui le soigne. C’est un +homme prudent, tout dévoué à monseigneur +le Cardinal-duc, et dont le brelan +a un peu dérangé les affaires. +</p> + +<p> +—Je crois, repartit Joseph avec un air +de modestie mêlé d’un peu d’aigreur, +que si Son Eminence avait quelqu’un à +employer à ce projet utile, ce serait plutôt +<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span> +son négociateur habituel, qui a eu +quelque succès autrefois. +</p> + +<p> +—Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns +assez marquants, reprit Laubardemont, +et très nouveaux, dont la +difficulté était grande. +</p> + +<p> +—Ah! sans doute, dit le père avec un +demi-salut et un air de considération et +de politesse, votre mission la plus hardie +et la plus habile fut le jugement +d’Urbain Grandier, le magicien. Mais, +avec l’aide de Dieu, on peut faire d’aussi +bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans +quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il +en baissant les yeux comme une jeune +fille, d’extirper vigoureusement une branche +royale de Bourbon. +</p> + +<p> +—Il n’était pas bien difficile, reprit +avec amertume le maître des requêtes, +de choisir un soldat aux gardes pour +tuer le comte de Soissons; mais présider, +juger... +</p> + +<p> +—Et exécuter soi-même, interrompit +le capucin échauffé, est moins difficile +certainement que d’élever un homme, +dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir +<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span> +de grandes choses avec discrétion, +et de supporter, s’il le fallait, toutes les +tortures pour l’amour du ciel, plutôt +que de révéler le nom de ceux qui l’ont +armé de leur justice, ou de mourir courageusement +sur le corps de celui qu’on +a frappé, comme l’a fait celui que j’envoyai; +il ne jeta pas un cri au coup +d’épée de Riquemont, l’écuyer du +prince; il finit comme un saint: c’était +mon élève. +</p> + +<p> +—Autre chose est d’ordonner ou de +courir les dangers. +</p> + +<p> +—Et n’en ai-je pas couru au siège de +la Rochelle? +</p> + +<p> +—D’être noyé dans un égout, sans +doute? dit Laubardemont. +</p> + +<p> +—Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils +été de vous prendre les doigts dans +les instruments de torture? et tout cela +parce que l’abbesse des Ursulines est +votre nièce. +</p> + +<p> +—C’était bon pour vos frères de +Saint-François, qui tenaient les marteaux; +mais moi, je fus frappé au front +<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span> +par ce même Cinq-Mars, qui guidait une +populace effrénée. +</p> + +<p> +—En êtes-vous bien sûr? s’écria Joseph +charmé; osa-t-il bien aller ainsi +contre les ordres du Roi? +</p> + +<p> +La joie qu’il avait de cette découverte +lui faisait oublier sa colère. +</p> + +<p> +—Impertinents! s’écria le Cardinal, +rompant tout à coup le silence et ôtant +de ses lèvres son mouchoir taché de +sang, je punirais votre sanglante dispute, +si elle ne m’avait appris bien des +secrets d’infamie de votre part. On a +dépassé mes ordres: je ne voulais +point de torture, Laubardemont; c’est +votre seconde faute; vous me ferez haïr +pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph, +ne négligez pas les détails de +cette émeute où fut Cinq-Mars; cela +peut servir par la suite. +</p> + +<p> +—J’ai tous les noms et signalements, +dit avec empressement le juge secret, +inclinant jusqu’au fauteuil sa grande +taille et son visage olivâtre et maigre, +que sillonnait un rire servile. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dit le ministre, +<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span> +le repoussant; il ne s’agit pas +encore de cela. Vous, Joseph, soyez à +Paris avant ce jeune présomptueux qui +va être favori, j’en suis certain; devenez +son ami, tirez-en parti pour moi, ou +perdez-le; qu’il me serve ou qu’il +tombe. Mais, surtout, envoyez-moi des +gens sûrs, et tous les jours, pour me +rendre compte verbalement; jamais +d’écrits à l’avenir. Je suis très mécontent +de vous, Joseph; quel misérable +courrier avez-vous choisi pour venir de +Cologne! Il ne m’a pas su comprendre; +il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà +encore avec une disgrâce à combattre. +Vous avez manqué me perdre entièrement. +Vous allez voir ce qu’on va faire à +Paris; on ne tardera pas à y tramer +une conspiration contre moi; mais ce +sera la dernière. Je reste ici pour les +laisser tous plus libres d’agir. Sortez +tous deux, envoyez-moi mon valet de +chambre dans deux heures seulement: +je veux être seul. +</p> + +<p> +On entendait encore les pas de ces +deux hommes, et Richelieu, les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span> +attachés sur l’entrée de sa tente, semblait +les poursuivre de ses regards +irrités. +</p> + +<p> +—Misérables! s’écria-t-il lorsqu’il fut +seul, allez encore accomplir quelques +Å“uvres secrètes, et ensuite je vous briserai +vous-mêmes, ressorts impurs de +mon pouvoir! Bientôt le roi succombera +sous la lente maladie qui le consume; je +serai régent alors, je serai roi de France +moi-même; je n’aurai plus à redouter +les caprices de sa faiblesse; je détruirai +sans retour les races orgueilleuses de ce +pays; j’y passerai un niveau terrible et +la baguette de Tarquin; je serai seul +sur eux tous, l’Europe tremblera, je... +</p> + +<p> +Ici le goût du sang qui remplissait de +nouveau sa bouche le força d’y porter +son mouchoir. +</p> + +<p> +—Ah! que dis-je? malheureux que je +suis! Me voilà frappé à mort; je me +dissous, mon sang s’écoule, et mon esprit +veut travailler encore! Pour quoi? +Pour qui? Est-ce pour la gloire, c’est un +mot vide; est-ce pour les hommes; je +les méprise. Pour qui donc, puisque je +<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span> +vais mourir avant deux, avant trois ans +peut-être? Est-ce pour Dieu? quel +nom!... je n’ai pas marché avec lui, il +a tout vu... +</p> + +<p> +Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, +et ses yeux rencontrèrent la grande +croix d’or qu’il portait au cou; il ne put +s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’au +fond du fauteuil; mais elle le suivait; +il la prit, et, la considérant avec +des regards fixes et dévorants:—Signe +terrible! dit-il tout bas, tu me +poursuis! Vous retrouverai-je encore +ailleurs... divinité et supplice! que +suis-je? qu’ai-je fait?... +</p> + +<p> +Pour la première fois, une terreur singulière +et inconnue le pénétra; il trembla, +glacé et brûlé par un frisson invincible; +il n’osait lever les yeux, de +crainte de rencontrer quelque vision +effroyable; il n’osait appeler, de peur +d’entendre le son de sa propre voix; il +demeura profondément enfoncé dans la +méditation de l’éternité, si terrible pour +lui, et il murmura cette sorte de prière: +</p> + +<p> +—Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moi +<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span> +donc, mais ne m’isole pas pour me +juger. Regarde-moi entouré des hommes +de mon siècle; regarde l’ouvrage immense +que j’avais entrepris; fallait-il +moins qu’un énorme levier pour remuer +ces masses? et si ce levier écrase en +tombant quelques misérables inutiles, +suis-je bien coupable? Je semblerai +méchant aux hommes; mais toi, juge +suprême, me verras-tu ainsi? Non; tu +sais que c’est le pouvoir sans borne qui +rend la créature coupable envers la +créature; ce n’est pas Armand de Richelieu +qui fait périr, c’est le premier ministre. +Ce n’est pas pour ses injures +personnelles, c’est pour suivre un système. +Mais un système... qu’est-ce +que ce mot? M’était-il permis de jouer +ainsi avec les hommes, et de les regarder +comme des nombres pour accomplir une +pensée, fausse peut-être? Je renverse +l’entourage du trône. Si, sans le savoir, +je sapais ses fondements et hâtais sa +chute! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’a +séduit. O dédale! ô faiblesse de la pensée +humaine!... Simple foi! pourquoi ne +<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span> +suis-je pas seulement un simple prêtre? +Si j’osais rompre avec l’homme et me +donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendrait +encore dans mes songes! +</p> + +<p> +En ce moment son oreille fut frappée +d’un grand bruit qui se faisait au dehors; +des rires de soldats, des huées +féroces et des jurements se mêlaient aux +paroles, assez longtemps soutenues, +d’une voix faible et claire; on eût dit le +chant d’un ange entrecoupé par des +rires de démons. Il se leva, et ouvrit +une sorte de fenêtre en toile pratiquée +sur un des côtés de sa tente carrée. Un +singulier spectacle se présentait à sa +vue; il resta quelques instants à le +contempler, attentif aux discours qui se +tenaient. +</p> + +<p> +—Écoute, écoute, La Valeur, disait un +soldat à un autre, la voilà qui recommence +à parler et à chanter; fais-la +placer au milieu du cercle, entre nous +et le feu. +</p> + +<p> +—Tu ne sais pas, tu ne sais pas, +disait un autre, voici Grand-Ferré qui +dit qu’il la connaît. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span> +—Oui, je te dis que je la connais, et, +par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais +que je l’ai vue dans mon village, quand +j’étais en congé, et c’était à une affaire +où il faisait chaud, mais dont on ne +parle pas, surtout à un Cardinaliste +comme toi. +</p> + +<p> +—Et pourquoi n’en parle-t-on pas, +grand nigaud? reprit un vieux soldat en +relevant sa moustache. +</p> + +<p> +—On n’en parle pas parce que cela +brûle la langue, entends-tu cela? +</p> + +<p> +—Non, je ne l’entends pas. +</p> + +<p> +—Eh bien! ni moi non plus; mais ce +sont les bourgeois qui me l’ont dit. +</p> + +<p> +Ici un éclat de rire général l’interrompit. +</p> + +<p> +—Ah! ah! est-il bête! disait l’un; il +écoute ce que disent les bourgeois. +</p> + +<p> +—Ah bien! si tu les écoutes bavarder, +tu as du temps à perdre, reprenait un +autre. +</p> + +<p> +—Tu ne sais donc pas ce que disait +ma mère, blanc-bec? reprenait gravement +le plus vieux en baissant les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span> +d’un air farouche et solennel pour se +faire écouter. +</p> + +<p> +—Et! comment veux-tu que je le sache, +La Pipe? Ta mère doit être morte de +vieillesse avant que mon grand-père fût +au monde. +</p> + +<p> +—Eh bien! blanc-bec, je vais te le +dire. Tu sauras d’abord que ma mère était +une respectable Bohémienne, aussi attachée +au régiment des Carabins de la +Roque que mon chien <i>Canon</i> que voilà ; +elle portait l’eau-de-vie à son cou, dans +un baril, et la buvait mieux que le premier +de chez nous; elle avait eu quatorze +époux, tous militaires, et morts sur le +champ de bataille. +</p> + +<p> +—Voilà ce qui s’appelle une femme! +interrompirent les soldats pleins de respect. +</p> + +<p> +—Et jamais de sa vie elle ne parla à +un bourgeois, si ce n’est pour lui dire en +arrivant au logement: «Allume-moi +une chandelle et fais chauffer ma soupe». +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait +ta mère? dit Grand-Ferré. +</p> + +<p> +—Si tu es pressé, tu ne le sauras +<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span> +pas, blanc-bec; elle disait habituellement +dans sa conversation: <i>Un soldat +vaut bien mieux qu’un chien; mais un +chien vaut mieux qu’un bourgeois</i>. +</p> + +<p> +—Bravo! bravo! c’est bien dit! +crièrent les soldats pleins d’enthousiasme +à ces belles paroles. +</p> + +<p> +—Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré, +que les bourgeois qui m’ont dit +que ça brûlait la langue avaient raison; +d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des +bourgeois, car ils avaient des épées, et +ils étaient fâchés de ce qu’on brûlait un +curé, et moi aussi. +</p> + +<p> +—Et qu’est-ce que cela te faisait qu’on +brûlât ton curé, grand innocent? reprit +un sergent de bataille appuyé sur la +fourche de son arquebuse; après lui un +autre; tu aurais pu prendre à sa place +un de nos généraux, qui sont tous curés +à présent; moi, qui suis Royaliste, je le +dis franchement. +</p> + +<p> +—Taisez-vous donc! cria La Pipe: +laissez parler cette fille. Ce sont tous +ces chiens de Royalistes, qui viennent +<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span> +nous déranger quand nous nous amusons. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; +sais-tu seulement ce que c’est +que d’être Royaliste, toi? +</p> + +<p> +—Oui, dit La Pipe, je vous connais +bien tous, allez: vous êtes pour les +anciens soi-disant Princes de la paix, +avec les Croquants, contre le Cardinal et +la gabelle; là ! ai-je raison ou non? +</p> + +<p> +—Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un +Royaliste est celui qui est pour un roi: +voilà ce que c’est. Et comme mon père +était valet des émérillons du Roi, je suis +pour le Roi; voilà . Et je n’aime pas les +Bas-rouges, c’est tout simple. +</p> + +<p> +—Ah! tu m’appelles Bas-rouge! reprit le +vieux soldat: tu m’en feras raison demain +matin. Si tu avais fait la guerre dans la +Valteline, tu ne parlerais pas comme ça; +et si tu avais vu l’Eminence se promener +sur la digue de la Rochelle, avec le vieux +marquis de Spinola, pendant qu’on lui +envoyait des volées de canon, tu ne dirais +rien des Bas-rouges, entends-tu? +</p> + +<p> +—Allons, amusons-nous au lieu de +<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span> +nous quereller, dirent les autres soldats. +</p> + +<p> +Les braves qui discouraient ainsi +étaient debout autour d’un grand feu qui +les éclairait plus que la lune, toute belle +qu’elle était, et au milieu d’eux se trouvait +le sujet de leur attroupement et de +leurs cris. Le Cardinal distingua une +jeune femme vêtue de noir et couverte +d’un long voile blanc; ses pieds étaient +nus: une corde grossière serrait sa taille +élégante, un long rosaire tombait de son +cou presque jusqu’aux pieds, ses mains +délicates et blanches comme l’ivoire en +agitaient les grains et les faisaient tournoyer +rapidement sous ses doigts. Les +soldats, avec une joie barbare, s’amusaient +à préparer de petits charbons sur +son chemin pour brûler ses pieds nus; +le plus vieux prit la mèche fumante de +son arquebuse, et, l’approchant du bas +de sa robe, lui dit d’une voix rauque: +</p> + +<p> +—Allons, folle, recommence-nous ton +histoire, ou bien je te remplirai de poudre, +et je te ferai sauter comme une mine; +prends-y garde, parce que j’ai déjà joué +ce tour-là à d’autres que toi dans les +<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span> +vieilles guerres des Huguenots. Allons, +chante! +</p> + +<p> +La jeune femme, les regardant avec +gravité, ne répondit rien et baissa son +voile. +</p> + +<p> +—Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré +avec un rire bachique; tu vas la faire +pleurer, tu ne sais pas le beau langage +de la cour; je vais lui parler, moi. +</p> + +<p> +Et lui prenant le menton: +</p> + +<p> +—Mon petit cÅ“ur, lui dit-il, si tu voulais, +ma mignonne, recommencer la jolie +petite historiette que tu racontais tout à +l’heure à ces messieurs, je te prierais de +voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, +comme disent les grandes dames de Paris, +et de prendre un verre d’eau-de-vie +avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée +autrefois à Loudun quand tu jouais +la comédie pour faire brûler un pauvre +diable... +</p> + +<p> +La jeune femme croisa ses bras, et +regardant autour d’elle d’un air impérieux, +s’écria: +</p> + +<p> +—Retirez-vous, au nom du Dieu des +armées: retirez-vous, hommes impurs! +<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span> +il n’y a rien de commun entre nous. Je +n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez +pas la mienne. Allez vendre votre +sang aux princes de la terre à tant d’oboles +par jour, et laissez-moi accomplir +ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal... +</p> + +<p> +Un rire grossier l’interrompit. +</p> + +<p> +—Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, +que son Éminence le généralissime +te reçoive chez lui avec tes pieds nus? +Va les laver. +</p> + +<p> +—Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève +ta robe et passe les fleuves», répondit-elle +les bras toujours en croix. Que l’on +me conduise chez le Cardinal! +</p> + +<p> +Richelieu cria d’une voix forte: +</p> + +<p> +—Qu’on m’amène cette femme, et +qu’on la laisse en repos! +</p> + +<p> +Tout se tut; on la conduisit au ministre.—Pourquoi, +dit-elle en le voyant, +m’amener devant un homme armé? +</p> + +<p> +On la laissa seule devant lui sans répondre. +</p> + +<p> +Le Cardinal avait l’air soupçonneux en +la regardant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span> +—Madame, dit-il, que faites-vous au +camp à cette heure; et, si votre esprit +n’est pas égaré, pourquoi ces pieds nus? +</p> + +<p> +—C’est un vÅ“u, c’est un vÅ“u, répondit +la jeune religieuse avec un air d’impatience +en s’asseyant près de lui brusquement: +j’ai fait aussi celui de ne pas manger +que je n’aie rencontré l’homme que +je cherche. +</p> + +<p> +—Ma sÅ“ur, dit le Cardinal étonné et +radouci en s’approchant pour l’observer, +Dieu n’exige pas de telles rigueurs dans +un corps faible, et surtout à votre âge, +car vous me semblez fort jeune. +</p> + +<p> +—Jeune? oh! oui, j’étais bien jeune il +y a peu de jours encore; mais depuis +j’ai passé deux existences au moins, j’ai +tant pensé et tant souffert: regardez mon +visage. +</p> + +<p> +Et elle découvrit une figure parfaitement +belle; des yeux noirs très réguliers +y donnaient la vie; mais sans eux on aurait +cru que ces traits étaient ceux d’un +fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres +étaient violettes et tremblaient, un grand +<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span> +frisson faisait entendre le choc de ses +dents. +</p> + +<p> +—Vous êtes malade, ma sÅ“ur, dit le +ministre ému en lui prenant la main, +qu’il sentit brûlante. Une sorte d’habitude +d’interroger sa santé et celle des +autres, lui fit toucher le pouls sur son +bras amaigri: il sentit les artères soulevées +par les battements d’une fièvre +effrayante. +</p> + +<p> +—Mais, continua-t-il avec plus d’intérêt, +vous vous êtes tuée avec des rigueurs +plus grandes que les forces humaines; +je les ai toujours blâmées, et surtout dans +un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter? +est-ce pour me le confier que vous +êtes venue? Parlez avec calme et soyez +sûre d’être secourue. +</p> + +<p> +—Se confier aux hommes! reprit la +jeune femme, oh! non, jamais! Ils m’ont +tous trompée; je ne me confierais à personne, +pas même à M. de Cinq-Mars, qui +cependant doit bientôt mourir. +</p> + +<p> +—Comment! dit Richelieu en fronçant +le sourcil, mais avec un rire amer; comment! +<span class='pagenum'><a id='Page_339' name='Page_339'>[339]</a></span> +vous connaissez ce jeune homme? +est-ce lui qui a fait vos malheurs? +</p> + +<p> +—Oh! non, il est bon, et il déteste les +méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs, +dit-elle en prenant tout à coup +un air dur et sauvage, les hommes sont +faibles, et il y a des choses que les femmes +doivent accomplir. Quand il ne s’est plus +trouvé de vaillants dans Israël, Déborah +s’est levée. +</p> + +<p> +—Eh! comment savez-vous toutes ces +belles choses? continua le Cardinal en +lui tenant toujours la main. +</p> + +<p> +—Oh! cela, je ne puis vous l’expliquer, +reprit avec un air de naïveté touchante +et une voix très douce la jeune religieuse, +vous ne me comprendriez pas; c’est le +démon qui m’a tout appris et qui m’a +perdue. +</p> + +<p> +—Eh! mon enfant, c’est toujours lui +qui nous perd; mais il nous instruit mal, +dit Richelieu avec l’air d’une protection +paternelle et d’une pitié croissante. +Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; +je peux beaucoup. +</p> + +<p> +—Ah! dit-elle d’un air de doute, vous +<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span> +pouvez beaucoup sur des guerriers, sur +des hommes braves et généreux; sous +votre cuirasse doit battre un noble cÅ“ur; +vous êtes un vieux général, qui ne savez +rien des ruses du crime. +</p> + +<p> +Richelieu sourit, cette méprise le flattait. +</p> + +<p> +—Je vous ai entendu demander le Cardinal; +que lui voulez-vous enfin? Qu’êtes-vous +venue chercher? +</p> + +<p> +La religieuse se recueillit et mit un +doigt sur son front. +</p> + +<p> +—Je ne m’en souviens plus, dit-elle, +vous m’avez trop parlé... J’ai perdu cette +idée, c’était pourtant une grande idée... +C’est pour elle que je suis condamnée à +la faim qui me tue; il faut que je l’accomplisse, +ou je vais mourir avant. Ah! +dit-elle en portant sa main sous sa robe +dans son sein, où elle parut prendre +quelque chose, la voilà , cette idée... +</p> + +<p> +Elle rougit tout à coup, et ses yeux +s’ouvrirent extraordinairement; elle continua +en se penchant à l’oreille du +Cardinal: +</p> + +<p> +—Je vais vous le dire: Urbain Grandier, +<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span> +mon amant Urbain, m’a dit cette +nuit que c’était Richelieu qui l’avait +fait périr; j’ai pris un couteau dans une +auberge, et je viens ici pour le tuer, +dites-moi où il est. +</p> + +<p> +Le Cardinal, effrayé et surpris, recula +d’horreur. Il n’osait appeler ses gardes, +craignant les cris de cette femme et ses +accusations; et cependant un emportement +de cette folle pouvait lui devenir +fatal. +</p> + +<p> +—Cette histoire affreuse me poursuivra +donc partout! s’écria-t-il en la regardant +fixement, cherchant dans son +esprit le parti qu’il devait prendre. +</p> + +<p> +Ils demeurèrent en silence l’un en +face de l’autre dans la même attitude, +comme deux lutteurs qui se contemplent +avant de s’attaquer, ou comme le chien +d’arrêt et sa victime pétrifiés par la +puissance du regard. +</p> + +<p> +Cependant Laubardemont et Joseph +étaient sortis ensemble, et, avant de se +séparer, ils se parlèrent un moment devant +la tente du Cardinal, parce qu’ils +avaient besoin de se tromper mutuellement; +<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span> +leur haine venait de prendre des +forces dans leur querelle, et chacun +avait résolu de perdre son rival près du +maître. Le juge commença le dialogue, +que chacun d’eux avait préparé en se +prenant le bras, comme d’un seul et +même mouvement: +</p> + +<p> +—Ah! révérend père, que vous +m’avez affligé en ayant l’air de prendre +en mauvaise part quelques légères plaisanteries +que je vous ai faites tout à +l’heure! +</p> + +<p> +—Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, +je suis bien loin de là . La charité, où +serait la charité? J’ai quelquefois une +sainte chaleur dans le propos, pour ce +qui est du bien de l’État et de monseigneur, +à qui je suis tout dévoué. +</p> + +<p> +—Ah! qui le sait mieux que moi, révérend +père? mais vous me rendez justice, +vous savez aussi combien je le suis +à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel +je dois tout. Hélas! je n’ai mis que trop +de zèle à le servir, puisqu’il me le reproche. +</p> + +<p> +—Rassurez-vous, dit Joseph, il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span> +vous en veut pas; je le connais bien, il +conçoit qu’on fasse quelque chose pour +sa famille; il est fort bon parent aussi. +</p> + +<p> +—Oui, c’est cela, reprit Laubardemont, +voilà mon affaire à moi; ma +nièce était perdue tout à fait avec son +couvent si Urbain eût triomphé; vous +sentez cela comme moi, d’autant plus +qu’elle ne nous avait pas bien compris, +et qu’elle a fait l’enfant quand il a fallu +paraître. +</p> + +<p> +—Est-il possible? en pleine audience! +Ce que vous me dites là me fâche véritablement +pour vous! Que cela dut être +pénible! +</p> + +<p> +—Plus que vous ne l’imaginez! Elle +oubliait tout ce qu’on lui disait dans la +possession, faisait mille fautes de latin +que nous avons raccommodées comme +nous avons pu; et même elle a été +cause d’une scène désagréable le jour du +procès; fort désagréable pour moi et +pour les juges: un évanouissement, des +cris. Ah! je vous jure que je l’aurais +bien chapitrée, si je n’eusse été forcé de +quitter précipitamment cette petite ville +<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span> +de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout +simple que j’y tienne, c’est ma plus +proche parente; car mon fils a mal +tourné, on ne sait ce qu’il est devenu +depuis quatre ans. La pauvre petite +Jeanne de Belfiel! je ne l’avais faite +religieuse, et puis abbesse, que pour +conserver tout à ce mauvais sujet-là . Si +j’avais pu prévoir sa conduite, je l’aurais +réservée pour le monde. +</p> + +<p> +—On la dit d’une fort grande beauté, +reprit Joseph; c’est un don très précieux +pour une famille; on aurait pu la présenter +à la cour, et le Roi... Ah! ah!... +M<sup>lle</sup> de La Fayette... Eh!... eh!... +M<sup>lle</sup> d’Hautefort... vous entendez... il +serait même possible encore d’y penser. +</p> + +<p> +—Ah! que je vous reconnais bien +là ... monseigneur, car nous savons qu’on +vous a nommé au cardinalat; que vous +êtes bon de vous souvenir du plus dévoué +de vos amis! +</p> + +<p> +Laubardemont parlait encore à Joseph, +lorsqu’ils se trouvèrent au bout de +la rue du camp qui conduisait au quartier +des volontaires. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span> +—Que Dieu vous protège et sa sainte +Mère pendant mon absence, dit Joseph +s’arrêtant; je vais partir demain pour +Paris; et, comme j’aurai affaire plus +d’une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais +le voir d’avance et savoir des nouvelles +de sa blessure. +</p> + +<p> +—Si l’on m’avait écouté, dit Laubardemont, +à l’heure qu’il est vous n’auriez +pas cette peine. +</p> + +<p> +—Hélas! vous avez bien raison, répondit +Joseph avec un soupir profond +et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal +n’est plus le même homme; il +n’accueille pas les bonnes idées, il nous +perdra s’il se conduit ainsi. +</p> + +<p> +Et, faisant une profonde révérence au +juge, le capucin entra dans le chemin +qu’il lui avait montré. +</p> + +<p> +Laubardemont le suivit quelque temps +des yeux, et, quand il fut bien sûr de la +route qu’il avait prise, il revint ou +plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.—Le +Cardinal l’éloigne, s’était-il +dit; donc il s’en dégoûte; je sais des secrets +qui peuvent le perdre. J’ajouterai +<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span> +qu’il est allé faire sa cour au futur favori; +je remplacerai ce moine dans la faveur +du ministre. L’instant est propice, il +est minuit; il doit encore rester seul pendant +une heure et demie. Courons. +</p> + +<p> +Il arrive à la tente des gardes qui +précède le pavillon. +</p> + +<p> +—Monseigneur reçoit quelqu’un, dit +le capitaine hésitant, on ne peut pas +entrer. +</p> + +<p> +—N’importe, vous m’avez vu sortir il +y a une heure; il se passe des choses +dont je dois rendre compte. +</p> + +<p> +—Entrez, Laubardemont, cria le ministre, +entrez vite et seul! Il entra. Le +Cardinal, toujours assis, tenait les deux +mains d’une religieuse dans une des +siennes, et de l’autre fit signe de garder +le silence à son agent stupéfait, qui +resta sans mouvement, ne voyant pas +encore le visage de cette femme; elle +parlait avec volubilité, et les choses +étranges qu’elle disait contrastaient horriblement +avec la douceur de sa voix. +Richelieu semblait ému. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span> +—Oui, je le frapperai avec un couteau; +c’est un couteau que le démon +Béhérith m’a donné à l’auberge; mais +c’est le clou de Sisara. Il a un manche +d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup +pleuré dessus. N’est-ce pas singulier, +mon bon général? Je le retournerai +dans la gorge de celui qui a tué mon +ami, comme il a dit lui-même de faire, +et ensuite je brûlerai le corps, c’est la +peine du talion, la peine que Dieu a +permise à Adam... Vous avez l’air +étonné, mon brave général... mais vous +le seriez bien plus si je vous disais sa +chanson... la chanson qu’il m’a chantée +encore hier au soir, quand il est venu +me voir à l’heure du bûcher, vous savez +bien?... l’heure où il pleut, l’heure où +mes mains commencent à brûler comme +à présent; il m’a dit: «Ils sont bien +trompés, les magistrats, les magistrats +rouges... j’ai onze démons à mes ordres, +et je reviens te voir quand la cloche +sonne... sous un dais de velours pourpré, +avec des torches, des torches de +résine qui nous éclairent; ah! c’est de +<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span> +toute beauté!» Voilà , voilà ce qu’il +chante. +</p> + +<p> +Et, sur l’air du <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>, elle +chanta elle-même: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Je vais être prince d’Enfer,<br /></span> +<span class="i0">Mon sceptre est un marteau de fer,<br /></span> +<span class="i0">Ce sapin brûlant est mon trône.<br /></span> +<span class="i0">Et ma robe est de soufre jaune;<br /></span> +<span class="i0">Mais je veux t’épouser demain:<br /></span> +<span class="i0">Viens, Jeanne, donne-moi la main.</span> +</div> + +<p> +N’est-ce pas singulier, mon bon général? +Et moi je lui réponds tous les soirs; +écoutez bien ceci, oh! écoutez bien... +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Le juge a parlé dans la nuit,<br /></span> +<span class="i0">Et dans la tombe on me conduit,<br /></span> +<span class="i0">Pourtant j’étais ta fiancée!<br /></span> +<span class="i0">Viens... la pluie est longue et glacée;<br /></span> +<span class="i0">Mais tu ne dormiras pas seul,<br /></span> +<span class="i0">Je te prêterai mon linceul.</span> +</div> + +<p> +Ensuite il parle, et parle comme les +esprits et comme les prophètes. Il dit: +«Malheur, malheur à celui qui a versé +le sang! les juges de la terre sont-ils +des dieux? Non, ce sont des hommes +qui vieillissent et souffrent, et cependant +ils osent dire à haute voix: Faites +<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span> +mourir cet homme! La peine de mort! +la peine de mort! Qui a donné à l’homme +le droit de l’exercer sur l’homme? Est-ce +le nombre deux?... Un seul serait assassin, +vois-tu! Mais compte bien, un, +deux, trois... Voilà qu’ils sont sages et +justes, ces scélérats graves et stipendiés! +O crime! l’horreur du ciel! Si tu les +voyais d’en haut, comme moi, Jeanne, +combien tu serais plus pâle encore! La +chair détruire la chair! elle qui vit de +sang faire couler le sang! froidement et +sans colère! comme Dieu qui a créé!» +</p> + +<p> +Les cris que jetait la malheureuse fille +en disant rapidement ces paroles épouvantèrent +Richelieu et Laubardemont +au point de les tenir immobiles longtemps +encore. Cependant le délire et la +fièvre l’emportaient toujours. +</p> + +<p> +—Les juges ont-ils frémi? m’a dit +Urbain Grandier, frémissent-ils de se +tromper? On agite la mort du juste. +</p> + +<p> +—La question!—On serre ses membres +avec des cordes pour le faire parler; +sa peau se coupe, s’arrache et se +déroule comme un parchemin; ses nerfs +<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span> +sont à nu, rouges et luisants; ses os +crient; la moelle en jaillit... Mais les +juges dorment. Ils rêvent de fleurs et +de printemps. Que la grand’salle est +chaude! dit l’un en s’éveillant; cet +homme n’a point voulu parler! Est-ce +que la torture est finie! Et, miséricordieux +enfin, il accorde la mort. La +mort! seule crainte des vivants! la mort! +le monde inconnu! il y jette avant lui +une âme furieuse qui l’attendra. Oh! ne +l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur! +ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, +le prévaricateur écorché? +</p> + +<p> +Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue +et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur +et de pitié, s’écria: +</p> + +<p> +—Ah! pour l’amour de Dieu! finissons +cette affreuse scène; emmenez cette +femme, elle est folle! +</p> + +<p> +L’insensée se retourna, et jetant tout +à coup de grands cris: +</p> + +<p> +—Ah! le juge, le juge!... dit-elle en +reconnaissant Laubardemont. +</p> + +<p> +Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant +<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span> +devant le ministre, disait avec +effroi: +</p> + +<p> +—Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, +c’est ma nièce qui a perdu la +raison: j’ignorais ce malheur-là , sans +quoi elle serait enfermée depuis longtemps. +Jeanne, Jeanne... allons, madame, +à genoux; demandez pardon à +monseigneur le Cardinal-Duc... +</p> + +<p> +—C’est Richelieu! cria-t-elle. Et l’étonnement +sembla entièrement paralyser +cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur +qui l’avait animée d’abord fit place +à une mortelle pâleur, ses cris à un +silence immobile, ses regards égarés à +une fixité effroyable de ses grands yeux, +qui suivaient constamment le ministre +attristé. +</p> + +<p> +—Emmenez vite cette malheureuse +enfant, dit celui-ci hors de lui-même; +elle est mourante et moi aussi; tant +d’horreurs me poursuivent depuis cette +condamnation, que je crois que tout +l’enfer se déchaîne contre moi! +</p> + +<p> +Il se leva en parlant. Jeanne de +Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite, +<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span> +les yeux hagards, la bouche ouverte, +la tête penchée en avant, était +restée sous le coup de sa double surprise, +qui semblait avoir éteint le reste +de sa raison et de ses forces. Au mouvement +du Cardinal, elle frémit de se voir +entre lui et Laubardemont, regarda tour +à tour l’un et l’autre, laissa échapper de +sa main le couteau qu’elle tenait, et se +retira lentement vers la sortie de la +tente, se couvrant tout entière de son +voile, et tournant avec terreur ses yeux +égarés derrière elle, sur son oncle qui +la suivait, comme une brebis épouvantée +qui sent déjà sur son dos l’haleine +brûlante du loup prêt à la saisir. +</p> + +<p> +Ils sortirent tous deux ainsi, et à +peine en plein air, le juge furieux s’empara +des mains de sa victime, les lia par un +mouchoir, et l’entraîna facilement, car +elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, +mais le suivit, la tête toujours baissée +sur son sein et comme plongée dans un +profond somnambulisme. +</p> + +<h2 id="chap_13"> +CHAPITRE XIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ESPAGNOL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Qu’un ami véritable est une douce chose<br /></span> +<span class="i0">Il cherche vos besoins au fond de votre cÅ“ur,<br /></span> +<span class="i2">Il vous épargne la pudeur<br /></span> +<span class="i2">De les lui découvrir vous-même.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Fontaine.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Cependant une scène d’une autre nature +se passait sous la tente de Cinq-Mars; +les paroles du Roi, premier baume +de ses blessures, avaient été suivies +des soins empressés des chirurgiens de +la cour; une balle morte, facilement +extraite, avait causé seule son accident: +le voyage lui était permis, tout était +près pour l’accomplir. Le malade avait +reçu jusqu’à minuit des visites amicales +et intéressées; dans les premières furent +celles du petit Gondi et de Fontrailles, +qui se disposaient aussi à quitter Perpignan +<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span> +pour Paris; l’ancien page Olivier +d’Entraigues s’était joint à eux pour +complimenter l’heureux volontaire que +le Roi semblait avoir distingué; la froideur +habituelle du prince envers tout +ce qui l’entourait ayant fait regarder, +à tous ceux qui en furent instruits, le +peu de mots qu’il avait dits comme des +signes assurés d’une haute faveur, tous +étaient venus le féliciter. +</p> + +<p> +Enfin il était seul, sur son lit de camp; +M. de Thou, près de lui, tenait sa main, +et Grandchamp, à ses pieds, grondait +encore de toutes les visites qui avaient +fatigué son maître blessé et prêt à partir +pour un long voyage. Pour Cinq-Mars, +il goûtait enfin un de ces instants +de calme et d’espoir qui viennent en +quelque sorte refraîchir l’âme en même +temps que le sang; la main qu’il ne +donnait pas à son ami pressait en secret +la croix d’or attachée sur son cÅ“ur, en +attendant la main adorée qui l’avait +donnée, et qu’il allait bientôt presser elle-même. +Il n’écoutait qu’avec le regard et le +sourire les conseils du jeune magistrat, +<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span> +et rêvait au but de son voyage, qui +était aussi le but de sa vie. Le grave +de Thou lui disait d’une voix calme et +douce: +</p> + +<p> +—Je vous suivrai bientôt à Paris. Je +suis heureux plus que vous-même de voir +le Roi vous y mener avec lui; c’est un +commencement d’amitié qu’il faut ménager, +vous avez raison. J’ai réfléchi bien +profondément aux causes secrètes de +votre ambition, et je crois avoir deviné +votre cÅ“ur. Oui, ce sentiment d’amour +pour la France, qui le faisait battre dans +votre jeunesse, a dû y prendre des forces +plus grandes; vous voulez approcher le +Roi pour servir votre pays, pour mettre +en action ces songes dorés de nos premiers +ans. Certes, la pensée est vaste et +digne de vous! je vous admire; je m’incline! +Abordez le monarque avec le dévouement +chevaleresque de nos pères, +avec un cÅ“ur plein de candeur et prêt à +tous les sacrifices. Recevoir les confidences +de son âme, verser dans la sienne +celles de ses sujets, adoucir les chagrins +du Roi en lui apprenant la confiance de +<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span> +son peuple en lui, fermer les plaies du +peuple en les découvrant à son maître, +et, par l’entremise de votre faveur, rétablir +ainsi ce commerce d’amour du père +aux enfants, qui fut interrompu pendant +dix-huit ans par un homme au cÅ“ur de +marbre: s’exposer pour cette noble entreprise +à toutes les horreurs de sa vengeance, +et, bien plus encore, braver les +calomnies perfides qui poursuivent le +favori jusque sur les marches du trône: +ce songe était digne de vous. Poursuivez, +mon ami, ne soyez jamais découragé; +parlez hautement au Roi du mérite et des +malheurs de ses plus illustres amis que +l’on écrase; dites-lui sans crainte que sa +vieille noblesse n’a jamais conspiré contre +lui; et que, depuis le jeune Montmorency +jusqu’à cet aimable comte de Soissons, +tous avaient combattu le ministre et +jamais le monarque; dites-lui que les +vieilles races de France sont nées avec +sa race, qu’en les frappant il remue toute +la nation, et que, s’il les éteint, la sienne +en souffrira, qu’elle demeurera seule exposée +au souffle du temps et des événements, +<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span> +comme un vieux chêne frissonne +et s’ébranle au vent de la plaine, lorsque +l’on a renversé la forêt qui l’entoure et +le soutient.—Oui, s’écria de Thou en +s’animant, ce but est noble et beau: +marchez dans votre route d’un pas inébranlable, +chassez même cette honte secrète, +cette pudeur qu’une âme noble +éprouve avant de se décider à flatter, à +faire ce que le monde appelle sa <i>cour</i>. +Hélas! les rois sont accoutumés à ces +paroles continuelles de fausse admiration +pour eux; considérez-les comme une +langue nouvelle qu’il faut apprendre, +langue bien étrangère à vos lèvres jusqu’ici, +mais que l’on peut parler noblement, +croyez-moi, et qui saurait exprimer +de belles et généreuses pensées. +</p> + +<p> +Pendant le discours enflammé de son +ami, Cinq-Mars ne put se défendre d’une +rougeur subite, et il tourna son visage +sur l’oreiller, du côté de la tente, et de +manière à ne pas être vu. De Thou s’arrêta. +</p> + +<p> +—Qu’avez-vous, Henri? vous ne me +répondez pas; me serais-je trompé? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span> +Cinq-Mars soupira profondément et se +tut encore. +</p> + +<p> +—Votre cÅ“ur n’est-il pas ému de ces +idées que je croyais devoir le transporter! +</p> + +<p> +Le blessé regarda son ami avec moins +de trouble et lui dit: +</p> + +<p> +—Je croyais, cher de Thou, que vous +ne deviez plus m’interroger, et que vous +vouliez avoir une aveugle confiance en +moi. Quel mauvais génie vous pousse +donc à vouloir sonder ainsi mon âme? +Je ne suis pas étranger à ces idées qui +vous possèdent. Qui vous dit que je ne +les aie pas conçues! Qui vous dit que je +n’aie pas formé la ferme résolution de +les pousser plus loin dans l’action que +vous n’osez le faire même dans vos paroles! +L’amour de la France, la haine +vertueuse de l’ambitieux qui l’opprime et +brise ses antiques mÅ“urs avec la hache +du bourreau, la ferme croyance que la +vertu peut être aussi habile que le crime, +voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. +Mais, quand vous voyez un homme +à genoux dans une église, lui demandez-vous +<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span> +quel saint ou quel ange protège et +reçoit sa prière? Que vous importe, +pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut? +Eh! lorsque nos pères s’acheminaient +pieds nus vers le saint sépulcre, un bourdon +à la main, s’informait-on du vÅ“u +secret qui les conduisait à la terre sainte? +Ils frappaient, ils mouraient, et les +hommes et Dieu même peut-être, n’en +demandaient pas plus; le pieux capitaine +qui les guidait ne faisait pas dépouiller +leurs corps pour voir si la croix rouge et +le cilice ne cachaient pas quelque autre +signe mystérieux; et, dans le ciel, sans +doute, ils n’étaient pas jugés avec plus +de rigueur pour avoir aidé la force de +leurs résolutions sur la terre par quelque +espoir permis au chrétien, quelque seconde +et secrète pensée, plus humaine +et plus proche du cÅ“ur mortel. +</p> + +<p> +De Thou sourit et rougit légèrement +en baissant les yeux. +</p> + +<p> +—Mon ami, reprit-il avec gravité, cette +agitation peut vous faire mal; ne continuons +pas sur ce sujet; ne mêlons pas +Dieu et le ciel dans nos discours, parce +<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span> +que cela n’est pas bien, et mettez vos +draps sur votre épaule, parce qu’il fait +froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il +en recouvrant son jeune malade avec +un soin maternel, je vous promets de +ne plus vous mettre en colère par mes +conseils. +</p> + +<p> +—Ah! s’écria Cinq-Mars malgré la +défense de parler, moi je vous jure, par +cette croix d’or que vous voyez, et par +sainte Marie, de mourir plutôt que de +renoncer à ce plan même que vous avez +tracé le premier; vous serez peut-être +un jour forcé de m’arrêter; mais il ne +sera plus temps. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dormez, répéta +le conseiller; si vous ne vous arrêtez pas, +alors je continuerai avec vous, quelque +part que cela me conduise. +</p> + +<p> +Et, prenant dans sa poche un livre +d’heures, il se mit à lire attentivement; +un instant après, il regarda Cinq-Mars, +qui ne dormait pas encore; il fit signe à +Grandchamp de changer la lampe de +place pour la vue du malade: mais ce +soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci, +<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span> +les yeux toujours ouverts, s’agitait +sur sa couche étroite. +</p> + +<p> +—Allons, vous n’êtes pas calme, dit +de Thou en souriant; je vais faire quelque +lecture pieuse qui vous remette l’esprit +en repos. Ah! mon ami, c’est là qu’il +est le repos véritable, c’est dans ce livre +consolateur! car, ouvrez-le où vous voudrez, +et toujours vous y verrez, d’un côté +l’homme dans le seul état qui convienne +à sa faiblesse: la prière et l’incertitude +de sa destinée; et, de l’autre, Dieu lui +parlant lui-même de ses infirmités. Quel +magnifique et céleste spectacle! quel lien +sublime entre le ciel et la terre! la vie, +la mort et l’éternité sont là : ouvrez-le au +hasard. +</p> + +<p> +—Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant +encore avec une vivacité qui avait quelque +chose d’enfantin, je le veux bien, laissez-moi +l’ouvrir; vous savez la vieille superstition +de notre pays? quand on ouvre un +livre de messe avec une épée, la première +page que l’on trouve à gauche est la destinée +de celui qui la lit, et le premier qui +<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span> +entre quand il a fini doit influer puissamment +sur l’avenir du lecteur. +</p> + +<p> +—Quel enfantillage! Mais je le veux +bien. Voici votre épée; prenez la pointe... +voyons... +</p> + +<p> +—Laissez-moi lire moi-même, dit +Cinq-Mars, prenant du bord de son lit +un côté du livre. Le vieux Grandchamp +avança gravement sa figure basanée et +ses cheveux gris sur le pied du lit pour +écouter. Son maître lut, s’interrompit à +la première phrase, mais, avec un sourire +un peu forcé peut-être, poursuivit +jusqu’au bout: +</p> + +<p> +I. Or c’était dans la cité de Mediolanum +qu’ils comparurent. +</p> + +<p> +II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous +et adorez les dieux. +</p> + +<p> +III. Et le peuple était silencieux, +regardant leurs visages, qui parurent +comme les visages des anges. +</p> + +<p> +IV. Mais Gervais, prenant la main de +Protais, s’écria, levant les yeux au ciel, +et tout rempli du Saint-Esprit. +</p> + +<p> +V. O mon frère! je vois le fils de +<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span> +l’homme qui nous sourit; laisse-moi +mourir le premier. +</p> + +<p> +VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais +de verser des larmes indignes du +Seigneur notre Dieu. +</p> + +<p> +VII. Or Protais lui répondit ces +paroles: +</p> + +<p> +VIII. Mon frère, il est juste que je +périsse après toi, car j’ai plus d’années +et des forces plus grandes pour te voir +souffrir. +</p> + +<p> +IX. Mais les sénateurs et le peuple +grinçaient des dents contre eux. +</p> + +<p> +X. Et, les soldats les ayant frappés, +leurs têtes tombèrent ensemble sur la +même pierre. +</p> + +<p> +XI. Or c’est en ce lieu même que le +bienheureux saint Ambroise trouva la +cendre des deux martyrs, qui rendit la +vue à un aveugle. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant +son ami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous +à cela? +</p> + +<p> +—La volonté de Dieu soit faite; mais +nous ne devons pas la sonder. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span> +—Ni reculer dans nos desseins pour +un jeu d’enfant, reprit d’Effiat avec impatience +et s’enveloppant d’un manteau +jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que +nous récitions autrefois: <i lang="la" xml:lang="la">Justum et +tenacem propositi virum</i>... ces mots de +fer se sont imprimés dans ma tête. Oui, +que l’univers s’écroule autour de moi, +ses débris m’emporteront inébranlable. +</p> + +<p> +—Ne comparons pas les pensées de +l’homme à celles du ciel, et soumettons-nous, +dit de Thou gravement. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit le vieux Grandchamp, +dont les yeux s’étaient remplis de larmes +qu’il essuyait brusquement. +</p> + +<p> +—De quoi te mêles-tu, vieux soldat? +tu pleures! lui dit son maître. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit à la porte de la tente +une voix nasillarde. +</p> + +<p> +—Parbleu, monsieur, faites plutôt +cette question à l’Éminence grise qui +vient chez vous, répondit le fidèle serviteur +en montrant Joseph, qui s’avançait +les bras croisés en saluant d’un air caressant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span> +—Ah! ce sera donc lui! murmura +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Je viens peut-être mal à propos? +dit Joseph doucement. +</p> + +<p> +—Fort à propos, peut-être, dit Henri +d’Effiat en souriant avec un regard à de +Thou. Qui peut vous amener, mon père, +à une heure du matin? Ce doit être +quelque bonne Å“uvre? +</p> + +<p> +Joseph se vit mal accueilli; et, comme +il ne marchait jamais sans avoir au +fond de l’âme cinq ou six reproches à +se faire vis-à -vis des gens qu’il abordait, +et autant de ressources dans l’esprit +pour se tirer d’affaire, il crut ici que +l’on avait découvert le but de sa visite, +et sentit que ce n’était pas le moment +de la mauvaise humeur qu’il fallait +prendre pour préparer l’amitié. S’asseyant +donc assez froidement près du +lit: +</p> + +<p> +—Je viens, dit-il, monsieur, vous +parler de la part du Cardinal généralissime +des deux prisonniers espagnols +que vous avez faits; il désire avoir des +renseignements sur eux le plus promptement +<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span> +possible; je dois les voir et les +interroger. Mais je ne comptais pas +vous trouver veillant encore; je voulais +seulement les recevoir de vos gens. +</p> + +<p> +Après un échange de politesses contraintes, +on fit entrer dans la tente les +deux prisonniers, que Cinq-Mars avait +presque oubliés. Ils parurent, l’un jeune +et montrant à découvert une physionomie +vive et un peu sauvage: c’était +le soldat; l’autre, cachant sa taille +sous un manteau brun, et ses traits +sombres, mais ambigus dans leur expression, +sous l’ombre de son chapeau à +larges bords, qu’il n’ôta pas: c’était +l’officier; il parla seul et le premier: +</p> + +<p> +—Pourquoi me faites-vous quitter ma +paille et mon sommeil? est-ce pour me +délivrer ou me pendre? +</p> + +<p> +—Ni l’un ni l’autre, dit Joseph. +</p> + +<p> +—Qu’ai-je à faire avec toi, homme à +longue barbe? je ne t’ai pas vu à la +brèche. +</p> + +<p> +Il fallut quelque temps, d’après cet +exorde aimable, pour faire comprendre +<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span> +à l’étranger les droits qu’avait un capucin +à l’interroger. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu? +</p> + +<p> +—Je veux savoir votre nom et votre +pays. +</p> + +<p> +—Je ne dis pas mon nom; et quant +à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol; +mais je ne le suis peut-être pas, car un +Espagnol ne l’est jamais. +</p> + +<p> +Le père Joseph, se retournant vers les +deux amis, dit: +</p> + +<p> +—Je suis bien trompé, ou j’ai entendu +ce son de voix quelque part: cet +homme parle français sans accent; mais +il me semble qu’il veut nous donner des +énigmes comme dans l’Orient. +</p> + +<p> +—L’Orient? c’est cela, dit le prisonnier, +un Espagnol est un homme de +l’Orient, c’est un Turc catholique; son +sang languit ou bouillonne, il est paresseux +ou infatigable; l’indolence le rend +esclave; l’ardeur, cruel; immobile dans +son ignorance, ingénieux dans sa superstition, +il ne veut qu’un livre religieux, +qu’un maître tyrannique; il +<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span> +obéit à la loi du bûcher, il commande +par celle du poignard, il s’endort le +soir dans sa misère sanglante, cuvant +le fanatisme et rêvant le crime. Qui +est-ce là , messieurs? est-ce l’Espagnol +ou le Turc? devinez. Ah! ah! vous +avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit +parce que je rencontre un rapport. +Vraiment, messieurs, vous me faites +bien de l’honneur, et cependant l’idée +pourrait se pousser plus loin, si l’on +voulait; si je passais à l’ordre physique, +par exemple, ne pourrais-je pas vous +dire: Cet homme a les traits graves ou +allongés, l’œil noir et coupé en amande, +les sourcils durs, la bouche triste et +mobile, les joues basanées, maigres et +ridées; sa tête est rasée, et il la couvre +d’un mouchoir noué en turban; il passe +un jour entier couché ou debout sous +un soleil brûlant, sans mouvement, sans +parole, fumant un tabac qui l’enivre. +Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous +contents, messieurs? Vraiment, +vous en avez l’air, vous riez; et de quoi +riez-vous? Moi qui vous ai présenté cette +<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span> +seule idée, je n’ai pas ri; voyez, mon +visage est triste. Ah! c’est peut-être +parce que le sombre prisonnier est devenu +bavard, et parle vite? Ah! ce n’est +rien; je pourrais vous en dire d’autres, +et vous rendre quelques services, mes +braves amis. Si je me mettais dans +les anecdotes, par exemple, si je vous +disais que je connais un prêtre qui avait +ordonné la mort de quelques hérétiques +avant de dire la messe, et qui, furieux +d’être interrompu à l’autel durant le +saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient +ses ordres: <i>Tuez tout! tuez +tout!</i> ririez-vous bien tous, messieurs? +Non, pas tous. Monsieur que voilà , par +exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe. +Oh! il est vrai qu’il pourrait répondre +qu’il a fait sagement, et qu’on avait tort +d’interrompre sa pure prière. Mais si +j’ajoutais qu’il s’est caché pendant une +heure derrière la toile de votre tente, +monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter +parler, et qu’il est venu pour vous +faire quelque perfidie, et non pour moi, +que dirait-il? Maintenant, messieurs, +<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span> +êtes-vous contents? Puis-je me retirer +après cette parade? +</p> + +<p> +Le prisonnier avait débité tout ceci +avec la rapidité d’un vendeur d’orviétan, +et avec une voix si haute, que Joseph +en fut étourdi. Il se leva indigné à la +fin, et s’adressant à Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Comment souffrez-vous, monsieur, +lui dit-il, qu’un prisonnier qui devait +être pendu vous parle ainsi? +</p> + +<p> +L’Espagnol, sans daigner s’occuper +de lui davantage, se pencha vers d’Effiat, +et lui dit à l’oreille: +</p> + +<p> +—Je ne vous importe guère, donnez-moi +ma liberté, j’ai déjà pu la prendre, +mais je ne l’ai pas voulu sans votre +consentement; donnez-la moi, ou faites-moi +tuer. +</p> + +<p> +—Partez si vous le pouvez, lui répondit +Cinq-Mars, je vous jure que j’en +serai fort aise. +</p> + +<p> +Et il fit dire à ses gens de se retirer +avec le soldat, qu’il voulut garder à son +service. +</p> + +<p> +Ce fut l’affaire d’un moment; il ne +restait plus dans la tente que les deux +<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span> +amis, le père Joseph décontenancé et +l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son +chapeau, montra une figure française, +mais féroce: il riait et semblait respirer +plus d’air dans sa large poitrine. +</p> + +<p> +—Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; +mais je hais la France, parce +qu’elle a donné le jour à mon père, qui +est un monstre, et à moi, qui le suis +devenu, et qui l’ai frappé une fois; je +hais ses habitants parce qu’ils m’ont +volé toute ma fortune au jeu, et que je +les ai volés et tués depuis; j’ai été deux +ans Espagnol pour faire mourir plus de +Français; mais à présent je hais encore +plus l’Espagne; on ne saura jamais +pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation +désormais; tous les hommes sont +mes ennemis. Continue, Joseph, et tu +me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu +autrefois, continua-t-il en le poussant +violemment par la poitrine et le renversant... +je suis Jacques de Laubardemont, +fils de ton digne ami. +</p> + +<p> +A ces mots, sortant brusquement de +la tente, il disparut comme une apparition +<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span> +s’évanouirait. De Thou et les laquais, +accourus à l’entrée, le virent +s’élancer en deux bonds par-dessus un +soldat surpris et désarmé, et courir +vers les montagnes avec la vitesse d’un +cerf, malgré plusieurs coups de mousquet +inutiles. Joseph profita du désordre +pour s’évader en balbutiant quelques +mots de politesse, et laissa les +deux amis riant de son aventure et de +son désappointement, comme deux écoliers +riraient d’avoir vu tomber les lunettes +de leur pédagogue, et s’apprêtant +enfin à chercher un sommeil dont ils +avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils +trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, +et le jeune conseiller dans son fauteuil. +</p> + +<p> +Pour le capucin, il s’acheminait vers +sa tente, méditant comment il tirerait +parti de tout ceci pour la meilleure vengeance +possible, lorsqu’il rencontra Laubardemont +traînant par ses mains liées +la jeune insensée. Ils se racontèrent leurs +mutuelles et horribles aventures. +</p> + +<p> +Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner +le poignard dans la plaie de son +<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span> +cÅ“ur en lui apprenant le sort de son fils. +</p> + +<p> +—Vous n’êtes pas précisément heureux +dans votre intérieur, ajouta t-il; je +vous conseille de faire enfermer votre +nièce et pendre votre héritier, si par bonheur +vous le retrouvez. +</p> + +<p> +Laubardemont rit affreusement:—Quant +à cette petite imbécile que voilà , +je vais la donner à un ancien juge secret, +à présent contrebandier dans les Pyrénées, +à Oloron: il la fera ce qu’il voudra, +servante dans sa <i lang="es" xml:lang="es">posada</i>, par exemple; +je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur +ne puisse jamais en entendre parler. +</p> + +<p> +Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne +donna aucun signe d’intelligence; toute +lueur de raison était éteinte en elle; un +seul mot lui était resté sur les lèvres, elle +le prononçait continuellement:—Le +juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. +Et elle se tut. +</p> + +<p> +Son oncle et Joseph la chargèrent, à +peu près comme un sac de blé, sur un +des chevaux qu’amenèrent deux domestiques; +Laubardemont en monta un, et +<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span> +se disposa à sortir du camp, voulant +s’enfoncer dans les montagnes avant le +jour. +</p> + +<p> +—Bon voyage! dit-il à Joseph, faites +bien vos affaires à Paris; je vous recommande +Oreste et Pylade. +</p> + +<p> +—Bon voyage! répondit celui-ci. Je +vous recommande Cassandre et Å’dipe. +</p> + +<p> +—Oh! il n’a ni tué son père, ni épousé +sa mère... +</p> + +<p> +—Mais il est en bon chemin pour ces +gentillesses. +</p> + +<p> +—Adieu, mon révérend père! +</p> + +<p> +—Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils +tout haut—mais tout bas: +</p> + +<p> +—Adieu, assassin à robe grise: je +retrouverai l’oreille du Cardinal en ton +absence. +</p> + +<p> +—Adieu, scélérat à robe rouge: va +détruire toi-même ta famille maudite; +achève de répandre ton sang dans les +autres; ce qui en restera en toi, je m’en +charge... Je pars à présent. Voilà une +nuit bien remplie! + +</p> + +<h2 id="notes1"> +<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span> +<span class="xlarge">NOTES</span><br /> +<span class="small">ET</span><br /> +<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<div class="tem sep4"> +<p> +Lorsque parut pour la première fois ce livre<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>, +il parut seul, sans notes, comme Å“uvre d’art, +comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute +loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne +voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent +des recherches historiques, dont il est +trop facile de décorer un livre nouveau. Il +voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: +<i>Sur la vérité dans l’art</i>, ne point montrer le +<i>vrai</i> détaillé, mais l’œuvre épique, la composition +avec sa tragédie, dont les nÅ“uds enveloppent +tous les personnages éminents du temps de +Louis XIII. Bientôt cependant l’auteur s’aperçut +de la nécessité d’indiquer les sources principales +<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span> +de son travail; et comme il avait toujours +voulu remonter aux plus pures, c’est à -dire aux +manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines, +il ajouta les renseignements les +plus détaillés à la seconde édition de <cite>Cinq-Mars</cite><a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, +pour rectifier des erreurs répandues sur +l’authenticité de quelques faits. Depuis lors il +revint à la simple et primitive unité de son ouvrage. +Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au +delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production, +qu’il est loin de croire irréprochable, il +veut que les esprits curieux des détails du <i>vrai +anecdotique</i> n’aient pas à chercher ailleurs des +documents qu’il avait écartés. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_178">PAGE 178.</a> +</p> + +<p> +Une barbe plate et rousse à l’extrémité... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Pendant sa jeunesse, dit l’historien du père +Joseph, il avait les cheveux et la barbe d’un +roux un peu ardent. Il s’était aperçu que +Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; +aussi avait-il pris soin de la brunir avec des +peignes de plomb et d’acier, jusqu’à ce qu’il eût +trouvé le secret de la blanchir, que lui donna +plus tard un empirique. L’horreur du roi était +telle pour cette couleur, qu’un jour son premier +gentilhomme de la chambre (dont le frère avait +le plus beau gouvernement du royaume), ayant +<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span> +l’honneur d’accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, +dans une partie de chasse, il fit tant +de pluie qu’il emporta toute la peinture dont il +cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, +l’ayant aperçue, en eut peur et lui dit:—Bon +Dieu, que vois-je! ne paraissez plus devant +moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de +sa charge.» +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_180">PAGE 180.</a> +</p> + +<p> +Son confident... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ce trop célèbre capucin, que l’un de ses historiens +appelle <i>l’esprit auxiliaire</i> du Cardinal, +fut non seulement son confident, mais celui du +Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait +les pas du ministre dans les voies du sang, +et l’aidait à y faire descendre le faible prince. +L’histoire de cet homme est partout; mais voici +les détails d’une de ses manÅ“uvres que l’on connaît +peu: +</p> + +<p> +M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, +Louis XIII hésitait à le faire périr. Monsieur, +qui l’avait abandonné sur le champ de +bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le +Cardinal voulait sa mort, et ne savait comment +obtenir cette précieuse faveur. Bullion était +chargé de la négociation, et conseillait Gaston: +ce fut à cet homme que Joseph s’adressa +d’abord. +</p> + +<p> +Il s’empare de lui avec une adresse de serpent, +et, par son organe, fait conseiller à Monsieur +<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span> +de ne plus demander au Roi des assurances +pour la grâce du jeune duc, mais de s’en +remettre à la bonté seule de Louis, dont on +blessait le cÅ“ur en ayant l’air d’en douter. +Monsieur croit voir dans ce discours l’intention +de pardonner, insinuée par son frère même, et +fait <i>son accommodement</i> pour lui seul, sans +rien stipuler pour le jeune duc, et s’en remettant +à la clémence du Roi. C’est alors qu’en un <i>conseil +étroit</i> entre le Roi, le Cardinal et Joseph, +celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant +la fougue de ses vociférations politiques +avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache +de Louis la promesse, trop bien tenue, +d’être inflexible. +</p> + +<p> +Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne +avec Joseph, dit que le capucin n’avait de chrétien +que le nom, et ne cherchait qu’à tromper +tout le monde. +</p> + +<p> +Un ouvrage de 1635, intitulé <cite>la Vérité défendue</cite>, +en parle en ces termes: +</p> + +<p> +«Il est le grand inquisiteur d’État, interroge +les prétendus criminels, fait mettre les hommes +en prison sans information, empêche que leur +justification ne soit écoutée, et, par des terreurs +paniques, il tire les déclarations qui servent +pour couvrir l’injustice du Cardinal. Il fait indignement +servir le ciel à la terre, le nom de +Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses de +l’État.» +</p> + +<p> +Du reste, il appartenait à une très bonne famille, +dont le nom était <i>du Tremblay</i>. +</p> + +<p> +Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux +ceux qui le voudront mieux connaître. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span> +<a href="#Page_185">PAGE 185.</a> +</p> + +<p> +Le Cardinal lui dicta ces devoirs de +nouvelle nature, etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ces insolents commandements de la <i>religion +ministérielle</i>, fondée par Richelieu, sont extraits +d’un manuscrit désigné dans l’histoire du père +Joseph. +</p> + +<p> +Voici comment s’exprime à ce sujet le révérend +et naïf historien et généalogiste, continuateur +de l’abbé Richard: +</p> + +<p> +«Il composa avec le Cardinal un livre ayant +pour titre: <cite>l’Unité du ministre, et les qualités +qu’il doit avoir.</cite> Cet ouvrage n’a jamais vu le +jour qu’entre les mains du Roi, et c’est ce traité +qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement +du gouvernement de son royaume sur Son +Éminence. J’ai vu ce manuscrit <i lang="la" xml:lang="la">in-folio</i>, qui est +très bien écrit. On n’aura pas de peine à reconnaître +que le père Joseph en est l’auteur par la +lecture des principales propositions qui y sont +prouvées, premièrement comme vérités chrétiennes, +secondement, comme vérités politiques. +On pourrait intituler ce livre: Testament politique +du père Joseph. Tous les <i>grands hommes</i> +du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra aisément +le <i>génie</i> du père dans l’extrait de ce testament.» +(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) Suivent +les articles tels qu’on vient de les lire. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span> +<a href="#Page_194">PAGE 194.</a> +</p> + +<p> +Quant au Marillac, etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le maréchal de Marillac fut privé de ses +juges légitimes; les membres du Parlement, qui +voulurent en vain prendre connaissance de l’affaire, +virent Molé, leur procureur-général, <i>décrété +et interdit;</i> traîné innocent de tribunaux +en tribunaux, sans en trouver un assez habile +pour lui découvrir un crime, le maréchal de +Marillac tomba enfin sous l’arrêt des <i>commissaires</i>, +lu par un garde des sceaux <i>ecclésiastique</i> +(Châteauneuf), auquel il fallut une dispense +de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un +homme sans reproche; et le Cardinal se prit à +rire des <i>lumières</i> qu’il avait fait descendre forcément +sur les juges. Quelle confusion! quel +temps! On ne saurait trop éclairer les points +principaux de l’histoire, pour éteindre les puérils +regrets du passé dans quelques esprits qui +n’examinent pas. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_274">PAGE 274.</a> +</p> + +<p> +Ce jour-là , le Cardinal parut revêtu +d’un costume entièrement guerrier... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ce costume est exactement décrit dans les +<cite>Mémoires manuscrits de Pontis</cite>, tel qu’on le lit +ici. (<i>Bibl. de l’Arsenal.</i>) +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span> +<a href="#Page_322">PAGE 322.</a> +</p> + +<p> +D’extirper une branche royale de +Bourbon... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le comte de Soissons, assassiné à la bataille +de la Marfée, qu’il gagnait sur les troupes du +Cardinal. J’ai sous les yeux des relations contemporaines +les plus détaillées de cette affaire. +Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de +Metternich et l’infanterie de Lamboy s’estant +rompus, il ne resta près dudit comte que trois +ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, +fut abordé d’un cavalier seul, que ses gens ne +connurent dans cette confusion pour ennemy, +qui lui donna un coup de pistolet au-dessous +de l’œil, dont il fut tué tout roide... Ce grand +prince, n’ayant d’autre dessein que de servir Sa +Majesté et son État, et arrester les violences de +celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de +lui:... il (le Cardinal) vient d’extirper une +branche royale de Bourbon, ayant fait choisir +ce prince par un de ses gardes, qui s’était mis +avec ce dessein exécrable, et par son commandement, +parmy les gens d’armes de ce prince, +<i>ayant été reconneu tel</i>, après qu’il fut tué sur +la place par Riquemont, escuyer du même prince +défunct.» (<i>Montglat. Fabert</i>, etc., etc. <cite>Relation +de Montrésor</cite>, t. II, p. 520.) +</p> + +<p> +Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux +autographe, qui montre quel prix mettait le Cardinal +à ces sortes d’expéditions. +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span> +<i>Billet de M. des Noyers, escrit à M. le +maréchal de Châtillon après la bataille +de Sedan.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT +et une pension pour sa vie durante au +gendarme qui a tué le général des ennemis. +Monsieur le maréchal l’enverra à Reims trouver +Sa Majesté aussitôt qu’il y sera arrivé. Fait à +Péronne, ce 9 juillet 1641. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Des Noyers.</span> +</p> + +<p class="right"> +Vol. g. 6, 233 MM. +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='smcap'>EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU +CARDINAL DE RICHELIEU RELATIVE AU +PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE +THOU.</span> +</p> + +<p> +L’activité infatigable, la pénétration +vive, la persévérance ingénieuse du cardinal +de Richelieu à la fin de ses jours, +quand les maladies, les fatigues, les +chagrins, semblaient devoir amortir ses +rares facultés, ne sont pas seulement en +évidence dans la conduite de cette affaire; +il est curieux d’y observer en gémissant +<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span> +les voies souterraines par lesquelles +devait passer, pour arriver à son +but, ce puissant mineur, comme disait +Shakspeare: <i lang="en" xml:lang="en">O worthy pioneer!</i> Toutes +les petitesses auxquelles sont forcés de +descendre les travailleurs politiques, +pourraient rendre plus modestes leurs +imitateurs, s’ils considéraient que celui-ci, +après tous ses efforts, après l’accomplissement +entier de ses projets, ne +réussit qu’à hâter et assurer la chute de +la monarchie qu’il croyait affermir pour +toujours. +</p> + +<p> +Pour montrer ces écrits sous leur vrai +jour, il est nécessaire d’en écarter les +longues phrases de procès-verbal, dont +la sécheresse et la confusion ont dégoûté +sans doute tous ceux qui les ont +parcourus. Mais il importe d’en extraire +les traits singuliers et vifs que l’on démêle +dans cette nuit, lorsqu’on y attache +des regards attentifs. +</p> + +<p> +Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté +et que le duc d’Orléans s’est excusé par +la lettre que j’ai citée dans le cours de +<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span> +ce livre<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>, la première inquiétude du +Cardinal est de savoir si M. de Bouillon +est arrêté. Dans le doute, et craignant +le retour de Louis XIII à sa première +affection pour Cinq-Mars, il s’arrête à +Tarascon, et de là veut s’assurer que son +crédit est dans toute sa force: comme +un athlète qui se prépare à un grand +combat, il essaye son bras et pèse sa +massue. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Instruction, après l’arrest de M. le Grand, +à messieurs de Chavigny et des +Noyers, estant près du Roy, pour +sçavoir, entre autres choses, de Sa Majesté, +si Son Éminence agira comme +elle a fait ci-devant, ainsi qu’elle le +jugera à propos.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Si monsieur de Bouillon est pris, il est question +de faire voir promptement que <i>l’on l’a pris +avec justice</i>; pour ce faire, il faut descouvrir +les auteurs de Madame qui en ont donné advis, +et qu’au cas que ladite dame ne voudroit, on +peut trouver quelque invention par laquelle on +<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span> +puisse faire connoistre qu’on a cette découverte; +on le peut faire en resserrant de toutes parts +les prisonniers sans permettre de parler à personne, +parce que par ce moyen on <i>pourroit faire +croire aux uns que les autres ont dit ce que +l’on scait: ce qui leur donnera lieu de se +confesser</i>, et à tout le moins de le croire. +</p> + +<p> +Faut arrester Cloniac, que l’on dit avoir des +papiers secrets. Faut retirer la <i>cassette de cheveux +et amourettes</i> qu’a monsieur de Choisy. +</p> + +<p> +Faut représenter au Roy qu’il est très-important +de ne dire pas qu’il ait bruslé tous les papiers, +et en effet l’on croit qu’il ne l’a pas +fait. +</p> + +<p> +Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir +l’Italie d’un chef de grande fidélité, pour +plusieurs raisons qui pressent. Il en faut un en +Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant +douteux si monsieur de <i>Turenne voudroit servir</i>, +et si l’on doit le laisser seul, le Roy y pourvoira +s’il lui plaist. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +On voit quel piège il indique; M. de +Cinq-Mars y tomba le premier. +</p> + +<p> +La réponse ne se fait pas attendre: +on a arrêté M. de Bouillon; le Roi a +consenti à faire tous les mensonges qui +lui sont dictés, et, pour preuve de son +obéissance, il écrit de sa main la lettre +qui suit: +</p> + +<p class="noindent center sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span> +<i>Lettre du Roy à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Je ne me trouve jamais que bien de vous +voir. Je me porte beaucoup mieux depuis hier; +et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon, +qui est un coup de parti, j’espère avec l’ayde de +Dieu que tout ira bien, et qu’il me donnera la +parfaite santé; c’est de quoi je le prie de tout +mon cÅ“ur. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Louys.</span> +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +Avec ce gage on peut agir: il a fait +menacer <span class='smcap'>Monsieur</span>, et ne lui a répondu +que vaguement. Gaston se remet à supplier: +le même jour il écrit au Roi, au +cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à +M. de Chavigny et une seconde fois au +Cardinal. Remarquez que c’était à lui +d’abord qu’il avait demandé pardon le +17 juin, avant de supplier le Roi le 25, +suivant en cela la hiérarchie établie par +le Cardinal. Il demande grâce à tout +le monde et promet une entière confession. +</p> + +<p> +Là -dessus, le Cardinal met le pied sur +le frère du Roi, et l’écrase par la lettre +froide où il lui conseille de tout confesser. +<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span> +On l’a lue au chapitre <i>le Travail</i>. +</p> + +<p> +Reviennent de nouveaux rapports du +fidèle agent Chavigny, lequel ne connaît +pas d’assez humbles termes pour parler +au Cardinal, dont il se dit sans cesse la +créature. Chavigny se moque de <span class='smcap'>Monsieur</span> +et du <i>choléra-morbus</i> (déjà connu, +comme l’on voit), qui saisit l’agent de +ce prince, dans la peur d’être arrêté.—Il +fait conseiller à Gaston de se retirer +hors de France. On voit que le Roi ne +se permet pas de répondre sans que le +Cardinal ait <i>corrigé</i> la lettre qu’il doit +écrire. +</p> + +<p class="noindent center sep2"> +<i>M. de Chavigny à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière +<i>aussi bien et aussi fortement qu’on le pouvoit +désirer</i>. Je luy fis mettre par escrit et signer +tout ce qu’il luy dit de la part de Monsieur, ainsi +que Son Éminence verra par la copie que je luy +envoye: et lorsqu’il fit difficulté d’obéir aux +commandements de Sa Majesté, <i>elle luy parla +en maistre</i>, et il eut si grand’peur qu’on l’arrestât, +qu’il luy prit presque une défaillance, et +ensuite une espèce de <i>choléra-morbus</i> dont il a +esté guary en luy rasseurant l’esprit. Le Roy fut +<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span> +ravy de ce que Monseigneur n’eust pas la pensée +de voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La +Rivière, je l’ai fait tomber <i>insensiblement</i> dans +le dessein de proposer à Monsieur qu’il confesse +ingénuëment toutes les choses par un escrit qu’il +envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, +s’en aller pendant un temps hors du +royaume, avec ses bonnes grâces, et <i>celles de +Son Eminence</i>. +</p> + +<p> +Il m’a dit qu’il feroit cette proposition à +Monseigneur, et qu’il luy demanderoit sa parole, +pour la seureté de Monsieur, au cas qu’en confessant +toutes choses par escrit, il vinst trouver +le Roy, pour s’en aller par après hors de +France. +</p> + +<p> +En ce cas, Son Éminence aura agréable de +faire sçavoir à ses <i>créatures</i> si Venise n’est pas +le meilleur lieu où puisse aller Monsieur, et +quelle somme elle estime qu’on puisse lui accorder +par an. +</p> + +<p> +J’envoye à Monseigneur la réponse du Roy, +qui doit estre mise au pied de la déclaration de +La Rivière, afin qu’elle soit <i>corrigée comme il +lui plaira</i>, et de la mettre entre ses mains quand +il passera. +</p> + +<p> +Je seray jusques à la mort, sa très-humble, +très-obligée et très-<i>fidèle créature</i>. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Chavigny.</span> +</p> + +<p class="i2"> +A Montfrin, le dernier juin 1642. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +Le Cardinal permet à <span class='smcap'>Monsieur</span> de +sortir du royaume et aller à Venise, et +<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span> +stipule la pension qu’il aura, de façon +à le rendre sage. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Mémoires de MM. de Chavigny +et des Noyers.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Je ne fais point de difficulté, si le Roy le +trouve bon, de donner parole à M. de La Rivière +que, Monsieur, <i>déclarant au Roy tout ce +qu’il sait par escrit, sans réserve</i>, venant voir Sa +Majesté avant que de sortir du royaume, selon +la proposition que nous en a fait ledit sieur de +La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, +sans qu’il reçoive mal, s’il sort du consentement +du Roy. Venise est une bonne demeure, et en ce +cas, il faut que la permission qu’il demandera +au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en +France que lorsqu’il plaira au Roy nous le permettre +et nous l’ordonner.» +</p> + +<p> +Quant à l’argent, je crois qu’il se doit contenter +de ce que le Roy d’Espagne luy devoit +donner, sçavoir: dix mille écus par mois. Car +luy donner plus, c’est luy donner moyen de mal +faire; et le Roy ne pouvant consentir qu’il +meine avec luy les mauvais esprits qui l’ont +perdu, il n’a pas besoin davantage pour luy et +pour les gens de bien. Cependant, s’il faut passer +jusqu’à quatre cent mille livres, je ne crois +pas qu’il faille s’arrester pour peu de chose. Je +suis entièrement à ceux qui m’aiment comme +vous. +</p> + +<p class="right5"> +<i>Le cardinal</i> <span class='smcap'>de Richelieu</span>. +</p> + +<p class="noindent"> +De Tarascon, ce dernier juin 1642. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span> +Ou monsieur de La Rivière vient avec un +simple compliment de parole et une confession +de faute déguisée, ou il vient avec charge de +descouvrir une partie de ce qui a esté fait. +</p> + +<p> +Si le premier, le Roi <i>doit adjouster foi (ou +le témoigner) à ce qu’il dit</i>, et respondre qu’il +pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de La +Rivière luy rapporte ce qu’il a sur la conscience, +qu’il n’en doit pas estre en peine: +</p> + +<p> +Si le second, il doit encore lui tesmoigner de +croire que tout ce qu’il dit est tout, et respondre: +«Ce que vous venez de descouvrir me surprend +et ne me surprend pas. +</p> + +<p> +«Il me surprend, parce que je n’eusse pas attendu +ce nouveau tesmoignage de manque d’affection +de mon Frère. Il ne me surprend pas, +parce que M. le Grand, estant pris, s’enquiert +fort si on ne l’accuse point d’intelligence avec +Monsieur. +</p> + +<p> +«Monsieur de La Rivière, je vous parleray +franchement: ceux qui ont donné ces mauvais +conseils à mon Frère ne doivent rien attendre de +moi, que la rigueur de la justice: pour mon +Frère, s’il me descouvre tout ce qu’il a fait sans +réserve, il recevra des effets de ma bonté, +comme il en a déjà receu plusieurs fois par le +passé.» +</p> + +<p> +Quelque instance que La Rivière fasse d’avoir +promesse d’un pardon général, sans obligation +de descouvrir tout ce qui s’est passé, le Roy demeurera +dans sa dernière response, luy disant +qu’il ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de +faire plus que Dieu, qui requiert un vrai repentir +<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span> +et une ingénue reconnoissance pour pardonner; +</p> + +<p> +Qu’il luy doit suffire qu’il l’asseure que Monsieur +recevra les effets de sa bonté, s’il se gouverne +envers Sa Majesté comme il doit, c’est-à -dire +ainsi qu’il est dit cy-dessus. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +On voit que les rôles sont écrits mot +pour mot, et que le Roi ne doit rien +ajouter ni retrancher. Aussitôt l’agent +de <span class='smcap'>Monsieur</span> (La Rivière) accourt, et le +Cardinal l’envoie au Roi d’avance dicter +sa réponse. Avec quelle souplesse chaque +personnage obéit au directeur de cette +sanglante comédie! +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Les observateurs politiques ne s’endorment +pas: ils excitent Louis XIII par +tous les moyens possibles contre le bouc +émissaire sur qui tout péché doit retomber. +On redouble de rigueurs avec +le prisonnier. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au +Cardinal: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy m’a dit qu’il croit que M. le Grand eût +<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span> +été capable <i>de se faire huguenot</i>. J’y ai +adjousté qu’il se fût fait Turc pour régner et +oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement +donné. Sur quoi le Roy m’a dit: +</p> + +<p> +—Je le crois... +</p> + +<p> +Sa Majesté m’a dit ce matin que Treville avoit +entretenu M. le Marquis sur l’arrivée de M. le +Grand à Montpellier, et qu’en entrant dans la citadelle +il avoit dit: +</p> + +<p> +—Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il +conspirer contre la patrie d’aussi bonne heure! +Ce qu’elle avoit très-bien reçeu. +</p> + +</div> + +<p class="noindent center sep2"> +<i>M. des Noyers à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="right10"> +Paris, le 1<sup>er</sup> juillet. +</p> + +<p> +Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre +M. le Grand, car elle a seu que, durant sa maladie, +ce <i>misérable</i>, que M. le premier-président +nomme fort bien le <i>perfide public</i>, avait dit du +Roy: +</p> + +<p> +—Il traînera encore! +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Rien n’est oublié pour irriter Louis +XIII, quoiqu’il nous soit difficile de sentir +le sel du bon mot du premier-président. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span> +Le même homme (des Noyers) écrit +encore le 1<sup>er</sup> juillet 1642, de Pierrelatte: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations +d’amour pour Monseigneur, et dans +une exécration non pareille pour ce malheureux +<i>perfide public</i>. +</p> +</div> + +<p> +Ainsi le bulletin de la <i>colère royale</i> est +envoyé au Cardinal heure par heure, et +l’on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les +parents des deux jeunes gens veulent +supplier, on les arrête. M. de Chavigny +écrit le 3 juillet 1642: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +L’abbé d’Effiat et l’abbé de Thou venoient trouver +le Roy, à ce qu’on nous avoit assuré. Sa Majesté +<i>a trouvé bon</i> qu’on envoyast au-devant d’eux +pour leur recommander de se retirer. +</p> +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +La correspondance est pressante. Le +lendemain (4 juillet 1642), le Cardinal +écrit de Tarascon: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Les énigmes les plus obscures commencent à +s’expliquer: <i>le perfide public</i>, confessant au lieu +où il est, <i>qu’il a eu de mauvais desseins contre +la personne de M. le Cardinal, mais qu’il n’en a +point eu que le Roy n’y ait consenti</i>; le mal est +<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span> +que la liberté qu’il a eue jusques à présent de se +promener deux fois le jour, fait que ce discours +commence d’être bien espandu en cette province, +ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets. +</p> +</div> + +<p> +Une crainte mortelle agite le Cardinal +qu’on ne vienne à savoir que le Roi a été +de la conjuration: il rend la prison plus +sévère. Il ajoute: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de +soixante-six ans, a laissé promener M. le Grand +deux fois le jour. Il n’y a que trois jours qu’il en +usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les +premiers ordres ont été perdus. +</p> + +<p> +M. de Bouillon n’a demandé qu’un médecin et +deux valets de chambre; le <i>perfide public</i> a six +personnes qui doivent être retranchées. Autrement, +il est impossible qu’<i>il ne fasse sçavoir tout +ce qu’il voudra</i>; jamais prince n’en eut davantage. +</p> + +<p> +Vous parlerez adroitement de ce que dessus, +<i>sans me mettre en jeu aucunement</i>. +</p> + +</div> + +<p> +Comme il attend avec impatience un +<i>bon commissaire</i>, il dit: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +J’attends M. de Chazé, que <i>nous essayerons par +M. de Thou</i>.—Faites-le hâter par le Rhône, car +le temps nous presse, et il est nécessaire que je +sois icy pour l’aider à ses interrogations, que je +lui donnerai <i>toutes digérées</i>. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span> +Comme il faut envenimer la plaie du +cÅ“ur royal, il n’oublie pas un trait qui +puisse porter: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Il est bon que le <i>fidèle marquis de Mortemar</i> +dise au Roy comme le <i>perfide public</i> disait que +Fontrailles avoit dit un bon mot sur ses maladies, +sçavoir, est: +</p> + +<p> +—<i>Il n’est pas encore assez mal.</i> +</p> + +<p> +Pour montrer comme le <i>perfide</i> et ses principaux +confidents estoient mal intentionnez vers le +Roy. +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +On voit que nulle légèreté de propos, +nulle étourderie du jeune favori, vraie ou +supposée, n’est omise par le rusé politique. +Chavigny répond sur-le-champ et +dans les mêmes termes: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le fidèle marquis n’a pu encore prendre son +temps pour dire ce que M. le Cardinal a mandé: +ce sera pour demain; nous verrons ce que le +Roy en dira. +</p> +</div> + +<p> +Puis, le lendemain, le même Chavigny +écrit à la hâte: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de +M. le Grand. Le Roy n’a pas manqué, aussitôt +ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span> +C’est-à -dire à lui-même: Il persifle +ainsi Louis XIII sur sa docilité! +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Et je crois qu’il en fait de même à M. des +Noyers. +</p> + +<p> +Le Roy m’a commandé expressément de le faire +sçavoir à Son Eminence, et lui dire qu’il croyoit +M. le Grand assez détestable pour avoir eu une +si horrible pensée, et qu’il se souvient qu’il avoit +<i>à Lyon plus de cinquante gentilshommes</i> qui +dépendoient de luy. +</p> + +<p> +On n’a rien oublié pour entretenir Sa Majesté +<i>en belle humeur</i>. Le Roy a répété plusieurs fois +que M. le Grand estoit le plus grand menteur +du monde. Ainsi on peut espérer que l’amitié est +bien usée dans le cÅ“ur de Louis XIII. +</p> +</div> + +<p> +Le 6 juillet 1642 (que l’on remarque +cette rapidité), les deux créatures du +Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers +lui disaient le résultat de leurs insinuations: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Nous supplions très humblement Monseigneur +de se mettre l’esprit en repos, et croire qu’il ne +fut jamais si puissant auprès du Roy qu’il est, +que sa présence opérera tout ce qu’elle voudra. +</p> +</div> + +<p> +Le même jour, le Cardinal-Duc écrit +au Roi très humblement et sur le ton +<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span> +d’une victime et d’un prêtre candide que +le Roi défend. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Son Éminence au Roy.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu’il +a pleu au Roy faire du mauvais dessein qu’avoit +M. le Grand contre moy, contre un Cardinal, qui +depuis vingt-cinq ans a, par la permission de +Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus +la malice de ce malheureux est grande, plus la +bonté de Sa Majesté paroist. Du septiesme juillet +1642. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +Et le 7, il fait venir M. de Thou dans +sa chambre, l’envoyant chercher dans la +prison de Tarascon. J’ai sous les yeux ce +curieux interrogatoire, et le donne tel +qu’il a été conservé mot pour mot. Il n’est +pas superflu de faire remarquer le ton +de politesse exquise des deux personnages, +dont aucun n’oublie le rang et le +caractère de l’autre, et qui semblent +toujours avoir dans la pensée leur +vieil adage: <i>Un gentilhomme en vaut +un autre.</i> +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span> +<i>Interrogatoire et réponse de M. de Thou +à Monseigneur le Cardinal-Duc, qui +l’envoya querir en la prison du chasteau +de Tarascon. (Journal de M. le cardinal +de Richelieu, qu’il a fait durant le +grand orage de la cour, en l’année 1642, +et tiré des Mémoires qu’il a escrits de +sa main M. DC. XLVIII.)</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de +m’excuser de vous avoir donné la peine de venir +icy. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, je la reçois avec +honneur et faveur. +</p> + +<p> +Après, il lui fit donner une chaise près de son +lit. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de me +dire l’origine des choses qui se sont passées cy-devant. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, il n’y a personne +qui le puisse mieux sçavoir que Votre Eminence. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Je n’ai point d’intelligence en +Espagne pour le sçavoir. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Le Roy en ayant donné l’ordre, +Monseigneur, cela n’a peu estre sans vous l’avoir +fait connoistre. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous escrit à Rome et +en Espagne? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, par le commandement +du Roy. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Estes-vous secrétaire d’Etat +pour l’avoir fait? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Non, Monseigneur; mais le Roy +me l’avait commandé, je n’ai peu faillir de le +faire. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous quelque pouvoir +de cela? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, la parole du +Roy, et un commandement de le faire par escrit. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Si est-ce que M. de Cinq-Mars +n’en a rien dit? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Il a eu tort, Monseigneur, de ne +l’avoir dit; car il a receu le commandement aussi +bien que moi. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Où sont ces commandements? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ils sont en bonnes mains, pour +les produire quand il en sera besoin. +</p> + +</div> + +<p> +Mais c’est là ce qu’il faut éviter. Le +Cardinal ne veut pas savoir que le Roi a +donné des ordres contre lui. Il demande +à Paris des commissaires, un surtout +qu’il désigne, M. de Lamon, pour aider +M. de Chazé à de nouveaux interrogatoires +dirigés contre ce de Thou si imposant, +si ferme, si grave, si loyal et si redoutable +par sa vertu. +</p> + +<p> +Tandis que ce jeune magistrat parle +ainsi, Gaston d’Orléans, <span class='smcap'>Monsieur</span>, le +frère du Roi, envoie sa confession et se +met à genoux, en ces termes: +</p> + +<div class="tem"> +<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span> +<p> +Gaston, fils de France, frère unique du Roy, +estant touché d’un véritable repentir d’avoir +<i>encore</i> manqué à la fidélité que je dois au Roy +mon seigneur, et désirant me rendre digne de la +grâce et du pardon, j’avoue sincèrement toutes +les choses dont je suis coupable. +</p> +</div> + +<p> +Suivent les accusations contre M. le +Grand, sur qui il rejette noblement toute +l’affaire. +</p> + +<p> +Puis une seconde confession accompagne +la première, touchant l’autre péché: +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="right5"> +D’Aigueperce, le 7 juillet. +</p> + +<p> +Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon +cousin le Cardinal de Richelieu quelle est mon +extrême douleur d’avoir pris des liaisons et correspondances +avec ses ennemis... je proteste +devant Dieu, et prie M. le Cardinal de croire que +je n’ai pas eu plus grande connoissance de ce qui +peut regarder sa personne, et que, pour mourir, +je n’aurois jamais presté ny l’oreille ny le cÅ“ur +à la moindre proposition qui eust esté contre elle, +etc., etc. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +La politesse de la frayeur ne peut aller +plus loin et plus bas assurément. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span> +Mais le maître n’est pas content encore +de ces mensonges et de ces humiliations. +</p> + +<p> +Il envoie ses ordres sur ce qui doit +être dit par <span class='smcap'>Monsieur</span>, s’il veut qu’on lui +permette de rester dans le royaume et +qu’on lui donne de quoi vivre. +</p> + +<p> +On confrontera <span class='smcap'>Monsieur</span> et M. de Cinq-Mars. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Instructions de Son Éminence</i>. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera +la personne de <span class='smcap'>Monsieur</span>, <span class='smcap'>Monsieur</span> lui doit dire: +</p> + +<p> +«Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de +différente qualité, nous nous trouvons en mesme +peine, mais il faut que nous ayons recours à +mesme remède. Je confesse notre faute et supplie +le Roy de la pardonner.» +</p> + +<p> +Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et +demeurera d’accord de ce qu’aura dit <span class='smcap'>Monsieur</span>, +ou il voudra faire l’innocent; en quel cas <span class='smcap'>Monsieur</span> +lui dira: +</p> + +<p> +«Vous m’avez parlé en tel lieu, vous m’avez +dit cela, vous vinstes à Saint-Germain me trouvez +en mon escurie avec M. de Bouillon (tel et moy, +tels et tels)»... Ensuite <span class='smcap'>Monsieur</span> dira le reste +de l’histoire. +</p> + +<p> +Il fera de même lorsqu’on luy amènera M. de +Bouillon. +</p> + +<p> +Il se contentera de la promesse de rester dans +<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span> +le royaume, sans jamais prétendre charge ny +emploi. +</p> + +<p> +Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur +cette affaire, <i>qui peut estre celle de la plus +grande importance qui soit jamais arrivée en ce +royaume de cette nature</i>. +</p> + +</div> + +<p> +Mais <span class='smcap'>Monsieur</span> fait beaucoup de difficulté +de se laisser confronter aux accusés; +il craint de manquer d’assurance +devant eux. Le Roi n’ose l’exiger de son +frère; il faut trouver un biais; le chancelier +Séguier le trouve et l’envoie bien +vite: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +J’ai proposé au Roy de mander MM. Talon, +conseiller d’Estat et advocat général, Le Bret et +du Bignon, qui ont tous grande connoissance de +matières criminelles, pour conférer avec moy sur +toutes les propositions que je lui ferai. +</p> + +<p> +Leur advis est que l’on peut dispenser <span class='smcap'>Monsieur</span> +d’être présent à la lecture de sa déclaration aux +accusés. +</p> + +<p> +Cet advis est appuyé d’exemples et de raisons; +quant aux exemples, nous avons la procédure faite +de La Mole et de Coconas, accusés de lèze-majesté. +En ce procès, les déclarations du Roy de +Navarre et du duc d’Alençon furent receues et +leues aux accusés sans confrontation, encore qu’ils +l’eussent demandée. +</p> + +<p> +... Une déposition d’un témoin avec des <i>présomptions +<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span> +infaillibles servent de preuve et de +conviction</i> contre un accusé en <i>crime de lèze-majesté</i>: +ce qui n’est pas aux autres crimes. +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +On voit que le chancelier y met fort +bonne volonté. +</p> + +<p> +Suit l’avis donné par Jacques Talon et +Hierosme Bignon et Omer Talon, décidant +«qu’aucun <i>fils de France</i> n’a esté +ouy dans aucun procès, et que leur <i>déclaration</i> +sert de preuve sans confrontation.» +</p> + +<p> +Le chancelier reçoit la déclaration de +<span class='smcap'>Monsieur</span>, en compagnie des juges, sieurs +de Laubardemont, Marca, de Paris, +Champigny, Miraumesnil, de Chazé et +de Sève, dans laquelle le duc d’Orléans +avoue: <i>avoir donné deux blancs signés +à Fontrailles pour traiter avec le roi d’Espagne</i>, +à l’instigation de M. le Grand; il +le présente comme ayant séduit aussi +M. de Bouillon. +</p> + +<p> +Après ces écrits, le Cardinal est armé +de toutes pièces, et, sûr du succès, il +peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis +<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span> +que l’on juge à Lyon Cinq-Mars et +de Thou qu’il abandonne, il va remettre +la main sur le Roi et faire grâce à <span class='smcap'>Monsieur</span> +moyennant sa nullité politique, et +à M. de Bouillon en échange de la place +de Sedan. +</p> + +<p> +Le rapport du procès est très curieux +à lire et trop volumineux pour être +copié ici; il se trouve à la suite des +interrogatoires. Le rapporteur charge +ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé +légèrement sur <span class='smcap'>Monsieur</span> et le duc de +Bouillon: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement +d’estre complice de cette conjuration, mais +ensuite d’en estre auteur et promoteur. +</p> + +<p> +M. le Grand empoisonne l’esprit de <span class='smcap'>Monsieur</span> +par des craintes imaginaires et supposées par lui. +Voilà un crime. +</p> + +<p> +Pour se garantir de ses terreurs, <i>il le porte</i> à +faire un parti dans l’Estat. En voilà deux. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à s’unir à l’Espagne. C’en est un +troisième. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à ruiner M. le Cardinal, <i>et le faire +chasser des affaires</i>. C’en est un quatrième. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à faire la guerre en France pendant +le siége de Perpignan, pour interrompre le +cours du bonheur de cet Estat. C’en est un cinquième. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span> +Il dresse lui-même le <i>traité</i> d’Espagne. C’en +est un sixième. +</p> + +<p> +Il produit Fontrailles à <span class='smcap'>Monsieur</span> pour estre +envoyé pour le traité, et envoyé à M. le comte +d’Aubijoux. Ces suites <i>peuvent être estimées un</i> +septième crime, ou au moins l’accomplissement +de tous les autres. +</p> + +<p> +Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui +touche la personne des ministres des princes +estant réputé, par les lois anciennes et constitutions +des empereurs, de pareil poids que <i>ceux +qui touchent leurs propres personnes</i>. +</p> + +<p> +Un ministre <i>sert bien</i> son prince et son Estat, +on l’oste à tous les deux, c’est tout de mesme que +qui priveroit le premier d’un bras et le second +d’une partie de sa puissance. +</p> + +</div> + +<p> +Je livre ces arguments aux réflexions des +jurisconsultes. Ils penseront peut-être +qu’il y eût eu quelque réponse à faire si +l’on eût regardé comme possible de répondre +à ces absurdités d’un pouvoir +sans contrôle. Le grand fait du traité +d’Espagne suffisait, et je ne transcris ce +que le rapporteur ajoute que pour montrer +l’acharnement qui lui était prescrit +contre l’ennemi, le rival de faveur du +premier ministre<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span> +Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, +moins hautain et plus habile, il +ne devait pas se mettre dans son tort en +traitant avec l’étranger. Il pouvait renverser +le Cardinal à moins de frais et +sans s’attacher au front l’écriteau <i>d’allié +de l’étranger</i>, toujours détesté des nations +monarchiques ou républicaines, +celui du connétable de Bourbon et de +Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et +n’avait pas la tête tout entière aux grandes +affaires. Il agissait trop vite, hâté par la +passion, contre un homme d’expérience +qui savait attendre avec froideur et +mettre son ennemi dans son tort. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Sur l’interrogatoire secret.</i> +</p> + +<p class="small center noindent"> +(Extrait des registres.) +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que +la plus forte passion qui l’avoit emporté à ce +qu’il avoit fait estoit de mettre hors des affaires +<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span> +M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion +qu’il ne pouvoit vaincre ny modérer. +</p> + +<p> +Il disoit que six choses lui avoient donné cette +adversion. +</p> + +<p> +1. La première, qu’après le siége d’Arras, à +la fin duquel il s’estoit trouvé, M. le Cardinal +avoit parlé de luy comme d’une personne qui +n’avoit pas tesmoigné beaucoup de cÅ“ur. +</p> + +<p> +2. Qu’après l’alliance de M. le marquis de Sourdis +et de son frère, le Cardinal avoit dit que +M. de Sourdis avoit faict honneur à sa maison. +</p> + +<p> +3. Qu’ayant souhaité d’estre fait Duc et Pair, +M. le Cardinal en avoit destourné le Roy. +</p> + +<p> +4. Qu’il s’estoit senti obligé de prendre la protection +de M. l’archevesque de Bordeaux, lequel +il avoit cru qu’on vouloit perdre. +</p> + +<p> +5. <i>Que luy parlant de la princesse Marie, il +dit que sa mère vouloit faire le mariage de luy +avec elle</i>; Son Eminence dict que <i>sa mère, +M<sup>me</sup> d’Effiat, estoit une folle, et que si la princesse +Marie avoit cette pensée, qu’elle estoit plus +folle encore</i>. Qu’ayant été proposée pour femme +de <span class='smcap'>Monsieur</span>, il auroit bien de la vanité et de la +présomption de la prétendre; que c’estoit ridicule. +</p> + +<p> +6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que +le Roy l’eust admis au conseil, et l’en avoit faict +sortir. +</p> + +</div> + +<h2 id="tdm2"> +<span class="xlarge">TABLE</span> +</h2> + +<hr class="c10" /> + +<table id="tdm" summary="" class="sep2"> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Réflexions sur la vérité dans l’art</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#intro">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre I.</span></td> + <td class="tdm2">— Les adieux</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_1">19</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre II.</span></td> + <td class="tdm2">— La rue</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_2">63</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre III.</span></td> + <td class="tdm2">— Le bon prêtre</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_3">85</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IV.</span></td> + <td class="tdm2">— Le procès</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_4">110</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre V.</span></td> + <td class="tdm2">— Le martyre</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_5">131</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VI.</span></td> + <td class="tdm2">— Le songe</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_6">152</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VII.</span></td> + <td class="tdm2">— Le cabinet</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_7">171</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’entrevue</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_8">218</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IX.</span></td> + <td class="tdm2">— Le siège</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_9">245</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre X.</span></td> + <td class="tdm2">— Les récompenses</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_10">271</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XI.</span></td> + <td class="tdm2">— Les méprises</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_11">297</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XII.</span></td> + <td class="tdm2">— La veillée</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_12">319</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’Espagnol</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_13">353</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#notes1">375</a></td> + </tr> +</table> + +<hr class="c25 sep4" /> + +<p class="center noindent"> +Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span> +</p> + +<div class='footnotes newpage'> + +<h2>Notes de bas de page</h2> + +<div class='footnote' id='FN_1'> +<p> +<a href='#FA_1'>[1]</a> Treize éditions réelles de formats divers et +des traductions dans toutes les langues peuvent +en être la preuve. +</p> + +<p class="right5"> +(<i>Note de l’Éditeur.</i>) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_2'> +<p> +<a href='#FA_2'>[2]</a> De nos jours un général russe n’a-t-il pas +renié l’incendie de Moscou, que nous avons fait +tout romain, et qui demeurera tel? Un général +français n’a-t-il pas nié le mot du champ de +bataille de Waterloo qui l’immortalisera? Et si +le respect d’un évènement sacré ne me retenait, +je rappellerais qu’un prêtre a cru devoir désavouer +publiquement un mot sublime qui restera +comme le plus beau qui ait été prononcé sur +un échafaud: <i>Fils de saint Louis, montez au +ciel!</i> Lorsque je connus tout dernièrement son +auteur véritable, je m’affligeai tout d’abord de +la perte de mon illusion, mais bientôt je fus +consolé par une idée qui honore l’humanité à +mes yeux. Il me semble que la France a consacré +ce mot, parce qu’elle a éprouvé le besoin de se +réconcilier avec elle-même, de s’étourdir sur +son énorme égarement, et de croire qu’alors +il se trouva un honnête homme qui osa parler +haut. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_3'> +<p> +<a href='#FA_3'>[3]</a> Il y resta douze ans. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_4'> +<p> +<a href='#FA_4'>[4]</a> La France et l’armée étaient divisées en +Royalistes et Cardinalistes. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_5'> +<p> +<a href='#FA_5'>[5]</a> Mars 1826. — 2 vol. in-18. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_6'> +<p> +<a href='#FA_6'>[6]</a> Juin 1826. — 4 vol. in-12. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_7'> +<p> +<a href='#FA_7'>[7]</a> Chapitre <span class='smcap'>XXIV</span>, intitulé <span class='smcap'>Le Travail</span>. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_8'> +<p> +<a href='#FA_8'>[8]</a> Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement +comiques que celui-ci répété si souvent: <i>Il le porte +à </i>, etc. <span class='smcap'>Monsieur</span> se trouve ainsi présenté comme un écolier +au-dessous de l’âge de raison et irresponsable, que son +gouverneur porte à quelques petites erreurs. Gouverneur +de <i>vingt-deux ans</i>, élève de <i>trente-quatre</i>. Sanglante +facétie! +</p> +</div> + +</div> + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p> + +<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p> + +<ul> +<li>p. 20, ajout d’une virgule après «qu’entourent des bosquets»;</li> +<li>p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était éblouissante»);</li> +<li>p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux châtains»);</li> +<li>p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de femmes et d’hommes +de la lie du peuple s’agitait»);</li> +<li>p. 122, ajout d’un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;</li> +<li>p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et nasillardes»);</li> +<li>p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j’ai un diadème»);</li> +<li>p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);</li> +<li>p. 223, ajout d’une virgule manquante après «et» dans «et, du plus loin qu’ils le voyaient venir»;</li> +<li>p. 236, suppression d’une virgule parasite dans «l’éternité s’approche pour moi»;</li> +<li>p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses gardes était à son côté.»;</li> +<li>p. 284, «qui» corrigé en «que» («et que pourront imiter les diplomates»);</li> +<li>p. 298, ajout d’un point-virgule manquant après «le cheval gris»;</li> +<li>p. 328, ajout d’un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;</li> +<li>p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;</li> +<li>p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau de fer,»);</li> +<li>p. 352, ajout d’une virgule manquante après «des mains de sa victime,»;</li> +<li>p. 378, ajout d’une virgule manquante après «aux plus pures,»;</li> +<li>p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;</li> +<li>p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» («il faut descouvrir les auteurs»);</li> +<li>p. 403, ajout d’un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, quoyque».</li> +</ul> + +<p> +Les variations dans l’orthographe n’ont pas été corrigées. On trouve par exemple «siége» +et «siège», «évènement» et «événement», ou encore «Reine mère», «Reine-Mère», +«reine-mère» et «Reine-mère». +</p> + +<p> +En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer». +</p> + +<p class="bot25">En page 359, la phrase</p> + <p class="i2 small bot25 sep25 left5">Que vous importe, + pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut? + </p> +<p class="bot25 sep25">est incomplète dans cette édition. Il faut lire:</p> + <p class="i2 small sep25 left5"> + Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied des autels + que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr s’il le faut? +</p> + +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44198-h/images/cover.jpg b/44198-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e199725 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/cover.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_004-tn.jpg b/44198-h/images/illus_004-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e5242a6 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_004-tn.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_004.jpg b/44198-h/images/illus_004.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..81e7058 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_004.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_025-tn.jpg b/44198-h/images/illus_025-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..60650e3 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_025-tn.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_025.jpg b/44198-h/images/illus_025.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..15d1365 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_025.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_313-tn.jpg b/44198-h/images/illus_313-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6b1422c --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_313-tn.jpg diff --git a/44198-h/images/illus_313.jpg b/44198-h/images/illus_313.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e0cdfc9 --- /dev/null +++ b/44198-h/images/illus_313.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cinq-Mars, (Tome I of 2) + ou, Une conjuration sous Louis XIII + +Author: Alfred de Vigny + +Illustrator: Pierre Georges Jeanniot + +Release Date: November 16, 2013 [EBook #44198] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) *** + + + + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + + + + + + + + +Note de transcription: + +Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée. + +Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre. + + + + + PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER + + CINQ-MARS + OU + UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII + + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + + + PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER + + CINQ-MARS + OU + UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII + + PAR LE COMTE + ALFRED DE VIGNY + + AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT + _Reproduits en fac simile._ + + TOME PREMIER + + PARIS + G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY + ÉDITEURS + + 1882 + + + + +RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART + + +L'étude du destin général des sociétés n'est pas moins nécessaire +aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du coeur humain. Nous sommes +dans un temps où l'on veut tout connaître et où l'on cherche la source +de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et +le Drame, parce que l'une retrace les vastes destinées de l'HUMANITÉ, +et l'autre le sort particulier de l'HOMME. C'est là toute la vie. Or, +ce n'est qu'à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu'il +appartient d'aller plus loin que la vie, au-delà des temps, jusqu'à +l'éternité. + +Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite de nos +mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'histoire plus fortement +que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme +si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses, +nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse +et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler l'INTÉRÊT en y ajoutant le +SOUVENIR. + +Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour +des faits, et que j'avais choisi une époque récente et connue, je crus +aussi ne pas devoir imiter les étrangers, qui, dans leurs tableaux, +montrent à peine à l'horizon les hommes dominants de leur histoire; +je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux +acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de peindre les +trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d'elles, la +beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur +la chute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de +la France au XVIIe siècle, sur la question des alliances avec les armes +étrangères, sur la justice aux mains des parlements ou des commissions +secrètes, et sur les accusations de sorcellerie, n'eût pas été lu +peut-être; le roman le fut. + +Je n'ai point dessein de défendre ce dernier système de composition +plus historique, convaincu que le germe de la grandeur d'une oeuvre est +dans l'ensemble des idées et des sentiments d'un homme, et non pas dans +le genre qui leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera +cette MANIÈRE, telle autre la devra repousser; ce sont là des secrets +du travail de la pensée qu'il n'importe point de faire connaître. A +quoi bon qu'une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés? +Nous entendons les sons de la harpe; mais sa forme élégante nous cache +les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que ce livre +a en lui quelque vitalité[1], je ne puis m'empêcher de jeter ici ces +réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans +ses noeuds formateurs toutes les figures principales d'un siècle, et, +pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la +réalité des faits à l'IDÉE que chacun d'eux doit représenter aux yeux +de la postérité; enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de +l'Art et le VRAI du Fait. + + [1] Treize éditions réelles de formats divers et des traductions + dans toutes les langues peuvent en être la preuve. + + (_Note de l'Éditeur._) + +De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui +sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher +en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes +de la pensée, toujours indécises et flottantes? Nous trouverions dans +notre coeur plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui +semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source +commune; l'un est l'amour du VRAI, l'autre l'amour du FABULEUX. Le jour +où l'homme a raconté sa vie à l'homme, l'Histoire est née. Mais à quoi +bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple +de bien ou de mal? Or les exemples que présente la succession lente +des événements sont épars et incomplets; il leur manque toujours un +enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence +à une conclusion morale; les actes de la famille humaine sur le +théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette +vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oeil de Dieu, +jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes +les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans +cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune +élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler +à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait +à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus +complet, quelque groupe, quelque réduction, à sa portée et à son usage, +des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait +embrasser; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples +qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience; +peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que +les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde; +l'une était pour ainsi dire un quart, l'autre une moitié de preuve; +l'imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit +la fable.--L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de +voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure; mais il la +créa VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière. + +Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois +et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI, +pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est +un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes +les grandeurs du VRAI visible; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux +que lui; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte +lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant +de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les +meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux; enfin +c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A cette seule VÉRITÉ +doivent prétendre les oeuvres de l'Art qui sont une représentation +morale de la vie, les oeuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut +sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être +imbu profondément de son ensemble et de ses détails; ce n'est là qu'un +pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire; mais ensuite il +faut choisir et grouper autour d'un centre inventé: c'est là l'oeuvre +de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même. + +A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la +contre-épreuve de l'existence? Eh! bon Dieu, nous ne voyons que trop +autour de nous la triste et désenchanteresse réalité: la tiédeur +insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices, +des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes, +des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur +baisse, des opinions qui s'évaporent; laissez-nous rêver que parfois +ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou +des méchants plus résolus; cela fait du bien. Si la pâleur de votre +VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et +le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des +oeuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète, +le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les +passions de son caractère et de son temps; c'est donc la VÉRITÉ de cet +homme et de ce TEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure +et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette +VÉRITÉ, dans les oeuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la +ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original; car un +beau talent peint la vie plus encore que le vivant. + +Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques +consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un +trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle +l'imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient +jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son +entier, je ne l'oserais dire, mais dans beaucoup de ces pages, et qui +ne sont peut-être pas les moins belles, L'HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE +PEUPLE EST L'AUTEUR.--L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI +que dans le caractère général d'une époque; ce qui lui importe surtout, +c'est la masse des événements et les grands pas de l'humanité qui +emportent les individus; mais, indifférent sur les détails, il les aime +moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets. + +Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris +héroïques qui s'enfantent on ne sait comment: vous les verrez sortir +tout faits des ON DIT et des murmures de la foule, sans avoir +en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité; et pourtant ils +demeureront historiques à jamais.--Comme par plaisir et pour se jouer +de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les +prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui, +tout confus, s'en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de +gloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée. N'importe, on n'admet +point leurs réclamations; qu'ils les crient, qu'ils les écrivent, +qu'ils les publient, qu'ils les signent, on ne veut pas les écouter, +leurs paroles sont sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeurent +historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas que tout cela se +soit fait seulement dans les âges de barbarie, cela se passe à présent +encore, et accommode l'Histoire de la veille au gré de l'opinion +générale, muse tyrannique et capricieuse qui conserve l'ensemble et +se joue du détail. Eh! qui de vous n'a assisté à ses transformations? +Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du FAIT prendre par degré +les ailes de la FICTION? Formé à demi par les nécessités du temps, +un FAIT est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude, +quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi; +les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient +autrement tourné, et le passent à d'autres mains déjà un peu arrondi; +d'autres le polissent en le faisant circuler; en moins de rien, il +arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous +récrions; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations +sur explications; les savants fouillent, feuillettent et écrivent; on +ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient; le torrent +coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à +ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette oeuvre? +Un rien, un mot; quelquefois le caprice d'un journaliste désoeuvré. Et +y perdons-nous? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le +vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui; c'est +que l'HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin que ses destinées soient pour elle-même +une suite de leçons; plus indifférente qu'on ne pense sur la RÉALITÉ +DES FAITS, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une +grande signification morale; sentant bien que la succession des scènes +qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie, et que, puisqu'elle +avance, elle marche à un but dont il faut chercher l'explication +au-delà de ce qui se voit. + + [2] De nos jours un général russe n'a-t-il pas renié l'incendie de + Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel? Un + général français n'a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de + Waterloo qui l'immortalisera? Et si le respect d'un évènement sacré + ne me retenait, je rappellerais qu'un prêtre a cru devoir désavouer + publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui + ait été prononcé sur un échafaud: _Fils de saint Louis, montez au + ciel!_ Lorsque je connus tout dernièrement son auteur véritable, je + m'affligeai tout d'abord de la perte de mon illusion, mais bientôt + je fus consolé par une idée qui honore l'humanité à mes yeux. Il + me semble que la France a consacré ce mot, parce qu'elle a éprouvé + le besoin de se réconcilier avec elle-même, de s'étourdir sur son + énorme égarement, et de croire qu'alors il se trouva un honnête + homme qui osa parler haut. + +Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique d'en +agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches +bizarres et des défauts d'accord qui me font peine lorsque je les +aperçois. Si un homme me paraît un modèle parfait d'une grande et +noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble +trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un +malheur qui me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort +avant l'altération de son caractère. + +Aussi, lorsque la MUSE (et j'appelle ainsi l'Art tout entier, tout +ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près comme les anciens +nommaient MUSIQUE l'éducation entière), lorsque la MUSE vient raconter, +dans ses formes passionnées, les aventures d'un personnage que je sais +avoir vécu, et qu'elle recompose ses événements, selon la plus grande +idée de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant +les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette +unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même +dans le mal; si elle conserve d'ailleurs la seule chose essentielle à +l'instruction du monde, le génie de l'époque, je ne sais pourquoi l'on +serait plus difficile avec elle qu'avec cette voix des peuples qui fait +subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations. + +Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même; ils +n'y voulaient voir que la marche générale et le large mouvement des +sociétés et des nations, et, sur ces grands fleuves déroulés dans +un cours bien distinct et bien pur, ils jetaient quelques figures +colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On +pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double +composition de l'opinion et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de +troisième main et éloignée de deux degrés de la vérité du fait. + +C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une oeuvre de l'Art; et, +pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde chrétien tout +entier a encore à désirer un monument historique pareil à ceux qui +dominent l'ancien monde et consacrent la mémoire de ses destinées, +comme ses pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses portiques +dominent encore la terre qui lui fut connue, et y consacrent la +grandeur antique. + +Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le +POSITIF, pour apporter l'IDÉAL jusque dans les annales, je crois qu'à +plus forte raison l'on doit s'abandonner à une grande indifférence +de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques, poèmes, +romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des personnages +mémorables. L'ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports +avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut le dire, ce qu'il y a de VRAI n'est que +secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un +de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la VÉRITÉ +dont il doit se nourrir est la _vérité d'observation sur la nature +humaine, et non l'authenticité du fait_. Les noms des personnages ne +font rien à la chose. + +L'_Idée_ est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve +de l'idée. + +Tant mieux pour la mémoire de ceux que l'on choisit pour représenter +des idées philosophiques ou morales; mais, encore une fois, la question +n'est pas là: l'imagination fait d'aussi belles choses sans eux; +elle est une puissance toute créatrice; les êtres fabuleux qu'elle +anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle ranime. +Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monument est à +Westminster; à Lovelace et à Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie, +dont les tombes sont à l'île de France. C'est du même oeil qu'il faut +voir jouer ses personnages et ne demander à la MUSE que sa VÉRITÉ plus +belle que le VRAI; soit que, rassemblant les traits d'un CARACTÈRE +épars dans mille individus complets, elle en compose un TYPE dont le +nom seul est imaginaire; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe +et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes +choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au +grand jour, où dans le cercle qu'a tracé cette fée ils reprennent à +regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs +neveux le triste drame de la vie. + + Écrit en 1827. + + + + +[Illustration] + + + + +CINQ-MARS + + + + +CHAPITRE PREMIER + +LES ADIEUX + + Fare thee well, and if for ever, + Still for ever fare thee well. + + LORD BYRON. + + Adieu! et, si c'est pour toujours, pour toujours encore adieu... + + +Connaissez-vous cette contrée que l'on a surnommée le jardin de +la France, ce pays où l'on respire un air si pur dans des plaines +verdoyantes arrosées par un grand fleuve? Si vous avez traversé, +dans les mois d'été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la +Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir +déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre +demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un être aimé. Lorsque +l'on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse +de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des +vallons peuplés de jolies maisons blanches qu'entourent des bosquets, +des coteaux jaunis par les vignes ou blanchis par les fleurs du +cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des +jardins de roses d'où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle +la fécondité de la terre ou l'ancienneté de ses monuments, et tout +intéresse dans les oeuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a +été inutile: il semble que, dans leur amour d'une aussi belle patrie, +seule province de France que n'occupa jamais l'étranger, ils n'aient +pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain +de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée +que par les oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de vos chevaux, +la tête riante d'une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous +la poussière de la grande route; si vous gravissez un coteau hérissé de +raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est +à vos pieds; c'est que le rocher même est habité, et que des familles +de vignerons respirent dans ces profonds souterrains, abritées dans la +nuit par la terre nourricière qu'elles cultivent laborieusement pendant +le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme +l'air qu'ils respirent, et forts comme le sol qu'ils fertilisent. On +ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni +la vivacité grimacière du Midi; leur visage a, comme leur caractère, +quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis; leurs +cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles +comme les statues de pierre de nos vieux rois; leur langage est le plus +pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent; le berceau de la +langue est là, près du berceau de la monarchie. + +Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses +aspects: ici c'est Chambord que l'on aperçoit de loin, et qui, avec +ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande +ville de l'Orient; là c'est Chanteloup, suspendant au milieu de l'air +son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple +attire les yeux du voyageur par sa position magnifique et sa masse +imposante; c'est le château de Chaumont. Construit sur la colline la +plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses +hautes murailles et ses énormes tours; de longs clochers d'ardoise +les élèvent aux yeux, et donnent à l'édifice cet air de couvent, +cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un +caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des +arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir, +et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du +roi Henri; un joli village s'étend au pied du mont, sur le bord de +la rivière, et l'on dirait que ses maisons blanches sortent du sable +doré; il est lié au château qui le protège par un étroit sentier qui +circule dans le rocher; une chapelle est au milieu de la colline; les +seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel: terrain +d'égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur +qui se sont trop souvent fait la guerre. + +Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1639, la cloche du +château ayant sonné à midi, selon l'usage, le dîner de la famille +qui l'habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui +n'étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en +disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale +d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les larmes dans les +yeux, qu'elle avait paru vêtue d'un deuil plus austère que de coutume. +Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui +s'était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise +des préparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique +du maréchal d'Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes +qu'il avait juré précédemment d'abandonner pour toujours. Ce brave +homme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la famille +dans les guerres et dans ses travaux de finance; il avait été son +écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres; il était +revenu d'Allemagne, depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux +enfants la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs +à Luzzelstein; c'était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles +sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la +famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu'il se forme des +mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et +quelquefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les servent sans +gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les +temps prospères, les suivent partout et disent: «Voilà nos vignes» en +revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un +teint fort cuivré, des cheveux gris argentés et dont quelques mèches, +encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au +premier aspect; mais un regard pacifique adoucissait cette première +impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s'occupait +beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du +château, vêtus de noir comme lui. + +--Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir, pendant que Germain, +Louis et Etienne vont seller leurs chevaux; M. Henri et nous, il faut +que nous soyons loin d'ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs +les Italiens, avez-vous averti votre jeune princesse? Je gage qu'elle +est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur le bord de l'eau. +Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le +monde de table. + +--Ah! mon cher Grandchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre +qui passait et s'arrêta, ne faites pas songer à la duchesse; elle est +bien triste et je crois qu'elle restera dans son appartement. _Sancta +Maria!_ je vous plains de voyager aujourd'hui, partir un vendredi, le +treize du mois, et le jour de saint Gervais et saint Protais, le jour +des deux martyrs. J'ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de +Cinq-Mars; mais en vérité je n'ai pu m'empêcher de songer à tout ce que +je vous dis; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame +qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire. + +En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers +la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de +voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon. + +Grandchamp s'était à peine aperçu de ce qu'elle avait dit, et semblait +ne s'occuper que des apprêts du dîner; il remplissait les devoirs +importants de maître d'hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur +les domestiques, pour voir s'ils étaient tous à leur poste, se plaçant +lui-même derrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous +les habitants du château entrèrent successivement dans la salle: +onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. La maréchale +avait passé la dernière, donnant le bras à un beau vieillard vêtu +magnifiquement, qu'elle fit placer à sa gauche. Elle s'assit dans un +grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont la forme était un +carré long. Un autre siège un peu plus orné était à sa droite, mais +il resta vide. Le jeune marquis d'Effiat, placé en face de sa mère, +devait l'aider à faire les honneurs; il n'avait pas plus de vingt +ans, et son visage était assez insignifiant; beaucoup de gravité et +des manières distinguées annonçaient pourtant un naturel sociable, +mais rien de plus. Sa jeune soeur de quatorze ans, deux gentilshommes +de la province, trois jeunes seigneurs italiens de la suite de Marie +de Gonzague (duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie, +gouvernante de la jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage, +vieux et fort sourd, composaient l'assemblée. Une place, à la gauche du +fils aîné, restait vacante encore. + +La maréchale, avant de s'asseoir, fit le signe de la croix et dit +le _Benedicite_ à haute voix: tout le monde y répondit en faisant le +signe entier, ou sur la poitrine seulement. Cet usage s'est conservé +en France dans beaucoup de familles jusqu'à la révolution de 1789; +quelques-unes l'ont encore, mais plus en province qu'à Paris, et non +sans quelque embarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps, +accompagnées d'un sourire d'excuse, quand il se présente un étranger: +car il est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur. + +La maréchale était une femme d'une taille imposante, dont les yeux +grands et bleus étaient d'une beauté remarquable. Elle ne paraissait +pas encore avoir atteint quarante-cinq ans; mais, abattue par le +chagrin, elle marchait avec lenteur et ne parlait qu'avec peine, +fermant les yeux et laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un +moment, lorsqu'elle avait été forcée d'élever la voix. Alors sa main, +appuyée sur son sein montrait qu'elle y ressentait une vive douleur. +Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à sa gauche, +s'emparant, sans en être prié par personne, du dé de la conversation, +le tint avec un sang-froid imperturbable pendant tout le repas. +C'était le vieux maréchal de Bassompierre; il avait conservé sous ses +cheveux blancs un air de vivacité et de jeunesse fort étrange à voir; +ses manières nobles et polies avaient quelque chose d'une galanterie +surannée comme son costume, car il portait une fraise à la Henri IV +et les manches tailladées à la manière du dernier règne, ridicule +impardonnable aux yeux des _beaux_ de la cour. Cela ne nous paraît pas +plus singulier qu'autre chose à présent; mais il est convenu que dans +chaque siècle on rira de l'habitude de son père, et je ne vois guère +que les Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal. + +L'un des gentilshommes italiens avait à peine fait une question au +maréchal sur ce qu'il pensait de la manière dont le Cardinal traitait +la fille du duc de Mantoue, que celui-ci s'écria dans son langage +familier: + +--Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? Puis-je rien comprendre +à ce régime nouveau sous lequel vit la France? Nous autres, vieux +compagnons d'armes du feu roi, nous entendons mal la langue que parle +la cour nouvelle, et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je? on n'en +parle aucune dans ce triste pays, car tout le monde s'y tait devant +le Cardinal; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme de vieux +portraits de famille et de temps en temps il en retranche la tête; mais +la devise y reste toujours, heureusement. N'est-il pas vrai, mon cher +Puy-Laurens? + +Ce convive était à peu près du même âge que le maréchal; mais plus +grave et plus circonspect que lui, il répondit quelques mots vagues, +et fit un signe à son contemporain pour lui faire remarquer l'émotion +désagréable qu'il avait fait éprouver à la maîtresse de la maison +en lui rappelant la mort récente de son mari et en parlant ainsi du +ministre son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du +signe de demi-approbation, vida d'un trait un fort grand verre de vin, +remède qu'il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la peste et +la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autre de son +écuyer, s'établit plus carrément que jamais sur sa chaise et dans ses +idées favorites. + +--Oui, nous sommes tous de trop ici; je le dis l'autre jour à mon cher +duc de Guise, qu'ils ont ruiné. On compte les minutes qui nous restent +à vivre, et l'on secoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le +Cardinal-duc voit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures +qui ne quittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu'il ne peut +pas mouvoir ces statues de fer, et qu'il y fallait la main du grand +homme; il passe vite et n'ose pas se mêler à nous, qui ne le craignons +pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l'heure qu'il est, on +dit qu'il est question de me mettre à la Bastille. + +--Eh! monsieur le maréchal, qu'attendez-vous pour partir? dit +l'Italien; je ne vois que la Flandre qui vous puisse être un abri. + +--Ah! monsieur, vous ne me connaissez guère; au lieu de fuir, j'ai +été trouver le roi avant son départ, et je lui ai dit que c'était afin +qu'on n'eût pas la peine de me chercher, et que si je savais où il veut +m'envoyer, j'irais moi-même sans qu'on m'y menât. Il a été aussi bon +que je m'y attendais, et m'a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu la +pensée que je le voulusse faire? Tu sais bien que je t'aime.» + +--Ah! mon cher maréchal, je vous fais compliment, dit madame d'Effiat +d'une voix douce; je reconnais la bonté du roi à ce mot-là: il se +souvient de la tendresse que le roi son père avait pour vous: il me +semble même qu'il vous a accordé tout ce que vous vouliez pour les +vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la +voie de l'éloge et le tirer du mécontentement qu'il avait entamé si +hautement. + +--Certes, madame, reprit-il, personne ne sait mieux reconnaître ses +vertus que François de Bassompierre; je lui serai fidèle jusqu'à la +fin, parce que je me suis donné corps et biens à son père dans un bal; +et je jure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille +ne manquera à son devoir envers le roi de France. Quoique les _Bestein_ +soient étrangers et Lorrains, mordieu! une poignée de main de Henri IV +nous a conquis pour toujours: ma plus grande douleur a été de voir mon +frère mourir au service de l'Espagne, et je viens d'écrire à mon neveu +que je le déshériterais s'il passait à l'empereur, comme le bruit en a +couru. + +Un des gentilshommes, qui n'avait rien dit encore, et que l'on pouvait +remarquer à la profusion des noeuds de rubans et d'aiguillettes qui +couvraient son habit, et à l'ordre de Saint-Michel dont le cordon noir +ornait son cou, s'inclina en disant que c'était ainsi que tout sujet +fidèle devait parler. + +--Pardieu, monsieur de Launay, vous vous trompez fort, dit le maréchal, +en qui revint le souvenir de ses ancêtres; les gens de notre sang +sont sujets par le coeur, car Dieu nous a fait naître tout aussi bien +seigneurs de nos terres que le roi l'est des siennes. Quand je suis +venu en France, c'était pour me promener, et suivi de mes gentilshommes +et de mes pages. Je m'aperçois que plus nous allons, plus on perd cette +idée, et surtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien à +propos pour m'entendre. + +La porte s'ouvrit, en effet, et l'on vit entrer un jeune homme d'une +assez belle taille; il était pâle, ses cheveux étaient bruns, ses yeux +noirs, son air triste et insouciant: c'était Henri d'Effiat, marquis de +CINQ-MARS (nom tiré d'une terre de famille); son costume et son manteau +court étaient noirs; un collet de dentelle tombait de son cou jusqu'au +milieu de sa poitrine; de petites bottes fortes très évasées et ses +éperons faisaient assez de bruit sur les dalles du salon pour qu'on +l'entendît venir de loin. Il marcha droit à la maréchale d'Effiat en la +saluant profondément, et lui baisa la main. + +--Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos chevaux sont-ils prêts? A quelle +heure partez-vous? + +--Après le dîner, sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa +mère avec le cérémonieux respect du temps. + +Et, passant derrière elle, il fut saluer M. de Bassompierre, avant de +s'asseoir à la gauche de son frère aîné. + +--Eh bien, dit le maréchal tout en dînant de fort bon appétit, vous +allez partir, mon enfant; vous allez à la cour; c'est un terrain +glissant aujourd'hui. Je regrette pour vous qu'il ne soit pas resté +ce qu'il était. La cour autrefois n'était autre chose que le salon du +roi, où il recevait ses amis naturels; les nobles des grandes maisons, +ses pairs, qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement +et leur amitié, jouaient leur argent avec lui et l'accompagnaient +dans ses parties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que la +permission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête avec eux +pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualité ne +l'enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse; j'ai vendu une +terre à chaque grade que j'ai reçu; le titre de colonel général des +Suisses m'a coûté quatre cent mille écus, et le baptême du roi actuel +me fit acheter un habit de cent mille francs. + +--Ah! pour le coup, vous conviendrez, dit en riant la maîtresse de la +maison, que rien ne vous y forçait: nous avons entendu parler de la +magnificence de votre habit de perles; mais je serais très fâchée qu'il +fût encore de mode d'en porter de pareils. + +--Ah! madame la marquise, soyez tranquille, ce temps de magnificence +ne reviendra plus. Nous faisions des folies, sans doute, mais elles +prouvaient notre indépendance; il est clair qu'alors on n'eût pas +enlevé au roi des serviteurs que l'amour seul attachait à lui, et dont +les couronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que +sa couronne fermée. Il est visible aussi que l'ambition ne pouvait +s'emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses ne +pouvaient sortir que des mains riches, et que l'or ne vient que des +mines. Les grandes maisons que l'on détruit avec tant d'acharnement +n'étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi du +gouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids, +existaient de leur propre être, et disaient comme l'une d'elles: +_Prince ne daigne, Rohan je suis_. Il en était de même de toute famille +noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roi relevait lui-même en +écrivant à l'un de mes amis: _L'argent n'est pas chose commune entre +gentilshommes comme vous et moi_. + +--Mais, monsieur le maréchal, interrompit froidement et avec beaucoup +de politesse M. de Launay, qui peut-être avait dessein de l'échauffer, +cette indépendance a produit aussi bien des guerres civiles et des +révoltes comme celles de M. de Montmorency. + +--Corbleu, monsieur, je ne puis entendre parler ainsi! dit le fougueux +maréchal en sautant sur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres, +monsieur, n'ôtaient rien aux lois fondamentales de l'Etat et ne +pouvaient pas plus renverser le trône que ne le ferait un duel. De tous +ces grands chefs de parti il n'en est pas un qui n'eût mis sa victoire +aux pieds du roi s'il eût réussi, sachant bien que tous les autres +seigneurs aussi grands que lui l'eussent abandonné ennemi du souverain +légitime. Nul ne s'est armé que contre une faction et non contre +l'autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fût rentré dans +l'ordre. Mais qu'avez-vous fait en nous écrasant? Vous avez cassé les +bras du trône et ne mettrez rien à leur place. Oui, je n'en doute plus +à présent, le Cardinal-duc accomplira son dessein en entier, la grande +noblesse quittera et perdra ses terres, et, cessant d'être la grande +propriété, cessera d'être une puissance; la cour n'est déjà plus qu'un +palais où l'on sollicite: elle deviendra plus tard une antichambre, +quand elle ne se composera plus que des gens de la suite du roi; les +grands noms commenceront par ennoblir des charges viles; mais, par une +terrible réaction, ces charges finiront par avilir les grands noms. +Etrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plus rien que par les +emplois qu'elle aura reçus, et si les peuples, sur lesquels elle n'aura +plus d'influence, veulent se révolter... + +--Que vous êtes sinistre aujourd'hui, maréchal! interrompit la +marquise. J'espère que ni moi ni mes enfants ne verrons ces temps-là. +Je ne reconnais plus votre caractère enjoué à toute cette politique; +je m'attendais à vous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien! +Henri, qu'avez-vous donc? Vous êtes bien distrait! + +Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande croisée de la salle à +manger, regardait avec tristesse le magnifique paysage qu'il avait +sous les yeux. Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait +les sables de la Loire, les arbres et les gazons d'or et d'émeraude; +le ciel était d'azur, les flots d'un jaune transparent, les îles +d'un vert plein d'éclat; derrière leurs têtes arrondies, on voyait +s'élever les grandes voiles latines des bateaux marchands comme une +flotte en embuscade.--O nature, nature! se disait-il, belle nature, +adieu. Bientôt mon coeur ne sera plus assez simple pour te sentir, +et tu ne plairas plus qu'à mes yeux, ce coeur est déjà brûlé par +une passion profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un +trouble inconnu: il faut donc entrer dans ce labyrinthe; je m'y perdrai +peut-être, mais pour Marie... + +Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de montrer un +regret trop enfantin de son beau pays et de sa famille: + +--Je songeais, madame, à la route que je vais prendre pour aller à +Perpignan, et aussi à celle qui me ramènera chez vous. + +--N'oubliez pas de prendre celle de Poitiers et d'aller à Loudun voir +votre ancien gouverneur, notre bon abbé Quillet; il vous donnera +d'utiles conseils sur la cour, il est fort bien avec le duc de +Bouillon; et, d'ailleurs, quand il ne vous serait pas très nécessaire, +c'est une marque de déférence que vous lui devez bien. + +--C'est donc au siège de Perpignan que vous vous rendez, mon ami? +répondit le vieux maréchal, qui commençait à trouver qu'il était resté +bien longtemps dans le silence. Ah! c'est bien heureux pour vous. +Peste! un siège! c'est un joli début: j'aurais donné bien des choses +pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sa cour; j'aurais +mieux aimé m'y faire arracher les entrailles du ventre qu'à un tournoi, +comme je fis. Mais on était en paix, et je fus obligé d'aller faire +le coup de pistolet contre les Turcs avec le Rosworm des Hongrois, +pour ne pas affliger ma famille par mon désoeuvrement. Du reste, je +souhaite que Sa Majesté vous reçoive d'une manière aussi aimable que +son père me reçut. Certes, le roi est brave et bon; mais on l'a habitué +malheureusement à cette froide étiquette espagnole qui arrête tous +les mouvements du coeur; il contient lui-même et les autres par cet +abord immobile et cet aspect de glace: pour moi, j'avoue que j'attends +toujours l'instant du dégel, mais en vain. Nous étions accoutumés à +d'autres manières par ce spirituel et simple Henri, et nous avions du +moins la liberté de lui dire que nous l'aimions. + +Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux de Bassompierre, comme pour se +contraindre lui-même à faire attention à ses discours, lui demanda +quelle était la manière de parler du feu roi. + +--Vive et franche, dit-il. Quelques temps après mon arrivée en France, +je jouais avec lui et la duchesse de Beaufort, à Fontainebleau; +car il voulait, disait-il, me gagner mes pièces d'or et mes belles +portugalaises. Il me demanda ce qui m'avait fait venir dans ce pays. +«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à dessein +de m'embarquer à votre service, mais bien pour passer quelque temps +à votre cour, et de là à celle d'Espagne; mais vous m'avez tellement +charmé que, sans aller plus loin, si vous voulez de mon service, je +m'y voue jusqu'à la mort.» Alors il m'embrassa et m'assura que je +n'eusse pu trouver un meilleur maître, qui m'aimât plus; hélas! je l'ai +bien éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, jusqu'à mon amour, et +j'aurais fait plus encore, s'il se pouvait faire plus que de renoncer à +Mlle de Montmorency. + +Le bon maréchal avait les yeux attendris; mais le jeune marquis +d'Effiat et les Italiens, se regardant, ne purent s'empêcher de sourire +en pensant qu'alors la princesse de Condé n'était rien moins que jeune +et jolie. Cinq-Mars s'aperçut de ces signes d'intelligence, et rit +aussi, mais d'un rire amer.--Est-il donc vrai, se disait-il, que les +passions puissent avoir la destinée des modes, et que peu d'années +puissent frapper du même ridicule un habit et un amour? Heureux celui +qui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emporte dans +la tombe tout son trésor! + +Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique de ses idées, et +voulant que le bon maréchal ne lût rien de déplaisant sur le visage de +ses hôtes: + +--On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au roi Henri? dit-il. +Peut-être aussi au commencement de son règne avait-il besoin d'établir +ce ton-là; mais, lorsqu'il fut le maître, changea-t-il? + +--Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d'être le même jusqu'au +dernier jour; il ne rougissait pas d'être un homme, et parlait à des +hommes avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! je le vois encore +embrassant le duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort; il +m'avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc lui dit: +«Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommes du monde, et notre +destin portait que nous fussions l'un à l'autre; car, si vous n'eussiez +été qu'un homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à quelque +prix que c'eût été; mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi, +il fallait bien que je fusse à vous.» Ah! grand homme! tu l'avais bien +dit, s'écria Bassompierre, les larmes aux yeux, et peut-être un peu +animé par les fréquentes rasades qu'il se versait: «_Quand vous m'aurez +perdu, vous connaîtrez ce que je valais._» + +Pendant cette sortie, les différents personnages de la table avaient +pris des attitudes diverses, selon leurs rôles dans les affaires +publiques. L'un des Italiens affectait de causer et de rire tout bas +avec la jeune fille de la maréchale; l'autre prenait soin du vieux +abbé sourd, qui, mettant une main derrière son oreille pour mieux +entendre, était le seul qui eût l'air attentif; Cinq-Mars avait repris +sa distraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme on +regarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume jusqu'à ce +qu'elle revienne; son frère aîné faisait les honneurs de la table +avec le même calme; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de la +maison: il était tout au duc d'Orléans et craignait le Cardinal; pour +la maréchale, elle avait l'air affligé et inquiet; souvent des mots +rudes lui avaient rappelé ou la mort de son mari ou le départ de son +fils; plus souvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même +qu'il ne se compromît, et l'avait poussé plusieurs fois en regardant M. +de Launay, qu'elle connaissait peu, et qu'elle avait quelque raison de +croire dévoué au premier ministre; mais avec un homme de ce caractère, +de tels avertissements étaient inutiles; il eut l'air de n'y point +faire attention; et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses +regards hardis et du son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui +et de lui adresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un air +d'indifférence et de politesse consentante qu'il ne quitta pas jusqu'au +moment où, les deux battants étant ouverts, on annonça _mademoiselle la +duchesse de Mantoue_. + +Les propos que nous venons de transcrire longuement furent pourtant +assez rapides, et le dîner n'était pas à la moitié quand l'arrivée de +Marie de Gonzague fit lever tout le monde. Elle était petite, mais fort +bien faite, et quoique ses yeux et ses cheveux fussent très noirs, sa +fraîcheur était éblouissante comme la beauté de sa peau. La maréchale +fit le geste de se lever pour son rang, et l'embrassa sur le front pour +sa bonté et son bel âge. + +--Nous vous avons attendue longtemps aujourd'hui, chère Marie, lui +dit-elle en la plaçant près d'elle; vous me restez heureusement pour +remplacer un de mes enfants qui part. + +La jeune duchesse rougit et baissa la tête et les yeux pour qu'on ne +vît pas leur rougeur, et dit d'une voix timide:--Madame, il le faut +bien, puisque vous remplacez ma mère auprès de moi. Et un regard fit +pâlir Cinq-Mars à l'autre bout de la table. + +Cette arrivée changea la conversation; elle cessa d'être générale, +et chacun parla bas à son voisin. Le maréchal seul continuait à dire +quelques mots de la magnificence de l'ancienne cour, et de ses guerres +en Turquie, et des tournois, et de l'avarice de la cour nouvelle; +mais, à son grand regret, personne ne relevait ses paroles, et on +allait sortir de table, lorsque l'horloge ayant sonné deux heures, cinq +chevaux parurent dans la grande cour: quatre seulement étaient montés +par des domestiques en manteaux et bien armés; l'autre cheval, noir et +très vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp: c'était celui de +son jeune maître. + +--Ah! Ah! s'écria Bassompierre, voilà notre cheval de bataille tout +sellé et bridé; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieux +Marot: + + Adieu la Court, adieu les dames! + Adieu les filles et les femmes! + Adieu vous dy pour quelque temps; + Adieu vos plaisans passe-temps; + Adieu le bal, adieu la dance, + Adieu mesure, adieu cadance, + Tabourins, Hauts-bois, Violons, + Puisqu'à la guerre nous allons. + +Ces vieux vers et l'air du maréchal faisaient rire toute la table, +hormis trois personnes. + +--Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, que je n'ai que dix-sept ans +comme lui; il va nous revenir tout brodé, madame; il faut laisser son +fauteuil vacant. + +Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en fondant en +larmes, et tout le monde se leva avec elle: elle ne put faire que deux +pas et retomba assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa fille et +la jeune duchesse l'entourèrent avec une vive inquiétude et démêlèrent +parmi des étouffements et des pleurs qu'elle voulait retenir: +Pardon!... mes amis... c'est une folie... un enfantillage... mais je +suis si faible à présent, que je n'en ai pas été maîtresse. Nous étions +treize à table, et c'est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse. +Mais c'est bien mal à moi d'avoir montré tant de faiblesse devant lui. +Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à baiser, et que Dieu vous +conduise! Soyez digne de votre nom et de votre père. + +Puis, comme a dit Homère, _riant sous les pleurs_, elle se leva en le +poussant et disant:--Allons, que je vous voie à cheval, bel écuyer! + +Le silencieux voyageur baisa les mains de sa mère et la salua ensuite +profondément: il s'inclina aussi devant la duchesse sans lever les +yeux; puis, embrassant son frère aîné, serrant la main au maréchal +et baisant le front de sa jeune soeur presque à la fois, il sortit +et dans un instant fut à cheval. Tout le monde se mit aux fenêtres +qui donnaient sur la cour, excepté madame d'Effiat, encore assise et +souffrante. + +--Il part au galop; c'est bon signe, dit en riant le maréchal. + +--Ah! Dieu! cria la jeune princesse en se retirant de la croisée. + +--Qu'est-ce donc! dit la mère. + +--Ce n'est rien, ce n'est rien, dit M. de Launay: le cheval de monsieur +votre fils s'est abattu sous la porte, mais il l'a bientôt relevé de la +main: tenez, le voilà qui salue de la route. + +--Encore un présage funeste! dit la marquise en se retirant dans ses +appartements. + +Chacun l'imita en se taisant ou en parlant bas. + +La journée fut triste et le souper silencieux au château de Chaumont. + +Quand vinrent dix heures du soir, le vieux maréchal, conduit par +son valet de chambre, se retira dans la tour du nord, voisine de la +porte et opposée à la rivière. La chaleur était extrême; il ouvrit la +fenêtre, et, s'enveloppant d'une vaste robe de soie, plaça un flambeau +pesant sur une table et voulut rester seul. Sa croisée donnait sur la +plaine, que la lune dans son premier quartier n'éclairait que d'une +lumière incertaine; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout +disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n'eût rien de rêveur +dans le caractère, la tournure qu'avait prise le dîner lui revint à +la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie et les +tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui +semblait avoir soufflé sur lui un vent d'infortune: la mort d'une +soeur chérie, les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses +terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le maréchal d'Effiat +dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un +soupir involontaire; il se mit à la fenêtre pour respirer. + +En ce moment il crut entendre du côté du bois la marche d'une troupe +de chevaux; mais le vent qui vint à augmenter le dissuada de cette +première pensée, et tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. Il +regarda encore quelque temps tous les feux du château qui s'éteignirent +successivement après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et +rôdé dans les cours et les écuries; retombant ensuite sur son grand +fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra +profondément à ses réflexions; et bientôt après, tirant de son sein un +médaillon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir:--Viens, mon bon +et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis +si souvent; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d'un ami +véritable; viens, grand homme, me consulter sur l'ambitieuse Autriche; +viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et +de la bonne foi de ton infidélité; viens, héroïque soldat, me crier +encore que je t'offusque au combat; ah! que ne l'ai-je fait dans Paris! +que n'ai-je reçu ta blessure! Avec ton sang, le monde a perdu les +bienfaits de ton règne interrompu... + +Les larmes du maréchal troublaient la glace du large médaillon, et +il les effaçait par de respectueux baisers, quand la porte, ouverte +brusquement, le fit sauter sur son épée. + +--Qui va là? cria-t-il dans sa surprise. Elle fut bien plus grande +quand il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau à la main, s'avança +jusqu'à lui, et lui dit avec embarras: + +--Monsieur le maréchal, c'est le coeur navré de douleur que je me +vois forcé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. Un +carrosse vous attend à la grille avec trente mousquetaires de M. le +Cardinal-duc. + +Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le médaillon +dans la main gauche et l'épée dans l'autre main; il la tendit +dédaigneusement à cet homme, et lui dit: + +--Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et c'est à quoi je +pensais; c'est au nom de ce grand Henri que je remets paisiblement +cette épée à son fils. Suivez-moi. + +Il accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de Launay fut attéré +et le suivit en baissant la tête, comme si lui-même eût été arrêté par +le noble vieillard, qui, saisissant un flambeau, sortit de la cour et +trouva toutes les portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient +effrayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné le silence. +Le carrosse était préparé et partit rapidement, suivi de beaucoup +de chevaux. Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, commençait +à s'endormir, bercé par le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix +forte cria au cocher: _Arrête!_ et, comme il poursuivait, un coup de +pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent.--Je déclare, monsieur, que +ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre. Puis, mettant la +tête à la portière, il vit qu'il se trouvait dans un petit bois et un +chemin trop étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à +gauche de la voiture, avantage très grand pour les agresseurs, puisque +les mousquetaires ne pouvaient avancer; il cherchait à voir ce qui se +passait, lorsqu'un cavalier, ayant à la main une longue épée dont il +parait les coups que lui portait un garde, s'approcha de la portière en +criant: _Venez, venez, monsieur le maréchal_. + +--Eh quoi! c'est vous, étourdi d'Henri qui faites de ces escapades? +Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un enfant. + +Et de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quitter, on eut le +temps de se reconnaître. + +--Et comment diable êtes-vous ici? reprit Bassompierre; je vous croyais +à Tours, et même plus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous +voilà revenu pour faire une folie? + +--Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici, c'est pour +affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme je pense bien +qu'on vous mène à la Bastille, je suis bien sûr que vous n'en direz +rien; c'est le temple de la discrétion. Cependant, si vous aviez voulu, +continua-t-il très haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans +ce bois où un cheval ne pouvait remuer; à présent il n'est plus temps. +Un paysan m'avait appris l'insulte faite à nous plus qu'à vous par cet +enlèvement dans la maison de mon père. + +--C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons respecter ses +volontés; gardez cette ardeur pour son service; je vous en remercie +cependant de bon coeur; touchez là, et laissez-moi continuer ce joli +voyage. + +De Launay ajouta:--Il m'est permis d'ailleurs de vous dire, monsieur +de Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi même d'assurer monsieur le +maréchal qu'il est fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on +ne le porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours à la +Bastille[3]. + + [3] Il y resta douze ans. + +Bassompierre reprit en riant très haut:--Vous voyez, mon ami, comment +on met les jeunes gens en tutelle; ainsi, prenez garde à vous. + +--Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne ferai plus le chevalier +errant pour les gens malgré eux. Et, rentrant dans le bois pendant que +la voiture repartait au grand trot, il prit par des sentiers détournés +le chemin du château. + +Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta. Il était seul en +avant de Grandchamp et de sa petite escorte et ne descendit point de +cheval; mais s'approchant du mur de manière à y coller sa botte, il +souleva la jalousie d'une fenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de +herse, comme on en voit encore dans quelques vieux bâtiments. + +Il était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée. Tout autre +que le maître de la maison n'eût jamais su trouver son chemin par une +obscurité si grande. Les tours et les toits ne formaient qu'une masse +noire qui se détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent; +aucune lumière ne brillait dans toute la maison endormie. Cinq-Mars, +caché sous un chapeau à larges bords et un grand manteau, attendait +avec anxiété. + +Qu'attendait-il? Qu'était-il venu chercher? un mot d'une voix qui se +fit entendre très bas derrière la croisée: + +--Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars? + +--Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait comme un malfaiteur toucher la +maison paternelle sans y rentrer et sans dire encore adieu à sa mère? +Qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de +l'avenir, si ce n'était moi? + +La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que des pleurs +accompagnaient sa réponse:--Hélas! Henri, de quoi vous plaignez-vous? +N'ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais? Est-ce ma faute +si mon malheur a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on +choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai bergère?» Vous savez +bien quelle est toute l'infortune d'une princesse: on lui ôte son +coeur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité +la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que +je vous connais, que n'ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur +et m'éloigner des trônes! Depuis deux ans j'ai lutté en vain contre +ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me +détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j'ai désiré qu'on me crût +morte; que dis-je? j'ai presque souhaité des révolutions! J'aurais +peut-être béni le coup qui m'eût ôté mon rang, comme j'ai remercié +Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la cour s'étonne, la reine me +demande; nos rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil a été trop long; +réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années: +oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de notre grande résolution; +n'ayez qu'une seule pensée, soyez ambitieux... ambitieux pour moi... + +--Faut-il donc oublier tout, ô Marie! dit Cinq-Mars avec douceur. + +Elle hésita... + +--Oui, tout ce que j'ai oublié moi-même, reprit-elle. Puis un instant +après, elle continua avec vivacité: + +--Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées et même nos +promenades de l'étang et du bois; mais souvenez-vous de l'avenir; +partez. Votre père était maréchal, soyez plus, connétable, prince. +Partez, vous êtes jeune, noble, riche, brave, aimé... + +--Pour toujours? dit Henri. + +--Pour la vie et l'éternité. + +Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main, s'écria: + +--Eh bien! j'en jure par la Vierge dont vous portez le nom, vous serez +à moi, Marie, ou ma tête tombera sur l'échafaud. + +--O ciel! que dites-vous! s'écria-t-elle en prenant sa main avec une +main blanche qui sortit de la fenêtre. Non, vos efforts ne seront +jamais coupables, jurez-le-moi; vous n'oublierez jamais que le roi de +France est votre maître; aimez-le plus que tout, après celle pourtant +qui vous sacrifiera tout et vous attendra en souffrant. Prenez cette +petite croix d'or; mettez-la sur votre coeur, elle a reçu beaucoup de +mes larmes. Songez que si jamais vous étiez coupable envers le roi, +j'en verserais de bien plus amères. Donnez-moi cette bague que je vois +briller à votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre sont toutes rouges +de sang! + +--Qu'importe? il n'a pas coulé pour vous; n'avez-vous rien entendu il y +a une heure? + +--Non; mais à présent n'entendez-vous rien vous-même? + +--Non, Marie, si ce n'est un oiseau de nuit sur la tour. + +--On a parlé de nous, j'en suis sûre. Mais d'où vient donc ce sang! +Dites vite, et partez. + +--Oui, je pars; voici un nuage qui nous rend la nuit. Adieu, ange +céleste, je vous invoquerai. L'amour a versé l'ambition dans mon +coeur comme un poison brûlant; oui, je le sens pour la première fois, +l'ambition peut être ennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma +destinée. + +--Adieu! mais songez à la mienne. + +--Peuvent-elles se séparer? + +--Jamais, s'écria Marie, que par la mort! + +--Je crains plus encore l'absence, dit Cinq-Mars. + +--Adieu! je tremble; adieu! dit la voix chérie. Et la fenêtre s'abaissa +lentement sur les deux mains encore unies. + +Cependant le cheval noir ne cessait de piaffer et de s'agiter en +hennissant; son maître inquiet lui permit de partir au galop, et +bientôt ils furent rendus dans la ville de Tours, que les clochers de +Saint-Gatien annonçaient de loin. + +Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avait attendu son jeune +seigneur, et gronda de voir qu'il ne voulait pas se coucher. Toute +l'escorte partit, et cinq jours après entra dans la vieille cité de +Loudun en Poitou, silencieusement et sans événement. + + + + +CHAPITRE II + +LA RUE + + Je m'avançais d'un pas pénible et mal assuré vers le but de ce + convoi tragique. + + CH. NODIER, _Smarra_. + + +Ce règne dont nous vous voulons peindre quelques années, règne de +faiblesse qui fut comme une éclipse de la couronne entre les splendeurs +de Henri IV et de Louis le Grand, afflige les yeux qui le contemplent +par quelques souillures sanglantes. Elles ne furent pas toutes l'oeuvre +d'un homme, de grands corps y prirent part. Il est triste de voir +que, dans ce siècle encore désordonné, le clergé, pareil à une grande +nation, eut sa populace, comme il eut sa noblesse, ses ignorants +et ses criminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce +temps, ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne de +Louis XIV, et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le sang des +martyrs qu'il offrit à la Révolution de 1793. Ainsi, par une destinée +toute particulière, perfectionné par la monarchie et la république, +adouci par l'une, châtié par l'autre, il nous est arrivé ce qu'il est +aujourd'hui, austère et rarement vicieux. + +Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêter un moment à cette pensée +avant d'entrer dans le récit des faits que nous offre l'histoire de +ces temps, et, malgré cette consolante observation, nous n'avons pu +nous empêcher d'écarter des détails trop odieux en gémissant encore +sur ce qui reste de coupables actions, comme, en racontant la vie +d'un vieillard vertueux, on pleure sur les emportements de sa jeunesse +passionnée ou les penchants corrompus de son âge mûr. + +Lorsque la cavalcade entra dans les rues étroites de Loudun, un +bruit étrange s'y faisait entendre; elles étaient remplies d'une +foule immense; les cloches de l'église et du couvent sonnaient de +manière à faire croire à un incendie, et tout le monde, sans nulle +attention aux voyageurs, se pressait vers un grand bâtiment attenant +à l'église. Il était facile de distinguer sur les physionomies des +traces d'impressions fort différentes et souvent opposées entre elles. +Des groupes et des attroupements nombreux se formaient, le bruit des +conversations y cessait tout à coup, et l'on n'y entendait plus qu'une +voix qui semblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de +quelques exclamations pieuses s'élevaient de tous côtés; le groupe +se dissipait, et l'on voyait que l'orateur était un capucin ou un +récollet, qui, tenant à la main un crucifix de bois, montrait à la +foule le grand bâtiment vers lequel elle se dirigeait.--_Jesus Marie!_ +s'écriait une vieille femme, qui aurait jamais cru que le malin esprit +eût choisi notre bonne ville pour demeure? + +--Et que les bonnes Ursulines eussent été possédées? disait l'autre. + +--On dit que le démon qui agite la supérieure se nomme _Légion_, disait +une troisième. + +--Que dites-vous, ma chère? interrompit une religieuse; il y en a +sept dans son pauvre corps, auquel sans doute elle avait attaché trop +de soin à cause de sa grande beauté; à présent, il est le réceptacle +de l'enfer; M. le prieur des Carmes, dans l'exorcisme d'hier, a fait +sortir de sa bouche le démon _Eazas_, et le révérend père Lactance a +chassé aussi le démon _Beherit_. Mais les cinq autres n'ont pas voulu +partir, et, quand les saints exorcistes, que Dieu soutienne! les ont +sommés, en latin, de se retirer, ils ont dit qu'ils ne le feraient +pas qu'ils n'eussent prouvé leur puissance, dont les huguenots et les +hérétiques ont l'air de douter; et le démon _Elimi_, qui est le plus +méchant, comme vous le savez, a prétendu qu'aujourd'hui il enlèverait +la calotte de M. de Laubardemont, et la tiendrait suspendue en l'air +pendant un _Miserere_. + +--Ah! sainte Vierge! reprenait la première, je tremble déjà de tout +mon corps. Et quand je pense que j'ai été plusieurs fois demander des +messes à ce magicien d'Urbain! + +--Et moi, dit une jeune fille en se signant, moi qui me suis confessée +à lui il y a dix mois, j'aurais été sûrement possédée sans la relique +de sainte Geneviève que j'avais heureusement sous ma robe, et... + +--Et, sans reproche, Martine, interrompit une grosse marchande, vous +étiez restée assez longtemps, pour cela, seule avec le beau sorcier. + +--Eh bien, la belle, il y a maintenant un mois que vous seriez +dépossédée, dit un jeune soldat qui vint se mêler au groupe en fumant +sa pipe. + +La jeune fille rougit, et ramena sur sa jolie figure le capuchon de sa +pelisse noire. Les vieilles femmes jetèrent un regard de mépris sur le +soldat, et, comme elles se trouvaient alors près de la porte d'entrée +encore fermée, elles reprirent leurs conversations avec plus de chaleur +que jamais, voyant qu'elles étaient sûres d'entrer les premières; +et, s'asseyant sur les bornes et les bancs de pierre, elles se +préparèrent par leurs récits au bonheur qu'elles allaient goûter d'être +spectatrices de quelque chose d'étrange, d'une apparition, ou au moins +d'un supplice. + +--Est-il vrai, ma tante, dit la jeune Martine à la plus vieille, que +vous ayez entendu parler les démons? + +--Vrai comme je vous vois, et tous les assistants en peuvent dire +autant, ma nièce; c'est pour que votre âme soit édifiée que je vous +ai fait venir avec moi aujourd'hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez +véritablement la puissance de l'esprit malin. + +--Quelle voix a-t-il, ma chère tante? continua la jeune fille, charmée +de réveiller une conversation qui détournait d'elle les idées de ceux +qui l'entouraient. + +--Il n'a pas d'autre voix que la voix même de la supérieure, à qui +Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvre jeune femme, je l'ai entendue +hier bien longtemps: cela faisait peine de la voir se déchirer le +sein et tourner ses pieds et ses bras en dehors et les réunir tout à +coup derrière son dos. Quand le saint père Lactance est arrivé et a +prononcé le nom d'Urbain Grandier, l'écume est sortie de sa bouche et +elle a parlé latin comme si elle lisait la Bible. Aussi je n'ai pas +bien compris, et je n'ai retenu que _Urbanus magicus rosas diabolica_; +ce qui voulait dire que le magicien Urbain l'avait ensorcelée avec des +roses que le diable lui avait données, et il est sorti de ses oreilles +et de son cou des roses couleur de flamme, qui sentaient le soufre, au +point que M. le lieutenant-criminel a crié que chacun ferait bien de +fermer ses narines et ses yeux, parce que les démons allaient sortir. + +--Voyez-vous cela! crièrent d'une voix glapissante et d'un air de +triomphe toutes les femmes assemblées en se tournant du côté de la +foule, et particulièrement vers un groupe d'hommes habillés en noir, +parmi lesquels se trouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées +en passant. + +--Voilà encore ces vieilles folles qui se croient au sabbat, dit-il, +et qui font plus de bruit que lorsqu'elles y arrivent à cheval sur un +manche à balai. + +--Jeune homme, jeune homme, dit un bourgeois d'un air triste, ne faites +pas de ces plaisanteries en plein air: le vent deviendrait de flamme +pour vous, par le temps qu'il fait. + +--Ma foi, je me moque bien de tous ces exorcistes, moi! reprit le +soldat; je m'appelle Grand-Ferré, et il n'y en a pas beaucoup qui aient +un goupillon comme le mien. + +Et, prenant la poignée de son sabre d'une main, il retroussa sa +moustache blonde et regarda autour de lui en fronçant le sourcil; mais +comme il n'aperçut dans la foule aucun regard qui cherchât à braver le +sien, il partit lentement en avançant le pied gauche le premier, et se +promena dans les rues étroites et noires avec cette insouciance d'un +militaire qui débute, et un mépris profond pour tout ce qui ne porte +pas son habit. + +Cependant huit ou dix habitants raisonnables de cette petite ville +se promenaient ensemble et en silence à travers la foule agitée; +ils semblaient consternés de cette étonnante et soudaine rumeur, et +s'interrogeaient du regard à chaque nouveau spectacle de folie qui +frappait leurs yeux. Ce mécontentement muet attristait les hommes du +peuple et les nombreux paysans venus de leurs campagnes, qui tous +cherchaient leur opinion dans les regards des propriétaires, leurs +patrons pour la plupart; ils voyaient que quelque chose de fâcheux +se préparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre le +sujet ignorant et trompé, la résignation et l'immobilité. + +Néanmoins le paysan de France a dans le caractère certaine naïveté +moqueuse dont il se sert avec ses égaux souvent, et toujours avec ses +supérieurs. Il fait des questions embarrassantes pour le pouvoir, comme +le sont celles de l'enfance pour l'âge mûr; il se rapetisse à l'infini, +pour que celui qu'il interroge se trouve embarrassé dans sa propre +élévation; il redouble de gaucherie dans les manières et de grossièreté +dans les expressions, pour mieux voir le but secret de sa pensée; tout +prend, malgré lui cependant, quelque chose d'insidieux et d'effrayant +qui le trahit; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée +avec laquelle il s'appuie sur son long bâton, indiquent trop à quelles +espérances il se livre, et quel est le soutien sur lequel il compte. + +L'un des plus âgés s'avança suivi de dix ou douze jeunes paysans, +ses fils et neveux; ils portaient tous le grand chapeau et cette +blouse bleue, ancien habit des Gaulois, que le peuple de France met +encore sur tous ses autres vêtements, et qui convient si bien à son +climat pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée des +personnages dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, et toute sa +famille en fit autant: on vit alors sa figure brune et son front nu +et ridé, couronné de cheveux blancs fort longs; ses épaules étaient +voûtées par l'âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de +satisfaction et presque de respect par un homme très grave du groupe +noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main. + +--Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous aussi, vous +quittez votre ferme de la Chênaie pour la ville quand ce n'est pas jour +de marché? C'est comme si vos bons boeufs se dételaient pour aller à la +chasse aux étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir forcer +un pauvre lièvre. + +--Ma fine, monsieur le comte du Lude, reprit le fermier, quelquefois +le lièvre se vient jeter devant iceux; il m'est advis qu'on veut nous +jouer, et je v'nons voir un peu comment. + +--Brisons là, mon ami, reprit le comte; voici M. Fournier, l'avocat, +qui ne vous trompera pas, car il s'est démis de sa charge de procureur +du roi hier au soir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu'à +sa noble pensée: vous l'entendrez peut-être aujourd'hui; mais je le +crains autant pour lui que je le souhaite pour l'accusé. + +--N'importe, monsieur, la vérité est une passion pour moi, dit Fournier. + +C'était un jeune homme d'une extrême pâleur, mais dont le visage était +plein de noblesse et d'expression; ses cheveux blonds, ses yeux bleus, +mobiles et très clairs, sa maigreur et sa taille mince lui donnaient +l'air d'être plus jeune qu'il n'était; mais son visage pensif et +passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce +de l'âme que donnent l'étude et l'énergie naturelle. Il portait un +habit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et, sous +son bras gauche, un rouleau de papiers, qu'en parlant il prenait et +serrait convulsivement de la main droite, comme un guerrier en colère +saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu'il voulait le dérouler +et en faire sortir la foudre sur ceux qu'il poursuivait de ses regards +indignés. C'étaient trois capucins et un récollet qui passaient dans la +foule. + +--Père Guillaume, poursuivit M. du Lude, pourquoi n'avez-vous amené que +vos enfants mâles avec vous, et pourquoi ces bâtons? + +--Ma fine, monsieur, c'est que je n'aimerions pas que nos filles +apprinsent à danser comme les religieuses; et puis, pa' l'temps qui +court, les garçons savons mieux se remuer que les femmes. + +--Ne nous _remuons_ pas, mon vieux ami, croyez-moi, dit le comte, +rangez-vous tous plutôt pour voir la procession qui vient à nous, et +souvenez-vous que vous avez soixante et dix ans. + +--Ah! ah! dit le vieux père, tout en faisant ranger ses douze enfants +comme des soldats, j'avons fait la guerre avec le feu roi Henri, et +j'savons jouer du pistolet tout aussi bien que les _ligueux_ faisiont. +Et il branla la tête et s'assit sur une borne, son bâton noueux entre +les jambes, ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche +par-dessus ses mains. Là, il ferma à demi les yeux comme s'il se +livrait tout entier à ses souvenirs d'enfance. + +On voyait avec étonnement son habit rayé comme du temps du roi +béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dans les derniers temps de +sa vie, quoique ses cheveux eussent été privés par le poignard de cette +blancheur que ceux du paysan avaient paisiblement acquise. Mais un +grand bruit de cloches attira l'attention vers l'extrémité de la grande +rue de Loudun. + +On voyait venir de loin une longue procession dont la bannière et les +piques s'élevaient au-dessus de la foule qui s'ouvrit en silence pour +examiner cet appareil à moitié ridicule et à moitié sinistre. + +Des archers, à barbe pointue, portant de larges chapeaux à plumes, +marchaient d'abord sur deux rangs avec de longues hallebardes, puis, se +partageant en deux files de chaque côté de la rue, renfermaient dans +cette double ligne deux lignes pareilles de pénitents gris; du moins +donnerons-nous ce nom, connu dans quelques provinces du midi de la +France, à des hommes revêtus d'une longue robe de cette couleur, qui +leur couvre entièrement la tête en forme de capuchon, et dont le masque +de la même étoffe se termine en pointe sous le menton comme une longue +barbe, et n'a que trois trous pour les yeux et le nez. On voit encore +de nos jours quelques enterrements suivis et honorés par des costumes +semblables, surtout dans les Pyrénées. Les pénitents de Loudun avaient +des cierges énormes à la main, et leur marche lente, et leurs yeux +qui semblaient flamboyants sous le masque, leur donnaient un air de +fantômes qui attristait involontairement. + +Les murmures en sens divers commencèrent dans le peuple. + +--Il y a bien des coquins cachés sous ce masque, dit un bourgeois. + +--Et dont la figure est plus laide encore que lui, reprit un jeune +homme. + +--Ils me font peur! s'écriait une jeune femme. + +--Je ne crains que pour ma bourse, répondit un passant. + +--Ah! Jésus! voilà donc nos saints frères de la Pénitence, disait une +vieille en écartant sa mante noire. Voyez-vous quelle bannière ils +portent? quel bonheur qu'elle soit avec nous! certainement elle nous +sauvera: voyez-vous dessus le diable dans les flammes, et un moine +qui lui attache une chaîne au cou? Voici actuellement les juges qui +viennent: ah! les honnêtes gens! voyez leurs robes rouges, comme elles +sont belles! Ah! sainte Vierge! qu'on les a biens choisis! + +--Ce sont les ennemis personnels du curé, dit tout bas le comte du Lude +à l'avocat Fournier, qui prit une note. + +--Les reconnaissez-vous bien tous? continua la vieille en distribuant +des coups de poing à ses voisines, et en pinçant le bras à ses voisins +jusqu'au sang pour exciter leur attention: voici ce bon M. Mignon qui +parle tout bas à messieurs les conseillers du présidial de Poitiers; +que Dieu répande sa sainte bénédiction sur eux! + +--C'est Roatin, Richard et Chevalier, qui voulaient le faire destituer +il y a un an, continuait à demi-voix M. du Lude au jeune avocat, qui +écrivait toujours sous son manteau, entouré et caché par le groupe noir +des bourgeois. + +--Ah! voyez, voyez, rangez-vous donc! voici M. Barré, le curé de +Saint-Jacques de Chinon, dit la vieille. + +--C'est un saint, dit un autre. + +--C'est un hypocrite, dit une voix d'homme. + +--Voyez comme le jeûne l'a rendu maigre! + +--Comme les remords le rendent pâle! + +--C'est lui qui fait fuir les diables. + +--C'est lui qui les souffle. + +Ce dialogue fut interrompu par un cri général:--Qu'elle est belle! + +La supérieure des Ursulines s'avançait suivie de toutes ses +religieuses; son voile blanc était relevé. Pour que le peuple pût voir +les traits des possédées, on avait voulu que cela fût ainsi pour elle +et six autres soeurs. Rien ne la distinguait dans son costume qu'un +immense rosaire à grains noirs tombant de son cou à ses pieds, et +se terminant par une croix d'or; mais la blancheur éclatante de son +visage, que relevait encore la couleur brune de son capuchon, attirait +d'abord tous les regards; ses yeux noirs semblaient porter l'empreinte +d'une profonde et brûlante passion; ils étaient couverts par les arcs +parfaits de deux sourcils que la nature avait dessinés avec autant de +soin que les Circassiennes en mettent à les arrondir avec le pinceau; +mais un léger pli entre eux deux révélait une agitation forte et +habituelle dans les pensées. Cependant elle affectait un grand calme +dans tous ses mouvements et dans tout son être; ses pas étaient lents +et cadencés; ses deux belles mains étaient réunies, aussi blanches +et aussi immobiles que celles des statues de marbre qui prient +éternellement sur les tombeaux. + +--Oh! remarquez-vous, ma tante, dit la jeune Martine, soeur Agnès et +soeur Claire qui pleurent auprès d'elle? + +--Ma nièce, elles se désolent d'être la proie du démon. + +--Ou se repentent, dit la même voix d'homme, d'avoir joué le ciel. + +Cependant un silence profond s'établit partout, et nul mouvement +n'agita le peuple; il sembla glacé tout à coup par quelque +enchantement, lorsque à la suite des religieuses parut, au milieu +des quatre pénitents qui le tenaient enchaîné, le curé de l'église +de Sainte-Croix, revêtu de la robe du pasteur; la noblesse de son +visage était remarquable et rien n'égalait la douceur de ses traits; +sans affecter un calme insultant, il regardait avec bonté et semblait +chercher à droite et à gauche s'il ne rencontrerait pas le regard +attendri d'un ami; il le rencontra, il le reconnut, et ce dernier +bonheur d'un homme qui voit approcher son heure dernière ne lui fut pas +refusé: il entendit même quelques sanglots; il vit des bras s'étendre +vers lui, et quelques-uns n'étaient pas sans armes; mais il ne répondit +à aucun signe; il baissa les yeux, ne voulant pas perdre ceux qui +l'aimaient et leur communiquer par un coup d'oeil la contagion de +l'infortune. C'était Urbain Grandier. + +Tout à coup la procession s'arrêta à un signe du dernier homme qui la +suivait et qui semblait commander à tous. Il était grand, sec, pâle, +revêtu d'une longue robe noire, la tête couverte d'une calotte de même +couleur; il avait la figure d'un Basile, avec le regard de Néron. Il +fit signe aux gardes de l'entourer, voyant avec effroi le groupe noir +dont nous avons parlé, et que les paysans se serraient de près pour +l'écouter; les chanoines et les capucins se placèrent près de lui, et +il prononça d'une voix glapissante ce singulier arrêt: + +«Nous, sieur de Laubardemont, maître des requêtes étant envoyé et +subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire relativement au procès +du magicien _Urbain Grandier_, pour le juger sur tous les chefs +d'accusation, assisté des révérends pères _Mignon_, chanoine; _Barré_, +curé de Saint-Jacques de Chinon; du père Lactance et de tous les +juges appelés à juger icelui magicien; avons préalablement décrété ce +qui suit: _Primo_, la prétendue assemblée de propriétaires nobles, +bourgeois de la ville et des terres environnantes est cassée, comme +tendant à une sédition populaire; ses actes seront déclarés nuls, et +sa prétendue lettre au roi contre nous, juges, interceptée et brûlée en +place publique, comme calomniant les bonnes Ursulines et les révérends +pères et juges. _Secundo_, il sera défendu de dire publiquement ou en +particulier que les susdites religieuses ne sont point possédées du +malin esprit, et de douter du pouvoir des exorcistes, à peine de vingt +mille livres d'amende et de punition corporelle. + +«Les baillis et échevins s'y conformeront. Ce 18 juin de l'an de grâce +1639.» + +A peine eut-il fini cette lecture, qu'un bruit discordant de trompettes +partit avant la dernière syllabe de ces paroles, et couvrit, quoique +imparfaitement, les murmures qui le poursuivaient: il pressa la +marche de la procession, qui entra dans le grand bâtiment qui tenait +à l'église, ancien couvent dont les étages étaient tous tombés en +ruine, et qui ne formait plus qu'une seule et immense salle propre à +l'usage qu'on en voulait faire. Laubardemont ne se crut en sûreté que +lorsqu'il y fut entré, et qu'il entendit les lourdes et doubles portes +se refermer en criant sur la foule qui hurlait encore. + + + + +CHAPITRE III + +LE BON PRÊTRE + + L'homme de paix me parla ainsi. + + VICAIRE SAVOYARD. + + +A présent que la procession diabolique est entrée dans la salle de +son spectacle, et tandis qu'elle arrange sa sanglante représentation, +voyons ce qu'avait fait Cinq-Mars au milieu des spectateurs en émoi. +Il était naturellement doué de beaucoup de tact, et sentit qu'il ne +parviendrait pas facilement à son but de trouver l'abbé Quillet dans +un moment où la fermentation des esprits était à son comble. Il resta +donc à cheval avec ses quatre domestiques dans une petite rue fort +obscure qui donnait dans la grande, et d'où il put voir facilement tout +ce qui s'était passé. Personne ne fit d'abord attention à lui; mais, +lorsque la curiosité publique n'eut pas d'autre aliment, il devint le +but de tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants le +voyaient avec assez de mécontentement, et se demandaient à demi-voix si +c'était encore un exorciseur qui leur arrivait; quelques paysans même +commençaient à trouver qu'il embarrassait la rue avec ses cinq chevaux. +Il sentit qu'il était temps de prendre son parti, et, choisissant sans +hésiter les gens les mieux mis, comme ferait chacun à sa place, il +s'avança avec sa suite le chapeau à la main vers le groupe noir dont +nous avons parlé, et, s'adressant au personnage qui lui parut le plus +distingué: + +--Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir M. l'abbé Quillet? + +A ce nom, tout le monde le regarda avec un air d'effroi, comme s'il eût +prononcé celui de Lucifer. Cependant personne n'en eut l'air offensé; +il semblait, au contraire, que cette demande fît naître sur lui une +opinion favorable dans les esprits. Du reste le hasard l'avait bien +servi dans son choix. Le comte du Lude s'approcha de son cheval en le +saluant: + +--Mettez pied à terre, monsieur, lui dit-il, et je vous pourrai donner +sur son compte d'utiles renseignements. + +Après avoir parlé fort bas, tous deux se quittèrent avec la +cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Mars remonta sur son cheval noir, +et, passant dans plusieurs petites rues, fut bientôt hors de la foule +avec sa suite. + +--Que je suis heureux! disait-il chemin faisant: je vais voir du moins +un instant ce bon et doux abbé qui m'a élevé; je me rappelle encore ses +traits, son air calme et sa voix pleine de bonté. + +Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, il se trouva dans une +petite rue noire qu'on lui avait indiquée; elle était si étroite, que +les genouillères de ses bottes touchaient aux deux murs. Il trouva au +bout une maison de bois à un seul étage, et, dans son empressement, +frappa à coups redoublés. + +--Qui va là? cria une voix furieuse. + +Et presque aussitôt la porte s'ouvrant laissa voir un petit homme gros, +court et tout rouge, portant une calotte noire, une immense fraise +blanche, des bottes à l'écuyère qui engloutissaient ses petites jambes +dans leurs énormes tuyaux, et deux pistolets d'arçon à sa main. + +--Je vendrai chèrement ma vie! cria-t-il, et... + +--Doucement, l'abbé, doucement, lui dit son élève en lui prenant le +bras: ce sont vos amis. + +--Ah! mon pauvre enfant, c'est vous! dit le bonhomme, laissant tomber +ses pistolets, que ramassa avec précaution un domestique armé aussi +jusqu'aux dents. Eh? que venez vous faire ici? L'abomination y est +venue, et j'attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vous +et vos gens; je vous ai pris pour les archers de Laubardemont et, ma +foi, j'allais sortir un peu de mon caractère. Vous voyez ces chevaux; +je vais en Italie rejoindre notre ami le duc de Bouillon. Jean, Jean, +fermez vite la grande porte par dessus ces braves domestiques et +recommandez leur de ne pas faire trop de bruit, quoiqu'il n'y ait pas +d'habitation près de celle-ci. + +Grandchamp obéit à l'intrépide petit abbé, qui embrassa quatre fois +Cinq-Mars en s'élevant sur la pointe de ses bottes pour atteindre +le milieu de sa poitrine. Il le conduisit bien vite dans une étroite +chambre, qui semblait un grenier abandonné, et, s'asseyant avec lui sur +une malle de cuir noir, il lui dit avec chaleur: + +--Eh! mon enfant, où allez-vous? A quoi pense madame la maréchale de +vous laisser venir ici? Ne voyez-vous pas bien tout ce qui se fait +contre un malheureux qu'il faut perdre? Ah! bon Dieu! était-ce là le +premier spectacle que mon cher élève devait avoir sous les yeux? Ah! +ciel! quand vous voilà à cet âge charmant où l'amitié, les tendres +affections, la douce confiance, devaient vous entourer, quand tout +devait vous donner une bonne opinion de votre espèce, à votre entrée +dans le monde! quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu? + +Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrant affectueusement les deux +mains du jeune voyageur dans ses mains rouges et ridées, son élève eut +enfin le temps de lui dire: + +--Mais ne devinez-vous pas, mon cher abbé, que c'est parce que vous +étiez à Loudun que je suis venu? Quant à ces spectacles dont vous +parlez, ils ne m'ont paru que ridicules, et je vous jure que je n'en +aime pas moins l'espèce humaine, dont vos vertus et vos leçons m'ont +donné une excellente idée; et parce que cinq ou six folles... + +--Ne perdons pas de temps; je vous dirai cette folie, je vous +l'expliquerai. Mais répondez, où allez-vous? que faites-vous? + +--Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc doit me présenter au roi. + +Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant ou plutôt +courant de long en large dans la chambre en frappant du pied: + +--Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il en étouffant, devenant tout +rouge et les larmes dans les yeux, pauvre enfant! ils vont le perdre! +Ah! mon Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là! que lui +veulent-ils? Ah! qui vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux? +dit-il en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève dans +les siennes avec une sollicitude paternelle, et cherchant à lire dans +ses regards. + +--Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant au plafond; je pense +que ce sera le cardinal de Richelieu, qui était l'ami de mon père. + +--Ah! mon cher Henri, vous me faites trembler, mon enfant; il vous +perdra si vous n'êtes pas son instrument docile. Ah! que ne puis-je +aller avec vous! Pourquoi faut-il que j'aie montré une tête de vingt +ans dans cette malheureuse affaire?... Hélas! non, je vous serais +dangereux; au contraire, il faut que je me cache. Mais vous aurez M. +de Thou près de vous, mon fils, n'est-ce pas? dit-il en cherchant +à se calmer; c'est votre ami d'enfance, un peu plus âgé que vous; +écoutez-le, mon enfant; c'est un sage jeune homme: il a réfléchi, il a +des idées à lui. + +--Oh! oui, mon cher abbé, comptez sur mon tendre attachement pour lui; +je n'ai pas cessé de l'aimer... + +--Mais vous avez sûrement cessé de lui écrire, n'est-ce pas? reprit en +souriant un peu le bon abbé. + +--Je vous demande pardon, mon bon abbé; je lui ai écrit une fois, et +hier, pour lui annoncer que le Cardinal m'appelle à la cour. + +--Quoi! lui-même a voulu vous voir! + +Alors Cinq-Mars montra la lettre du Cardinal-duc à sa mère, et peu à +peu son ancien gouverneur se calma et s'adoucit. + +--Allons, allons, disait-il tout bas, allons, ce n'est pas mal, cela +promet: capitaine aux gardes à vingt ans, ce n'est pas mal. + +Et il sourit. + +Et le jeune homme, transporté de voir ce sourire qui s'accordait enfin +avec tous les siens, sauta au cou de l'abbé et l'embrassa comme s'il se +fût emparé de tout un avenir de plaisir, de gloire et d'amour. + +Cependant, se dégageant avec peine de cette chaude embrassade, le bon +abbé reprit sa promenade et ses réflexions. Il toussait souvent et +branlait la tête, et Cinq-Mars, sans oser reprendre la conversation, le +suivait des yeux et devenait triste en le voyant redevenu sérieux. + +Le vieillard se rassit enfin, et commença d'un ton grave le discours +suivant: + +--Mon ami, mon enfant, je me suis livré en père à vos espérances; je +dois pourtant vous dire, et ce n'est point pour vous affliger, qu'elles +me semblent excessives et peu naturelles. Si le Cardinal n'avait +pour but que de témoigner à votre famille de l'attachement et de la +reconnaissance, il n'irait pas si loin dans ses faveurs; mais il est +probable qu'il a jeté les yeux sur vous. D'après ce qu'on lui aura dit, +vous lui semblez propre à jouer tel ou tel rôle impossible à deviner et +dont il aura tracé l'emploi dans le repli le plus profond de sa pensée. +Il veut vous y élever, vous y dresser, passez-moi cette expression +en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement quand le temps en +viendra. Mais n'importe, je crois qu'au point où en sont les choses, +vous feriez bien de suivre cette veine; c'est ainsi que de grandes +fortunes ont commencé; il s'agit seulement de ne point se laisser +aveugler et gouverner. Tâchez que les faveurs ne vous étourdissent +pas, mon pauvre enfant, et que l'élévation ne vous fasse pas tourner +la tête; ne vous effarouchez pas de ce soupçon, c'est arrivé à de plus +vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi qu'à votre mère; voyez M. +de Thou, et nous tâcherons de vous bien conseiller. En attendant, mon +fils, ayez la bonté de fermer cette fenêtre, d'où il me vient du vent +sur la tête, et je vais vous conter ce qui s'est passé ici. + +Henri, espérant que la partie morale du discours était finie, et ne +voyant plus dans la seconde qu'un récit, ferma vite la vieille fenêtre +tapissée de toiles d'araignées, et revint à sa place sans parler. + +--A présent que j'y réfléchis mieux, je pense qu'il ne vous sera +peut-être pas inutile d'avoir passé par ici, quoique ce soit une triste +expérience que vous y deviez trouver; mais elle suppléera à ce que +je ne vous ai pas dit autrefois de la perversité des hommes; j'espère +d'ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que nous +avons écrite au roi aura le temps d'arriver. + +--J'ai entendu dire qu'elle était interceptée, dit Cinq-Mars. + +--C'en est fait alors, dit l'abbé Quillet; le curé est perdu. Mais +écoutez-moi bien. + +A Dieu ne plaise, mon enfant, que ce soit moi, votre ancien +instituteur, qui veuille attaquer mon propre ouvrage et porter atteinte +à votre foi. Conservez-la toujours et partout, cette foi simple dont +votre noble famille vous a donné l'exemple, que nos pères avaient plus +encore que nous-mêmes, et dont les plus grands capitaines de nos temps +ne rougissent pas. En portant votre épée, souvenez-vous qu'elle est +à Dieu. Mais aussi, lorsque vous serez au milieu des hommes, tâchez +de ne pas vous laisser tromper par l'hypocrite; il vous entourera, +vous prendra, mon fils, par le côté vulnérable de votre coeur naïf, +en parlant à votre religion; et, témoin des extravagances de son zèle +affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui, vous croirez que votre +conscience parle contre vous-même; mais ce ne sera pas sa voix que vous +entendrez. Quels cris elle jetterait, combien elle serait plus soulevée +contre vous, si vous aviez contribué à perdre l'innocence en appelant +contre elle le ciel même en faux témoignage! + +--O mon père! est-ce possible? dit Henri d'Effiat en joignant les +mains. + +--Que trop véritable, continua l'abbé; vous en avez vu l'exécution en +partie ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez pas témoin d'horreurs +plus grandes! Mais écoutez bien: quelque chose que vous voyiez se +passer, quelque crime que l'on ose commettre, je vous en conjure, au +nom de votre mère et de tout ce qui vous est cher, ne prononcez pas une +parole, ne faites pas un geste qui manifeste une opinion quelconque +sur cet évènement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenez +du maréchal votre père; modérez-le, ou vous êtes perdu; ces petites +colères de sang procurent peu de satisfaction et attirent de grands +revers; je vous y ai vu trop enclin; si vous saviez combien le calme +donne de supériorité sur les hommes! Les anciens l'avaient empreint +sur le front de la Divinité, comme son plus bel attribut, parce que +l'impassibilité attestait l'être placé au-dessus de nos craintes, de +nos espérances, de nos plaisirs et de nos peines. Restez donc aussi +impassible dans les scènes que vous allez voir, mon cher enfant; mais +voyez-les, il le faut; assistez à ce jugement funeste; pour moi, je +vais subir les conséquences de ma sottise d'écolier. La voici: elle +vous montrera qu'avec une tête chauve on peut être encore enfant comme +sous vos beaux cheveux châtains. + +Ici l'abbé Quillet lui prit la tête dans ses deux mains et continua +ainsi. + +--Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursulines tout comme +un autre, mon cher fils; et sachant qu'ils s'annonçaient pour parler +toutes les langues, j'ai eu l'imprudence de quitter le latin et de +leur faire quelques questions en grec; la supérieure est fort jolie, +mais elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan +a fait tout haut l'observation qu'il était surprenant que le démon, +qui n'ignorait rien, fît des barbarismes et des solécismes, et ne pût +répondre en grec. La jeune supérieure, qui était alors sur son lit de +parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas au père +Barré: _Monsieur! je n'y tiens plus_; je le répétai tout haut, et je +mis en fureur tous les exorcistes: ils s'écrièrent que je devais savoir +qu'il y avait des démons plus ignorants que des paysans, et dirent que +pour leur puissance et leur force physique nous n'en pouvions douter, +puisque les esprits nommés _Grésil des Trônes_, _Aman des puissances_ +et _Asmodée_ avaient promis d'enlever la calotte de M. de Laubardemont. +Ils s'y préparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant +et probe, mais assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit +attaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté, de manière +à retomber, sans être vu, fort près du maître des requêtes; cette fois +on l'appela huguenot, et je crois que, si le maréchal de Brézé n'était +son protecteur, il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé +alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exorcistes d'agir +devant lui. Le père Lactance, ce capucin dont la figure est si noire et +le regard si dur, s'est chargé de la soeur Agnès et de la soeur Claire; +il a élevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderait +deux colombes, et a crié d'une voix terrible: _Quis te misit, Diabole?_ +et les deux filles ont dit parfaitement ensemble: _Urbanus_. Il allait +continuer, quand M. du Lude, tirant d'un air de componction une petite +boîte d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses ancêtres, +et que, ne doutant pas de la possession, il voulait l'éprouver. Le père +Lactance, ravi, s'est saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché +le front des deux filles, qu'elles ont fait des sauts prodigieux, se +tordant les pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes, Barré +se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et les +juges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans être +foudroyé!) le signe de la croix. + +Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les religieuses sont restées +paisibles:--_Je ne crains pas_, a dit fièrement Lactance, _que vous +doutiez de la vérité de vos reliques!_ + +--_Pas plus que de celle de la possession_, a répondu M. du Lude en +ouvrant sa boîte. + +Elle était vide. + +--Messieurs, vous vous moquez de nous, a dit Lactance. + +J'étais indigné de ces momeries et lui dis: + +--Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu et des hommes. C'est +pour cela que vous me voyez, mon cher ami, des bottes de sept lieues +si lourdes et si grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs +pistolets; car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de corps, et +je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux qu'il est. + +--Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puissant? + +--Plus qu'on ne le croit et qu'on ne le peut croire; je sais que +l'abbesse possédée est sa nièce, et qu'il est muni d'un arrêt du +conseil qui lui ordonne de juger, sans s'arrêter à tous les appels +interjetés au parlement, à qui le Cardinal interdit connaissance de la +cause d'Urbain Grandier. + +--Et enfin quels sont ses torts? dit le jeune homme, déjà puissamment +intéressé. + +--Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une volonté inflexible +qui a irrité la puissance contre lui, et une passion profonde qui a +entraîné son coeur et lui a fait commettre le seul péché mortel que +je croie pouvoir lui être reproché; mais ce n'a été qu'en violant +le secret de ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre, +sa mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour la belle +Madeleine de Brou; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier et +voulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle +d'aujourd'hui! L'éloquence de Grandier et sa beauté angélique ont +souvent exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre parler; +j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons; d'autres s'écrier que c'était +un ange, toucher ses vêtements et baiser ses mains lorsqu'il descendait +de la chaire. Il est certain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait +la sublimité de ses discours, toujours inspirés: le miel pur des +Évangiles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des +prophéties, et l'on sentait au son de sa voix un coeur tout plein d'une +sainte pitié pour les maux de l'homme, et tout gonflé de larmes prêtes +à couler sur nous. + +Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait des pleurs dans +la voix et dans les yeux; sa figure ronde et naturellement gaie était +plus touchante qu'une autre dans cet état, car la tristesse semblait ne +pouvoir l'atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main +sans rien dire, de crainte de l'interrompre. L'abbé tira un mouchoir +rouge, s'essuya les yeux, se moucha et reprit: + +--Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Urbain est la seconde; +il avait déjà été accusé d'avoir ensorcelé les religieuses et examiné +par de saints prélats, par des magistrats éclairés, par des médecins +instruits, qui l'avaient absous, et qui, tout indignés, avaient imposé +silence à ces démons de fabrique humaine. Le bon et pieux archevêque +de Bordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de ces +prétendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire +leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de voir +Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il fut se jeter à ses +pieds à Paris, ils ont compris que, s'il triomphait, ils étaient perdus +et regardés comme des imposteurs; déjà le couvent des Ursulines ne +semblait plus être qu'un théâtre d'indignes comédies; les religieuses, +des actrices déhontées; plus de cent personnes acharnées contre le curé +s'étaient compromises dans l'espoir de le perdre: leur conjuration, +loin de se dissoudre, a repris des forces par son premier échec: voici +les moyens que ses ennemis implacables ont mis en usage. + +Connaissez-vous un homme appelé l'Eminence grise, ce capucin redouté +que le Cardinal emploie à tout, consulte souvent et méprise toujours? +c'est à lui que les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de +ce pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire +à la reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l'attacha +à son service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle du +Cardinal, vous savez qu'Anne d'Autriche et M. de Richelieu se sont +quelque temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux soleils, +la France ne savait jamais lequel se lèverait le lendemain. Dans un +moment d'éclipse du Cardinal, une satire parut, sortie du système +planétaire de la Reine; elle avait pour titre la _Cordonnière de la +Reine mère_; elle était bassement écrite et conçue, mais renfermait des +choses si injurieuses sur la naissance et la personne du Cardinal, que +les ennemis de ce ministre s'en emparèrent et lui donnèrent une vogue +qui l'irrita. On y révélait beaucoup d'intrigues et de mystères qu'il +croyait impénétrables; il lut cet ouvrage anonyme et voulut en savoir +l'auteur. Ce fut dans ce temps même que les capucins de cette petite +ville écrivirent au père Joseph qu'une correspondance continuelle +entre Grandier et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu'il ne fût +l'auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précédemment des +livres religieux de prières et de méditations dont le style seul devait +l'absoudre d'avoir mis la main à un libelle écrit dans le langage des +halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu +voir que lui de coupable: on lui a rappelé que lorsqu'il n'était encore +que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le prit même avant +lui: je suis bien trompé si ce pas ne met son pied dans la tombe... + +Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du bon abbé. + +--Quoi! vous croyez que cela ira jusqu'à la mort? + +--Oui, mon enfant, oui, jusqu'à la mort; déjà on a enlevé toutes +les pièces et les sentences d'absolution qui pouvaient lui servir de +défense, malgré l'opposition de sa pauvre mère, qui les conservait +comme la permission de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de +regarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses +papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable sans +doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque pur qu'il puisse être, est +une faute énorme dans l'homme qui est consacré à Dieu seul; mais ce +pauvre prêtre était loin de vouloir encourager l'hérésie, et c'était, +dit-on, pour apaiser les remords de mademoiselle de Brou qu'il l'avait +composé. On a si bien vu que ces fautes véritables ne suffisaient pas +pour le faire mourir, qu'on a réveillé l'accusation de sorcellerie +assoupie depuis longtemps, et que, feignant d'y croire, le Cardinal a +établi dans cette ville un tribunal nouveau, et enfin mis à sa tête +Laubardemont; c'est un signe de mort. Ah! fasse le ciel que vous ne +connaissiez jamais ce que la corruption des gouvernements appelle +_coups d'État_. + +En ce moment un cri horrible retentit au-delà d'un petit mur de la +cour; l'abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit autant. + +--C'est un cri de femme, dit le vieillard. + +--Qu'il est déchirant! dit le jeune homme. Qu'est-ce? cria-t-il à ses +gens qui étaient tous sortis dans la cour. + +Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien. + +--C'est bon, c'est bon! cria l'abbé, ne faites plus de bruit. + +Il referma la fenêtre et mit ses deux mains sur ses yeux. + +--Ah! quel cri! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle), quel cri! +il m'a percé le coeur; c'est quelque malheur; Ah! mon Dieu! il m'a +troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il que je l'aie +entendu quand je vous parlais de votre destinée! Mon cher enfant, que +Dieu vous bénisse. Mettez-vous à genoux. + +Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un baiser sur ses +cheveux que le vieillard l'avait béni et le relevait en disant: + +--Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pourrait vous trouver avec +moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux ici; enveloppez-vous +dans un manteau et partez. J'ai beaucoup à écrire avant l'heure où +l'obscurité me permettra de prendre la route d'Italie. + +Ils s'embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, et +Henri s'éloigna. L'abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre, +lui cria:--Soyez bien sage, quelque chose qu'il arrive; et lui envoya +encore une fois sa bénédiction en disant:--Pauvre enfant! + + + + +CHAPITRE IV + +LE PROCÈS + + Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei + Esser temuta da ciascun che legge + Cio, che fu manifesto agli occhi miei. + + DANTE. + + O vengeance de Dieu, combien tu dois être redoutable à quiconque va + lire ceci, qui se manifesta sous mes yeux! + + +Malgré l'usage des séances secrètes, alors mis en vigueur par +Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient voulu que la salle fût +ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s'en repentir. Mais d'abord +ils crurent en avoir assez imposé à la multitude par leurs jongleries, +qui durèrent près de six mois; ils étaient tous intéressés à la +perte d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du pays +sanctionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu'ils préparaient et +qu'ils avaient ordre de porter, comme l'avait dit le bon abbé à son +élève. + +Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que le Cardinal +envoyait toujours quand sa vengeance voulait un agent sûr et prompt, +et, en cette occasion, il justifia le choix qu'on avait fait de +sa personne. Il ne fit qu'une faute, celle de permettre la séance +publique, contre l'usage; il avait l'intention d'intimider et +d'effrayer; il effraya, mais fit horreur. + +La foule que nous avons laissée à la porte y était restée deux heures, +pendant qu'un bruit sourd de marteaux annonçait que l'on achevait +dans l'intérieur de la grande salle des préparatifs inconnus et faits +à la hâte. Des archers firent tourner péniblement sur leurs gonds +les lourdes portes de la rue, et le peuple avide s'y précipita. Le +jeune Cinq-Mars fut jeté dans l'intérieur avec le second flot, et, +placé derrière un pilier fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour +voir sans être vu. Il remarqua avec déplaisir que le groupe noir des +bourgeois était près de lui; mais les grandes portes, en se refermant, +laissèrent toute la partie du local où était le peuple dans une telle +obscurité, qu'on n'eût pu le reconnaître. Quoique l'on ne fût qu'au +milieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaient +presque tous placés à l'extrémité, où s'élevait l'estrade des juges, +rangés derrière une table fort longue; les fauteuils, les tables, les +degrés, tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures de +livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé sur la gauche, +et sur le crêpe qui le couvrait on avait brodé en relief des flammes +d'or, pour figurer la cause de l'accusation. Le prévenu y était assis, +entouré d'archers, et toujours les mains attachées par des chaînes que +deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affectant de s'écarter +au plus léger de ses mouvements, comme s'ils eussent tenu en laisse +un tigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs +vêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pût voir sa +figure. + +Le visage impassible de M. de Laubardemont paraissait dominer les +juges de son choix; plus grand qu'eux presque de toute la tête, il +était placé sur un siège plus élevé que les leurs; chacun de ses +regards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu +d'une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses +cheveux; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il faisait +passer aux juges et circuler dans leurs mains. Des accusateurs, tous +ecclésiastiques, siégeaient à droite des juges: ils étaient revêtus +d'aubes et d'étoles; on distinguait le père Lactance à la simplicité +de son habit de capucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. +Dans une tribune était l'évêque de Poitiers; d'autres tribunes étaient +pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une foule ignoble de +femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait derrière six jeunes +religieuses des Ursulines dégoûtées de les approcher: c'étaient les +témoins. + +Le reste de la salle était plein d'une foule immense, sombre, +silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes, aux poutres, et +pleine d'une terreur qui en donnait aux juges, car cette stupeur venait +de l'intérêt du peuple pour l'accusé. Des archers nombreux, armés de +longues piques, encadraient ce lugubre tableau d'une manière digne de +ce farouche aspect de la multitude. + +Au geste du président on fit retirer les témoins, auxquels un huissier +ouvrit une porte étroite. On remarqua la supérieure des Ursulines, +qui, en passant devant M. de Laubardemont, s'avança, et dit assez +haut:--Vous m'avez trompée, monsieur. Il demeura impassible: elle +sortit. + +Un silence profond régnait dans l'assemblée. + +Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un des juges, +nommé Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, lut une espèce de mise en +accusation d'une voix très basse et si enrouée, qu'il était impossible +d'en saisir aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce +qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. Il divisa les +preuves du procès en deux sortes: les unes résultant des dépositions +de soixante-douze témoins; les autres, et les plus certaines, des +exorcismes des révérends pères ici présents, s'écria-t-il en faisant le +signe de la croix. + +Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent profondément +en répétant aussi ce signe sacré.--Oui, messeigneurs, dit-il en +s'adressant aux juges, on a reconnu et déposé devant vous ce bouquet +de roses blanches et ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du +pacte qu'il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de porter sur +lui pour conserver sa puissance. On lit encore avec horreur ces paroles +écrites au bas du parchemin: _La minute est aux enfers, dans le cabinet +de Lucifer_. + +Un éclat de rire qui semblait sortir d'une poitrine forte s'entendit +dans la foule. Le président rougit, et fit signe à des archers, qui +essayèrent en vain de trouver le perturbateur. Le rapporteur continua: + +--Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms par la bouche de +leurs victimes. Ces noms et leurs faits sont déposés sur cette table: +ils s'appellent Astaroth, de l'ordre des Séraphins; Easas, Celsus, +Acaos, Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, +Uriel et Achas, des Principautés, etc.; car le nombre en était infini. +Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin? + +Un long murmure sortit de l'assemblée; on imposa silence, quelques +hallebardes s'avancèrent, tout se tut. + +--Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable supérieure des +Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans +la poussière; les autres soeurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la +modestie de leur sexe par des gestes passionnés ou des rires immodérés. +Lorsque des impies ont voulu douter de la présence des démons, et +que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée, parce qu'ils +refusaient de s'expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en +arabe, les révérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer +que, la malice des mauvais esprits étant extrême, il n'était pas +surprenant qu'ils eussent feint cette ignorance pour être moins pressés +de questions; qu'ils avaient même fait, dans leurs réponses, quelques +barbarismes, solécismes et autres fautes, pour qu'on les méprisât, et +que par dédain les saints docteurs les laissassent en repos; et que +leur haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs tours +miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au plancher pour faire +accuser de supercherie des personnages aussi révérés, tandis qu'il a +été affirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais il +n'y eut de corde en cet endroit. + +Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi miraculeusement +par ses saints interprètes, une autre lumière nous est venue tout +à l'heure: à l'instant même où les juges étaient plongés dans leurs +profondes méditations, un grand cri a été entendu près de la salle du +conseil; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons trouvé +le corps d'une jeune demoiselle d'une haute naissance; elle venait +de rendre le dernier soupir dans la voie publique, entre les mains du +révérend père Mignon, chanoine; et nous avons su de ce même père, ici +présent, et de plusieurs autres personnages graves, que, soupçonnant +cette demoiselle d'être possédée, à cause du bruit qui s'était répandu +dès longtemps de l'admiration d'Urbain Grandier pour elle, il eut +l'heureuse idée de l'éprouver, et lui dit tout à coup en l'abordant: +_Grandier vient d'être mis à mort_; sur quoi elle ne poussa qu'un seul +grand cri, et tomba morte, privée par le démon du temps nécessaire pour +les secours de notre sainte mère l'Église catholique. + +Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le mot d'_assassin_ +fut prononcé; les huissiers imposèrent silence à haute voix; mais le +rapporteur le rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité +générale triompha. + +--Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cherchant à s'affermir +par des exclamations, on a trouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main +d'Urbain Grandier. + +Et il tira de ses papiers un livre couvert en parchemin. + +--Ciel! s'écria Urbain de son banc. + +--Prenez garde! s'écrièrent les juges aux archers qui l'entouraient. + +--Le démon va sans doute se manifester, dit le père Lactance d'une voix +sinistre; resserrez ses liens. + +On obéit. + +Le lieutenant criminel continua:--Elle se nommait Madeleine de Brou, +âgée de dix-neuf ans. + +--Ciel! ô ciel! c'en est trop! s'écria l'accusé, tombant évanoui sur le +parquet. + +L'assemblée s'émut en sens divers; il y eut un moment de tumulte.--Le +malheureux! il l'aimait, disaient quelques-uns. Une demoiselle si +bonne! disaient les femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de +l'eau froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha sur la +banquette. Le rapporteur continua: + +--Il nous est enjoint de lire le début de ce livre à la cour. Et il lut +ce qui suit: + +«C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos +ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée +de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu'elles y +retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que +je t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par toi, et +retourne à toi seule. + +«Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce +que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils? et les âmes des +bienheureux, que leur est-il promis? Sommes-nous moins purs que les +anges? nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la +mort? O Madeleine! qu'y a-t-il en nous dont le regard du Seigneur +s'indigne? Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que, le front +prosterné dans la poussière devant ses autels, nous demandons une mort +prochaine qui nous vienne saisir durant la jeunesse et l'amour? Est-ce +au temps où, rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous +cherchons une double tombe, souriant à notre mort et pleurant sur +notre vie? Serait-ce lorsque tu viens t'agenouiller devant moi-même au +tribunal de la pénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne +peux rien trouver de mal à me révéler, tant j'ai soutenu ton âme dans +les régions pures du ciel? Qui pourrait donc offenser notre Créateur? +Peut-être, oui, peut-être seulement, je le crois, quelque esprit du +ciel aurait pu m'envier ma félicité, lorsqu'au jour de Pâques je te +vis prosternée devant moi, épurée par de longues austérités du peu +de souillure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que tu +étais belle! ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et ma main +tremblante l'apporta sur tes lèvres pures que jamais lèvre humaine +n'osa effleurer. Etre angélique, j'étais seul à partager les secrets +du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme; je +t'unissais à ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein. +Hymen ineffable dont l'Eternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seul +permis entre la Vierge et le Pasteur; la seule volupté de chacun de +nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de +respirer ensemble les parfums du ciel, de prêter déjà l'oreille à ses +concerts, et d'être sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul et à nous +étaient dignes de l'adorer ensemble. + +«Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma soeur? Ne crois-tu pas que +j'aie rendu un culte trop grand à ta vertu? Crains-tu qu'une si pure +admiration ne m'ait détourné de celle du Seigneur?...» + +Houmain en était là quand la porte par laquelle étaient sortis les +témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, se parlèrent à +l'oreille. Laubardemont, incertain, fit signe aux pères pour savoir +si c'était quelque scène exécutée par leur ordre; mais, étant placés +à quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui +faire entendre que ce n'était point eux qui avaient préparé cette +interruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés, +l'on vit, à la grande stupéfaction de l'assemblée, trois femmes en +chemise, pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s'avançant +jusqu'au milieu de l'estrade. C'était la supérieure, suivie des soeurs +Agnès et Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure était fort pâle, +mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis: elle se mit à +genoux; ses compagnes l'imitèrent; tout fut si troublé que personne ne +songea à l'arrêter, et d'une voix claire et ferme, elle prononça ces +mots, qui retentirent dans tous les coins de la salle: + +--Au nom de la très sainte Trinité, moi Jeanne de Belfiel, fille du +baron de Cose; moi, supérieure indigne du couvent des Ursulines de +Loudun, je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis +en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma possession était fausse, mes +paroles suggérées, le remords m'accable... + +--Bravo! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frappant des +mains. Les juges se levèrent; les archers, incertains, regardèrent le +président: il frémit de tout son corps, mais resta immobile. + +--Que chacun se taise! dit-il d'une voix aigre; archers, faites votre +devoir. + +Cet homme se sentait soutenu par une main si puissante, que rien ne +l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui était jamais venue. + +--Mes pères, que pensez-vous? dit-il en faisant signe aux moines. + +--Que le démon veut sauver son ami... _Obmutesce, Satanas!_ s'écria le +père Lactance d'une voix terrible, ayant l'air d'exorciser encore la +supérieure. + +Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus prompt que de +ce seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, elle se leva dans +toute sa beauté de vingt ans, que sa nudité terrible augmentait encore; +on eût dit une âme échappée de l'enfer apparaissant à son séducteur; +elle promena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa les siens; +elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dont les talons firent +retentir fortement l'échafaudage; son cierge semblait, dans sa main, le +glaive de l'ange. + +--Taisez-vous! imposteur! dit-elle avec énergie; le démon, qui m'a +possédée, c'est vous: vous m'avez trompée, il ne devait pas être jugé; +d'aujourd'hui seulement je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entrevois +sa mort; je parlerai. + +--Femme, le démon vous égare! + +--Dites que le repentir m'éclaire: filles aussi malheureuses que moi, +levez-vous: n'est-il pas innocent? + +--Nous le jurons! dirent encore à genoux les deux jeunes soeurs laies +en fondant en larmes, parce qu'elles n'étaient pas animées par une +résolution aussi forte que celle de la supérieure. Agnès même eut à +peine dit ce mot que se tournant du côté du peuple:--Secourez-moi, +s'écria-t-elle; ils me puniront, ils me feront mourir! Et, traînant sa +compagne, elle se jeta dans la foule, qui les accueillit avec amour; +mille voix leur jurèrent protection, des imprécations s'élevèrent, les +hommes agitèrent leurs bâtons contre terre; on n'osa pas empêcher le +peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à la rue. + +Pendant cette nouvelle scène, les juges interdits chuchotaient, +Laubardemont regardait les archers et leur indiquait les points où leur +surveillance devait se porter; souvent il montra du doigt le groupe +noir. Les accusateurs regardèrent à la tribune de l'évêque de Poitiers, +mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure apathique. +C'était un de ces vieillards dont la mort s'empare dix ans avant que +le mouvement cesse tout à fait en eux; sa vue semblait voilée par un +demi sommeil; sa bouche béante ruminait quelques paroles vagues et +habituelles de piété qui n'avaient aucun sens; il lui était resté assez +d'intelligence pour distinguer le plus fort parmi les hommes et lui +obéir, ne songeant même pas un moment à quel prix. Il avait donc signé +la sentence des docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses +possédées, sans en tirer seulement la conséquence de la mort d'Urbain; +le reste lui semblait une des cérémonies plus ou moins longues +auxquelles il ne prêtait aucune attention, accoutumé qu'il était à les +voir et à vivre au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et +un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cette +occasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble et nul. + +Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour se remettre de sa +vive attaque, se tourna vers le président et dit: + +--Voici une preuve bien claire que le ciel nous envoie sur la +possession, car jamais madame la supérieure n'avait oublié la modestie +et la sévérité de son ordre. + +--Que tout l'univers n'est-il ici pour me voir! dit Jeanne de Belfiel, +toujours aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée sur la terre, et +le ciel me repoussera, car j'ai été votre complice. + +La sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Cependant, essayant +de se remettre:--Quel conte absurde! et qui vous y força donc, ma +soeur? + +La voix de la jeune fille devint sépulcrale; elle en réunit toutes +les forces, appuya la main sur son coeur, comme si elle eût voulu +l'arracher, et, regardant Urbain Grandier, elle répondit:--L'amour! + +L'assemblée frémit; Urbain, qui, depuis son évanouissement, était resté +la tête baissée et comme mort, leva lentement ses yeux sur elle et +revint entièrement à la vie pour subir une douleur nouvelle. La jeune +pénitente continua: + +--Oui, l'amour qu'il a repoussé, qu'il n'a jamais connu tout entier, +que j'avais respiré dans ses discours, que mes yeux avaient puisé dans +ses regards célestes, que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est +pur comme l'ange, mais bon comme l'homme qui a aimé; je ne le savais +pas qu'il eût aimé! C'est vous, dit-elle alors plus vivement, montrant +Lactance, Barré et Mignon, et quittant l'accent de la passion pour +celui de l'indignation, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous +qui ce matin m'avez trop cruellement vengée en tuant ma rivale par +un mot! Hélas! je ne voulais que les séparer. C'était un crime; mais +je suis Italienne par ma mère; je brûlais, j'étais jalouse; vous me +permettiez de voir Urbain, de l'avoir pour ami et de le voir tous les +jours... + +Elle se tut; puis, criant:--Peuple, il est innocent! Martyr, +pardonne-moi! j'embrasse tes pieds! Elle tomba aux pieds d'Urbain, et +versa enfin des torrents de larmes. + +Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui donnant sa +bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible: + +--Allez, ma soeur, je vous pardonne au nom de Celui que je verrai +bientôt; je vous l'avais dit autrefois, et vous le voyez à présent, les +passions font bien du mal quand on ne cherche pas à les tourner vers le +ciel! + +La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de +Laubardemont:--Malheureux! dit-il, tu prononces les paroles de +l'Église. + +--Je n'ai pas quitté son sein, dit Urbain. + +--Qu'on emporte cette fille! dit le président. + +Quand les archers voulurent obéir, ils s'aperçurent qu'elle avait serré +avec tant de force la corde suspendue à son cou, qu'elle était rouge et +presque sans vie. L'effroi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée, +plusieurs furent emportées évanouies; mais la salle n'en fut pas moins +pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaient +dans l'intérieur. + +Les juges épouvantés se levèrent, et le président essaya de faire +vider la salle; mais le peuple se couvrant, demeura dans une effrayante +immobilité; les archers n'étaient plus assez nombreux, il fallut céder, +et Laubardemont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se +retirer pour une demi-heure. Il leva la séance; le public, sombre, +demeura debout. + + + + +CHAPITRE V + +LE MARTYRE + + La torture interroge et la douleur répond. + + _Les Templiers._ + + +L'intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses +interruptions, tout avait tenu l'esprit public si attentif, que nulle +conversation particulière n'avait pu s'engager. Quelques cris avaient +été jetés, mais simultanément, mais sans qu'aucun spectateur se doutât +des impressions de son voisin, ou cherchât même à les deviner ou à +communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut abandonné +à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On +distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit +général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d'un +orchestre. + +Il y avait encore à cette époque assez de simplicité primitive dans +les gens du peuple pour qu'ils fussent persuadés par les mystérieuses +fables des agents qui les travaillaient, au point de n'oser porter un +jugement d'après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la +rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un +certain air de mystère et d'importance qui sont ordinairement le cachet +de la sottise craintive:--On ne sait qu'en penser, monsieur!--Vraiment, +madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!--Nous vivons +dans un temps bien singulier!--Je me serais bien douté d'une partie de +tout ceci; mais, ma foi, je n'aurais pas prononcé, et je ne le ferais +pas encore!--Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne +servent qu'à montrer qu'elle est au premier qui la saisira fortement. +Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait +d'autres choses:--Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser +l'audace jusqu'à brûler notre lettre au Roi! Si le roi le savait!--Les +barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé! +le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces +archers?--Non, non, non. C'étaient les trompettes et les dessus de ce +bruyant orchestre. + +On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par +déchirer en mille pièces un cahier de papier; ensuite, élevant la +voix: Oui, s'écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que +j'avais préparé en faveur de l'accusé; on a supprimé les débats: il +ne m'est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu'à vous, +peuple, et je m'en applaudis; vous avez vu ces juges infâmes: lequel +peut encore entendre la vérité? lequel est digne d'écouter l'homme de +bien? lequel osera soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent +tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable; elle +ronge leur coeur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire, +où ils dévorent sans doute leur victime; ils tremblent parce qu'ils +ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu'allais-je faire? +j'allais parler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût égalé celle +de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son +innocence? Le ciel s'est armé pour lui en les appelant au repentir et +au dévoûment, le ciel achèvera son ouvrage. + +--_Vade retrò, Satanas!_ prononcèrent des voix entendues par une +fenêtre assez élevée. + +Fournier s'interrompit un moment: + +--Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin. +Je suis bien trompé, ou ces instruments d'un pouvoir infernal préparent +par ce chant quelque nouveau maléfice. + +--Mais, s'écrièrent tous ceux qui l'entouraient, guidez-nous: que +ferons-nous? qu'ont-ils fait de lui? + +--Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune +avocat; l'inertie d'un peuple est toute-puissante, c'est là sa sagesse, +c'est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler. + +--Ils n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude. + +--Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui +n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu. + +--Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux +en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant +et comptant les archers. Ils se moquaient même de leur habit, et +commençaient à les montrer au doigt. + +Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s'était placé +d'abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux +tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce que l'on disait, +et remplissait son coeur de fiel et d'amertume; de violents désirs +de meurtre et de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le +saisissaient malgré lui; c'est la première impression que produise le +mal sur l'âme d'un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la +colère; plus tard c'est l'indifférence et le mépris; plus tard encore, +une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais +c'est lorsque, des deux éléments de l'homme, la boue l'emporte sur +l'âme. + +Cependant, à droite de la salle, et près de l'estrade élevée pour les +juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant +d'environ huit ans, qui s'était avisé de monter sur une corniche, à +l'aide des bras de sa soeur Martine que nous avons vue plaisantée à +toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n'ayant +plus rien à voir après la sortie du tribunal, s'était élevé, à l'aide +des pieds et des mains, jusqu'à une petite lucarne qui laissait passer +une lumière très faible, et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles +ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi +les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachées aux +barreaux d'une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien +loin et cria: + +--Oh! ma soeur, ma soeur, donne-moi la main pour descendre! + +--Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine. + +--Oh! je n'ose pas le dire; mais je veux descendre. Et il se mit à +pleurer. + +--Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n'aie pas +peur, et dis-nous bien ce que tu vois. + +--Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux grandes planches qui +lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches. + +--Ah! c'est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon +ami, que vois-tu encore? + +L'enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et, +retirant sa tête, il reprit: + +--Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui +à le regarder, et que leurs grandes robes m'empêchent de voir. Il y a +aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas. + +La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et +chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si +la vie de tout le monde en eût dépendu. + +--Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois +entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les +clous... Ah! mon Dieu! ma soeur, comme ils ont l'air fâché contre lui, +parce qu'il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux +descendre. + +Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit plus que +des visages mâles qui le regardaient avec une avidité triste et lui +faisaient signe de continuer. Il n'osa pas descendre, et se remit à la +fenêtre en tremblant. + +--Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes +d'autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Oh! comme il est +pâle! il a l'air de prier Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière +comme s'il mourait. Ah! ôtez-moi de là... + +Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de +Cinq-Mars, qui s'étaient approchés pour le soutenir. + +--_Deus stetit in synagoga deorum: in medio autem Deus dijudicat_..., +chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette +petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes +entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la +mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de l'antre d'un +forgeron; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que +l'enclume était le corps d'un homme. + +--Silence! dit Fournier, il parle; les chants et les coups +s'interrompent. + +Une faible voix en effet dit lentement: --O mes pères! adoucissez la +rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et +je chercherais à me donner la mort. + +Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des cris du peuple; +les hommes, furieux, se jettent sur l'estrade et l'emportent d'assaut +sur les archers étonnés et hésitants; la foule sans armes les pousse, +les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans +mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la +chambre de la question, et, les faisant crier sous leur poids, menacent +de les enfoncer; l'injure retentit par mille voix formidables et va +épouvanter les juges. + +--Ils sont partis, ils l'ont emporté! s'écrie un homme. + +Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s'enfuit +de ce lieu détestable et s'écoule rapidement dans les rues. Une +singulière confusion y régnait. + +La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie +tombaient du ciel. L'obscurité était effrayante; les cris des femmes +glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes, +les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, et le +tintement continuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les +coups répétés de l'agonie, les roulements d'un tonnerre lointain, tout +s'unissait pour le désordre. Si l'oreille était étonnée, les yeux ne +l'étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des +rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et +à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule: ils couraient +se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient +quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable +éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion +était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant +par toutes les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché, +le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplie de gardes +à cheval et d'archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en +fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses +étaient auprès. Sur le milieu de la place s'élevait un bûcher composé +de poutres énormes posées les unes sur les autres de manière à former +un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger le recouvrait; un +immense poteau s'élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de +rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de +mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à +cause de la pluie, était à ses pieds. + +A ce spectacle la terreur ramena partout un profond silence; pendant +un instant on n'entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par +torrents, et du tonnerre qui s'approchait. + +Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous +les personnages les plus importants, s'était mis à l'abri de l'orage +sous le péristyle de l'église de Sainte-Croix, élevé sur vingt degrés +de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait +voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide, +et l'eau seule des larges ruisseaux la traversait; mais toutes les +fenêtres des maisons s'éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir +en noir les têtes d'hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons. +Le jeune d'Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil; +élevé dans des sentiments d'honneur, et bien loin de toutes ces +noires pensées que la haine et l'ambition peuvent faire naître dans +le coeur de l'homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être +fait sans quelque motif puissant et secret; l'audace d'une telle +condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait +à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa dans son âme, +la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque l'intérêt que +le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s'il n'était pas +possible que quelque intelligence secrète avec l'enfer eût justement +provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des +religieuses et les récits de son respectable gouverneur s'affaiblirent +dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres +distingués! tant la force en impose à l'homme, malgré la voix de +sa conscience! Le jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas +probable que la torture eût arraché quelque monstrueux aveu à l'accusé, +lorsque l'obscurité dans laquelle était l'église cessa tout à coup; +ses deux grandes portes s'ouvrirent, et à la lueur d'un nombre infini +de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés +de gardes; au milieu d'eux s'avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté +par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambes unies et +entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables +de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne +l'avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu'il +avait remarquée à l'audience: toute couleur, tout embonpoint en avaient +disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme +l'ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne +restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus +deux fois plus grands, et dont il promenait les regards languissants +autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou, et sur +une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à +larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur +de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur +son sein. Il ressemblait à un fantôme, mais à celui d'un martyr. + +Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle de l'église: le +capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche +ardente, et lui dit avec une dureté inflexible:--Fais amende honorable, +et demande pardon à Dieu de ton crime de magie. + +Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel: + +--Au nom du Dieu vivant, je t'ajourne à trois ans, Laubardemont, juge +prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, et j'ai été réduit à verser +mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent: j'en +atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magicien; je n'ai +connu de mystères que ceux de la religion catholique, apostolique et +romaine, dans laquelle je meurs: j'ai beaucoup péché contre moi, mais +jamais contre Dieu et Notre-Seigneur... + +--N'achève pas! s'écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche +avant qu'il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au +démon qui t'a envoyé! + +Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des goupillons +à la main exorcisèrent l'air que le magicien respirait, la terre qu'il +touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant cette cérémonie, le +lieutenant criminel lut à la hâte l'arrêt, que l'on trouve encore dans +les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, _déclarant Urbain +Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice, +possession, ès personnes d'aucunes religieuses ursulines de Loudun, et +autres, séculiers_, etc. + +Le lecteur, ébloui par un éclair, s'arrêta un instant, et, se tournant +du côté de M. de Laubardemont, lui demanda si, vu le temps qu'il +faisait, l'exécution ne pouvait pas être remise au lendemain; celui-ci +répondit: + +--L'arrêt porte exécution dans les vingt-quatre heures: ne craignez +point ce peuple incrédule, il va être convaincu... + +Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d'étrangers +étaient sous le péristyle et s'avancèrent, Cinq-Mars parmi eux. + +--... Le magicien n'a jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse +son image. + +Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents, ayant dans sa +main un énorme crucifix de fer qu'il semblait tenir avec précaution et +respect; il l'approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se +jeta en arrière, et réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras +qui fit tomber la croix des mains du capucin. + +--Vous le voyez, s'écria celui-ci, il a renversé le crucifix! + +Un murmure s'éleva dont le sens était incertain. + +--Profanation! s'écrièrent les prêtres. + +On s'avança vers le bûcher. + +Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé +d'un oeil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant +sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait +fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que +l'attention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta une +main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indignation et de toute +la fureur d'un coeur loyal, il prend le crucifix avec les plis de son +manteau, s'avance vers Laubardemont, et le frappant au front: + +--Scélérat, s'écrie-t-il, porte la marque de ce fer rougi! + +La foule entend ce mot et se précipite. + +--Arrêtez cet insensé! dit en vain l'indigne magistrat. + +Il était saisi lui-même par des mains d'hommes qui criaient:--Justice! +au nom du Roi! + +--Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au bûcher! + +Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et +les archers rentrent dans l'église et se débattent contre des citoyens +furieux; le bourreau, sans avoir le temps d'attacher la victime, se +hâta de la coucher sur le bois et d'y mettre la flamme. Mais la pluie +tombait par torrents, et chaque poutre à peine enflammée, s'éteignait +en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes +excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l'eau qui tombait du ciel. + +Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l'église s'était +étendu tout autour de la place. Le cri de _justice_ se répétait et +circulait avec le récit de ce qui s'était découvert; deux barricades +avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers +étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain +faisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait +de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte, +où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu'elle cachait en se +resserrant. + +--Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne +frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent: Voyez-vous, Dieu +ne veut pas qu'il meure. Le bûcher s'éteint; amis, encore un +effort.--Bien.--Renversez ce cheval.--Poussez, précipitez-vous. + +La garde était rompue et renversée de toutes parts, le peuple se jette +en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n'y brillait plus: tout +avait disparu, même le bourreau. On arrache, on disperse les planches: +l'une d'elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de +cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par +un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de +l'ouvrir; les doigts serraient une petite croix d'ivoire et une image +de sainte Madeleine. + +--Voilà ses restes! dit-elle en pleurant. + +--Dites les reliques du martyr, répondit un homme. + + + + +CHAPITRE VI + +LE SONGE + + Le bien de la fortune est un bien périssable. + Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable; + Plus on est élevé, plus on court de dangers. + Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste.. + + RACAN. + + Les vergers languissants, altérés de chaleurs, + Balancent des rameaux dépourvus de feuillage, + Il semble que l'hiver ne quitte pas les cieux. + + _Maria_, JULES LEFÈVRE. + + +Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son emportement avait +provoquée, s'était senti saisir le bras gauche par une main aussi dure +que le fer, qui, le tirant de la foule jusqu'au bas des degrés, le jeta +derrière le mur de l'église, et lui fit voir la figure noire du vieux +Grandchamp, qui dit d'une voix brusque:--Monsieur, ce n'était rien +que d'attaquer trente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que +nous étions à quelques pas de vous sans que vous l'ayez su, que nous +vous aurions aidé au besoin, et que d'ailleurs vous aviez affaire à des +gens d'honneur; mais ici c'est différent. Voici vos chevaux et vos gens +au bout de la rue: je vous prie de monter à cheval et de sortir de la +ville, ou bien de me renvoyer chez madame la maréchale, parce que je +suis responsable de vos bras et de vos jambes, que vous exposez bien +lestement. + +Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cette manière brusque de rendre +service, ne fut pas fâché de sortir d'affaire ainsi, ayant eu le temps +de réfléchir au désagrément d'être reconnu pour ce qu'il était, après +avoir frappé le chef de l'autorité judiciaire et l'agent du Cardinal +même qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu'il s'était +assemblé autour de lui une foule de gens de la lie du peuple, parmi +lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner +son vieux domestique, et trouva en effet les trois autres serviteurs +qui l'attendaient. Malgré la pluie et le vent, il monta à cheval et fut +bientôt sur la grand'route avec son escorte, ayant pris le galop pour +ne pas être poursuivi. + +A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné par de profondes +ornières que l'eau remplissait entièrement, le força de ralentir le +pas. La pluie continuait à tomber par torrents, et son manteau était +presque traversé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules; +c'était encore son vieux valet de chambre qui l'approchait et lui +donnait ces soins maternels. + +--Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà hors de cette bagarre, +dis-moi donc comment tu t'es trouvé là, dit Cinq-Mars, quand je t'avais +ordonné de rester chez l'abbé.--Parbleu! monsieur, répondit d'un air +grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus +qu'à M. le Maréchal? Quand feu mon maître me disait de rester dans sa +tente et qu'il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il ne se +plaignait pas, parce qu'il avait un cheval de rechange quand le sien +était tué, et il ne me grondait qu'à la réflexion. Il est vrai que +pendant quarante ans que je l'ai servi, je ne lui ai jamais rien vu +faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinze jours que je +suis avec vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si +cela continue, je suis destiné à en voir de belles, à ce qu'il paraît. + +--Mais sais-tu, Grandchamp, que ces coquins avaient fait rougir le +crucifix, et qu'il n'y a pas d'honnête homme qui ne se fût mis en +fureur comme moi? + +--Excepté M. le Maréchal votre père, qui n'aurait point fait ce que +vous faites, monsieur. + +--Et qu'aurait-il donc fait? + +--Il aurait laissé brûler très tranquillement ce curé par les autres +curés, et m'aurait dit: «Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de +l'avoine, et qu'on ne la retire pas;» ou bien: «Grandchamp, prends bien +garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne +mouille l'amorce de mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait à tout +et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C'était son grand +principe; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général, +il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu, +et il n'aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une +petite épée de bal. + +Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et +craignait qu'il ne l'eût suivi plus loin que le bois de Chaumont; +mais il ne voulait pas l'apprendre, de peur d'avoir des explications +à donner, ou un mensonge à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût +été un aveu et une confidence; il prit le parti de piquer son cheval et +de passer devant son vieux domestique; mais celui-ci n'avait pas fini, +et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche +et continua la conversation. + +--Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous +laisser aller où vous voudrez sans vous suivre? Non, monsieur, j'ai +trop avant dans l'âme le respect que je dois à madame la marquise +pour me mettre dans le cas de m'entendre dire: «Grandchamp, mon fils +a été tué d'une balle ou d'un coup d'épée; pourquoi n'étiez-vous pas +devant lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de stylet d'un Italien, parce +qu'il allait la nuit sous la fenêtre d'une grande princesse; pourquoi +n'avez-vous pas arrêté l'assassin?» Cela serait fort désagréable pour +moi, monsieur, et jamais on n'a rien eu de ce genre à me reprocher. +Une fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, M. le Comte, pour faire +une campagne dans les Pays-Bas, parce que je sais l'espagnol; eh bien, +je m'en suis tiré avec honneur, comme je le fais toujours. Quand M. +le Comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ramenai moi seul ses +chevaux, ses mulets, sa tente et tout son équipage sans qu'il manquât +un mouchoir, monsieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient +aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que si M. le +Comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussi n'ai-je reçu que des +compliments et des choses agréables de toute la famille, comme j'aime à +m'en entendre dire. + +--C'est très bien, mon ami, dit Henri d'Effiat; je te donnerai +peut-être un jour des chevaux à ramener; mais, en attendant, prends +donc cette grande bourse d'or que j'ai pensé perdre deux ou trois fois, +et tu payeras pour moi partout; cela m'ennuie tant!... + +--M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Comme il avait été +surintendant des finances, il comptait son argent de sa main; et +je crois que vos terres ne seraient pas en si bon état et que vous +n'auriez pas tant d'or à compter vous-même s'il eût fait autrement; +ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement +pas le contenu exactement. + +--Ma foi non! + +Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette exclamation +dédaigneuse de son maître. + +--Ah! monsieur le marquis! monsieur le marquis! quand je pense que +le grand roi Henri, devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de +chamois parce que la pluie les gâtait; quand je pense que M. de Rosny +lui refusait de l'argent, quand il en avait trop dépensé; quand je +pense... + +--Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son +maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c'est que cette figure +noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous. + +--Je crois que c'est quelque pauvre paysanne qui veut demander +l'aumône; elle peut nous suivre aisément, car nous n'allons pas vite +avec ce sable où s'enfoncent les chevaux jusqu'aux jarrets. Nous irons +peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays +comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout noirs; c'est un +cimetière continuel à droite et à gauche de la route, et en voici un +petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé et qu'on y +voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans +un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la +nuit; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d'arbres, +et nous bivouaquerons; vous verrez comme je sais faire une baraque avec +un peu de terre: on a chaud là-dessous comme dans un bon lit. + +--J'aime mieux continuer jusqu'à cette lumière que j'aperçois à +l'horizon, dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, un peu de fièvre, +et j'ai soif. Mais va-t'en derrière, je veux marcher seul; rejoins les +autres, et suis-moi. + +Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne, +des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit. + +Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions +violentes de la journée avaient remué profondément son âme; et ce long +voyage à cheval, ces deux derniers jours, presque sans nourriture, +à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid +glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à +briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence +devant ses gens, sans que la lumière qu'il avait vue à l'horizon +parût s'approcher; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa +tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna les +rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand'route, et, +croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de +son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux +jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des +domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître. +Le jeune homme s'abandonna librement à l'amertume de ses pensées: il +se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas +dans l'avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique +le fuyait dans l'horizon de pas en pas. Etait-il probable que cette +jeune Princesse, rappelée presque de force à la cour galante d'Anne +d'Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui +seraient offertes? Quelle apparence qu'elle se résignât à renoncer +au trône pour attendre qu'un caprice de la fortune vînt réaliser +des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les +derniers rangs de l'armée, pour le porter à une telle élévation avant +que l'âge de l'amour fût passé! Qui l'assurait que les voeux mêmes de +Marie de Gonzague eussent été bien sincères?--Hélas! se disait-il, +peut-être est-elle parvenue à s'étourdir elle-même sur ses propres +sentiments; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir +des impressions profondes. J'ai paru, elle a cru que j'étais celui +qu'elle avait rêvé; notre âge et mon amour ont fait le reste. Mais +lorsqu'à la cour elle aura mieux appris, par l'intimité de la Reine, +à contempler de bien haut les grandeurs auxquelles j'aspire, et que +je ne vois encore que de bien bas; quand elle se verra tout à coup en +possession de tout son avenir, et qu'elle mesurera d'un coup d'oeil +sûr le chemin qu'il me faut faire; quand elle entendra, autour d'elle, +prononcer des serments semblables aux miens par des voix qui n'auraient +qu'un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu'elle attend pour +son mari, pour son seigneur, ah! insensé que j'ai été! elle verra toute +sa folie et s'irritera de la mienne. + +C'était ainsi que le plus grand malheur de l'amour, le doute, +commençait à déchirer son coeur malade; il sentait son sang brûlé se +porter à la tête et l'appesantir; souvent il tombait sur le cou de son +cheval ralenti, et un demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs +qui bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres qui +passaient à ses côtés; il vit ou crut voir la même femme vêtue de noir +qu'il avait montrée à Grandchamp s'approcher de lui jusqu'à toucher +les crins de son cheval, tirer son manteau, et s'enfuir en ricanant; le +sable de la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en voulant +remonter vers sa source: cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis; +il les ferma et s'endormit sur son cheval. + +Bientôt il se sentit arrêté; mais le froid l'avait saisi. Il entrevit +des paysans, des flambeaux, une masure, une grande chambre où on le +transportait, un vaste lit dont Grandchamp fermait les lourds rideaux, +et se rendormit étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles. + +Des songes plus rapides que les grains de poussière chassés par le +vent tourbillonnaient sous son front; il ne pouvait les arrêter et +s'agitait sur sa couche. Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes, +son gouverneur armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui +faisant un signe d'adieu; il porta la main sur sa tête en dormant et +fixa le rêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau +de sable mouvant. + +Une place publique couverte d'un peuple étranger, un peuple du Nord qui +jetait des cris de joie, mais des cris sauvages; une haie de gardes, de +soldats farouches; ceux-ci étaient Français. + +--Viens avec moi, dit d'une voix douce Marie de Gonzague en lui prenant +la main. Vois-tu, j'ai un diadème; voici ton trône, viens avec moi. + +Et elle l'entraînait, et le peuple criait toujours. + +Il marcha, il marcha longtemps. + +--Pourquoi donc êtes-vous triste, si vous êtes reine? disait-il en +tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans parler. Elle monta et +s'élança sur les degrés, sur un trône, et s'assit:--Monte, disait-elle +en tirant sa main avec force. + +Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes solives, et il ne +pouvait monter. + +--Rends grâce à l'amour, reprit-elle. + +Et la main, plus forte, le souleva jusqu'en haut. Le peuple cria. + +Il s'inclinait pour baiser cette main secourable, cette main adorée... +c'était celle du bourreau! + +--O ciel! cria Cinq-Mars en poussant un profond soupir. + +Et il ouvrit les yeux: une lampe vacillante éclairait la chambre +délabrée de l'auberge; il referma sa paupière, car il avait vu, assise +sur son lit, une femme, une religieuse, si jeune, si belle! Il crut +rêver encore, mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux +brûlants et les fixa sur cette femme. + +--O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? La pluie a mouillé votre voile et +vos cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse femme? + +--Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; il est dans la chambre +voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds, +regarde-les; mes pieds étaient si blancs autrefois! Vois comme la boue +les a souillés. Mais j'ai fait un voeu, je ne les laverai que chez le +Roi, quand il m'aura donné la grâce d'Urbain. Je vais à l'armée pour le +trouver; je lui parlerai, comme Grandier m'a appris à lui parler, et +il lui pardonnera; mais écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car +j'ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant! tu es +bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux; mais cependant +tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais. +L'homme que tu as frappé te tuera. Tu t'es trop servi de la croix, +c'est là ce qui te porte malheur; tu as frappé avec elle, et tu la +portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tête sous tes draps! +T'aurais-je dit quelque chose qui t'afflige? ou bien est-ce que vous +aimez, jeune homme? Ah, soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à +votre amie; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a +trois jours encore que j'étais bien belle. Est-elle belle aussi? Oh! +comme elle pleurera un jour! Ah! si elle peut pleurer, elle sera bien +heureuse. + +Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l'office des morts d'une voix +monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit, +et tournant dans ses doigts les grains d'un long rosaire. + +Tout à coup la porte s'ouvre; elle regarde et s'enfuit par une entrée +pratiquée dans une cloison. + +--Que diable est-ce que ceci? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la +messe des morts sur vous, monsieur? et vous voilà sous vos draps comme +dans un linceul. + +C'était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu'il laissa +tomber un verre de limonade qu'il apportait. Voyant que son maître ne +lui répondait pas, il s'effraya encore plus et souleva les couvertures. +Cinq-Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux +domestique jugeait que le sang lui portant à la tête l'avait presque +suffoqué, et, s'emparant d'un vase plein d'eau froide, il le lui versa +tout entier sur le front. Ce remède militaire manque rarement son +effet, et Cinq-Mars revint à lui en sautant. + +--Ah! c'est toi, Grandchamp! quels rêves affreux je viens de faire! + +--Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au contraire: j'ai vu la +queue du dernier, vous choisissez très-bien. + +--Qu'est-ce que tu dis, vieux fou? + +--Je ne suis pas fou, monsieur; j'ai de bons yeux, et j'ai vu ce que +j'ai vu. Mais certainement, étant malade comme vous l'êtes, monsieur le +Maréchal ne... + +--Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la soif me dévore. O +ciel! quelle nuit! je vois encore toutes ces femmes. + +--Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-t-il ici? + +--Je te parle d'un rêve, imbécile! Quand tu resteras là immobile au +lieu de me donner à boire! + +--Cela me suffit, monsieur; je vais demander d'autre limonade. + +Et, s'avançant à la porte, il cria du haut de l'escalier: + +--Eh! Germain? Étienne! Louis! + +L'aubergiste répondit d'en bas: + +--On y va, monsieur, on y va; c'est qu'ils viennent de m'aider à courir +après la folle. + +--Quelle folle? dit Cinq-Mars s'avançant hors de son lit. + +L'aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit avec respect: + +--Ce n'est rien, monsieur le marquis; c'est une folle qui est arrivée à +pied ici cette nuit, et qu'on avait fait coucher près de cette chambre; +mais elle vient de s'échapper: on n'a pas pu la rattraper. + +--Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et passant la main +sur ses yeux, je n'ai donc pas rêvé? Et ma mère, où est-elle? et le +maréchal, et... Ah! c'est un songe affreux. Sortez tous. + +En même temps il se retourna du côté du mur, et ramena encore les +couvertures sur sa tête. + +L'aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son front avec +le bout du doigt en regardant Grandchamp, comme pour lui demander si +son maître était aussi en délire. + +Celui-ci fit signe de sortir en silence; et pour veiller pendant +le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondément endormi, il +s'assit seul dans un grand fauteuil de tapisserie, en exprimant des +citrons dans un verre d'eau, avec un air aussi grave et aussi sévère +qu'Archimède calculant les flammes de ses miroirs. + + + + +CHAPITRE VII + +LE CABINET + + Les hommes ont rarement le courage d'être tout à fait bons ou + tout à fait méchants. + + MACHIAVEL. + + +Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôt il va suivre en paix +une grande et belle route. Puisque nous avons la liberté de promener +nos yeux sur tous les points de la carte, arrêtons-les sur la ville de +Narbonne. + +Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin de là, ses flots bleuâtres +sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans cette cité semblable à +celle d'Athènes; mais pour trouver celui qui y règne, suivez cette rue +inégale et obscure, montez les degrés du vieux archevêché, et entrons +dans la première et la plus grande des salles. + +Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de hautes fenêtres +en ogive, dont la partie supérieure seulement avait conservé les +vitraux bleus, jaunes et rouges, qui répandaient une lueur mystérieuse +dans l'appartement. Une table ronde énorme la remplissait dans toute sa +largeur, du côté de la grande cheminée; autour de cette table, couverte +d'un tapis bariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient +assis et courbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier +des lettres qu'on leur passait d'une table plus petite. D'autres hommes +debout rangeaient les papiers dans les rayons d'une bibliothèque, que +les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, et ils +marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle était garnie. + +Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût entendu les ailes +d'une mouche. Le seul bruit qui s'élevât était celui des plumes qui +couraient rapidement sur le papier, et une voix grêle qui dictait, +en s'interrompant pour tousser. Elle sortait d'un immense fauteuil +à grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des chaleurs de +la saison et du pays. C'était un de ces fauteuils qu'on voit encore +dans quelques vieux châteaux, et qui semblent faits pour s'endormir en +lisant sur eux, quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment +est soigné: un croissant de plumes y soutient les reins; si la tête +se penche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts de +soie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu'il est +permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pères avaient +pour but d'éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en +tombant. + +Mais quittons cette digression pour parler de l'homme qui s'y trouvait +et qui n'y dormait pas. Il avait le front large et quelques cheveux +fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à +laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse +que l'on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII. +Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d'avouer que +Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir +douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites +moustaches grises et par une _royale_, ornement alors à la mode, et +qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait +sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe +de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins +qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu. + +Il avait très près de lui, autour de la plus petite table dont il a +été question, quatre jeunes gens de quinze à vingt ans: ils étaient +pages ou domestiques, selon l'expression du temps, qui signifiait alors +familier, ami de la maison. Cet usage était un reste de patronage +féodal demeuré dans nos moeurs. Les cadets gentilshommes des plus +hautes familles recevaient des _gages_ des grands seigneurs, et leur +étaient dévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le +premier venu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous +parlons rédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné la +substance; et, après un coup d'oeil du maître, ils les passaient aux +secrétaires, qui les mettaient au net. Le Cardinal-duc, de son côté, +écrivait sur son genou des notes secrètes sur de petits papiers, qu'il +glissait dans presque tous les paquets avant de les fermer de sa propre +main. + +Il y avait quelques instants qu'il écrivait, lorsqu'il aperçut, dans +une glace placée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant +quelques lignes interrompues, sur une feuille d'une taille inférieure +à celle du papier ministériel; il se hâtait d'y mettre quelques mots, +puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu'il était chargé +de remplir à son grand regret; mais, placé derrière le Cardinal, il +espérait que sa difficulté à se retourner l'empêcherait de s'apercevoir +du petit manège qu'il semblait exercer avec assez d'habitude. Tout à +coup, Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit: + +--Venez ici, monsieur Olivier. + +Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour ce pauvre enfant, +qui paraissait n'avoir que seize ans. Il se leva pourtant très vite, et +vint se placer debout devant le ministre, les bras pendants et la tête +baissée. + +Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas plus que des +soldats lorsque l'un d'eux tombe frappé d'une balle, tant ils étaient +accoutumés à ces sortes d'appels. Celui-ci pourtant s'annonçait d'une +manière plus vive que les autres. + +--Qu'écrivez-vous là? + +--Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte. + +--Quoi? + +--Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance. + +--Point de détours, monsieur, vous faites autre chose. + +--Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux, c'était un billet +à une de mes cousines. + +--Voyons-le. + +Alors un tremblement universel l'agita, et il fut obligé de s'appuyer +sur la cheminée en disant à demi-voix: + +--C'est impossible. + +--Monsieur le vicomte Olivier d'Entraigues, dit le ministre sans +marquer la moindre émotion, vous n'êtes plus à mon service. + +Et le page sortit, il savait qu'il n'y avait pas à répliquer; il +glissa son billet dans sa poche, et, ouvrant la porte à deux battants, +justement assez pour qu'il y eût place pour lui, il s'y glissa comme un +oiseau qui s'échappe de sa cage. + +Le ministre continua les notes qu'il traçait sur son genou. + +Les secrétaires redoublaient de silence et d'ardeur, lorsque la porte +s'ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître, entre les deux +battants, un capucin qui, s'inclinant les bras croisés sur la poitrine, +semblait attendre l'aumône ou l'ordre de se retirer. Il avait un teint +rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez +doux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils qui se +joignaient au milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé, +malfaisant et sinistre; une barbe plate et rousse à l'extrémité, et le +costume de l'ordre de Saint-François dans toute son horreur, avec des +sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s'essuyer +sur un tapis. + +Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande sensation +dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot +commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se +tenait toujours debout, les uns le saluant en passant, les autres +détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par +derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque +tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une profonde +révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais, sitôt qu'elle +fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s'asseoir auprès du +Cardinal, qui, l'ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit +une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement +comme pour attendre une nouvelle, et ne pouvant s'empêcher de froncer +le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou de quelque autre animal +désagréable. + +Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce +qu'il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans +ces conversations profondes et pénibles dont il s'était reposé pendant +quelques jours dans un pays dont l'air lui était favorable, et dont +le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s'était +changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs +pour qu'il pût oublier, pendant son absence, qu'elle devait revenir. +Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu'alors infatigable, +il attendait sans impatience, pour la première fois de ses jours +peut-être, le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes +les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait seul la vie +et le mouvement à la France. Il ne s'attendait pas à la visite qu'il +recevait alors, et la vue d'un de ces hommes qu'il _trempait dans le +crime_, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes +habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper le nuage de +mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées. + +Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de +ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort +que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcément dans le +monde réel. + +Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le premier, le fit +assez brusquement. + +--Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous? + +--Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes, +sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je +songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m'ont trop +détourné de cette unique pensée: et je me repens d'avoir employé +quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes +tragédies d'_Europe_ et de _Mirame_, malgré la gloire que j'en ai +tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans +l'avenir. + +Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut d'abord +surpris de ce début; mais il connaissait trop son maître pour en rien +témoigner, et sachant bien par où il le ramènerait à d'autres idées, il +entra dans les siennes sans hésiter. + +--Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un air de regret, +et la France gémira de ce que ces oeuvres immortelles ne sont pas +suivies de productions semblables. + +--Oui, mon cher Joseph, c'est en vain que des hommes tels que +Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre +Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que +les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche, +je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe, dans mes +heures de repos, que de ma _Méthode des controverses_ et du livre sur +la _Perfection du chrétien_. Je songe que j'ai cinquante-six ans et une +maladie qui ne pardonne guère. + +--Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre +Éminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de +l'humeur, et qui voulait en sortir au plus vite. + +Le rouge monta au visage du Cardinal. + +--Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur, +et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau? + +--Nous étions convenus déjà, monseigneur, de remplacer mademoiselle +d'Hautefort; nous l'avons éloignée comme mademoiselle de La Fayette, +c'est fort bien; mais sa place n'est pas remplie, et le Roi... + +--Eh bien? + +--Le Roi a des idées qu'il n'avait pas eues encore. + +--Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le +ministre avec ironie. + +--Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de +favori vacante? Ce n'est pas prudent, permettez que je le dise. + +--Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte +d'effroi; et lesquelles? + +--Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, dit le Capucin à voix basse, de +la rappeler de Cologne. + +--Marie de Médicis! s'écria le Cardinal en frappant sur les bras de +son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant! elle ne +rentrera pas sur le sol de France, d'où je l'ai chassée pied par pied! +L'Angleterre n'a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint +de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non, cette idée +n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère, +quelle perfidie! non, il n'aurait jamais osé y penser... + +Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard +pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph: + +--Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots +précis. + +--Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur: «Je sens +bien que l'un des premiers devoirs d'un chrétien est d'être bon fils, +et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience.» + +--Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expressions; c'est le père +Caussin, c'est son confesseur qui me trahit! s'écria le Cardinal. +Perfide jésuite! je t'ai pardonné ton intrigue de La Fayette mais je ne +te passerai pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur, +Joseph, il est l'ennemi de l'État, je le vois bien. Mais aussi j'ai agi +avec négligence depuis quelques jours; je n'ai pas assez hâté l'arrivée +de ce petit d'Effiat, qui réussira, sans doute: il est bien fait et +spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je mériterais une bonne disgrâce +moi-même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné +mes instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélité +à mes ordres! quel oubli! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci +pour l'autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père +Sirmond... + +Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à écrire, et le +Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps +après, il osa faire remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, et +les apprit par coeur comme les commandements de l'Église. Ils nous +sont demeurés comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme peut +arracher à force de temps, d'intrigues et d'audace: + +I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre +trois qualités: 1º qu'il n'ait pas d'autre passion que son prince; 2º +qu'il soit habile et fidèle; 3º qu'il soit ecclésiastique. + +II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre. + +III. Ne doit jamais changer son premier ministre. + +IV. Doit lui dire toutes choses. + +V. Lui donner libre accès auprès de sa personne. + +VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple. + +VII. De grands honneurs et de grands biens. + +VIII. Un prince n'a pas de plus riche trésor que son premier ministre. + +IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu'on dit contre son premier +ministre, ni se plaire à en entendre médire. + +X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu'on a dit +contre lui, _quand même on aurait exigé du prince qu'il garderait le +secret_. + +XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais son +premier ministre à tous ses parents. + +Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants +encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres +à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui. + +Tandis qu'il dictait son instruction, en lisant sur un petit papier +écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s'emparer de +lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut au bout, il tomba au fond de son +fauteuil, les bras croisés et la tête penchée sur son estomac. + +Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui +demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit sortir du fond de sa +poitrine ces paroles lugubres et mémorables: + +--Quel ennui profond! quelles interminables inquiétudes! Si l'ambitieux +me voyait, il fuirait dans un désert. Qu'est-ce que ma puissance? Un +misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon +étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente +inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n'ose pas me fuir; +mais on me l'enlève: il me glisse entre les doigts... Que de choses +j'aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus! +Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre! que reste-t-il +de génie pour les entreprises? J'ai l'Europe dans ma main, et je +suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire de porter mes +regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont renfermés +dans mon étroit cabinet? Ses six pieds d'espace me donnent plus de +peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc ce qu'est un premier +ministre! Enviez-moi mes gardes à présent! + +Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque +accident, et il lui prit une toux violente et longue qui finit par un +léger crachement de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait +saisir une clochette d'or posée sur la table, et, se levant tout à coup +avec la vivacité d'un jeune homme, il l'arrêta et lui dit: + +--Ce n'est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au +découragement; mais ces moments sont courts, et j'en sors plus fort +qu'avant. Pour ma santé, je sais parfaitement où j'en suis; mais il ne +s'agit pas de cela. Qu'avez-vous fait à Paris? Je suis content de voir +le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais: nous le veillerons +mieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir? + +--Une bataille à Perpignan. + +--Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pouvons la lui arranger: +autant vaut cette application qu'une autre à présent. Mais la jeune +Reine, la jeune Reine, que dit-elle? + +--Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspondance découverte, +l'interrogatoire que vous lui fîtes subir! + +--Bah! un madrigal et un moment de soumission lui feront oublier que je +l'ai séparée de sa maison d'Autriche et du pays de son Buckingham. Mais +que fait-elle? + +--D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes +sont à nous, en voici les rapports jour par jour. + +--Je ne me donnerai pas la peine de les lire: tant que le duc de +Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là; elle peut rêver de +petites conjurations avec Gaston au coin du feu; il s'en tient toujours +aux aimables intentions qu'il a quelquefois, et n'exécute bien que +ses sorties du royaume; il en est à la troisième. Je lui procurerai +la quatrième quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que +tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvre comte n'avait cependant +guère plus d'énergie. + +Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit à rire assez +gaîment pour un homme d'État. + +--Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens. Ils me tenaient +là tous les deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de +lui, armés jusqu'aux dents, et tout prêts à m'expédier comme Concini: +mais le grand Vitry n'était plus là; ils m'ont laissé parler une heure +fort tranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni +l'un ni l'autre n'a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous +avons su depuis par Chavigny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet +heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout, si +ce n'est ce petit brigand d'abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et +avait l'air de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me +fit monter en carrosse. + +--A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument. + +--Elle est folle! il la perdra si elle s'y attache: c'est un +mousquetaire manqué, un diable en soutane; lisez son _Histoire de +Fiesque_, vous l'y verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai. + +--Eh quoi! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux +de son âge? + +--Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que +ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qu'à sa fraise et à ses aiguillettes; +sa jolie tournure m'en répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je +l'ai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons. + +--Ah! monseigneur, dit le père d'un air de doute, je ne me suis jamais +fié aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en +est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d'Effiat, son père. + +--Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je l'élèverai; au lieu que +le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n'arrête; +il a osé me disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela? +est-ce croyable, à moi? Un petit prestolet, qui n'a d'autre mérite +qu'un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le +mari a pris soin lui-même de l'éloigner. + +Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lorsqu'il parlait +de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu'il voulait +rendre fine et qui ne fut que laide et gauche; il s'imagina que +l'expression de sa bouche, tordue comme celle d'un singe, voulait dire: +_Ah! qui peut résister à monseigneur?_ mais monseigneur y lut: _Je suis +un cuistre qui ne sais rien du grand monde_, et, sans transition, il +dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépêches: + +--Le duc de Rohan est mort, c'est une bonne nouvelle; voilà les +huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur: je l'avais fait condamner +par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt +tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu'importe? +le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre! Comme +elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n'en vois plus guère +qui ne s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes +nos dupes de Versailles; certes, on n'a rien à me reprocher: j'exerce +contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me +traiter au conseil de la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre +en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assassin +maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette peine pour moi. +Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier +faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être +juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, +à qui son Sedan donne de l'orgueil; mais je le lui ferai bien rendre. +C'est une chose merveilleuse que leur aveuglement! ils se croient tous +libres de conspirer, et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au +bout des fils que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois +pour leur donner de l'air et de l'espace. Et pour la mort de leur cher +duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme? + +--Moins que pour l'affaire de Loudun, qui s'est pourtant terminée +heureusement. + +--Quoi! _heureusement?_ J'espère que Grandier est mort? + +--Oui; c'est ce que je voulais dire. Votre Eminence doit être +satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre heures; on n'y pense +plus. Seulement Laubardemont a fait une petite étourderie, qui était de +rendre la séance publique; c'est ce qui a causé un peu de tumulte; mais +nous avons les signalements des perturbateurs que l'on suit. + +--C'est bien, c'est très bien. Urbain était un homme trop supérieur +pour le laisser là; il tournait au protestantisme; je parierais qu'il +aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres +me l'a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph: il +faut toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soit poussé. Ces +huguenots, vois-tu, sont une vraie république dans l'Etat: si une fois +ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue; ils +établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable. + +--Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre +saint-père le pape! dit Joseph. + +--Ah! interrompit le cardinal, je te vois venir: tu veux me rappeler +son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j'en +parlerai aujourd'hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le +maréchal d'Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans +que nous t'avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que +la pourpre t'irait bien, car les taches de sang ne s'y voient pas. + +Et tous deux se mirent à rire, l'un comme un maître qui accable de tout +son mépris le sicaire qu'il paye, l'autre comme un esclave résigné à +toutes les humiliations par lesquelles on s'élève. + +Le rire qu'avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre +durait encore, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, et un page +annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points; +le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre +le mur, comme une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur +son visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent +successivement, revêtus de déguisements divers: l'un semblait un +soldat suisse; un autre un vivandier; un troisième, un maître maçon; +on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor +secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle +qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer +rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait un paquet de papiers +roulés ou pliés sur la grande table, parlait un instant au Cardinal +dans l'embrasure d'une croisée, et partait. Richelieu s'était levé +brusquement dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire +par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur +eux la porte de sortie. Il fit signe au père Joseph quand le dernier +fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent +les paquets des dépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des +lettres. + +--Le duc de Weimar poursuit ses avantages; le duc Charles est battu; +l'esprit de notre général est assez bon, voici de bons propos qu'il a +tenus à dîner. Je suis content. + +--Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les places de Lorraine; +voici ses conversations particulières... + +--Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce +sera toujours un bon et honnête homme, ne se mêlant point de politique; +pourvu qu'on lui donne une petite armée à disposer comme une partie +d'échecs, n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours +bons amis. + +--Voici le Long-Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes +poursuivent leur projet: voici des massacres en Irlande... Le comte de +Strafford est condamné à mort. + +--A mort! quelle horreur! + +--Je lis: «Sa Majesté Charles Ier n'a pas eu le courage de signer +l'arrêt, mais il a désigné quatre commissaires...» + +--Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre argent. Tombe, +puisque tu es ingrat!... Oh malheureux Wentworth! + +Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait +de jouer avec la vie de tant d'autres, pleura un ministre abandonné +de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l'avait +frappé, et c'était lui-même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa +de lire à haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident +l'imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports +détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de +tout personnage un peu important; rapports qu'il faisait toujours +joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces +rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaient toutes passer par +les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au +prince épurées et telles qu'on voulait les lui faire lire. Les notes +particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le +Cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait +point satisfait: il se promenait fort vite en long et en large dans +l'appartement avec des gestes d'inquiétude, lorsque la porte s'ouvrit +et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avait l'air d'un +enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet +cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet +sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre +mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à +l'oreille de l'enfant, lui parla assez longtemps sans réponse; tout ce +que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle: +_Fais-y bien attention, pas avant douze heures d'ici_. + +Pendant cet _a parte_ du Cardinal, Joseph était occupé à soustraire +de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et +d'Allemagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu'ils +fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philosophie qu'il était +loin d'avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient, il +feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'avaient pas tout +à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui +avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient +une rage profonde sous cette apparente modération, et savaient qu'il +n'était satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Parlement +le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme _injurieux au +Roi en la personne de son ministre l'illustrissime Cardinal_, comme +on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que +l'auteur ne fût pas à la place de l'ouvrage: satisfaction qu'il se +donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier. + +C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se l'avouer à +lui-même, et travaillant longtemps, un an quelquefois, à se persuader +que l'intérêt de l'État y était engagé. Ingénieux à rattacher ses +affaires particulières à celles de la France, il s'était convaincu +lui-même qu'elle saignait des blessures qu'il recevait. Joseph, très +attentif à ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à +part et déroba un livre intitulé: _Mystères politiques du Cardinal de +la Rochelle_; un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre +était: _Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété +sanglante du dieu Mars_. L'honnête avocat Aubery, qui nous a transmis +une des plus fidèles histoires de _l'éminentissime_ Cardinal, est +transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s'écrie +que le _grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis, +inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des +oracles à l'ânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus +indignes du don de la prophétie, l'appelaient à bon titre Cardinal de +la Rochelle, puisqu'il avait, trois ans après leurs écrits, réduit +cette ville, de même que Scipion a été nommé l'Africain pour avoir +subjugué cette_ PROVINCE. Peu s'en fallut que le père Joseph, qui +était nécessairement dans les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes +termes son indignation; car il se rappelait avec douleur la part de +ridicule qu'il avait prise dans le siége de la Rochelle, qui, tout en +n'étant pas une _province_ comme l'Afrique, s'était permis de résister +à _l'éminentissime_ Cardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire +passer les troupes par un égout, se piquant d'être assez habile dans +l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de +cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le +ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la +table. + +--Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette +cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi, qui m'attend à Perpignan; +je le tiens cette fois pour toujours. + +Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les doubles portes +dorées, annoncèrent successivement les plus grands seigneurs de cette +époque, qui avaient obtenu du Roi la permission de le quitter pour +venir saluer le ministre; quelques-uns même, sous prétexte de maladie +ou d'affaires de service, étaient partis à la dérobée pour ne pas être +les derniers dans son antichambre, et le triste monarque s'était trouvé +presque tout seul, comme les autres rois ne se voient d'ordinaire qu'à +leur lit de mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre +aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, et son ministre +un successeur menaçant. + +Deux pages des meilleures maisons de France se tenaient près de la +porte où les huissiers annonçaient chaque personnage qui, dans le +salon précédent, avait trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours +assis dans son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des +courtisans, faisait une inclination de tête aux plus distingués, et +pour les princes seulement s'aidait de ses deux bras pour se soulever +légèrement; chaque courtisan allait le saluer profondément, et, se +tenant debout devant lui près de la cheminée, attendait qu'il lui +adressât la parole; ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait +à faire le tour du salon pour sortir par la même porte par où l'on +entrait, restait un moment à saluer le père Joseph, qui singeait son +maître et que l'on avait pour cela nommé l'Éminence grise, et sortait +enfin du palais, ou bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si +le ministre l'y engageait, ce qui était une marque de la plus grande +faveur. + +Il laissa passer d'abord quelques personnages insignifiants et beaucoup +de mérites inutiles, et n'arrêta cette procession qu'au maréchal +d'Estrées, qui, partant pour l'ambassade de Rome, venait lui faire +ses adieux: tout ce qui suivait cessa d'avancer. Ce mouvement avertit +dans le salon précédent qu'une conversation plus longue s'engageait, +et le père Joseph, paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui +voulait dire d'une part: Souvenez-vous de la promesse que vous venez +de me faire; de l'autre: Soyez tranquille. En même temps, l'adroit +capucin fit voir à son maître qu'il tenait sous le bras une de ses +victimes qu'il préparait à être un docile instrument: c'était un jeune +gentilhomme qui portait un manteau vert très court et une veste de même +couleur, un pantalon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières +d'or dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait +bien en secret, mais point dans le sens de son maître; il ne pensait +qu'à être cardinal, et se préparait d'autres intelligences en cas de +défection de la part du premier ministre. + +--Dites à Monsieur qu'il ne se fie pas aux apparences, et qu'il n'a pas +de plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal commence à baisser; et +je crois de ma conscience d'avertir de ses fautes celui qui pourrait +hériter du pouvoir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand +prince une preuve de ma bonne foi, dites-lui qu'on veut faire arrêter +Puy-Laurens, qui est à lui; qu'il le fasse cacher, ou bien le Cardinal +le mettra aussi à la Bastille. + +Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le maître ne +restait pas en arrière et trahissait le serviteur. Son amour-propre et +un reste de respect pour les choses de l'Église le faisaient souffrir +à l'idée de voir le méprisable agent couvert du même chapeau qui était +une couronne pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près +de l'emploi passager de ministre. Parlant donc à demi-voix au maréchal +d'Estrées: + +--Il n'est pas nécessaire, lui dit-il, de persécuter plus longtemps +Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous voyez là-bas; c'est bien +assez que Sa Majesté ait daigné le nommer au cardinalat, nous concevons +les répugnances de Sa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre +romaine. + +Puis, passant de cette idée aux choses générales: + +--Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le Saint-Père à notre +égard; qu'avons-nous fait qui ne fût pour la gloire de notre sainte +mère l'Église catholique? J'ai dit moi-même la première messe à la +Rochelle, et vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre +habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal de La Valette +vient de commander glorieusement dans le Palatinat. + +--Et vient de faire une très belle retraite, dit le maréchal, appuyant +légèrement sur le mot _retraite_. + +Le ministre continua, sans faire attention à ce petit mot de jalousie +de métier et en élevant la voix: + +--Dieu a montré qu'il ne dédaignait pas d'envoyer l'esprit de victoire +à ses Lévites, car le duc de Weimar n'aida pas plus puissamment à la +conquête de la Lorraine que ce pieux cardinal, et jamais une armée +navale ne fut mieux commandée que par notre archevêque de Bordeaux à la +Rochelle. + +On savait que dans ce moment le ministre était assez aigri contre ce +prélat, dont la hauteur était telle et les impertinences si fréquentes, +qu'il y avait eu deux affaires assez désagréables dans Bordeaux. Il y +avait quatre ans, le duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guyenne, +suivi de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le rencontrant +au milieu de son clergé dans une procession, l'appela insolent et +lui donna deux coups de canne très vigoureux; sur quoi l'archevêque +l'excommunia; et tout récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu +une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu _vingt coups +de canne ou de bâton, comme il vous plaira_, écrivait le Cardinal-duc +au cardinal de La Valette, _et je crois qu'il veut remplir la France +d'excommuniés_. En effet, il excommunia encore le bâton du maréchal, +se souvenant qu'autrefois le pape avait forcé le duc d'Epernon à lui +demander pardon; mais Vitry, qui avait fait assassiner le maréchal +d'Ancre, était trop bien en cour pour cela, et l'archevêque fut battu +et de plus grondé par le ministre. + +M. d'Estrées pensa donc avec assez de tact qu'il pouvait y avoir un peu +d'ironie dans la manière dont le Cardinal vantait les talents guerriers +et maritimes de l'archevêque, et lui répondit avec un sang-froid +inaltérable: + +--En effet, monseigneur, personne ne peut dire que ce soit sur mer +qu'il ait été battu. + +Son Eminence ne peut s'empêcher de sourire; mais, voyant que +l'expression électrique de ce sourire en avait fait naître d'autres +dans la salle, et des chuchotements et des conjectures, il reprit toute +sa gravité sur-le-champ, et prenant le bras familièrement au maréchal: + +--Allons, allons, monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous avez la répartie +bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal Albornos, ni tous +les Borgia du monde, ni tous les efforts de leur Espagne près du +Saint-Père. + +Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui comme pour +s'adresser au salon silencieux et captivé: + +--J'espère, continua-t-il, qu'on ne nous persécutera plus comme l'on +fit autrefois pour avoir fait une juste alliance avec l'un des plus +grands hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe est mort, le roi +catholique n'aura plus de prétexte pour solliciter l'excommunication +du roi très chrétien. N'êtes-vous pas de mon avis, mon cher seigneur? +dit-il en s'adressant au cardinal de La Valette qui s'approchait et +n'avait heureusement rien entendu sur son compte. Monsieur d'Estrées, +restez près de notre fauteuil: nous avons encore bien des choses à vous +dire, et vous n'êtes pas de trop dans toutes nos conversations, car +nous n'avons pas de secrets; notre politique est franche et au grand +jour: l'intérêt de Sa Majesté et de l'Etat, voilà tout. + +Le maréchal fit un profond salut, se rangea derrière le siège du +ministre, et laissa sa place au cardinal de La Valette, qui, ne cessant +de se prosterner, et de flatter et de jurer dévouement et totale +obéissance au Cardinal, comme pour expier la roideur de son père le +duc d'Epernon, n'eut aussi de lui que quelques mots vagues et une +conversation distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa +de regarder à la porte quelle personne lui succédait. Il eut même le +chagrin de se voir interrompu brusquement par le Cardinal-duc, qui +s'écria, au moment le plus flatteur de son discours mielleux: + +--Ah! c'est donc vous enfin, mon cher Fabert! Qu'il me tardait de vous +voir pour vous parler du siège! + +Le général salua d'un air brusque et assez gauchement le Cardinal +généralissime, et lui présenta les officiers venus du camp avec lui. Il +parla quelque temps des opérations du siège, et le Cardinal semblait +lui faire, en quelque sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus +tard ses ordres sur le champ de bataille même; il parla aux officiers +qui le suivaient, les appelant par leurs noms et leur faisant des +questions sur le camp. + +Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc d'Angoulême; ce +Valois, après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait devant +Richelieu. Il sollicitait un commandement qu'il n'avait eu qu'en +troisième au siège de la Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin, +toujours souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune. + +Le duc d'Halluin vint après eux: le Cardinal interrompit les +compliments qu'il leur adressait pour lui dire à haute voix: + +--Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que le Roi a créé en +votre faveur un office de maréchal de France; vous signerez Schomberg, +n'est-il pas vrai? A Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi. +Mais pardon, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque chose +d'important à me dire. + +--Oh! mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seulement vous dire que +ce pauvre jeune homme, que vous avez daigné regarder comme à votre +service, meurt de faim. + +--Ah! comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous de choses semblables? +Votre petit Corneille ne veut rien faire de bon; nous n'avons vu que +_le Cid_ et _les Horaces_ encore; qu'il travaille, qu'il travaille, +on sait qu'il est à moi, c'est désagréable pour moi-même. Cependant, +puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension de cinq cents +écus sur ma cassette. + +Et le trésorier de l'épargne se retira, charmé de la libéralité du +ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez de bonté, la dédicace de +_Cinna_, où le grand Corneille compare son âme à celle d'Auguste, et le +remercie d'avoir fait l'aumône à _quelques Muses_. + +Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en disant que la +matinée s'avançait et qu'il était temps de partir pour aller trouver le +Roi. + +En cet instant même, et comme les plus grands seigneurs s'approchaient +pour l'aider à marcher, un homme en robe de maître des requêtes +s'avança vers lui en saluant avec un sourire avantageux et confiant +qui étonna tous les gens habitués au grand monde; il semblait dire: +_Nous avons des affaires secrètes ensemble; vous allez voir comme il +sera bien pour moi; je suis chez moi dans son cabinet_. Sa manière +lourde et gauche trahissait pourtant un être très inférieur: c'était +Laubardemont. + +Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui, et lança un +regard de feu à Joseph; puis, se tournant vers ceux qui l'entouraient, +il dit avec un rire amer: + +--Est-ce qu'il y a quelque criminel autour de nous? + +Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus rouge que sa +robe; et, précédé de la foule des personnages qui devaient l'escorter +en voiture ou à cheval, il descendit le grand escalier de l'archevêché. + +Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent avec +stupéfaction ce départ royal. + +Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse litière de forme +carrée, dans laquelle il devait voyager jusqu'à Perpignan, ses +infirmités ne lui permettant ni d'aller en voiture, ni de faire toute +cette route à cheval. Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit, +une table, et une petite chaise pour un page qui devait écrire ou lui +faire la lecture. Cette machine, couverte de damas couleur de pourpre, +fut portée par dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient; +ils étaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service +d'honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie. Le +duc d'Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d'Estrées, Fabert et +d'autres dignitaires étaient à cheval aux portières. On distinguait le +cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que +Chavigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille, +dont il était menacé, disait-on. + +Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardinal, ses +médecins et son confesseur; huit voitures et quatre chevaux pour ses +gentilshommes, et vingt-quatre mulets pour ses bagages; deux cents +mousquetaires à pied l'escortaient de très près; sa compagnie de +gens d'armes de la garde et ses chevau-légers, tous gentilshommes, +marchaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques chevaux. + +Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se rendit en peu de +jours à Perpignan. La dimension de la litière obligea plusieurs fois de +faire élargir les chemins et abattre les murailles de quelques _villes +et villages_ où elle ne pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs +des manuscrits du temps, tous pleins d'une sincère admiration pour ce +luxe, _en sorte qu'il semblait un conquérant qui entre par la brèche_. +Nous avons cherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit des +propriétaires ou habitants des maisons qui s'ouvraient à son passage +où la même admiration fût témoignée, et nous avouons ne l'avoir pu +trouver. + + + + +CHAPITRE VIII + +L'ENTREVUE + + Mon génie étonné tremble devant le sien. + + +Le pompeux cortège du Cardinal s'était arrêté à l'entrée du camp; +toutes les troupes sous les armes étaient rangées dans le plus bel +ordre, et ce fut au bruit du canon et de la musique successive de +chaque régiment que la litière traversa une longue haie de cavalerie +et d'infanterie, formée depuis la première tente jusqu'à celle du +ministre, disposée à quelque distance du quartier royal, et que la +pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin. Chaque +chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu +sous sa tente, congédia sa suite, s'y enferma, attendant l'heure de +se présenter chez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son +escorte s'y était porté individuellement, et, sans entrer dans la +demeure royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes +de coutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez +le prince. Les courtisans s'y rencontraient et se promenaient par +groupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaient +avec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ils +appartenaient. D'autres chuchotaient longtemps et donnaient des signes +d'étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient que +quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Un singulier +dialogue, entre mille autres, s'éleva dans un coin de la galerie +principale. + +--Puis-je savoir, monsieur l'abbé, pourquoi vous me regardez d'une +manière si assurée? + +--Parbleu! monsieur de Launay, c'est que je suis curieux de voir ce que +vous allez faire. Tout le monde abandonne votre Cardinal-duc depuis +votre voyage en Touraine; vous n'y pensez pas, allez donc causer un +moment avec les gens de Monsieur ou de la Reine; vous êtes en retard +de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vient de +toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feu comte de +Soissons, que je pleurerai toute ma vie. + +--Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous entends assez; c'est +un appel que vous me faites l'honneur de m'adresser. + +--Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en saluant avec toute la +gravité du temps; je cherchais l'occasion de vous appeler au nom de M. +d'Attichi, mon ami, avec qui vous eûtes quelque chose à Paris. + +--Monsieur l'abbé, je suis à vos ordres; je vais chercher mes seconds, +cherchez les vôtres. + +--Ce sera à cheval, avec l'épée et le pistolet, n'est-il pas vrai? +ajouta Gondi, avec le même air dont on arrangerait une partie de +campagne, en époussetant la manche de sa soutane avec le doigt. + +--Si tel est votre bon plaisir, reprit l'autre. + +Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec grande +politesse et de profondes révérences. + +Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et repassait autour +d'eux dans la galerie. Ils s'y mêlèrent pour chercher leurs amis. +Toute l'élégance des costumes du temps était déployée par la cour +dans cette matinée: les petits manteaux de toutes les couleurs, en +velours, en satin, brodés d'or ou d'argent, des croix de Saint-Michel +et du Saint-Esprit, les fraises, les plumes nombreuses des chapeaux, +les aiguillettes d'or, les chaînes qui suspendaient de longues épées, +tout brillait, tout étincelait, moins encore que le feu des regards de +cette jeunesse guerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels +et éclatants. Au milieu de cette assemblée passaient lentement des +personnages graves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux +gentilshommes. + +Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très basse, se promenait parmi +la foule, fronçant les sourcils, fermant à demi les yeux pour mieux +voir, et relevant sa moustache, car les ecclésiastiques en portaient +alors. Il regardait chacun sous le nez pour reconnaître ses amis, et +s'arrêta enfin à un jeune homme d'une fort grande taille, vêtu de noir +de la tête aux pieds, et dont l'épée même était d'acier bronzé fort +noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque l'abbé de Gondi +le tira à part: + +--Monsieur de Thou, lui dit-il, j'aurai besoin de vous pour second +dans une heure, à cheval, avec l'épée et le pistolet, si vous voulez me +faire cet honneur... + +--Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à fait et à tout +venant. Où nous trouverons-nous? + +--Devant le bastion espagnol, s'il vous plaît. + +--Pardon si je retourne à une conversation qui m'intéressait beaucoup; +je serai exact au rendez-vous. + +Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il avait dit tout +ceci avec une voix fort douce, le plus inaltérable sang-froid, et même +quelque chose de distrait. + +Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction, et continua +sa recherche. + +Il ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les jeunes +seigneurs auxquels il s'adressa, car ils le connaissaient mieux que M. +de Thou, et, du plus loin qu'ils le voyaient venir, ils cherchaient à +l'éviter, ou riaient de lui-même avec lui, et ne s'engageaient point à +le servir. + +--Eh! l'abbé, vous voilà encore à chercher; je gage que c'est un second +qu'il vous faut? dit le duc de Beaufort. + +--Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que c'est contre +quelqu'un du Cardinal-duc. + +--Vous avez raison tous deux, messieurs; mais depuis quand riez-vous +des affaires d'honneur? + +--Dieu m'en garde! reprit M. de Beaufort; des hommes d'épée comme nous +sommes vénèrent toujours tierce, quarte et octave; mais, quant aux plis +de la soutane, je n'y connais rien. + +--Parbleu, monsieur, vous savez bien qu'elle ne m'embarrasse pas le +poignet, et je le prouverai à qui voudra. Je ne cherche du reste qu'à +jeter ce froc aux orties. + +--C'est donc pour le déchirer que vous vous battez si souvent? dit +La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes +dessous. + +Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne voulant pas +perdre plus de temps à de mauvaises plaisanteries; mais il n'eut +pas plus de succès ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes de +la jeune Reine, qu'il supposait mécontents du Cardinal, et heureux +par conséquent de se mesurer avec ses créatures, l'un lui dit fort +gravement: + +--Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se passer? Le Roi a dit +tout haut: «Que notre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve +de Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps exilée.» _Impérieux_, +monsieur l'abbé, sentez-vous cela? Le Roi n'avait encore rien dit +d'aussi fort contre lui. _Impérieux!_ c'est une disgrâce complète. +Vraiment, personne n'osera plus lui parler; il va quitter la cour +aujourd'hui certainement. + +--On m'a dit cela, monsieur; mais j'ai une affaire... + +--C'est heureux pour vous, qu'il arrêtait tout court dans votre +carrière. + +--Une affaire d'honneur... + +--Au lieu que Mazarin est pour vous... + +--Mais voulez-vous, ou non, m'écouter? + +--Ah! s'il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui sortir de +la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et la jolie petite +épinglière; il en a même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous +sommes fort pressés; adieu, adieu... + +Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans écouter un +mot de plus, marcha vite dans la galerie et se perdit dans la multitude +des passants. + +Le pauvre abbé restait donc fort mortifié de ne pouvoir trouver +qu'un second, et regardait tristement s'écouler l'heure et la foule, +lorsqu'il aperçut un jeune gentilhomme qui lui était inconnu, assis +près d'une table et appuyé sur son coude d'un air mélancolique. +Il portait des habits de deuil qui n'indiquaient aucun attachement +particulier à une grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre +sans impatience le moment d'entrer chez le Roi, il regardait d'un air +insouciant ceux qui l'entouraient et semblait ne les pas voir et n'en +connaître aucun. + +Gondi, jetant les yeux sur lui, l'aborda sans hésiter. + +--Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n'ai pas l'honneur de vous +connaître; mais une partie d'escrime ne peut jamais déplaire à un +homme comme il faut; et, si vous voulez être mon second, dans un quart +d'heure nous serons sur le pré. Je suis Paul de Gondi, et j'ai appelé +M. de Launay, qui est au Cardinal, fort galant homme d'ailleurs. + +L'inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui répondit sans +changer d'attitude: + +--Et quels sont ses seconds? + +--Ma foi, je n'en sais rien; mais que vous importe qui le servira? On +n'en est pas plus mal avec ses amis pour leur avoir donné un petit coup +de pointe. + +L'étranger sourit nonchalamment, resta un instant à passer sa main +dans ses longs cheveux châtains, et lui dit enfin avec indolence et +regardant à une grosse montre ronde suspendue à sa ceinture: + +--Au fait, monsieur, comme je n'ai rien de mieux à faire et que je n'ai +pas d'amis ici, je vous suis: j'aime autant faire cela qu'autre chose. + +Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes noires, il partit +lentement, suivant le martial abbé, qui allait vite devant lui et +revenait le hâter, comme un enfant qui court devant son père, ou un +jeune carlin qui va et revient vingt fois avant d'arriver au bout d'une +allée. + +Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ouvrirent les +grands rideaux qui séparaient la galerie de la tente du roi, et le +silence s'établit partout. On commença à entrer successivement et avec +lenteur dans la demeure passagère du prince. Il reçut avec grâce toute +sa cour, et c'était lui-même qui le premier s'offrait à la vue de +chaque personne introduite. + +Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout +le roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne; son +costume était fort élégant: une sorte de veste couleur chamois, avec +les manches ouvertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le +couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausse large et flottant ne +lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était +ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant +guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, +étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles +semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau +de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le +bras gauche du roi, appuyé sur le pommeau de son épée. + +Il avait la tête découverte, et l'on voyait parfaitement sa figure +pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente +laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors +augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi +l'expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique, +à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des +Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard; +ses yeux semblaient rougis par les larmes et voilés par un sommeil +perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré. + +Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'écouter avec +attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu'il attendait à +chaque minute, en se balançant un peu d'un pied sur l'autre, habitude +héréditaire de sa famille; il parlait avec assez de vitesse, mais +s'interrompant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de la +main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément. + +Il y avait deux heures pour ainsi dire que l'on passait devant le Roi +sans que le Cardinal eût paru, toute la cour était accumulée et serrée +derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolongeaient +derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à +séparer les noms des courtisans que l'on annonçait. + +--Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal, dit le Roi en se +retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour +l'encourager à répondre. + +--Sire, on le croit fort malade en cet instant, répartit celui-ci. + +--Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le +duc de Beaufort. + +--Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux +du Cardinal sont toujours si mystérieux, que nous avouons n'y rien +connaître. + +Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des +forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable, +mais si difficile à soulever. Il croyait presque y avoir réussi, +et, soutenu par l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il +s'applaudissait déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême +et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se croyait. Un +trouble involontaire au fond du coeur lui disait bien que, cette heure +passée, tout le fardeau de l'Etat allait retomber sur lui seul; mais il +parlait pour s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant +le sentiment intime qu'il avait de son impuissance à régner, il ne +laissait plus flotter son imagination sur le résultat des entreprises, +se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui +peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaient sur ses lèvres. + +--Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de loin à +Fabert.--Eh bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour La +Valette. + +Puis touchant le bras de Mazarin: + +--Il n'est pas si difficile que l'on croit de mener tout un royaume, +n'est-ce pas? + +L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le commun des +courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre: + +--Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et +au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses +instruments et à les diriger, et... + +Mais le duc de Beaufort, l'interrompant avec cette confiance, cette +voix élevée et cet air qui lui méritèrent par la suite le surnom +d'_Important_, s'écria tout haut de sa tête: + +--Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme +un cheval avec l'éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons +cavaliers, on n'a qu'à prendre parmi nous tous. + +Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de faire son effet, car +deux huissiers à la fois crièrent:--Son Eminence! + +Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit; +mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui +n'échappa point au ministre. + +Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur +deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de +cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s'avança vers le Roi +lentement, et s'arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances +qui l'y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu'il +avait en face. Un coup d'oeil lui suffit. + +Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et, de tous ceux qui +la remplissaient, pas un n'eut l'assurance de le saluer ou de jeter +un regard sur lui; La Valette même feignait d'être fort occupé d'une +conversation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, +affecta de le saluer légèrement et de continuer un _a parte_ à voix +basse avec le duc de Beaufort. + +Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s'arrêter et de +passer du côté de la foule des courtisans, comme s'il eût voulu s'y +confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près; ils +reculèrent tous, comme à l'aspect d'un lépreux; le seul Fabert s'avança +vers lui avec l'air franc et brusque qui lui était habituel, et, +employant dans son langage les expressions de son métier: + +--Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d'eux comme un +boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux. + +--Et vous tenez ferme devant moi comme devant l'ennemi, dit le +Cardinal-duc; vous n'en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert. + +Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et, +donnant à ses traits mobiles l'expression d'une tristesse profonde, lui +fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe +du Roi, de sorte que l'on pouvait les prendre de là pour ces saluts +froids et précipités que l'on fait à quelqu'un dont on veut se défaire, +et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d'une discrète et +silencieuse douleur. + +Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard +fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers +imminents, il s'appuya de nouveau sur ses pages, et, sans attendre +un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti +et marcha directement vers lui en traversant la tente dans toute sa +longueur. Personne ne l'avait perdu de vue, tout en faisant paraître +le contraire, et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi; tous les +courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter. + +Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit lui manquant +totalement, il demeura immobile et attendit avec un regard glacé, qui +était sa seule force, force d'inertie très grande dans un prince. + +Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'inclina pas; mais, sans +changer d'attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur +l'épaule des deux enfants à demi courbés, il dit: + +--Sire, je viens supplier Votre Majesté de m'accorder enfin une +retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé +chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; l'éternité +s'approche pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais +le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez +remis entre les mains un royaume faible et divisé; je vous le rends +uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon oeuvre est +accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à +Cîteaux, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière +et la méditation. + +Le Roi, choqué de quelques expressions hautaines de ces paroles, ne +donna aucun des signes de faiblesse qu'attendait le Cardinal, et qu'il +lui avait vus toutes les fois qu'il l'avait menacé de quitter les +affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le +regarda en roi et dit froidement: + +--Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et +nous vous souhaitons le repos que vous demandez. + +Richelieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de colère qui ne laissa +nulle trace sur ses traits. «Voilà bien cette froideur, se dit-il +en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne +m'échapperas pas ainsi.» Il reprit la parole en s'inclinant: + +--La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre +Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé +de mes deniers dans Paris. + +Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise +agita un moment la cour attentive. + +--Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu'elle veuille +m'accorder la révocation d'une rigueur que j'ai provoquée (je l'avoue +publiquement), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile +au repos de l'État. Oui, quand j'étais de ce monde, j'oubliais trop +mes plus anciens sentiments de respect et d'attachement pour le bien +général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je +vois que j'ai eu tort; et je me repens. + +L'attention redoubla, et l'inquiétude du Roi devint visible. + +--Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours aimée, malgré +ses torts envers vous et l'éloignement que les affaires du royaume +me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j'ai dû beaucoup, et +qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre +vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de +l'exil: je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère. + +Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loin de +s'attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur +toutes les physionomies. On attendait en silence les paroles royales. +Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce +regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous +les services infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, +sa surprenante capacité, et s'étonna d'avoir voulu s'en séparer; il +se sentit profondément attendri à cette demande, qui allait chercher +sa colère au fond de son coeur pour l'en arracher, et lui faisait +tomber des mains la seule arme qu'il eût contre son ancien serviteur; +l'amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses +yeux; heureux d'accorder ce qu'il désirait le plus au monde, il tendit +la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon. Le +Cardinal s'inclina, la baisa avec respect; et son coeur, qui aurait dû +se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d'un orgueilleux +triomphe. + +Le prince, touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers +sa cour, et dit d'une voix très émue: + +--Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître +un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais, +j'espère, puisqu'il a un coeur aussi bon que sa tête. + +Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du manteau du +Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant, et le jeune Mazarin en +fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage +rayonnant de joie et d'attendrissement avec l'admirable souplesse +italienne. Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'autre +sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit que le second, +quoique moins direct, n'adressait au prince que les remercîments que +pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l'un l'encens +qu'il destinait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe +de tête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, et +se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un +étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.--Le +maréchal d'Estrées et tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulême, +le duc d'Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les +grands officiers de l'armée et de la couronne l'entouraient, et +chacun d'eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût +achevé pour apporter le sien, craignant qu'on ne s'emparât du madrigal +flatteur qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation qu'il +inventait. Pour Fabert, il s'était retiré dans un coin de la tente, +et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il +causait avec Montrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis +jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait +trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une extrême +maladresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en +vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues; et on +disait qu'il revenait d'une bataille gagnée comme le cheval du Roi de +la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la +curée, sans chercher à rappeler la part qu'il avait eue au triomphe. + +L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes +de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux +interrompu par des rires agréables, et l'éclat des protestations +d'attachement, étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix +du Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier:--Cette pauvre +Reine! nous allons donc la revoir! je n'aurais jamais osé espérer +ce bonheur avant de mourir! Le Roi l'écoutait avec confiance et ne +cherchait pas à cacher sa satisfaction:--C'est vraiment une idée qui +lui est venue d'en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel +on m'avait tant fâché, ne songeait qu'à l'union de ma famille; depuis +la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté de plus vive satisfaction +qu'en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le +royaume. + +En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l'oreille du prince. + +--Un courrier de Cologne? dit le Roi; qu'il m'attende dans mon cabinet. + +Puis, n'y tenant pas:--J'y vais, j'y vais, dit-il. Et il entra seul +dans une petite tente carrée attenante à la grande. On y vit un jeune +courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s'abaissèrent sur +le Roi. + +Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les +adorations; mais on s'aperçut qu'il ne les recevait plus avec la même +présence d'esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et +témoigna un trouble qui n'était pas joué; ses regards durs et inquiets +se tournaient vers le cabinet: il s'ouvrit tout à coup; le Roi reparut +seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à l'ordinaire +et tremblait de tout son corps; il tenait à la main une large lettre +couverte de cinq cachets noirs. + +--Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecoupée, la Reine-mère +vient de mourir à Cologne, et je n'ai peut-être pas été le premier à +l'apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Cardinal +impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque +des lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi. + +Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux. + +La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de +tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'il était entré, mais +en vainqueur. + + + + +CHAPITRE IX + +LE SIÈGE + + Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione supra la mia + figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli + omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei + in servizio della Chiesa apostolica. + + BENVENUTO CELLINI. + + +Il est des moments dans la vie où l'on souhaite avec ardeur les fortes +commotions pour se tirer des petites douleurs; des époques où l'âme, +semblable au lion de la fable et fatiguée des atteintes continuelles +de l'insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers +de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette +disposition d'esprit, qui naît toujours d'une sensibilité maladive des +organes et d'une perpétuelle agitation du coeur. Las de retourner sans +cesse en lui-même les combinaisons d'événements qu'il souhaitait et +celles qu'il avait à redouter; las d'appliquer à des probabilités tout +ce que sa tête avait de force pour les calculs, d'appeler à son secours +tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes +illustres pour le rapprocher de sa situation présente; accablé de ses +regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes +et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son +voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel +presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables +rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être. + +Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n'avait +pu reprendre assez d'empire sur son esprit pour s'occuper d'autre +chose que de ses chères et douloureuses pensées; et une sorte de +consomption s'emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au +camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d'accepter la +proposition de l'abbé de Gondi; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars +dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si +mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin. + +Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp +assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et +servir comme aides de camp des généraux; il s'y rendit promptement, +fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait +encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du +rendez-vous. Il s'y trouva le premier, et reconnut qu'un petit champ +de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort +bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides; car, outre +que personne n'eût soupçonné des officiers d'aller se battre sous la +ville même qu'ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp +français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon +de prendre ces précautions, car il n'en coûtait pas moins que la tête +alors pour s'être donné la satisfaction de risquer son corps. + +En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps +d'examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait. +Il avait entendu dire que ce n'était pas ces ouvrages que l'on +attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets. +Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l'Albère +et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d'attaque et des +redoutes contre le point accessible; mais pas un soldat de l'armée +n'y était placé; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord +de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique +nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu'un +terrain en apparence marécageux, mais très solide, conduisait jusqu'au +pied du bastion espagnol; que ce poste était gardé avec toute la +négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par +ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et +garnis de quatre pièces de canon d'un énorme calibre, encaissées dans +du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre +une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur. + +Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux +assiégeants l'idée d'attaquer ce point, et aux assiégés celle d'y +multiplier les moyens de défense. Aussi, d'un côté, les postes avancés +et les vedettes étaient fort éloignés; de l'autre, les sentinelles +étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue +escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante +dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et +s'arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des +fossés et du marais. + +--_Senor Caballero_, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le +bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la +Mancha? + +Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu'il avait au côté, la +planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster, +lorsqu'un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun, +lui dit dans sa langue: + +--_Ambrosio de demonio_, ne sais-tu pas bien qu'il est défendu de +perdre la poudre inutilement jusqu'aux sorties ou aux attaques, pour +avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! C'est +ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle +endormie. Fais ton devoir, ou je l'imiterai. + +Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté, +et reprit sa promenade sur le rempart. + +Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s'était +contenté d'élever les rênes de son cheval et de lui approcher les +éperons, sachant que d'un saut de ce léger animal il serait transporté +derrière un petit mur d'une cabane qui s'élevait dans le champ où il +se trouvait, et serait à l'abri du fusil espagnol avant que l'opération +de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d'ailleurs qu'une +convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne +fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un +assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s'était +disposé ainsi à l'attaque fût dans l'ignorance des consignes pour +l'avoir fait. Le jeune d'Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent: +et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il +reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui +se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus +grand galop ne le saluèrent pas; mais, s'arrêtant presque sur lui, se +jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou, +qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de +tout son coeur, s'écriait: + +--Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment +d'immoler un coquin qui n'est pas de la famille du Roi des rois, je +vous assure! + +--Eh quoi! c'est vous, cher Cinq-Mars! s'écriait de Thou; quoi! sans +que j'aie su votre arrivée au camp? Oui, c'est bien vous; je vous +reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher +ami? je vous ai écrit bien souvent; car notre amitié d'enfance m'est +demeurée bien avant dans le coeur. + +--Et moi, répondit Henri d'Effiat, j'ai été bien coupable envers vous: +mais je vous conterai tout ce qui m'étourdissait; je pourrai vous en +parler, et j'avais honte de vous l'écrire. Mais que vous êtes bon! +votre amitié ne s'est point lassée. + +--Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je savais qu'il ne +pouvait y avoir d'orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans +la vôtre. + +Avec ces paroles, ils s'embrassaient les yeux humides de ces larmes +douces que l'on verse si rarement dans la vie, et dont il semble +cependant que le coeur soit toujours chargé, tant elles font de bien en +coulant. + +Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots, Gondi n'avait cessé +de les tirer par leur manteau en disant: + +--A cheval! à cheval! messieurs. Eh! pardieu, vous aurez le temps +de vous embrasser, si vous êtes si tendres; mais ne vous faites pas +arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui +arrivent. Nous sommes dans une mauvaise position, avec ces trois +gaillards-là en face, les archers pas loin d'ici, et les Espagnols +là-haut; il faut tenir tête à trois feux. + +Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas +de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les +partisans du Cardinal, _embarqua_ son cheval au petit galop, selon +les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu'on y +reçoit, s'avança de très bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les +salua gravement: + +--Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et +de prendre du champ; car il est question d'attaquer les lignes et il +faut que je sois à mon poste. + +--Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, +je serai bien aise de me trouver en face de vous; car je n'ai point +oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont; vous savez +mon avis sur votre insolente visite chez ma mère. + +--Vous êtes jeune, monsieur; j'ai rempli chez madame votre mère les +devoirs d'homme du monde; chez le maréchal, ceux de capitaine des +gardes; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l'abbé qui m'a appelé; +et ensuite j'aurai cet honneur avec vous. + +--Si je vous le permets, dit l'abbé déjà à cheval. + +Ils prirent soixante pas de champ, et c'était tout ce qu'offrait +d'étendue le pré qui les renfermait; l'abbé de Gondi fut placé entre +de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts, +où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent, +comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur +était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu'à leurs +combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur +physionomie tient du sang arabe. + +A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se +rencontrèrent sans se heurter au milieu de l'arène; à l'instant six +coups de pistolet s'entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit +les combattants. + +Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux, +que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à +cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui; à l'autre +extrémité, de Thou s'approchait du sien, dont il avait tué le cheval, +et l'aidait à se relever; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait +plus ni l'un ni l'autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude, +aperçut en avant le cheval de l'abbé qui sautait et caracolait, +traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans +l'étrier et jurait comme s'il n'eût jamais étudié autre chose que le +langage des camps: il avait le nez et les mains tout en sang de sa +chute et de ses efforts pour s'accrocher au gazon, et voyait avec assez +d'humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se +diriger vers le fossé rempli d'eau qui entourait le bastion, lorsque +heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval, +le saisit par la bride et l'arrêta. + +--Eh bien! mon cher abbé, je vois que vous n'êtes pas bien malade, car +vous parlez énergiquement. + +--Par la corbleu! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu'il +avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce +géant, il a bien fallu me pencher en avant et m'élever sur l'étrier; +aussi ai-je un peu perdu l'équilibre; mais je crois qu'il est à terre +aussi. + +--Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva; voilà +son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est +emportée; il faut songer à nous évader. + +--Nous évader? c'est assez difficile, messieurs, dit l'adversaire de +Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l'attaque; je ne +croyais pas qu'il partît si tôt: si nous retournons, nous rencontrerons +les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point. + +--M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous ne retournons +pas, voici les Espagnols qui courent aux armes et nous feront siffler +des balles sur la tête. + +--Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; appelez donc M. de Montrésor, qui +s'occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous +ne l'avez pas blessé, monsieur de Thou? + +--Non, monsieur l'abbé, tout le monde n'a pas la main si heureuse que +la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de +sa chute; nous n'aurons pas le temps de continuer avec l'épée. + +--Quant à continuer, je n'en suis pas, messieurs, dit Fontrailles; +M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi: mon pistolet avait +fait long feu, et, ma foi, le sien s'est appuyé sur ma joue, j'en sens +encore le froid; il a eu la bonté de l'ôter et de le tirer en l'air; je +ne l'oublierai jamais, et je suis à lui à la vie à la mort. + +--Il ne s'agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars; voici +une balle qui m'a sifflé à l'oreille; l'attaque est commencée de toutes +parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis. + +En effet, la canonnade était générale; la citadelle, la ville et +l'armée étaient couvertes de fumée; le bastion seul qui leur faisait +face n'était pas attaqué; et ses gardes semblaient moins se préparer à +le défendre qu'à examiner le sort des fortifications. + +--Je crois que l'ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée +a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent +pendant que le canon de la place les protège. + +--Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n'avait cessé d'observer les murailles, +nous pourrions prendre un parti: ce serait d'entrer dans ce bastion mal +gardé. + +--C'est très bien dit, monsieur, dit Fontrailles; mais nous ne sommes +que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et +faciles à compter. + +--Ma foi, l'idée n'est pas mauvaise, dit Gondi: il vaut mieux être +fusillé là-haut que pendu là-bas, si l'on vient à nous trouver; car ils +doivent déjà s'être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et +toute la cour sait notre affaire. + +--Parbleu! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient. + +Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux +au plus grand galop; des habits rouges les faisaient voir de loin; +ils semblaient avoir pour but de s'arrêter dans le champ même où se +trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux +y furent-ils, que les cris de _halte_ se répétèrent et se prolongèrent +par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers. + +--Allons au-devant d'eux, ce sont les gens d'armes de la garde du Roi, +dit Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois +aussi beaucoup de chevau-légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre, +car je crois qu'ils sont _ramenés_. + +Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore _en +déroute_ dans le langage militaire. Tous les cinq s'avancèrent vers +cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était +très juste. Mais, au lieu de la consternation qu'on pourrait attendre +en pareil cas, ils ne trouvèrent qu'une gaieté jeune et bruyante, et +n'entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies. + +--Ah! pardieu, Cahuzac, disait l'un, ton cheval courait mieux que le +mien; je crois que tu l'as exercé aux chasses du Roi. + +--C'est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le +premier ici, répondait l'autre. + +--Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger +quatre cents contre huit régiments espagnols. + +--Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache est bien arrangé! il a l'air d'un +saule pleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l'enterrement. + +--Eh! messieurs, je vous l'ai dit d'avance, répondait d'assez mauvaise +humeur ce jeune officier; j'étais sûr que ce capucin de Joseph, qui +se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du +Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l'honneur de +vous commander avaient refusé la charge? + +--Non! non! non! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant +rapidement leurs rangs. + +--J'ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux +blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l'on +vous ordonnait de monter à l'assaut à cheval, vous le feriez. + +--Bravo! bravo! crièrent tous les gens d'armes en battant des mains. + +--Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s'approchant, voici +l'occasion d'exécuter ce que vous avez promis; je ne suis qu'un simple +volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi +examinons ce bastion, et je crois qu'on en pourrait venir à bout. + +--Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour... + +En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint +casser la tête au cheval du vieux capitaine. + +--Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l'assaut, l'assaut! +crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort. + +--Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se +relevant, je vous y conduirai, s'il vous plaît; guidez-nous, monsieur +le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut +répondre poliment. + +A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval que lui amenait un de +ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement, +toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont +les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans +les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui +comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s'enfoncèrent que +jusqu'aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus +grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon +au pied des remparts à demi ruinés. Dans l'ardeur du passage, Cinq-Mars +et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur +le rempart même; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois +animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres. + +--Pied à terre, messieurs! cria le vieux Coislin; le pistolet et +l'épée, et en avant! abandonnez vos chevaux. + +Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule à la brèche. + +Cependant de Thou, que son sang-froid n'abandonnait jamais non plus que +son amitié, n'avait pas perdu de vue son jeune Henri, et l'avait reçu +dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui +rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré +les balles qui pleuvaient de tous côtés: + +--Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette +bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement? + +--Parbleu, dit Montrésor qui s'avançait, voici l'abbé qui vous justifie +bien. + +En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les chevau-légers, +criait de toutes ses forces:--Trois duels et un assaut! J'espère que +j'y perdrai ma soutane, enfin! + +Et, en disant ces mots, il frappait d'estoc et de taille sur un grand +Espagnol. + +La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas +longtemps contre les officiers français, et pas un d'eux n'eut le temps +ni la hardiesse de recharger son arme. + +--Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris! s'écria +Locmaria en jetant son chapeau en l'air. + +Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des +compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l'épée dans la +main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se +faisant autant de mal à eux-mêmes qu'à l'ennemi par leur empressement, +débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l'eau versée +d'un vase dont l'entrée est trop étroite jaillit par torrents au +dehors. + +Dédaignant de s'occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs +genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer, +et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en +vacances, riant de tout leur coeur comme après une partie de plaisir. + +Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait +d'un air sombre. + +--Quels démons est-ce là, Ambrosio? disait-il à un soldat. Je ne les ai +pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi +composée, il est bien bon de ne pas conquérir l'Europe. + +--Oh! je ne les crois pas bien nombreux; il faut que ce soit un corps +de pauvres aventuriers qui n'ont rien à perdre et tout à gagner par le +pillage. + +--Tu as raison, dit l'officier; je vais tâcher d'en séduire un pour +m'échapper. + +Et, s'approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger, +d'environ dix-huit ans, qui était à l'écart assis sur le parapet; il +avait le teint blanc et rose d'une jeune fille, sa main délicate tenait +un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d'un blond +d'argent; il regardait l'heure à une grosse montre ronde couverte de +rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un noeud de rubans. + +L'Espagnol étonné s'arrêta. S'il ne l'eût vu renverser ses soldats, il +ne l'aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit +de repos. Mais, prévenu par les idées d'Ambrosio, il songea qu'il se +pouvait qu'il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements +d'une femme; et, l'abordant brusquement, lui dit: + +--_Hombre!_ je suis officier; veux-tu me rendre la liberté et me faire +revoir mon pays? + +Le jeune Français le regarda avec l'air doux de son âge, et, songeant à +sa propre famille, lui dit: + +--Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous +accordera sans doute ce que vous demandez; votre famille est-elle de +Castille ou d'Aragon? + +--Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera +attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais +évader. + +Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre +de la fureur; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant: De +l'argent, à moi! va-t'en, imbécile! le jeune homme donna sur la joue +de l'Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un +long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut +le lui plonger facilement dans le coeur: mais, leste et vigoureux, +l'adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l'élevant avec force +au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l'Espagnol +frémissant de rage. + +--Eh! eh! eh! doucement, Olivier! Olivier! crièrent de toutes parts ses +camarades accourant: il y a assez d'Espagnols par terre. + +Et ils désarmèrent l'officier ennemi. + +--Que ferons-nous de cet enragé? disait l'un. + +--Je n'en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l'autre. + +--Il mérite d'être pendu, disait un troisième; mais, ma foi, messieurs, +nous ne savons pas pendre; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui +passe dans la plaine. + +Et cet homme sombre et calme, s'enveloppant de nouveau dans son +manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d'Ambrosio, pour aller +joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de +ces jeunes fous. + +Cependant la première troupe d'assiégeants, étonnée de son succès, +l'avait suivi jusqu'au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin, +avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin +qu'il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne +pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement +et en causant, rejoindre de Thou et l'abbé de Gondi, qu'ils trouvèrent +riant avec les jeunes chevau-légers. + +--Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne +pouvions pas manquer de triompher. + +--Comment donc? mais c'est qu'elles ont frappé aussi fort que nous! + +Ils se turent à l'approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à +chuchoter et à demander son nom, puis tous l'entourèrent et lui prirent +la main avec transport. + +--Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine; c'est, comme +disaient nos pères, _le mieux faisant de la journée_. C'est un +volontaire qui doit être présenté aujourd'hui au Roi par le Cardinal. + +--Par le Cardinal! nous le présenterons nous-mêmes, ah! qu'il ne soit +pas _Cardinaliste_[4], il est trop brave garçon pour cela, disaient +avec vivacité tous ces jeunes gens. + + [4] La France et l'armée étaient divisées en Royalistes et + Cardinalistes. + +--Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d'Entraigues +en s'approchant, car j'ai été son page, et je le connais parfaitement. +Servez plutôt dans les Compagnies Rouges; allez, vous aurez de bons +camarades. + +Le vieux marquis évita l'embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant +sonner les trompettes pour rallier ses brillantes compagnies. Le canon +avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l'avertir que +le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de +la journée; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce qui fut +assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un +lieu où il semblait impossible qu'une autre troupe que l'infanterie eût +jamais pu pénétrer. + + + + +CHAPITRE X + +LES RÉCOMPENSES + + LA MORT. + + Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux + Courent bride abattue au-devant de mes coups. + Agitez tous leurs sens d'une rage insensée. + Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée. + + N. LEMERCIER, _Panhypocrisiade_. + + +«Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit +Richelieu; pour ouvrir une source d'émotions qui détourne de la douleur +cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j'y consens; que +Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des +coups qu'il voudrait et n'ose me donner; que sa colère s'éteigne dans +ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas +mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera +française pour toujours que dans deux ans, elle viendra dans mes filets +seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons: +méditez vos opérations, savants capitaines; précipitez-vous, jeunes +guerriers; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter +vos efforts; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire +pour vous égarer.» + +Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc +avant l'attaque dont on vient de voir une partie. Il s'était placé +à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces; de ce +point il pouvait voir la plaine du Roussillon, devant lui, s'inclinant +jusqu'à la Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses +bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et +sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes +l'enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au +sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l'orient, la mer +semblait en être la corde argentée. A sa droite s'élevait ce mont +immense que l'on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux +rivières dans la plaine. La ligne française s'étendait jusqu'au pied +de cette barrière de l'occident. Une foule de généraux et de grands +seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas +de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au +plus petit pas la ligne d'opérations, et ensuite était revenu se placer +immobile sur cette hauteur, d'où son oeil et sa pensée planaient sur +les destinées des assiégeants et des assiégés. L'armée avait les yeux +sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les +armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour +agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l'admiration +en avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre +eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l'esprit +d'aucun homme de sourire ou même de s'étonner que la cuirasse revêtit +un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima +toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses. +Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement guerrier: +c'était un habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse +couleur d'eau; l'épée au côté des pistolets à l'arçon de sa selle, +et un chapeau à plumes qu'il mettait rarement sur sa tête, où il +conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui: +l'un portait ses gantelets, l'autre son casque, et le capitaine de ses +gardes était à son côté. + +Comme le Roi l'avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes, +c'était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres; mais +lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de +son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient +avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu'il avait prévu, car +il réglait et calculait les mouvements de ce coeur comme ceux d'une +horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il +avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme +vient l'élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison. +Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et +sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le +Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant +ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son +impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses +lois avec le ton de la plus profonde obéissance. + +--Je veux que l'on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en +arrivant; c'est-à-dire, ajouta-t-il avec un air d'insouciance, lorsque +tous vos préparatifs seront faits et à l'heure dont vous serez convenu +avec nos maréchaux. + +--Sire, si j'osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût +pour agréable d'attaquer dans un quart d'heure, car, la montre en main, +il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne. + +--Oui, oui, c'est bon, monsieur le Cardinal; je le pensais aussi; +je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout moi-même. +Schomberg, Schomberg! dans un quart d'heure je veux entendre le canon +du signal, je le veux! + +En partant pour commander la droite de l'armée, Schomberg ordonna, et +le signal fut donné. + +Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La +Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce +que les artilleurs sentaient qu'on les avait dirigés sur deux points +inexpugnables, et qu'avec leur expérience, et surtout le sens droit et +la vue prompte du soldat français, chacun d'eux aurait pu indiquer la +place qu'il eût fallu choisir. + +Le Roi fut frappé de la lenteur des feux. + +--La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne +vont pas; vos canonniers dorment. + +Le maréchal, les mestres de camp d'artillerie étaient présents, +mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur +le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et +ils l'imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n'était pas aux +soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de +batteries; et c'était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire +plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations +des chefs. + +Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d'avoir commis, par +cette question, quelque erreur grossière dans l'art militaire, +rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui +l'accompagnaient, leur dit pour prendre contenance: + +--D'Angoulême, Beaufort, c'est bien ennuyeux, n'est-il pas vrai? nous +restons là comme des momies. + +Charles de Valois s'approcha et dit: + +--Il me semble, Sire, que l'on n'a pas employé ici les machines de +l'ingénieur Pompée-Targon. + +--Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu, +c'est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que +Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine +préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de +La Meilleraie m'a dit ce matin qu'il avait proposé d'en faire approcher +pour ouvrir la tranchée. Ce n'était ni le Castillet, ni ces six grands +bastions de l'enveloppe, ni la demi-lune qu'il fallait attaquer. Si +nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous +montrera le poing longtemps encore. + +Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit +seulement signe à Fabert de s'approcher; celui-ci sortit du groupe qui +le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du +capitaine de ses gardes. + +Le duc de La Rochefoucault, s'approchant du Roi, prit la parole: + +--Je crois, Sire, que notre peu d'action à ouvrir la brèche donne de +l'insolence à ces gens-là, car voici une sortie nombreuse qui se dirige +justement vers Votre Majesté; les régiments de Biron et de Ponts se +replient en faisant leurs feux. + +--Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons +rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie avec moi, +d'Angoulême. Où est-elle, Cardinal? + +--Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de +dragons et les carabins de la Roque; vous voyez en bas mes Gens d'armes +et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir, +car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin, +toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir. + +Il parla bas au capucin, qui l'avait accompagné affublé d'un habit +militaire qu'il portait gauchement, et qui s'avança aussitôt dans la +plaine. + +Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole +sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre, +tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et +se rangeait dans la plaine. L'armée française, en bataille au pied de +la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et +des fascines, vit avec effroi les Gens d'armes et les Chevau-légers +pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre. + +--Sonnez donc la charge! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est +perdu. + +Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui; +mais, avant qu'il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les +deux Compagnies avaient pris leur parti; lancées avec la rapidité de +la foudre et au cri de _vive le Roi!_ elles fondirent sur la longue +colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs +d'un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au +travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous +l'avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu'ils ne songèrent +qu'à se reformer et non à les poursuivre. + +L'armée battit des mains; le Roi étonné s'arrêta; il regarda autour de +lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l'attaque; toute la +valeur de sa race étincela dans les siens; il resta encore une seconde +comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et +savourant l'odeur de la poudre; il semblait reprendre une autre vie et +redevenir Bourbon; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés +par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le +soleil éclatant, il s'écria: + +--Suivez-moi, braves amis! c'est ici que je suis roi de France! + +Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait +l'espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu'elle faisait +trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie +comme elle dans un nuage immense et mobile. + +--A présent, c'est à présent! s'écria de sa hauteur le Cardinal avec +une voix tonnante: qu'on arrache ces batteries à leur position inutile. +Fabert, donnez vos ordres: qu'elles soient toutes dirigées sur cette +infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le +Roi! + +Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s'agite en tous sens; +les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent +et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières +et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement +que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à +coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries +découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant +pas de place à la fumée qui s'élève jusqu'au ciel en formant un nombre +infini de couronnes légères et flottantes; les volées du canon, qui +semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre +formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour +battant la charge; tandis que, de trois points opposés, les rayons +larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes +qui sortaient de la ville assiégée. + +Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l'oeil ardent et le +geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux +qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de +mort s'ils n'obéissaient pas assez vite. + +--Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassins résistent +encore; nos batteries n'ont fait que tuer et n'ont pas vaincu. Trois +régiments d'infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie +et Lesdiguières! qu'on prenne les colonnes par le flanc. Portez l'ordre +au reste de l'armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur +toute la ligne. Un papier! que j'écrive moi-même à Schomberg. + +Un page mit pied à terre et s'avança tenant un crayon et du papier. +Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de +cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui +arrachaient ses douleurs; mais il les dompta et s'assit sur l'affût +d'un canon: le page présenta son épaule comme pupitre en s'inclinant, +et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits +contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates +de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu'il semble, de se tenir +parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher +ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le +génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche. + +«Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant +d'attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez +rien, ce n'est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre, +mais son intention n'est pas que vous donniez un combat général, si +ce n'est avec une notable espérance de gain pour l'avantage qu'une +favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat +devant naturellement retomber sur vous.» + +Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l'affût, +appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur +ses bras, dans l'attitude de l'homme qui ajuste et pointe une pièce, +continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un +vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l'âge, contemple +dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de boeufs qu'il +n'oserait attaquer; de temps en temps son oeil se ranime, l'odeur du +sang lui donne de la joie, et pour n'en pas perdre le goût, il passe +une langue ardente sur sa mâchoire démantelée. + +Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c'étaient à peu près +tous ceux qui l'approchaient) que, depuis son lever jusqu'à la nuit, +il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l'application +de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu'il triompha +des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de +les oublier. C'était cette puissance d'attention et cette présence +continuelle de l'esprit qui le haussaient presque jusqu'au génie. Il +l'aurait atteint s'il ne lui eût manqué l'élévation native de l'âme et +la sensibilité généreuse du coeur. + +Tout s'accomplit sur le champ de bataille comme il l'avait voulu, et sa +fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d'une main +avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement +cette part de grandeur et de bravoure qu'un homme apporte dans son +triomphe. + +Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l'infanterie +furent rejetées brisées dans Perpignan; le reste avait eu le même sort, +et l'on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi +qui le suivaient en se reformant. + +Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de +bataille entièrement nettoyé d'ennemis; il passa fièrement sous le +feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une +secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi +de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix +pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter +à sa réputation de bravoure. + +Cependant à chaque pas qu'il faisait vers la butte où l'attendait +Richelieu, sa physionomie changeait d'aspect et se décomposait +visiblement: il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur +du triomphe tarissait sur son front. A mesure qu'il s'approchait, sa +pâleur accoutumée s'emparait de ses traits comme ayant droit de siéger +seule sur une tête royale; son regard perdait ses flammes passagères et +enfin, lorsqu'il l'eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement +glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l'avait laissé. +Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s'inclina, +et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour +suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les +princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque +distance, formaient comme un nuage autour d'eux. + +L'habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste +qui pût donner le soupçon qu'il eût la moindre part aux événements de +la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre +compte, il n'y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne +sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance +démonstrative; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc, +à côté de ce prince, la droite du camp qu'il n'avait pas eue sous les +yeux de la hauteur où il s'était placé, et vit avec satisfaction que +Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le +maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères, +et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d'inaction +et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite +charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l'amour-propre +caressait l'idée d'avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut +même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg +avaient été infructueux, et lui dit qu'il ne lui en voulait pas, qu'il +venait d'éprouver par lui-même qu'il avait en face des ennemis moins +méprisables qu'on ne l'avait cru d'abord. + +--Pour vous prouver que vous n'avez fait que gagner à nos yeux, +ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous +donnons les grandes et petites entrées près de notre personne. + +Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le +maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête +baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s'en consoler de se +rappeler toutes les actions d'éclat qu'il avait faites durant sa +carrière, et qui étaient demeurées dans l'oubli, leur attribuant +mentalement ces récompenses non méritées pour se réconcilier avec sa +conscience. + +Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le +nez au vent et l'air étonné, s'écria: + +--Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu +fou d'un coup de soleil? Il me semble que je vois sur ce bastion +des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos +Chevau-légers que nous avons crus morts. + +Le Cardinal fronça le sourcil. + +--C'est impossible, monsieur, dit-il; l'imprudence de M. de Coislin a +perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c'est pourquoi +j'osais dire au Roi tout à l'heure que si l'on supprimait ces corps +inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement +parlant. + +--Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort: +mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui +poussent devant eux des prisonniers. + +--Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance; +si j'y retrouve mon vieux Coislin, j'en serai bien aise. + +Il fallut suivre. + +Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa +suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un +grand étonnement qu'on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en +bataille comme un jour de parade. + +--Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque pas un. Eh +bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval. + +--Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d'un air de +dédain; il n'avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du +monde. + +--Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première +fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l'entrevue qui +suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu'il a +fallu verser ici. + +--Il n'y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette +attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux +compagnons d'armes dans les volontaires qui nous ont guidés. + +--Qui sont-ils? dit le prince. + +--Trois d'entre eux se sont retirés modestement, Sire; mais le plus +jeune, que vous voyez, était le premier à l'assaut, et m'en a donné +l'idée. Les deux Compagnies réclament l'honneur de le présenter à Votre +Majesté. + +Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et +découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs et ses grands +cheveux bruns. + +--Voilà des traits qui me rappellent quelqu'un, dit le Roi; qu'en +dites-vous, Cardinal? + +Celui-ci avait déjà jeté un coup d'oeil pénétrant sur le nouveau venu, +et dit: + +--Je me trompe, ou ce jeune homme est... + +--Henry d'Effiat, dit à haute voix le volontaire en s'inclinant. + +--Comment donc, Sire, c'est lui-même que j'avais annoncé à Votre +Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du +maréchal. + +--Ah! dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir présenté par ce +bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l'être ainsi quand on porte +le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous +avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de +Thou! qui êtes-vous venu juger? + +--Je crois, Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt condamné à mort +quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place. + +--Je n'ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant; +ce n'est point mon métier; ici je n'ai aucun mérite, j'accompagnais M. +de Cinq-Mars mon ami. + +--Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous +n'oublierons pas ce trait. Cardinal, n'y a-t-il pas quelque présidence +vacante? + +Richelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses haines avaient +toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement; +elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d'inimitié +était une phrase des _Histoires_ du président de Thou, père de +celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du +Cardinal, moine d'abord, puis apostat, souillé de tous les vices +humains. + +Richelieu, se penchant à l'oreille de Joseph, lui dit: + +--Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a mis mon nom dans son +histoire; eh bien! je mettrai son nom dans la mienne. + +En effet, il l'inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour +éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa +question et d'appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir +placé à la cour. + +--Je vous ai promis d'avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit +le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage, +et je lui réserve mieux que cela par la suite, s'il me plaît. +Retirons-nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre +armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre. + +Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de +supprimer l'éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l'escorte quitta +le bastion confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp. + +Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu'elles +avaient faite avec tant de promptitude; leur contenance était grave et +silencieuse. + +Cinq-Mars s'approcha de son ami. + +--Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas +une question flatteuse! + +--En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré +moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai +juge est en haut, que l'on n'aveugle pas. + +--Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s'il le faut, +dit le jeune Olivier en riant. + + + + +CHAPITRE XI + +LES MÉPRISES + + Quand vint le tour de saint Guilin, + Il jeta trois dés sur la table. + Ensuite il regarda le diable, + Et lui dit d'un air très-malin: + Jouons donc cette vieille femme! + Qui de nous deux aura son âme! + + ANCIENNES LÉGENDES. + + +Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé de monter le +cheval de l'un des Chevau-légers blessés dans l'affaire, ayant perdu le +sien au pied du rempart. Pendant l'espace de temps assez long qu'exigea +la sortie des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l'épaule et vit +en se retournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fort +beau. + +--Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval qui lui +appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse de velours +brodée en or qui étaient restées dans le fossé. Hélas! mon Dieu! +quand je pense qu'un Espagnol aurait fort bien pu la prendre, ou même +un Français; car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent +tout ce qu'ils trouvent comme leur appartenant; et puis, comme dit le +proverbe: Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ils auraient +pu prendre aussi, quand j'y pense, ces quatre cents écus en or que M. +le Marquis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes de +ses pistolets. Et les pistolets, quels pistolets! Je les avais achetés +en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi +parfaite que dans ce temps-là. C'était bien assez d'avoir fait tuer le +pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que +je le suis à Tours en Touraine; fallait-il encore exposer des objets +précieux à passer à l'ennemi? + +Tout en faisant ses doléances, ce brave homme achevait de seller le +cheval gris; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses +mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles +et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le +temps de continuer ses discours. + +--Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c'est +que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui +lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute. + +--Comment! tu es venu là, vieux fou! dit Cinq-Mars: ce n'est pas ton +métier; je t'ai dit de rester au camp. + +--Oh! quant à ce qui est de rester au camp, c'est différent, je ne sais +pas rester là; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais +malade si je n'en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c'est bien +le mien d'avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur. +Croyez-vous que, si je l'avais pu, je n'aurais pas sauvé les jours de +cette pauvre petite bête noire qui est là-bas dans le fossé. Ah! comme +je l'aimais, monsieur! un cheval qui a gagné trois prix de course dans +sa vie! Quand j'y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux +qui savaient l'aimer comme moi. Il ne se laissait donner l'avoine que +par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là; +et la preuve, c'est le bout de l'oreille gauche qu'il m'a emporté un +jour, ce pauvre ami; mais ce n'était pas qu'il voulût me faire du mal, +au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de colère quand un +autre l'approchait; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon +animal; je l'aimais tant! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais +d'une main, M. de Locmaria de l'autre. J'ai bien cru d'abord que lui +et ce monsieur allaient se relever; mais malheureusement il n'y en a +qu'un qui soit revenu en vie, et c'était celui que je connaissais le +moins. Vous avez l'air d'en rire, de ce que je dis sur votre cheval, +monsieur; mais vous oubliez qu'en temps de guerre le cheval est l'âme +du cavalier, oui, monsieur, son âme, car, qui est-ce qui épouvante +l'infanterie! c'est le cheval. Ce n'est certainement point l'homme qui, +une fois lancé, n'y fait guère plus qu'une botte de foin. Qui est-ce +qui fait bien des actions que l'on admire! c'est encore le cheval! Et +quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu'il se trouve malgré +lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n'y gagne que +des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course? c'est le cheval, +qui ne soupe guère mieux qu'à l'ordinaire, tandis que son maître met +l'or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous +les seigneurs comme s'il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse +le chevreuil et qui n'en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent? +c'est encore le cheval! tandis qu'il arrive quelquefois qu'on le mange +lui-même, ce pauvre animal; et, dans une campagne avec M. le maréchal, +il m'est arrivé... Mais qu'avez-vous donc, monsieur le marquis? vous +pâlissez... + +--Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou +ce que tu voudras, car je sens une douleur brûlante; je ne sais ce que +c'est. + +--Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque +balle; mais _le plomb est ami de l'homme_. + +--Il me fait cependant bien mal! + +--Ah! _qui aime bien châtie bien_, monsieur: ah! le plomb! il ne faut +pas dire du mal du plomb; qui est-ce qui... + +Tout en s'occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-dessous du genou, +le bonhomme allait commencer l'apologie du plomb aussi sottement qu'il +avait fait celle du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître, +de prêter l'oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs +soldats suisses restés très près d'eux après le départ de toutes +les troupes; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, et semblaient +s'occuper de deux hommes que l'on voyait au milieu de trente soldats +environ. + +D'Effiat tendant toujours son pied à son domestique et appuyé sur la +selle de son cheval, chercha, en écoutant attentivement, à comprendre +leurs paroles; mais il ignorait absolument l'allemand, et ne put +rien deviner de leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et +écoutait aussi très sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout +son coeur, se tenant les côtes, ce que l'on ne lui avait jamais vu +faire. + +--Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents qui se disputent pour savoir +lequel on doit pendre des deux Espagnols qui sont là; car vos camarades +rouges ne se sont pas donné la peine de le dire; l'un de ces Suisses +prétend que c'est l'officier; l'autre assure que c'est le soldat, et +voilà un troisième qui vient de les mettre d'accord. + +--Et qu'a-t-il dit? + +--Il a dit de les pendre tous les deux. + +--Doucement! doucement! s'écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour +marcher. + +Mais il ne put s'appuyer sur sa jambe. + +--Mets-moi à cheval, Grandchamp. + +--Monsieur, vous n'y pensez pas, votre blessure... + +--Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite. + +Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d'après un +autre ordre très absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine, +prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser +s'y attacher; car l'officier, avec le sang-froid de son énergique +nation, avait passé lui-même autour de son cou le noeud coulant d'une +corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée +à l'arbre pour y nouer l'autre bout. Le soldat, avec le même calme +insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait +l'échelle. + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + +Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas officier +suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux +prisonniers étaient à lui, et qu'il allait les faire conduire à sa +tente; qu'il était capitaine aux gardes, et s'en rendait responsable. +L'Allemand, toujours discipliné, n'osa répliquer; il n'y eut de +résistance que de la part du prisonnier. L'officier, encore au haut de +l'échelle, se retourna, et parlant de là comme d'une chaire, dit avec +un rire sardonique: + +--Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici? Qui t'a dit que +j'aime à vivre? + +--Je ne m'en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m'importe ce que vous +deviendrez après; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît +injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez. + +--C'est bien dit, reprit l'Espagnol farouche; tu me plais, toi. J'ai +cru d'abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d'être +reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre; mais +je te haïrai autant qu'auparavant, parce que tu es Français, je t'en +préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t'acquitter +envers moi: c'est moi-même qui t'ai empêché ce matin d'être tué par ce +jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n'a jamais manqué un isard +dans les montagnes de Léon. + +--Soit, dit Cinq-Mars, descendez. + +Il entrait dans son caractère d'être toujours avec les autres tel +qu'ils se montraient dans leurs relations avec lui, et cette rudesse le +rendit de fer. + +--Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp; à votre place +certainement M. le maréchal l'aurait laissé sur son échelle. Allons, +Louis, Étienne, Germain, venez garder les prisonniers de monsieur et +les conduire; voilà une jolie acquisition que nous faisons là; si cela +nous porte bonheur, j'en serai bien étonné. + +Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son cheval, se mit en +marche assez lentement pour ne pas dépasser ces hommes à pied; il +suivit de loin la colonne des Compagnies qui s'éloignaient à la +suite du Roi, et songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir +dire. Un rayon d'espoir lui fit voir l'image de Marie de Mantoue dans +l'éloignement, et il eut un instant de calme dans les pensées. Mais +tout son avenir était dans ce seul mot: _plaire au Roi_; il se mit à +réfléchir à tout ce qu'il a d'amer. + +En ce moment il vit arriver son ami de Thou, qui, inquiet de ce qu'il +était resté en arrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour +le secourir s'il l'eût fallu. + +--Il est tard, mon ami, la nuit s'approche; vous vous êtes arrêté bien +longtemps; j'ai craint pour vous. Qui amenez-vous donc? Pourquoi vous +êtes-vous arrêté? Le Roi va vous demander bientôt. + +Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller, que +l'inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé, ce que n'avait +pu faire le combat. + +--J'étais un peu blessé; j'amène un prisonnier, et je songeais +au Roi. Que peut-il me vouloir, mon ami? Que faut-il faire s'il +veut m'approcher du trône? il faudra plaire. A cette idée, vous +l'avouerai-je? je suis tenté de fuir, et j'espère que je n'aurai pas +l'honneur fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce mot est humiliant! +obéir ne l'est pas autant. Un soldat s'expose à mourir, et tout est +dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de +compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée +dans la destinée d'un courtisan! Ah! de Thou, mon cher de Thou! je +ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l'aie vue +qu'un instant; j'ai quelque chose de sauvage au fond du coeur, que +l'éducation n'a poli qu'à la surface. De loin, je me suis cru propre +à vivre dans ce monde tout-puissant, je l'ai même souhaité, guidé par +un projet bien chéri de mon coeur; mais je recule au premier pas; la +vue du Cardinal m'a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes +auquel j'assistai m'a empêché de lui parler; il me fait horreur, je +ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui +m'épouvante, comme si elle devait m'être funeste. + +--Je suis heureux de vous voir cet effroi: il vous sera salutaire +peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et +en commerce avec la Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la +toucher; vous verrez ce qu'elle est, et par quelle main la foudre est +portée. Hélas! fasse le ciel qu'elle ne vous brûle pas! Vous assisterez +peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations; vous +verrez, vous ferez naître ces caprices d'où sortent les guerres +sanglantes, les conquêtes et les traités; vous tiendrez dans votre +main la goutte d'eau qui enfante les torrents. C'est d'en haut qu'on +apprécie bien les choses humaines, mon ami; il faut avoir passé sur +les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous voyons +grandes. + +--Eh! si j'en étais là, j'y gagnerais du moins cette leçon dont vous +parlez, mon ami; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir +une obligation, cet homme que je connais trop par son oeuvre, que +sera-t-il pour moi? + +--Un ami, un protecteur, sans doute, répondit de Thou. + +--Plutôt la mort mille fois que son amitié! J'ai tout son être et +jusqu'à son nom même en haine; il verse le sang des hommes avec la +croix du Rédempteur. + +--Quelles horreurs dites-vous, mon cher! Vous vous perdrez si vous +montrez au roi ces sentiments pour le Cardinal. + +--N'importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j'en veux prendre +un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l'homme +juste, se dévoilera aux regards du Roi même s'il l'interroge, dût-elle +me coûter la tête. Je l'ai vu enfin ce Roi, que l'on m'avait peint +si faible; je l'ai vu, et son aspect m'a touché le coeur malgré +moi; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il +entendrait la vérité... + +--Oui, mais il n'oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou. +Garantissez-vous de cette chaleur de coeur qui vous entraîne souvent +par des mouvements subits et bien dangereux. N'attaquez pas un colosse +tel que Richelieu sans l'avoir mesuré. + +--Vous voilà comme mon gouverneur, l'abbé Quillet; mon cher et prudent +ami, vous ne me connaissez ni l'un ni l'autre; vous ne savez pas +combien je suis las de moi-même, et jusqu'où j'ai jeté mes regards. Il +me faut monter ou mourir. + +--Quoi! déjà ambitieux! s'écria de Thou avec une extrême surprise. + +Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son +cheval, et ne répondit pas. + +--Quoi! cette égoïste passion de l'âge mûr s'est emparée de vous, à +vingt ans, Henri! L'ambition est la plus triste des espérances. + +--Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que +par elle, tout mon coeur en est pénétré. + +--Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que vous étiez différent +autrefois! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu: +dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort +de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d'admiration et +d'envie; lorsque, nous élevant jusqu'à l'idéal de la plus haute vertu, +nous désirions pour nous dans l'avenir ces malheurs illustres, ces +infortunes sublimes qui font les grands hommes; quand nous composions +pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si +la voix d'un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot +seul d'ambition, nous aurions cru toucher un serpent... + +De Thou parlait avec la chaleur de l'enthousiasme et du reproche. +Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses +mains; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux +pleins de généreuses larmes; il serra fortement la main de son ami et +lui dit avec un accent pénétrant: + +--Monsieur de Thou, vous m'avez rappelé les plus belles pensées +de ma première jeunesse; croyez que je ne suis pas déchu, mais +un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous: je +méprise autant que vous l'ambition qui paraîtra me posséder; la terre +entière le croira, mais que m'importe la terre? Pour vous, noble ami, +promettez-moi que vous ne cesserez pas de m'estimer, quelque chose que +vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures +comme lui. + +--Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en crois +aveuglément; vous me rendez la vie! + +Ils se serraient encore la main avec effusion de coeur, lorsqu'ils +s'aperçurent qu'ils étaient arrivés presque devant la tente du Roi. + +Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu croire qu'un jour +plus doux se levait, car la lune sortait de la mer dans toute sa +splendeur; le ciel transparent du Midi ne se chargeait d'aucun nuage, +et semblait un voile d'un bleu pâle semé de paillettes argentées: +l'air encore enflammé n'était agité que par le rare passage de +quelques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé +sur la terre. L'armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feux +marquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du même +sommeil; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout des armes des +sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou le feu errant des +rondes de nuit; on n'entendait que quelques cris sombres et prolongés +de ces gardes qui s'avertissaient de ne pas dormir. + +C'était seulement autour du Roi que tout veillait, mais à une assez +grande distance de lui. Ce prince avait fait éloigner toute sa suite; +il se promenait seul devant sa tente, et, s'arrêtant quelquefois +à contempler la beauté du ciel, il paraissait plongé dans une +mélancolique méditation. Personne n'osait l'interrompre, et ce qui +restait de seigneurs dans le quartier royal s'était approché du +Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit tertre +de gazon façonné en banc par les soldats; là, il essuyait son front +pâle; fatigué des soucis du jour et du poids inaccoutumé d'une armure, +il congédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs +et polis, ceux qui venaient le saluer en se retirant; il n'avait +déjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. Le +Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce prince ne +lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars se fit +entendre; les gardes du Cardinal le questionnèrent et le laissèrent +s'avancer sans suite, et seulement avec de Thou. + +--Vous êtes arrivé trop tard, jeune homme, pour parler au Roi, dit +d'une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait pas attendre Sa Majesté. + +Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même de Louis XIII +se fit entendre. Ce prince était en ce moment dans une de ces fausses +positions qui firent le malheur de sa vie entière. Irrité profondément +contre son ministre, mais ne se dissimulant pas qu'il lui devait le +succès de la journée, ayant d'ailleurs besoin de lui annoncer son +intention de quitter l'armée et de suspendre le siège de Perpignan, il +était combattu entre le désir de lui parler et la crainte de faiblir +dans son mécontentement; de son côté, le ministre n'osait lui adresser +la parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dans +la tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, mais +ne pouvant non plus se décider à se retirer; tous deux se trouvaient +précisément dans la situation de deux amants brouillés qui voudraient +avoir une explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première +occasion d'en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà à quoi +tiennent ces destinées qu'on appelle grandes. + +--N'est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit le Roi d'une voix haute; qu'il +vienne, je l'attends. + +Le jeune d'Effiat s'approcha à cheval, et à quelques pas du Roi voulut +mettre pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle touché le gazon +qu'il tomba à genoux. + +--Pardon, Sire, je crois que je suis blessé. + +Et le sang sortit violemment de sa botte. + +De Thou l'avait vu tomber, et s'était approché pour le soutenir; +Richelieu saisit cette occasion de s'avancer aussi avec un empressement +simulé. + +--Otez ce spectacle des yeux du Roi, s'écria-t-il; vous voyez bien que +ce jeune homme se meurt. + +--Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même, un Roi de France +sait voir mourir et n'a point peur du sang qui coule pour lui. Ce jeune +homme m'intéresse; qu'on le fasse porter près de ma tente, et qu'il ait +auprès de lui mes médecins; si sa blessure n'est pas grave, il viendra +avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j'en +ai vu assez. D'autres affaires m'appellent au centre du royaume; je +vous laisserai ici commander en mon absence; c'est ce que je voulais +vous dire. + +A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente, précédé par ses +pages et ses officiers tenant des flambeaux. + +Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par de Thou et ses +gens, que le duc de Richelieu, immobile et stupéfait, regardait encore +la place où cette scène s'était passée; il semblait frappé de la foudre +et incapable de voir ou d'entendre ceux qui l'observaient. + +Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaise réception de la veille, +n'osait lui dire un mot, et Joseph avait peine à reconnaître en lui son +ancien maître; il sentit un moment le regret de s'être donné à lui, +et crut que son étoile pâlissait; mais, songeant qu'il était haï de +tous les hommes et n'avait de ressource qu'en Richelieu, il le saisit +par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avec +rudesse: + +--Allons donc, monseigneur, vous êtes une poule mouillée; venez avec +nous. + +Et, comme s'il l'eût soutenu par le coude, mais en effet l'entraînant +malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer dans sa tente +comme un maître d'école fait coucher un écolier pour lequel il redoute +le brouillard du soir: Ce vieillard prématuré suivit lentement les +volontés de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba sur +lui. + + + + +CHAPITRE XII + +LA VEILLÉE + + O coward conscience, how dost thou afflict me! + --The lights burn blue.--It is now dead midnight + Cold fearful drops stand on my trembling flesh. + --What do I fear? myself?... + --I love myself!... + + SHAKSPEARE. + + +A peine le cardinal fut-il dans sa tente qu'il tomba, encore armé et +cuirassé, dans un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir sur sa +bouche et le regard fixe, il demeura dans cette attitude, laissant ses +deux noirs confidents chercher si la méditation ou l'anéantissement l'y +retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait +sur son front. En l'essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en +arrière sa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât, +et retomba la bouche sur ses mains. Le capucin d'un côté, le sombre +magistrat de l'autre, le considéraient en silence, et semblaient, avec +leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d'un mourant. + +Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui semblait plus +propre à dire l'office des morts qu'à donner des consolations, parla +cependant le premier: + +--Si monseigneur veut se souvenir de mes conseils donnés à Narbonne, +il conviendra que j'avais un juste pressentiment des chagrins que lui +causerait un jour ce jeune homme. + +Le maître des requêtes reprit: + +--J'ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez la maréchale +d'Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars montrait plus +d'énergie qu'on ne l'imaginait, et qu'il tenta de délivrer le maréchal +de Bassompierre. J'ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très +bien joué son rôle; l'éminentissime Cardinal doit en être satisfait. + +--J'ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces deux séides +farouches alternaient leurs discours comme les pasteurs de Virgile; +j'ai dit qu'il serait bon de se défaire de ce petit d'Effiat, et que je +m'en chargerais, si tel était son bon plaisir; il serait facile de le +perdre dans l'esprit du Roi. + +--Il serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, reprit +Laubardemont; si Son Eminence avait la bonté de m'en donner l'ordre, +je connais intimement le médecin en second, qui m'a guéri d'un coup +au front, et qui le soigne. C'est un homme prudent, tout dévoué à +monseigneur le Cardinal-duc, et dont le brelan a un peu dérangé les +affaires. + +--Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie mêlé d'un peu +d'aigreur, que si Son Eminence avait quelqu'un à employer à ce projet +utile, ce serait plutôt son négociateur habituel, qui a eu quelque +succès autrefois. + +--Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns assez marquants, reprit +Laubardemont, et très nouveaux, dont la difficulté était grande. + +--Ah! sans doute, dit le père avec un demi-salut et un air de +considération et de politesse, votre mission la plus hardie et la +plus habile fut le jugement d'Urbain Grandier, le magicien. Mais, avec +l'aide de Dieu, on peut faire d'aussi bonnes et fortes choses. Il n'est +pas sans quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux +comme une jeune fille, d'extirper vigoureusement une branche royale de +Bourbon. + +--Il n'était pas bien difficile, reprit avec amertume le maître +des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour tuer le comte de +Soissons; mais présider, juger... + +--Et exécuter soi-même, interrompit le capucin échauffé, est moins +difficile certainement que d'élever un homme, dès l'enfance, dans la +pensée d'accomplir de grandes choses avec discrétion, et de supporter, +s'il le fallait, toutes les tortures pour l'amour du ciel, plutôt que +de révéler le nom de ceux qui l'ont armé de leur justice, ou de mourir +courageusement sur le corps de celui qu'on a frappé, comme l'a fait +celui que j'envoyai; il ne jeta pas un cri au coup d'épée de Riquemont, +l'écuyer du prince; il finit comme un saint: c'était mon élève. + +--Autre chose est d'ordonner ou de courir les dangers. + +--Et n'en ai-je pas couru au siège de la Rochelle? + +--D'être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubardemont. + +--Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils été de vous prendre les +doigts dans les instruments de torture? et tout cela parce que +l'abbesse des Ursulines est votre nièce. + +--C'était bon pour vos frères de Saint-François, qui tenaient les +marteaux; mais moi, je fus frappé au front par ce même Cinq-Mars, qui +guidait une populace effrénée. + +--En êtes-vous bien sûr? s'écria Joseph charmé; osa-t-il bien aller +ainsi contre les ordres du Roi? + +La joie qu'il avait de cette découverte lui faisait oublier sa colère. + +--Impertinents! s'écria le Cardinal, rompant tout à coup le silence +et ôtant de ses lèvres son mouchoir taché de sang, je punirais votre +sanglante dispute, si elle ne m'avait appris bien des secrets d'infamie +de votre part. On a dépassé mes ordres: je ne voulais point de torture, +Laubardemont; c'est votre seconde faute; vous me ferez haïr pour rien, +c'était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pas les détails de +cette émeute où fut Cinq-Mars; cela peut servir par la suite. + +--J'ai tous les noms et signalements, dit avec empressement le juge +secret, inclinant jusqu'au fauteuil sa grande taille et son visage +olivâtre et maigre, que sillonnait un rire servile. + +--C'est bon, c'est bon, dit le ministre, le repoussant; il ne s'agit +pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris avant ce jeune +présomptueux qui va être favori, j'en suis certain; devenez son ami, +tirez-en parti pour moi, ou perdez-le; qu'il me serve ou qu'il tombe. +Mais, surtout, envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me +rendre compte verbalement; jamais d'écrits à l'avenir. Je suis très +mécontent de vous, Joseph; quel misérable courrier avez-vous choisi +pour venir de Cologne! Il ne m'a pas su comprendre; il a vu le Roi +trop tôt, et nous voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous +avez manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu'on va faire à +Paris; on ne tardera pas à y tramer une conspiration contre moi; mais +ce sera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libres +d'agir. Sortez tous deux, envoyez-moi mon valet de chambre dans deux +heures seulement: je veux être seul. + +On entendait encore les pas de ces deux hommes, et Richelieu, les +yeux attachés sur l'entrée de sa tente, semblait les poursuivre de ses +regards irrités. + +--Misérables! s'écria-t-il lorsqu'il fut seul, allez encore accomplir +quelques oeuvres secrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes, +ressorts impurs de mon pouvoir! Bientôt le roi succombera sous la lente +maladie qui le consume; je serai régent alors, je serai roi de France +moi-même; je n'aurai plus à redouter les caprices de sa faiblesse; je +détruirai sans retour les races orgueilleuses de ce pays; j'y passerai +un niveau terrible et la baguette de Tarquin; je serai seul sur eux +tous, l'Europe tremblera, je... + +Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa bouche le força d'y +porter son mouchoir. + +--Ah! que dis-je? malheureux que je suis! Me voilà frappé à mort; je me +dissous, mon sang s'écoule, et mon esprit veut travailler encore! Pour +quoi? Pour qui? Est-ce pour la gloire, c'est un mot vide; est-ce pour +les hommes; je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir avant +deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu? quel nom!... je n'ai +pas marché avec lui, il a tout vu... + +Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux +rencontrèrent la grande croix d'or qu'il portait au cou; il ne put +s'empêcher de se jeter en arrière jusqu'au fond du fauteuil; mais +elle le suivait; il la prit, et, la considérant avec des regards fixes +et dévorants:--Signe terrible! dit-il tout bas, tu me poursuis! Vous +retrouverai-je encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je? +qu'ai-je fait?... + +Pour la première fois, une terreur singulière et inconnue le pénétra; +il trembla, glacé et brûlé par un frisson invincible; il n'osait +lever les yeux, de crainte de rencontrer quelque vision effroyable; +il n'osait appeler, de peur d'entendre le son de sa propre voix; il +demeura profondément enfoncé dans la méditation de l'éternité, si +terrible pour lui, et il murmura cette sorte de prière: + +--Grand Dieu, si tu m'entends, juge-moi donc, mais ne m'isole pas +pour me juger. Regarde-moi entouré des hommes de mon siècle; regarde +l'ouvrage immense que j'avais entrepris; fallait-il moins qu'un énorme +levier pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tombant +quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable? Je semblerai +méchant aux hommes; mais toi, juge suprême, me verras-tu ainsi? Non; +tu sais que c'est le pouvoir sans borne qui rend la créature coupable +envers la créature; ce n'est pas Armand de Richelieu qui fait périr, +c'est le premier ministre. Ce n'est pas pour ses injures personnelles, +c'est pour suivre un système. Mais un système... qu'est-ce que ce mot? +M'était-il permis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder +comme des nombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être? Je +renverse l'entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais ses +fondements et hâtais sa chute! Oui, mon pouvoir d'emprunt m'a séduit. +O dédale! ô faiblesse de la pensée humaine!... Simple foi! pourquoi ne +suis-je pas seulement un simple prêtre? Si j'osais rompre avec l'homme +et me donner à Dieu, l'échelle de Jacob descendrait encore dans mes +songes! + +En ce moment son oreille fut frappée d'un grand bruit qui se faisait +au dehors; des rires de soldats, des huées féroces et des jurements +se mêlaient aux paroles, assez longtemps soutenues, d'une voix +faible et claire; on eût dit le chant d'un ange entrecoupé par des +rires de démons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile +pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier spectacle +se présentait à sa vue; il resta quelques instants à le contempler, +attentif aux discours qui se tenaient. + +--Écoute, écoute, La Valeur, disait un soldat à un autre, la voilà qui +recommence à parler et à chanter; fais-la placer au milieu du cercle, +entre nous et le feu. + +--Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici Grand-Ferré +qui dit qu'il la connaît. + +--Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre de Loudun, je +jurerais que je l'ai vue dans mon village, quand j'étais en congé, et +c'était à une affaire où il faisait chaud, mais dont on ne parle pas, +surtout à un Cardinaliste comme toi. + +--Et pourquoi n'en parle-t-on pas, grand nigaud? reprit un vieux soldat +en relevant sa moustache. + +--On n'en parle pas parce que cela brûle la langue, entends-tu cela? + +--Non, je ne l'entends pas. + +--Eh bien! ni moi non plus; mais ce sont les bourgeois qui me l'ont dit. + +Ici un éclat de rire général l'interrompit. + +--Ah! ah! est-il bête! disait l'un; il écoute ce que disent les +bourgeois. + +--Ah bien! si tu les écoutes bavarder, tu as du temps à perdre, +reprenait un autre. + +--Tu ne sais donc pas ce que disait ma mère, blanc-bec? reprenait +gravement le plus vieux en baissant les yeux d'un air farouche et +solennel pour se faire écouter. + +--Et! comment veux-tu que je le sache, La Pipe? Ta mère doit être morte +de vieillesse avant que mon grand-père fût au monde. + +--Eh bien! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras d'abord que ma +mère était une respectable Bohémienne, aussi attachée au régiment des +Carabins de la Roque que mon chien _Canon_ que voilà; elle portait +l'eau-de-vie à son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le +premier de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et +morts sur le champ de bataille. + +--Voilà ce qui s'appelle une femme! interrompirent les soldats pleins +de respect. + +--Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si ce n'est pour +lui dire en arrivant au logement: «Allume-moi une chandelle et fais +chauffer ma soupe». + +--Eh bien, qu'est-ce qu'elle te disait ta mère? dit Grand-Ferré. + +--Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blanc-bec; elle disait +habituellement dans sa conversation: _Un soldat vaut bien mieux qu'un +chien; mais un chien vaut mieux qu'un bourgeois_. + +--Bravo! bravo! c'est bien dit! crièrent les soldats pleins +d'enthousiasme à ces belles paroles. + +--Et ça n'empêche pas, dit Grand-Ferré, que les bourgeois qui m'ont dit +que ça brûlait la langue avaient raison; d'ailleurs, ce n'était pas +tout à fait des bourgeois, car ils avaient des épées, et ils étaient +fâchés de ce qu'on brûlait un curé, et moi aussi. + +--Et qu'est-ce que cela te faisait qu'on brûlât ton curé, grand +innocent? reprit un sergent de bataille appuyé sur la fourche de son +arquebuse; après lui un autre; tu aurais pu prendre à sa place un de +nos généraux, qui sont tous curés à présent; moi, qui suis Royaliste, +je le dis franchement. + +--Taisez-vous donc! cria La Pipe: laissez parler cette fille. Ce sont +tous ces chiens de Royalistes, qui viennent nous déranger quand nous +nous amusons. + +--Qu'est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; sais-tu seulement ce que +c'est que d'être Royaliste, toi? + +--Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez: vous êtes pour +les anciens soi-disant Princes de la paix, avec les Croquants, contre +le Cardinal et la gabelle; là! ai-je raison ou non? + +--Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un Royaliste est celui qui est pour un +roi: voilà ce que c'est. Et comme mon père était valet des émérillons +du Roi, je suis pour le Roi; voilà. Et je n'aime pas les Bas-rouges, +c'est tout simple. + +--Ah! tu m'appelles Bas-rouge! reprit le vieux soldat: tu m'en feras +raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu +ne parlerais pas comme ça; et si tu avais vu l'Eminence se promener +sur la digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola, +pendant qu'on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des +Bas-rouges, entends-tu? + +--Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres +soldats. + +Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d'un grand +feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu'elle était, et +au milieu d'eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs +cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte +d'un long voile blanc; ses pieds étaient nus: une corde grossière +serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque +jusqu'aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l'ivoire en +agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses +doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s'amusaient à préparer de +petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus; le plus vieux +prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l'approchant du bas de sa +robe, lui dit d'une voix rauque: + +--Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai +de poudre, et je te ferai sauter comme une mine; prends-y garde, parce +que j'ai déjà joué ce tour-là à d'autres que toi dans les vieilles +guerres des Huguenots. Allons, chante! + +La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa +son voile. + +--Tu t'y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire bachique; tu vas la +faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour; je vais lui +parler, moi. + +Et lui prenant le menton: + +--Mon petit coeur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer +la jolie petite historiette que tu racontais tout à l'heure à ces +messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, +comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre +d'eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t'a rencontrée autrefois à +Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable... + +La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d'elle d'un air +impérieux, s'écria: + +--Retirez-vous, au nom du Dieu des armées: retirez-vous, hommes impurs! +il n'y a rien de commun entre nous. Je n'entends pas votre langue, et +vous n'entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de +la terre à tant d'oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission. +Conduisez-moi vers le Cardinal... + +Un rire grossier l'interrompit. + +--Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, que son Éminence le +généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus? Va les laver. + +--Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves», +répondit-elle les bras toujours en croix. Que l'on me conduise chez le +Cardinal! + +Richelieu cria d'une voix forte: + +--Qu'on m'amène cette femme, et qu'on la laisse en repos! + +Tout se tut; on la conduisit au ministre.--Pourquoi, dit-elle en le +voyant, m'amener devant un homme armé? + +On la laissa seule devant lui sans répondre. + +Le Cardinal avait l'air soupçonneux en la regardant. + +--Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette heure; et, si votre +esprit n'est pas égaré, pourquoi ces pieds nus? + +--C'est un voeu, c'est un voeu, répondit la jeune religieuse avec un +air d'impatience en s'asseyant près de lui brusquement: j'ai fait aussi +celui de ne pas manger que je n'aie rencontré l'homme que je cherche. + +--Ma soeur, dit le Cardinal étonné et radouci en s'approchant pour +l'observer, Dieu n'exige pas de telles rigueurs dans un corps faible, +et surtout à votre âge, car vous me semblez fort jeune. + +--Jeune? oh! oui, j'étais bien jeune il y a peu de jours encore; mais +depuis j'ai passé deux existences au moins, j'ai tant pensé et tant +souffert: regardez mon visage. + +Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des yeux noirs très +réguliers y donnaient la vie; mais sans eux on aurait cru que ces +traits étaient ceux d'un fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres +étaient violettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le +choc de ses dents. + +--Vous êtes malade, ma soeur, dit le ministre ému en lui prenant la +main, qu'il sentit brûlante. Une sorte d'habitude d'interroger sa santé +et celle des autres, lui fit toucher le pouls sur son bras amaigri: +il sentit les artères soulevées par les battements d'une fièvre +effrayante. + +--Mais, continua-t-il avec plus d'intérêt, vous vous êtes tuée avec +des rigueurs plus grandes que les forces humaines; je les ai toujours +blâmées, et surtout dans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter? +est-ce pour me le confier que vous êtes venue? Parlez avec calme et +soyez sûre d'être secourue. + +--Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh! non, jamais! Ils +m'ont tous trompée; je ne me confierais à personne, pas même à M. de +Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir. + +--Comment! dit Richelieu en fronçant le sourcil, mais avec un rire +amer; comment! vous connaissez ce jeune homme? est-ce lui qui a fait +vos malheurs? + +--Oh! non, il est bon, et il déteste les méchants, c'est ce qui le +perdra. D'ailleurs, dit-elle en prenant tout à coup un air dur et +sauvage, les hommes sont faibles, et il y a des choses que les femmes +doivent accomplir. Quand il ne s'est plus trouvé de vaillants dans +Israël, Déborah s'est levée. + +--Eh! comment savez-vous toutes ces belles choses? continua le Cardinal +en lui tenant toujours la main. + +--Oh! cela, je ne puis vous l'expliquer, reprit avec un air de naïveté +touchante et une voix très douce la jeune religieuse, vous ne me +comprendriez pas; c'est le démon qui m'a tout appris et qui m'a perdue. + +--Eh! mon enfant, c'est toujours lui qui nous perd; mais il nous +instruit mal, dit Richelieu avec l'air d'une protection paternelle et +d'une pitié croissante. Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; je +peux beaucoup. + +--Ah! dit-elle d'un air de doute, vous pouvez beaucoup sur des +guerriers, sur des hommes braves et généreux; sous votre cuirasse doit +battre un noble coeur; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien +des ruses du crime. + +Richelieu sourit, cette méprise le flattait. + +--Je vous ai entendu demander le Cardinal; que lui voulez-vous enfin? +Qu'êtes-vous venue chercher? + +La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son front. + +--Je ne m'en souviens plus, dit-elle, vous m'avez trop parlé... +J'ai perdu cette idée, c'était pourtant une grande idée... C'est +pour elle que je suis condamnée à la faim qui me tue; il faut que je +l'accomplisse, ou je vais mourir avant. Ah! dit-elle en portant sa main +sous sa robe dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la +voilà, cette idée... + +Elle rougit tout à coup, et ses yeux s'ouvrirent extraordinairement; +elle continua en se penchant à l'oreille du Cardinal: + +--Je vais vous le dire: Urbain Grandier, mon amant Urbain, m'a dit +cette nuit que c'était Richelieu qui l'avait fait périr; j'ai pris un +couteau dans une auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il +est. + +Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d'horreur. Il n'osait appeler +ses gardes, craignant les cris de cette femme et ses accusations; et +cependant un emportement de cette folle pouvait lui devenir fatal. + +--Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout! s'écria-t-il en +la regardant fixement, cherchant dans son esprit le parti qu'il devait +prendre. + +Ils demeurèrent en silence l'un en face de l'autre dans la même +attitude, comme deux lutteurs qui se contemplent avant de s'attaquer, +ou comme le chien d'arrêt et sa victime pétrifiés par la puissance du +regard. + +Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis ensemble, et, avant de +se séparer, ils se parlèrent un moment devant la tente du Cardinal, +parce qu'ils avaient besoin de se tromper mutuellement; leur haine +venait de prendre des forces dans leur querelle, et chacun avait résolu +de perdre son rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que +chacun d'eux avait préparé en se prenant le bras, comme d'un seul et +même mouvement: + +--Ah! révérend père, que vous m'avez affligé en ayant l'air de prendre +en mauvaise part quelques légères plaisanteries que je vous ai faites +tout à l'heure! + +--Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien loin de là. La +charité, où serait la charité? J'ai quelquefois une sainte chaleur dans +le propos, pour ce qui est du bien de l'État et de monseigneur, à qui +je suis tout dévoué. + +--Ah! qui le sait mieux que moi, révérend père? mais vous me rendez +justice, vous savez aussi combien je le suis à l'éminentissime +Cardinal-Duc, auquel je dois tout. Hélas! je n'ai mis que trop de zèle +à le servir, puisqu'il me le reproche. + +--Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas; je le connais +bien, il conçoit qu'on fasse quelque chose pour sa famille; il est fort +bon parent aussi. + +--Oui, c'est cela, reprit Laubardemont, voilà mon affaire à moi; ma +nièce était perdue tout à fait avec son couvent si Urbain eût triomphé; +vous sentez cela comme moi, d'autant plus qu'elle ne nous avait pas +bien compris, et qu'elle a fait l'enfant quand il a fallu paraître. + +--Est-il possible? en pleine audience! Ce que vous me dites là me fâche +véritablement pour vous! Que cela dut être pénible! + +--Plus que vous ne l'imaginez! Elle oubliait tout ce qu'on lui disait +dans la possession, faisait mille fautes de latin que nous avons +raccommodées comme nous avons pu; et même elle a été cause d'une scène +désagréable le jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les +juges: un évanouissement, des cris. Ah! je vous jure que je l'aurais +bien chapitrée, si je n'eusse été forcé de quitter précipitamment +cette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simple que +j'y tienne, c'est ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné, +on ne sait ce qu'il est devenu depuis quatre ans. La pauvre petite +Jeanne de Belfiel! je ne l'avais faite religieuse, et puis abbesse, +que pour conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si j'avais pu prévoir sa +conduite, je l'aurais réservée pour le monde. + +--On la dit d'une fort grande beauté, reprit Joseph; c'est un don +très précieux pour une famille; on aurait pu la présenter à la cour, +et le Roi... Ah! ah!... Mlle de La Fayette... Eh!... eh!... Mlle +d'Hautefort... vous entendez... il serait même possible encore d'y +penser. + +--Ah! que je vous reconnais bien là... monseigneur, car nous savons +qu'on vous a nommé au cardinalat; que vous êtes bon de vous souvenir du +plus dévoué de vos amis! + +Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu'ils se trouvèrent au bout +de la rue du camp qui conduisait au quartier des volontaires. + +--Que Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant mon absence, dit +Joseph s'arrêtant; je vais partir demain pour Paris; et, comme j'aurai +affaire plus d'une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d'avance +et savoir des nouvelles de sa blessure. + +--Si l'on m'avait écouté, dit Laubardemont, à l'heure qu'il est vous +n'auriez pas cette peine. + +--Hélas! vous avez bien raison, répondit Joseph avec un soupir profond +et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal n'est plus le même homme; +il n'accueille pas les bonnes idées, il nous perdra s'il se conduit +ainsi. + +Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin entra dans le +chemin qu'il lui avait montré. + +Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et, quand il fut bien +sûr de la route qu'il avait prise, il revint ou plutôt accourut jusqu'à +la tente du ministre.--Le Cardinal l'éloigne, s'était-il dit; donc il +s'en dégoûte; je sais des secrets qui peuvent le perdre. J'ajouterai +qu'il est allé faire sa cour au futur favori; je remplacerai ce moine +dans la faveur du ministre. L'instant est propice, il est minuit; il +doit encore rester seul pendant une heure et demie. Courons. + +Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon. + +--Monseigneur reçoit quelqu'un, dit le capitaine hésitant, on ne peut +pas entrer. + +--N'importe, vous m'avez vu sortir il y a une heure; il se passe des +choses dont je dois rendre compte. + +--Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul! Il +entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d'une +religieuse dans une des siennes, et de l'autre fit signe de garder +le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant +pas encore le visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et +les choses étranges qu'elle disait contrastaient horriblement avec la +douceur de sa voix. Richelieu semblait ému. + +--Oui, je le frapperai avec un couteau; c'est un couteau que le démon +Béhérith m'a donné à l'auberge; mais c'est le clou de Sisara. Il a un +manche d'ivoire, voyez-vous, et j'ai beaucoup pleuré dessus. N'est-ce +pas singulier, mon bon général? Je le retournerai dans la gorge de +celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de faire, et ensuite +je brûlerai le corps, c'est la peine du talion, la peine que Dieu a +permise à Adam... Vous avez l'air étonné, mon brave général... mais +vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson +qu'il m'a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à +l'heure du bûcher, vous savez bien?... l'heure où il pleut, l'heure où +mes mains commencent à brûler comme à présent; il m'a dit: «Ils sont +bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges... j'ai onze démons +à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne... sous un +dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui +nous éclairent; ah! c'est de toute beauté!» Voilà, voilà ce qu'il +chante. + +Et, sur l'air du _De profundis_, elle chanta elle-même: + + Je vais être prince d'Enfer, + Mon sceptre est un marteau de fer, + Ce sapin brûlant est mon trône. + Et ma robe est de soufre jaune; + Mais je veux t'épouser demain: + Viens, Jeanne, donne-moi la main. + +N'est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui réponds tous les +soirs; écoutez bien ceci, oh! écoutez bien... + + Le juge a parlé dans la nuit, + Et dans la tombe on me conduit, + Pourtant j'étais ta fiancée! + Viens... la pluie est longue et glacée; + Mais tu ne dormiras pas seul, + Je te prêterai mon linceul. + +Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes. +Il dit: «Malheur, malheur à celui qui a versé le sang! les juges de +la terre sont-ils des dieux? Non, ce sont des hommes qui vieillissent +et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix: Faites mourir +cet homme! La peine de mort! la peine de mort! Qui a donné à l'homme +le droit de l'exercer sur l'homme? Est-ce le nombre deux?... Un seul +serait assassin, vois-tu! Mais compte bien, un, deux, trois... Voilà +qu'ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés! +O crime! l'horreur du ciel! Si tu les voyais d'en haut, comme moi, +Jeanne, combien tu serais plus pâle encore! La chair détruire la chair! +elle qui vit de sang faire couler le sang! froidement et sans colère! +comme Dieu qui a créé!» + +Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces +paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les +tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre +l'emportaient toujours. + +--Les juges ont-ils frémi? m'a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de +se tromper? On agite la mort du juste. + +--La question!--On serre ses membres avec des cordes pour le faire +parler; sa peau se coupe, s'arrache et se déroule comme un parchemin; +ses nerfs sont à nu, rouges et luisants; ses os crient; la moelle +en jaillit... Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de +printemps. Que la grand'salle est chaude! dit l'un en s'éveillant; +cet homme n'a point voulu parler! Est-ce que la torture est finie! +Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort! seule crainte +des vivants! la mort! le monde inconnu! il y jette avant lui une âme +furieuse qui l'attendra. Oh! ne l'a-t-il jamais vu, le tableau vengeur! +ne l'a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché? + +Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal, +saisi d'horreur et de pitié, s'écria: + +--Ah! pour l'amour de Dieu! finissons cette affreuse scène; emmenez +cette femme, elle est folle! + +L'insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris: + +--Ah! le juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant Laubardemont. + +Celui-ci, joignant les mains et s'humiliant devant le ministre, disait +avec effroi: + +--Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, c'est ma nièce qui a perdu la +raison: j'ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuis +longtemps. Jeanne, Jeanne... allons, madame, à genoux; demandez pardon +à monseigneur le Cardinal-Duc... + +--C'est Richelieu! cria-t-elle. Et l'étonnement sembla entièrement +paralyser cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur qui l'avait +animée d'abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence +immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands +yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé. + +--Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même; +elle est mourante et moi aussi; tant d'horreurs me poursuivent depuis +cette condamnation, que je crois que tout l'enfer se déchaîne contre +moi! + +Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et +stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en +avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait +avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du +Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda +tour à tour l'un et l'autre, laissa échapper de sa main le couteau +qu'elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se +couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux +égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis +épouvantée qui sent déjà sur son dos l'haleine brûlante du loup prêt à +la saisir. + +Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le juge +furieux s'empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et +l'entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, +mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein et comme plongée +dans un profond somnambulisme. + + + + +CHAPITRE XIII + +L'ESPAGNOL + + Qu'un ami véritable est une douce chose + Il cherche vos besoins au fond de votre coeur, + Il vous épargne la pudeur + De les lui découvrir vous-même. + + LA FONTAINE. + + +Cependant une scène d'une autre nature se passait sous la tente de +Cinq-Mars; les paroles du Roi, premier baume de ses blessures, avaient +été suivies des soins empressés des chirurgiens de la cour; une +balle morte, facilement extraite, avait causé seule son accident: le +voyage lui était permis, tout était près pour l'accomplir. Le malade +avait reçu jusqu'à minuit des visites amicales et intéressées; dans +les premières furent celles du petit Gondi et de Fontrailles, qui se +disposaient aussi à quitter Perpignan pour Paris; l'ancien page Olivier +d'Entraigues s'était joint à eux pour complimenter l'heureux volontaire +que le Roi semblait avoir distingué; la froideur habituelle du prince +envers tout ce qui l'entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui +en furent instruits, le peu de mots qu'il avait dits comme des signes +assurés d'une haute faveur, tous étaient venus le féliciter. + +Enfin il était seul, sur son lit de camp; M. de Thou, près de lui, +tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes +les visites qui avaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour +un long voyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants +de calme et d'espoir qui viennent en quelque sorte refraîchir l'âme en +même temps que le sang; la main qu'il ne donnait pas à son ami pressait +en secret la croix d'or attachée sur son coeur, en attendant la main +adorée qui l'avait donnée, et qu'il allait bientôt presser elle-même. +Il n'écoutait qu'avec le regard et le sourire les conseils du jeune +magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était aussi le but de sa +vie. Le grave de Thou lui disait d'une voix calme et douce: + +--Je vous suivrai bientôt à Paris. Je suis heureux plus que vous-même +de voir le Roi vous y mener avec lui; c'est un commencement d'amitié +qu'il faut ménager, vous avez raison. J'ai réfléchi bien profondément +aux causes secrètes de votre ambition, et je crois avoir deviné votre +coeur. Oui, ce sentiment d'amour pour la France, qui le faisait battre +dans votre jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes; vous +voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en action +ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée est vaste +et digne de vous! je vous admire; je m'incline! Abordez le monarque +avec le dévouement chevaleresque de nos pères, avec un coeur plein de +candeur et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de son +âme, verser dans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins +du Roi en lui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les +plaies du peuple en les découvrant à son maître, et, par l'entremise de +votre faveur, rétablir ainsi ce commerce d'amour du père aux enfants, +qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme au coeur de +marbre: s'exposer pour cette noble entreprise à toutes les horreurs de +sa vengeance, et, bien plus encore, braver les calomnies perfides qui +poursuivent le favori jusque sur les marches du trône: ce songe était +digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez +hautement au Roi du mérite et des malheurs de ses plus illustres amis +que l'on écrase; dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a +jamais conspiré contre lui; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à +cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et +jamais le monarque; dites-lui que les vieilles races de France sont +nées avec sa race, qu'en les frappant il remue toute la nation, et +que, s'il les éteint, la sienne en souffrira, qu'elle demeurera seule +exposée au souffle du temps et des événements, comme un vieux chêne +frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque l'on a renversé +la forêt qui l'entoure et le soutient.--Oui, s'écria de Thou en +s'animant, ce but est noble et beau: marchez dans votre route d'un pas +inébranlable, chassez même cette honte secrète, cette pudeur qu'une +âme noble éprouve avant de se décider à flatter, à faire ce que le +monde appelle sa _cour_. Hélas! les rois sont accoutumés à ces paroles +continuelles de fausse admiration pour eux; considérez-les comme une +langue nouvelle qu'il faut apprendre, langue bien étrangère à vos +lèvres jusqu'ici, mais que l'on peut parler noblement, croyez-moi, et +qui saurait exprimer de belles et généreuses pensées. + +Pendant le discours enflammé de son ami, Cinq-Mars ne put se défendre +d'une rougeur subite, et il tourna son visage sur l'oreiller, du côté +de la tente, et de manière à ne pas être vu. De Thou s'arrêta. + +--Qu'avez-vous, Henri? vous ne me répondez pas; me serais-je trompé? + +Cinq-Mars soupira profondément et se tut encore. + +--Votre coeur n'est-il pas ému de ces idées que je croyais devoir le +transporter! + +Le blessé regarda son ami avec moins de trouble et lui dit: + +--Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus m'interroger, +et que vous vouliez avoir une aveugle confiance en moi. Quel mauvais +génie vous pousse donc à vouloir sonder ainsi mon âme? Je ne suis pas +étranger à ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie +pas conçues! Qui vous dit que je n'aie pas formé la ferme résolution de +les pousser plus loin dans l'action que vous n'osez le faire même dans +vos paroles! L'amour de la France, la haine vertueuse de l'ambitieux +qui l'opprime et brise ses antiques moeurs avec la hache du bourreau, +la ferme croyance que la vertu peut être aussi habile que le crime, +voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais, quand vous voyez un +homme à genoux dans une église, lui demandez-vous quel saint ou quel +ange protège et reçoit sa prière? Que vous importe, pourvu qu'il y +tombe martyr, s'il le faut? Eh! lorsque nos pères s'acheminaient pieds +nus vers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s'informait-on du +voeu secret qui les conduisait à la terre sainte? Ils frappaient, ils +mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n'en demandaient pas +plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait pas dépouiller +leurs corps pour voir si la croix rouge et le cilice ne cachaient +pas quelque autre signe mystérieux; et, dans le ciel, sans doute, ils +n'étaient pas jugés avec plus de rigueur pour avoir aidé la force de +leurs résolutions sur la terre par quelque espoir permis au chrétien, +quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus proche du coeur +mortel. + +De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les yeux. + +--Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut vous faire mal; +ne continuons pas sur ce sujet; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos +discours, parce que cela n'est pas bien, et mettez vos draps sur votre +épaule, parce qu'il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il +en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je vous promets +de ne plus vous mettre en colère par mes conseils. + +--Ah! s'écria Cinq-Mars malgré la défense de parler, moi je vous jure, +par cette croix d'or que vous voyez, et par sainte Marie, de mourir +plutôt que de renoncer à ce plan même que vous avez tracé le premier; +vous serez peut-être un jour forcé de m'arrêter; mais il ne sera plus +temps. + +--C'est bon, c'est bon, dormez, répéta le conseiller; si vous ne vous +arrêtez pas, alors je continuerai avec vous, quelque part que cela me +conduise. + +Et, prenant dans sa poche un livre d'heures, il se mit à lire +attentivement; un instant après, il regarda Cinq-Mars, qui ne dormait +pas encore; il fit signe à Grandchamp de changer la lampe de place pour +la vue du malade: mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci, +les yeux toujours ouverts, s'agitait sur sa couche étroite. + +--Allons, vous n'êtes pas calme, dit de Thou en souriant; je vais faire +quelque lecture pieuse qui vous remette l'esprit en repos. Ah! mon ami, +c'est là qu'il est le repos véritable, c'est dans ce livre consolateur! +car, ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez, d'un côté +l'homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse: la prière et +l'incertitude de sa destinée; et, de l'autre, Dieu lui parlant lui-même +de ses infirmités. Quel magnifique et céleste spectacle! quel lien +sublime entre le ciel et la terre! la vie, la mort et l'éternité sont +là: ouvrez-le au hasard. + +--Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une vivacité qui avait +quelque chose d'enfantin, je le veux bien, laissez-moi l'ouvrir; vous +savez la vieille superstition de notre pays? quand on ouvre un livre de +messe avec une épée, la première page que l'on trouve à gauche est la +destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini +doit influer puissamment sur l'avenir du lecteur. + +--Quel enfantillage! Mais je le veux bien. Voici votre épée; prenez la +pointe... voyons... + +--Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son +lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure +basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître +lut, s'interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu +forcé peut-être, poursuivit jusqu'au bout: + +I. Or c'était dans la cité de Mediolanum qu'ils comparurent. + +II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous et adorez les dieux. + +III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui +parurent comme les visages des anges. + +IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s'écria, levant les yeux +au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit. + +V. O mon frère! je vois le fils de l'homme qui nous sourit; laisse-moi +mourir le premier. + +VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes +indignes du Seigneur notre Dieu. + +VII. Or Protais lui répondit ces paroles: + +VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j'ai plus +d'années et des forces plus grandes pour te voir souffrir. + +IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents contre eux. + +X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombèrent ensemble +sur la même pierre. + +XI. Or c'est en ce lieu même que le bienheureux saint Ambroise trouva +la cendre des deux martyrs, qui rendit la vue à un aveugle. + +--Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lorsqu'il eut fini, que +répondez-vous à cela? + +--La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons pas la sonder. + +--Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d'enfant, reprit +d'Effiat avec impatience et s'enveloppant d'un manteau jeté sur lui. +Souvenez-vous des vers que nous récitions autrefois: _Justum et tenacem +propositi virum_... ces mots de fer se sont imprimés dans ma tête. +Oui, que l'univers s'écroule autour de moi, ses débris m'emporteront +inébranlable. + +--Ne comparons pas les pensées de l'homme à celles du ciel, et +soumettons-nous, dit de Thou gravement. + +--_Amen_, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux s'étaient remplis de +larmes qu'il essuyait brusquement. + +--De quoi te mêles-tu, vieux soldat? tu pleures! lui dit son maître. + +--_Amen_, dit à la porte de la tente une voix nasillarde. + +--Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à l'Éminence grise +qui vient chez vous, répondit le fidèle serviteur en montrant Joseph, +qui s'avançait les bras croisés en saluant d'un air caressant. + +--Ah! ce sera donc lui! murmura Cinq-Mars. + +--Je viens peut-être mal à propos? dit Joseph doucement. + +--Fort à propos, peut-être, dit Henri d'Effiat en souriant avec un +regard à de Thou. Qui peut vous amener, mon père, à une heure du matin? +Ce doit être quelque bonne oeuvre? + +Joseph se vit mal accueilli; et, comme il ne marchait jamais sans avoir +au fond de l'âme cinq ou six reproches à se faire vis-à-vis des gens +qu'il abordait, et autant de ressources dans l'esprit pour se tirer +d'affaire, il crut ici que l'on avait découvert le but de sa visite, et +sentit que ce n'était pas le moment de la mauvaise humeur qu'il fallait +prendre pour préparer l'amitié. S'asseyant donc assez froidement près +du lit: + +--Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la part du Cardinal +généralissime des deux prisonniers espagnols que vous avez faits; il +désire avoir des renseignements sur eux le plus promptement possible; +je dois les voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous +trouver veillant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens. + +Après un échange de politesses contraintes, on fit entrer dans la +tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avait presque oubliés. Ils +parurent, l'un jeune et montrant à découvert une physionomie vive et +un peu sauvage: c'était le soldat; l'autre, cachant sa taille sous un +manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans leur expression, +sous l'ombre de son chapeau à larges bords, qu'il n'ôta pas: c'était +l'officier; il parla seul et le premier: + +--Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon sommeil? est-ce pour +me délivrer ou me pendre? + +--Ni l'un ni l'autre, dit Joseph. + +--Qu'ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je ne t'ai pas vu à +la brèche. + +Il fallut quelque temps, d'après cet exorde aimable, pour faire +comprendre à l'étranger les droits qu'avait un capucin à l'interroger. + +--Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu? + +--Je veux savoir votre nom et votre pays. + +--Je ne dis pas mon nom; et quant à mon pays, j'ai l'air d'un Espagnol; +mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l'est jamais. + +Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit: + +--Je suis bien trompé, ou j'ai entendu ce son de voix quelque part: +cet homme parle français sans accent; mais il me semble qu'il veut nous +donner des énigmes comme dans l'Orient. + +--L'Orient? c'est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de +l'Orient, c'est un Turc catholique; son sang languit ou bouillonne, il +est paresseux ou infatigable; l'indolence le rend esclave; l'ardeur, +cruel; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il +ne veut qu'un livre religieux, qu'un maître tyrannique; il obéit à la +loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s'endort le soir +dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui +est-ce là, messieurs? est-ce l'Espagnol ou le Turc? devinez. Ah! ah! +vous avez l'air de trouver que j'ai de l'esprit parce que je rencontre +un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l'honneur, et +cependant l'idée pourrait se pousser plus loin, si l'on voulait; si +je passais à l'ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous +dire: Cet homme a les traits graves ou allongés, l'oeil noir et coupé +en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues +basanées, maigres et ridées; sa tête est rasée, et il la couvre d'un +mouchoir noué en turban; il passe un jour entier couché ou debout sous +un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui +l'enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous contents, messieurs? +Vraiment, vous en avez l'air, vous riez; et de quoi riez-vous? Moi qui +vous ai présenté cette seule idée, je n'ai pas ri; voyez, mon visage +est triste. Ah! c'est peut-être parce que le sombre prisonnier est +devenu bavard, et parle vite? Ah! ce n'est rien; je pourrais vous en +dire d'autres, et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si +je me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que +je connais un prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques +avant de dire la messe, et qui, furieux d'être interrompu à l'autel +durant le saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres: +_Tuez tout! tuez tout!_ ririez-vous bien tous, messieurs? Non, pas +tous. Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe. +Oh! il est vrai qu'il pourrait répondre qu'il a fait sagement, et qu'on +avait tort d'interrompre sa pure prière. Mais si j'ajoutais qu'il s'est +caché pendant une heure derrière la toile de votre tente, monsieur +de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, et qu'il est venu pour vous +faire quelque perfidie, et non pour moi, que dirait-il? Maintenant, +messieurs, êtes-vous contents? Puis-je me retirer après cette parade? + +Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité d'un vendeur +d'orviétan, et avec une voix si haute, que Joseph en fut étourdi. Il se +leva indigné à la fin, et s'adressant à Cinq-Mars: + +--Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu'un prisonnier qui +devait être pendu vous parle ainsi? + +L'Espagnol, sans daigner s'occuper de lui davantage, se pencha vers +d'Effiat, et lui dit à l'oreille: + +--Je ne vous importe guère, donnez-moi ma liberté, j'ai déjà pu la +prendre, mais je ne l'ai pas voulu sans votre consentement; donnez-la +moi, ou faites-moi tuer. + +--Partez si vous le pouvez, lui répondit Cinq-Mars, je vous jure que +j'en serai fort aise. + +Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu'il voulut +garder à son service. + +Ce fut l'affaire d'un moment; il ne restait plus dans la tente que les +deux amis, le père Joseph décontenancé et l'Espagnol, lorsque celui-ci, +ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce: il riait +et semblait respirer plus d'air dans sa large poitrine. + +--Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; mais je hais la France, parce +qu'elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui +le suis devenu, et qui l'ai frappé une fois; je hais ses habitants +parce qu'ils m'ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés +et tués depuis; j'ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de +Français; mais à présent je hais encore plus l'Espagne; on ne saura +jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais; tous les +hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt. +Oui, tu m'as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par +la poitrine et le renversant... je suis Jacques de Laubardemont, fils +de ton digne ami. + +A ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une +apparition s'évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l'entrée, +le virent s'élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et +désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d'un cerf, +malgré plusieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du désordre +pour s'évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les +deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux +écoliers riraient d'avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et +s'apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l'un +et l'autre, et qu'ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le +jeune conseiller dans son fauteuil. + +Pour le capucin, il s'acheminait vers sa tente, méditant comment il +tirerait parti de tout ceci pour la meilleure vengeance possible, +lorsqu'il rencontra Laubardemont traînant par ses mains liées la jeune +insensée. Ils se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures. + +Joseph n'eut pas peu de plaisir à retourner le poignard dans la plaie +de son coeur en lui apprenant le sort de son fils. + +--Vous n'êtes pas précisément heureux dans votre intérieur, ajouta +t-il; je vous conseille de faire enfermer votre nièce et pendre votre +héritier, si par bonheur vous le retrouvez. + +Laubardemont rit affreusement:--Quant à cette petite imbécile +que voilà, je vais la donner à un ancien juge secret, à présent +contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron: il la fera ce qu'il voudra, +servante dans sa _posada_, par exemple; je m'en soucie peu, pourvu que +monseigneur ne puisse jamais en entendre parler. + +Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donna aucun signe +d'intelligence; toute lueur de raison était éteinte en elle; +un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le prononçait +continuellement:--Le juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. Et elle +se tut. + +Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, sur +un des chevaux qu'amenèrent deux domestiques; Laubardemont en monta un, +et se disposa à sortir du camp, voulant s'enfoncer dans les montagnes +avant le jour. + +--Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires à Paris; je +vous recommande Oreste et Pylade. + +--Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande Cassandre et OEdipe. + +--Oh! il n'a ni tué son père, ni épousé sa mère... + +--Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses. + +--Adieu, mon révérend père! + +--Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils tout haut--mais tout bas: + +--Adieu, assassin à robe grise: je retrouverai l'oreille du Cardinal en +ton absence. + +--Adieu, scélérat à robe rouge: va détruire toi-même ta famille +maudite; achève de répandre ton sang dans les autres; ce qui en restera +en toi, je m'en charge... Je pars à présent. Voilà une nuit bien +remplie! + + + + +NOTES +ET +DOCUMENTS HISTORIQUES + + + Lorsque parut pour la première fois ce livre[5], il parut seul, + sans notes, comme oeuvre d'art, comme résumé d'un siècle. Pour + qu'en toute loyauté il fût jugé par le public, l'auteur ne voulut + l'entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches + historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau. + Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: _Sur la + vérité dans l'art_, ne point montrer le _vrai_ détaillé, mais + l'oeuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les + noeuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de + Louis XIII. Bientôt cependant l'auteur s'aperçut de la nécessité + d'indiquer les sources principales de son travail; et comme il + avait toujours voulu remonter aux plus pures, c'est à-dire aux + manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines, + il ajouta les renseignements les plus détaillés à la seconde + édition de _Cinq-Mars_[6], pour rectifier des erreurs répandues + sur l'authenticité de quelques faits. Depuis lors il revint à la + simple et primitive unité de son ouvrage. Mais aujourd'hui qu'on a + multiplié, au delà de ce qu'il eût pu attendre, cette production, + qu'il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits + curieux des détails du _vrai anecdotique_ n'aient pas à chercher + ailleurs des documents qu'il avait écartés. + + [5] Mars 1826.--2 vol. in-18. + + [6] Juin 1826.--4 vol. in-12. + + +PAGE 178. + +Une barbe plate et rousse à l'extrémité... + + «Pendant sa jeunesse, dit l'historien du père Joseph, il avait les + cheveux et la barbe d'un roux un peu ardent. Il s'était aperçu que + Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; aussi avait-il pris + soin de la brunir avec des peignes de plomb et d'acier, jusqu'à + ce qu'il eût trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus + tard un empirique. L'horreur du roi était telle pour cette couleur, + qu'un jour son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère + avait le plus beau gouvernement du royaume), ayant l'honneur + d'accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de + chasse, il fit tant de pluie qu'il emporta toute la peinture dont + il cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, l'ayant aperçue, + en eut peur et lui dit:--Bon Dieu, que vois-je! ne paraissez plus + devant moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de sa charge.» + + +PAGE 180. + +Son confident... + + Ce trop célèbre capucin, que l'un de ses historiens appelle + _l'esprit auxiliaire_ du Cardinal, fut non seulement son confident, + mais celui du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait + les pas du ministre dans les voies du sang, et l'aidait à y faire + descendre le faible prince. L'histoire de cet homme est partout; + mais voici les détails d'une de ses manoeuvres que l'on connaît + peu: + + M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, Louis XIII hésitait + à le faire périr. Monsieur, qui l'avait abandonné sur le champ de + bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa + mort, et ne savait comment obtenir cette précieuse faveur. Bullion + était chargé de la négociation, et conseillait Gaston: ce fut à cet + homme que Joseph s'adressa d'abord. + + Il s'empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son + organe, fait conseiller à Monsieur de ne plus demander au Roi des + assurances pour la grâce du jeune duc, mais de s'en remettre à + la bonté seule de Louis, dont on blessait le coeur en ayant l'air + d'en douter. Monsieur croit voir dans ce discours l'intention de + pardonner, insinuée par son frère même, et fait _son accommodement_ + pour lui seul, sans rien stipuler pour le jeune duc, et s'en + remettant à la clémence du Roi. C'est alors qu'en un _conseil + étroit_ entre le Roi, le Cardinal et Joseph, celui-ci ose prendre + la parole le premier, et, concertant la fougue de ses vociférations + politiques avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache de + Louis la promesse, trop bien tenue, d'être inflexible. + + Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que + le capucin n'avait de chrétien que le nom, et ne cherchait qu'à + tromper tout le monde. + + Un ouvrage de 1635, intitulé _la Vérité défendue_, en parle en ces + termes: + + «Il est le grand inquisiteur d'État, interroge les prétendus + criminels, fait mettre les hommes en prison sans information, + empêche que leur justification ne soit écoutée, et, par des + terreurs paniques, il tire les déclarations qui servent pour + couvrir l'injustice du Cardinal. Il fait indignement servir le ciel + à la terre, le nom de Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses + de l'État.» + + Du reste, il appartenait à une très bonne famille, dont le nom + était _du Tremblay_. + + Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux ceux qui le + voudront mieux connaître. + + +PAGE 185. + +Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc. + + Ces insolents commandements de la _religion ministérielle_, fondée + par Richelieu, sont extraits d'un manuscrit désigné dans l'histoire + du père Joseph. + + Voici comment s'exprime à ce sujet le révérend et naïf historien et + généalogiste, continuateur de l'abbé Richard: + + «Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre: _l'Unité + du ministre, et les qualités qu'il doit avoir._ Cet ouvrage n'a + jamais vu le jour qu'entre les mains du Roi, et c'est ce traité + qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement + de son royaume sur Son Éminence. J'ai vu ce manuscrit _in-folio_, + qui est très bien écrit. On n'aura pas de peine à reconnaître que + le père Joseph en est l'auteur par la lecture des principales + propositions qui y sont prouvées, premièrement comme vérités + chrétiennes, secondement, comme vérités politiques. On pourrait + intituler ce livre: Testament politique du père Joseph. Tous les + _grands hommes_ du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra + aisément le _génie_ du père dans l'extrait de ce testament.» + (_Histoire du père Joseph._) Suivent les articles tels qu'on vient + de les lire. + + +PAGE 194. + +Quant au Marillac, etc. + + Le maréchal de Marillac fut privé de ses juges légitimes; les + membres du Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance + de l'affaire, virent Molé, leur procureur-général, _décrété et + interdit;_ traîné innocent de tribunaux en tribunaux, sans en + trouver un assez habile pour lui découvrir un crime, le maréchal + de Marillac tomba enfin sous l'arrêt des _commissaires_, lu par un + garde des sceaux _ecclésiastique_ (Châteauneuf), auquel il fallut + une dispense de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un homme + sans reproche; et le Cardinal se prit à rire des _lumières_ qu'il + avait fait descendre forcément sur les juges. Quelle confusion! + quel temps! On ne saurait trop éclairer les points principaux + de l'histoire, pour éteindre les puérils regrets du passé dans + quelques esprits qui n'examinent pas. + + +PAGE 274. + +Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement +guerrier... + + Ce costume est exactement décrit dans les _Mémoires manuscrits de + Pontis_, tel qu'on le lit ici. (_Bibl. de l'Arsenal._) + + +PAGE 322. + +D'extirper une branche royale de Bourbon... + + Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée, + qu'il gagnait sur les troupes du Cardinal. J'ai sous les yeux des + relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire. + Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de Metternich et + l'infanterie de Lamboy s'estant rompus, il ne resta près dudit + comte que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, fut + abordé d'un cavalier seul, que ses gens ne connurent dans cette + confusion pour ennemy, qui lui donna un coup de pistolet au-dessous + de l'oeil, dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n'ayant + d'autre dessein que de servir Sa Majesté et son État, et arrester + les violences de celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de + lui:... il (le Cardinal) vient d'extirper une branche royale de + Bourbon, ayant fait choisir ce prince par un de ses gardes, qui + s'était mis avec ce dessein exécrable, et par son commandement, + parmy les gens d'armes de ce prince, _ayant été reconneu tel_, + après qu'il fut tué sur la place par Riquemont, escuyer du même + prince défunct.» (_Montglat. Fabert_, etc., etc. _Relation de + Montrésor_, t. II, p. 520.) + + Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui + montre quel prix mettait le Cardinal à ces sortes d'expéditions. + + +_Billet de M. des Noyers, escrit à M. le maréchal de Châtillon après +la bataille de Sedan._ + + Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension pour sa + vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis. Monsieur + le maréchal l'enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt qu'il y + sera arrivé. Fait à Péronne, ce 9 juillet 1641. + + DES NOYERS. + + Vol. g. 6, 233 MM. + + +EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU CARDINAL DE RICHELIEU +RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE THOU. + +L'activité infatigable, la pénétration vive, la persévérance ingénieuse +du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand les maladies, les +fatigues, les chagrins, semblaient devoir amortir ses rares facultés, +ne sont pas seulement en évidence dans la conduite de cette affaire; +il est curieux d'y observer en gémissant les voies souterraines par +lesquelles devait passer, pour arriver à son but, ce puissant mineur, +comme disait Shakspeare: _O worthy pioneer!_ Toutes les petitesses +auxquelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques, +pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s'ils considéraient +que celui-ci, après tous ses efforts, après l'accomplissement entier de +ses projets, ne réussit qu'à hâter et assurer la chute de la monarchie +qu'il croyait affermir pour toujours. + +Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour, il est nécessaire d'en +écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sécheresse et la +confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus. Mais +il importe d'en extraire les traits singuliers et vifs que l'on démêle +dans cette nuit, lorsqu'on y attache des regards attentifs. + +Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d'Orléans s'est +excusé par la lettre que j'ai citée dans le cours de ce livre[7], +la première inquiétude du Cardinal est de savoir si M. de Bouillon +est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour de Louis XIII à sa +première affection pour Cinq-Mars, il s'arrête à Tarascon, et de là +veut s'assurer que son crédit est dans toute sa force: comme un athlète +qui se prépare à un grand combat, il essaye son bras et pèse sa massue. + + [7] Chapitre XXIV, intitulé LE TRAVAIL. + + +_Instruction, après l'arrest de M. le Grand, à messieurs de Chavigny +et des Noyers, estant près du Roy, pour sçavoir, entre autres choses, +de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a fait ci-devant, ainsi +qu'elle le jugera à propos._ + + Si monsieur de Bouillon est pris, il est question de faire voir + promptement que _l'on l'a pris avec justice_; pour ce faire, il + faut descouvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advis, et + qu'au cas que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque + invention par laquelle on puisse faire connoistre qu'on a cette + découverte; on le peut faire en resserrant de toutes parts les + prisonniers sans permettre de parler à personne, parce que par ce + moyen on _pourroit faire croire aux uns que les autres ont dit ce + que l'on scait: ce qui leur donnera lieu de se confesser_, et à + tout le moins de le croire. + + Faut arrester Cloniac, que l'on dit avoir des papiers secrets. Faut + retirer la _cassette de cheveux et amourettes_ qu'a monsieur de + Choisy. + + Faut représenter au Roy qu'il est très-important de ne dire pas + qu'il ait bruslé tous les papiers, et en effet l'on croit qu'il ne + l'a pas fait. + + Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir l'Italie d'un + chef de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. Il en + faut un en Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant douteux + si monsieur de _Turenne voudroit servir_, et si l'on doit le + laisser seul, le Roy y pourvoira s'il lui plaist. + + +On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le premier. + +La réponse ne se fait pas attendre: on a arrêté M. de Bouillon; le Roi +a consenti à faire tous les mensonges qui lui sont dictés, et, pour +preuve de son obéissance, il écrit de sa main la lettre qui suit: + + +_Lettre du Roy à Son Éminence._ + + Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beaucoup + mieux depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon, + qui est un coup de parti, j'espère avec l'ayde de Dieu que tout ira + bien, et qu'il me donnera la parfaite santé; c'est de quoi je le + prie de tout mon coeur. + + LOUYS. + + +Avec ce gage on peut agir: il a fait menacer MONSIEUR, et ne lui a +répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier: le même jour il +écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à M. de Chavigny +et une seconde fois au Cardinal. Remarquez que c'était à lui d'abord +qu'il avait demandé pardon le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25, +suivant en cela la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce +à tout le monde et promet une entière confession. + +Là-dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et l'écrase par +la lettre froide où il lui conseille de tout confesser. On l'a lue au +chapitre _le Travail_. + +Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny, lequel ne +connaît pas d'assez humbles termes pour parler au Cardinal, dont il +se dit sans cesse la créature. Chavigny se moque de MONSIEUR et du +_choléra-morbus_ (déjà connu, comme l'on voit), qui saisit l'agent de +ce prince, dans la peur d'être arrêté.--Il fait conseiller à Gaston +de se retirer hors de France. On voit que le Roi ne se permet pas +de répondre sans que le Cardinal ait _corrigé_ la lettre qu'il doit +écrire. + + +_M. de Chavigny à Son Éminence._ + + Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière _aussi bien et aussi + fortement qu'on le pouvoit désirer_. Je luy fis mettre par escrit + et signer tout ce qu'il luy dit de la part de Monsieur, ainsi que + Son Éminence verra par la copie que je luy envoye: et lorsqu'il + fit difficulté d'obéir aux commandements de Sa Majesté, _elle + luy parla en maistre_, et il eut si grand'peur qu'on l'arrestât, + qu'il luy prit presque une défaillance, et ensuite une espèce de + _choléra-morbus_ dont il a esté guary en luy rasseurant l'esprit. + Le Roy fut ravy de ce que Monseigneur n'eust pas la pensée de + voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La Rivière, je l'ai fait + tomber _insensiblement_ dans le dessein de proposer à Monsieur + qu'il confesse ingénuëment toutes les choses par un escrit qu'il + envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, s'en aller pendant + un temps hors du royaume, avec ses bonnes grâces, et _celles de Son + Eminence_. + + Il m'a dit qu'il feroit cette proposition à Monseigneur, et qu'il + luy demanderoit sa parole, pour la seureté de Monsieur, au cas + qu'en confessant toutes choses par escrit, il vinst trouver le Roy, + pour s'en aller par après hors de France. + + En ce cas, Son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses + _créatures_ si Venise n'est pas le meilleur lieu où puisse aller + Monsieur, et quelle somme elle estime qu'on puisse lui accorder par + an. + + J'envoye à Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estre mise au + pied de la déclaration de La Rivière, afin qu'elle soit _corrigée + comme il lui plaira_, et de la mettre entre ses mains quand il + passera. + + Je seray jusques à la mort, sa très-humble, très-obligée et + très-_fidèle créature_. + + CHAVIGNY. + + A Montfrin, le dernier juin 1642. + + +Le Cardinal permet à MONSIEUR de sortir du royaume et aller à Venise, +et stipule la pension qu'il aura, de façon à le rendre sage. + + +_Mémoires de MM. de Chavigny et des Noyers._ + + Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner + parole à M. de La Rivière que, Monsieur, _déclarant au Roy tout ce + qu'il sait par escrit, sans réserve_, venant voir Sa Majesté avant + que de sortir du royaume, selon la proposition que nous en a fait + ledit sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, + sans qu'il reçoive mal, s'il sort du consentement du Roy. Venise + est une bonne demeure, et en ce cas, il faut que la permission + qu'il demandera au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en France + que lorsqu'il plaira au Roy nous le permettre et nous l'ordonner.» + + Quant à l'argent, je crois qu'il se doit contenter de ce que le + Roy d'Espagne luy devoit donner, sçavoir: dix mille écus par mois. + Car luy donner plus, c'est luy donner moyen de mal faire; et le + Roy ne pouvant consentir qu'il meine avec luy les mauvais esprits + qui l'ont perdu, il n'a pas besoin davantage pour luy et pour les + gens de bien. Cependant, s'il faut passer jusqu'à quatre cent mille + livres, je ne crois pas qu'il faille s'arrester pour peu de chose. + Je suis entièrement à ceux qui m'aiment comme vous. + + _Le cardinal_ DE RICHELIEU. + + De Tarascon, ce dernier juin 1642. + + Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de parole + et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge de + descouvrir une partie de ce qui a esté fait. + + Si le premier, le Roi _doit adjouster foi (ou le témoigner) à ce + qu'il dit_, et respondre qu'il pardonne volontiers à Monsieur, et + que M. de La Rivière luy rapporte ce qu'il a sur la conscience, + qu'il n'en doit pas estre en peine: + + Si le second, il doit encore lui tesmoigner de croire que tout ce + qu'il dit est tout, et respondre: «Ce que vous venez de descouvrir + me surprend et ne me surprend pas. + + «Il me surprend, parce que je n'eusse pas attendu ce nouveau + tesmoignage de manque d'affection de mon Frère. Il ne me surprend + pas, parce que M. le Grand, estant pris, s'enquiert fort si on ne + l'accuse point d'intelligence avec Monsieur. + + «Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement: ceux qui ont + donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre + de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s'il me + descouvre tout ce qu'il a fait sans réserve, il recevra des effets + de ma bonté, comme il en a déjà receu plusieurs fois par le passé.» + + Quelque instance que La Rivière fasse d'avoir promesse d'un pardon + général, sans obligation de descouvrir tout ce qui s'est passé, + le Roy demeurera dans sa dernière response, luy disant qu'il + ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de faire plus que Dieu, + qui requiert un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour + pardonner; + + Qu'il luy doit suffire qu'il l'asseure que Monsieur recevra les + effets de sa bonté, s'il se gouverne envers Sa Majesté comme il + doit, c'est-à-dire ainsi qu'il est dit cy-dessus. + + +On voit que les rôles sont écrits mot pour mot, et que le Roi ne doit +rien ajouter ni retrancher. Aussitôt l'agent de MONSIEUR (La Rivière) +accourt, et le Cardinal l'envoie au Roi d'avance dicter sa réponse. +Avec quelle souplesse chaque personnage obéit au directeur de cette +sanglante comédie! + + * * * * * + +Les observateurs politiques ne s'endorment pas: ils excitent Louis XIII +par tous les moyens possibles contre le bouc émissaire sur qui tout +péché doit retomber. On redouble de rigueurs avec le prisonnier. + + * * * * * + +Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au Cardinal: + + Le Roy m'a dit qu'il croit que M. le Grand eût été capable _de se + faire huguenot_. J'y ai adjousté qu'il se fût fait Turc pour régner + et oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement donné. Sur + quoi le Roy m'a dit: + + --Je le crois... + + Sa Majesté m'a dit ce matin que Treville avoit entretenu M. le + Marquis sur l'arrivée de M. le Grand à Montpellier, et qu'en + entrant dans la citadelle il avoit dit: + + --Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il conspirer contre la + patrie d'aussi bonne heure! Ce qu'elle avoit très-bien reçeu. + + +_M. des Noyers à Son Éminence._ + + Paris, le 1er juillet. + + Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre M. le Grand, + car elle a seu que, durant sa maladie, ce _misérable_, que M. le + premier-président nomme fort bien le _perfide public_, avait dit du + Roy: + + --Il traînera encore! + + * * * * * + +Rien n'est oublié pour irriter Louis XIII, quoiqu'il nous soit +difficile de sentir le sel du bon mot du premier-président. + +Le même homme (des Noyers) écrit encore le 1er juillet 1642, de +Pierrelatte: + + Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations d'amour + pour Monseigneur, et dans une exécration non pareille pour ce + malheureux _perfide public_. + + +Ainsi le bulletin de la _colère royale_ est envoyé au Cardinal heure +par heure, et l'on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les parents des +deux jeunes gens veulent supplier, on les arrête. M. de Chavigny écrit +le 3 juillet 1642: + + L'abbé d'Effiat et l'abbé de Thou venoient trouver le Roy, à ce + qu'on nous avoit assuré. Sa Majesté _a trouvé bon_ qu'on envoyast + au-devant d'eux pour leur recommander de se retirer. + + * * * * * + +La correspondance est pressante. Le lendemain (4 juillet 1642), le +Cardinal écrit de Tarascon: + + Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer: _le + perfide public_, confessant au lieu où il est, _qu'il a eu de + mauvais desseins contre la personne de M. le Cardinal, mais qu'il + n'en a point eu que le Roy n'y ait consenti_; le mal est que la + liberté qu'il a eue jusques à présent de se promener deux fois le + jour, fait que ce discours commence d'être bien espandu en cette + province, ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets. + + +Une crainte mortelle agite le Cardinal qu'on ne vienne à savoir que le +Roi a été de la conjuration: il rend la prison plus sévère. Il ajoute: + + Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de soixante-six ans, + a laissé promener M. le Grand deux fois le jour. Il n'y a que trois + jours qu'il en usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les + premiers ordres ont été perdus. + + M. de Bouillon n'a demandé qu'un médecin et deux valets de chambre; + le _perfide public_ a six personnes qui doivent être retranchées. + Autrement, il est impossible qu'_il ne fasse sçavoir tout ce qu'il + voudra_; jamais prince n'en eut davantage. + + Vous parlerez adroitement de ce que dessus, _sans me mettre en jeu + aucunement_. + + +Comme il attend avec impatience un _bon commissaire_, il dit: + + J'attends M. de Chazé, que _nous essayerons par M. de + Thou_.--Faites-le hâter par le Rhône, car le temps nous + presse, et il est nécessaire que je sois icy pour l'aider à ses + interrogations, que je lui donnerai _toutes digérées_. + +Comme il faut envenimer la plaie du coeur royal, il n'oublie pas un +trait qui puisse porter: + + Il est bon que le _fidèle marquis de Mortemar_ dise au Roy comme + le _perfide public_ disait que Fontrailles avoit dit un bon mot sur + ses maladies, sçavoir, est: + + --_Il n'est pas encore assez mal._ + + Pour montrer comme le _perfide_ et ses principaux confidents + estoient mal intentionnez vers le Roy. + + * * * * * + +On voit que nulle légèreté de propos, nulle étourderie du jeune favori, +vraie ou supposée, n'est omise par le rusé politique. Chavigny répond +sur-le-champ et dans les mêmes termes: + + Le fidèle marquis n'a pu encore prendre son temps pour dire ce que + M. le Cardinal a mandé: ce sera pour demain; nous verrons ce que le + Roy en dira. + + +Puis, le lendemain, le même Chavigny écrit à la hâte: + + Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de M. le Grand. Le Roy n'a + pas manqué, aussitôt ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny. + +C'est-à-dire à lui-même: Il persifle ainsi Louis XIII sur sa docilité! + + Et je crois qu'il en fait de même à M. des Noyers. + + Le Roy m'a commandé expressément de le faire sçavoir à Son + Eminence, et lui dire qu'il croyoit M. le Grand assez détestable + pour avoir eu une si horrible pensée, et qu'il se souvient qu'il + avoit _à Lyon plus de cinquante gentilshommes_ qui dépendoient de + luy. + + On n'a rien oublié pour entretenir Sa Majesté _en belle humeur_. + Le Roy a répété plusieurs fois que M. le Grand estoit le plus grand + menteur du monde. Ainsi on peut espérer que l'amitié est bien usée + dans le coeur de Louis XIII. + + +Le 6 juillet 1642 (que l'on remarque cette rapidité), les deux +créatures du Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers lui disaient le +résultat de leurs insinuations: + + Nous supplions très humblement Monseigneur de se mettre l'esprit + en repos, et croire qu'il ne fut jamais si puissant auprès du Roy + qu'il est, que sa présence opérera tout ce qu'elle voudra. + + +Le même jour, le Cardinal-Duc écrit au Roi très humblement et sur le +ton d'une victime et d'un prêtre candide que le Roi défend. + + * * * * * + +_Son Éminence au Roy._ + + Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu'il a pleu au Roy + faire du mauvais dessein qu'avoit M. le Grand contre moy, contre + un Cardinal, qui depuis vingt-cinq ans a, par la permission de + Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus la malice de ce + malheureux est grande, plus la bonté de Sa Majesté paroist. Du + septiesme juillet 1642. + + +Et le 7, il fait venir M. de Thou dans sa chambre, l'envoyant +chercher dans la prison de Tarascon. J'ai sous les yeux ce curieux +interrogatoire, et le donne tel qu'il a été conservé mot pour mot. +Il n'est pas superflu de faire remarquer le ton de politesse exquise +des deux personnages, dont aucun n'oublie le rang et le caractère +de l'autre, et qui semblent toujours avoir dans la pensée leur vieil +adage: _Un gentilhomme en vaut un autre._ + + +_Interrogatoire et réponse de M. de Thou à Monseigneur le +Cardinal-Duc, qui l'envoya querir en la prison du chasteau de Tarascon. +(Journal de M. le cardinal de Richelieu, qu'il a fait durant le grand +orage de la cour, en l'année 1642, et tiré des Mémoires qu'il a escrits +de sa main M. DC. XLVIII.)_ + + M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de m'excuser de vous avoir + donné la peine de venir icy. + + M. DE THOU. Monseigneur, je la reçois avec honneur et faveur. + + Après, il lui fit donner une chaise près de son lit. + + M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de me dire l'origine des + choses qui se sont passées cy-devant. + + M. DE THOU. Monseigneur, il n'y a personne qui le puisse mieux + sçavoir que Votre Eminence. + + M. LE CARDINAL. Je n'ai point d'intelligence en Espagne pour le + sçavoir. + + M. DE THOU. Le Roy en ayant donné l'ordre, Monseigneur, cela n'a + peu estre sans vous l'avoir fait connoistre. + + M. LE CARDINAL. Avez-vous escrit à Rome et en Espagne? + + M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, par le commandement du Roy. + + M. LE CARDINAL. Estes-vous secrétaire d'Etat pour l'avoir fait? + + M. DE THOU. Non, Monseigneur; mais le Roy me l'avait commandé, je + n'ai peu faillir de le faire. + + M. LE CARDINAL. Avez-vous quelque pouvoir de cela? + + M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, la parole du Roy, et un commandement + de le faire par escrit. + + M. LE CARDINAL. Si est-ce que M. de Cinq-Mars n'en a rien dit? + + M. DE THOU. Il a eu tort, Monseigneur, de ne l'avoir dit; car il a + receu le commandement aussi bien que moi. + + M. LE CARDINAL. Où sont ces commandements? + + M. DE THOU. Ils sont en bonnes mains, pour les produire quand il en + sera besoin. + + +Mais c'est là ce qu'il faut éviter. Le Cardinal ne veut pas savoir +que le Roi a donné des ordres contre lui. Il demande à Paris des +commissaires, un surtout qu'il désigne, M. de Lamon, pour aider M. +de Chazé à de nouveaux interrogatoires dirigés contre ce de Thou si +imposant, si ferme, si grave, si loyal et si redoutable par sa vertu. + +Tandis que ce jeune magistrat parle ainsi, Gaston d'Orléans, MONSIEUR, +le frère du Roi, envoie sa confession et se met à genoux, en ces +termes: + + Gaston, fils de France, frère unique du Roy, estant touché d'un + véritable repentir d'avoir _encore_ manqué à la fidélité que je + dois au Roy mon seigneur, et désirant me rendre digne de la grâce + et du pardon, j'avoue sincèrement toutes les choses dont je suis + coupable. + + +Suivent les accusations contre M. le Grand, sur qui il rejette +noblement toute l'affaire. + +Puis une seconde confession accompagne la première, touchant l'autre +péché: + +_Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence._ + + D'Aigueperce, le 7 juillet. + + Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon cousin le Cardinal de + Richelieu quelle est mon extrême douleur d'avoir pris des liaisons + et correspondances avec ses ennemis... je proteste devant Dieu, + et prie M. le Cardinal de croire que je n'ai pas eu plus grande + connoissance de ce qui peut regarder sa personne, et que, pour + mourir, je n'aurois jamais presté ny l'oreille ny le coeur à la + moindre proposition qui eust esté contre elle, etc., etc. + + +La politesse de la frayeur ne peut aller plus loin et plus bas +assurément. + +Mais le maître n'est pas content encore de ces mensonges et de ces +humiliations. + +Il envoie ses ordres sur ce qui doit être dit par MONSIEUR, s'il veut +qu'on lui permette de rester dans le royaume et qu'on lui donne de quoi +vivre. + +On confrontera MONSIEUR et M. de Cinq-Mars. + + +_Instructions de Son Éminence_. + + Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera la personne de + MONSIEUR, MONSIEUR lui doit dire: + + «Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de différente qualité, nous + nous trouvons en mesme peine, mais il faut que nous ayons recours + à mesme remède. Je confesse notre faute et supplie le Roy de la + pardonner.» + + Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et demeurera d'accord de ce + qu'aura dit MONSIEUR, ou il voudra faire l'innocent; en quel cas + MONSIEUR lui dira: + + «Vous m'avez parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela, vous vinstes + à Saint-Germain me trouvez en mon escurie avec M. de Bouillon + (tel et moy, tels et tels)»... Ensuite MONSIEUR dira le reste de + l'histoire. + + Il fera de même lorsqu'on luy amènera M. de Bouillon. + + Il se contentera de la promesse de rester dans le royaume, sans + jamais prétendre charge ny emploi. + + Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur cette affaire, _qui + peut estre celle de la plus grande importance qui soit jamais + arrivée en ce royaume de cette nature_. + + +Mais MONSIEUR fait beaucoup de difficulté de se laisser confronter +aux accusés; il craint de manquer d'assurance devant eux. Le Roi n'ose +l'exiger de son frère; il faut trouver un biais; le chancelier Séguier +le trouve et l'envoie bien vite: + + J'ai proposé au Roy de mander MM. Talon, conseiller d'Estat + et advocat général, Le Bret et du Bignon, qui ont tous grande + connoissance de matières criminelles, pour conférer avec moy sur + toutes les propositions que je lui ferai. + + Leur advis est que l'on peut dispenser MONSIEUR d'être présent à la + lecture de sa déclaration aux accusés. + + Cet advis est appuyé d'exemples et de raisons; quant aux exemples, + nous avons la procédure faite de La Mole et de Coconas, accusés + de lèze-majesté. En ce procès, les déclarations du Roy de Navarre + et du duc d'Alençon furent receues et leues aux accusés sans + confrontation, encore qu'ils l'eussent demandée. + + ... Une déposition d'un témoin avec des _présomptions infaillibles + servent de preuve et de conviction_ contre un accusé en _crime de + lèze-majesté_: ce qui n'est pas aux autres crimes. + + * * * * * + +On voit que le chancelier y met fort bonne volonté. + +Suit l'avis donné par Jacques Talon et Hierosme Bignon et Omer Talon, +décidant «qu'aucun _fils de France_ n'a esté ouy dans aucun procès, et +que leur _déclaration_ sert de preuve sans confrontation.» + +Le chancelier reçoit la déclaration de MONSIEUR, en compagnie des +juges, sieurs de Laubardemont, Marca, de Paris, Champigny, Miraumesnil, +de Chazé et de Sève, dans laquelle le duc d'Orléans avoue: _avoir donné +deux blancs signés à Fontrailles pour traiter avec le roi d'Espagne_, +à l'instigation de M. le Grand; il le présente comme ayant séduit aussi +M. de Bouillon. + +Après ces écrits, le Cardinal est armé de toutes pièces, et, sûr du +succès, il peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis que l'on juge à +Lyon Cinq-Mars et de Thou qu'il abandonne, il va remettre la main sur +le Roi et faire grâce à MONSIEUR moyennant sa nullité politique, et à +M. de Bouillon en échange de la place de Sedan. + +Le rapport du procès est très curieux à lire et trop volumineux +pour être copié ici; il se trouve à la suite des interrogatoires. Le +rapporteur charge ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé légèrement +sur MONSIEUR et le duc de Bouillon: + + Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement d'estre complice + de cette conjuration, mais ensuite d'en estre auteur et promoteur. + + M. le Grand empoisonne l'esprit de MONSIEUR par des craintes + imaginaires et supposées par lui. Voilà un crime. + + Pour se garantir de ses terreurs, _il le porte_ à faire un parti + dans l'Estat. En voilà deux. + + _Il le porte_ à s'unir à l'Espagne. C'en est un troisième. + + _Il le porte_ à ruiner M. le Cardinal, _et le faire chasser des + affaires_. C'en est un quatrième. + + _Il le porte_ à faire la guerre en France pendant le siége de + Perpignan, pour interrompre le cours du bonheur de cet Estat. C'en + est un cinquième. + + Il dresse lui-même le _traité_ d'Espagne. C'en est un sixième. + + Il produit Fontrailles à MONSIEUR pour estre envoyé pour le traité, + et envoyé à M. le comte d'Aubijoux. Ces suites _peuvent être + estimées un_ septième crime, ou au moins l'accomplissement de tous + les autres. + + Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui touche la personne + des ministres des princes estant réputé, par les lois anciennes et + constitutions des empereurs, de pareil poids que _ceux qui touchent + leurs propres personnes_. + + Un ministre _sert bien_ son prince et son Estat, on l'oste à tous + les deux, c'est tout de mesme que qui priveroit le premier d'un + bras et le second d'une partie de sa puissance. + + +Je livre ces arguments aux réflexions des jurisconsultes. Ils penseront +peut-être qu'il y eût eu quelque réponse à faire si l'on eût regardé +comme possible de répondre à ces absurdités d'un pouvoir sans contrôle. +Le grand fait du traité d'Espagne suffisait, et je ne transcris ce +que le rapporteur ajoute que pour montrer l'acharnement qui lui était +prescrit contre l'ennemi, le rival de faveur du premier ministre[8]. + + [8] Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement + comiques que celui-ci répété si souvent: _Il le porte à_, etc. + MONSIEUR se trouve ainsi présenté comme un écolier au-dessous + de l'âge de raison et irresponsable, que son gouverneur porte à + quelques petites erreurs. Gouverneur de _vingt-deux ans_, élève de + _trente-quatre_. Sanglante facétie! + +Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, moins hautain et plus habile, +il ne devait pas se mettre dans son tort en traitant avec l'étranger. +Il pouvait renverser le Cardinal à moins de frais et sans s'attacher +au front l'écriteau _d'allié de l'étranger_, toujours détesté des +nations monarchiques ou républicaines, celui du connétable de Bourbon +et de Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et n'avait pas la tête +tout entière aux grandes affaires. Il agissait trop vite, hâté par la +passion, contre un homme d'expérience qui savait attendre avec froideur +et mettre son ennemi dans son tort. + + +_Sur l'interrogatoire secret._ + + (Extrait des registres.) + + M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que la plus forte passion + qui l'avoit emporté à ce qu'il avoit fait estoit de mettre hors des + affaires M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion qu'il + ne pouvoit vaincre ny modérer. + + Il disoit que six choses lui avoient donné cette adversion. + + 1. La première, qu'après le siége d'Arras, à la fin duquel il + s'estoit trouvé, M. le Cardinal avoit parlé de luy comme d'une + personne qui n'avoit pas tesmoigné beaucoup de coeur. + + 2. Qu'après l'alliance de M. le marquis de Sourdis et de son frère, + le Cardinal avoit dit que M. de Sourdis avoit faict honneur à sa + maison. + + 3. Qu'ayant souhaité d'estre fait Duc et Pair, M. le Cardinal en + avoit destourné le Roy. + + 4. Qu'il s'estoit senti obligé de prendre la protection de M. + l'archevesque de Bordeaux, lequel il avoit cru qu'on vouloit + perdre. + + 5. _Que luy parlant de la princesse Marie, il dit que sa mère + vouloit faire le mariage de luy avec elle_; Son Eminence dict que + _sa mère, Mme d'Effiat, estoit une folle, et que si la princesse + Marie avoit cette pensée, qu'elle estoit plus folle encore_. + Qu'ayant été proposée pour femme de MONSIEUR, il auroit bien de la + vanité et de la présomption de la prétendre; que c'estoit ridicule. + + 6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que le Roy l'eust admis au + conseil, et l'en avoit faict sortir. + + + + +TABLE + + + Réflexions sur la vérité dans l'art 1 + Chapitre I. -- Les adieux 19 + Chapitre II. -- La rue 63 + Chapitre III. -- Le bon prêtre 85 + Chapitre IV. -- Le procès 110 + Chapitre V. -- Le martyre 131 + Chapitre VI. -- Le songe 152 + Chapitre VII. -- Le cabinet 171 + Chapitre VIII. -- L'entrevue 218 + Chapitre IX. -- Le siège 245 + Chapitre X. -- Les récompenses 271 + Chapitre XI. -- Les méprises 297 + Chapitre XII. -- La veillée 319 + Chapitre XIII. -- L'Espagnol 353 + Notes et documents historiques 375 + + + * * * * * + + Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY + + + + +Note de transcription détaillée: + +Cette version électronique comporte les corrections suivantes: + + p. 20, ajout d'une virgule après «qu'entourent des bosquets»; + p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était + éblouissante»); + p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux + châtains»); + p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de + femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait»); + p. 122, ajout d'un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»; + p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et + nasillardes»); + p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j'ai un diadème»); + p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»); + p. 223, ajout d'une virgule manquante après «et» dans «et, du plus + loin qu'ils le voyaient venir»; + p. 236, suppression d'une virgule parasite dans + «l'éternité s'approche pour moi»; + p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses + gardes était à son côté.»; + p. 284, «qui» corrigé en «que» + («et que pourront imiter les diplomates»); + p. 298, ajout d'un point-virgule manquant après «le cheval gris»; + p. 328, ajout d'un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»; + p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»; + p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau + de fer,»); + p. 352, ajout d'une virgule manquante après «des mains de sa + victime,»; + p. 378, ajout d'une virgule manquante après «aux plus pures,»; + p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»; + p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» + («il faut descouvrir les auteurs»); + p. 403, ajout d'un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, + quoyque». + +Les variations dans l'orthographe n'ont pas été corrigées. On trouve +par exemple «siége» et «siège», «évènement» et «événement», ou encore +«Reine mère», «Reine-Mère», «reine-mère» et «Reine-mère». + +En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer». + +En page 359, la phrase + + Que vous importe, pourvu qu'il y tombe martyr, s'il le faut? + +est incomplète dans cette édition. Il faut lire: + + Que vous importe, pourvu qu'il prie au pied des autels que vous + adorez, pourvu qu'il y tombe martyr s'il le faut? + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) *** + +***** This file should be named 44198-8.txt or 44198-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/9/44198/ + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License available with this file or online at + www.gutenberg.org/license. + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/44198-8.zip b/old/44198-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3cf89d7 --- /dev/null +++ b/old/44198-8.zip diff --git a/old/44198-h.zip b/old/44198-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..73bcd20 --- /dev/null +++ b/old/44198-h.zip diff --git a/old/44198-h/44198-h.htm b/old/44198-h/44198-h.htm new file mode 100644 index 0000000..cc97f18 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/44198-h.htm @@ -0,0 +1,15870 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome I), + Par le comte Alfred De Vigny + — Un livre du Project Gutenberg. + </title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + +body { + margin-left: 10%; 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+ width: 90%; +} +@media handheld +{ + .tnote { width: auto; } +} + + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cinq-Mars, (Tome I of 2) + ou, Une conjuration sous Louis XIII + +Author: Alfred de Vigny + +Illustrator: Pierre Georges Jeanniot + +Release Date: November 16, 2013 [EBook #44198] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) *** + + + + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + + + + + +</pre> + + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent">— Note de transcription —</p> + +<p> +Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée. +</p> + +<p> +Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a> +à la fin de ce livre. +</p> + +<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h1 class="sep2"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br /> +<span class="medium">OU</span><br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</h1> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_004.jpg"> + <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +OU<br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +PAR LE COMTE<br /> +<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>Reproduits en fac simile.</i> +</p> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="large center noindent"> +TOME PREMIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="large center noindent sep2 xlarge"> +PARIS +</p> + +<p class="large center noindent"> +G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY +</p> + +<p class="center noindent"> +ÉDITEURS +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +1882 +</p> + +<h2 id="intro"> +<span class="large">RÉFLEXIONS</span><br /> +<span class="small">SUR</span><br /> +<span class="xlarge">LA VÉRITÉ DANS L’ART</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="sep4"> +L’étude du destin général des sociétés +n’est pas moins nécessaire aujourd’hui +dans les écrits que l’analyse du cÅ“ur +humain. Nous sommes dans un temps +où l’on veut tout connaître et où l’on +cherche la source de tous les fleuves. +La France surtout aime à la fois l’Histoire +et le Drame, parce que l’une retrace +les vastes destinées de l’<span class='smcap'>HUMANITÉ</span>, +et l’autre le sort particulier de l’<span class='smcap'>HOMME</span>. +C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la +<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span> +Religion, à la Philosophie, à la Poésie +pure, qu’il appartient d’aller plus loin +que la vie, au-delà des temps, jusqu’à +l’éternité. +</p> + +<p> +Dans ces dernières années (et c’est +peut-être une suite de nos mouvements +politiques), l’Art s’est empreint d’histoire +plus fortement que jamais. Nous +avons tous les yeux attachés sur nos +Chroniques, comme si, parvenus à la +virilité en marchant vers de plus grandes +choses, nous nous arrêtions un moment +pour nous rendre compte de notre jeunesse +et de ses erreurs. Il a donc fallu +doubler l’<span class='smcap'>INTÉRÊT</span> en y ajoutant le <span class='smcap'>SOUVENIR</span>. +</p> + +<p> +Comme la France allait plus loin que +les autres nations dans cet amour des +faits, et que j’avais choisi une époque +récente et connue, je crus aussi ne pas +devoir imiter les étrangers, qui, dans +leurs tableaux, montrent à peine à +l’horizon les hommes dominants de leur +histoire; je plaçai les nôtres sur le devant +de la scène, je les fis principaux acteurs +de cette tragédie dans laquelle j’avais +<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span> +dessein de peindre les trois sortes +d’ambition qui nous peuvent remuer, et, +à côté d’elles, la beauté du sacrifice de +soi-même à une généreuse pensée. Un +traité sur la chute de la féodalité, sur +la position extérieure et intérieure de la +France au <span class='smcap'>XVII</span><sup>e</sup> siècle, sur la question +des alliances avec les armes étrangères, +sur la justice aux mains des parlements +ou des commissions secrètes, et sur les +accusations de sorcellerie, n’eût pas été +lu peut-être; le roman le fut. +</p> + +<p> +Je n’ai point dessein de défendre ce +dernier système de composition plus historique, +convaincu que le germe de la +grandeur d’une Å“uvre est dans l’ensemble +des idées et des sentiments d’un +homme, et non pas dans le genre qui +leur sert de forme. Le choix de telle +époque nécessitera cette <span class='smcap'>MANIÈRE</span>, telle +autre la devra repousser; ce sont là des +secrets du travail de la pensée qu’il +n’importe point de faire connaître. A +quoi bon qu’une théorie nous apprenne +pourquoi nous sommes charmés? Nous +entendons les sons de la harpe; mais sa +<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span> +forme élégante nous cache les ressorts +de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvé +que ce livre a en lui quelque vitalité<a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a>, +je ne puis m’empêcher de jeter ici ces +réflexions sur la liberté que doit avoir +l’imagination d’enlacer dans ses nÅ“uds +formateurs toutes les figures principales +d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble +à leurs actions, de faire céder +parfois la réalité des faits à l’<span class='smcap'>IDÉE</span> que +chacun d’eux doit représenter aux yeux +de la postérité; enfin sur la différence +que je vois entre la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de l’Art et le +<span class='smcap'>VRAI</span> du Fait. +</p> + +<p> +De même que l’on descend dans sa +conscience pour juger des actions qui +sont douteuses pour l’esprit, ne pourrions-nous +pas aussi chercher en nous-mêmes +le sentiment primitif qui donne +naissance aux formes de la pensée, toujours +indécises et flottantes? Nous trouverions +<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span> +dans notre cÅ“ur plein de trouble, +où rien n’est d’accord, deux besoins qui +semblent opposés, mais qui se confondent, +à mon sens, dans une source +commune; l’un est l’amour du <span class='smcap'>VRAI</span>, +l’autre l’amour du <span class='smcap'>FABULEUX</span>. Le jour où +l’homme a raconté sa vie à l’homme, +l’Histoire est née. Mais à quoi bon la +mémoire des faits véritables, si ce n’est +à servir d’exemple de bien ou de mal? +Or les exemples que présente la succession +lente des événements sont épars +et incomplets; il leur manque toujours +un enchaînement palpable et visible, qui +puisse amener sans divergence à une +conclusion morale; les actes de la +famille humaine sur le théâtre du monde +ont sans doute un ensemble, mais le +sens de cette vaste tragédie qu’elle y +joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu, +jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être +au dernier homme. Toutes les +philosophies se sont en vain épuisées à +l’expliquer, roulant sans cesse leur +rocher, qui n’arrive jamais et retombe +sur elles, chacune élevant son frêle +<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span> +édifice sur la ruine des autres et le +voyant crouler à son tour. Il me semble +donc que l’homme, après avoir satisfait +à cette première curiosité des faits, +désira quelque chose de plus complet, +quelque groupe, quelque réduction, à sa +portée et à son usage, des anneaux de +cette vaste chaîne d’événements que sa +vue ne pouvait embrasser; car il voulait +aussi trouver, dans les récits, des exemples +qui pussent servir aux vérités +morales dont il avait la conscience; +peu de destinées particulières suffisaient +à ce désir, n’étant que les parties incomplètes +du <span class='smcap'>TOUT</span> insaisissable de l’histoire +du monde; l’une était pour ainsi +dire un quart, l’autre une moitié de +preuve; l’imagination fit le reste et les +compléta. De là , sans doute, sortit la +fable.—L’homme la créa vraie, parce +qu’il ne lui est pas donné de voir autre +chose que lui-même et la nature qui l’entoure; +mais il la créa <span class='smcap'>VRAIE</span> d’une <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> +toute particulière. +</p> + +<p> +Cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> toute belle, tout intellectuelle, +que je sens, que je vois et voudrais +<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span> +définir, dont j’ose ici distinguer le nom +de celui du <span class='smcap'>VRAI</span>, pour me mieux faire +entendre, est comme l’âme de tous les +arts. C’est un choix du signe caractéristique +dans toutes les beautés et +toutes les grandeurs du <span class='smcap'>VRAI</span> visible; +mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux +que lui; c’est un ensemble idéal de ses +principales formes, une teinte lumineuse +qui comprend ses plus vives couleurs, +un baume enivrant de ses parfums les +plus purs, un élixir délicieux de ses sucs +les meilleurs, une harmonie parfaite de +ses sons les plus mélodieux; enfin c’est +une somme complète de toutes ses valeurs. +A cette seule <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> doivent prétendre +les Å“uvres de l’Art qui sont une +représentation morale de la vie, les +Å“uvres dramatiques. Pour l’atteindre, +il faut sans doute commencer par connaître +tout le <span class='smcap'>VRAI</span> de chaque siècle, être +imbu profondément de son ensemble et +de ses détails; ce n’est là qu’un pauvre +mérite d’attention, de patience et de +mémoire; mais ensuite il faut choisir et +grouper autour d’un centre inventé: c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span> +là l’œuvre de l’imagination et de ce grand +<span class='smcap'>BON SENS</span> qui est le génie lui-même. +</p> + +<p> +A quoi bon les Arts, s’ils n’étaient que +le redoublement et la contre-épreuve de +l’existence? Eh! bon Dieu, nous ne +voyons que trop autour de nous la triste +et désenchanteresse réalité: la tiédeur +insupportable des demi-caractères, des +ébauches de vertus et de vices, des +amours irrésolus, des haines mitigées, +des amitiés tremblotantes, des doctrines +variables, des fidélités qui ont leur hausse +et leur baisse, des opinions qui s’évaporent; +laissez-nous rêver que parfois +ont paru des hommes plus forts et plus +grands, qui furent des bons ou des +méchants plus résolus; cela fait du bien. +Si la pâleur de votre <span class='smcap'>VRAI</span> nous poursuit +dans l’Art, nous fermerons ensemble +le théâtre et le livre pour ne pas le +rencontrer deux fois. Ce que l’on veut +des Å“uvres qui font mouvoir des fantômes +d’hommes, c’est, je le répète, le +spectacle philosophique de l’homme +profondément travaillé par les passions +de son caractère et de son temps; c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span> +donc la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de cet homme et de ce +<span class='smcap'>TEMPS</span>, mais tous deux élevés à une +puissance supérieure et idéale qui en +concentre toutes les forces. On la reconnaît, +cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>, dans les Å“uvres de +la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance +d’un portrait dont on n’a +jamais vu l’original; car un beau talent +peint la vie plus encore que le vivant. +</p> + +<p> +Pour achever de dissiper sur ce point +les scrupules de quelques consciences +littérairement timorées que j’ai vues +saisies d’un trouble tout particulier en +considérant la hardiesse avec laquelle +l’imagination se jouait des personnages +les plus graves qui aient jamais eu vie, +je me hasarderai jusqu’à avancer que, +non dans son entier, je ne l’oserais +dire, mais dans beaucoup de ces pages, +et qui ne sont peut-être pas les moins +belles, <span class='smcap'>L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE +PEUPLE EST L’AUTEUR</span>.—L’esprit humain +ne me semble se soucier du <span class='smcap'>VRAI</span> que +dans le caractère général d’une époque; +ce qui lui importe surtout, c’est la masse +des événements et les grands pas de +<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span> +l’humanité qui emportent les individus; +mais, indifférent sur les détails, il les +aime moins réels que beaux, ou plutôt +grands et complets. +</p> + +<p> +Examinez de près l’origine de certaines +actions, de certains cris héroïques +qui s’enfantent on ne sait comment: vous +les verrez sortir tout faits des <span class='smcap'>ON DIT</span> +et des murmures de la foule, sans +avoir en eux-mêmes autre chose qu’une +ombre de vérité; et pourtant ils demeureront +historiques à jamais.—Comme +par plaisir et pour se jouer de la +postérité, la voix publique invente des +mots sublimes pour les prêter, de leur +vivant même et sous leurs yeux, à des +personnages qui, tout confus, s’en excusent +de leur mieux comme ne méritant +pas tant de gloire<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a> et ne pouvant porter +<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span> +si haute renommée. N’importe, on n’admet +point leurs réclamations; qu’ils +les crient, qu’ils les écrivent, qu’ils les +publient, qu’ils les signent, on ne veut +pas les écouter, leurs paroles sont +sculptées dans le bronze, les pauvres +gens demeurent historiques et sublimes +malgré eux. Et je ne vois pas que tout +cela se soit fait seulement dans les âges +de barbarie, cela se passe à présent +encore, et accommode l’Histoire de la +veille au gré de l’opinion générale, muse +tyrannique et capricieuse qui conserve +l’ensemble et se joue du détail. Eh! qui +de vous n’a assisté à ses transformations? +<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span> +Ne voyez-vous pas de vos yeux +la chrysalide du <span class='smcap'>FAIT</span> prendre par degré +les ailes de la <span class='smcap'>FICTION</span>? Formé à demi +par les nécessités du temps, un <span class='smcap'>FAIT</span> est +enfoui tout obscur et embarrassé, tout +naïf, tout rude, quelquefois mal construit, +comme un bloc de marbre non +dégrossi; les premiers qui le déterrent +et le prennent en main le voudraient +autrement tourné, et le passent à d’autres +mains déjà un peu arrondi; d’autres +le polissent en le faisant circuler; en +moins de rien, il arrive au grand jour +transformé en statue impérissable. Nous +nous récrions; les témoins oculaires et +auriculaires entassent réfutations sur +explications; les savants fouillent, feuillettent +et écrivent; on ne les écoute +pas plus que les humbles héros qui +se renient; le torrent coule et emporte +le tout sous la forme qu’il lui a plu +de donner à ces actions individuelles. +Qu’a-t-il fallu pour toute cette Å“uvre? Un +rien, un mot; quelquefois le caprice +d’un journaliste désÅ“uvré. Et y perdons-nous? +Non. Le fait adopté est toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span> +mieux composé que le vrai, et n’est +même adopté que parce qu’il est plus +beau que lui; c’est que l’<span class='smcap'>HUMANITÉ ENTIÈRE</span> +a besoin que ses destinées soient pour +elle-même une suite de leçons; plus indifférente +qu’on ne pense sur la <span class='smcap'>RÉALITÉ +DES FAITS</span>, elle cherche à perfectionner +l’événement pour lui donner une grande +signification morale; sentant bien que +la succession des scènes qu’elle joue sur +la terre n’est pas une comédie, et +que, puisqu’elle avance, elle marche à +un but dont il faut chercher l’explication +au-delà de ce qui se voit. +</p> + +<p> +Quant à moi, j’avoue que je sais bon +gré à la voix publique d’en agir ainsi, +car souvent sur la plus belle vie se trouvent +des taches bizarres et des défauts +d’accord qui me font peine lorsque je +les aperçois. Si un homme me paraît un +modèle parfait d’une grande et noble +faculté de l’âme, et que l’on vienne m’apprendre +quelque ignoble trait qui le défigure, +je m’en attriste, sans le connaître, +comme d’un malheur qui me +serait personnel, et je voudrais presque +<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span> +qu’il fût mort avant l’altération de son +caractère. +</p> + +<p> +Aussi, lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> (et j’appelle +ainsi l’Art tout entier, tout ce qui est du +domaine de l’imagination, à peu près +comme les anciens nommaient <span class='smcap'>MUSIQUE</span> +l’éducation entière), lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> +vient raconter, dans ses formes passionnées, +les aventures d’un personnage que +je sais avoir vécu, et qu’elle recompose +ses événements, selon la plus grande +idée de vice ou de vertu que l’on +puisse concevoir de lui, réparant les +vides, voilant les disparates de sa vie et +lui rendant cette unité parfaite de conduite +que nous aimons à voir représentée +même dans le mal; si elle conserve +d’ailleurs la seule chose essentielle à +l’instruction du monde, le génie de +l’époque, je ne sais pourquoi l’on serait +plus difficile avec elle qu’avec cette +voix des peuples qui fait subir chaque +jour à chaque fait de si grandes mutations. +</p> + +<p> +Cette liberté, les anciens la portaient +dans l’histoire même; ils n’y voulaient +<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span> +voir que la marche générale et le large +mouvement des sociétés et des nations, +et, sur ces grands fleuves déroulés dans +un cours bien distinct et bien pur, ils +jetaient quelques figures colossales, +symboles d’un grand caractère et d’une +haute pensée. On pourrait presque calculer +géométriquement que, soumise à +la double composition de l’opinion et +de l’écrivain, leur histoire nous arrive +de troisième main et éloignée de deux +degrés de la vérité du fait. +</p> + +<p> +C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi +était une Å“uvre de l’Art; et, pour avoir +méconnu que c’est là sa nature, le +monde chrétien tout entier a encore à +désirer un monument historique pareil +à ceux qui dominent l’ancien monde et +consacrent la mémoire de ses destinées, +comme ses pyramides, ses obélisques, +ses pylônes et ses portiques dominent +encore la terre qui lui fut connue, et y +consacrent la grandeur antique. +</p> + +<p> +Si donc nous trouvons partout les +traces de ce penchant à déserter le +<span class='smcap'>POSITIF</span>, pour apporter l’<span class='smcap'>IDÉAL</span> jusque dans +<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span> +les annales, je crois qu’à plus forte +raison l’on doit s’abandonner à une +grande indifférence de la réalité historique +pour juger les Å“uvres dramatiques, +poèmes, romans ou tragédies, +qu’empruntent à l’histoire des personnages +mémorables. L’<span class='smcap'>ART</span> ne doit jamais +être considéré que dans ses rapports +avec sa <span class='smcap'>BEAUTÉ IDÉALE</span>. Il faut le dire, ce +qu’il y a de <span class='smcap'>VRAI</span> n’est que secondaire, +c’est seulement une illusion de plus +dont il s’embellit, un de nos penchants +qu’il caresse. Il pourrait s’en passer, +car la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> dont il doit se nourrir est +la <i>vérité d’observation sur la nature +humaine, et non l’authenticité du fait</i>. +Les noms des personnages ne font rien +à la chose. +</p> + +<p> +L’<i>Idée</i> est tout. Le nom propre n’est +rien que l’exemple et la preuve de +l’idée. +</p> + +<p> +Tant mieux pour la mémoire de ceux +que l’on choisit pour représenter des +idées philosophiques ou morales; mais, +encore une fois, la question n’est pas +là : l’imagination fait d’aussi belles +<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span> +choses sans eux; elle est une puissance +toute créatrice; les êtres fabuleux +qu’elle anime sont doués de vie autant +que les êtres réels qu’elle ranime. Nous +croyons à Othello comme à Richard III, +dont le monument est à Westminster; +à Lovelace et à Clarisse autant qu’à +Paul et à Virginie, dont les tombes sont +à l’île de France. C’est du même Å“il +qu’il faut voir jouer ses personnages et +ne demander à la <span class='smcap'>MUSE</span> que sa <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> +plus belle que le <span class='smcap'>VRAI</span>; soit que, rassemblant +les traits d’un <span class='smcap'>CARACTÈRE</span> épars +dans mille individus complets, elle en +compose un <span class='smcap'>TYPE</span> dont le nom seul est +imaginaire; soit qu’elle aille choisir +sous leur tombe et toucher de sa +chaîne galvanique les morts dont on sait +de grandes choses, les force à se lever +encore et les traîne, tout éblouis, au +grand jour, où dans le cercle qu’a tracé +cette fée ils reprennent à regret leurs +passions d’autrefois et recommencent +par-devant leurs neveux le triste drame +de la vie. +</p> + +<p class="right10"> +Écrit en 1827. +</p> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_025.jpg"> + <img src='images/illus_025-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> +</div> +</div> + +<p class="xxlarge center noindent newpage"> +CINQ-MARS +</p> + +<hr class="c50" /> + +<h2 id="chap_1" class="no-break"> +CHAPITRE PREMIER +</h2> + +<p class="h2b"> +LES ADIEUX +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="i0">Fare thee well, and if for ever,<br /></span> +<span class="i0">Still for ever fare thee well.</span> +</div> + +<p class="sig" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="smcap">Lord Byron.</span> +</p> + +<p> +Adieu! et, si c’est pour toujours, +pour toujours encore adieu... +</p> +</div> +</div> + +<p> +Connaissez-vous cette contrée que l’on +a surnommée le jardin de la France, ce +pays où l’on respire un air si pur dans +des plaines verdoyantes arrosées par un +grand fleuve? Si vous avez traversé, dans +les mois d’été, la belle Touraine, vous +<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span> +aurez longtemps suivi la Loire paisible +avec enchantement, vous aurez regretté +de ne pouvoir déterminer, entre les +deux rives, celle où vous choisiriez votre +demeure, pour y oublier les hommes +auprès d’un être aimé. Lorsque l’on +accompagne le flot jaune et lent du beau +fleuve, on ne cesse de perdre ses regards +dans les riants détails de la rive droite. +Des vallons peuplés de jolies maisons +blanches qu’entourent des bosquets, des +coteaux jaunis par les vignes ou blanchis +par les fleurs du cerisier, de vieux murs +couverts de chèvrefeuilles naissants, des +jardins de roses d’où sort tout à coup une +tour élancée, tout rappelle la fécondité +de la terre ou l’ancienneté de ses monuments, +et tout intéresse dans les Å“uvres +de ses habitants industrieux. Rien ne +leur a été inutile: il semble que, dans leur +amour d’une aussi belle patrie, seule +province de France que n’occupa jamais +l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le +moindre espace de son terrain, le plus +léger grain de son sable. Vous croyez que +cette vieille tour démolie n’est habitée +<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span> +que par les oiseaux hideux de la nuit? +Non. Au bruit de vos chevaux, la tête +riante d’une jeune fille sort du lierre +poudreux, blanchi sous la poussière de la +grande route; si vous gravissez un coteau +hérissé de raisins, une petite fumée +vous avertit tout à coup qu’une cheminée +est à vos pieds; c’est que le rocher +même est habité, et que des familles de +vignerons respirent dans ces profonds +souterrains, abritées dans la nuit par +la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement +pendant le jour. Les bons +Tourangeaux sont simples comme leur +vie, doux comme l’air qu’ils respirent, +et forts comme le sol qu’ils fertilisent. On +ne voit sur leurs traits bruns ni la froide +immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière +du Midi; leur visage a, comme +leur caractère, quelque chose de la candeur +du vrai peuple de saint Louis; +leurs cheveux châtains sont encore longs +et arrondis autour des oreilles comme +les statues de pierre de nos vieux rois; +leur langage est le plus pur français, +sans lenteur, sans vitesse, sans accent; +<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span> +le berceau de la langue est là , près du +berceau de la monarchie. +</p> + +<p> +Mais la rive gauche de la Loire se +montre plus sérieuse dans ses aspects: +ici c’est Chambord que l’on aperçoit de +loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses +petites coupoles, ressemble à une grande +ville de l’Orient; là c’est Chanteloup, +suspendant au milieu de l’air son élégante +pagode. Non loin de ces palais un +bâtiment plus simple attire les yeux du +voyageur par sa position magnifique et +sa masse imposante; c’est le château +de Chaumont. Construit sur la colline +la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre +ce large sommet avec ses hautes +murailles et ses énormes tours; de longs +clochers d’ardoise les élèvent aux yeux, +et donnent à l’édifice cet air de couvent, +cette forme religieuse de tous nos vieux +châteaux, qui imprime un caractère plus +grave aux paysages de la plupart de nos +provinces. Des arbres noirs et touffus +entourent de tous côtés cet ancien manoir, +et de loin ressemblent à ces plumes +qui environnaient le chapeau du roi +<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span> +Henri; un joli village s’étend au pied du +mont, sur le bord de la rivière, et l’on +dirait que ses maisons blanches sortent +du sable doré; il est lié au château qui +le protège par un étroit sentier qui circule +dans le rocher; une chapelle est au +milieu de la colline; les seigneurs descendaient +et les villageois montaient à +son autel: terrain d’égalité, placé comme +une ville neutre entre la misère et la +grandeur qui se sont trop souvent fait +la guerre. +</p> + +<p> +Ce fut là que, dans une matinée du +mois de juin 1639, la cloche du château +ayant sonné à midi, selon l’usage, +le dîner de la famille qui l’habitait, il +se passa dans cette antique demeure des +choses qui n’étaient pas habituelles. Les +nombreux domestiques remarquèrent +qu’en disant la prière du matin à toute la +maison assemblée, la maréchale d’Effiat +avait parlé d’une voix moins assurée et +les larmes dans les yeux, qu’elle avait +paru vêtue d’un deuil plus austère que de +coutume. Les gens de la maison et les +Italiens de la duchesse de Mantoue, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span> +s’était alors retirée momentanément à +Chaumont, virent avec surprise des préparatifs +de départ se faire tout à coup. Le +vieux domestique du maréchal d’Effiat, +mort depuis six mois, avait repris ses +bottes qu’il avait juré précédemment +d’abandonner pour toujours. Ce brave +homme, nommé Grandchamp, avait suivi +partout le chef de la famille dans les +guerres et dans ses travaux de finance; il +avait été son écuyer dans les unes et son +secrétaire dans les autres; il était revenu +d’Allemagne, depuis peu de temps, +apprendre à la mère et aux enfants la +mort du maréchal, dont il avait reçu les +derniers soupirs à Luzzelstein; c’était un +de ces fidèles serviteurs dont les modèles +sont devenus trop rares en France, qui +souffrent des malheurs de la famille et +se réjouissent de ses joies, désirent +qu’il se forme des mariages pour avoir +à élever de jeunes maîtres, grondent les +enfants et quelquefois les pères, s’exposent +à la mort pour eux, les servent +sans gages dans les révolutions, travaillent +pour les nourrir, et, dans les temps +<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span> +prospères, les suivent partout et disent: +«Voilà nos vignes» en revenant au château. +Il avait une figure sévère très +remarquable, un teint fort cuivré, des +cheveux gris argentés et dont quelques +mèches, encore noires comme ses sourcils +épais, lui donnaient un air dur au premier +aspect; mais un regard pacifique adoucissait +cette première impression. Cependant +le son de sa voix était rude. Il +s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter +le dîner, et commandait à tous les gens +du château, vêtus de noir comme lui. +</p> + +<p> +—Allons, disait-il, dépêchez-vous de +servir, pendant que Germain, Louis et +Etienne vont seller leurs chevaux; +M. Henri et nous, il faut que nous soyons +loin d’ici à huit heures du soir. Et vous, +messieurs les Italiens, avez-vous averti +votre jeune princesse? Je gage qu’elle +est allée lire avec ses dames au bout du +parc ou sur le bord de l’eau. Elle +arrive toujours après le premier service, +pour faire lever tout le monde +de table. +</p> + +<p> +—Ah! mon cher Grandchamp, dit à +<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span> +voix basse une jeune femme de chambre +qui passait et s’arrêta, ne faites pas +songer à la duchesse; elle est bien triste +et je crois qu’elle restera dans son appartement. +<i lang="la" xml:lang="la">Sancta Maria!</i> je vous plains de +voyager aujourd’hui, partir un vendredi, +le treize du mois, et le jour de saint +Gervais et saint Protais, le jour des deux +martyrs. J’ai dit mon chapelet toute la +matinée pour M. de Cinq-Mars; mais en +vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à +tout ce que je vous dis; ma maîtresse +y pense aussi bien que moi, toute +grande dame qu’elle est; ainsi n’ayez +pas l’air d’en rire. +</p> + +<p> +En disant cela, la jeune Italienne se +glissa comme un oiseau à travers la +grande salle à manger, et disparut dans +un corridor, effrayée de voir ouvrir les +doubles battants des grandes portes du +salon. +</p> + +<p> +Grandchamp s’était à peine aperçu +de ce qu’elle avait dit, et semblait ne +s’occuper que des apprêts du dîner; il +remplissait les devoirs importants de +maître d’hôtel, et jetait le regard le plus +<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span> +sévère sur les domestiques, pour voir +s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant +lui-même derrière la chaise du fils +aîné de la maison, lorsque tous les habitants +du château entrèrent successivement +dans la salle: onze personnes, +hommes et femmes, se placèrent à table. +La maréchale avait passé la dernière, +donnant le bras à un beau vieillard vêtu +magnifiquement, qu’elle fit placer à sa +gauche. Elle s’assit dans un grand fauteuil +doré, au milieu de la table, dont +la forme était un carré long. Un autre +siège un peu plus orné était à sa droite, +mais il resta vide. Le jeune marquis +d’Effiat, placé en face de sa mère, devait +l’aider à faire les honneurs; il n’avait pas +plus de vingt ans, et son visage était +assez insignifiant; beaucoup de gravité et +des manières distinguées annonçaient +pourtant un naturel sociable, mais rien +de plus. Sa jeune sÅ“ur de quatorze ans, +deux gentilshommes de la province, trois +jeunes seigneurs italiens de la suite de +Marie de Gonzague (duchesse de Mantoue), +une demoiselle de compagnie, gouvernante +<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span> +de la jeune fille du maréchal, +et un abbé du voisinage, vieux et fort +sourd, composaient l’assemblée. Une +place, à la gauche du fils aîné, restait +vacante encore. +</p> + +<p> +La maréchale, avant de s’asseoir, fit +le signe de la croix et dit le <i>Benedicite</i> à +haute voix: tout le monde y répondit en +faisant le signe entier, ou sur la poitrine +seulement. Cet usage s’est conservé en +France dans beaucoup de familles jusqu’à +la révolution de 1789; quelques-unes l’ont +encore, mais plus en province qu’à Paris, +et non sans quelque embarras et quelque +phrase préliminaire sur le bon temps, +accompagnées d’un sourire d’excuse, +quand il se présente un étranger: car il +est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur. +</p> + +<p> +La maréchale était une femme d’une +taille imposante, dont les yeux grands +et bleus étaient d’une beauté remarquable. +Elle ne paraissait pas encore +avoir atteint quarante-cinq ans; mais, +abattue par le chagrin, elle marchait +avec lenteur et ne parlait qu’avec peine, +<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span> +fermant les yeux et laissant tomber sa +tête sur sa poitrine pendant un moment, +lorsqu’elle avait été forcée d’élever la +voix. Alors sa main, appuyée sur son sein +montrait qu’elle y ressentait une vive +douleur. Aussi vit-elle avec satisfaction +que le personnage placé à sa gauche, +s’emparant, sans en être prié par personne, +du dé de la conversation, le tint +avec un sang-froid imperturbable pendant +tout le repas. C’était le vieux maréchal +de Bassompierre; il avait conservé +sous ses cheveux blancs un air de vivacité +et de jeunesse fort étrange à voir; ses +manières nobles et polies avaient quelque +chose d’une galanterie surannée comme +son costume, car il portait une fraise à la +Henri IV et les manches tailladées à la +manière du dernier règne, ridicule impardonnable +aux yeux des <i>beaux</i> de la +cour. Cela ne nous paraît pas plus singulier +qu’autre chose à présent; mais il +est convenu que dans chaque siècle on rira +de l’habitude de son père, et je ne vois +guère que les Orientaux qui ne soient +pas attaqués de ce mal. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span> +L’un des gentilshommes italiens avait +à peine fait une question au maréchal +sur ce qu’il pensait de la manière dont +le Cardinal traitait la fille du duc de +Mantoue, que celui-ci s’écria dans son +langage familier: +</p> + +<p> +—Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? +Puis-je rien comprendre à ce régime +nouveau sous lequel vit la France? +Nous autres, vieux compagnons d’armes +du feu roi, nous entendons mal la langue +que parle la cour nouvelle, et elle ne +sait plus la nôtre. Que dis-je? on n’en +parle aucune dans ce triste pays, car +tout le monde s’y tait devant le Cardinal; +cet orgueilleux petit vassal nous regarde +comme de vieux portraits de famille +et de temps en temps il en retranche +la tête; mais la devise y reste toujours, +heureusement. N’est-il pas vrai, mon +cher Puy-Laurens? +</p> + +<p> +Ce convive était à peu près du même +âge que le maréchal; mais plus grave +et plus circonspect que lui, il répondit +quelques mots vagues, et fit un signe à +son contemporain pour lui faire remarquer +<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span> +l’émotion désagréable qu’il avait +fait éprouver à la maîtresse de la maison +en lui rappelant la mort récente de +son mari et en parlant ainsi du ministre +son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, +content du signe de demi-approbation, +vida d’un trait un fort +grand verre de vin, remède qu’il vante +dans ses Mémoires comme parfait contre +la peste et la réserve, et, se penchant +en arrière pour en recevoir un autre de +son écuyer, s’établit plus carrément que +jamais sur sa chaise et dans ses idées +favorites. +</p> + +<p> +—Oui, nous sommes tous de trop ici; +je le dis l’autre jour à mon cher duc de +Guise, qu’ils ont ruiné. On compte les +minutes qui nous restent à vivre, et l’on +secoue notre sablier pour le hâter. +Quand M. le Cardinal-duc voit dans un +coin trois ou quatre de nos grandes +figures qui ne quittaient pas les côtés +du feu roi, il sent bien qu’il ne peut +pas mouvoir ces statues de fer, et qu’il +y fallait la main du grand homme; il +passe vite et n’ose pas se mêler à nous, +<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span> +qui ne le craignons pas. Il croit toujours +que nous conspirons, et, à l’heure +qu’il est, on dit qu’il est question de +me mettre à la Bastille. +</p> + +<p> +—Eh! monsieur le maréchal, qu’attendez-vous +pour partir? dit l’Italien; je +ne vois que la Flandre qui vous puisse +être un abri. +</p> + +<p> +—Ah! monsieur, vous ne me connaissez +guère; au lieu de fuir, j’ai été +trouver le roi avant son départ, et je +lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût +pas la peine de me chercher, et que si +je savais où il veut m’envoyer, j’irais +moi-même sans qu’on m’y menât. Il +a été aussi bon que je m’y attendais, et +m’a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu +la pensée que je le voulusse faire? Tu +sais bien que je t’aime.» +</p> + +<p> +—Ah! mon cher maréchal, je vous +fais compliment, dit madame d’Effiat +d’une voix douce; je reconnais la bonté +du roi à ce mot-là : il se souvient de la +tendresse que le roi son père avait pour +vous: il me semble même qu’il vous a +accordé tout ce que vous vouliez pour +<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span> +les vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, +pour le remettre dans la voie de +l’éloge et le tirer du mécontentement +qu’il avait entamé si hautement. +</p> + +<p> +—Certes, madame, reprit-il, personne +ne sait mieux reconnaître ses vertus +que François de Bassompierre; je lui +serai fidèle jusqu’à la fin, parce que je +me suis donné corps et biens à son père +dans un bal; et je jure que, de mon +consentement du moins, personne de +ma famille ne manquera à son devoir +envers le roi de France. Quoique les +<i>Bestein</i> soient étrangers et Lorrains, mordieu! +une poignée de main de Henri IV +nous a conquis pour toujours: ma plus +grande douleur a été de voir mon frère +mourir au service de l’Espagne, et je +viens d’écrire à mon neveu que je le +déshériterais s’il passait à l’empereur, +comme le bruit en a couru. +</p> + +<p> +Un des gentilshommes, qui n’avait rien +dit encore, et que l’on pouvait remarquer +à la profusion des nÅ“uds de rubans et +d’aiguillettes qui couvraient son habit, +et à l’ordre de Saint-Michel dont le +<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span> +cordon noir ornait son cou, s’inclina +en disant que c’était ainsi que tout +sujet fidèle devait parler. +</p> + +<p> +—Pardieu, monsieur de Launay, vous +vous trompez fort, dit le maréchal, en +qui revint le souvenir de ses ancêtres; +les gens de notre sang sont sujets par +le cÅ“ur, car Dieu nous a fait naître tout +aussi bien seigneurs de nos terres que +le roi l’est des siennes. Quand je suis +venu en France, c’était pour me promener, +et suivi de mes gentilshommes +et de mes pages. Je m’aperçois que +plus nous allons, plus on perd cette +idée, et surtout à la cour. Mais voilà un +jeune homme qui arrive bien à propos +pour m’entendre. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit, en effet, et l’on vit +entrer un jeune homme d’une assez +belle taille; il était pâle, ses cheveux +étaient bruns, ses yeux noirs, son air +triste et insouciant: c’était Henri d’Effiat, +marquis de <span class='smcap'>Cinq-Mars</span> (nom tiré +d’une terre de famille); son costume et +son manteau court étaient noirs; un +collet de dentelle tombait de son cou +<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span> +jusqu’au milieu de sa poitrine; de +petites bottes fortes très évasées et ses +éperons faisaient assez de bruit sur les +dalles du salon pour qu’on l’entendît +venir de loin. Il marcha droit à la maréchale +d’Effiat en la saluant profondément, +et lui baisa la main. +</p> + +<p> +—Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos +chevaux sont-ils prêts? A quelle heure +partez-vous? +</p> + +<p> +—Après le dîner, sur-le-champ, madame, +si vous permettez, dit-il à sa mère +avec le cérémonieux respect du temps. +</p> + +<p> +Et, passant derrière elle, il fut saluer +M. de Bassompierre, avant de s’asseoir +à la gauche de son frère aîné. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le maréchal tout en +dînant de fort bon appétit, vous allez +partir, mon enfant; vous allez à la cour; +c’est un terrain glissant aujourd’hui. Je +regrette pour vous qu’il ne soit pas resté +ce qu’il était. La cour autrefois n’était +autre chose que le salon du roi, où il +recevait ses amis naturels; les nobles +des grandes maisons, ses pairs, qui +lui faisaient visite pour lui montrer leur +<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span> +dévouement et leur amitié, jouaient leur +argent avec lui et l’accompagnaient dans +ses parties de plaisir, mais ne recevaient +rien de lui que la permission de +conduire leurs vassaux se faire casser +la tête avec eux pour son service. Les +honneurs que recevait un homme de +qualité ne l’enrichissaient guère, car il +les payait de sa bourse; j’ai vendu une +terre à chaque grade que j’ai reçu; le +titre de colonel général des Suisses m’a +coûté quatre cent mille écus, et le +baptême du roi actuel me fit acheter +un habit de cent mille francs. +</p> + +<p> +—Ah! pour le coup, vous conviendrez, +dit en riant la maîtresse de la maison, +que rien ne vous y forçait: nous avons +entendu parler de la magnificence de +votre habit de perles; mais je serais +très fâchée qu’il fût encore de mode +d’en porter de pareils. +</p> + +<p> +—Ah! madame la marquise, soyez +tranquille, ce temps de magnificence ne +reviendra plus. Nous faisions des folies, +sans doute, mais elles prouvaient notre +indépendance; il est clair qu’alors on +<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span> +n’eût pas enlevé au roi des serviteurs +que l’amour seul attachait à lui, et dont +les couronnes de duc ou de marquis +avaient autant de diamants que sa couronne +fermée. Il est visible aussi que +l’ambition ne pouvait s’emparer de toutes +les classes, puisque de semblables dépenses +ne pouvaient sortir que des +mains riches, et que l’or ne vient que +des mines. Les grandes maisons que +l’on détruit avec tant d’acharnement +n’étaient point ambitieuses, et souvent, +ne voulant aucun emploi du gouvernement, +tenaient leur place à la cour +par leur propre poids, existaient de +leur propre être, et disaient comme +l’une d’elles: <i>Prince ne daigne, Rohan je +suis</i>. Il en était de même de toute +famille noble à qui sa noblesse suffisait, +et que le roi relevait lui-même en écrivant +à l’un de mes amis: <i>L’argent n’est +pas chose commune entre gentilshommes +comme vous et moi</i>. +</p> + +<p> +—Mais, monsieur le maréchal, interrompit +froidement et avec beaucoup de +politesse M. de Launay, qui peut-être +<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span> +avait dessein de l’échauffer, cette indépendance +a produit aussi bien des +guerres civiles et des révoltes comme +celles de M. de Montmorency. +</p> + +<p> +—Corbleu, monsieur, je ne puis +entendre parler ainsi! dit le fougueux +maréchal en sautant sur son fauteuil. +Ces révoltes et ces guerres, monsieur, +n’ôtaient rien aux lois fondamentales +de l’Etat et ne pouvaient pas plus renverser +le trône que ne le ferait un duel. +De tous ces grands chefs de parti il n’en +est pas un qui n’eût mis sa victoire aux +pieds du roi s’il eût réussi, sachant +bien que tous les autres seigneurs aussi +grands que lui l’eussent abandonné +ennemi du souverain légitime. Nul ne +s’est armé que contre une faction et +non contre l’autorité souveraine, et, +cet accident détruit, tout fût rentré +dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en +nous écrasant? Vous avez cassé les bras +du trône et ne mettrez rien à leur place. +Oui, je n’en doute plus à présent, le +Cardinal-duc accomplira son dessein en +entier, la grande noblesse quittera et +<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span> +perdra ses terres, et, cessant d’être la +grande propriété, cessera d’être une +puissance; la cour n’est déjà plus +qu’un palais où l’on sollicite: elle +deviendra plus tard une antichambre, +quand elle ne se composera plus que +des gens de la suite du roi; les grands +noms commenceront par ennoblir des +charges viles; mais, par une terrible +réaction, ces charges finiront par avilir +les grands noms. Etrangère à ses foyers, +la Noblesse ne sera plus rien que par +les emplois qu’elle aura reçus, et si les +peuples, sur lesquels elle n’aura plus +d’influence, veulent se révolter... +</p> + +<p> +—Que vous êtes sinistre aujourd’hui, +maréchal! interrompit la marquise. J’espère +que ni moi ni mes enfants ne +verrons ces temps-là . Je ne reconnais +plus votre caractère enjoué à toute cette +politique; je m’attendais à vous entendre +donner des conseils à mon fils. Eh bien! +Henri, qu’avez-vous donc? Vous êtes +bien distrait! +</p> + +<p> +Cinq-Mars, les yeux attachés sur la +grande croisée de la salle à manger, +<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span> +regardait avec tristesse le magnifique +paysage qu’il avait sous les yeux. Le +soleil était dans toute sa splendeur et +colorait les sables de la Loire, les arbres +et les gazons d’or et d’émeraude; le ciel +était d’azur, les flots d’un jaune transparent, +les îles d’un vert plein d’éclat; +derrière leurs têtes arrondies, on voyait +s’élever les grandes voiles latines des +bateaux marchands comme une flotte en +embuscade.—O nature, nature! se +disait-il, belle nature, adieu. Bientôt +mon cÅ“ur ne sera plus assez simple +pour te sentir, et tu ne plairas plus +qu’à mes yeux, ce cÅ“ur est déjà brûlé +par une passion profonde, et le récit +des intérêts des hommes y jette un +trouble inconnu: il faut donc entrer +dans ce labyrinthe; je m’y perdrai peut-être, +mais pour Marie... +</p> + +<p> +Se réveillant alors au mot de sa mère, +et craignant de montrer un regret trop +enfantin de son beau pays et de sa +famille: +</p> + +<p> +—Je songeais, madame, à la route +que je vais prendre pour aller à Perpignan, +<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span> +et aussi à celle qui me ramènera +chez vous. +</p> + +<p> +—N’oubliez pas de prendre celle de +Poitiers et d’aller à Loudun voir votre +ancien gouverneur, notre bon abbé +Quillet; il vous donnera d’utiles conseils +sur la cour, il est fort bien avec le duc +de Bouillon; et, d’ailleurs, quand il ne +vous serait pas très nécessaire, c’est une +marque de déférence que vous lui devez +bien. +</p> + +<p> +—C’est donc au siège de Perpignan +que vous vous rendez, mon ami? répondit +le vieux maréchal, qui commençait à +trouver qu’il était resté bien longtemps +dans le silence. Ah! c’est bien heureux +pour vous. Peste! un siège! c’est un joli +début: j’aurais donné bien des choses +pour en faire un avec le feu roi à +mon arrivée à sa cour; j’aurais mieux +aimé m’y faire arracher les entrailles du +ventre qu’à un tournoi, comme je +fis. Mais on était en paix, et je fus obligé +d’aller faire le coup de pistolet contre +les Turcs avec le Rosworm des Hongrois, +pour ne pas affliger ma famille +<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span> +par mon désÅ“uvrement. Du reste, je +souhaite que Sa Majesté vous reçoive +d’une manière aussi aimable que son +père me reçut. Certes, le roi est brave +et bon; mais on l’a habitué malheureusement +à cette froide étiquette espagnole +qui arrête tous les mouvements du +cÅ“ur; il contient lui-même et les autres +par cet abord immobile et cet aspect +de glace: pour moi, j’avoue que j’attends +toujours l’instant du dégel, mais en +vain. Nous étions accoutumés à d’autres +manières par ce spirituel et simple +Henri, et nous avions du moins la +liberté de lui dire que nous l’aimions. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux +de Bassompierre, comme pour se contraindre +lui-même à faire attention à +ses discours, lui demanda quelle était +la manière de parler du feu roi. +</p> + +<p> +—Vive et franche, dit-il. Quelques +temps après mon arrivée en France, +je jouais avec lui et la duchesse de +Beaufort, à Fontainebleau; car il voulait, +disait-il, me gagner mes pièces d’or et +mes belles portugalaises. Il me demanda +<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span> +ce qui m’avait fait venir dans ce pays. +«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, +je ne suis point venu à dessein de +m’embarquer à votre service, mais bien +pour passer quelque temps à votre cour, +et de là à celle d’Espagne; mais vous +m’avez tellement charmé que, sans +aller plus loin, si vous voulez de mon +service, je m’y voue jusqu’à la mort.» +Alors il m’embrassa et m’assura que je +n’eusse pu trouver un meilleur maître, +qui m’aimât plus; hélas! je l’ai bien +éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, +jusqu’à mon amour, et j’aurais fait +plus encore, s’il se pouvait faire plus +que de renoncer à M<sup>lle</sup> de Montmorency. +</p> + +<p> +Le bon maréchal avait les yeux attendris; +mais le jeune marquis d’Effiat et +les Italiens, se regardant, ne purent +s’empêcher de sourire en pensant +qu’alors la princesse de Condé n’était +rien moins que jeune et jolie. Cinq-Mars +s’aperçut de ces signes d’intelligence, et +rit aussi, mais d’un rire amer.—Est-il +donc vrai, se disait-il, que les passions +puissent avoir la destinée des modes, +<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span> +et que peu d’années puissent frapper du +même ridicule un habit et un amour? +Heureux celui qui ne survit pas à sa +jeunesse, à ses illusions, et qui emporte +dans la tombe tout son trésor! +</p> + +<p> +Mais, rompant encore avec effort le +cours mélancolique de ses idées, et +voulant que le bon maréchal ne lût rien +de déplaisant sur le visage de ses +hôtes: +</p> + +<p> +—On parlait donc alors avec beaucoup +de liberté au roi Henri? dit-il. +Peut-être aussi au commencement de son +règne avait-il besoin d’établir ce ton-là ; +mais, lorsqu’il fut le maître, changea-t-il? +</p> + +<p> +—Jamais, non, jamais notre grand +roi ne cessa d’être le même jusqu’au +dernier jour; il ne rougissait pas d’être +un homme, et parlait à des hommes +avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! +je le vois encore embrassant le duc de +Guise en carrosse, le jour même de sa +mort; il m’avait fait une de ses spirituelles +plaisanteries, et le duc lui dit: +«Vous êtes à mon gré un des plus +<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span> +agréables hommes du monde, et notre +destin portait que nous fussions l’un à +l’autre; car, si vous n’eussiez été qu’un +homme ordinaire, je vous aurais pris à +mon service, à quelque prix que c’eût +été; mais, puisque Dieu vous a fait naître +un grand roi, il fallait bien que je +fusse à vous.» Ah! grand homme! tu +l’avais bien dit, s’écria Bassompierre, +les larmes aux yeux, et peut-être un peu +animé par les fréquentes rasades qu’il se +versait: «<i>Quand vous m’aurez perdu, +vous connaîtrez ce que je valais.</i>» +</p> + +<p> +Pendant cette sortie, les différents personnages +de la table avaient pris des +attitudes diverses, selon leurs rôles +dans les affaires publiques. L’un des +Italiens affectait de causer et de rire +tout bas avec la jeune fille de la maréchale; +l’autre prenait soin du vieux abbé +sourd, qui, mettant une main derrière +son oreille pour mieux entendre, était +le seul qui eût l’air attentif; Cinq-Mars +avait repris sa distraction mélancolique +après avoir lancé le maréchal, comme +on regarde ailleurs après avoir jeté une +<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span> +balle à la paume jusqu’à ce qu’elle revienne; +son frère aîné faisait les honneurs +de la table avec le même calme; +Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse +de la maison: il était tout au duc +d’Orléans et craignait le Cardinal; pour +la maréchale, elle avait l’air affligé et +inquiet; souvent des mots rudes lui +avaient rappelé ou la mort de son mari +ou le départ de son fils; plus souvent +encore elle avait craint pour Bassompierre +lui-même qu’il ne se compromît, et +l’avait poussé plusieurs fois en regardant +M. de Launay, qu’elle connaissait peu, +et qu’elle avait quelque raison de croire +dévoué au premier ministre; mais avec +un homme de ce caractère, de tels +avertissements étaient inutiles; il eut +l’air de n’y point faire attention; et, au +contraire, écrasant ce gentilhomme de +ses regards hardis et du son de sa voix, +il affecta de se tourner vers lui et de lui +adresser tout son discours. Pour celui-ci, +il prit un air d’indifférence et de politesse +consentante qu’il ne quitta pas +jusqu’au moment où, les deux battants +<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span> +étant ouverts, on annonça <i>mademoiselle +la duchesse de Mantoue</i>. +</p> + +<p> +Les propos que nous venons de transcrire +longuement furent pourtant assez +rapides, et le dîner n’était pas à la +moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague +fit lever tout le monde. Elle était +petite, mais fort bien faite, et quoique +ses yeux et ses cheveux fussent très +noirs, sa fraîcheur était éblouissante +comme la beauté de sa peau. La maréchale +fit le geste de se lever pour son +rang, et l’embrassa sur le front pour sa +bonté et son bel âge. +</p> + +<p> +—Nous vous avons attendue longtemps +aujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle +en la plaçant près d’elle; vous me +restez heureusement pour remplacer un +de mes enfants qui part. +</p> + +<p> +La jeune duchesse rougit et baissa la +tête et les yeux pour qu’on ne vît pas leur +rougeur, et dit d’une voix timide:—Madame, +il le faut bien, puisque vous +remplacez ma mère auprès de moi. Et +un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre +bout de la table. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span> +Cette arrivée changea la conversation; +elle cessa d’être générale, et chacun parla +bas à son voisin. Le maréchal seul continuait +à dire quelques mots de la magnificence +de l’ancienne cour, et de ses +guerres en Turquie, et des tournois, et +de l’avarice de la cour nouvelle; mais, +à son grand regret, personne ne relevait +ses paroles, et on allait sortir de table, +lorsque l’horloge ayant sonné deux +heures, cinq chevaux parurent dans la +grande cour: quatre seulement étaient +montés par des domestiques en manteaux +et bien armés; l’autre cheval, noir et très +vif, était tenu en main par le vieux +Grandchamp: c’était celui de son jeune +maître. +</p> + +<p> +—Ah! Ah! s’écria Bassompierre, +voilà notre cheval de bataille tout sellé +et bridé; allons, jeune homme, il faut +dire comme notre vieux Marot: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Adieu la Court, adieu les dames!<br /></span> +<span class="i0">Adieu les filles et les femmes!<br /></span> +<span class="i0">Adieu vous dy pour quelque temps;<br /></span> +<span class="i0">Adieu vos plaisans passe-temps;<br /></span> +<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span> +<span class="i0">Adieu le bal, adieu la dance,<br /></span> +<span class="i0">Adieu mesure, adieu cadance,<br /></span> +<span class="i0">Tabourins, Hauts-bois, Violons,<br /></span> +<span class="i0">Puisqu’à la guerre nous allons.</span> +</div> + +<p> +Ces vieux vers et l’air du maréchal +faisaient rire toute la table, hormis trois +personnes. +</p> + +<p> +—Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, +que je n’ai que dix-sept ans +comme lui; il va nous revenir tout +brodé, madame; il faut laisser son fauteuil +vacant. +</p> + +<p> +Ici tout à coup la maréchale pâlit, +sortit de table en fondant en larmes, +et tout le monde se leva avec elle: elle +ne put faire que deux pas et retomba +assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa +fille et la jeune duchesse l’entourèrent +avec une vive inquiétude et démêlèrent +parmi des étouffements et des pleurs +qu’elle voulait retenir: Pardon!... mes +amis... c’est une folie... un enfantillage... +mais je suis si faible à présent, +que je n’en ai pas été maîtresse. Nous +étions treize à table, et c’est vous qui +en avez été cause, ma chère duchesse. +<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span> +Mais c’est bien mal à moi d’avoir montré +tant de faiblesse devant lui. Adieu, +mon enfant, donnez-moi votre front à +baiser, et que Dieu vous conduise! +Soyez digne de votre nom et de votre +père. +</p> + +<p> +Puis, comme a dit Homère, <i>riant sous +les pleurs</i>, elle se leva en le poussant et +disant:—Allons, que je vous voie à +cheval, bel écuyer! +</p> + +<p> +Le silencieux voyageur baisa les mains +de sa mère et la salua ensuite profondément: +il s’inclina aussi devant la duchesse +sans lever les yeux; puis, embrassant +son frère aîné, serrant la main +au maréchal et baisant le front de sa +jeune sÅ“ur presque à la fois, il sortit et +dans un instant fut à cheval. Tout le +monde se mit aux fenêtres qui donnaient +sur la cour, excepté madame d’Effiat, encore +assise et souffrante. +</p> + +<p> +—Il part au galop; c’est bon signe, +dit en riant le maréchal. +</p> + +<p> +—Ah! Dieu! cria la jeune princesse +en se retirant de la croisée. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce donc! dit la mère. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span> +—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit +M. de Launay: le cheval de monsieur +votre fils s’est abattu sous la porte, mais +il l’a bientôt relevé de la main: tenez, +le voilà qui salue de la route. +</p> + +<p> +—Encore un présage funeste! dit la +marquise en se retirant dans ses appartements. +</p> + +<p> +Chacun l’imita en se taisant ou en parlant +bas. +</p> + +<p> +La journée fut triste et le souper silencieux +au château de Chaumont. +</p> + +<p> +Quand vinrent dix heures du soir, le +vieux maréchal, conduit par son valet de +chambre, se retira dans la tour du nord, +voisine de la porte et opposée à la rivière. +La chaleur était extrême; il ouvrit +la fenêtre, et, s’enveloppant d’une vaste +robe de soie, plaça un flambeau pesant +sur une table et voulut rester seul. Sa +croisée donnait sur la plaine, que la +lune dans son premier quartier n’éclairait +que d’une lumière incertaine; le ciel +se chargeait de nuages épais, et tout disposait +à la mélancolie. Quoique Bassompierre +n’eût rien de rêveur dans le caractère, +<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span> +la tournure qu’avait prise le +dîner lui revint à la mémoire, et il se +mit à repasser en lui-même toute sa vie +et les tristes changements que le nouveau +règne y avait apportés, règne qui semblait +avoir soufflé sur lui un vent d’infortune: +la mort d’une sÅ“ur chérie, les +désordres de l’héritier de son nom, les +pertes de ses terres et de sa faveur, la +fin récente de son ami le maréchal +d’Effiat dont il occupait la chambre, +toutes ces pensées lui arrachèrent un +soupir involontaire; il se mit à la fenêtre +pour respirer. +</p> + +<p> +En ce moment il crut entendre du côté +du bois la marche d’une troupe de +chevaux; mais le vent qui vint à augmenter +le dissuada de cette première pensée, +et tout bruit cessant tout à coup, il l’oublia. +Il regarda encore quelque temps +tous les feux du château qui s’éteignirent +successivement après avoir serpenté dans +les ogives des escaliers et rôdé dans les +cours et les écuries; retombant ensuite +sur son grand fauteuil de tapisserie, +le coude appuyé sur la table, il se livra +<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span> +profondément à ses réflexions; et bientôt +après, tirant de son sein un médaillon +qu’il y cachait suspendu à un ruban noir:—Viens, +mon bon et vieux maître, viens, +dit-il, viens causer avec moi comme tu +fis si souvent; viens, grand roi, oublier +ta cour pour le rire d’un ami véritable; +viens, grand homme, me consulter sur +l’ambitieuse Autriche; viens, inconstant +chevalier, me parler de la bonhomie de +ton amour et de la bonne foi de ton infidélité; +viens, héroïque soldat, me crier +encore que je t’offusque au combat; ah! +que ne l’ai-je fait dans Paris! que n’ai-je +reçu ta blessure! Avec ton sang, le +monde a perdu les bienfaits de ton règne +interrompu... +</p> + +<p> +Les larmes du maréchal troublaient la +glace du large médaillon, et il les effaçait +par de respectueux baisers, quand +la porte, ouverte brusquement, le fit +sauter sur son épée. +</p> + +<p> +—Qui va là ? cria-t-il dans sa surprise. +Elle fut bien plus grande quand +il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau +<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span> +à la main, s’avança jusqu’à lui, et +lui dit avec embarras: +</p> + +<p> +—Monsieur le maréchal, c’est le cÅ“ur +navré de douleur que je me vois forcé de +vous dire que le roi m’a commandé de +vous arrêter. Un carrosse vous attend +à la grille avec trente mousquetaires +de M. le Cardinal-duc. +</p> + +<p> +Bassompierre ne s’était point levé, et +avait encore le médaillon dans la main +gauche et l’épée dans l’autre main; il la +tendit dédaigneusement à cet homme, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, je sais que j’ai vécu trop +longtemps, et c’est à quoi je pensais; +c’est au nom de ce grand Henri que je +remets paisiblement cette épée à son +fils. Suivez-moi. +</p> + +<p> +Il accompagna ces mots d’un regard +si ferme, que de Launay fut attéré et le +suivit en baissant la tête, comme si lui-même +eût été arrêté par le noble vieillard, +qui, saisissant un flambeau, sortit +de la cour et trouva toutes les portes +ouvertes par des gardes à cheval, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span> +avaient effrayé les gens du château, au +nom du roi, et ordonné le silence. Le +carrosse était préparé et partit rapidement, +suivi de beaucoup de chevaux. +Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, +commençait à s’endormir, bercé +par le mouvement de la voiture, lorsqu’une +voix forte cria au cocher: <i>Arrête!</i> +et, comme il poursuivait, un coup de +pistolet partit... Les chevaux s’arrêtèrent.—Je +déclare, monsieur, que ceci +se fait sans ma participation, dit Bassompierre. +Puis, mettant la tête à la portière, +il vit qu’il se trouvait dans un petit +bois et un chemin trop étroit pour +que les chevaux pussent passer à droite +ou à gauche de la voiture, avantage très +grand pour les agresseurs, puisque les +mousquetaires ne pouvaient avancer; +il cherchait à voir ce qui se passait, +lorsqu’un cavalier, ayant à la main une +longue épée dont il parait les coups que +lui portait un garde, s’approcha de la +portière en criant: <i>Venez, venez, monsieur +le maréchal</i>. +</p> + +<p> +—Eh quoi! c’est vous, étourdi d’Henri +<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span> +qui faites de ces escapades? Messieurs, +messieurs, laissez-le, c’est un enfant. +</p> + +<p> +Et de Launay ayant crié aux mousquetaires +de le quitter, on eut le temps de +se reconnaître. +</p> + +<p> +—Et comment diable êtes-vous ici? +reprit Bassompierre; je vous croyais à +Tours, et même plus loin, si vous aviez +fait votre devoir, et vous voilà revenu +pour faire une folie? +</p> + +<p> +—Ce n’était point pour vous que je revenais +seul ici, c’est pour affaire secrète, +dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme +je pense bien qu’on vous mène à la +Bastille, je suis bien sûr que vous n’en +direz rien; c’est le temple de la discrétion. +Cependant, si vous aviez voulu, +continua-t-il très haut, je vous aurais +délivré de ces messieurs dans ce bois +où un cheval ne pouvait remuer; à présent +il n’est plus temps. Un paysan +m’avait appris l’insulte faite à nous plus +qu’à vous par cet enlèvement dans la +maison de mon père. +</p> + +<p> +—C’est par ordre du roi, mon enfant, +et nous devons respecter ses volontés; +<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span> +gardez cette ardeur pour son service; +je vous en remercie cependant de bon +cÅ“ur; touchez là , et laissez-moi continuer +ce joli voyage. +</p> + +<p> +De Launay ajouta:—Il m’est permis +d’ailleurs de vous dire, monsieur de +Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi +même d’assurer monsieur le maréchal +qu’il est fort affligé de ceci, mais que +c’est de peur qu’on ne le porte à mal +faire qu’il le prie de demeurer quelques +jours à la Bastille<a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>. +</p> + +<p> +Bassompierre reprit en riant très haut:—Vous +voyez, mon ami, comment on +met les jeunes gens en tutelle; ainsi, +prenez garde à vous. +</p> + +<p> +—Eh bien, soit, partez donc, dit +Henri, je ne ferai plus le chevalier +errant pour les gens malgré eux. Et, +rentrant dans le bois pendant que la +voiture repartait au grand trot, il prit +par des sentiers détournés le chemin +du château. +</p> + +<p> +Ce fut au pied de la tour de l’ouest +<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span> +qu’il s’arrêta. Il était seul en avant de +Grandchamp et de sa petite escorte et +ne descendit point de cheval; mais s’approchant +du mur de manière à y coller +sa botte, il souleva la jalousie d’une fenêtre +du rez-de-chaussée, faite en forme +de herse, comme on en voit encore dans +quelques vieux bâtiments. +</p> + +<p> +Il était alors plus de minuit, et la +lune s’était cachée. Tout autre que le +maître de la maison n’eût jamais su +trouver son chemin par une obscurité si +grande. Les tours et les toits ne formaient +qu’une masse noire qui se détachait +à peine sur le ciel un peu plus +transparent; aucune lumière ne brillait +dans toute la maison endormie. Cinq-Mars, +caché sous un chapeau à larges +bords et un grand manteau, attendait +avec anxiété. +</p> + +<p> +Qu’attendait-il? Qu’était-il venu chercher? +un mot d’une voix qui se fit entendre +très bas derrière la croisée: +</p> + +<p> +—Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait +<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span> +comme un malfaiteur toucher la +maison paternelle sans y rentrer et sans +dire encore adieu à sa mère? Qui reviendrait +pour se plaindre du présent, +sans rien attendre de l’avenir, si ce n’était +moi? +</p> + +<p> +La voix douce se troubla, et il fut aisé +d’entendre que des pleurs accompagnaient +sa réponse:—Hélas! Henri, de +quoi vous plaignez-vous? N’ai-je pas fait +plus et bien plus que je ne devais? Est-ce +ma faute si mon malheur a voulu qu’un +prince souverain fût mon père? Peut-on +choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai +bergère?» Vous savez bien quelle est +toute l’infortune d’une princesse: on lui +ôte son cÅ“ur en naissant, toute la terre +est avertie de son âge, un traité la cède +comme une ville, et elle ne peut jamais +pleurer. Depuis que je vous connais, que +n’ai-je pas fait pour me rapprocher du +bonheur et m’éloigner des trônes! Depuis +deux ans j’ai lutté en vain contre ma +mauvaise fortune, qui me sépare de vous, +et contre vous, qui me détournez de mes +devoirs. Vous le savez bien, j’ai désiré +<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span> +qu’on me crût morte; que dis-je? j’ai +presque souhaité des révolutions! J’aurais +peut-être béni le coup qui m’eût ôté +mon rang, comme j’ai remercié Dieu +lorsque mon père fut renversé; mais la +cour s’étonne, la reine me demande; nos +rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil +a été trop long; réveillons-nous avec +courage. Ne songez plus à ces deux belles +années: oubliez tout pour ne plus +vous souvenir que de notre grande résolution; +n’ayez qu’une seule pensée, soyez +ambitieux... ambitieux pour moi... +</p> + +<p> +—Faut-il donc oublier tout, ô Marie! +dit Cinq-Mars avec douceur. +</p> + +<p> +Elle hésita... +</p> + +<p> +—Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même, +reprit-elle. Puis un instant après, +elle continua avec vivacité: +</p> + +<p> +—Oui, oubliez nos jours heureux, nos +longues soirées et même nos promenades +de l’étang et du bois; mais souvenez-vous +de l’avenir; partez. Votre père +était maréchal, soyez plus, connétable, +prince. Partez, vous êtes jeune, noble, +riche, brave, aimé... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span> +—Pour toujours? dit Henri. +</p> + +<p> +—Pour la vie et l’éternité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la +main, s’écria: +</p> + +<p> +—Eh bien! j’en jure par la Vierge +dont vous portez le nom, vous serez à +moi, Marie, ou ma tête tombera sur l’échafaud. +</p> + +<p> +—O ciel! que dites-vous! s’écria-t-elle +en prenant sa main avec une main blanche +qui sortit de la fenêtre. Non, vos +efforts ne seront jamais coupables, jurez-le-moi; +vous n’oublierez jamais que le +roi de France est votre maître; aimez-le +plus que tout, après celle pourtant qui +vous sacrifiera tout et vous attendra en +souffrant. Prenez cette petite croix d’or; +mettez-la sur votre cÅ“ur, elle a reçu +beaucoup de mes larmes. Songez que si +jamais vous étiez coupable envers le roi, +j’en verserais de bien plus amères. Donnez-moi +cette bague que je vois briller à +votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre +sont toutes rouges de sang! +</p> + +<p> +—Qu’importe? il n’a pas coulé pour +<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span> +vous; n’avez-vous rien entendu il y a une +heure? +</p> + +<p> +—Non; mais à présent n’entendez-vous +rien vous-même? +</p> + +<p> +—Non, Marie, si ce n’est un oiseau de +nuit sur la tour. +</p> + +<p> +—On a parlé de nous, j’en suis sûre. +Mais d’où vient donc ce sang! Dites vite, +et partez. +</p> + +<p> +—Oui, je pars; voici un nuage qui +nous rend la nuit. Adieu, ange céleste, +je vous invoquerai. L’amour a versé l’ambition +dans mon cÅ“ur comme un poison +brûlant; oui, je le sens pour la première +fois, l’ambition peut être ennoblie par +son but. Adieu, je vais accomplir ma +destinée. +</p> + +<p> +—Adieu! mais songez à la mienne. +</p> + +<p> +—Peuvent-elles se séparer? +</p> + +<p> +—Jamais, s’écria Marie, que par la +mort! +</p> + +<p> +—Je crains plus encore l’absence, dit +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Adieu! je tremble; adieu! dit la +voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentement +sur les deux mains encore unies. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_63' name='Page_63'>[63]</a></span> +Cependant le cheval noir ne cessait +de piaffer et de s’agiter en hennissant; +son maître inquiet lui permit de partir +au galop, et bientôt ils furent rendus +dans la ville de Tours, que les clochers +de Saint-Gatien annonçaient de loin. +</p> + +<p> +Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, +avait attendu son jeune seigneur, +et gronda de voir qu’il ne voulait pas se +coucher. Toute l’escorte partit, et cinq +jours après entra dans la vieille cité de +Loudun en Poitou, silencieusement et +sans événement. +</p> + +<h2 id="chap_2"> +CHAPITRE II +</h2> + +<p class="h2b"> +LA RUE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Je m’avançais d’un pas pénible +et mal assuré vers le but de ce +convoi tragique. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <cite>Smarra</cite>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Ce règne dont nous vous voulons peindre +quelques années, règne de faiblesse +qui fut comme une éclipse de la couronne +<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span> +entre les splendeurs de Henri IV et de +Louis le Grand, afflige les yeux qui le +contemplent par quelques souillures sanglantes. +Elles ne furent pas toutes l’œuvre +d’un homme, de grands corps y prirent +part. Il est triste de voir que, dans +ce siècle encore désordonné, le clergé, +pareil à une grande nation, eut sa populace, +comme il eut sa noblesse, ses ignorants +et ses criminels, comme ses savants +et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce +qui lui restait de barbarie fut poli par le +long règne de Louis XIV, et ce qu’il eut +de corruption fut lavé dans le sang des +martyrs qu’il offrit à la Révolution de +1793. Ainsi, par une destinée toute particulière, +perfectionné par la monarchie +et la république, adouci par l’une, châtié +par l’autre, il nous est arrivé ce qu’il +est aujourd’hui, austère et rarement vicieux. +</p> + +<p> +Nous avons éprouvé le besoin de nous +arrêter un moment à cette pensée avant +d’entrer dans le récit des faits que nous +offre l’histoire de ces temps, et, malgré +cette consolante observation, nous n’avons +<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span> +pu nous empêcher d’écarter des +détails trop odieux en gémissant encore +sur ce qui reste de coupables actions, +comme, en racontant la vie d’un vieillard +vertueux, on pleure sur les emportements +de sa jeunesse passionnée ou les +penchants corrompus de son âge mûr. +</p> + +<p> +Lorsque la cavalcade entra dans les +rues étroites de Loudun, un bruit étrange +s’y faisait entendre; elles étaient remplies +d’une foule immense; les cloches de +l’église et du couvent sonnaient de manière +à faire croire à un incendie, et tout +le monde, sans nulle attention aux voyageurs, +se pressait vers un grand bâtiment +attenant à l’église. Il était facile +de distinguer sur les physionomies des +traces d’impressions fort différentes et +souvent opposées entre elles. Des groupes +et des attroupements nombreux se formaient, +le bruit des conversations y +cessait tout à coup, et l’on n’y entendait +plus qu’une voix qui semblait exhorter +ou lire, puis des cris furieux mêlés de +quelques exclamations pieuses s’élevaient +de tous côtés; le groupe se dissipait, +<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span> +et l’on voyait que l’orateur était un +capucin ou un récollet, qui, tenant à la +main un crucifix de bois, montrait à la +foule le grand bâtiment vers lequel elle +se dirigeait.—<i>Jesus Marie!</i> s’écriait une +vieille femme, qui aurait jamais cru que +le malin esprit eût choisi notre bonne +ville pour demeure? +</p> + +<p> +—Et que les bonnes Ursulines eussent +été possédées? disait l’autre. +</p> + +<p> +—On dit que le démon qui agite la +supérieure se nomme <i>Légion</i>, disait une +troisième. +</p> + +<p> +—Que dites-vous, ma chère? interrompit +une religieuse; il y en a sept dans +son pauvre corps, auquel sans doute elle +avait attaché trop de soin à cause de sa +grande beauté; à présent, il est le réceptacle +de l’enfer; M. le prieur des Carmes, +dans l’exorcisme d’hier, a fait sortir de +sa bouche le démon <i>Eazas</i>, et le révérend +père Lactance a chassé aussi le démon +<i>Beherit</i>. Mais les cinq autres n’ont pas +voulu partir, et, quand les saints exorcistes, +que Dieu soutienne! les ont sommés, +en latin, de se retirer, ils ont dit +<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span> +qu’ils ne le feraient pas qu’ils n’eussent +prouvé leur puissance, dont les huguenots +et les hérétiques ont l’air de douter; +et le démon <i>Elimi</i>, qui est le plus +méchant, comme vous le savez, a prétendu +qu’aujourd’hui il enlèverait la calotte +de M. de Laubardemont, et la tiendrait +suspendue en l’air pendant un +<i>Miserere</i>. +</p> + +<p> +—Ah! sainte Vierge! reprenait la première, +je tremble déjà de tout mon corps. +Et quand je pense que j’ai été plusieurs +fois demander des messes à ce magicien +d’Urbain! +</p> + +<p> +—Et moi, dit une jeune fille en se +signant, moi qui me suis confessée à lui +il y a dix mois, j’aurais été sûrement possédée +sans la relique de sainte Geneviève +que j’avais heureusement sous ma robe, +et... +</p> + +<p> +—Et, sans reproche, Martine, interrompit +une grosse marchande, vous étiez +restée assez longtemps, pour cela, seule +avec le beau sorcier. +</p> + +<p> +—Eh bien, la belle, il y a maintenant +<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span> +un mois que vous seriez dépossédée, dit +un jeune soldat qui vint se mêler au +groupe en fumant sa pipe. +</p> + +<p> +La jeune fille rougit, et ramena sur sa +jolie figure le capuchon de sa pelisse +noire. Les vieilles femmes jetèrent un +regard de mépris sur le soldat, et, comme +elles se trouvaient alors près de la porte +d’entrée encore fermée, elles reprirent +leurs conversations avec plus de chaleur +que jamais, voyant qu’elles étaient sûres +d’entrer les premières; et, s’asseyant sur +les bornes et les bancs de pierre, elles se +préparèrent par leurs récits au bonheur +qu’elles allaient goûter d’être spectatrices +de quelque chose d’étrange, d’une +apparition, ou au moins d’un supplice. +</p> + +<p> +—Est-il vrai, ma tante, dit la jeune +Martine à la plus vieille, que vous ayez +entendu parler les démons? +</p> + +<p> +—Vrai comme je vous vois, et tous +les assistants en peuvent dire autant, ma +nièce; c’est pour que votre âme soit édifiée +que je vous ai fait venir avec moi +aujourd’hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez +<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span> +véritablement la puissance de +l’esprit malin. +</p> + +<p> +—Quelle voix a-t-il, ma chère tante? +continua la jeune fille, charmée de réveiller +une conversation qui détournait +d’elle les idées de ceux qui l’entouraient. +</p> + +<p> +—Il n’a pas d’autre voix que la voix +même de la supérieure, à qui Notre-Dame +fasse grâce. Cette pauvre jeune +femme, je l’ai entendue hier bien longtemps: +cela faisait peine de la voir se +déchirer le sein et tourner ses pieds et +ses bras en dehors et les réunir tout à +coup derrière son dos. Quand le saint +père Lactance est arrivé et a prononcé +le nom d’Urbain Grandier, l’écume est +sortie de sa bouche et elle a parlé latin +comme si elle lisait la Bible. Aussi je n’ai +pas bien compris, et je n’ai retenu que +<i lang="la" xml:lang="la">Urbanus magicus rosas diabolica</i>; ce qui +voulait dire que le magicien Urbain l’avait +ensorcelée avec des roses que le +diable lui avait données, et il est sorti +de ses oreilles et de son cou des roses +couleur de flamme, qui sentaient le +soufre, au point que M. le lieutenant-criminel +<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span> +a crié que chacun ferait bien de +fermer ses narines et ses yeux, parce que +les démons allaient sortir. +</p> + +<p> +—Voyez-vous cela! crièrent d’une voix +glapissante et d’un air de triomphe +toutes les femmes assemblées en se tournant +du côté de la foule, et particulièrement +vers un groupe d’hommes habillés +en noir, parmi lesquels se trouvait le +jeune soldat qui les avait apostrophées +en passant. +</p> + +<p> +—Voilà encore ces vieilles folles qui +se croient au sabbat, dit-il, et qui font +plus de bruit que lorsqu’elles y arrivent à +cheval sur un manche à balai. +</p> + +<p> +—Jeune homme, jeune homme, dit +un bourgeois d’un air triste, ne faites +pas de ces plaisanteries en plein air: +le vent deviendrait de flamme pour +vous, par le temps qu’il fait. +</p> + +<p> +—Ma foi, je me moque bien de tous +ces exorcistes, moi! reprit le soldat; je +m’appelle Grand-Ferré, et il n’y en a +pas beaucoup qui aient un goupillon +comme le mien. +</p> + +<p> +Et, prenant la poignée de son sabre +<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span> +d’une main, il retroussa sa moustache +blonde et regarda autour de lui en fronçant +le sourcil; mais comme il n’aperçut +dans la foule aucun regard qui cherchât +à braver le sien, il partit lentement en +avançant le pied gauche le premier, et +se promena dans les rues étroites et +noires avec cette insouciance d’un militaire +qui débute, et un mépris profond +pour tout ce qui ne porte pas son habit. +</p> + +<p> +Cependant huit ou dix habitants raisonnables +de cette petite ville se promenaient +ensemble et en silence à travers +la foule agitée; ils semblaient consternés +de cette étonnante et soudaine +rumeur, et s’interrogeaient du regard à +chaque nouveau spectacle de folie qui +frappait leurs yeux. Ce mécontentement +muet attristait les hommes du peuple et +les nombreux paysans venus de leurs +campagnes, qui tous cherchaient leur +opinion dans les regards des propriétaires, +leurs patrons pour la plupart; +ils voyaient que quelque chose de fâcheux +se préparait, et avaient recours +au seul remède que puisse prendre le +<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span> +sujet ignorant et trompé, la résignation +et l’immobilité. +</p> + +<p> +Néanmoins le paysan de France a +dans le caractère certaine naïveté moqueuse +dont il se sert avec ses égaux +souvent, et toujours avec ses supérieurs. +Il fait des questions embarrassantes +pour le pouvoir, comme le sont celles de +l’enfance pour l’âge mûr; il se rapetisse +à l’infini, pour que celui qu’il interroge +se trouve embarrassé dans sa propre +élévation; il redouble de gaucherie dans +les manières et de grossièreté dans les +expressions, pour mieux voir le but +secret de sa pensée; tout prend, malgré +lui cependant, quelque chose d’insidieux +et d’effrayant qui le trahit; et son +sourire sardonique, et la pesanteur +affectée avec laquelle il s’appuie sur son +long bâton, indiquent trop à quelles +espérances il se livre, et quel est le +soutien sur lequel il compte. +</p> + +<p> +L’un des plus âgés s’avança suivi de +dix ou douze jeunes paysans, ses fils et +neveux; ils portaient tous le grand chapeau +et cette blouse bleue, ancien habit +<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span> +des Gaulois, que le peuple de France +met encore sur tous ses autres vêtements, +et qui convient si bien à son climat +pluvieux et à ses laborieux usages. +Quand il fut à portée des personnages +dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, +et toute sa famille en fit autant: +on vit alors sa figure brune et son front +nu et ridé, couronné de cheveux blancs +fort longs; ses épaules étaient voûtées +par l’âge et le travail. Il fut accueilli +avec un air de satisfaction et presque +de respect par un homme très grave +du groupe noir, qui, sans se découvrir, +lui tendit la main. +</p> + +<p> +—Eh bien, mon père Guillaume Leroux, +lui dit-il, vous aussi, vous quittez +votre ferme de la Chênaie pour la ville +quand ce n’est pas jour de marché? +C’est comme si vos bons bÅ“ufs se +dételaient pour aller à la chasse aux +étourneaux, et abandonnaient le labourage +pour voir forcer un pauvre lièvre. +</p> + +<p> +—Ma fine, monsieur le comte du +Lude, reprit le fermier, quelquefois le +lièvre se vient jeter devant iceux; il +<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span> +m’est advis qu’on veut nous jouer, et je +v’nons voir un peu comment. +</p> + +<p> +—Brisons là , mon ami, reprit le +comte; voici M. Fournier, l’avocat, qui +ne vous trompera pas, car il s’est démis +de sa charge de procureur du roi hier +au soir, et dorénavant son éloquence +ne servira plus qu’à sa noble pensée: +vous l’entendrez peut-être aujourd’hui; +mais je le crains autant pour lui que +je le souhaite pour l’accusé. +</p> + +<p> +—N’importe, monsieur, la vérité est +une passion pour moi, dit Fournier. +</p> + +<p> +C’était un jeune homme d’une extrême +pâleur, mais dont le visage était plein +de noblesse et d’expression; ses cheveux +blonds, ses yeux bleus, mobiles et très +clairs, sa maigreur et sa taille mince lui +donnaient l’air d’être plus jeune qu’il +n’était; mais son visage pensif et passionné +annonçait beaucoup de supériorité, +et cette maturité précoce de l’âme +que donnent l’étude et l’énergie naturelle. +Il portait un habit et un manteau +noirs assez courts, à la mode du temps, +et, sous son bras gauche, un rouleau +<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span> +de papiers, qu’en parlant il prenait et +serrait convulsivement de la main droite, +comme un guerrier en colère saisit le +pommeau de son épée. On eût dit qu’il +voulait le dérouler et en faire sortir la +foudre sur ceux qu’il poursuivait de ses +regards indignés. C’étaient trois capucins +et un récollet qui passaient dans la +foule. +</p> + +<p> +—Père Guillaume, poursuivit M. du +Lude, pourquoi n’avez-vous amené que +vos enfants mâles avec vous, et pourquoi +ces bâtons? +</p> + +<p> +—Ma fine, monsieur, c’est que je +n’aimerions pas que nos filles apprinsent +à danser comme les religieuses; et puis, +pa’ l’temps qui court, les garçons savons +mieux se remuer que les femmes. +</p> + +<p> +—Ne nous <i>remuons</i> pas, mon vieux +ami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous +tous plutôt pour voir la procession +qui vient à nous, et souvenez-vous +que vous avez soixante et dix ans. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit le vieux père, tout +en faisant ranger ses douze enfants +comme des soldats, j’avons fait la guerre +<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span> +avec le feu roi Henri, et j’savons jouer +du pistolet tout aussi bien que les <i>ligueux</i> +faisiont. Et il branla la tête et +s’assit sur une borne, son bâton noueux +entre les jambes, ses mains croisées +dessus et son menton à barbe blanche +par-dessus ses mains. Là , il ferma à +demi les yeux comme s’il se livrait tout +entier à ses souvenirs d’enfance. +</p> + +<p> +On voyait avec étonnement son habit +rayé comme du temps du roi béarnais, et +sa ressemblance avec ce prince dans les +derniers temps de sa vie, quoique ses +cheveux eussent été privés par le poignard +de cette blancheur que ceux du +paysan avaient paisiblement acquise. +Mais un grand bruit de cloches attira +l’attention vers l’extrémité de la grande +rue de Loudun. +</p> + +<p> +On voyait venir de loin une longue +procession dont la bannière et les +piques s’élevaient au-dessus de la foule +qui s’ouvrit en silence pour examiner +cet appareil à moitié ridicule et à moitié +sinistre. +</p> + +<p> +Des archers, à barbe pointue, portant +<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span> +de larges chapeaux à plumes, marchaient +d’abord sur deux rangs avec de +longues hallebardes, puis, se partageant +en deux files de chaque côté de la rue, +renfermaient dans cette double ligne +deux lignes pareilles de pénitents gris; +du moins donnerons-nous ce nom, connu +dans quelques provinces du midi de la +France, à des hommes revêtus d’une +longue robe de cette couleur, qui leur +couvre entièrement la tête en forme de +capuchon, et dont le masque de la +même étoffe se termine en pointe sous +le menton comme une longue barbe, et +n’a que trois trous pour les yeux et le +nez. On voit encore de nos jours quelques +enterrements suivis et honorés par +des costumes semblables, surtout dans +les Pyrénées. Les pénitents de Loudun +avaient des cierges énormes à la main, +et leur marche lente, et leurs yeux qui +semblaient flamboyants sous le masque, +leur donnaient un air de fantômes qui +attristait involontairement. +</p> + +<p> +Les murmures en sens divers commencèrent +dans le peuple. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span> +—Il y a bien des coquins cachés sous +ce masque, dit un bourgeois. +</p> + +<p> +—Et dont la figure est plus laide encore +que lui, reprit un jeune homme. +</p> + +<p> +—Ils me font peur! s’écriait une +jeune femme. +</p> + +<p> +—Je ne crains que pour ma bourse, +répondit un passant. +</p> + +<p> +—Ah! Jésus! voilà donc nos saints +frères de la Pénitence, disait une vieille +en écartant sa mante noire. Voyez-vous +quelle bannière ils portent? quel bonheur +qu’elle soit avec nous! certainement +elle nous sauvera: voyez-vous +dessus le diable dans les flammes, et +un moine qui lui attache une chaîne +au cou? Voici actuellement les juges qui +viennent: ah! les honnêtes gens! voyez +leurs robes rouges, comme elles sont +belles! Ah! sainte Vierge! qu’on les a +biens choisis! +</p> + +<p> +—Ce sont les ennemis personnels +du curé, dit tout bas le comte du Lude à +l’avocat Fournier, qui prit une note. +</p> + +<p> +—Les reconnaissez-vous bien tous? +continua la vieille en distribuant des +<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span> +coups de poing à ses voisines, et en +pinçant le bras à ses voisins jusqu’au +sang pour exciter leur attention: voici +ce bon M. Mignon qui parle tout bas à +messieurs les conseillers du présidial de +Poitiers; que Dieu répande sa sainte +bénédiction sur eux! +</p> + +<p> +—C’est Roatin, Richard et Chevalier, +qui voulaient le faire destituer il y a un +an, continuait à demi-voix M. du Lude +au jeune avocat, qui écrivait toujours +sous son manteau, entouré et caché par +le groupe noir des bourgeois. +</p> + +<p> +—Ah! voyez, voyez, rangez-vous +donc! voici M. Barré, le curé de Saint-Jacques +de Chinon, dit la vieille. +</p> + +<p> +—C’est un saint, dit un autre. +</p> + +<p> +—C’est un hypocrite, dit une voix +d’homme. +</p> + +<p> +—Voyez comme le jeûne l’a rendu +maigre! +</p> + +<p> +—Comme les remords le rendent +pâle! +</p> + +<p> +—C’est lui qui fait fuir les diables. +</p> + +<p> +—C’est lui qui les souffle. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_80' name='Page_80'>[80]</a></span> +Ce dialogue fut interrompu par un +cri général:—Qu’elle est belle! +</p> + +<p> +La supérieure des Ursulines s’avançait +suivie de toutes ses religieuses; son +voile blanc était relevé. Pour que le +peuple pût voir les traits des possédées, +on avait voulu que cela fût ainsi pour elle +et six autres sÅ“urs. Rien ne la distinguait +dans son costume qu’un immense +rosaire à grains noirs tombant de son +cou à ses pieds, et se terminant par une +croix d’or; mais la blancheur éclatante +de son visage, que relevait encore la +couleur brune de son capuchon, attirait +d’abord tous les regards; ses yeux noirs +semblaient porter l’empreinte d’une +profonde et brûlante passion; ils étaient +couverts par les arcs parfaits de deux +sourcils que la nature avait dessinés +avec autant de soin que les Circassiennes +en mettent à les arrondir avec le pinceau; +mais un léger pli entre eux deux +révélait une agitation forte et habituelle +dans les pensées. Cependant elle affectait +un grand calme dans tous ses mouvements +et dans tout son être; ses pas +<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span> +étaient lents et cadencés; ses deux +belles mains étaient réunies, aussi +blanches et aussi immobiles que celles +des statues de marbre qui prient éternellement +sur les tombeaux. +</p> + +<p> +—Oh! remarquez-vous, ma tante, dit +la jeune Martine, sÅ“ur Agnès et sÅ“ur +Claire qui pleurent auprès d’elle? +</p> + +<p> +—Ma nièce, elles se désolent d’être +la proie du démon. +</p> + +<p> +—Ou se repentent, dit la même +voix d’homme, d’avoir joué le ciel. +</p> + +<p> +Cependant un silence profond s’établit +partout, et nul mouvement n’agita +le peuple; il sembla glacé tout à coup +par quelque enchantement, lorsque à +la suite des religieuses parut, au milieu +des quatre pénitents qui le tenaient +enchaîné, le curé de l’église de Sainte-Croix, +revêtu de la robe du pasteur; +la noblesse de son visage était remarquable +et rien n’égalait la douceur de +ses traits; sans affecter un calme insultant, +il regardait avec bonté et semblait +chercher à droite et à gauche s’il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span> +rencontrerait pas le regard attendri d’un +ami; il le rencontra, il le reconnut, et +ce dernier bonheur d’un homme qui +voit approcher son heure dernière ne lui +fut pas refusé: il entendit même quelques +sanglots; il vit des bras s’étendre +vers lui, et quelques-uns n’étaient pas +sans armes; mais il ne répondit à aucun +signe; il baissa les yeux, ne voulant +pas perdre ceux qui l’aimaient et leur +communiquer par un coup d’œil la +contagion de l’infortune. C’était Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Tout à coup la procession s’arrêta à +un signe du dernier homme qui la suivait +et qui semblait commander à tous. +Il était grand, sec, pâle, revêtu d’une +longue robe noire, la tête couverte d’une +calotte de même couleur; il avait la +figure d’un Basile, avec le regard de +Néron. Il fit signe aux gardes de +l’entourer, voyant avec effroi le groupe +noir dont nous avons parlé, et que +les paysans se serraient de près pour +l’écouter; les chanoines et les capucins +se placèrent près de lui, et il prononça +<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span> +d’une voix glapissante ce singulier +arrêt: +</p> + +<p> +«Nous, sieur de Laubardemont, +maître des requêtes étant envoyé et +subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire +relativement au procès du magicien +<i>Urbain Grandier</i>, pour le juger +sur tous les chefs d’accusation, assisté +des révérends pères <i>Mignon</i>, chanoine; +<i>Barré</i>, curé de Saint-Jacques de Chinon; +du père Lactance et de tous les +juges appelés à juger icelui magicien; +avons préalablement décrété ce qui +suit: <i lang="la" xml:lang="la">Primo</i>, la prétendue assemblée +de propriétaires nobles, bourgeois de +la ville et des terres environnantes est +cassée, comme tendant à une sédition +populaire; ses actes seront déclarés +nuls, et sa prétendue lettre au roi contre +nous, juges, interceptée et brûlée en +place publique, comme calomniant les +bonnes Ursulines et les révérends pères +et juges. <i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, il sera défendu de +dire publiquement ou en particulier que +les susdites religieuses ne sont point +possédées du malin esprit, et de douter +<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span> +du pouvoir des exorcistes, à peine de +vingt mille livres d’amende et de punition +corporelle. +</p> + +<p> +«Les baillis et échevins s’y conformeront. +Ce 18 juin de l’an de grâce 1639.» +</p> + +<p> +A peine eut-il fini cette lecture, qu’un +bruit discordant de trompettes partit +avant la dernière syllabe de ces paroles, +et couvrit, quoique imparfaitement, les +murmures qui le poursuivaient: il +pressa la marche de la procession, qui +entra dans le grand bâtiment qui tenait +à l’église, ancien couvent dont les étages +étaient tous tombés en ruine, et qui ne +formait plus qu’une seule et immense +salle propre à l’usage qu’on en voulait +faire. Laubardemont ne se crut en sûreté +que lorsqu’il y fut entré, et qu’il entendit +les lourdes et doubles portes se refermer +en criant sur la foule qui hurlait +encore. +</p> + +<h2 id="chap_3"> +CHAPITRE III +</h2> + +<p class="h2b"> +LE BON PRÊTRE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +L’homme de paix me parla ainsi. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Vicaire savoyard.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +A présent que la procession diabolique +est entrée dans la salle de son +spectacle, et tandis qu’elle arrange sa +sanglante représentation, voyons ce +qu’avait fait Cinq-Mars au milieu des +spectateurs en émoi. Il était naturellement +doué de beaucoup de tact, et +sentit qu’il ne parviendrait pas facilement +à son but de trouver l’abbé Quillet +dans un moment où la fermentation +des esprits était à son comble. Il resta +donc à cheval avec ses quatre domestiques +dans une petite rue fort obscure +qui donnait dans la grande, et d’où il +put voir facilement tout ce qui s’était +<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span> +passé. Personne ne fit d’abord attention +à lui; mais, lorsque la curiosité publique +n’eut pas d’autre aliment, il devint le +but de tous les regards. Fatigués de +tant de scènes, les habitants le voyaient +avec assez de mécontentement, et se +demandaient à demi-voix si c’était encore +un exorciseur qui leur arrivait; quelques +paysans même commençaient à +trouver qu’il embarrassait la rue avec +ses cinq chevaux. Il sentit qu’il était +temps de prendre son parti, et, choisissant +sans hésiter les gens les mieux +mis, comme ferait chacun à sa place, il +s’avança avec sa suite le chapeau à la +main vers le groupe noir dont nous +avons parlé, et, s’adressant au personnage +qui lui parut le plus distingué: +</p> + +<p> +—Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir +M. l’abbé Quillet? +</p> + +<p> +A ce nom, tout le monde le regarda +avec un air d’effroi, comme s’il eût prononcé +celui de Lucifer. Cependant personne +n’en eut l’air offensé; il semblait, +au contraire, que cette demande fît +naître sur lui une opinion favorable +<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span> +dans les esprits. Du reste le hasard l’avait +bien servi dans son choix. Le comte +du Lude s’approcha de son cheval en +le saluant: +</p> + +<p> +—Mettez pied à terre, monsieur, lui +dit-il, et je vous pourrai donner sur son +compte d’utiles renseignements. +</p> + +<p> +Après avoir parlé fort bas, tous deux +se quittèrent avec la cérémonieuse politesse +du temps. Cinq-Mars remonta +sur son cheval noir, et, passant dans +plusieurs petites rues, fut bientôt hors +de la foule avec sa suite. +</p> + +<p> +—Que je suis heureux! disait-il chemin +faisant: je vais voir du moins un +instant ce bon et doux abbé qui m’a +élevé; je me rappelle encore ses traits, +son air calme et sa voix pleine de +bonté. +</p> + +<p> +Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, +il se trouva dans une petite +rue noire qu’on lui avait indiquée; elle +était si étroite, que les genouillères de +ses bottes touchaient aux deux murs. +Il trouva au bout une maison de bois à +<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span> +un seul étage, et, dans son empressement, +frappa à coups redoublés. +</p> + +<p> +—Qui va là ? cria une voix furieuse. +</p> + +<p> +Et presque aussitôt la porte s’ouvrant +laissa voir un petit homme gros, +court et tout rouge, portant une calotte +noire, une immense fraise blanche, des +bottes à l’écuyère qui engloutissaient +ses petites jambes dans leurs énormes +tuyaux, et deux pistolets d’arçon à sa +main. +</p> + +<p> +—Je vendrai chèrement ma vie! +cria-t-il, et... +</p> + +<p> +—Doucement, l’abbé, doucement, lui +dit son élève en lui prenant le bras: ce +sont vos amis. +</p> + +<p> +—Ah! mon pauvre enfant, c’est +vous! dit le bonhomme, laissant tomber +ses pistolets, que ramassa avec précaution +un domestique armé aussi jusqu’aux +dents. Eh? que venez vous faire +ici? L’abomination y est venue, et j’attends +la nuit pour partir. Entrez vite, +mon ami, vous et vos gens; je vous ai +pris pour les archers de Laubardemont +et, ma foi, j’allais sortir un peu de mon +<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span> +caractère. Vous voyez ces chevaux; je +vais en Italie rejoindre notre ami le +duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite +la grande porte par dessus ces braves +domestiques et recommandez leur de ne +pas faire trop de bruit, quoiqu’il n’y ait +pas d’habitation près de celle-ci. +</p> + +<p> +Grandchamp obéit à l’intrépide petit +abbé, qui embrassa quatre fois Cinq-Mars +en s’élevant sur la pointe de ses +bottes pour atteindre le milieu de sa poitrine. +Il le conduisit bien vite dans une +étroite chambre, qui semblait un grenier +abandonné, et, s’asseyant avec lui +sur une malle de cuir noir, il lui dit +avec chaleur: +</p> + +<p> +—Eh! mon enfant, où allez-vous? A +quoi pense madame la maréchale de +vous laisser venir ici? Ne voyez-vous +pas bien tout ce qui se fait contre un +malheureux qu’il faut perdre? Ah! bon +Dieu! était-ce là le premier spectacle +que mon cher élève devait avoir sous les +yeux? Ah! ciel! quand vous voilà à cet +âge charmant où l’amitié, les tendres +affections, la douce confiance, devaient +<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span> +vous entourer, quand tout devait vous +donner une bonne opinion de votre espèce, +à votre entrée dans le monde! +quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi +êtes-vous venu? +</p> + +<p> +Quand le bon abbé eut ainsi gémi en +serrant affectueusement les deux mains +du jeune voyageur dans ses mains +rouges et ridées, son élève eut enfin le +temps de lui dire: +</p> + +<p> +—Mais ne devinez-vous pas, mon +cher abbé, que c’est parce que vous étiez +à Loudun que je suis venu? Quant à ces +spectacles dont vous parlez, ils ne m’ont +paru que ridicules, et je vous jure que +je n’en aime pas moins l’espèce humaine, +dont vos vertus et vos leçons +m’ont donné une excellente idée; et +parce que cinq ou six folles... +</p> + +<p> +—Ne perdons pas de temps; je vous +dirai cette folie, je vous l’expliquerai. +Mais répondez, où allez-vous? que +faites-vous? +</p> + +<p> +—Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc +doit me présenter au roi. +</p> + +<p> +Ici le bon et vif abbé se leva de sa +<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span> +malle, et, marchant ou plutôt courant +de long en large dans la chambre en +frappant du pied: +</p> + +<p> +—Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il +en étouffant, devenant tout rouge +et les larmes dans les yeux, pauvre +enfant! ils vont le perdre! Ah! mon +Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer +là ! que lui veulent-ils? Ah! qui vous +gardera, mon ami, dans ce pays dangereux? +dit-il en se rasseyant et reprenant +les deux mains de son élève dans +les siennes avec une sollicitude paternelle, +et cherchant à lire dans ses regards. +</p> + +<p> +—Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars +en regardant au plafond; je pense +que ce sera le cardinal de Richelieu, +qui était l’ami de mon père. +</p> + +<p> +—Ah! mon cher Henri, vous me faites +trembler, mon enfant; il vous perdra +si vous n’êtes pas son instrument docile. +Ah! que ne puis-je aller avec vous! +Pourquoi faut-il que j’aie montré une +tête de vingt ans dans cette malheureuse +affaire?... Hélas! non, je vous serais +<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span> +dangereux; au contraire, il faut que je +me cache. Mais vous aurez M. de Thou +près de vous, mon fils, n’est-ce pas? +dit-il en cherchant à se calmer; c’est +votre ami d’enfance, un peu plus âgé que +vous; écoutez-le, mon enfant; c’est un +sage jeune homme: il a réfléchi, il a +des idées à lui. +</p> + +<p> +—Oh! oui, mon cher abbé, comptez +sur mon tendre attachement pour lui; +je n’ai pas cessé de l’aimer... +</p> + +<p> +—Mais vous avez sûrement cessé de +lui écrire, n’est-ce pas? reprit en souriant +un peu le bon abbé. +</p> + +<p> +—Je vous demande pardon, mon +bon abbé; je lui ai écrit une fois, et +hier, pour lui annoncer que le Cardinal +m’appelle à la cour. +</p> + +<p> +—Quoi! lui-même a voulu vous voir! +</p> + +<p> +Alors Cinq-Mars montra la lettre du +Cardinal-duc à sa mère, et peu à peu +son ancien gouverneur se calma et s’adoucit. +</p> + +<p> +—Allons, allons, disait-il tout bas, +allons, ce n’est pas mal, cela promet: +<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span> +capitaine aux gardes à vingt ans, ce n’est +pas mal. +</p> + +<p> +Et il sourit. +</p> + +<p> +Et le jeune homme, transporté de voir +ce sourire qui s’accordait enfin avec +tous les siens, sauta au cou de l’abbé +et l’embrassa comme s’il se fût emparé +de tout un avenir de plaisir, de gloire +et d’amour. +</p> + +<p> +Cependant, se dégageant avec peine +de cette chaude embrassade, le bon abbé +reprit sa promenade et ses réflexions. Il +toussait souvent et branlait la tête, +et Cinq-Mars, sans oser reprendre la +conversation, le suivait des yeux et +devenait triste en le voyant redevenu +sérieux. +</p> + +<p> +Le vieillard se rassit enfin, et commença +d’un ton grave le discours suivant: +</p> + +<p> +—Mon ami, mon enfant, je me suis +livré en père à vos espérances; je dois +pourtant vous dire, et ce n’est point +pour vous affliger, qu’elles me semblent +excessives et peu naturelles. Si le Cardinal +n’avait pour but que de témoigner +<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span> +à votre famille de l’attachement et de la +reconnaissance, il n’irait pas si loin dans +ses faveurs; mais il est probable qu’il +a jeté les yeux sur vous. D’après ce +qu’on lui aura dit, vous lui semblez +propre à jouer tel ou tel rôle impossible +à deviner et dont il aura tracé l’emploi +dans le repli le plus profond de sa pensée. +Il veut vous y élever, vous y dresser, +passez-moi cette expression en faveur +de sa justesse, et pensez-y sérieusement +quand le temps en viendra. Mais n’importe, +je crois qu’au point où en sont +les choses, vous feriez bien de suivre +cette veine; c’est ainsi que de grandes +fortunes ont commencé; il s’agit seulement +de ne point se laisser aveugler et +gouverner. Tâchez que les faveurs ne +vous étourdissent pas, mon pauvre enfant, +et que l’élévation ne vous fasse +pas tourner la tête; ne vous effarouchez +pas de ce soupçon, c’est arrivé à de plus +vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi +qu’à votre mère; voyez M. de Thou, et +nous tâcherons de vous bien conseiller. +En attendant, mon fils, ayez la bonté +<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span> +de fermer cette fenêtre, d’où il me vient +du vent sur la tête, et je vais vous conter +ce qui s’est passé ici. +</p> + +<p> +Henri, espérant que la partie morale +du discours était finie, et ne voyant plus +dans la seconde qu’un récit, ferma vite +la vieille fenêtre tapissée de toiles d’araignées, +et revint à sa place sans parler. +</p> + +<p> +—A présent que j’y réfléchis mieux, +je pense qu’il ne vous sera peut-être pas +inutile d’avoir passé par ici, quoique ce +soit une triste expérience que vous y +deviez trouver; mais elle suppléera à ce +que je ne vous ai pas dit autrefois de +la perversité des hommes; j’espère +d’ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, +et que la lettre que nous avons +écrite au roi aura le temps d’arriver. +</p> + +<p> +—J’ai entendu dire qu’elle était interceptée, +dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—C’en est fait alors, dit l’abbé Quillet; +le curé est perdu. Mais écoutez-moi +bien. +</p> + +<p> +A Dieu ne plaise, mon enfant, que +ce soit moi, votre ancien instituteur, qui +<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span> +veuille attaquer mon propre ouvrage et +porter atteinte à votre foi. Conservez-la +toujours et partout, cette foi simple dont +votre noble famille vous a donné +l’exemple, que nos pères avaient plus +encore que nous-mêmes, et dont les +plus grands capitaines de nos temps +ne rougissent pas. En portant votre épée, +souvenez-vous qu’elle est à Dieu. Mais +aussi, lorsque vous serez au milieu des +hommes, tâchez de ne pas vous laisser +tromper par l’hypocrite; il vous entourera, +vous prendra, mon fils, par le côté +vulnérable de votre cÅ“ur naïf, en parlant +à votre religion; et, témoin des +extravagances de son zèle affecté, vous +vous croirez tiède auprès de lui, vous +croirez que votre conscience parle contre +vous-même; mais ce ne sera pas sa voix +que vous entendrez. Quels cris elle jetterait, +combien elle serait plus soulevée +contre vous, si vous aviez contribué à +perdre l’innocence en appelant contre +elle le ciel même en faux témoignage! +</p> + +<p> +—O mon père! est-ce possible? dit +Henri d’Effiat en joignant les mains. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span> +—Que trop véritable, continua l’abbé; +vous en avez vu l’exécution en partie +ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez +pas témoin d’horreurs plus grandes! +Mais écoutez bien: quelque chose que +vous voyiez se passer, quelque crime +que l’on ose commettre, je vous en conjure, +au nom de votre mère et de tout +ce qui vous est cher, ne prononcez pas +une parole, ne faites pas un geste qui +manifeste une opinion quelconque sur +cet évènement. Je connais votre caractère +ardent, vous le tenez du maréchal +votre père; modérez-le, ou vous êtes +perdu; ces petites colères de sang procurent +peu de satisfaction et attirent +de grands revers; je vous y ai vu trop +enclin; si vous saviez combien le calme +donne de supériorité sur les hommes! +Les anciens l’avaient empreint sur le +front de la Divinité, comme son plus +bel attribut, parce que l’impassibilité +attestait l’être placé au-dessus de nos +craintes, de nos espérances, de nos plaisirs +et de nos peines. Restez donc aussi +impassible dans les scènes que vous +<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span> +allez voir, mon cher enfant; mais voyez-les, +il le faut; assistez à ce jugement +funeste; pour moi, je vais subir les conséquences +de ma sottise d’écolier. La +voici: elle vous montrera qu’avec une +tête chauve on peut être encore enfant +comme sous vos beaux cheveux châtains. +</p> + +<p> +Ici l’abbé Quillet lui prit la tête dans +ses deux mains et continua ainsi. +</p> + +<p> +—Oui, j’ai été curieux de voir les +diables des Ursulines tout comme un +autre, mon cher fils; et sachant qu’ils +s’annonçaient pour parler toutes les +langues, j’ai eu l’imprudence de quitter +le latin et de leur faire quelques questions +en grec; la supérieure est fort +jolie, mais elle n’a pas pu répondre +dans cette langue. Le médecin Duncan +a fait tout haut l’observation qu’il était +surprenant que le démon, qui n’ignorait +rien, fît des barbarismes et des solécismes, +et ne pût répondre en grec. La +jeune supérieure, qui était alors sur son +lit de parade, se tourna du côté du mur +pour pleurer, et dit tout bas au père +<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span> +Barré: <i>Monsieur! je n’y tiens plus</i>; je +le répétai tout haut, et je mis en fureur +tous les exorcistes: ils s’écrièrent que +je devais savoir qu’il y avait des démons +plus ignorants que des paysans, et dirent +que pour leur puissance et leur force +physique nous n’en pouvions douter, +puisque les esprits nommés <i>Grésil des +Trônes</i>, <i>Aman des puissances</i> et <i>Asmodée</i> +avaient promis d’enlever la calotte de +M. de Laubardemont. Ils s’y préparaient, +quand le chirurgien Duncan, qui est +homme savant et probe, mais assez +moqueur, s’avisa de tirer un fil qu’il découvrit +attaché à une colonne et caché +par un tableau de sainteté, de manière +à retomber, sans être vu, fort près du +maître des requêtes; cette fois on l’appela +huguenot, et je crois que, si le +maréchal de Brézé n’était son protecteur, +il s’en tirerait mal. M. le comte +du Lude s’est avancé alors avec son sang-froid +ordinaire, et a prié les exorcistes +d’agir devant lui. Le père Lactance, ce +capucin dont la figure est si noire et +le regard si dur, s’est chargé de la sÅ“ur +<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span> +Agnès et de la sÅ“ur Claire; il a élevé +ses deux mains, les regardant comme le +serpent regarderait deux colombes, et +a crié d’une voix terrible: <i lang="la" xml:lang="la">Quis te misit, +Diabole?</i> et les deux filles ont dit parfaitement +ensemble: <i lang="la" xml:lang="la">Urbanus</i>. Il allait +continuer, quand M. du Lude, tirant +d’un air de componction une petite +boîte d’or, a dit qu’il tenait là une relique +laissée par ses ancêtres, et que, ne +doutant pas de la possession, il voulait +l’éprouver. Le père Lactance, ravi, s’est +saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il +touché le front des deux filles, qu’elles +ont fait des sauts prodigieux, se tordant +les pieds et les mains; Lactance hurlait +ses exorcismes, Barré se jetait à genoux +avec toutes les vieilles femmes, Mignon +et les juges applaudissaient. Laubardemont, +impassible, faisait (sans être +foudroyé!) le signe de la croix. +</p> + +<p> +Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, +les religieuses sont restées paisibles:—<i>Je +ne crains pas</i>, a dit fièrement Lactance, +<i>que vous doutiez de la vérité de vos reliques!</i> +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span> +—<i>Pas plus que de celle de la possession</i>, +a répondu M. du Lude en ouvrant +sa boîte. +</p> + +<p> +Elle était vide. +</p> + +<p> +—Messieurs, vous vous moquez de +nous, a dit Lactance. +</p> + +<p> +J’étais indigné de ces momeries et +lui dis: +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, comme vous vous +moquez de Dieu et des hommes. C’est +pour cela que vous me voyez, mon cher +ami, des bottes de sept lieues si lourdes +et si grosses, qui me font mal aux pieds, +et de longs pistolets; car notre ami +Laubardemont m’a décrété de prise de +corps, et je ne veux point le lui laisser +saisir, tout vieux qu’il est. +</p> + +<p> +—Mais, s’écria Cinq-Mars, est-il donc +si puissant? +</p> + +<p> +—Plus qu’on ne le croit et qu’on +ne le peut croire; je sais que l’abbesse +possédée est sa nièce, et qu’il est muni +d’un arrêt du conseil qui lui ordonne +de juger, sans s’arrêter à tous les appels +interjetés au parlement, à qui le Cardinal +<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span> +interdit connaissance de la cause d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +—Et enfin quels sont ses torts? dit +le jeune homme, déjà puissamment intéressé. +</p> + +<p> +—Ceux d’une âme forte et d’un génie +supérieur, une volonté inflexible qui a +irrité la puissance contre lui, et une passion +profonde qui a entraîné son cÅ“ur +et lui a fait commettre le seul péché +mortel que je croie pouvoir lui être +reproché; mais ce n’a été qu’en violant +le secret de ses papiers, qu’en les arrachant +à Jeanne d’Estièvre, sa mère +octogénaire, qu’on a su et publié son +amour pour la belle Madeleine de Brou; +cette jeune demoiselle avait refusé de +se marier et voulait prendre le voile. +Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle +d’aujourd’hui! L’éloquence de +Grandier et sa beauté angélique ont +souvent exalté des femmes qui venaient +de loin pour l’entendre parler; j’en ai +vu s’évanouir durant ses sermons; d’autres +s’écrier que c’était un ange, toucher +ses vêtements et baiser ses mains lorsqu’il +<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span> +descendait de la chaire. Il est certain +que, si ce n’est sa beauté, rien +n’égalait la sublimité de ses discours, +toujours inspirés: le miel pur des +Évangiles s’unissait, sur ses lèvres, à la +flamme étincelante des prophéties, et +l’on sentait au son de sa voix un cÅ“ur +tout plein d’une sainte pitié pour les +maux de l’homme, et tout gonflé de +larmes prêtes à couler sur nous. +</p> + +<p> +Le bon prêtre s’interrompit, parce +que lui-même avait des pleurs dans la +voix et dans les yeux; sa figure ronde et +naturellement gaie était plus touchante +qu’une autre dans cet état, car la tristesse +semblait ne pouvoir l’atteindre. +Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra +la main sans rien dire, de crainte de +l’interrompre. L’abbé tira un mouchoir +rouge, s’essuya les yeux, se moucha et +reprit: +</p> + +<p> +—Cette effrayante attaque de tous +les ennemis d’Urbain est la seconde; +il avait déjà été accusé d’avoir ensorcelé +les religieuses et examiné par de saints +prélats, par des magistrats éclairés, par +<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span> +des médecins instruits, qui l’avaient +absous, et qui, tout indignés, avaient +imposé silence à ces démons de fabrique +humaine. Le bon et pieux archevêque +de Bordeaux se contenta de choisir lui-même +les examinateurs de ces prétendus +exorcistes, et son ordonnance +fit fuir ces prophètes et taire leur enfer. +Mais, humiliés par la publicité des débats, +honteux de voir Grandier bien +accueilli de notre bon roi lorsqu’il fut +se jeter à ses pieds à Paris, ils ont +compris que, s’il triomphait, ils étaient +perdus et regardés comme des imposteurs; +déjà le couvent des Ursulines +ne semblait plus être qu’un théâtre d’indignes +comédies; les religieuses, des +actrices déhontées; plus de cent personnes +acharnées contre le curé s’étaient +compromises dans l’espoir de le perdre: +leur conjuration, loin de se dissoudre, +a repris des forces par son premier +échec: voici les moyens que ses ennemis +implacables ont mis en usage. +</p> + +<p> +Connaissez-vous un homme appelé +l’Eminence grise, ce capucin redouté que +<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span> +le Cardinal emploie à tout, consulte +souvent et méprise toujours? c’est à lui +que les capucins de Loudun se sont +adressés. Une femme de ce pays et du +petit peuple, nommée Hamon, ayant +eu le bonheur de plaire à la reine quand +elle passa dans ce pays, cette princesse +l’attacha à son service. Vous savez +quelle haine sépare sa cour de celle +du Cardinal, vous savez qu’Anne d’Autriche +et M. de Richelieu se sont quelque +temps disputé la faveur du roi, et que, +de ces deux soleils, la France ne savait +jamais lequel se lèverait le lendemain. +Dans un moment d’éclipse du Cardinal, +une satire parut, sortie du système +planétaire de la Reine; elle avait pour +titre la <i>Cordonnière de la Reine mère</i>; +elle était bassement écrite et conçue, +mais renfermait des choses si injurieuses +sur la naissance et la personne +du Cardinal, que les ennemis de +ce ministre s’en emparèrent et lui +donnèrent une vogue qui l’irrita. On y +révélait beaucoup d’intrigues et de mystères +qu’il croyait impénétrables; il lut +<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span> +cet ouvrage anonyme et voulut en savoir +l’auteur. Ce fut dans ce temps même +que les capucins de cette petite ville +écrivirent au père Joseph qu’une correspondance +continuelle entre Grandier +et la Hamon ne leur laissait aucun +doute qu’il ne fût l’auteur de cette +diatribe. En vain avait-il publié précédemment +des livres religieux de prières +et de méditations dont le style seul +devait l’absoudre d’avoir mis la main à +un libelle écrit dans le langage des +halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu +contre Urbain, n’a voulu voir que +lui de coupable: on lui a rappelé que +lorsqu’il n’était encore que prieur de +Coussay, Grandier lui disputa le pas, +le prit même avant lui: je suis bien +trompé si ce pas ne met son pied dans +la tombe... +</p> + +<p> +Un triste sourire accompagna ce mot +sur les lèvres du bon abbé. +</p> + +<p> +—Quoi! vous croyez que cela ira +jusqu’à la mort? +</p> + +<p> +—Oui, mon enfant, oui, jusqu’à la +<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span> +mort; déjà on a enlevé toutes les pièces +et les sentences d’absolution qui pouvaient +lui servir de défense, malgré +l’opposition de sa pauvre mère, qui les +conservait comme la permission de vivre +donnée à son fils; déjà on a affecté de +regarder un ouvrage contre le célibat +des prêtres, trouvé dans ses papiers, +comme destiné à propager le schisme. +Il est bien coupable sans doute, et +l’amour qui l’a dicté, quelque pur qu’il +puisse être, est une faute énorme dans +l’homme qui est consacré à Dieu seul; +mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir +encourager l’hérésie, et c’était, dit-on, +pour apaiser les remords de mademoiselle +de Brou qu’il l’avait composé. +On a si bien vu que ces fautes véritables +ne suffisaient pas pour le faire +mourir, qu’on a réveillé l’accusation de +sorcellerie assoupie depuis longtemps, +et que, feignant d’y croire, le Cardinal a +établi dans cette ville un tribunal nouveau, +et enfin mis à sa tête Laubardemont; +c’est un signe de mort. Ah! fasse +le ciel que vous ne connaissiez jamais +<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span> +ce que la corruption des gouvernements +appelle <i>coups d’État</i>. +</p> + +<p> +En ce moment un cri horrible retentit +au-delà d’un petit mur de la cour; +l’abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit +autant. +</p> + +<p> +—C’est un cri de femme, dit le vieillard. +</p> + +<p> +—Qu’il est déchirant! dit le jeune +homme. Qu’est-ce? cria-t-il à ses gens qui +étaient tous sortis dans la cour. +</p> + +<p> +Ils répondirent qu’on n’entendait plus +rien. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon! cria l’abbé, +ne faites plus de bruit. +</p> + +<p> +Il referma la fenêtre et mit ses deux +mains sur ses yeux. +</p> + +<p> +—Ah! quel cri! mon enfant, dit-il +(et il était fort pâle), quel cri! il m’a +percé le cÅ“ur; c’est quelque malheur; +Ah! mon Dieu! il m’a troublé, je ne +puis plus continuer à vous parler. Faut-il +que je l’aie entendu quand je vous +parlais de votre destinée! Mon cher enfant, +que Dieu vous bénisse. Mettez-vous +à genoux. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span> +Cinq-Mars fit ce qu’il voulait, et fut +averti par un baiser sur ses cheveux +que le vieillard l’avait béni et le relevait +en disant: +</p> + +<p> +—Allez vite, mon ami, l’heure s’avance; +on pourrait vous trouver avec +moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux +ici; enveloppez-vous dans un manteau +et partez. J’ai beaucoup à écrire +avant l’heure où l’obscurité me permettra +de prendre la route d’Italie. +</p> + +<p> +Ils s’embrassèrent une seconde fois +en se promettant des lettres, et Henri +s’éloigna. L’abbé, le suivant encore des +yeux par la fenêtre, lui cria:—Soyez +bien sage, quelque chose qu’il arrive; +et lui envoya encore une fois sa bénédiction +en disant:—Pauvre enfant! +</p> + +<h2 id="chap_4"> +CHAPITRE IV +</h2> + +<p class="h2b"> +LE PROCÈS +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei<br /></span> +<span class="i0">Esser temuta da ciascun che legge<br /></span> +<span class="i0">Cio, che fu manifesto agli occhi miei.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Dante.</span> +</p> + +<p> +O vengeance de Dieu, combien tu +dois être redoutable à quiconque va lire +ceci, qui se manifesta sous mes yeux! +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Malgré l’usage des séances secrètes, +alors mis en vigueur par Richelieu, les +juges du curé de Loudun avaient voulu +que la salle fût ouverte au peuple, et +ne tardèrent pas à s’en repentir. Mais +d’abord ils crurent en avoir assez imposé +à la multitude par leurs jongleries, qui +durèrent près de six mois; ils étaient +tous intéressés à la perte d’Urbain Grandier, +mais ils voulaient que l’indignation +du pays sanctionnât en quelque sorte +<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span> +l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ils +avaient ordre de porter, comme l’avait +dit le bon abbé à son élève. +</p> + +<p> +Laubardemont était une espèce d’oiseau +de proie que le Cardinal envoyait +toujours quand sa vengeance voulait un +agent sûr et prompt, et, en cette occasion, +il justifia le choix qu’on avait +fait de sa personne. Il ne fit qu’une +faute, celle de permettre la séance publique, +contre l’usage; il avait l’intention +d’intimider et d’effrayer; il effraya, mais +fit horreur. +</p> + +<p> +La foule que nous avons laissée à +la porte y était restée deux heures, pendant +qu’un bruit sourd de marteaux +annonçait que l’on achevait dans l’intérieur +de la grande salle des préparatifs +inconnus et faits à la hâte. Des +archers firent tourner péniblement sur +leurs gonds les lourdes portes de la rue, +et le peuple avide s’y précipita. Le jeune +Cinq-Mars fut jeté dans l’intérieur avec +le second flot, et, placé derrière un pilier +fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour +voir sans être vu. Il remarqua avec +<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span> +déplaisir que le groupe noir des bourgeois +était près de lui; mais les grandes portes, +en se refermant, laissèrent toute la partie +du local où était le peuple dans une telle +obscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître. +Quoique l’on ne fût qu’au milieu du +jour, des flambeaux éclairaient la salle, +mais étaient presque tous placés à l’extrémité, +où s’élevait l’estrade des juges, +rangés derrière une table fort longue; les +fauteuils, les tables, les degrés, tout était +couvert de drap noir et jetait sur les +figures de livides reflets. Un banc réservé +à l’accusé était placé sur la gauche, et +sur le crêpe qui le couvrait on avait +brodé en relief des flammes d’or, pour +figurer la cause de l’accusation. Le prévenu +y était assis, entouré d’archers, et +toujours les mains attachées par des +chaînes que deux moines tenaient avec +une frayeur simulée, affectant de s’écarter +au plus léger de ses mouvements, +comme s’ils eussent tenu en laisse un +tigre ou un loup enragé, ou que la +flamme eût dû s’attacher à leurs vêtements. +Ils empêchaient aussi avec soin +<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span> +que le peuple ne pût voir sa figure. +</p> + +<p> +Le visage impassible de M. de Laubardemont +paraissait dominer les juges +de son choix; plus grand qu’eux presque +de toute la tête, il était placé sur un +siège plus élevé que les leurs; chacun +de ses regards ternes et inquiets leur +envoyait un ordre. Il était vêtu d’une +longue et large robe rouge, une calotte +noire couvrait ses cheveux; il semblait +occupé à débrouiller des papiers qu’il +faisait passer aux juges et circuler dans +leurs mains. Des accusateurs, tous ecclésiastiques, +siégeaient à droite des juges: +ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles; +on distinguait le père Lactance à la +simplicité de son habit de capucin, à sa +tonsure et à la rudesse de ses traits. +Dans une tribune était l’évêque de Poitiers; +d’autres tribunes étaient pleines +de femmes voilées. Aux pieds des juges, +une foule ignoble de femmes et d’hommes +de la lie du peuple s’agitait +derrière six jeunes religieuses des Ursulines +dégoûtées de les approcher: +c’étaient les témoins. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span> +Le reste de la salle était plein d’une +foule immense, sombre, silencieuse, +suspendue aux corniches, aux portes, +aux poutres, et pleine d’une terreur qui +en donnait aux juges, car cette stupeur +venait de l’intérêt du peuple pour +l’accusé. Des archers nombreux, armés +de longues piques, encadraient ce lugubre +tableau d’une manière digne de +ce farouche aspect de la multitude. +</p> + +<p> +Au geste du président on fit retirer les +témoins, auxquels un huissier ouvrit une +porte étroite. On remarqua la supérieure +des Ursulines, qui, en passant devant +M. de Laubardemont, s’avança, et dit +assez haut:—Vous m’avez trompée, +monsieur. Il demeura impassible: elle +sortit. +</p> + +<p> +Un silence profond régnait dans l’assemblée. +</p> + +<p> +Se levant avec gravité, mais avec un +trouble visible, un des juges, nommé +Houmain, lieutenant criminel d’Orléans, +lut une espèce de mise en accusation +d’une voix très basse et si enrouée, qu’il +était impossible d’en saisir aucune parole. +<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span> +Cependant il se faisait entendre +lorsque ce qu’il avait à dire devait +frapper l’esprit du peuple. Il divisa +les preuves du procès en deux sortes: +les unes résultant des dépositions de +soixante-douze témoins; les autres, +et les plus certaines, des exorcismes +des révérends pères ici présents, s’écria-t-il +en faisant le signe de la +croix. +</p> + +<p> +Les pères Lactance, Barré et Mignon +s’inclinèrent profondément en répétant +aussi ce signe sacré.—Oui, messeigneurs, +dit-il en s’adressant aux juges, +on a reconnu et déposé devant vous ce +bouquet de roses blanches et ce manuscrit +signé du sang du magicien, copie +du pacte qu’il avait fait avec Lucifer, et +qu’il était forcé de porter sur lui pour +conserver sa puissance. On lit encore +avec horreur ces paroles écrites au bas du +parchemin: <i>La minute est aux enfers, +dans le cabinet de Lucifer</i>. +</p> + +<p> +Un éclat de rire qui semblait sortir +d’une poitrine forte s’entendit dans la +foule. Le président rougit, et fit signe à +<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span> +des archers, qui essayèrent en vain de +trouver le perturbateur. Le rapporteur +continua: +</p> + +<p> +—Les démons ont été forcés de déclarer +leurs noms par la bouche de leurs +victimes. Ces noms et leurs faits sont +déposés sur cette table: ils s’appellent +Astaroth, de l’ordre des Séraphins; Easas, +Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée, de +l’ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, +Uriel et Achas, des Principautés, etc.; +car le nombre en était infini. Quant à +leurs actions, qui de nous n’en fut témoin? +</p> + +<p> +Un long murmure sortit de l’assemblée; +on imposa silence, quelques hallebardes +s’avancèrent, tout se tut. +</p> + +<p> +—Nous avons vu avec douleur la jeune +et respectable supérieure des Ursulines +déchirer son sein de ses propres mains +et se rouler dans la poussière; les autres +sÅ“urs, Agnès, Claire, etc., sortir de la +modestie de leur sexe par des gestes +passionnés ou des rires immodérés. +Lorsque des impies ont voulu douter de +la présence des démons, et que nous-mêmes +<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span> +avons senti notre conviction +ébranlée, parce qu’ils refusaient de s’expliquer +devant des inconnus, soit en +grec, soit en arabe, les révérends pères +nous ont raffermi en daignant nous +expliquer que, la malice des mauvais +esprits étant extrême, il n’était pas surprenant +qu’ils eussent feint cette ignorance +pour être moins pressés de questions; +qu’ils avaient même fait, dans +leurs réponses, quelques barbarismes, +solécismes et autres fautes, pour qu’on +les méprisât, et que par dédain les saints +docteurs les laissassent en repos; et que +leur haine était si forte, que, sur le point +de faire un de leurs tours miraculeux, +ils avaient fait suspendre une corde au +plancher pour faire accuser de supercherie +des personnages aussi révérés, +tandis qu’il a été affirmé sous serment, +par des personnes respectables, que +jamais il n’y eut de corde en cet endroit. +</p> + +<p> +Mais, messieurs, tandis que le ciel +s’expliquait ainsi miraculeusement par +ses saints interprètes, une autre lumière +nous est venue tout à l’heure: à l’instant +<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span> +même où les juges étaient plongés dans +leurs profondes méditations, un grand cri +a été entendu près de la salle du conseil; +et, nous étant transportés sur les lieux, +nous avons trouvé le corps d’une jeune +demoiselle d’une haute naissance; elle +venait de rendre le dernier soupir dans +la voie publique, entre les mains du +révérend père Mignon, chanoine; et +nous avons su de ce même père, ici +présent, et de plusieurs autres personnages +graves, que, soupçonnant cette +demoiselle d’être possédée, à cause du +bruit qui s’était répandu dès longtemps +de l’admiration d’Urbain Grandier pour +elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver, +et lui dit tout à coup en l’abordant: +<i>Grandier vient d’être mis à mort</i>; sur +quoi elle ne poussa qu’un seul grand +cri, et tomba morte, privée par le +démon du temps nécessaire pour les +secours de notre sainte mère l’Église +catholique. +</p> + +<p> +Un murmure d’indignation s’éleva dans +la foule, où le mot d’<i>assassin</i> fut prononcé; +les huissiers imposèrent silence +<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span> +à haute voix; mais le rapporteur le rétablit +en reprenant la parole, ou plutôt la +curiosité générale triompha. +</p> + +<p> +—Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, +cherchant à s’affermir par des +exclamations, on a trouvé sur elle cet +ouvrage écrit de la main d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Et il tira de ses papiers un livre couvert +en parchemin. +</p> + +<p> +—Ciel! s’écria Urbain de son banc. +</p> + +<p> +—Prenez garde! s’écrièrent les juges +aux archers qui l’entouraient. +</p> + +<p> +—Le démon va sans doute se manifester, +dit le père Lactance d’une voix +sinistre; resserrez ses liens. +</p> + +<p> +On obéit. +</p> + +<p> +Le lieutenant criminel continua:—Elle +se nommait Madeleine de Brou, âgée +de dix-neuf ans. +</p> + +<p> +—Ciel! ô ciel! c’en est trop! s’écria +l’accusé, tombant évanoui sur le parquet. +</p> + +<p> +L’assemblée s’émut en sens divers; +il y eut un moment de tumulte.—Le +malheureux! il l’aimait, disaient quelques-uns. +Une demoiselle si bonne! +<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span> +disaient les femmes. La pitié commençait +à gagner. On jeta de l’eau froide +sur Grandier sans le faire sortir, et on +l’attacha sur la banquette. Le rapporteur +continua: +</p> + +<p> +—Il nous est enjoint de lire le début +de ce livre à la cour. Et il lut ce qui +suit: +</p> + +<p> +«C’est pour toi, douce et belle Madeleine, +c’est pour mettre en repos ta conscience +troublée, que j’ai peint dans un +livre une seule pensée de mon âme. +Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce +qu’elles y retournent comme au but de +toute mon existence; mais cette pensée +que je t’envoie comme une fleur vient +de toi, n’existe que par toi, et retourne +à toi seule. +</p> + +<p> +«Ne sois pas triste parce que tu m’aimes; +ne sois pas affligée parce que je +t’adore. Les anges du ciel, que font-ils? +et les âmes des bienheureux, que +leur est-il promis? Sommes-nous moins +purs que les anges? nos âmes sont-elles +moins détachées de la terre qu’après la +mort? O Madeleine! qu’y a-t-il en nous +<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span> +dont le regard du Seigneur s’indigne? +Est-ce lorsque nous prions ensemble, et +que, le front prosterné dans la poussière +devant ses autels, nous demandons +une mort prochaine qui nous vienne +saisir durant la jeunesse et l’amour? +Est-ce au temps où, rêvant seuls sous +les arbres funèbres du cimetière, nous +cherchons une double tombe, souriant +à notre mort et pleurant sur notre vie? +Serait-ce lorsque tu viens t’agenouiller +devant moi-même au tribunal de la pénitence, +et que, parlant en présence de +Dieu, tu ne peux rien trouver de mal à +me révéler, tant j’ai soutenu ton âme +dans les régions pures du ciel? Qui +pourrait donc offenser notre Créateur? +Peut-être, oui, peut-être seulement, je +le crois, quelque esprit du ciel aurait pu +m’envier ma félicité, lorsqu’au jour de +Pâques je te vis prosternée devant moi, +épurée par de longues austérités du peu +de souillure qu’avait pu laisser en toi la +tache originelle. Que tu étais belle! ton +regard cherchait ton Dieu dans le ciel, +et ma main tremblante l’apporta sur tes +<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span> +lèvres pures que jamais lèvre humaine +n’osa effleurer. Etre angélique, j’étais seul +à partager les secrets du Seigneur, ou +plutôt l’unique secret de la pureté de ton +âme; je t’unissais à ton Créateur, qui +venait de descendre aussi dans mon +sein. Hymen ineffable dont l’Eternel fut +le prêtre lui-même, vous étiez seul +permis entre la Vierge et le Pasteur; +la seule volupté de chacun de nous +fut de voir une éternité de bonheur +commencer pour l’autre, et de respirer +ensemble les parfums du ciel, de prêter +déjà l’oreille à ses concerts, et d’être +sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul +et à nous étaient dignes de l’adorer ensemble. +</p> + +<p> +«Quel scrupule pèse encore sur ton +âme, ô ma sÅ“ur? Ne crois-tu pas que +j’aie rendu un culte trop grand à ta +vertu? Crains-tu qu’une si pure admiration +ne m’ait détourné de celle du +Seigneur?...» +</p> + +<p> +Houmain en était là quand la porte +par laquelle étaient sortis les témoins +s’ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, +<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span> +se parlèrent à l’oreille. Laubardemont, +incertain, fit signe aux pères pour savoir +si c’était quelque scène exécutée +par leur ordre; mais, étant placés à +quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, +ils ne purent lui faire entendre +que ce n’était point eux qui avaient +préparé cette interruption. D’ailleurs, +avant que leurs regards eussent été +échangés, l’on vit, à la grande stupéfaction +de l’assemblée, trois femmes en +chemise, pieds nus, la corde au cou, +un cierge à la main, s’avançant jusqu’au +milieu de l’estrade. C’était la +supérieure, suivie des sÅ“urs Agnès et +Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure +était fort pâle, mais son port +était assuré et ses yeux fixes et hardis: +elle se mit à genoux; ses compagnes +l’imitèrent; tout fut si troublé que personne +ne songea à l’arrêter, et d’une +voix claire et ferme, elle prononça ces +mots, qui retentirent dans tous les coins +de la salle: +</p> + +<p> +—Au nom de la très sainte Trinité, +moi Jeanne de Belfiel, fille du baron de +<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span> +Cose; moi, supérieure indigne du couvent +des Ursulines de Loudun, je demande +pardon à Dieu et aux hommes +du crime que j’ai commis en accusant +l’innocent Urbain Grandier. Ma possession +était fausse, mes paroles suggérées, +le remords m’accable... +</p> + +<p> +—Bravo! s’écrièrent les tribunes et +le peuple en frappant des mains. Les +juges se levèrent; les archers, incertains, +regardèrent le président: il frémit +de tout son corps, mais resta immobile. +</p> + +<p> +—Que chacun se taise! dit-il d’une +voix aigre; archers, faites votre devoir. +</p> + +<p> +Cet homme se sentait soutenu par +une main si puissante, que rien ne +l’effrayait, car la pensée du ciel ne lui +était jamais venue. +</p> + +<p> +—Mes pères, que pensez-vous? dit-il +en faisant signe aux moines. +</p> + +<p> +—Que le démon veut sauver son +ami... <i lang="la" xml:lang="la">Obmutesce, Satanas!</i> s’écria le +père Lactance d’une voix terrible, ayant +l’air d’exorciser encore la supérieure. +</p> + +<p> +Jamais le feu mis à la poudre ne produisit +<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span> +un effet plus prompt que de ce +seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, +elle se leva dans toute sa +beauté de vingt ans, que sa nudité terrible +augmentait encore; on eût dit une +âme échappée de l’enfer apparaissant à +son séducteur; elle promena ses yeux +noirs sur les moines, Lactance baissa +les siens; elle fit deux pas vers lui avec +ses pieds nus, dont les talons firent retentir +fortement l’échafaudage; son +cierge semblait, dans sa main, le glaive +de l’ange. +</p> + +<p> +—Taisez-vous! imposteur! dit-elle +avec énergie; le démon, qui m’a possédée, +c’est vous: vous m’avez trompée, +il ne devait pas être jugé; d’aujourd’hui +seulement je sais qu’il l’est; d’aujourd’hui +j’entrevois sa mort; je parlerai. +</p> + +<p> +—Femme, le démon vous égare! +</p> + +<p> +—Dites que le repentir m’éclaire: +filles aussi malheureuses que moi, levez-vous: +n’est-il pas innocent? +</p> + +<p> +—Nous le jurons! dirent encore à genoux +les deux jeunes sÅ“urs laies en +<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span> +fondant en larmes, parce qu’elles n’étaient +pas animées par une résolution +aussi forte que celle de la supérieure. +Agnès même eut à peine dit ce mot que +se tournant du côté du peuple:—Secourez-moi, +s’écria-t-elle; ils me puniront, +ils me feront mourir! Et, traînant +sa compagne, elle se jeta dans la foule, +qui les accueillit avec amour; mille +voix leur jurèrent protection, des imprécations +s’élevèrent, les hommes agitèrent +leurs bâtons contre terre; on +n’osa pas empêcher le peuple de les +faire sortir de bras en bras jusqu’à +la rue. +</p> + +<p> +Pendant cette nouvelle scène, les +juges interdits chuchotaient, Laubardemont +regardait les archers et leur indiquait +les points où leur surveillance +devait se porter; souvent il montra du +doigt le groupe noir. Les accusateurs +regardèrent à la tribune de l’évêque de +Poitiers, mais ils ne trouvèrent aucune +expression sur sa figure apathique. C’était +un de ces vieillards dont la mort +s’empare dix ans avant que le mouvement +<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span> +cesse tout à fait en eux; sa vue +semblait voilée par un demi sommeil; +sa bouche béante ruminait quelques +paroles vagues et habituelles de piété +qui n’avaient aucun sens; il lui était +resté assez d’intelligence pour distinguer +le plus fort parmi les hommes et lui +obéir, ne songeant même pas un moment +à quel prix. Il avait donc signé +la sentence des docteurs de Sorbonne +qui déclarait les religieuses possédées, +sans en tirer seulement la conséquence +de la mort d’Urbain; le reste lui semblait +une des cérémonies plus ou moins +longues auxquelles il ne prêtait aucune +attention, accoutumé qu’il était à les +voir et à vivre au milieu de leurs +pompes, en étant même une partie et +un meuble indispensable. Il ne donna +donc aucun signe de vie en cette occasion, +mais il conserva seulement un air +parfaitement noble et nul. +</p> + +<p> +Cependant le père Lactance, ayant eu +un moment pour se remettre de sa vive +attaque, se tourna vers le président et +dit: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span> +—Voici une preuve bien claire que +le ciel nous envoie sur la possession, +car jamais madame la supérieure n’avait +oublié la modestie et la sévérité de +son ordre. +</p> + +<p> +—Que tout l’univers n’est-il ici pour +me voir! dit Jeanne de Belfiel, toujours +aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée +sur la terre, et le ciel me repoussera, +car j’ai été votre complice. +</p> + +<p> +La sueur ruisselait sur le front de +Laubardemont. Cependant, essayant de +se remettre:—Quel conte absurde! +et qui vous y força donc, ma sÅ“ur? +</p> + +<p> +La voix de la jeune fille devint sépulcrale; +elle en réunit toutes les forces, +appuya la main sur son cÅ“ur, comme +si elle eût voulu l’arracher, et, regardant +Urbain Grandier, elle répondit:—L’amour! +</p> + +<p> +L’assemblée frémit; Urbain, qui, depuis +son évanouissement, était resté la +tête baissée et comme mort, leva lentement +ses yeux sur elle et revint entièrement +à la vie pour subir une douleur +nouvelle. La jeune pénitente continua: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span> +—Oui, l’amour qu’il a repoussé, +qu’il n’a jamais connu tout entier, que +j’avais respiré dans ses discours, que +mes yeux avaient puisé dans ses regards +célestes, que ses conseils mêmes ont +accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange, +mais bon comme l’homme qui a aimé; +je ne le savais pas qu’il eût aimé! +C’est vous, dit-elle alors plus vivement, +montrant Lactance, Barré et Mignon, et +quittant l’accent de la passion pour celui +de l’indignation, c’est vous qui m’avez +appris qu’il aimait, vous qui ce matin +m’avez trop cruellement vengée en tuant +ma rivale par un mot! Hélas! je ne voulais +que les séparer. C’était un crime; +mais je suis Italienne par ma mère; je +brûlais, j’étais jalouse; vous me permettiez +de voir Urbain, de l’avoir pour ami +et de le voir tous les jours... +</p> + +<p> +Elle se tut; puis, criant:—Peuple, +il est innocent! Martyr, pardonne-moi! +j’embrasse tes pieds! Elle tomba aux +pieds d’Urbain, et versa enfin des torrents +de larmes. +</p> + +<p> +Urbain éleva ses mains liées étroitement, +<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span> +et, lui donnant sa bénédiction, +dit d’une voix douce, mais faible: +</p> + +<p> +—Allez, ma sÅ“ur, je vous pardonne +au nom de Celui que je verrai bientôt; +je vous l’avais dit autrefois, et vous le +voyez à présent, les passions font bien +du mal quand on ne cherche pas à les +tourner vers le ciel! +</p> + +<p> +La rougeur monta pour la seconde +fois sur le front de Laubardemont:—Malheureux! +dit-il, tu prononces les paroles +de l’Église. +</p> + +<p> +—Je n’ai pas quitté son sein, dit Urbain. +</p> + +<p> +—Qu’on emporte cette fille! dit le +président. +</p> + +<p> +Quand les archers voulurent obéir, +ils s’aperçurent qu’elle avait serré avec +tant de force la corde suspendue à son +cou, qu’elle était rouge et presque sans +vie. L’effroi fit sortir toutes les femmes +de l’assemblée, plusieurs furent emportées +évanouies; mais la salle n’en fut +pas moins pleine, les rangs se serraient, +et les hommes de la rue débordaient +dans l’intérieur. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span> +Les juges épouvantés se levèrent, et +le président essaya de faire vider la +salle; mais le peuple se couvrant, demeura +dans une effrayante immobilité; +les archers n’étaient plus assez nombreux, +il fallut céder, et Laubardemont, +d’une voix troublée, dit que le conseil +allait se retirer pour une demi-heure. +Il leva la séance; le public, sombre, demeura +debout. +</p> + +<h2 id="chap_5"> +CHAPITRE V +</h2> + +<p class="h2b"> +LE MARTYRE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">La torture interroge et la douleur répond.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<i>Les Templiers.</i> +</p> +</div> +</div> + +<p> +L’intérêt non suspendu de ce demi-procès, +son appareil et ses interruptions, +tout avait tenu l’esprit public si attentif, +que nulle conversation particulière +n’avait pu s’engager. Quelques cris +<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span> +avaient été jetés, mais simultanément, +mais sans qu’aucun spectateur se doutât +des impressions de son voisin, ou +cherchât même à les deviner ou à communiquer +les siennes. Cependant, lorsque +le public fut abandonné à lui-même, +il se fit comme une explosion de +paroles bruyantes. On distinguait plusieurs +voix, dans ce chaos, qui dominaient +le bruit général, comme un chant +de trompettes domine la basse continue +d’un orchestre. +</p> + +<p> +Il y avait encore à cette époque assez +de simplicité primitive dans les gens du +peuple pour qu’ils fussent persuadés +par les mystérieuses fables des agents +qui les travaillaient, au point de n’oser +porter un jugement d’après l’évidence, +et la plupart attendirent avec effroi la +rentrée des juges, se disant à demi-voix +ces mots prononcés avec un certain air +de mystère et d’importance qui sont +ordinairement le cachet de la sottise +craintive:—On ne sait qu’en penser, +monsieur!—Vraiment, madame, voilà +des choses extraordinaires qui se passent!—Nous +<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span> +vivons dans un temps bien singulier!—Je +me serais bien douté +d’une partie de tout ceci; mais, ma foi, +je n’aurais pas prononcé, et je ne le ferais +pas encore!—Qui vivra verra, etc. +Discours idiots de la foule, qui ne servent +qu’à montrer qu’elle est au premier +qui la saisira fortement. Ceci était la +basse continue; mais du côté du groupe +noir on entendait d’autres choses:—Nous +laisserons-nous faire ainsi? Quoi! +pousser l’audace jusqu’à brûler notre +lettre au Roi! Si le roi le savait!—Les +barbares! les imposteurs! avec quelle +adresse leur complot est formé! le meurtre +s’accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous +peur de ces archers?—Non, +non, non. C’étaient les trompettes et les +dessus de ce bruyant orchestre. +</p> + +<p> +On remarquait le jeune avocat, qui, +monté sur un banc, commença par déchirer +en mille pièces un cahier de papier; +ensuite, élevant la voix: Oui, s’écria-t-il, +je déchire et jette au vent le plaidoyer +que j’avais préparé en faveur de +l’accusé; on a supprimé les débats: il +<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span> +ne m’est pas permis de parler pour lui; +je ne peux parler qu’à vous, peuple, +et je m’en applaudis; vous avez vu ces +juges infâmes: lequel peut encore entendre +la vérité? lequel est digne d’écouter +l’homme de bien? lequel osera +soutenir son regard? Que dis-je? ils la +connaissent tout entière, la vérité, ils la +portent dans leur sein coupable; elle +ronge leur cÅ“ur comme un serpent; ils +tremblent dans leur repaire, où ils dévorent +sans doute leur victime; ils +tremblent parce qu’ils ont entendu les +cris de trois femmes abusées. Ah! qu’allais-je +faire? j’allais parler pour Urbain +Grandier! Quelle éloquence eût égalé +celle de ces infortunées? quelles paroles +vous eussent fait mieux voir son innocence? +Le ciel s’est armé pour lui en les +appelant au repentir et au dévoûment, +le ciel achèvera son ouvrage. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Vade retrò, Satanas!</i> prononcèrent +des voix entendues par une fenêtre +assez élevée. +</p> + +<p> +Fournier s’interrompit un moment: +</p> + +<p> +—Entendez-vous, reprit-il, ces voix +<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span> +qui parodient le langage divin. Je suis +bien trompé, ou ces instruments d’un +pouvoir infernal préparent par ce chant +quelque nouveau maléfice. +</p> + +<p> +—Mais, s’écrièrent tous ceux qui l’entouraient, +guidez-nous: que ferons-nous? +qu’ont-ils fait de lui? +</p> + +<p> +—Restez ici, soyez immobiles, soyez +silencieux, répondit le jeune avocat; +l’inertie d’un peuple est toute-puissante, +c’est là sa sagesse, c’est là sa force. +Regardez en silence, et vous ferez trembler. +</p> + +<p> +—Ils n’oseront sans doute pas reparaître, +dit le comte du Lude. +</p> + +<p> +—Je voudrais bien revoir ce grand +coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait +rien perdu de tout ce qu’il avait vu. +</p> + +<p> +—Et ce bon monsieur le curé, murmura +le vieux père Guillaume Leroux +en regardant tous ses enfants irrités +qui se parlaient bas en mesurant et +comptant les archers. Ils se moquaient +même de leur habit, et commençaient +à les montrer au doigt. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, toujours adossé au pilier +<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span> +derrière lequel il s’était placé d’abord, +toujours enveloppé dans son manteau +noir, dévorait des yeux tout ce qui se +passait, ne perdait pas un mot de ce +que l’on disait, et remplissait son cÅ“ur +de fiel et d’amertume; de violents désirs +de meurtre et de vengeance, une +envie indéterminée de frapper, le saisissaient +malgré lui; c’est la première impression +que produise le mal sur l’âme +d’un jeune homme; plus tard, la tristesse +remplace la colère; plus tard c’est l’indifférence +et le mépris; plus tard encore, +une admiration calculée pour les grands +scélérats qui ont réussi; mais c’est +lorsque, des deux éléments de l’homme, +la boue l’emporte sur l’âme. +</p> + +<p> +Cependant, à droite de la salle, et +près de l’estrade élevée pour les juges, +un groupe de femmes semblait fort occupé +à considérer un enfant d’environ +huit ans, qui s’était avisé de monter +sur une corniche, à l’aide des bras de sa +sÅ“ur Martine que nous avons vue plaisantée +à toute outrance par le jeune +soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n’ayant +<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span> +plus rien à voir après la sortie du tribunal, +s’était élevé, à l’aide des pieds +et des mains, jusqu’à une petite lucarne +qui laissait passer une lumière très faible, +et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles +ou quelque autre trésor de son +âge; mais, quand il se fut bien établi +les deux pieds sur la corniche du mur +et les mains attachées aux barreaux +d’une ancienne châsse de saint Jérôme, +il eût voulu être bien loin et cria: +</p> + +<p> +—Oh! ma sÅ“ur, ma sÅ“ur, donne-moi +la main pour descendre! +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu vois donc? s’écria +Martine. +</p> + +<p> +—Oh! je n’ose pas le dire; mais je +veux descendre. Et il se mit à pleurer. +</p> + +<p> +—Reste, reste, dirent toutes les femmes, +reste, mon enfant, n’aie pas peur, +et dis-nous bien ce que tu vois. +</p> + +<p> +—Eh bien, c’est qu’on a couché le +curé entre deux grandes planches qui lui +serrent les jambes, il y a des cordes +autour des planches. +</p> + +<p> +—Ah! c’est la question, dit un homme +<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span> +de la ville. Regarde bien, mon ami, +que vois-tu encore? +</p> + +<p> +L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne +avec plus de confiance, et, retirant +sa tête, il reprit: +</p> + +<p> +—Je ne vois plus le curé, parce que +tous les juges sont autour de lui à le +regarder, et que leurs grandes robes +m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins +qui se penchent pour lui parler +tout bas. +</p> + +<p> +La curiosité assembla plus de monde +aux pieds du jeune garçon, et chacun fit +silence, attendant avec anxiété sa première +parole, comme si la vie de tout +le monde en eût dépendu. +</p> + +<p> +—Je vois, reprit-il, le bourreau qui +enfonce quatre morceaux de bois entre +les cordes, après que les capucins ont +béni les marteaux et les clous... Ah! +mon Dieu! ma sÅ“ur, comme ils ont l’air +fâché contre lui, parce qu’il ne parle +pas... Maman, maman, donne-moi la +main, je veux descendre. +</p> + +<p> +Au lieu de sa mère, l’enfant, en se +retournant, ne vit plus que des visages +<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span> +mâles qui le regardaient avec une avidité +triste et lui faisaient signe de continuer. +Il n’osa pas descendre, et se remit +à la fenêtre en tremblant. +</p> + +<p> +—Oh! je vois le père Lactance et le +père Barré qui enfoncent eux-mêmes +d’autres morceaux de bois qui lui serrent +les jambes. Oh! comme il est pâle! il +a l’air de prier Dieu; mais voilà sa tête +qui tombe en arrière comme s’il mourait. +Ah! ôtez-moi de là ... +</p> + +<p> +Et il tomba dans les bras du jeune +avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars, +qui s’étaient approchés pour le soutenir. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Deus stetit in synagoga deorum: in +medio autem Deus dijudicat</i>..., chantèrent +des voix fortes et nasillardes qui +sortaient de cette petite fenêtre; elles +continuèrent longtemps un plain-chant +de psaumes entrecoupé par des coups de +marteau, ouvrage infernal qui marquait +la mesure des chants célestes. On aurait +pu se croire près de l’antre d’un forgeron; +mais les coups étaient sourds et faisaient +bien sentir que l’enclume était le corps +d’un homme. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span> +—Silence! dit Fournier, il parle; les +chants et les coups s’interrompent. +</p> + +<p> +Une faible voix en effet dit lentement: +—O mes pères! adoucissez la rigueur +de vos tourments, car vous réduiriez +mon âme au désespoir, et je chercherais +à me donner la mort. +</p> + +<p> +Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtes +l’explosion des cris du peuple; les +hommes, furieux, se jettent sur l’estrade +et l’emportent d’assaut sur les archers +étonnés et hésitants; la foule sans armes +les pousse, les presse, les étouffe contre +les murs, et tient leurs bras sans mouvement; +ses flots se précipitent sur les +portes qui conduisent à la chambre de +la question, et, les faisant crier sous +leur poids, menacent de les enfoncer; +l’injure retentit par mille voix formidables +et va épouvanter les juges. +</p> + +<p> +—Ils sont partis, ils l’ont emporté! +s’écrie un homme. +</p> + +<p> +Tout s’arrête aussitôt, et, changeant +de direction, la foule s’enfuit de ce lieu +détestable et s’écoule rapidement dans +<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span> +les rues. Une singulière confusion y régnait. +</p> + +<p> +La nuit était venue pendant la longue +séance, et des torrents de pluie tombaient +du ciel. L’obscurité était effrayante; les +cris des femmes glissant sur le pavé ou +repoussées par le pas des chevaux des +gardes, les cris sourds et simultanés des +hommes rassemblés et furieux, et le tintement +continuel des cloches qui annonçaient +le supplice avec les coups +répétés de l’agonie, les roulements d’un +tonnerre lointain, tout s’unissait pour le +désordre. Si l’oreille était étonnée, les +yeux ne l’étaient pas moins; quelques +torches funèbres allumées au coin des +rues et jetant une lumière capricieuse +montraient des gens armés et à cheval +qui passaient au galop en écrasant la +foule: ils couraient se réunir sur la +place de Saint-Pierre; des tuiles les +frappaient quelquefois dans leur passage, +mais, ne pouvant atteindre le +coupable éloigné, ces tuiles tombaient +sur le voisin innocent. La confusion +était extrême, et devint plus grande +<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span> +encore lorsque, débouchant par toutes +les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché, +le peuple la trouva +barricadée de tous côtés et remplie de +gardes à cheval et d’archers. Des +charrettes liées aux bornes des rues en +fermaient toutes les issues, et des sentinelles +armées d’arquebuses étaient auprès. +Sur le milieu de la place s’élevait +un bûcher composé de poutres énormes +posées les unes sur les autres de +manière à former un carré parfait; un +bois plus blanc et plus léger le recouvrait; +un immense poteau s’élevait +au centre de cet échafaud. Un homme +vêtu de rouge et tenant une torche +baissée était debout près de cette sorte +de mât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud +énorme, recouvert de tôle à cause +de la pluie, était à ses pieds. +</p> + +<p> +A ce spectacle la terreur ramena partout +un profond silence; pendant un instant +on n’entendit plus que le bruit de +la pluie qui tombait par torrents, et du +tonnerre qui s’approchait. +</p> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, accompagné de +<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span> +MM. du Lude et Fournier, et de tous les +personnages les plus importants, s’était +mis à l’abri de l’orage sous le péristyle +de l’église de Sainte-Croix, élevé sur vingt +degrés de pierre. Le bûcher était en face, +et de cette hauteur on pouvait voir la +place dans toute son étendue. Elle était +entièrement vide, et l’eau seule des larges +ruisseaux la traversait; mais toutes les +fenêtres des maisons s’éclairaient peu à +peu, et faisaient ressortir en noir les +têtes d’hommes et de femmes qui se +pressaient aux balcons. Le jeune d’Effiat +contemplait avec tristesse ce menaçant +appareil; élevé dans des sentiments +d’honneur, et bien loin de toutes ces +noires pensées que la haine et l’ambition +peuvent faire naître dans le cÅ“ur de +l’homme, il ne comprenait pas que tant +de mal pût être fait sans quelque motif +puissant et secret; l’audace d’une telle +condamnation lui sembla si incroyable, +que sa cruauté même commençait à la +justifier à ses yeux; une secrète horreur +se glissa dans son âme, la même qui +faisait taire le peuple; il oublia presque +<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span> +l’intérêt que le malheureux Urbain lui +avait inspiré, pour chercher s’il n’était +pas possible que quelque intelligence +secrète avec l’enfer eût justement provoqué +de si excessives rigueurs; et les +révélations publiques des religieuses et +les récits de son respectable gouverneur +s’affaiblirent dans sa mémoire, tant le +succès est puissant, même aux yeux des +êtres distingués! tant la force en impose +à l’homme, malgré la voix de sa conscience! +Le jeune voyageur se demandait +déjà s’il n’était pas probable que la torture +eût arraché quelque monstrueux +aveu à l’accusé, lorsque l’obscurité dans +laquelle était l’église cessa tout à coup; +ses deux grandes portes s’ouvrirent, et +à la lueur d’un nombre infini de flambeaux +parurent tous les juges et les ecclésiastiques +entourés de gardes; au +milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé +ou plutôt porté par six hommes vêtus +en pénitents noirs, car ses jambes unies +et entourées de bandages ensanglantés, +semblaient rompues et incapables de le +soutenir. Il y avait tout au plus deux +<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span> +heures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et +cependant il eut peine à reconnaître la +figure qu’il avait remarquée à l’audience: +toute couleur, tout embonpoint en +avaient disparu; une pâleur mortelle +couvrait une peau jaune et luisante +comme l’ivoire; le sang paraissait avoir +quitté toutes ses veines; il ne restait de +vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient +être devenus deux fois plus +grands, et dont il promenait les regards +languissants autour de lui; ses cheveux +bruns étaient épars sur son cou, et sur +une chemise blanche qui le couvrait tout +entier; cette sorte de robe à larges +manches avait une teinte jaunâtre et +portait avec elle une odeur de soufre; +une longue et forte corde entourait son +cou et tombait sur son sein. Il ressemblait +à un fantôme, mais à celui d’un +martyr. +</p> + +<p> +Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté +sur le péristyle de l’église: le capucin +Lactance lui plaça dans la main droite +et y soutint une torche ardente, et lui +dit avec une dureté inflexible:—Fais +<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span> +amende honorable, et demande pardon +à Dieu de ton crime de magie. +</p> + +<p> +Le malheureux éleva la voix avec +peine, et dit, les yeux au ciel: +</p> + +<p> +—Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne +à trois ans, Laubardemont, juge prévaricateur! +On a éloigné mon confesseur, +et j’ai été réduit à verser mes fautes +dans le sein de Dieu même, car mes +ennemis m’entourent: j’en atteste ce +Dieu de miséricorde, je n’ai jamais été +magicien; je n’ai connu de mystères +que ceux de la religion catholique, +apostolique et romaine, dans laquelle je +meurs: j’ai beaucoup péché contre moi, +mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur... +</p> + +<p> +—N’achève pas! s’écria le capucin, affectant +de lui fermer la bouche avant +qu’il prononçât le nom du Sauveur; +misérable endurci, retourne au démon +qui t’a envoyé! +</p> + +<p> +Il fit signe à quatre prêtres, qui, s’approchant +avec des goupillons à la main +exorcisèrent l’air que le magicien respirait, +la terre qu’il touchait et le bois +<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span> +qui devait le brûler. Pendant cette +cérémonie, le lieutenant criminel lut à +la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore +dans les pièces de ce procès, en date du +18 août 1639, <i>déclarant Urbain Grandier +dûment atteint et convaincu du crime de +magie, maléfice, possession, ès personnes +d’aucunes religieuses ursulines de Loudun, +et autres, séculiers</i>, etc. +</p> + +<p> +Le lecteur, ébloui par un éclair, +s’arrêta un instant, et, se tournant du +côté de M. de Laubardemont, lui demanda +si, vu le temps qu’il faisait, +l’exécution ne pouvait pas être remise +au lendemain; celui-ci répondit: +</p> + +<p> +—L’arrêt porte exécution dans les +vingt-quatre heures: ne craignez point +ce peuple incrédule, il va être convaincu... +</p> + +<p> +Toutes les personnes les plus considérables +et beaucoup d’étrangers étaient +sous le péristyle et s’avancèrent, Cinq-Mars +parmi eux. +</p> + +<p> +—... Le magicien n’a jamais pu prononcer +le nom du Sauveur et repousse +son image. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span> +Lactance sortit en ce moment du +milieu des pénitents, ayant dans sa +main un énorme crucifix de fer qu’il +semblait tenir avec précaution et respect; +il l’approcha des lèvres du patient, qui, +effectivement, se jeta en arrière, et +réunissant toutes ses forces, fit un geste +du bras qui fit tomber la croix des +mains du capucin. +</p> + +<p> +—Vous le voyez, s’écria celui-ci, il a +renversé le crucifix! +</p> + +<p> +Un murmure s’éleva dont le sens était +incertain. +</p> + +<p> +—Profanation! s’écrièrent les prêtres. +</p> + +<p> +On s’avança vers le bûcher. +</p> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, se glissant +derrière un pilier, avait tout observé +d’un Å“il avide; il vit avec étonnement +que le crucifix, en tombant sur les degrés, +plus exposés à la pluie que la plate-forme, +avait fumé et produit le bruit du +plomb fondu jeté dans l’eau. Pendant +que l’attention publique se portait +ailleurs, il s’avança et y porta une +main qu’il sentit vivement brûlée. Saisi +d’indignation et de toute la fureur d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span> +cÅ“ur loyal, il prend le crucifix avec les +plis de son manteau, s’avance vers Laubardemont, +et le frappant au front: +</p> + +<p> +—Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marque +de ce fer rougi! +</p> + +<p> +La foule entend ce mot et se précipite. +</p> + +<p> +—Arrêtez cet insensé! dit en vain +l’indigne magistrat. +</p> + +<p> +Il était saisi lui-même par des mains +d’hommes qui criaient:—Justice! au +nom du Roi! +</p> + +<p> +—Nous sommes perdus! dit Lactance, +au bûcher! au bûcher! +</p> + +<p> +Les pénitents traînent Urbain vers la +place, tandis que les juges et les archers +rentrent dans l’église et se débattent +contre des citoyens furieux; le bourreau, +sans avoir le temps d’attacher la victime, +se hâta de la coucher sur le bois et d’y +mettre la flamme. Mais la pluie tombait +par torrents, et chaque poutre à peine +enflammée, s’éteignait en fumant. En +vain Lactance et les autres chanoines +eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne +<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span> +pouvait vaincre l’eau qui tombait du +ciel. +</p> + +<p> +Cependant le tumulte qui avait lieu +au péristyle de l’église s’était étendu +tout autour de la place. Le cri de <i>justice</i> +se répétait et circulait avec le récit +de ce qui s’était découvert; deux barricades +avaient été forcées, et, malgré +trois coups de fusil, les archers étaient +repoussés peu à peu vers le centre de +la place. En vain faisaient-ils bondir +leurs chevaux dans la foule, elle les +pressait de ses flots croissants. Une +demi-heure se passa dans cette lutte, où +la garde reculait toujours vers le bûcher, +qu’elle cachait en se resserrant. +</p> + +<p> +—Avançons, avançons, disait un +homme, nous le délivrerons; ne frappez +pas les soldats, mais qu’ils reculent: +Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il +meure. Le bûcher s’éteint; amis, encore +un effort.—Bien.—Renversez ce cheval.—Poussez, +précipitez-vous. +</p> + +<p> +La garde était rompue et renversée de +toutes parts, le peuple se jette en hurlant +sur le bûcher; mais aucune lumière n’y +<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span> +brillait plus: tout avait disparu, même +le bourreau. On arrache, on disperse les +planches: l’une d’elles brûlait encore, +et sa lueur fit voir sous un amas de +cendre et de boue sanglante une main +noircie, préservée du feu par un énorme +bracelet de fer et une chaîne. Une +femme eut le courage de l’ouvrir; les +doigts serraient une petite croix d’ivoire +et une image de sainte Madeleine. +</p> + +<p> +—Voilà ses restes! dit-elle en pleurant. +</p> + +<p> +—Dites les reliques du martyr, répondit +un homme. +</p> + +<h2 id="chap_6"> +CHAPITRE VI +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SONGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Le bien de la fortune est un bien périssable.<br /></span> +<span class="i0">Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;<br /></span> +<span class="i0">Plus on est élevé, plus on court de dangers.<br /></span> +<span class="i0">Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Racan.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Les vergers languissants, altérés de chaleurs,<br /></span> +<span class="i0">Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,<br /></span> +<span class="i0">Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<i>Maria</i>, <span class='smcap'>Jules Lefèvre</span>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Cependant Cinq-Mars, au milieu de la +mêlée que son emportement avait provoquée, +s’était senti saisir le bras gauche +par une main aussi dure que le fer, qui, +le tirant de la foule jusqu’au bas des +degrés, le jeta derrière le mur de l’église, +et lui fit voir la figure noire du vieux +Grandchamp, qui dit d’une voix brusque:—Monsieur, +ce n’était rien que +d’attaquer trente mousquetaires dans +<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span> +un bois à Chaumont, parce que nous +étions à quelques pas de vous sans que +vous l’ayez su, que nous vous aurions +aidé au besoin, et que d’ailleurs vous +aviez affaire à des gens d’honneur; mais +ici c’est différent. Voici vos chevaux et +vos gens au bout de la rue: je vous prie +de monter à cheval et de sortir de la +ville, ou bien de me renvoyer chez madame +la maréchale, parce que je suis +responsable de vos bras et de vos +jambes, que vous exposez bien lestement. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de +cette manière brusque de rendre service, +ne fut pas fâché de sortir d’affaire +ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au +désagrément d’être reconnu pour ce +qu’il était, après avoir frappé le chef de +l’autorité judiciaire et l’agent du Cardinal +même qui allait le présenter au Roi. +Il remarqua aussi qu’il s’était assemblé +autour de lui une foule de gens de la +lie du peuple, parmi lesquels il rougissait +de se trouver. Il suivit donc sans +raisonner son vieux domestique, et +<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span> +trouva en effet les trois autres serviteurs +qui l’attendaient. Malgré la pluie et le +vent, il monta à cheval et fut bientôt +sur la grand’route avec son escorte, +ayant pris le galop pour ne pas être +poursuivi. +</p> + +<p> +A peine sorti de Loudun, le sable du +chemin, sillonné par de profondes ornières +que l’eau remplissait entièrement, +le força de ralentir le pas. La pluie continuait +à tomber par torrents, et son +manteau était presque traversé. Il en +sentit un plus épais recouvrir ses +épaules; c’était encore son vieux valet +de chambre qui l’approchait et lui donnait +ces soins maternels. +</p> + +<p> +—Eh bien, Grandchamp, à présent +que nous voilà hors de cette bagarre, +dis-moi donc comment tu t’es trouvé là , +dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné +de rester chez l’abbé.—Parbleu! monsieur, +répondit d’un air grondeur le +vieux serviteur, croyez-vous que je vous +obéisse plus qu’à M. le Maréchal? +Quand feu mon maître me disait de rester +dans sa tente et qu’il me voyait derrière +<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span> +lui dans la fumée du canon, il ne +se plaignait pas, parce qu’il avait un +cheval de rechange quand le sien était +tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion. +Il est vrai que pendant quarante ans +que je l’ai servi, je ne lui ai jamais rien +vu faire de semblable à ce que vous avez +fait depuis quinze jours que je suis avec +vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous +allons bien, et, si cela continue, je suis +destiné à en voir de belles, à ce qu’il +paraît. +</p> + +<p> +—Mais sais-tu, Grandchamp, que ces +coquins avaient fait rougir le crucifix, +et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui +ne se fût mis en fureur comme moi? +</p> + +<p> +—Excepté M. le Maréchal votre père, +qui n’aurait point fait ce que vous faites, +monsieur. +</p> + +<p> +—Et qu’aurait-il donc fait? +</p> + +<p> +—Il aurait laissé brûler très tranquillement +ce curé par les autres curés, et +m’aurait dit: «Grandchamp, aie soin +que mes chevaux aient de l’avoine, et +qu’on ne la retire pas;» ou bien: +«Grandchamp, prends bien garde que +<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span> +la pluie ne fasse rouiller mon épée dans +le fourreau et ne mouille l’amorce de +mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait +à tout et ne se mêlait jamais de ce +qui ne le regardait pas. C’était son grand +principe; et, comme il était, Dieu +merci, aussi bon soldat que général, il +avait toujours soin de ses armes comme +le premier lansquenet venu, et il n’aurait +pas été seul contre trente jeunes gaillards +avec une petite épée de bal. +</p> + +<p> +Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes +épigrammes du bonhomme, et craignait +qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois +de Chaumont; mais il ne voulait pas +l’apprendre, de peur d’avoir des explications +à donner, ou un mensonge à +faire, ou le silence à ordonner, ce qui +eût été un aveu et une confidence; il +prit le parti de piquer son cheval et de +passer devant son vieux domestique; +mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu +de marcher à la droite de son maître, +il revint à sa gauche et continua la +conversation. +</p> + +<p> +—Croyez-vous, monsieur, par exemple, +<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span> +que je me permette de vous laisser +aller où vous voudrez sans vous suivre? +Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme +le respect que je dois à madame la marquise +pour me mettre dans le cas de +m’entendre dire: «Grandchamp, mon +fils a été tué d’une balle ou d’un coup +d’épée; pourquoi n’étiez-vous pas devant +lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de +stylet d’un Italien, parce qu’il allait la +nuit sous la fenêtre d’une grande princesse; +pourquoi n’avez-vous pas arrêté +l’assassin?» Cela serait fort désagréable +pour moi, monsieur, et jamais on n’a +rien eu de ce genre à me reprocher. Une +fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, +M. le Comte, pour faire une campagne +dans les Pays-Bas, parce que je +sais l’espagnol; eh bien, je m’en suis tiré +avec honneur, comme je le fais toujours. +Quand M. le Comte reçut son boulet +dans le bas-ventre, je ramenai moi seul +ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout +son équipage sans qu’il manquât un +mouchoir, monsieur; et je puis vous +assurer que les chevaux étaient aussi +<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span> +bien pansés et harnachés, en rentrant à +Chaumont, que si M. le Comte eût été +prêt à partir pour la chasse. Aussi n’ai-je +reçu que des compliments et des +choses agréables de toute la famille, +comme j’aime à m’en entendre dire. +</p> + +<p> +—C’est très bien, mon ami, dit Henri +d’Effiat; je te donnerai peut-être un +jour des chevaux à ramener; mais, en +attendant, prends donc cette grande +bourse d’or que j’ai pensé perdre deux +ou trois fois, et tu payeras pour moi +partout; cela m’ennuie tant!... +</p> + +<p> +—M. le Maréchal ne faisait pas cela, +monsieur. Comme il avait été surintendant +des finances, il comptait son argent +de sa main; et je crois que vos +terres ne seraient pas en si bon état et +que vous n’auriez pas tant d’or à compter +vous-même s’il eût fait autrement; +ayez donc la bonté de garder votre +bourse, dont vous ne savez sûrement +pas le contenu exactement. +</p> + +<p> +—Ma foi non! +</p> + +<p> +Grandchamp fit entendre un profond +<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span> +soupir à cette exclamation dédaigneuse +de son maître. +</p> + +<p> +—Ah! monsieur le marquis! monsieur +le marquis! quand je pense que +le grand roi Henri, devant mes yeux, +mit dans sa poche ses gants de chamois +parce que la pluie les gâtait; quand je +pense que M. de Rosny lui refusait de +l’argent, quand il en avait trop dépensé; +quand je pense... +</p> + +<p> +—Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, +mon ami, interrompit son +maître, et tu ferais mieux de me dire ce +que c’est que cette figure noire qui me +semble marcher dans la boue derrière +nous. +</p> + +<p> +—Je crois que c’est quelque pauvre +paysanne qui veut demander l’aumône; +elle peut nous suivre aisément, car nous +n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent +les chevaux jusqu’aux jarrets. +Nous irons peut-être aux Landes un +jour, monsieur, et vous verrez alors un +pays comme celui-ci, des sables et de +grands sapins tout noirs; c’est un cimetière +continuel à droite et à gauche de la +<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span> +route, et en voici un petit échantillon. +Tenez, à présent que la pluie a cessé +et qu’on y voit un peu, regardez toutes +ces bruyères et cette grande plaine sans +un village ni une maison. Je ne sais +pas trop où nous passerons la nuit; +mais, si monsieur me croit, nous couperons +des branches d’arbres, et nous bivouaquerons; +vous verrez comme je sais +faire une baraque avec un peu de terre: +on a chaud là -dessous comme dans un +bon lit. +</p> + +<p> +—J’aime mieux continuer jusqu’à +cette lumière que j’aperçois à l’horizon, +dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, +un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais +va-t’en derrière, je veux marcher seul; +rejoins les autres, et suis-moi. +</p> + +<p> +Grandchamp obéit, et se consola en +donnant à Germain, Louis et Étienne, +des leçons sur la manière de reconnaître +le terrain la nuit. +</p> + +<p> +Cependant son jeune maître était +accablé de fatigue. Les émotions violentes +de la journée avaient remué profondément +son âme; et ce long voyage +<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span> +à cheval, ces deux derniers jours, presque +sans nourriture, à cause des événements +précipités, la chaleur du soleil, +le froid glacial de la nuit, tout contribuait +à augmenter son malaise, à briser son +corps délicat. Pendant trois heures il +marcha en silence devant ses gens, sans +que la lumière qu’il avait vue à l’horizon +parût s’approcher; il finit par ne plus la +suivre des yeux, et sa tête, devenue plus +pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna +les rênes à son cheval fatigué, +qui suivit de lui-même la grand’route, +et, croisant les bras, il se laissa bercer +par le mouvement monotone de son +compagnon de voyage, qui buttait souvent +contre de gros cailloux jetés par +les chemins. La pluie avait cessé, ainsi +que la voix des domestiques, dont les +chevaux suivaient à la file celui du maître. +Le jeune homme s’abandonna librement +à l’amertume de ses pensées: il se demanda +si le but éclatant de ses espérances +ne le fuirait pas dans l’avenir et +de jour en jour, comme cette lumière +phosphorique le fuyait dans l’horizon +<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span> +de pas en pas. Etait-il probable que +cette jeune Princesse, rappelée presque +de force à la cour galante d’Anne +d’Autriche, refusât toujours les mains, +peut-être royales, qui lui seraient offertes? +Quelle apparence qu’elle se résignât à +renoncer au trône pour attendre qu’un +caprice de la fortune vînt réaliser des +espérances romanesques et saisir un +adolescent presque dans les derniers +rangs de l’armée, pour le porter à une +telle élévation avant que l’âge de l’amour +fût passé! Qui l’assurait que les vÅ“ux +mêmes de Marie de Gonzague eussent +été bien sincères?—Hélas! se disait-il, +peut-être est-elle parvenue à s’étourdir +elle-même sur ses propres sentiments; +la solitude de la campagne avait préparé +son âme à recevoir des impressions profondes. +J’ai paru, elle a cru que j’étais +celui qu’elle avait rêvé; notre âge et +mon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à +la cour elle aura mieux appris, par +l’intimité de la Reine, à contempler de +bien haut les grandeurs auxquelles j’aspire, +et que je ne vois encore que de +<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span> +bien bas; quand elle se verra tout à +coup en possession de tout son avenir, +et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr +le chemin qu’il me faut faire; quand elle +entendra, autour d’elle, prononcer des +serments semblables aux miens par des +voix qui n’auraient qu’un mot à dire +pour me perdre et détruire celui qu’elle +attend pour son mari, pour son seigneur, +ah! insensé que j’ai été! elle verra +toute sa folie et s’irritera de la mienne. +</p> + +<p> +C’était ainsi que le plus grand malheur +de l’amour, le doute, commençait à +déchirer son cÅ“ur malade; il sentait son +sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir; +souvent il tombait sur le cou de +son cheval ralenti, et un demi-sommeil +accablait ses yeux; les sapins noirs qui +bordaient la route lui paraissaient de +gigantesques cadavres qui passaient à +ses côtés; il vit ou crut voir la même +femme vêtue de noir qu’il avait montrée +à Grandchamp s’approcher de lui jusqu’à +toucher les crins de son cheval, +tirer son manteau, et s’enfuir en ricanant; +le sable de la route lui parut une +<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span> +rivière qui coulait sur lui en voulant +remonter vers sa source: cette vue bizarre +éblouit ses yeux affaiblis; il les +ferma et s’endormit sur son cheval. +</p> + +<p> +Bientôt il se sentit arrêté; mais le +froid l’avait saisi. Il entrevit des paysans, +des flambeaux, une masure, une grande +chambre où on le transportait, un vaste +lit dont Grandchamp fermait les lourds +rideaux, et se rendormit étourdi par la +fièvre qui bourdonnait à ses oreilles. +</p> + +<p> +Des songes plus rapides que les grains +de poussière chassés par le vent tourbillonnaient +sous son front; il ne pouvait +les arrêter et s’agitait sur sa couche. +Urbain Grandier torturé, sa mère en +larmes, son gouverneur armé, Bassompierre +chargé de chaînes, passaient en +lui faisant un signe d’adieu; il porta la +main sur sa tête en dormant et fixa le +rêve, qui sembla se développer sous ses +yeux comme un tableau de sable mouvant. +</p> + +<p> +Une place publique couverte d’un +peuple étranger, un peuple du Nord qui +jetait des cris de joie, mais des cris +<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span> +sauvages; une haie de gardes, de soldats +farouches; ceux-ci étaient Français. +</p> + +<p> +—Viens avec moi, dit d’une voix +douce Marie de Gonzague en lui prenant +la main. Vois-tu, j’ai un diadème; voici +ton trône, viens avec moi. +</p> + +<p> +Et elle l’entraînait, et le peuple criait +toujours. +</p> + +<p> +Il marcha, il marcha longtemps. +</p> + +<p> +—Pourquoi donc êtes-vous triste, si +vous êtes reine? disait-il en tremblant. +Mais elle était pâle, et sourit sans parler. +Elle monta et s’élança sur les degrés, +sur un trône, et s’assit:—Monte, disait-elle +en tirant sa main avec force. +</p> + +<p> +Mais ses pieds faisaient crouler toujours +de lourdes solives, et il ne pouvait +monter. +</p> + +<p> +—Rends grâce à l’amour, reprit-elle. +</p> + +<p> +Et la main, plus forte, le souleva jusqu’en +haut. Le peuple cria. +</p> + +<p> +Il s’inclinait pour baiser cette main +secourable, cette main adorée... c’était +celle du bourreau! +</p> + +<p> +—O ciel! cria Cinq-Mars en poussant +un profond soupir. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span> +Et il ouvrit les yeux: une lampe +vacillante éclairait la chambre délabrée +de l’auberge; il referma sa paupière, +car il avait vu, assise sur son lit, une +femme, une religieuse, si jeune, si belle! +Il crut rêver encore, mais elle serrait +fortement sa main. Il rouvrit ses yeux +brûlants et les fixa sur cette femme. +</p> + +<p> +—O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? +La pluie a mouillé votre voile et vos +cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse +femme? +</p> + +<p> +—Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; +il est dans la chambre voisine qui dort +avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et +mes pieds, regarde-les; mes pieds étaient +si blancs autrefois! Vois comme la +boue les a souillés. Mais j’ai fait un +vÅ“u, je ne les laverai que chez le Roi, +quand il m’aura donné la grâce d’Urbain. +Je vais à l’armée pour le trouver; je lui +parlerai, comme Grandier m’a appris à +lui parler, et il lui pardonnera; mais +écoute, je lui demanderai aussi ta +grâce; car j’ai lu sur ton visage que tu +es condamné à mort. Pauvre enfant! tu +<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span> +es bien jeune pour mourir, tes cheveux +bouclés sont beaux; mais cependant tu +es condamné, car tu as sur le front une +ligne qui ne trompe jamais. L’homme +que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop +servi de la croix, c’est là ce qui te porte +malheur; tu as frappé avec elle, et tu la +portes au cou avec des cheveux... Ne +cache pas ta tête sous tes draps! T’aurais-je +dit quelque chose qui t’afflige? +ou bien est-ce que vous aimez, jeune +homme? Ah, soyez tranquille, je ne +dirai pas tout cela à votre amie; je suis +folle, mais je suis bonne, bien bonne, et +il y a trois jours encore que j’étais bien +belle. Est-elle belle aussi? Oh! comme +elle pleurera un jour! Ah! si elle peut +pleurer, elle sera bien heureuse. +</p> + +<p> +Et Jeanne se mit tout à coup à réciter +l’office des morts d’une voix monotone, +avec une volubilité incroyable, toujours +assise sur le lit, et tournant dans ses +doigts les grains d’un long rosaire. +</p> + +<p> +Tout à coup la porte s’ouvre; elle +regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée +dans une cloison. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span> +—Que diable est-ce que ceci? Est-ce +un lutin ou un ange qui dit la messe +des morts sur vous, monsieur? et vous +voilà sous vos draps comme dans un +linceul. +</p> + +<p> +C’était la grosse voix de Grandchamp, +qui fut si étonné, qu’il laissa tomber +un verre de limonade qu’il apportait. +Voyant que son maître ne lui +répondait pas, il s’effraya encore plus +et souleva les couvertures. Cinq-Mars +était fort rouge et semblait dormir; +mais son vieux domestique jugeait que +le sang lui portant à la tête l’avait +presque suffoqué, et, s’emparant d’un +vase plein d’eau froide, il le lui versa +tout entier sur le front. Ce remède +militaire manque rarement son effet, +et Cinq-Mars revint à lui en sautant. +</p> + +<p> +—Ah! c’est toi, Grandchamp! quels +rêves affreux je viens de faire! +</p> + +<p> +—Peste! monsieur, vos rêves sont +fort jolis, au contraire: j’ai vu la queue +du dernier, vous choisissez très-bien. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu dis, vieux fou? +</p> + +<p> +—Je ne suis pas fou, monsieur; j’ai +<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span> +de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu. +Mais certainement, étant malade comme +vous l’êtes, monsieur le Maréchal ne... +</p> + +<p> +—Tu radotes, mon cher; donne-moi +à boire, car la soif me dévore. O ciel! +quelle nuit! je vois encore toutes ces +femmes. +</p> + +<p> +—Toutes ces femmes, monsieur? Et +combien y en a-t-il ici? +</p> + +<p> +—Je te parle d’un rêve, imbécile! +Quand tu resteras là immobile au lieu +de me donner à boire! +</p> + +<p> +—Cela me suffit, monsieur; je vais +demander d’autre limonade. +</p> + +<p> +Et, s’avançant à la porte, il cria du +haut de l’escalier: +</p> + +<p> +—Eh! Germain? Étienne! Louis! +</p> + +<p> +L’aubergiste répondit d’en bas: +</p> + +<p> +—On y va, monsieur, on y va; c’est +qu’ils viennent de m’aider à courir après +la folle. +</p> + +<p> +—Quelle folle? dit Cinq-Mars s’avançant +hors de son lit. +</p> + +<p> +L’aubergiste entra, et ôtant son bonnet +de coton, dit avec respect: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span> +—Ce n’est rien, monsieur le marquis; +c’est une folle qui est arrivée à pied ici +cette nuit, et qu’on avait fait coucher +près de cette chambre; mais elle vient +de s’échapper: on n’a pas pu la rattraper. +</p> + +<p> +—Comment, dit Cinq-Mars comme +revenant à lui et passant la main sur +ses yeux, je n’ai donc pas rêvé? Et ma +mère, où est-elle? et le maréchal, et... +Ah! c’est un songe affreux. Sortez tous. +</p> + +<p> +En même temps il se retourna du côté +du mur, et ramena encore les couvertures +sur sa tête. +</p> + +<p> +L’aubergiste, interdit, frappa trois fois +de suite sur son front avec le bout du +doigt en regardant Grandchamp, comme +pour lui demander si son maître était +aussi en délire. +</p> + +<p> +Celui-ci fit signe de sortir en silence; +et pour veiller pendant le reste de la nuit +près de Cinq-Mars, profondément endormi, +il s’assit seul dans un grand fauteuil +de tapisserie, en exprimant des +citrons dans un verre d’eau, avec un +<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span> +air aussi grave et aussi sévère qu’Archimède +calculant les flammes de ses miroirs. +</p> + +<h2 id="chap_7"> +CHAPITRE VII +</h2> + +<p class="h2b"> +LE CABINET +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="noindent bot25"> +Les hommes ont rarement le +courage d’être tout à fait bons ou +tout à fait méchants. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Machiavel.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Laissons notre jeune voyageur endormi. +Bientôt il va suivre en paix une +grande et belle route. Puisque nous +avons la liberté de promener nos yeux +sur tous les points de la carte, arrêtons-les +sur la ville de Narbonne. +</p> + +<p> +Voyez la Méditerranée, qui étend, non +loin de là , ses flots bleuâtres sur des +rives sablonneuses. Pénétrez dans cette +cité semblable à celle d’Athènes; mais +<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span> +pour trouver celui qui y règne, suivez +cette rue inégale et obscure, montez les +degrés du vieux archevêché, et entrons +dans la première et la plus grande des +salles. +</p> + +<p> +Elle était fort longue, mais éclairée +par une suite de hautes fenêtres en +ogive, dont la partie supérieure seulement +avait conservé les vitraux bleus, +jaunes et rouges, qui répandaient une +lueur mystérieuse dans l’appartement. +Une table ronde énorme la remplissait +dans toute sa largeur, du côté de la +grande cheminée; autour de cette table, +couverte d’un tapis bariolé et chargée de +papiers et de portefeuilles, étaient assis +et courbés sous leurs plumes huit secrétaires +occupés à copier des lettres +qu’on leur passait d’une table plus petite. +D’autres hommes debout rangeaient +les papiers dans les rayons d’une bibliothèque, +que les livres reliés en noir +ne remplissaient pas tout entière, et ils +marchaient avec précaution sur le tapis +dont la salle était garnie. +</p> + +<p> +Malgré cette quantité de personnes +<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span> +réunies, on eût entendu les ailes d’une +mouche. Le seul bruit qui s’élevât était +celui des plumes qui couraient rapidement +sur le papier, et une voix grêle +qui dictait, en s’interrompant pour +tousser. Elle sortait d’un immense fauteuil +à grands bras, placé au coin du +feu, allumé en dépit des chaleurs de la +saison et du pays. C’était un de ces fauteuils +qu’on voit encore dans quelques +vieux châteaux, et qui semblent faits +pour s’endormir en lisant sur eux, quelque +livre que ce soit, tant chaque compartiment +est soigné: un croissant de +plumes y soutient les reins; si la tête +se penche, elle trouve ses joues reçues +par des oreillers couverts de soie, et le +coussin du siège déborde tellement les +coudes, qu’il est permis de croire que +les prévoyants tapissiers de nos pères +avaient pour but d’éviter que le livre ne +fît du bruit et ne les réveillât en tombant. +</p> + +<p> +Mais quittons cette digression pour +parler de l’homme qui s’y trouvait et +qui n’y dormait pas. Il avait le front +<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span> +large et quelques cheveux fort blancs, +des yeux grands et doux, une figure +pâle et effilée à laquelle une petite +barbe blanche et pointue donnait cet +air de finesse que l’on remarque dans +tous les portraits du siècle de Louis XIII. +Une bouche presque sans lèvres, et nous +sommes forcé d’avouer que Lavater regarde +ce signe comme indiquant la méchanceté +à n’en pouvoir douter; une +bouche pincée, disons-nous, était encadrée +par deux petites moustaches grises +et par une <i>royale</i>, ornement alors à la +mode, et qui ressemble assez à une virgule +par sa forme. Ce vieillard avait sur +la tête une calotte rouge et était enveloppé +dans une vaste robe de chambre +et portait des bas de soie pourprée, et +n’était rien moins qu’Armand Duplessis, +cardinal de Richelieu. +</p> + +<p> +Il avait très près de lui, autour de la +plus petite table dont il a été question, +quatre jeunes gens de quinze à vingt +ans: ils étaient pages ou domestiques, +selon l’expression du temps, qui signifiait +alors familier, ami de la maison. Cet +<span class='pagenum'><a id='Page_175' name='Page_175'>[175]</a></span> +usage était un reste de patronage féodal +demeuré dans nos mÅ“urs. Les cadets +gentilshommes des plus hautes familles +recevaient des <i>gages</i> des grands seigneurs, +et leur étaient dévoués en toute +circonstance, allant appeler en duel le +premier venu au moindre désir de leur +patron. Les pages dont nous parlons +rédigeaient des lettres dont le Cardinal +leur avait donné la substance; et, après +un coup d’œil du maître, ils les passaient +aux secrétaires, qui les mettaient +au net. Le Cardinal-duc, de son côté, +écrivait sur son genou des notes secrètes +sur de petits papiers, qu’il glissait dans +presque tous les paquets avant de les +fermer de sa propre main. +</p> + +<p> +Il y avait quelques instants qu’il écrivait, +lorsqu’il aperçut, dans une glace +placée en face de lui, le plus jeune de +ses pages traçant quelques lignes interrompues, +sur une feuille d’une taille inférieure +à celle du papier ministériel; il +se hâtait d’y mettre quelques mots, puis +la glissait rapidement sous la grande +feuille qu’il était chargé de remplir à +<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span> +son grand regret; mais, placé derrière +le Cardinal, il espérait que sa difficulté +à se retourner l’empêcherait de s’apercevoir +du petit manège qu’il semblait +exercer avec assez d’habitude. Tout à +coup, Richelieu, lui adressant la parole +sèchement, lui dit: +</p> + +<p> +—Venez ici, monsieur Olivier. +</p> + +<p> +Ces deux mots furent comme un coup +de foudre pour ce pauvre enfant, qui +paraissait n’avoir que seize ans. Il se +leva pourtant très vite, et vint se placer +debout devant le ministre, les bras pendants +et la tête baissée. +</p> + +<p> +Les autres pages et les secrétaires ne +remuèrent pas plus que des soldats +lorsque l’un d’eux tombe frappé d’une +balle, tant ils étaient accoutumés à ces +sortes d’appels. Celui-ci pourtant s’annonçait +d’une manière plus vive que les +autres. +</p> + +<p> +—Qu’écrivez-vous là ? +</p> + +<p> +—Monseigneur... ce que Votre Éminence +me dicte. +</p> + +<p> +—Quoi? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span> +—Monseigneur... la lettre à don Juan +de Bragance. +</p> + +<p> +—Point de détours, monsieur, vous +faites autre chose. +</p> + +<p> +—Monseigneur, dit alors le page les +larmes aux yeux, c’était un billet à une +de mes cousines. +</p> + +<p> +—Voyons-le. +</p> + +<p> +Alors un tremblement universel l’agita, +et il fut obligé de s’appuyer sur la cheminée +en disant à demi-voix: +</p> + +<p> +—C’est impossible. +</p> + +<p> +—Monsieur le vicomte Olivier d’Entraigues, +dit le ministre sans marquer +la moindre émotion, vous n’êtes plus à +mon service. +</p> + +<p> +Et le page sortit, il savait qu’il n’y +avait pas à répliquer; il glissa son billet +dans sa poche, et, ouvrant la porte à +deux battants, justement assez pour qu’il +y eût place pour lui, il s’y glissa comme +un oiseau qui s’échappe de sa cage. +</p> + +<p> +Le ministre continua les notes qu’il +traçait sur son genou. +</p> + +<p> +Les secrétaires redoublaient de silence +et d’ardeur, lorsque la porte s’ouvrant +<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span> +rapidement de chaque côté, on vit paraître, +entre les deux battants, un capucin +qui, s’inclinant les bras croisés sur +la poitrine, semblait attendre l’aumône +ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint +rembruni, profondément sillonné par la +petite vérole; des yeux assez doux, +mais un peu louches et toujours couverts +par des sourcils qui se joignaient +au milieu du front; une bouche dont +le sourire était rusé, malfaisant et sinistre; +une barbe plate et rousse à l’extrémité, +et le costume de l’ordre de +Saint-François dans toute son horreur, +avec des sandales et des pieds nus qui +paraissaient fort indignes de s’essuyer +sur un tapis. +</p> + +<p> +Tel qu’il était, ce personnage parut +faire une grande sensation dans toute la +salle; car, sans achever la phrase, la +ligne ou le mot commencé, chaque +écrivain se leva et sortit par la porte, +où il se tenait toujours debout, les uns +le saluant en passant, les autres détournant +la tête, les jeunes pages se bouchant +le nez, mais par derrière lui, car +<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span> +ils paraissaient en avoir peur en secret. +Lorsque tout le monde eut défilé, il +entra enfin, faisant une profonde révérence, +parce que la porte était encore +ouverte; mais, sitôt qu’elle fut fermée, +marchant sans cérémonie, il vint s’asseoir +auprès du Cardinal, qui, l’ayant +reconnu au mouvement qui se faisait, +lui fit une inclination de tête sèche et +silencieuse, le regardant fixement comme +pour attendre une nouvelle, et ne pouvant +s’empêcher de froncer le sourcil, +comme à l’aspect d’une araignée ou de +quelque autre animal désagréable. +</p> + +<p> +Le Cardinal n’avait pu résister à ce +mouvement de déplaisir, parce qu’il se +sentait obligé, par la présence de son +agent, à rentrer dans ces conversations +profondes et pénibles dont il s’était reposé +pendant quelques jours dans un +pays dont l’air lui était favorable, et +dont le calme avait un peu ralenti les +douleurs de la maladie; elle s’était changée +en une fièvre lente; mais ses intervalles +étaient assez longs pour qu’il pût +oublier, pendant son absence, qu’elle +<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span> +devait revenir. Donnant donc un peu +de repos à son imagination jusqu’alors +infatigable, il attendait sans impatience, +pour la première fois de ses jours peut-être, +le retour des courriers qu’il avait +fait partir dans toutes les directions, +comme les rayons d’un soleil qui donnait +seul la vie et le mouvement à la +France. Il ne s’attendait pas à la visite +qu’il recevait alors, et la vue d’un de +ces hommes qu’il <i>trempait dans le +crime</i>, selon sa propre expression, lui +rendit toutes les inquiétudes habituelles +de sa vie plus présentes, sans dissiper +le nuage de mélancolie qui venait d’obscurcir +ses pensées. +</p> + +<p> +Le commencement de sa conversation +fut empreint de la couleur sombre de +ses dernières rêveries; mais bientôt il +en sortit plus vif et plus fort que jamais, +quand la vigueur de son esprit rentra +forcément dans le monde réel. +</p> + +<p> +Son confident, voyant qu’il devait +rompre le silence le premier, le fit assez +brusquement. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span> +—Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous? +</p> + +<p> +—Hélas! Joseph, à quoi devons-nous +penser tous tant que nous sommes, sinon +à notre bonheur futur dans une vie +meilleure que celle-ci? Je songe, depuis +plusieurs jours, que les intérêts humains +m’ont trop détourné de cette +unique pensée: et je me repens d’avoir +employé quelques instants de loisir à +des ouvrages profanes, tels que mes +tragédies d’<i>Europe</i> et de <i>Mirame</i>, malgré +la gloire que j’en ai tirée déjà parmi +nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra +dans l’avenir. +</p> + +<p> +Le père Joseph, plein des choses qu’il +avait à dire, fut d’abord surpris de ce +début; mais il connaissait trop son +maître pour en rien témoigner, et sachant +bien par où il le ramènerait à +d’autres idées, il entra dans les siennes +sans hésiter. +</p> + +<p> +—Le mérite en est pourtant bien +grand, dit-il avec un air de regret, et la +France gémira de ce que ces Å“uvres +<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span> +immortelles ne sont pas suivies de productions +semblables. +</p> + +<p> +—Oui, mon cher Joseph, c’est en +vain que des hommes tels que Boisrobert, +Claveret, Colletet, Corneille, et +surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces +tragédies les plus belles de toutes celles +que les temps présents et passés ont vu +représenter; je me les reproche, je vous +jure, comme un vrai péché mortel, et +je ne m’occupe, dans mes heures de repos, +que de ma <i>Méthode des controverses</i> +et du livre sur la <i>Perfection du chrétien</i>. +Je songe que j’ai cinquante-six ans et +une maladie qui ne pardonne guère. +</p> + +<p> +—Ce sont des calculs que vos ennemis +font aussi exactement que Votre +Éminence, dit le père, à qui cette conversation +commençait à donner de l’humeur, +et qui voulait en sortir au plus +vite. +</p> + +<p> +Le rouge monta au visage du Cardinal. +</p> + +<p> +—Je le sais, je le sais bien, dit-il, je +connais toute leur noirceur, et je m’attends +<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span> +à tout. Mais qu’y a-t-il donc de +nouveau? +</p> + +<p> +—Nous étions convenus déjà , monseigneur, +de remplacer mademoiselle +d’Hautefort; nous l’avons éloignée comme +mademoiselle de La Fayette, c’est fort +bien; mais sa place n’est pas remplie, +et le Roi... +</p> + +<p> +—Eh bien? +</p> + +<p> +—Le Roi a des idées qu’il n’avait pas +eues encore. +</p> + +<p> +—Vraiment? et qui ne viennent pas +de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre +avec ironie. +</p> + +<p> +—Aussi, monseigneur, pourquoi laisser +six jours entiers la place de favori +vacante? Ce n’est pas prudent, permettez +que je le dise. +</p> + +<p> +—Il a des idées, des idées! répétait +Richelieu avec une sorte d’effroi; et lesquelles? +</p> + +<p> +—Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, +dit le Capucin à voix basse, de la rappeler +de Cologne. +</p> + +<p> +—Marie de Médicis! s’écria le Cardinal +en frappant sur les bras de son fauteuil +<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span> +avec ses deux mains. Non, par le +Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le +sol de France, d’où je l’ai chassée pied +par pied! L’Angleterre n’a pas osé la garder +exilée par moi; la Hollande a craint +de crouler sous elle, et mon royaume +la recevrait! Non, non, cette idée +n’a pu lui venir par lui-même. Rappeler +mon ennemie, rappeler sa mère, quelle +perfidie! non, il n’aurait jamais osé y +penser... +</p> + +<p> +Puis, après avoir rêvé un instant, il +ajouta en fixant un regard pénétrant et +encore plein du feu de sa colère sur le +père Joseph: +</p> + +<p> +—Mais... dans quels termes a-t-il +exprimé ce désir? Dites-moi les mots +précis. +</p> + +<p> +—Il a dit assez publiquement, et en +présence de Monsieur: «Je sens bien +que l’un des premiers devoirs d’un +chrétien est d’être bon fils, et je ne résisterai +pas longtemps aux murmures +de ma conscience.» +</p> + +<p> +—Chrétien! conscience! ce ne sont +pas ses expressions; c’est le père Caussin, +<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span> +c’est son confesseur qui me trahit! +s’écria le Cardinal. Perfide jésuite! je +t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette +mais je ne te passerai pas tes conseils +secrets. Je ferai chasser ce confesseur, +Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le +vois bien. Mais aussi j’ai agi avec négligence +depuis quelques jours; je n’ai pas +assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat, +qui réussira, sans doute: il est bien +fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! +je mériterais une bonne disgrâce moi-même. +Laisser près du Roi ce renard +jésuite, sans lui avoir donné mes instructions +secrètes, sans avoir un otage, +un gage de sa fidélité à mes ordres! +quel oubli! Joseph, prenez une plume +et écrivez vite ceci pour l’autre confesseur +que nous choisirons mieux. Je +pense au père Sirmond... +</p> + +<p> +Le père Joseph se mit devant la +grande table, prêt à écrire, et le Cardinal +lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, +que, peu de temps après, il osa faire +remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, +et les apprit par cÅ“ur comme +<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span> +les commandements de l’Église. Ils nous +sont demeurés comme un monument +effrayant de l’empire qu’un homme peut +arracher à force de temps, d’intrigues et +d’audace: +</p> + +<p> +I. Un prince doit avoir un premier +ministre, et ce premier ministre trois +qualités: 1<sup>o</sup> qu’il n’ait pas d’autre passion +que son prince; 2<sup>o</sup> qu’il soit habile +et fidèle; 3<sup>o</sup> qu’il soit ecclésiastique. +</p> + +<p> +II. Un prince doit parfaitement aimer +son premier ministre. +</p> + +<p> +III. Ne doit jamais changer son premier +ministre. +</p> + +<p> +IV. Doit lui dire toutes choses. +</p> + +<p> +V. Lui donner libre accès auprès de +sa personne. +</p> + +<p> +VI. Lui donner une souveraine autorité +sur le peuple. +</p> + +<p> +VII. De grands honneurs et de grands +biens. +</p> + +<p> +VIII. Un prince n’a pas de plus riche +trésor que son premier ministre. +</p> + +<p> +IX. Un prince ne doit pas ajouter foi +à ce qu’on dit contre son premier ministre, +ni se plaire à en entendre médire. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span> +X. Un prince doit révéler à son premier +ministre tout ce qu’on a dit contre +lui, <i>quand même on aurait exigé du +prince qu’il garderait le secret</i>. +</p> + +<p> +XI. Un prince doit non seulement préférer +le bien de son État, mais son premier +ministre à tous ses parents. +</p> + +<p> +Tels étaient les commandements du +dieu de la France, moins étonnants encore +que la terrible naïveté qui lui fait +léguer lui-même ses ordres à la postérité, +comme si, elle aussi, devait croire +en lui. +</p> + +<p> +Tandis qu’il dictait son instruction, +en lisant sur un petit papier écrit de sa +main, une tristesse profonde paraissait +s’emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu’il +fut au bout, il tomba au fond de +son fauteuil, les bras croisés et la tête +penchée sur son estomac. +</p> + +<p> +Le père Joseph, interrompant son écriture, +se leva, et allait lui demander s’il +se trouvait mal, lorsqu’il entendit sortir +du fond de sa poitrine ces paroles lugubres +et mémorables: +</p> + +<p> +—Quel ennui profond! quelles interminables +<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span> +inquiétudes! Si l’ambitieux +me voyait, il fuirait dans un désert. +Qu’est-ce que ma puissance? Un misérable +reflet du pouvoir royal; et que de +travaux pour fixer sur mon étoile ce +rayon qui flotte sans cesse! Depuis +vingt ans je le tente inutilement. Je +ne comprends rien à cet homme! il +n’ose pas me fuir; mais on me l’enlève: +il me glisse entre les doigts... Que de +choses j’aurais pu faire avec ses droits +héréditaires, si je les avais eus! Mais +employer tant de calculs à se tenir en +équilibre! que reste-t-il de génie pour +les entreprises? J’ai l’Europe dans ma +main, et je suis suspendu à un cheveu +qui tremble. Qu’ai-je affaire de porter +mes regards sur les cartes du monde, si +tous mes intérêts sont renfermés dans +mon étroit cabinet? Ses six pieds d’espace +me donnent plus de peine à gouverner +que toute la terre. Voilà donc ce +qu’est un premier ministre! Enviez-moi +mes gardes à présent! +</p> + +<p> +Ses traits étaient décomposés de manière +à faire craindre quelque accident, +<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span> +et il lui prit une toux violente et longue +qui finit par un léger crachement de +sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, +allait saisir une clochette d’or posée +sur la table, et, se levant tout à coup +avec la vivacité d’un jeune homme, il +l’arrêta et lui dit: +</p> + +<p> +—Ce n’est rien, Joseph, je me laisse +quelquefois aller au découragement; +mais ces moments sont courts, et j’en +sors plus fort qu’avant. Pour ma santé, +je sais parfaitement où j’en suis; mais +il ne s’agit pas de cela. Qu’avez-vous +fait à Paris? Je suis content de voir le +Roi arrivé dans le Béarn comme je le +voulais: nous le veillerons mieux. Que +lui avez-vous montré pour le faire partir? +</p> + +<p> +—Une bataille à Perpignan. +</p> + +<p> +—Allons, ce n’est pas mal. Eh bien, +nous pouvons la lui arranger: autant +vaut cette application qu’une autre à +présent. Mais la jeune Reine, la jeune +Reine, que dit-elle? +</p> + +<p> +—Elle est encore furieuse contre +vous. Sa correspondance découverte, +<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span> +l’interrogatoire que vous lui fîtes subir! +</p> + +<p> +—Bah! un madrigal et un moment +de soumission lui feront oublier que je +l’ai séparée de sa maison d’Autriche et +du pays de son Buckingham. Mais que +fait-elle? +</p> + +<p> +—D’autres intrigues avec Monsieur. +Mais, comme toutes ses confidentes sont +à nous, en voici les rapports jour par +jour. +</p> + +<p> +—Je ne me donnerai pas la peine de +les lire: tant que le duc de Bouillon sera +en Italie, je ne crains rien de là ; elle +peut rêver de petites conjurations avec +Gaston au coin du feu; il s’en tient toujours +aux aimables intentions qu’il a +quelquefois, et n’exécute bien que ses +sorties du royaume; il en est à la troisième. +Je lui procurerai la quatrième +quand il voudra; il ne vaut pas le coup +de pistolet que tu fis donner au comte +de Soissons. Ce pauvre comte n’avait +cependant guère plus d’énergie. +</p> + +<p> +Ici le cardinal, se rasseyant dans son +fauteuil, se mit à rire assez gaîment +pour un homme d’État. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span> +—Je rirai toute ma vie de leur expédition +d’Amiens. Ils me tenaient là tous +les deux. Chacun avait bien cinq cents +gentilshommes autour de lui, armés +jusqu’aux dents, et tout prêts à m’expédier +comme Concini: mais le grand +Vitry n’était plus là ; ils m’ont laissé +parler une heure fort tranquillement +avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, +et ni l’un ni l’autre n’a osé faire +un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous +avons su depuis par Chavigny, qu’ils +attendaient depuis deux mois cet heureux +moment. Pour moi, en vérité, je ne +remarquai rien du tout, si ce n’est ce +petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdait +autour de moi et avait l’air de cacher +quelque chose dans sa manche; ce fut +ce qui me fit monter en carrosse. +</p> + +<p> +—A propos, monseigneur, la reine +veut le faire coadjuteur absolument. +</p> + +<p> +—Elle est folle! il la perdra si elle s’y +attache: c’est un mousquetaire manqué, +un diable en soutane; lisez son <cite>Histoire +de Fiesque</cite>, vous l’y verrez lui-même. Il +ne sera rien tant que je vivrai. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span> +—Eh quoi! vous jugez si bien et vous +faites venir un autre ambitieux de son +âge? +</p> + +<p> +—Quelle différence! Ce sera une +poupée, mon ami, une vraie poupée, +que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera +qu’à sa fraise et à ses aiguillettes; sa +jolie tournure m’en répond, et je sais +qu’il est doux et faible. Je l’ai préféré +pour cela à son frère aîné; il fera ce que +nous voudrons. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit le père d’un +air de doute, je ne me suis jamais fié +aux gens dont les formes sont si calmes, +la flamme intérieure en est plus dangereuse. +Souvenez-vous du maréchal d’Effiat, +son père. +</p> + +<p> +—Mais, encore une fois, c’est un +enfant, et je l’élèverai; au lieu que le +Gondi est déjà un factieux accompli, un +audacieux que rien n’arrête; il a osé me +disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous +cela? est-ce croyable, à moi? +Un petit prestolet, qui n’a d’autre mérite +qu’un mince babil assez vif et un +<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span> +air cavalier. Heureusement que le mari +a pris soin lui-même de l’éloigner. +</p> + +<p> +Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux +son maître lorsqu’il parlait de ses bonnes +fortunes que de ses vers, fit une grimace +qu’il voulait rendre fine et qui ne fut +que laide et gauche; il s’imagina que +l’expression de sa bouche, tordue comme +celle d’un singe, voulait dire: <i>Ah! qui +peut résister à monseigneur?</i> mais monseigneur +y lut: <i>Je suis un cuistre qui ne +sais rien du grand monde</i>, et, sans transition, +il dit tout à coup, en prenant +sur la table une lettre de dépêches: +</p> + +<p> +—Le duc de Rohan est mort, c’est +une bonne nouvelle; voilà les huguenots +perdus. Il a eu bien du bonheur: +je l’avais fait condamner par le parlement +de Toulouse à être tiré à quatre +chevaux, et il meurt tranquillement sur +le champ de bataille de Rheinfeld. Mais +qu’importe? le résultat est le même. +Voilà encore une grande tête par terre! +Comme elles sont tombées depuis celle +de Montmorency! Je n’en vois plus guère +qui ne s’incline devant moi. Nous avons +<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span> +déjà à peu près puni toutes nos dupes +de Versailles; certes, on n’a rien à me +reprocher: j’exerce contre eux la loi du +talion, et je les traite comme ils ont +voulu me traiter au conseil de la reine-mère. +Le vieux radoteur de Bassompierre +en sera quitte pour la prison +perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal +de Vitry, car ils n’avaient voté que +cette peine pour moi. Quant au Marillac, +qui conseilla la mort, je la lui réserve +au premier faux pas, et te recommande, +Joseph, de me le rappeler; il faut être +juste avec tout le monde. Reste donc +encore debout ce duc de Bouillon, à qui +son Sedan donne de l’orgueil; mais je le +lui ferai bien rendre. C’est une chose +merveilleuse que leur aveuglement! ils +se croient tous libres de conspirer, et ne +voient pas qu’ils ne font que voltiger +au bout des fils que je tiens d’une main, +et que j’allonge quelquefois pour leur +donner de l’air et de l’espace. Et pour +la mort de leur cher duc, les huguenots +ont-ils bien crié comme un seul homme? +</p> + +<p> +—Moins que pour l’affaire de Loudun, +<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span> +qui s’est pourtant terminée heureusement. +</p> + +<p> +—Quoi! <i>heureusement?</i> J’espère que +Grandier est mort? +</p> + +<p> +—Oui; c’est ce que je voulais dire. +Votre Eminence doit être satisfaite; tout +a été fini dans les vingt-quatre heures; +on n’y pense plus. Seulement Laubardemont +a fait une petite étourderie, qui +était de rendre la séance publique; c’est +ce qui a causé un peu de tumulte; mais +nous avons les signalements des perturbateurs +que l’on suit. +</p> + +<p> +—C’est bien, c’est très bien. Urbain +était un homme trop supérieur pour le +laisser là ; il tournait au protestantisme; +je parierais qu’il aurait fini par abjurer; +son ouvrage contre le célibat des prêtres +me l’a fait conjecturer; et, dans le doute, +retiens ceci, Joseph: il faut toujours +mieux couper l’arbre avant que le fruit +soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont +une vraie république dans l’Etat: si une +fois ils avaient la majorité en France, la +monarchie serait perdue; ils établiraient +<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span> +quelque gouvernement populaire qui +pourrait être durable. +</p> + +<p> +—Et quelles peines profondes ils +causent tous les jours à notre saint-père +le pape! dit Joseph. +</p> + +<p> +—Ah! interrompit le cardinal, je te +vois venir: tu veux me rappeler son +entêtement à ne pas te donner le chapeau. +Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui +au nouvel ambassadeur que +nous envoyons. Le maréchal d’Estrées +obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis +deux ans que nous t’avons nommé au +cardinalat; je commence aussi à trouver +que la pourpre t’irait bien, car les +taches de sang ne s’y voient pas. +</p> + +<p> +Et tous deux se mirent à rire, l’un +comme un maître qui accable de tout +son mépris le sicaire qu’il paye, l’autre +comme un esclave résigné à toutes les +humiliations par lesquelles on s’élève. +</p> + +<p> +Le rire qu’avait excité la sanglante +plaisanterie du vieux ministre durait +encore, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit, +et un page annonça plusieurs courriers +qui arrivaient à la fois de divers +<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span> +points; le père Joseph se leva, et, se +plaçant debout, le dos appuyé contre le +mur, comme une momie égyptienne, +ne laissa plus paraître sur son visage +qu’une stupide contemplation. Douze +messagers entrèrent successivement, +revêtus de déguisements divers: l’un +semblait un soldat suisse; un autre un +vivandier; un troisième, un maître maçon; +on les faisait entrer dans le palais +par un escalier et un corridor secrets, +et ils sortaient du cabinet par une porte +opposée à celle qui les introduisait, +sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer +rien de leurs dépêches. Chacun +d’eux déposait un paquet de papiers +roulés ou pliés sur la grande table, parlait +un instant au Cardinal dans l’embrasure +d’une croisée, et partait. Richelieu +s’était levé brusquement dès l’entrée du +premier messager, et, attentif à tout +faire par lui-même, il les reçut tous, les +écouta et referma de sa main sur eux la +porte de sortie. Il fit signe au père +Joseph quand le dernier fut parti, et, +sans parler, tous deux ouvrirent ou +<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span> +plutôt arrachèrent les paquets des dépêches, +et se dirent, en deux mots, le +sujet des lettres. +</p> + +<p> +—Le duc de Weimar poursuit ses +avantages; le duc Charles est battu; +l’esprit de notre général est assez bon, +voici de bons propos qu’il a tenus à +dîner. Je suis content. +</p> + +<p> +—Monseigneur, le vicomte de Turenne +a repris les places de Lorraine; voici +ses conversations particulières... +</p> + +<p> +—Ah! passez, passez cela; elles ne +peuvent pas être dangereuses. Ce sera +toujours un bon et honnête homme, ne +se mêlant point de politique; pourvu +qu’on lui donne une petite armée à disposer +comme une partie d’échecs, n’importe +contre qui, il est content; nous +serons toujours bons amis. +</p> + +<p> +—Voici le Long-Parlement qui dure +encore en Angleterre. Les communes +poursuivent leur projet: voici des massacres +en Irlande... Le comte de Strafford +est condamné à mort. +</p> + +<p> +—A mort! quelle horreur! +</p> + +<p> +—Je lis: «Sa Majesté Charles I<sup>er</sup> n’a +<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span> +pas eu le courage de signer l’arrêt, mais +il a désigné quatre commissaires...» +</p> + +<p> +—Roi faible, je t’abandonne. Tu +n’auras plus notre argent. Tombe, puisque +tu es ingrat!... Oh malheureux +Wentworth! +</p> + +<p> +Et une larme parut aux yeux de +Richelieu; ce même homme qui venait +de jouer avec la vie de tant d’autres, +pleura un ministre abandonné de son +prince. Le rapport de cette situation à +la sienne l’avait frappé, et c’était lui-même +qu’il pleurait dans cet étranger. Il +cessa de lire à haute voix les dépêches +qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Il +parcourut avec une scrupuleuse attention +tous les rapports détaillés des actions +les plus minutieuses et les plus secrètes +de tout personnage un peu important; +rapports qu’il faisait toujours joindre à +ses nouvelles par ses habiles espions. +On attachait ces rapports secrets aux +dépêches du Roi, qui devaient toutes +passer par les mains du Cardinal, et être +soigneusement repliées, pour arriver au +prince épurées et telles qu’on voulait +<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span> +les lui faire lire. Les notes particulières +furent toutes brûlées avec soin par le +Père, quand le Cardinal en eut pris connaissance; +et celui-ci cependant ne +paraissait point satisfait: il se promenait +fort vite en long et en large dans l’appartement +avec des gestes d’inquiétude, +lorsque la porte s’ouvrit et un treizième +courrier entra. Ce nouveau messager +avait l’air d’un enfant de quatorze ans +à peine; il tenait sous le bras un paquet +cacheté de noir pour le Roi, et ne donna +au Cardinal qu’un petit billet sur lequel +un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir +que quatre mots. Le Duc tressaillit, +le déchira en mille pièces, et, se +courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla +assez longtemps sans réponse; tout ce +que Joseph entendit fut, lorsque le +Cardinal le fit sortir de la salle: <i>Fais-y +bien attention, pas avant douze heures +d’ici</i>. +</p> + +<p> +Pendant cet <i>a parte</i> du Cardinal, Joseph +était occupé à soustraire de sa vue un +nombre infini de libelles qui venaient de +Flandre et d’Allemagne, et que le ministre +<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span> +voulait voir, quelque amers qu’ils fussent +pour lui. Il affectait à cet égard une +philosophie qu’il était loin d’avoir, et, +pour faire illusion à ceux qui l’entouraient, +il feignait quelquefois de +trouver que ses ennemis n’avaient pas +tout à fait tort, et de rire de leurs +plaisanteries; cependant ceux qui avaient +une connaissance plus approfondie de +son caractère démêlaient une rage profonde +sous cette apparente modération, +et savaient qu’il n’était satisfait que lorsqu’il +avait fait condamner par le Parlement +le livre ennemi à être brûlé en +place de Grève, comme <i>injurieux au +Roi en la personne de son ministre +l’illustrissime Cardinal</i>, comme on le +voit dans les arrêts du temps, et que +son seul regret était que l’auteur ne fût +pas à la place de l’ouvrage: satisfaction +qu’il se donnait quand il le pouvait, +comme il le fit pour Urbain Grandier. +</p> + +<p> +C’était son orgueil colossal qu’il vengeait +ainsi sans se l’avouer à lui-même, +et travaillant longtemps, un an quelquefois, +à se persuader que l’intérêt de l’État +<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span> +y était engagé. Ingénieux à rattacher ses +affaires particulières à celles de la France, +il s’était convaincu lui-même qu’elle +saignait des blessures qu’il recevait. +Joseph, très attentif à ne pas provoquer +sa mauvaise humeur dans ce moment, +mit à part et déroba un livre intitulé: +<cite>Mystères politiques du Cardinal de la +Rochelle</cite>; un autre, attribué à un moine +de Munich, dont le titre était: <cite>Questions +quolibétiques, ajustées au temps présent, +et Impiété sanglante du dieu Mars</cite>. +L’honnête avocat Aubery, qui nous a +transmis une des plus fidèles histoires +de <i>l’éminentissime</i> Cardinal, est transporté +de fureur au seul titre du premier +de ces livres, et s’écrie que le <i>grand +ministre eut bien sujet de se glorifier que +ces ennemis, inspirés contre leur gré du +même enthousiasme qui a fait rendre des +oracles à l’ânesse de Balaam, à Caïphe +et autres qui semblaient plus indignes +du don de la prophétie, l’appelaient à +bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu’il +avait, trois ans après leurs écrits, +réduit cette ville, de même que Scipion +<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span> +a été nommé l’Africain pour avoir subjugué +cette</i> <span class='smcap'>PROVINCE</span>. Peu s’en fallut que +le père Joseph, qui était nécessairement +dans les mêmes idées, n’exprimât dans +les mêmes termes son indignation; car +il se rappelait avec douleur la part de +ridicule qu’il avait prise dans le siége +de la Rochelle, qui, tout en n’étant +pas une <i>province</i> comme l’Afrique, +s’était permis de résister à <i>l’éminentissime</i> +Cardinal, quoique le père Joseph +eût voulu faire passer les troupes +par un égout, se piquant d’être +assez habile dans l’art des sièges. Cependant +il se contint, et eut encore le temps +de cacher le libelle moqueur dans la +poche de sa robe brune avant que le +ministre eût congédié son jeune courrier +et fût revenu de la porte à la table. +</p> + +<p> +—Le départ, Joseph, le départ! dit-il. +Ouvre les portes à toute cette cour qui +m’assiège, et allons trouver le Roi, qui +m’attend à Perpignan; je le tiens cette +fois pour toujours. +</p> + +<p> +Le capucin se retira, et bientôt les +pages, ouvrant les doubles portes dorées, +<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span> +annoncèrent successivement les plus +grands seigneurs de cette époque, qui +avaient obtenu du Roi la permission de +le quitter pour venir saluer le ministre; +quelques-uns même, sous prétexte de +maladie ou d’affaires de service, étaient +partis à la dérobée pour ne pas être les +derniers dans son antichambre, et le +triste monarque s’était trouvé presque +tout seul, comme les autres rois ne se +voient d’ordinaire qu’à leur lit de mort; +mais il semblait que le trône fût sa +couche funèbre aux yeux de la cour, +son règne une continuelle agonie, et son +ministre un successeur menaçant. +</p> + +<p> +Deux pages des meilleures maisons de +France se tenaient près de la porte où les +huissiers annonçaient chaque personnage +qui, dans le salon précédent, avait +trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours +assis dans son grand fauteuil, restait +immobile pour le commun des courtisans, +faisait une inclination de tête aux +plus distingués, et pour les princes +seulement s’aidait de ses deux bras +pour se soulever légèrement; chaque +<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span> +courtisan allait le saluer profondément, +et, se tenant debout devant lui près de +la cheminée, attendait qu’il lui adressât +la parole; ensuite, selon le signe du +Cardinal, il continuait à faire le tour du +salon pour sortir par la même porte par +où l’on entrait, restait un moment à +saluer le père Joseph, qui singeait son +maître et que l’on avait pour cela +nommé l’Éminence grise, et sortait enfin +du palais, ou bien se rangeait debout +derrière son fauteuil, si le ministre l’y +engageait, ce qui était une marque de +la plus grande faveur. +</p> + +<p> +Il laissa passer d’abord quelques personnages +insignifiants et beaucoup de +mérites inutiles, et n’arrêta cette procession +qu’au maréchal d’Estrées, qui, +partant pour l’ambassade de Rome, +venait lui faire ses adieux: tout ce qui +suivait cessa d’avancer. Ce mouvement +avertit dans le salon précédent qu’une +conversation plus longue s’engageait, et +le père Joseph, paraissant, échangea +avec le Cardinal un regard qui voulait +dire d’une part: Souvenez-vous de la +<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span> +promesse que vous venez de me faire; +de l’autre: Soyez tranquille. En même +temps, l’adroit capucin fit voir à son +maître qu’il tenait sous le bras une de +ses victimes qu’il préparait à être un +docile instrument: c’était un jeune +gentilhomme qui portait un manteau +vert très court et une veste de même +couleur, un pantalon rouge fort serré, +avec de brillantes jarretières d’or dessous, +habit des pages de Monsieur. Le père +Joseph lui parlait bien en secret, mais +point dans le sens de son maître; il ne +pensait qu’à être cardinal, et se préparait +d’autres intelligences en cas de +défection de la part du premier ministre. +</p> + +<p> +—Dites à Monsieur qu’il ne se fie +pas aux apparences, et qu’il n’a pas de +plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal +commence à baisser; et je crois de +ma conscience d’avertir de ses fautes +celui qui pourrait hériter du pouvoir +royal pendant la minorité. Pour donner +à votre grand prince une preuve de ma +bonne foi, dites-lui qu’on veut faire +<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span> +arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu’il +le fasse cacher, ou bien le Cardinal le +mettra aussi à la Bastille. +</p> + +<p> +Tandis que le serviteur trahissait +ainsi son maître, le maître ne restait +pas en arrière et trahissait le serviteur. +Son amour-propre et un reste de respect +pour les choses de l’Église le faisaient +souffrir à l’idée de voir le méprisable +agent couvert du même chapeau qui +était une couronne pour lui, et assis +aussi haut que lui-même, à cela près de +l’emploi passager de ministre. Parlant +donc à demi-voix au maréchal d’Estrées: +</p> + +<p> +—Il n’est pas nécessaire, lui dit-il, +de persécuter plus longtemps Urbain VIII +en faveur de ce capucin que vous voyez +là -bas; c’est bien assez que Sa Majesté +ait daigné le nommer au cardinalat, +nous concevons les répugnances de Sa +Sainteté à couvrir ce mendiant de la +pourpre romaine. +</p> + +<p> +Puis, passant de cette idée aux choses +générales: +</p> + +<p> +—Je ne sais vraiment pas ce qui +peut refroidir le Saint-Père à notre +<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span> +égard; qu’avons-nous fait qui ne fût +pour la gloire de notre sainte mère +l’Église catholique? J’ai dit moi-même +la première messe à la Rochelle, et vous +le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, +notre habit est partout, et même +dans vos armées; le cardinal de La +Valette vient de commander glorieusement +dans le Palatinat. +</p> + +<p> +—Et vient de faire une très belle +retraite, dit le maréchal, appuyant légèrement +sur le mot <i>retraite</i>. +</p> + +<p> +Le ministre continua, sans faire attention +à ce petit mot de jalousie de métier +et en élevant la voix: +</p> + +<p> +—Dieu a montré qu’il ne dédaignait +pas d’envoyer l’esprit de victoire à ses +Lévites, car le duc de Weimar n’aida +pas plus puissamment à la conquête de +la Lorraine que ce pieux cardinal, et +jamais une armée navale ne fut mieux +commandée que par notre archevêque +de Bordeaux à la Rochelle. +</p> + +<p> +On savait que dans ce moment le +ministre était assez aigri contre ce prélat, +dont la hauteur était telle et les impertinences +<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span> +si fréquentes, qu’il y avait eu +deux affaires assez désagréables dans +Bordeaux. Il y avait quatre ans, le duc +d’Épernon, alors gouverneur de la +Guyenne, suivi de tous ses gentilshommes +et de ses troupes, le rencontrant au +milieu de son clergé dans une procession, +l’appela insolent et lui donna deux coups +de canne très vigoureux; sur quoi l’archevêque +l’excommunia; et tout récemment +encore, malgré cette leçon, il avait +eu une querelle avec le maréchal de +Vitry, dont il avait reçu <i>vingt coups de +canne ou de bâton, comme il vous plaira</i>, +écrivait le Cardinal-duc au cardinal de +La Valette, <i>et je crois qu’il veut remplir +la France d’excommuniés</i>. En effet, il +excommunia encore le bâton du maréchal, +se souvenant qu’autrefois le pape +avait forcé le duc d’Epernon à lui demander +pardon; mais Vitry, qui avait +fait assassiner le maréchal d’Ancre, était +trop bien en cour pour cela, et l’archevêque +fut battu et de plus grondé par +le ministre. +</p> + +<p> +M. d’Estrées pensa donc avec assez de +<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span> +tact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie +dans la manière dont le Cardinal vantait +les talents guerriers et maritimes de +l’archevêque, et lui répondit avec un +sang-froid inaltérable: +</p> + +<p> +—En effet, monseigneur, personne ne +peut dire que ce soit sur mer qu’il ait +été battu. +</p> + +<p> +Son Eminence ne peut s’empêcher de +sourire; mais, voyant que l’expression +électrique de ce sourire en avait fait +naître d’autres dans la salle, et des chuchotements +et des conjectures, il reprit +toute sa gravité sur-le-champ, et prenant +le bras familièrement au maréchal: +</p> + +<p> +—Allons, allons, monsieur l’ambassadeur, +dit-il, vous avez la répartie bonne. +Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal +Albornos, ni tous les Borgia du +monde, ni tous les efforts de leur Espagne +près du Saint-Père. +</p> + +<p> +Puis, élevant la voix et regardant +tout autour de lui comme pour s’adresser +au salon silencieux et captivé: +</p> + +<p> +—J’espère, continua-t-il, qu’on ne +nous persécutera plus comme l’on fit +<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span> +autrefois pour avoir fait une juste +alliance avec l’un des plus grands +hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe +est mort, le roi catholique +n’aura plus de prétexte pour solliciter +l’excommunication du roi très chrétien. +N’êtes-vous pas de mon avis, mon cher +seigneur? dit-il en s’adressant au cardinal +de La Valette qui s’approchait et +n’avait heureusement rien entendu sur +son compte. Monsieur d’Estrées, restez +près de notre fauteuil: nous avons +encore bien des choses à vous dire, et +vous n’êtes pas de trop dans toutes nos +conversations, car nous n’avons pas de +secrets; notre politique est franche et au +grand jour: l’intérêt de Sa Majesté et +de l’Etat, voilà tout. +</p> + +<p> +Le maréchal fit un profond salut, se +rangea derrière le siège du ministre, et +laissa sa place au cardinal de La Valette, +qui, ne cessant de se prosterner, et de +flatter et de jurer dévouement et totale +obéissance au Cardinal, comme pour +expier la roideur de son père le duc +d’Epernon, n’eut aussi de lui que quelques +<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span> +mots vagues et une conversation +distraite et sans intérêt, pendant laquelle +il ne cessa de regarder à la porte quelle +personne lui succédait. Il eut même le +chagrin de se voir interrompu brusquement +par le Cardinal-duc, qui s’écria, au +moment le plus flatteur de son discours +mielleux: +</p> + +<p> +—Ah! c’est donc vous enfin, mon +cher Fabert! Qu’il me tardait de vous +voir pour vous parler du siège! +</p> + +<p> +Le général salua d’un air brusque et +assez gauchement le Cardinal généralissime, +et lui présenta les officiers venus +du camp avec lui. Il parla quelque temps +des opérations du siège, et le Cardinal +semblait lui faire, en quelque sorte, la +cour pour le préparer à recevoir plus +tard ses ordres sur le champ de bataille +même; il parla aux officiers qui le suivaient, +les appelant par leurs noms et +leur faisant des questions sur le camp. +</p> + +<p> +Ils se rangèrent tous pour laisser approcher +le duc d’Angoulême; ce Valois, +après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait +devant Richelieu. Il sollicitait un +<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span> +commandement qu’il n’avait eu qu’en +troisième au siège de la Rochelle. A sa +suite parut le jeune Mazarin, toujours +souple et insinuant, mais déjà confiant +dans sa fortune. +</p> + +<p> +Le duc d’Halluin vint après eux: le +Cardinal interrompit les compliments +qu’il leur adressait pour lui dire à haute +voix: +</p> + +<p> +—Monsieur le duc, je vous annonce +avec plaisir que le Roi a créé en votre +faveur un office de maréchal de France; +vous signerez Schomberg, n’est-il pas +vrai? A Leucate, délivrée par vous, on +le pense ainsi. Mais pardon, voici M. de +Montauron qui a sans doute quelque +chose d’important à me dire. +</p> + +<p> +—Oh! mon Dieu, non, monseigneur, +je voulais seulement vous dire que ce +pauvre jeune homme, que vous avez +daigné regarder comme à votre service, +meurt de faim. +</p> + +<p> +—Ah! comment, dans ce moment-ci, +me parlez-vous de choses semblables? +Votre petit Corneille ne veut rien faire +de bon; nous n’avons vu que <cite>le Cid</cite> et +<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span> +<cite>les Horaces</cite> encore; qu’il travaille, qu’il +travaille, on sait qu’il est à moi, c’est +désagréable pour moi-même. Cependant, +puisque vous vous y intéressez, je lui +ferai une pension de cinq cents écus +sur ma cassette. +</p> + +<p> +Et le trésorier de l’épargne se retira, +charmé de la libéralité du ministre, et +fut chez lui recevoir, avec assez de +bonté, la dédicace de <cite>Cinna</cite>, où le grand +Corneille compare son âme à celle d’Auguste, +et le remercie d’avoir fait l’aumône +à <i>quelques Muses</i>. +</p> + +<p> +Le Cardinal, troublé par cette importunité, +se leva en disant que la matinée +s’avançait et qu’il était temps de partir +pour aller trouver le Roi. +</p> + +<p> +En cet instant même, et comme les +plus grands seigneurs s’approchaient +pour l’aider à marcher, un homme en +robe de maître des requêtes s’avança +vers lui en saluant avec un sourire avantageux +et confiant qui étonna tous les +gens habitués au grand monde; il semblait +dire: <i>Nous avons des affaires secrètes +ensemble; vous allez voir comme il sera +<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span> +bien pour moi; je suis chez moi dans son +cabinet</i>. Sa manière lourde et gauche +trahissait pourtant un être très inférieur: +c’était Laubardemont. +</p> + +<p> +Richelieu fronça le sourcil en le voyant +en face de lui, et lança un regard de feu +à Joseph; puis, se tournant vers ceux +qui l’entouraient, il dit avec un rire +amer: +</p> + +<p> +—Est-ce qu’il y a quelque criminel +autour de nous? +</p> + +<p> +Puis, lui tournant le dos, le Cardinal +le laissa plus rouge que sa robe; et, +précédé de la foule des personnages +qui devaient l’escorter en voiture ou à +cheval, il descendit le grand escalier de +l’archevêché. +</p> + +<p> +Tout le peuple de Narbonne et ses +autorités regardèrent avec stupéfaction +ce départ royal. +</p> + +<p> +Le Cardinal seul entra dans une ample +et spacieuse litière de forme carrée, +dans laquelle il devait voyager jusqu’à +Perpignan, ses infirmités ne lui permettant +ni d’aller en voiture, ni de faire +toute cette route à cheval. Cette sorte +<span class='pagenum'><a id='Page_216' name='Page_216'>[216]</a></span> +de chambre nomade renfermait un lit, +une table, et une petite chaise pour un +page qui devait écrire ou lui faire la +lecture. Cette machine, couverte de damas +couleur de pourpre, fut portée par +dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, +se relevaient; ils étaient choisis dans +ses gardes, et ne faisaient ce service +d’honneur que la tête nue, quelle que +fût la chaleur ou la pluie. Le duc d’Angoulême, +les maréchaux de Schomberg +et d’Estrées, Fabert et d’autres dignitaires +étaient à cheval aux portières. On +distinguait le cardinal de La Valette et +Mazarin parmi les plus empressés, +ainsi que Chavigny et le maréchal de +Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille, +dont il était menacé, disait-on. +</p> + +<p> +Deux carrosses suivaient pour les secrétaires +du Cardinal, ses médecins et +son confesseur; huit voitures et quatre +chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre +mulets pour ses bagages; deux +cents mousquetaires à pied l’escortaient +de très près; sa compagnie de gens +d’armes de la garde et ses chevau-légers, +<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span> +tous gentilshommes, marchaient +devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques +chevaux. +</p> + +<p> +Ce fut dans cet équipage que le premier +ministre se rendit en peu de jours +à Perpignan. La dimension de la litière +obligea plusieurs fois de faire élargir +les chemins et abattre les murailles de +quelques <i>villes et villages</i> où elle ne +pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs +des manuscrits du temps, tous +pleins d’une sincère admiration pour ce +luxe, <i>en sorte qu’il semblait un conquérant +qui entre par la brèche</i>. Nous +avons cherché en vain avec beaucoup de +soin quelque manuscrit des propriétaires +ou habitants des maisons qui +s’ouvraient à son passage où la même +admiration fût témoignée, et nous +avouons ne l’avoir pu trouver. +</p> + +<h2 id="chap_8"> +CHAPITRE VIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ENTREVUE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Mon génie étonné tremble devant le sien.</span> +</div> + +</div> +</div> + +<p> +Le pompeux cortège du Cardinal +s’était arrêté à l’entrée du camp; toutes +les troupes sous les armes étaient rangées +dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit +du canon et de la musique successive de +chaque régiment que la litière traversa +une longue haie de cavalerie et d’infanterie, +formée depuis la première tente +jusqu’à celle du ministre, disposée à +quelque distance du quartier royal, et +que la pourpre dont elle était couverte +faisait reconnaître de loin. Chaque chef +de corps obtint un signe ou un mot du +Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente, +congédia sa suite, s’y enferma, attendant +l’heure de se présenter chez le Roi. +<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span> +Mais, avant lui, chaque personnage de +son escorte s’y était porté individuellement, +et, sans entrer dans la demeure +royale, tous attendaient dans de longues +galeries couvertes de coutil rayé +et disposées comme des avenues qui +conduisaient chez le prince. Les courtisans +s’y rencontraient et se promenaient +par groupes, se saluaient et +se présentaient la main, ou se regardaient +avec hauteur, selon leurs intérêts +ou les seigneurs auxquels ils appartenaient. +D’autres chuchotaient longtemps +et donnaient des signes d’étonnement, +de plaisir ou de mauvaise humeur, qui +montraient que quelque chose d’extraordinaire +venait de se passer. Un singulier +dialogue, entre mille autres, s’éleva dans +un coin de la galerie principale. +</p> + +<p> +—Puis-je savoir, monsieur l’abbé, +pourquoi vous me regardez d’une manière +si assurée? +</p> + +<p> +—Parbleu! monsieur de Launay, +c’est que je suis curieux de voir ce que +vous allez faire. Tout le monde abandonne +votre Cardinal-duc depuis votre +<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span> +voyage en Touraine; vous n’y pensez +pas, allez donc causer un moment avec +les gens de Monsieur ou de la Reine; +vous êtes en retard de dix minutes sur +la montre du cardinal de La Valette, +qui vient de toucher la main à Rochepot +et à tous les gentilshommes du feu +comte de Soissons, que je pleurerai toute +ma vie. +</p> + +<p> +—Voilà qui est bien, monsieur de +Gondi, je vous entends assez; c’est un +appel que vous me faites l’honneur de +m’adresser. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur le comte, reprit le +jeune abbé en saluant avec toute la +gravité du temps; je cherchais l’occasion +de vous appeler au nom de M. d’Attichi, +mon ami, avec qui vous eûtes quelque +chose à Paris. +</p> + +<p> +—Monsieur l’abbé, je suis à vos +ordres; je vais chercher mes seconds, +cherchez les vôtres. +</p> + +<p> +—Ce sera à cheval, avec l’épée et le +pistolet, n’est-il pas vrai? ajouta Gondi, +avec le même air dont on arrangerait +une partie de campagne, en époussetant +<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span> +la manche de sa soutane avec le doigt. +</p> + +<p> +—Si tel est votre bon plaisir, reprit +l’autre. +</p> + +<p> +Et ils se séparèrent pour un instant +en se saluant avec grande politesse et +de profondes révérences. +</p> + +<p> +Une foule brillante de jeunes gentilshommes +passait et repassait autour +d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrent +pour chercher leurs amis. Toute l’élégance +des costumes du temps était déployée +par la cour dans cette matinée: +les petits manteaux de toutes les couleurs, +en velours, en satin, brodés d’or +ou d’argent, des croix de Saint-Michel +et du Saint-Esprit, les fraises, les +plumes nombreuses des chapeaux, les +aiguillettes d’or, les chaînes qui suspendaient +de longues épées, tout brillait, +tout étincelait, moins encore que le feu +des regards de cette jeunesse guerrière, +que ses propos vifs, ses rires spirituels +et éclatants. Au milieu de cette assemblée +passaient lentement des personnages +graves et de grands seigneurs +<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span> +suivis de leurs nombreux gentilshommes. +</p> + +<p> +Le petit abbé de Gondi, qui avait la +vue très basse, se promenait parmi la +foule, fronçant les sourcils, fermant à +demi les yeux pour mieux voir, et relevant +sa moustache, car les ecclésiastiques +en portaient alors. Il regardait +chacun sous le nez pour reconnaître ses +amis, et s’arrêta enfin à un jeune homme +d’une fort grande taille, vêtu de noir de +la tête aux pieds, et dont l’épée même +était d’acier bronzé fort noir. Il causait +avec un capitaine des gardes, lorsque +l’abbé de Gondi le tira à part: +</p> + +<p> +—Monsieur de Thou, lui dit-il, j’aurai +besoin de vous pour second dans une +heure, à cheval, avec l’épée et le pistolet, +si vous voulez me faire cet honneur... +</p> + +<p> +—Monsieur, vous savez que je suis +des vôtres tout à fait et à tout venant. +Où nous trouverons-nous? +</p> + +<p> +—Devant le bastion espagnol, s’il +vous plaît. +</p> + +<p> +—Pardon si je retourne à une conversation +<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span> +qui m’intéressait beaucoup; je +serai exact au rendez-vous. +</p> + +<p> +Et de Thou le quitta pour retourner +à son capitaine. Il avait dit tout ceci +avec une voix fort douce, le plus inaltérable +sang-froid, et même quelque chose +de distrait. +</p> + +<p> +Le petit abbé lui serra la main avec +une vive satisfaction, et continua sa recherche. +</p> + +<p> +Il ne lui fut pas si facile de conclure +le marché avec les jeunes seigneurs +auxquels il s’adressa, car ils le connaissaient +mieux que M. de Thou, et, du +plus loin qu’ils le voyaient venir, ils +cherchaient à l’éviter, ou riaient de lui-même +avec lui, et ne s’engageaient +point à le servir. +</p> + +<p> +—Eh! l’abbé, vous voilà encore à +chercher; je gage que c’est un second +qu’il vous faut? dit le duc de Beaufort. +</p> + +<p> +—Et moi, je parie, ajouta M. de La +Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un +du Cardinal-duc. +</p> + +<p> +—Vous avez raison tous deux, messieurs; +<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span> +mais depuis quand riez-vous +des affaires d’honneur? +</p> + +<p> +—Dieu m’en garde! reprit M. de +Beaufort; des hommes d’épée comme +nous sommes vénèrent toujours tierce, +quarte et octave; mais, quant aux plis +de la soutane, je n’y connais rien. +</p> + +<p> +—Parbleu, monsieur, vous savez bien +qu’elle ne m’embarrasse pas le poignet, +et je le prouverai à qui voudra. Je ne +cherche du reste qu’à jeter ce froc aux +orties. +</p> + +<p> +—C’est donc pour le déchirer que +vous vous battez si souvent? dit La +Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon +cher abbé, que vous êtes dessous. +</p> + +<p> +Gondi tourna le dos en regardant à +une pendule et ne voulant pas perdre +plus de temps à de mauvaises plaisanteries; +mais il n’eut pas plus de succès +ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes +de la jeune Reine, qu’il supposait +mécontents du Cardinal, et heureux +par conséquent de se mesurer avec ses +créatures, l’un lui dit fort gravement: +</p> + +<p> +—Monsieur de Gondi, vous savez ce +<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span> +qui vient de se passer? Le Roi a dit +tout haut: «Que notre impérieux Cardinal +le veuille ou non, la veuve de +Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps +exilée.» <i>Impérieux</i>, monsieur +l’abbé, sentez-vous cela? Le Roi n’avait +encore rien dit d’aussi fort contre lui. +<i>Impérieux!</i> c’est une disgrâce complète. +Vraiment, personne n’osera plus lui parler; +il va quitter la cour aujourd’hui +certainement. +</p> + +<p> +—On m’a dit cela, monsieur; mais +j’ai une affaire... +</p> + +<p> +—C’est heureux pour vous, qu’il arrêtait +tout court dans votre carrière. +</p> + +<p> +—Une affaire d’honneur... +</p> + +<p> +—Au lieu que Mazarin est pour +vous... +</p> + +<p> +—Mais voulez-vous, ou non, m’écouter? +</p> + +<p> +—Ah! s’il est pour vous, vos aventures +ne peuvent lui sortir de la tête, +votre beau duel avec M. de Coutenan et +la jolie petite épinglière; il en a même +parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, +<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span> +nous sommes fort pressés; adieu, +adieu... +</p> + +<p> +Et, reprenant le bras de son ami, le +jeune persifleur, sans écouter un mot de +plus, marcha vite dans la galerie et se +perdit dans la multitude des passants. +</p> + +<p> +Le pauvre abbé restait donc fort mortifié +de ne pouvoir trouver qu’un second, +et regardait tristement s’écouler l’heure +et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune +gentilhomme qui lui était inconnu, +assis près d’une table et appuyé sur son +coude d’un air mélancolique. Il portait +des habits de deuil qui n’indiquaient +aucun attachement particulier à une +grande maison ou à un corps; et, paraissant +attendre sans impatience le +moment d’entrer chez le Roi, il regardait +d’un air insouciant ceux qui l’entouraient +et semblait ne les pas voir et n’en +connaître aucun. +</p> + +<p> +Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda +sans hésiter. +</p> + +<p> +—Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’ai +pas l’honneur de vous connaître; mais +une partie d’escrime ne peut jamais déplaire +<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span> +à un homme comme il faut; et, +si vous voulez être mon second, dans +un quart d’heure nous serons sur le +pré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé +M. de Launay, qui est au Cardinal, fort +galant homme d’ailleurs. +</p> + +<p> +L’inconnu, sans être étonné de cette +apostrophe, lui répondit sans changer +d’attitude: +</p> + +<p> +—Et quels sont ses seconds? +</p> + +<p> +—Ma foi, je n’en sais rien; mais que +vous importe qui le servira? On n’en est +pas plus mal avec ses amis pour leur +avoir donné un petit coup de pointe. +</p> + +<p> +L’étranger sourit nonchalamment, +resta un instant à passer sa main dans +ses longs cheveux châtains, et lui dit +enfin avec indolence et regardant à +une grosse montre ronde suspendue à +sa ceinture: +</p> + +<p> +—Au fait, monsieur, comme je n’ai +rien de mieux à faire et que je n’ai pas +d’amis ici, je vous suis: j’aime autant +faire cela qu’autre chose. +</p> + +<p> +Et, prenant sur la table son large chapeau +à plumes noires, il partit lentement, +<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span> +suivant le martial abbé, qui +allait vite devant lui et revenait le hâter, +comme un enfant qui court devant son +père, ou un jeune carlin qui va et revient +vingt fois avant d’arriver au bout d’une +allée. +</p> + +<p> +Cependant, deux huissiers, vêtus de +livrées royales, ouvrirent les grands +rideaux qui séparaient la galerie de la +tente du roi, et le silence s’établit partout. +On commença à entrer successivement +et avec lenteur dans la demeure +passagère du prince. Il reçut avec grâce +toute sa cour, et c’était lui-même qui +le premier s’offrait à la vue de chaque +personne introduite. +</p> + +<p> +Devant une très petite table entourée +de fauteuils dorés, était debout le roi +Louis XIII, environné des grands officiers +de la couronne; son costume était +fort élégant: une sorte de veste couleur +chamois, avec les manches ouvertes et +ornées d’aiguillettes et de rubans bleus, +le couvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausse +large et flottant ne lui tombait +<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span> +qu’aux genoux, et son étoffe jaune +et rayée de rouge était ornée en bas de +rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, ne +s’élevant guère à plus de trois pouces +au-dessus de la cheville du pied, étaient +doublées d’une profusion de dentelles, +et si larges, qu’elles semblaient les porter +comme un vase porte des fleurs. Un +petit manteau de velours bleu, où la +croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait +le bras gauche du roi, appuyé sur +le pommeau de son épée. +</p> + +<p> +Il avait la tête découverte, et l’on +voyait parfaitement sa figure pâle et +noble éclairée par le soleil que le haut +de sa tente laissait pénétrer. La petite +barbe pointue que l’on portait alors +augmentait encore la maigreur de son +visage, mais en accroissait aussi l’expression +mélancolique; à son front élevé, à +son profil antique, à son nez aquilin, on +reconnaissait un prince de la grande +race des Bourbons; il avait tout de ses +ancêtres, hormis la force du regard; ses +yeux semblaient rougis par les larmes +et voilés par un sommeil perpétuel, et +<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span> +l’incertitude de sa vue lui donnait l’air +un peu égaré. +</p> + +<p> +Il affecta en ce moment d’appeler autour +de lui et d’écouter avec attention +les plus grands ennemis du Cardinal, +qu’il attendait à chaque minute, en se +balançant un peu d’un pied sur l’autre, +habitude héréditaire de sa famille; il +parlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant +pour faire un signe de tête +gracieux ou un geste de la main à ceux +qui passaient devant lui en le saluant +profondément. +</p> + +<p> +Il y avait deux heures pour ainsi dire +que l’on passait devant le Roi sans que +le Cardinal eût paru, toute la cour était +accumulée et serrée derrière le prince +et dans les galeries tendues qui se prolongeaient +derrière sa tente; déjà un +intervalle de temps plus long commençait +à séparer les noms des courtisans +que l’on annonçait. +</p> + +<p> +—Ne verrons-nous pas notre cousin +le Cardinal, dit le Roi en se retournant +et regardant Montrésor, gentilhomme +<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span> +de Monsieur, comme pour l’encourager +à répondre. +</p> + +<p> +—Sire, on le croit fort malade en cet +instant, répartit celui-ci. +</p> + +<p> +—Et je ne vois pourtant que Votre +Majesté qui le puisse guérir, dit le duc +de Beaufort. +</p> + +<p> +—Nous ne guérissons que les écrouelles, +dit le Roi; et les maux du Cardinal +sont toujours si mystérieux, que +nous avouons n’y rien connaître. +</p> + +<p> +Le prince s’essayait aussi de loin à +braver son ministre, prenant des forces +dans la plaisanterie pour rompre mieux +son joug insupportable, mais si difficile +à soulever. Il croyait presque y avoir +réussi, et, soutenu par l’air de joie de +tout ce qui l’environnait, il s’applaudissait +déjà intérieurement d’avoir su +prendre l’empire suprême et jouissait en +ce moment de toute la force qu’il se +croyait. Un trouble involontaire au fond +du cÅ“ur lui disait bien que, cette heure +passée, tout le fardeau de l’Etat allait +retomber sur lui seul; mais il parlait +pour s’étourdir sur cette pensée importune, +<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span> +et se dissimulant le sentiment +intime qu’il avait de son impuissance +à régner, il ne laissait plus flotter son +imagination sur le résultat des entreprises, +se contraignant ainsi lui-même à +oublier les pénibles chemins qui peuvent +y conduire. Des phrases rapides se succédaient +sur ses lèvres. +</p> + +<p> +—Nous allons bientôt prendre Perpignan, +disait-il de loin à Fabert.—Eh +bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, +ajoutait-il pour La Valette. +</p> + +<p> +Puis touchant le bras de Mazarin: +</p> + +<p> +—Il n’est pas si difficile que l’on croit +de mener tout un royaume, n’est-ce +pas? +</p> + +<p> +L’Italien, qui n’avait pas autant de +confiance que le commun des courtisans +dans la disgrâce du Cardinal, répondit +sans se compromettre: +</p> + +<p> +—Ah! Sire, les derniers succès de +Votre Majesté, au dedans et au dehors, +prouvent assez combien elle est habile à +choisir ses instruments et à les diriger, +et... +</p> + +<p> +Mais le duc de Beaufort, l’interrompant +<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span> +avec cette confiance, cette voix +élevée et cet air qui lui méritèrent par +la suite le surnom d’<i>Important</i>, s’écria +tout haut de sa tête: +</p> + +<p> +—Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; +une nation se mène comme un +cheval avec l’éperon et la bride; et +comme nous sommes tous de bons cavaliers, +on n’a qu’à prendre parmi nous +tous. +</p> + +<p> +Cette belle sortie du fat n’eut pas le +temps de faire son effet, car deux huissiers +à la fois crièrent:—Son Eminence! +</p> + +<p> +Le Roi rougit involontairement, +comme surpris en flagrant délit; mais +bientôt, se raffermissant, il prit un air +de hauteur résolue qui n’échappa point +au ministre. +</p> + +<p> +Celui-ci, revêtu de toute la pompe du +costume de cardinal, appuyé sur deux +jeunes pages et suivi de son capitaine +des gardes et de plus de cinq cents +gentilshommes attachés à sa maison, +s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant +à chaque pas, comme éprouvant des +<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span> +souffrances qui l’y forçaient, mais en +effet pour observer les physionomies +qu’il avait en face. Un coup d’œil lui +suffit. +</p> + +<p> +Sa suite resta à l’entrée de la tente +royale, et, de tous ceux qui la remplissaient, +pas un n’eut l’assurance de le +saluer ou de jeter un regard sur lui; La +Valette même feignait d’être fort occupé +d’une conversation avec Montrésor; et le +Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta +de le saluer légèrement et de continuer +un <i>a parte</i> à voix basse avec le duc de +Beaufort. +</p> + +<p> +Le Cardinal fut donc forcé, après le +premier salut, de s’arrêter et de passer +du côté de la foule des courtisans, +comme s’il eût voulu s’y confondre; +mais son dessein était de les éprouver +de plus près; ils reculèrent tous, comme +à l’aspect d’un lépreux; le seul Fabert +s’avança vers lui avec l’air franc et +brusque qui lui était habituel, et, employant +dans son langage les expressions +de son métier: +</p> + +<p> +—Eh bien! monseigneur, vous faites +<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span> +une brèche au milieu d’eux comme un +boulet de canon; je vous en demande +pardon pour eux. +</p> + +<p> +—Et vous tenez ferme devant moi +comme devant l’ennemi, dit le Cardinal-duc; +vous n’en serez pas fâché par la +suite, mon cher Fabert. +</p> + +<p> +Mazarin s’approcha aussi, mais avec +précaution, du Cardinal, et, donnant à +ses traits mobiles l’expression d’une +tristesse profonde, lui fit cinq ou six +révérences fort basses et tournant le dos +au groupe du Roi, de sorte que l’on +pouvait les prendre de là pour ces saluts +froids et précipités que l’on fait à quelqu’un +dont on veut se défaire, et du +côté du Duc pour des marques de +respect, mais d’une discrète et silencieuse +douleur. +</p> + +<p> +Le ministre, toujours calme, sourit +avec dédain; et, prenant ce regard fixe +et cet air de grandeur qui paraissait +en lui dans les dangers imminents, il +s’appuya de nouveau sur ses pages, et, +sans attendre un mot ou un regard de +son souverain, prit tout à coup son +<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span> +parti et marcha directement vers lui en +traversant la tente dans toute sa longueur. +Personne ne l’avait perdu de +vue, tout en faisant paraître le contraire, +et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient +au Roi; tous les courtisans se penchèrent +en avant pour voir et écouter. +</p> + +<p> +Louis XIII étonné se retourna, et, la +présence d’esprit lui manquant totalement, +il demeura immobile et attendit +avec un regard glacé, qui était sa seule +force, force d’inertie très grande dans un +prince. +</p> + +<p> +Le Cardinal, arrivé près du monarque, +ne s’inclina pas; mais, sans changer +d’attitude, les yeux baissés et les deux +mains posées sur l’épaule des deux +enfants à demi courbés, il dit: +</p> + +<p> +—Sire, je viens supplier Votre Majesté +de m’accorder enfin une retraite +après laquelle je soupire depuis longtemps. +Ma santé chancelle; je sens que +ma vie est bientôt achevée; l’éternité +s’approche pour moi, et, avant de rendre +compte au Roi éternel, je vais le faire au +Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, +<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span> +que vous m’avez remis entre les mains +un royaume faible et divisé; je vous le +rends uni et puissant. Vos ennemis sont +abattus et humiliés. Mon Å“uvre est accomplie. +Je demande à Votre Majesté +la permission de me retirer à Cîteaux, où +je suis abbé-général, pour y finir mes +jours dans la prière et la méditation. +</p> + +<p> +Le Roi, choqué de quelques expressions +hautaines de ces paroles, ne +donna aucun des signes de faiblesse +qu’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait +vus toutes les fois qu’il l’avait menacé +de quitter les affaires. Au contraire, se +sentant observé par toute sa cour, il le +regarda en roi et dit froidement: +</p> + +<p> +—Nous vous remercions donc de vos +services, monsieur le Cardinal, et nous +vous souhaitons le repos que vous demandez. +</p> + +<p> +Richelieu fut ému au fond, mais d’un +sentiment de colère qui ne laissa nulle +trace sur ses traits. «Voilà bien cette +froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle +tu laissas mourir Montmorency; +<span class='pagenum'><a id='Page_238' name='Page_238'>[238]</a></span> +mais tu ne m’échapperas pas ainsi.» Il +reprit la parole en s’inclinant: +</p> + +<p> +—La seule récompense que je demande +de mes services, est que Votre +Majesté daigne accepter de moi, en pur +don, le Palais-Cardinal, élevé de mes +deniers dans Paris. +</p> + +<p> +Le Roi étonné fit un signe de tête +consentant. Un murmure de surprise +agita un moment la cour attentive. +</p> + +<p> +—Je me jette aussi aux pieds de +Votre Majesté pour qu’elle veuille m’accorder +la révocation d’une rigueur que +j’ai provoquée (je l’avoue publiquement), +et que je regardai peut-être trop à la +hâte comme utile au repos de l’État. +Oui, quand j’étais de ce monde, j’oubliais +trop mes plus anciens sentiments de +respect et d’attachement pour le bien +général; à présent que je jouis déjà des +lumières de la solitude, je vois que j’ai +eu tort; et je me repens. +</p> + +<p> +L’attention redoubla, et l’inquiétude +du Roi devint visible. +</p> + +<p> +—Oui, il est une personne, Sire, que +j’ai toujours aimée, malgré ses torts +<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span> +envers vous et l’éloignement que les +affaires du royaume me forcèrent à lui +montrer; une personne à qui j’ai dû +beaucoup, et qui vous doit être chère, +malgré ses entreprises à main armée +contre vous-même; une personne enfin +que je vous supplie de rappeler de +l’exil: je veux dire la Reine Marie de +Médicis, votre mère. +</p> + +<p> +Le Roi laissa échapper un cri involontaire, +tant il était loin de s’attendre +à ce nom. Une agitation tout à coup +réprimée parut sur toutes les physionomies. +On attendait en silence les paroles +royales. Louis XIII regarda longtemps +son vieux ministre sans parler, et ce +regard décida du destin de la France. +Il se rappela en un moment tous les +services infatigables de Richelieu, son +dévouement sans bornes, sa surprenante +capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en +séparer; il se sentit profondément attendri +à cette demande, qui allait chercher +sa colère au fond de son cÅ“ur pour +l’en arracher, et lui faisait tomber des +mains la seule arme qu’il eût contre son +<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span> +ancien serviteur; l’amour filial amena +le pardon sur ses lèvres et les larmes +dans ses yeux; heureux d’accorder ce +qu’il désirait le plus au monde, il tendit +la main au Duc avec toute la noblesse +et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal +s’inclina, la baisa avec respect; et son +cÅ“ur, qui aurait dû se briser de repentir, +ne se remplit que de la joie d’un +orgueilleux triomphe. +</p> + +<p> +Le prince, touché, lui abandonnant sa +main, se retourna avec grâce vers sa +cour, et dit d’une voix très émue: +</p> + +<p> +—Nous nous trompons souvent, messieurs, +et surtout pour connaître un aussi +grand politique que celui-ci; il ne nous +quittera jamais, j’espère, puisqu’il a un +cÅ“ur aussi bon que sa tête. +</p> + +<p> +Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara +du bas du manteau du Roi pour +le baiser avec l’ardeur d’un amant, et +le jeune Mazarin en fit presque autant +au Duc de Richelieu lui-même, prenant +un visage rayonnant de joie et d’attendrissement +avec l’admirable souplesse +italienne. Deux flots d’adulateurs fondirent, +<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span> +l’un sur le Roi, l’autre sur le +ministre: le premier groupe, non moins +adroit que le second, quoique moins +direct, n’adressait au prince que les +remercîments que pouvait entendre le +ministre, et brûlait aux pieds de l’un +l’encens qu’il destinait à l’autre. Pour +Richelieu, tout en faisant un signe de +tête à droite et donnant un sourire à +gauche, il fit deux pas, et se plaça debout +à la droite du Roi, comme à sa +place naturelle. Un étranger en entrant +eût plutôt pensé que le Roi était à sa +gauche.—Le maréchal d’Estrées et tous +les ambassadeurs, le duc d’Angoulême, +le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal +de Châtillon et tous les grands +officiers de l’armée et de la couronne +l’entouraient, et chacun d’eux attendait +impatiemment que le compliment des +autres fût achevé pour apporter le sien, +craignant qu’on ne s’emparât du madrigal +flatteur qu’il venait d’improviser, +ou de la formule d’adulation qu’il inventait. +Pour Fabert, il s’était retiré +dans un coin de la tente, et ne semblait +<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span> +pas avoir fait grande attention à toute +cette scène. Il causait avec Montrésor et +les gentilshommes de Monsieur, tous +ennemis jurés du Cardinal, parce que, +hors de la foule qu’il fuyait, il n’avait +trouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite +eût été d’une extrême maladresse +dans tout autre moins connu; mais on +sait que, tout en vivant au milieu de la +cour, il ignorait toujours ses intrigues; +et on disait qu’il revenait d’une bataille +gagnée comme le cheval du Roi de la +chasse, laissant les chiens caresser leur +maître et se partager la curée, sans +chercher à rappeler la part qu’il avait +eue au triomphe. +</p> + +<p> +L’orage semblait donc entièrement +apaisé, et aux agitations violentes de la +matinée succédait un calme fort doux; +un murmure respectueux interrompu +par des rires agréables, et l’éclat des +protestations d’attachement, étaient tout +ce qu’on entendait dans la tente. La voix +du Cardinal s’élevait de temps à autre +pour s’écrier:—Cette pauvre Reine! +nous allons donc la revoir! je n’aurais +<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span> +jamais osé espérer ce bonheur avant de +mourir! Le Roi l’écoutait avec confiance +et ne cherchait pas à cacher sa satisfaction:—C’est +vraiment une idée qui +lui est venue d’en haut, disait-il; ce bon +Cardinal, contre lequel on m’avait tant +fâché, ne songeait qu’à l’union de ma +famille; depuis la naissance du Dauphin, +je n’ai pas goûté de plus vive satisfaction +qu’en ce moment. La protection de +la sainte Vierge est visible pour le +royaume. +</p> + +<p> +En ce moment un capitaine des gardes +vint parler à l’oreille du prince. +</p> + +<p> +—Un courrier de Cologne? dit le Roi; +qu’il m’attende dans mon cabinet. +</p> + +<p> +Puis, n’y tenant pas:—J’y vais, j’y +vais, dit-il. Et il entra seul dans une +petite tente carrée attenante à la grande. +On y vit un jeune courrier tenant un +portefeuille noir, et les rideaux s’abaissèrent +sur le Roi. +</p> + +<p> +Le Cardinal, resté seul maître de la +cour, en concentrait toutes les adorations; +mais on s’aperçut qu’il ne les recevait +plus avec la même présence d’esprit; il +<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span> +demanda plusieurs fois quelle heure il +était, et témoigna un trouble qui n’était +pas joué; ses regards durs et inquiets se +tournaient vers le cabinet: il s’ouvrit +tout à coup; le Roi reparut seul, et +s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’à +l’ordinaire et tremblait de tout son corps; +il tenait à la main une large lettre couverte +de cinq cachets noirs. +</p> + +<p> +—Messieurs, dit-il avec une voix +haute mais entrecoupée, la Reine-mère +vient de mourir à Cologne, et je n’ai +peut-être pas été le premier à l’apprendre, +ajouta-t-il en jetant un regard sévère +sur le Cardinal impassible; mais Dieu +sait tout. Dans une heure, à cheval, et +l’attaque des lignes. Messieurs les Maréchaux, +suivez-moi. +</p> + +<p> +Et il tourna le dos brusquement, et +rentra dans son cabinet avec eux. +</p> + +<p> +La cour se retira après le ministre, +qui, sans donner un signe de tristesse +ou de dépit, sortit aussi gravement qu’il +était entré, mais en vainqueur. +</p> + +<h2 id="chap_9"> +CHAPITRE IX +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SIÈGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25" lang="it" xml:lang="it"> +Il papa alzato le mani e fattomi un +patente crocione supra la mia figura, +mi disse, che mi benediva e che mi +perdonava tutti gli omicidii che io +avevo mai fatti, e tutti quelli che +mai io farei in servizio della Chiesa +apostolica. +</p> + +<p class="sig" lang="it" xml:lang="it"> +<span class='smcap'>Benvenuto Cellini.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Il est des moments dans la vie où l’on +souhaite avec ardeur les fortes commotions +pour se tirer des petites douleurs; +des époques où l’âme, semblable au lion +de la fable et fatiguée des atteintes +continuelles de l’insecte, souhaite un +plus fort ennemi, et appelle les +dangers de toute la puissance de son +désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette +disposition d’esprit, qui naît toujours +d’une sensibilité maladive des organes +<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span> +et d’une perpétuelle agitation du cÅ“ur. +Las de retourner sans cesse en lui-même +les combinaisons d’événements qu’il souhaitait +et celles qu’il avait à redouter; +las d’appliquer à des probabilités tout ce +que sa tête avait de force pour les calculs, +d’appeler à son secours tout ce +que son éducation lui avait fait apprendre +de la vie des hommes illustres pour le +rapprocher de sa situation présente; +accablé de ses regrets, de ses songes, +des prédictions, des chimères, des craintes +et de tout ce monde imaginaire dans lequel +il avait vécu pendant son voyage +solitaire, il respira en se trouvant jeté +dans un monde réel presque aussi +bruyant, et le sentiment de deux dangers +véritables rendit à son sang la circulation, +et la jeunesse à tout son être. +</p> + +<p> +Depuis la scène nocturne de son auberge +près de Loudun, il n’avait pu reprendre +assez d’empire sur son esprit +pour s’occuper d’autre chose que de ses +chères et douloureuses pensées; et une +sorte de consomption s’emparait déjà +de lui, lorsque heureusement il arriva +<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span> +au camp de Perpignan, et heureusement +encore eut occasion d’accepter la proposition +de l’abbé de Gondi; car on a sans +doute reconnu Cinq-Mars dans la personne +de ce jeune étranger en deuil, si +insouciant et si mélancolique, que le +duelliste en soutane avait pris pour témoin. +</p> + +<p> +Il avait fait établir sa tente comme +volontaire dans la rue du camp assignée +aux jeunes seigneurs qui devaient être +présentés au Roi et servir comme aides +de camp des généraux; il s’y rendit +promptement, fut bientôt armé, à cheval +et cuirassé selon la coutume qui +subsistait encore alors, et partit seul +pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous. +Il s’y trouva le premier, et reconnut +qu’un petit champ de gazon caché +par les ouvrages de la place assiégée +avait été fort bien choisi par le petit +abbé pour ses projets homicides; car, +outre que personne n’eût soupçonné des +officiers d’aller se battre sous la ville +même qu’ils attaquaient, le corps du +bastion les séparait du camp français, +<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span> +et devait les voiler comme un immense +paravent. Il était bon de prendre ces +précautions, car il n’en coûtait pas +moins que la tête alors pour s’être donné +la satisfaction de risquer son corps. +</p> + +<p> +En attendant ses amis et ses adversaires, +Cinq-Mars eut le temps d’examiner +le côté du sud de Perpignan, devant lequel +il se trouvait. Il avait entendu dire +que ce n’était pas ces ouvrages que l’on +attaquerait, et cherchait en vain à se +rendre compte de ces projets. Entre cette +face méridionale de la ville, les montagnes +de l’Albère et le col du Perthus, +on aurait pu tracer des lignes d’attaque +et des redoutes contre le point accessible; +mais pas un soldat de l’armée n’y +était placé; toutes les forces semblaient +dirigées sur le nord de Perpignan, du +côté le plus difficile, contre un fort de +brique nommé le Castillet, qui surmonte +la porte de Notre-Dame. Il vit +qu’un terrain en apparence marécageux, +mais très solide, conduisait jusqu’au +pied du bastion espagnol; que ce poste +était gardé avec toute la négligence castillane, +<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span> +et ne pouvait avoir cependant +de force que par ses défenseurs, car ses +créneaux et ses meurtrières étaient +ruinés et garnis de quatre pièces de +canon d’un énorme calibre, encaissées +dans du gazon, et par là rendues immobiles +et impossibles à diriger contre une +troupe qui se précipiterait rapidement +au pied du mur. +</p> + +<p> +Il était aisé de voir que ces énormes +pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée +d’attaquer ce point, et aux assiégés celle +d’y multiplier les moyens de défense. +Aussi, d’un côté, les postes avancés et +les vedettes étaient fort éloignés; de +l’autre, les sentinelles étaient rares et +mal soutenues. Un jeune Espagnol, +tenant une longue escopette avec sa +fourche suspendue à son côté, et la +mèche fumante dans la main droite, se +promenait nonchalamment sur le rempart, +et s’arrêta à considérer Cinq-Mars, +qui faisait à cheval le tour des fossés et +du marais. +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Senor Caballero</i>, lui dit-il, est-ce +que vous voulez prendre le bastion à +<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span> +vous seul et à cheval, comme don +Quixote-Quixada de la Mancha? +</p> + +<p> +Et en même temps il détacha la fourche +ferrée qu’il avait au côté, la planta +en terre, et y appuyait le bout de son +escopette pour ajuster, lorsqu’un grave +Espagnol plus âgé, enveloppé dans un +sale manteau brun, lui dit dans sa +langue: +</p> + +<p> +—<i lang="it" xml:lang="it">Ambrosio de demonio</i>, ne sais-tu +pas bien qu’il est défendu de perdre la +poudre inutilement jusqu’aux sorties ou +aux attaques, pour avoir le plaisir de +tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! +C’est ici même que Charles-Quint a jeté +et noyé dans le fossé la sentinelle +endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai. +</p> + +<p> +Ambrosio remit son fusil sur son +épaule, son bâton fourchu à son côté, et +reprit sa promenade sur le rempart. +</p> + +<p> +Cinq-Mars avait été fort peu ému de +ce geste menaçant, et s’était contenté +d’élever les rênes de son cheval et de lui +approcher les éperons, sachant que d’un +saut de ce léger animal il serait transporté +<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span> +derrière un petit mur d’une cabane +qui s’élevait dans le champ où il se +trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol +avant que l’opération de la fourche +et de la mèche fût terminée. Il savait +d’ailleurs qu’une convention tacite des +deux armées empêchait que les tirailleurs +ne fissent feu sur les sentinelles, +ce qui eût été regardé comme un assassinat +de chaque côté. Il fallait même +que le soldat qui s’était disposé ainsi à +l’attaque fût dans l’ignorance des consignes +pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat +ne fit donc aucun mouvement apparent: +et lorsque le factionnaire reprit sa promenade +sur le rempart, il reprit la sienne +sur le gazon, et aperçut bientôt cinq +cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les +deux premiers qui arrivèrent au plus +grand galop ne le saluèrent pas; mais, +s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à +terre, et il se trouva dans les bras du +conseiller de Thou, qui le serrait tendrement, +tandis que le petit abbé de +Gondi, riant de tout son cÅ“ur, s’écriait: +</p> + +<p> +—Voici encore un Oreste qui retrouve +<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span> +son Pylade, et au moment d’immoler +un coquin qui n’est pas de la famille du +Roi des rois, je vous assure! +</p> + +<p> +—Eh quoi! c’est vous, cher Cinq-Mars! +s’écriait de Thou; quoi! sans que +j’aie su votre arrivée au camp? Oui, +c’est bien vous; je vous reconnais, quoique +vous soyez plus pâle. Avez-vous été +malade, cher ami? je vous ai écrit bien +souvent; car notre amitié d’enfance +m’est demeurée bien avant dans le +cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Et moi, répondit Henri d’Effiat, +j’ai été bien coupable envers vous: mais +je vous conterai tout ce qui m’étourdissait; +je pourrai vous en parler, et j’avais +honte de vous l’écrire. Mais que vous +êtes bon! votre amitié ne s’est point +lassée. +</p> + +<p> +—Je vous connais trop bien, reprenait +de Thou; je savais qu’il ne pouvait +y avoir d’orgueil entre nous, et que mon +âme avait un écho dans la vôtre. +</p> + +<p> +Avec ces paroles, ils s’embrassaient +les yeux humides de ces larmes douces +que l’on verse si rarement dans la vie, +<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span> +et dont il semble cependant que le cÅ“ur +soit toujours chargé, tant elles font de +bien en coulant. +</p> + +<p> +Cet instant fut court; et, pendant ce +peu de mots, Gondi n’avait cessé de les +tirer par leur manteau en disant: +</p> + +<p> +—A cheval! à cheval! messieurs. Eh! +pardieu, vous aurez le temps de vous +embrasser, si vous êtes si tendres; mais +ne vous faites pas arrêter, et songeons +à en finir bien vite avec nos bons amis +qui arrivent. Nous sommes dans une +mauvaise position, avec ces trois gaillards-là +en face, les archers pas loin +d’ici, et les Espagnols là -haut; il faut +tenir tête à trois feux. +</p> + +<p> +Il parlait encore lorsque M. de +Launay, se trouvant à soixante pas de +là avec ses seconds, choisis dans ses +amis plutôt que dans les partisans du +Cardinal, <i>embarqua</i> son cheval au petit +galop, selon les termes du manège, et, +avec toute la précision des leçons qu’on +y reçoit, s’avança de très bonne grâce +vers ses jeunes adversaires et les salua +gravement: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span> +—Messieurs, dit-il, je crois que nous +ferions bien de nous choisir et de prendre +du champ; car il est question +d’attaquer les lignes et il faut que je +sois à mon poste. +</p> + +<p> +—Nous sommes prêts, monsieur, dit +Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, je +serai bien aise de me trouver en face de +vous; car je n’ai point oublié le maréchal +de Bassompierre et le bois de +Chaumont; vous savez mon avis sur +votre insolente visite chez ma mère. +</p> + +<p> +—Vous êtes jeune, monsieur; j’ai +rempli chez madame votre mère les +devoirs d’homme du monde; chez le +maréchal, ceux de capitaine des gardes; +ici, ceux de gentilhomme avec monsieur +l’abbé qui m’a appelé; et ensuite j’aurai +cet honneur avec vous. +</p> + +<p> +—Si je vous le permets, dit l’abbé +déjà à cheval. +</p> + +<p> +Ils prirent soixante pas de champ, et +c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré +qui les renfermait; l’abbé de Gondi fut +placé entre de Thou et son ami, qui se +trouvait le plus rapproché des remparts, +<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span> +où deux officiers espagnols et une vingtaine +de soldats se placèrent, comme au +balcon, pour voir ce duel de six personnes, +spectacle qui leur était assez +habituel. Ils donnaient les mêmes signes +de joie qu’à leurs combats de taureaux, +et riaient de ce rire sauvage et amer +que leur physionomie tient du sang +arabe. +</p> + +<p> +A un signe de Gondi, les six chevaux +partirent au galop, et se rencontrèrent +sans se heurter au milieu de l’arène; à +l’instant six coups de pistolet s’entendirent +presque ensemble, et la fumée +couvrit les combattants. +</p> + +<p> +Quand elle se dissipa, on ne vit, des +six cavaliers et des six chevaux, que +trois hommes et trois animaux en bon +état. Cinq-Mars était à cheval, donnant +la main à son adversaire aussi calme que +lui; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait +du sien, dont il avait tué le +cheval, et l’aidait à se relever; pour +Gondi et de Launay, on ne les voyait +plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les +cherchant avec inquiétude, aperçut en +<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span> +avant le cheval de l’abbé qui sautait et +caracolait, traînant à sa suite le futur +cardinal, qui avait le pied pris dans +l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais +étudié autre chose que le langage des +camps: il avait le nez et les mains tout +en sang de sa chute et de ses efforts +pour s’accrocher au gazon, et voyait avec +assez d’humeur son cheval, que son +pied chatouillait bien malgré lui, se diriger +vers le fossé rempli d’eau qui entourait +le bastion, lorsque heureusement +Cinq-Mars, passant entre le bord du +marécage et le cheval, le saisit par la +bride et l’arrêta. +</p> + +<p> +—Eh bien! mon cher abbé, je vois +que vous n’êtes pas bien malade, car +vous parlez énergiquement. +</p> + +<p> +—Par la corbleu! criait Gondi en se +débarbouillant de la terre qu’il avait +dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet +à la figure de ce géant, il a bien +fallu me pencher en avant et m’élever +sur l’étrier; aussi ai-je un peu perdu +l’équilibre; mais je crois qu’il est à terre +aussi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span> +—Vous ne vous trompez guère, monsieur, +dit de Thou, qui arriva; voilà son +cheval qui nage dans le fossé avec son +maître, dont la cervelle est emportée; il +faut songer à nous évader. +</p> + +<p> +—Nous évader? c’est assez difficile, +messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars +survenant, voici le coup de canon, signal +de l’attaque; je ne croyais pas qu’il +partît si tôt: si nous retournons, nous +rencontrerons les Suisses et les lansquenets +qui sont en bataille sur ce point. +</p> + +<p> +—M. de Fontrailles a raison, dit de +Thou; mais, si nous ne retournons pas, +voici les Espagnols qui courent aux +armes et nous feront siffler des balles +sur la tête. +</p> + +<p> +—Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; +appelez donc M. de Montrésor, qui +s’occupe inutilement de chercher le +corps de ce pauvre de Launay. Vous +ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou? +</p> + +<p> +—Non, monsieur l’abbé, tout le +monde n’a pas la main si heureuse que +la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui +venait boitant un peu à cause de sa +<span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span> +chute; nous n’aurons pas le temps de +continuer avec l’épée. +</p> + +<p> +—Quant à continuer, je n’en suis +pas, messieurs, dit Fontrailles; M. de +Cinq-Mars en a agi trop noblement avec +moi: mon pistolet avait fait long feu, et, +ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue, +j’en sens encore le froid; il a eu la +bonté de l’ôter et de le tirer en l’air; je +ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à +la vie à la mort. +</p> + +<p> +—Il ne s’agit pas de cela, messieurs, +interrompit Cinq-Mars; voici une balle +qui m’a sifflé à l’oreille; l’attaque est +commencée de toutes parts, et nous +sommes enveloppés par les amis et les +ennemis. +</p> + +<p> +En effet, la canonnade était générale; +la citadelle, la ville et l’armée +étaient couvertes de fumée; le bastion +seul qui leur faisait face n’était pas attaqué; +et ses gardes semblaient moins +se préparer à le défendre qu’à examiner +le sort des fortifications. +</p> + +<p> +—Je crois que l’ennemi a fait une +sortie, dit Montrésor, car la fumée a +<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span> +cessé dans la plaine, et je vois des +masses de cavaliers qui chargent pendant +que le canon de la place les protège. +</p> + +<p> +—Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait +cessé d’observer les murailles, nous +pourrions prendre un parti: ce serait +d’entrer dans ce bastion mal gardé. +</p> + +<p> +—C’est très bien dit, monsieur, dit +Fontrailles; mais nous ne sommes que +cinq contre trente au moins, et nous +voilà bien découverts et faciles à compter. +</p> + +<p> +—Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise, +dit Gondi: il vaut mieux être fusillé là -haut +que pendu là -bas, si l’on vient à +nous trouver; car ils doivent déjà s’être +aperçus que M. de Launay manque à +sa compagnie, et toute la cour sait notre +affaire. +</p> + +<p> +—Parbleu! messieurs, dit Montrésor, +voilà du secours qui nous vient. +</p> + +<p> +Une troupe nombreuse à cheval, mais +fort en désordre, arrivait sur eux au +plus grand galop; des habits rouges les +faisaient voir de loin; ils semblaient +<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span> +avoir pour but de s’arrêter dans le champ +même où se trouvaient nos duellistes +embarrassés, car à peine les premiers +chevaux y furent-ils, que les cris de <i>halte</i> +se répétèrent et se prolongèrent par la +voix des chefs mêlés à leurs cavaliers. +</p> + +<p> +—Allons au-devant d’eux, ce sont les +gens d’armes de la garde du Roi, dit +Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes +noires. Je vois aussi beaucoup +de chevau-légers avec eux; mêlons-nous +à leur désordre, car je crois qu’ils +sont <i>ramenés</i>. +</p> + +<p> +Ce mot est un terme honnête qui voulait +dire et signifie encore <i>en déroute</i> +dans le langage militaire. Tous les cinq +s’avancèrent vers cette troupe vive et +bruyante, et virent que cette conjecture +était très juste. Mais, au lieu de +la consternation qu’on pourrait attendre +en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une +gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent +que des éclats de rire de ces deux +compagnies. +</p> + +<p> +—Ah! pardieu, Cahuzac, disait l’un, +ton cheval courait mieux que le mien; +<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span> +je crois que tu l’as exercé aux chasses +du Roi. +</p> + +<p> +—C’est pour que nous soyons plus +tôt ralliés que tu es arrivé le premier +ici, répondait l’autre. +</p> + +<p> +—Je crois que le marquis de Coislin +est fou de nous faire charger quatre +cents contre huit régiments espagnols. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache +est bien arrangé! il a l’air d’un +saule pleureur. Si nous suivons celui-là , +ce sera à l’enterrement. +</p> + +<p> +—Eh! messieurs, je vous l’ai dit d’avance, +répondait d’assez mauvaise humeur +ce jeune officier; j’étais sûr que +ce capucin de Joseph, qui se mêle de +tout, se trompait en nous disant de +charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous +été contents si ceux qui ont +l’honneur de vous commander avaient +refusé la charge? +</p> + +<p> +—Non! non! non! répondirent tous +ces jeunes gens en reprenant rapidement +leurs rangs. +</p> + +<p> +—J’ai dit, reprit le vieux marquis de +Coislin, qui, avec ses cheveux blancs, +<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span> +avait encore le feu de la jeunesse dans +les yeux, que si l’on vous ordonnait de +monter à l’assaut à cheval, vous le feriez. +</p> + +<p> +—Bravo! bravo! crièrent tous les +gens d’armes en battant des mains. +</p> + +<p> +—Eh bien, monsieur le marquis, dit +Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion +d’exécuter ce que vous avez promis; +je ne suis qu’un simple volontaire, +mais il y a déjà un instant que ces +messieurs et moi examinons ce bastion, +et je crois qu’on en pourrait venir à +bout. +</p> + +<p> +—Monsieur, au préalable, il faudrait +sonder le gué pour... +</p> + +<p> +En ce moment, une balle partie du +rempart même dont on parlait vint +casser la tête au cheval du vieux capitaine. +</p> + +<p> +—Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, +et l’assaut, l’assaut! crièrent +les deux compagnies nobles, le +croyant mort. +</p> + +<p> +—Un moment, un moment, messieurs, +dit le vieux Coislin en se relevant, je +<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span> +vous y conduirai, s’il vous plaît; guidez-nous, +monsieur le volontaire, car +les Espagnols nous invitent à ce bal, et +il faut répondre poliment. +</p> + +<p> +A peine le vieillard fut-il sur un autre +cheval que lui amenait un de ses gens, +et eut-il tiré son épée, que, sans attendre +son commandement, toute cette ardente +jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses +amis, dont les chevaux étaient poussés +en avant par les escadrons, se jeta dans +les marais, où, à son grand étonnement +et à celui des Espagnols, qui comptaient +trop sur sa profondeur, les chevaux ne +s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et +malgré une décharge à mitraille des +deux plus grosses pièces, tous arrivèrent +pêle-mêle sur un petit terrain de gazon +au pied des remparts à demi ruinés. +Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et +Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent +leurs chevaux sur le rempart +même; mais une vive fusillade tua et +renversa ces trois animaux, qui roulèrent +avec leurs maîtres. +</p> + +<p> +—Pied à terre, messieurs! cria le +<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span> +vieux Coislin; le pistolet et l’épée, et en +avant! abandonnez vos chevaux. +</p> + +<p> +Tous obéirent rapidement et vinrent +se jeter en foule à la brèche. +</p> + +<p> +Cependant de Thou, que son sang-froid +n’abandonnait jamais non plus que +son amitié, n’avait pas perdu de vue son +jeune Henri, et l’avait reçu dans ses +bras lorsque son cheval était tombé. Il +le remit debout, lui rendit son épée +échappée, et lui dit avec le plus grand +calme, malgré les balles qui pleuvaient +de tous côtés: +</p> + +<p> +—Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule +au milieu de toute cette bagarre, +avec mon habit de conseiller au Parlement? +</p> + +<p> +—Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait, +voici l’abbé qui vous justifie bien. +</p> + +<p> +En effet, le petit Gondi, repoussant +des coudes les chevau-légers, criait de +toutes ses forces:—Trois duels et un +assaut! J’espère que j’y perdrai ma soutane, +enfin! +</p> + +<p> +Et, en disant ces mots, il frappait +<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span> +d’estoc et de taille sur un grand Espagnol. +</p> + +<p> +La défense ne fut pas longue. Les +soldats castillans ne tinrent pas longtemps +contre les officiers français, et +pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse +de recharger son arme. +</p> + +<p> +—Messieurs, nous raconterons cela à +nos maîtresses, à Paris! s’écria Locmaria +en jetant son chapeau en l’air. +</p> + +<p> +Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de +Mouy, Londigny, officiers des compagnies +rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, +l’épée dans la main droite, le +pistolet dans la gauche, se heurtant, se +poussant et se faisant autant de mal à +eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement, +débordèrent enfin sur la +plate-forme du bastion, comme l’eau +versée d’un vase dont l’entrée est trop +étroite jaillit par torrents au dehors. +</p> + +<p> +Dédaignant de s’occuper des soldats +vaincus qui se jetaient à leurs genoux, +ils les laissèrent errer dans le fort sans +même les désarmer, et se mirent à courir +dans leur conquête comme des écoliers +<span class='pagenum'><a id='Page_266' name='Page_266'>[266]</a></span> +en vacances, riant de tout leur +cÅ“ur comme après une partie de +plaisir. +</p> + +<p> +Un officier espagnol, enveloppé dans +son manteau brun, les regardait d’un +air sombre. +</p> + +<p> +—Quels démons est-ce là , Ambrosio? +disait-il à un soldat. Je ne les ai pas +connus autrefois en France. Si Louis XIII +a toute une armée ainsi composée, il +est bien bon de ne pas conquérir l’Europe. +</p> + +<p> +—Oh! je ne les crois pas bien nombreux; +il faut que ce soit un corps de +pauvres aventuriers qui n’ont rien à +perdre et tout à gagner par le pillage. +</p> + +<p> +—Tu as raison, dit l’officier; je vais +tâcher d’en séduire un pour m’échapper. +</p> + +<p> +Et, s’approchant avec lenteur, il aborda +un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit +ans, qui était à l’écart assis sur le +parapet; il avait le teint blanc et rose +d’une jeune fille, sa main délicate tenait +un mouchoir brodé dont il essuyait son +front et ses cheveux d’un blond d’argent; +il regardait l’heure à une grosse +<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span> +montre ronde couverte de rubis enchâssés +et suspendue à sa ceinture par un +nÅ“ud de rubans. +</p> + +<p> +L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne +l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait +cru capable que de chanter une +romance couché sur un lit de repos. +Mais, prévenu par les idées d’Ambrosio, +il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé +ces objets de luxe au pillage des appartements +d’une femme; et, l’abordant +brusquement, lui dit: +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Hombre!</i> je suis officier; veux-tu +me rendre la liberté et me faire revoir +mon pays? +</p> + +<p> +Le jeune Français le regarda avec l’air +doux de son âge, et, songeant à sa +propre famille, lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, je vais vous présenter au +marquis de Coislin, qui vous accordera +sans doute ce que vous demandez; votre +famille est-elle de Castille ou d’Aragon? +</p> + +<p> +—Ton Coislin demandera une autre +permission encore, et me fera attendre +une année. Je te donnerai quatre mille +ducats si tu me fais évader. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span> +Cette figure douce, ces traits enfantins, +se couvrirent de la pourpre de la fureur; +ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, +en disant: De l’argent, à moi! va-t’en, +imbécile! le jeune homme donna sur la +joue de l’Espagnol un bruyant soufflet. +Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard +de sa poitrine, et, saisissant le +bras du Français, crut le lui plonger +facilement dans le cÅ“ur: mais, leste et +vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même +le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus +de sa tête, le ramena avec le +fer sur celle de l’Espagnol frémissant +de rage. +</p> + +<p> +—Eh! eh! eh! doucement, Olivier! +Olivier! crièrent de toutes parts ses +camarades accourant: il y a assez +d’Espagnols par terre. +</p> + +<p> +Et ils désarmèrent l’officier ennemi. +</p> + +<p> +—Que ferons-nous de cet enragé? +disait l’un. +</p> + +<p> +—Je n’en voudrais pas pour mon +valet de chambre, répondait l’autre. +</p> + +<p> +—Il mérite d’être pendu, disait un +troisième; mais, ma foi, messieurs, nous +<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span> +ne savons pas pendre; envoyons-le à ce +bataillon de Suisses qui passe dans la +plaine. +</p> + +<p> +Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant +de nouveau dans son manteau, +se mit en marche de lui-même, suivi +d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon, +poussé par les épaules et hâté par +cinq ou six de ces jeunes fous. +</p> + +<p> +Cependant la première troupe d’assiégeants, +étonnée de son succès, l’avait +suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé +par le vieux Coislin, avait fait le tour +du bastion, et ils virent tous deux avec +chagrin qu’il était entièrement séparé de +la ville, et que leur avantage ne pouvait +se poursuivre. Ils revinrent donc sur la +plate-forme, lentement et en causant, +rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi, +qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes +chevau-légers. +</p> + +<p> +—Nous avions avec nous la Religion +et la Justice, messieurs, nous ne pouvions +pas manquer de triompher. +</p> + +<p> +—Comment donc? mais c’est qu’elles +ont frappé aussi fort que nous! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span> +Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars, +et restèrent un instant à chuchoter +et à demander son nom, puis tous +l’entourèrent et lui prirent la main avec +transport. +</p> + +<p> +—Messieurs, vous avez raison, dit le +vieux capitaine; c’est, comme disaient +nos pères, <i>le mieux faisant de la journée</i>. +C’est un volontaire qui doit être présenté +aujourd’hui au Roi par le Cardinal. +</p> + +<p> +—Par le Cardinal! nous le présenterons +nous-mêmes, ah! qu’il ne soit pas +<i>Cardinaliste</i><a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, il est trop brave garçon +pour cela, disaient avec vivacité tous +ces jeunes gens. +</p> + +<p> +—Monsieur, je vous en dégoûterai +bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en +s’approchant, car j’ai été son page, et je +le connais parfaitement. Servez plutôt +dans les Compagnies Rouges; allez, +vous aurez de bons camarades. +</p> + +<p> +Le vieux marquis évita l’embarras de +la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner +<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span> +les trompettes pour rallier ses brillantes +compagnies. Le canon avait cessé de se +faire entendre, et un Garde était venu +l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient +la ligne pour voir les résultats +de la journée; il fit passer tous les chevaux +par la brèche, ce qui fut assez long, +et ranger les deux compagnies à cheval +en bataille dans un lieu où il semblait +impossible qu’une autre troupe que +l’infanterie eût jamais pu pénétrer. +</p> + +<h2 id="chap_10"> +CHAPITRE X +</h2> + +<p class="h2b"> +LES RÉCOMPENSES +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<p class="noindent center"> +LA MORT. +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux<br /></span> +<span class="i0">Courent bride abattue au-devant de mes coups.<br /></span> +<span class="i0">Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.<br /></span> +<span class="i0">Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>N. Lemercier</span>, <i>Panhypocrisiade</i>. +</p> + +</div> +</div> + +<p> +«Pour assouvir le premier emportement +du chagrin royal, avait dit Richelieu; +pour ouvrir une source d’émotions +<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span> +qui détourne de la douleur cette âme +incertaine, que cette ville soit assiégée, +j’y consens; que Louis parte, je lui permets +de frapper quelques pauvres soldats +des coups qu’il voudrait et n’ose +me donner; que sa colère s’éteigne dans +ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice +de gloire ne dérangera pas mes +immuables desseins, cette ville ne tombera +pas encore, elle ne sera française +pour toujours que dans deux ans, elle +viendra dans mes filets seulement au +jour marqué dans ma pensée. Tonnez, +bombes et canons: méditez vos opérations, +savants capitaines; précipitez-vous, +jeunes guerriers; je ferai taire votre +bruit, évanouir vos projets, avorter vos +efforts; tout finira par une vaine fumée, +et je vais vous conduire pour vous +égarer.» +</p> + +<p> +Voilà à peu près ce que roulait sous +sa tête chauve le Cardinal-Duc avant +l’attaque dont on vient de voir une +partie. Il s’était placé à cheval au nord +de la ville sur une des montagnes de +Salces; de ce point il pouvait voir la +<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span> +plaine du Roussillon, devant lui, s’inclinant +jusqu’à la Méditerranée; Perpignan, +avec ses remparts de brique, ses +bastions, sa citadelle et son clocher, y +formait une masse ovale et sombre sur +des prés larges et verdoyants, et les +vastes montagnes l’enveloppaient avec +la vallée comme un arc énorme courbé +du nord au sud, tandis que, prolongeant +sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer +semblait en être la corde argentée. A sa +droite s’élevait ce mont immense que +l’on appelle le Canigou, dont les flancs +épanchent deux rivières dans la plaine. +La ligne française s’étendait jusqu’au +pied de cette barrière de l’occident. Une +foule de généraux et de grands seigneurs +se tenaient à cheval derrière le +ministre, mais à vingt pas de distance +et dans un silence profond. Il avait +commencé par suivre au plus petit pas +la ligne d’opérations, et ensuite était +revenu se placer immobile sur cette +hauteur, d’où son Å“il et sa pensée planaient +sur les destinées des assiégeants +et des assiégés. L’armée avait les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span> +sur lui, et de tout point on pouvait le +voir. Chaque homme portant les armes +le regardait comme son chef immédiat, +et attendait son geste pour agir. Dès +longtemps la France était ployée à son +joug, et l’admiration en avait exclu de +toutes ses actions le ridicule auquel un +autre eût été quelquefois soumis. Ici, +par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun +homme de sourire ou même de s’étonner +que la cuirasse revêtit un prêtre, et la +sévérité de son caractère et de son +aspect réprima toute idée de rapprochements +ironiques ou de conjectures injurieuses. +Ce jour-là le Cardinal parut revêtu +d’un costume entièrement guerrier: +c’était un habit couleur de feuille morte, +bordé en or; une cuirasse couleur d’eau; +l’épée au côté des pistolets à l’arçon de +sa selle, et un chapeau à plumes qu’il +mettait rarement sur sa tête, où il conservait +toujours la calotte rouge. Deux +pages étaient derrière lui: l’un portait +ses gantelets, l’autre son casque, et le +capitaine de ses gardes était à son côté. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span> +Comme le Roi l’avait nouvellement +nommé généralissime de ses troupes, +c’était à lui que les généraux envoyaient +demander des ordres; mais lui, connaissant +trop bien les secrets motifs de la +colère actuelle de son maître, affecta de +renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient +avoir une décision de sa bouche. +Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait +et calculait les mouvements de ce +cÅ“ur comme ceux d’une horloge, et aurait +pu dire avec exactitude par quelles +sensations il avait passé. Louis XIII vint +se placer à ses côtés, mais il vint comme +vient l’élève adolescent forcé de reconnaître +que son maître a raison. Son air +était hautain et mécontent, ses paroles +étaient brusques et sèches. Le Cardinal +demeura impassible. Il fut remarquable +que le Roi employait, en consultant, les +paroles du commandement, conciliant +ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son +irrésolution et sa fierté, son impéritie et +ses prétentions, tandis que son ministre +lui dictait ses lois avec le ton de la +plus profonde obéissance. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span> +—Je veux que l’on attaque bientôt, +Cardinal, dit le prince en arrivant; c’est-à -dire, +ajouta-t-il avec un air d’insouciance, +lorsque tous vos préparatifs +seront faits et à l’heure dont vous serez +convenu avec nos maréchaux. +</p> + +<p> +—Sire, si j’osais dire ma pensée, je +voudrais que Votre Majesté eût pour +agréable d’attaquer dans un quart +d’heure, car, la montre en main, il +suffit de ce temps pour faire avancer la +troisième ligne. +</p> + +<p> +—Oui, oui, c’est bon, monsieur le +Cardinal; je le pensais aussi; je vais +donner mes ordres moi-même; je veux +faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg! +dans un quart d’heure je veux +entendre le canon du signal, je le veux! +</p> + +<p> +En partant pour commander la droite +de l’armée, Schomberg ordonna, et le +signal fut donné. +</p> + +<p> +Les batteries disposées depuis longtemps +par le maréchal de La Meilleraie +commencèrent à battre en brèche, mais +mollement, parce que les artilleurs sentaient +qu’on les avait dirigés sur deux +<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span> +points inexpugnables, et qu’avec leur +expérience, et surtout le sens droit et la +vue prompte du soldat français, chacun +d’eux aurait pu indiquer la place qu’il +eût fallu choisir. +</p> + +<p> +Le Roi fut frappé de la lenteur des +feux. +</p> + +<p> +—La Meilleraie, dit-il avec impatience, +voici des batteries qui ne vont pas; vos +canonniers dorment. +</p> + +<p> +Le maréchal, les mestres de camp +d’artillerie étaient présents, mais aucun +ne répondit une syllabe. Ils avaient +jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait +immobile comme une statue équestre, +et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre +que la faute n’était pas aux soldats, +mais à celui qui avait ordonné +cette fausse disposition de batteries; et +c’était Richelieu lui-même qui, feignant +de les croire plus utiles où elles se trouvaient, +avait fait taire les observations +des chefs. +</p> + +<p> +Le Roi fut étonné de ce silence, et, +craignant d’avoir commis, par cette +question, quelque erreur grossière dans +<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span> +l’art militaire, rougit légèrement, et, +se rapprochant du groupe des princes +qui l’accompagnaient, leur dit pour +prendre contenance: +</p> + +<p> +—D’Angoulême, Beaufort, c’est bien +ennuyeux, n’est-il pas vrai? nous restons +là comme des momies. +</p> + +<p> +Charles de Valois s’approcha et dit: +</p> + +<p> +—Il me semble, Sire, que l’on n’a pas +employé ici les machines de l’ingénieur +Pompée-Targon. +</p> + +<p> +—Parbleu, dit le duc de Beaufort en +regardant fixement Richelieu, c’est que +nous aimions beaucoup mieux prendre +la Rochelle que Perpignan, dans le +temps où vint cet Italien. Ici pas une +machine préparée, pas une mine, un +pétard sous ces murailles, et le maréchal +de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il +avait proposé d’en faire approcher pour +ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet, +ni ces six grands bastions de +l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait +attaquer. Si nous allons ce train, le +grand bras de pierre de la citadelle nous +montrera le poing longtemps encore. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span> +Le Cardinal, toujours immobile, ne dit +pas une seule parole, il fit seulement +signe à Fabert de s’approcher; celui-ci +sortit du groupe qui le suivait, et rangea +son cheval derrière celui de Richelieu, +près du capitaine de ses gardes. +</p> + +<p> +Le duc de La Rochefoucault, s’approchant +du Roi, prit la parole: +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, que notre peu d’action +à ouvrir la brèche donne de l’insolence +à ces gens-là , car voici une sortie +nombreuse qui se dirige justement vers +Votre Majesté; les régiments de Biron +et de Ponts se replient en faisant leurs +feux. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le Roi tirant son épée, +chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins +chez eux; lancez la cavalerie avec +moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal? +</p> + +<p> +—Derrière cette colline, Sire, sont en +colonne six régiments de dragons et les +carabins de la Roque; vous voyez en +bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers, +dont je supplie Votre Majesté de +se servir, car ceux de sa garde sont +<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span> +égarés en avant par le marquis de Coislin, +toujours trop zélé. Joseph, va lui +dire de revenir. +</p> + +<p> +Il parla bas au capucin, qui l’avait +accompagné affublé d’un habit militaire +qu’il portait gauchement, et qui s’avança +aussitôt dans la plaine. +</p> + +<p> +Cependant les colonnes serrées de la +vieille infanterie espagnole sortaient de +la porte Notre-Dame comme une forêt +mouvante et sombre, tandis que par une +autre porte une cavalerie pesante sortait +aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée +française, en bataille au pied de la +colline du Roi, sur des forts de gazon +et derrière des redoutes et des fascines, +vit avec effroi les Gens d’armes et les +Chevau-légers pressés entre ces deux +corps dix fois supérieurs en nombre. +</p> + +<p> +—Sonnez donc la charge! cria +Louis XIII, ou mon vieux Coislin est +perdu. +</p> + +<p> +Et il descendit la colline avec toute sa +suite, aussi ardente que lui; mais, +avant qu’il fût au bas et à la tête de ses +Mousquetaires, les deux Compagnies +<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span> +avaient pris leur parti; lancées avec la +rapidité de la foudre et au cri de <i>vive le +Roi!</i> elles fondirent sur la longue colonne +de la cavalerie ennemie comme +deux vautours sur les flancs d’un serpent, +et, faisant une large et sanglante +trouée, passèrent au travers pour aller +se rallier derrière le bastion espagnol, +comme nous l’avons vu, et laissèrent +les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent +qu’à se reformer et non à les +poursuivre. +</p> + +<p> +L’armée battit des mains; le Roi +étonné s’arrêta; il regarda autour de +lui, et vit dans tous les yeux le brûlant +désir de l’attaque; toute la valeur de sa +race étincela dans les siens; il resta +encore une seconde comme en suspens, +écoutant avec ivresse le bruit du canon, +respirant et savourant l’odeur de la +poudre; il semblait reprendre une autre +vie et redevenir Bourbon; tous ceux qui +le virent alors se crurent commandés +par un autre homme, lorsque, élevant +son épée et ses yeux vers le soleil éclatant, +il s’écria: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span> +—Suivez-moi, braves amis! c’est ici +que je suis roi de France! +</p> + +<p> +Sa cavalerie, se déployant, partit avec +une ardeur qui dévorait l’espace, et, +soulevant des flots de poussière du sol +qu’elle faisait trembler, fut dans un +instant mêlée à la cavalerie espagnole, +engloutie comme elle dans un nuage +immense et mobile. +</p> + +<p> +—A présent, c’est à présent! s’écria +de sa hauteur le Cardinal avec une voix +tonnante: qu’on arrache ces batteries à +leur position inutile. Fabert, donnez vos +ordres: qu’elles soient toutes dirigées +sur cette infanterie qui va lentement +envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez +le Roi! +</p> + +<p> +Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, +s’agite en tous sens; les généraux +donnent leurs ordres, les aides de +camp disparaissent et fondent dans la +plaine, où, franchissant les fossés, les +barrières et les palissades, ils arrivent à +leur but presque aussi promptement +que la pensée qui les dirige et que le +regard qui les suit. Tout à coup les +<span class='pagenum'><a id='Page_283' name='Page_283'>[283]</a></span> +éclairs lents et interrompus qui brillaient +sur les batteries découragées deviennent +une flamme immense et continuelle, ne +laissant pas de place à la fumée qui +s’élève jusqu’au ciel en formant un +nombre infini de couronnes légères et +flottantes; les volées du canon, qui semblaient +de lointains et faibles échos, se +changent en un tonnerre formidable +dont les coups sont aussi rapides que +ceux du tambour battant la charge; +tandis que, de trois points opposés, les +rayons larges et rouges des bouches à +feu descendent sur les sombres colonnes +qui sortaient de la ville assiégée. +</p> + +<p> +Cependant Richelieu, sans changer de +place, mais l’œil ardent et le geste impératif, +ne cessait de multiplier les +ordres en jetant sur ceux qui les recevaient +un regard qui leur faisait entrevoir +un arrêt de mort s’ils n’obéissaient +pas assez vite. +</p> + +<p> +—Le Roi a culbuté cette cavalerie; +mais les fantassins résistent encore; nos +batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas +<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span> +vaincu. Trois régiments d’infanterie en +avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie +et Lesdiguières! qu’on prenne les +colonnes par le flanc. Portez l’ordre au +reste de l’armée de ne plus attaquer et +de rester sans mouvement sur toute la +ligne. Un papier! que j’écrive moi-même +à Schomberg. +</p> + +<p> +Un page mit pied à terre et s’avança +tenant un crayon et du papier. Le ministre, +soutenu par quatre hommes de +sa suite, descendit de cheval péniblement +et en jetant quelques cris involontaires +que lui arrachaient ses douleurs; +mais il les dompta et s’assit sur +l’affût d’un canon: le page présenta son +épaule comme pupitre en s’inclinant, et +le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, +que les manuscrits contemporains nous +ont transmis, et que pourront imiter les +diplomates de nos jours, qui sont plus +jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir +parfaitement en équilibre sur la limite +de deux pensées que de chercher ces +combinaisons qui tranchent les destinées +du monde, trouvant le génie trop +<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span> +grossier et trop clair pour prendre sa +marche. +</p> + +<p> +«Monsieur le maréchal, ne hasardez +rien, et méditez bien avant d’attaquer. +Quand on vous mande que le Roi désire +que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que +Sa Majesté vous défende absolument de +combattre, mais son intention n’est pas +que vous donniez un combat général, si +ce n’est avec une notable espérance de +gain pour l’avantage qu’une favorable +situation vous pourrait donner, la responsabilité +du combat devant naturellement +retomber sur vous.» +</p> + +<p> +Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, +toujours assis sur l’affût, appuyant +ses deux bras sur la lumière du +canon, et son menton sur ses bras, dans +l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe +une pièce, continua en silence et en +repos à regarder le combat du Roi, +comme un vieux loup qui, rassasié de +victimes et engourdi par l’âge, contemple +dans la plaine le ravage du lion sur un +troupeau de bÅ“ufs qu’il n’oserait attaquer; +de temps en temps son Å“il se +<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span> +ranime, l’odeur du sang lui donne de +la joie, et pour n’en pas perdre le goût, +il passe une langue ardente sur sa mâchoire +démantelée. +</p> + +<p> +Ce jour-là , il fut remarqué par ses +serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux +qui l’approchaient) que, depuis son lever +jusqu’à la nuit, il ne prit aucune +nourriture, et tendit tellement toute l’application +de son âme sur les événements +nécessaires à conduire, qu’il triompha +des douleurs de son corps, et sembla les +avoir détruites à force de les oublier. +C’était cette puissance d’attention et +cette présence continuelle de l’esprit qui +le haussaient presque jusqu’au génie. Il +l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué +l’élévation native de l’âme et la sensibilité +généreuse du cÅ“ur. +</p> + +<p> +Tout s’accomplit sur le champ de +bataille comme il l’avait voulu, et sa +fortune du cabinet le suivit près du +canon. Louis XIII prit d’une main avide +la victoire que lui faisait son ministre, +et y ajouta seulement cette part de +<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span> +grandeur et de bravoure qu’un homme +apporte dans son triomphe. +</p> + +<p> +Le canon avait cessé de frapper lorsque +les colonnes de l’infanterie furent +rejetées brisées dans Perpignan; le reste +avait eu le même sort, et l’on ne vit +plus dans la plaine que les escadrons +étincelants du Roi qui le suivaient en se +reformant. +</p> + +<p> +Il revenait au pas et contemplait avec +satisfaction le champ de bataille entièrement +nettoyé d’ennemis; il passa fièrement +sous le feu même des pièces +espagnoles, qui, soit par maladresse, +soit par une secrète convention avec le +premier ministre, soit pudeur de tuer +un Roi de France, ne lui envoyèrent que +quelques boulets qui, passant à dix +pieds sur sa tête, vinrent expirer devant +les lignes du camp et ajouter à sa réputation +de bravoure. +</p> + +<p> +Cependant à chaque pas qu’il faisait +vers la butte où l’attendait Richelieu, sa +physionomie changeait d’aspect et se +décomposait visiblement: il perdait +cette rougeur du combat, et la noble +<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span> +sueur du triomphe tarissait sur son +front. A mesure qu’il s’approchait, sa +pâleur accoutumée s’emparait de ses +traits comme ayant droit de siéger seule +sur une tête royale; son regard perdait +ses flammes passagères et enfin, lorsqu’il +l’eut joint, une mélancolie profonde +avait entièrement glacé son visage. Il retrouva +le Cardinal comme il l’avait +laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours +froidement respectueux, s’inclina, +et, après quelques mots de compliment, +se plaça près de Louis pour suivre les +lignes et voir les résultats de la journée, +tandis que les princes et les grands +seigneurs, marchant devant et derrière +à quelque distance, formaient comme +un nuage autour d’eux. +</p> + +<p> +L’habile ministre eut soin de ne rien +dire et de ne faire aucun geste qui pût +donner le soupçon qu’il eût la moindre +part aux événements de la journée, et il +fut remarquable que de tous ceux qui +vinrent rendre compte, il n’y en eut pas +un qui ne semblât deviner sa pensée et +ne sût éviter de compromettre sa puissance +<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span> +occulte par une obéissance démonstrative; +tout fut rapporté au Roi. Le +Cardinal traversa donc, à côté de ce +prince, la droite du camp qu’il n’avait +pas eue sous les yeux de la hauteur où +il s’était placé, et vit avec satisfaction que +Schomberg, qui le connaissait bien, +avait agi précisément comme le maître +avait écrit, ne compromettant que quelques +troupes légères, et combattant assez +pour ne pas encourir de reproche d’inaction +et pas assez pour obtenir un résultat +quelconque. Cette conduite charma le +ministre et ne déplut point au Roi, dont +l’amour-propre caressait l’idée d’avoir +vaincu seul dans la journée. Il voulut +même se persuader et faire croire que +tous les efforts de Schomberg avaient +été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en +voulait pas, qu’il venait d’éprouver par +lui-même qu’il avait en face des ennemis +moins méprisables qu’on ne l’avait cru +d’abord. +</p> + +<p> +—Pour vous prouver que vous n’avez +fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il, +nous vous nommons chevalier de nos +<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span> +ordres et nous vous donnons les grandes +et petites entrées près de notre personne. +</p> + +<p> +Le Cardinal lui serra affectueusement +la main en passant, et le maréchal, +étonné de ce déluge de faveurs, suivit +le prince la tête baissée, comme un +coupable, ayant besoin pour s’en consoler +de se rappeler toutes les actions d’éclat +qu’il avait faites durant sa carrière, et +qui étaient demeurées dans l’oubli, leur +attribuant mentalement ces récompenses +non méritées pour se réconcilier avec +sa conscience. +</p> + +<p> +Le Roi était prêt à revenir sur ses +pas, quand le duc de Beaufort, le nez +au vent et l’air étonné, s’écria: +</p> + +<p> +—Mais, Sire, ai-je encore du feu dans +les yeux, ou suis-je devenu fou d’un +coup de soleil? Il me semble que je vois +sur ce bastion des cavaliers en habits +rouges qui ressemblent furieusement à +vos Chevau-légers que nous avons crus +morts. +</p> + +<p> +Le Cardinal fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—C’est impossible, monsieur, dit-il; +<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span> +l’imprudence de M. de Coislin a perdu +les Gens d’armes de Sa Majesté et +ces cavaliers; c’est pourquoi j’osais dire +au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait +ces corps inutiles, il pourrait +en résulter de grands avantages, militairement +parlant. +</p> + +<p> +—Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, +reprit le duc de Beaufort: mais +je ne me trompe point, et en voici sept +ou huit à pied qui poussent devant eux +des prisonniers. +</p> + +<p> +—Eh bien, allons donc visiter ce +point, dit le Roi avec nonchalance; si +j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai +bien aise. +</p> + +<p> +Il fallut suivre. +</p> + +<p> +Ce fut avec de grandes précautions +que les chevaux du Roi et de sa suite +passèrent à travers le marais et les débris, +mais ce fut avec un grand étonnement +qu’on aperçut en haut les deux +Compagnies Rouges en bataille comme +un jour de parade. +</p> + +<p> +—Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois +qu’il n’en manque pas un. Eh bien, +<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span> +marquis, vous tenez parole, vous prenez +des murailles à cheval. +</p> + +<p> +—Je crois que ce point a été mal +choisi, dit Richelieu d’un air de dédain; +il n’avance en rien la prise de Perpignan +et a dû coûter du monde. +</p> + +<p> +—Ma foi, vous avez raison, dit le +Roi (adressant pour la première fois la +parole au Cardinal avec un air moins +sec, depuis l’entrevue qui suivit la +nouvelle de la mort de la Reine), je +regrette le sang qu’il a fallu verser ici. +</p> + +<p> +—Il n’y a eu, Sire, que deux de nos +jeunes gens blessés à cette attaque, dit +le vieux Coislin, et nous y avons gagné +de nouveaux compagnons d’armes dans +les volontaires qui nous ont guidés. +</p> + +<p> +—Qui sont-ils? dit le prince. +</p> + +<p> +—Trois d’entre eux se sont retirés +modestement, Sire; mais le plus jeune, +que vous voyez, était le premier à l’assaut, +et m’en a donné l’idée. Les deux +Compagnies réclament l’honneur de le +présenter à Votre Majesté. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux +capitaine, ôta son chapeau, et découvrit +<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span> +sa jeune et pâle figure, ses grands +yeux noirs et ses grands cheveux +bruns. +</p> + +<p> +—Voilà des traits qui me rappellent +quelqu’un, dit le Roi; qu’en dites-vous, +Cardinal? +</p> + +<p> +Celui-ci avait déjà jeté un coup d’œil +pénétrant sur le nouveau venu, et dit: +</p> + +<p> +—Je me trompe, ou ce jeune homme +est... +</p> + +<p> +—Henry d’Effiat, dit à haute voix le +volontaire en s’inclinant. +</p> + +<p> +—Comment donc, Sire, c’est lui-même +que j’avais annoncé à Votre Majesté, +et qui devait lui être présenté de +ma main, le second fils du maréchal. +</p> + +<p> +—Ah! dit Louis XIII avec vivacité, +j’aime à le voir présenté par ce bastion. +Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être +ainsi quand on porte le nom de notre +vieil ami. Vous allez nous suivre au +camp, où nous avons beaucoup à vous +dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur +de Thou! qui êtes-vous venu juger? +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, répondit Coislin, +<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span> +qu’il a plutôt condamné à mort quelques +Espagnols, car il est entré le second +dans la place. +</p> + +<p> +—Je n’ai frappé personne, monsieur, +interrompit de Thou en rougissant; ce +n’est point mon métier; ici je n’ai aucun +mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars +mon ami. +</p> + +<p> +—Nous aimons votre modestie autant +que cette bravoure, et nous n’oublierons +pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il +pas quelque présidence vacante? +</p> + +<p> +Richelieu n’aimait pas M. de Thou; +et, comme ses haines avaient toujours +une cause mystérieuse, on en cherchait +la cause vainement; elle se dévoila par +un mot cruel qui lui échappa. Ce motif +d’inimitié était une phrase des <cite>Histoires</cite> +du président de Thou, père de celui-ci, +où il flétrit aux yeux de la postérité un +grand-oncle du Cardinal, moine d’abord, +puis apostat, souillé de tous les vices +humains. +</p> + +<p> +Richelieu, se penchant à l’oreille +de Joseph, lui dit: +</p> + +<p> +—Tu vois bien cet homme, c’est lui +<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span> +dont le père a mis mon nom dans son +histoire; eh bien! je mettrai son nom +dans la mienne. +</p> + +<p> +En effet, il l’inscrivit plus tard avec +du sang. En ce moment, pour éviter +de répondre au Roi, il feignit de ne pas +avoir entendu sa question et d’appuyer +sur le mérite de Cinq-Mars et le désir +de le voir placé à la cour. +</p> + +<p> +—Je vous ai promis d’avance de le faire +capitaine dans mes gardes, dit le prince; +faites-le nommer dès demain. Je veux +le connaître davantage, et je lui réserve +mieux que cela par la suite, s’il me +plaît. Retirons-nous; le soleil est couché, +et nous sommes loin de notre armée. +Dites à mes deux bonnes Compagnies +de nous suivre. +</p> + +<p> +Le ministre, après avoir fait donner +cet ordre, dont il eut soin de supprimer +l’éloge, se mit à la droite du Roi, et +toute l’escorte quitta le bastion confié à +la garde des Suisses, pour retourner au +camp. +</p> + +<p> +Les deux Compagnies Rouges défilèrent +lentement par la trouée qu’elles +<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span> +avaient faite avec tant de promptitude; +leur contenance était grave et silencieuse. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’approcha de son ami. +</p> + +<p> +—Voici des héros bien mal récompensés, +lui dit-il; pas une faveur, pas +une question flatteuse! +</p> + +<p> +—En revanche, répondit le simple +de Thou, moi qui vins un peu malgré +moi, je reçois des compliments. Voilà +les cours et la vie; mais le vrai juge +est en haut, que l’on n’aveugle pas. +</p> + +<p> +—Cela ne nous empêchera pas de +nous faire tuer demain s’il le faut, dit +le jeune Olivier en riant. +</p> + +<h2 id="chap_11"> +CHAPITRE XI +</h2> + +<p class="h2b"> +LES MÉPRISES +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Quand vint le tour de saint Guilin,<br /></span> +<span class="i0">Il jeta trois dés sur la table.<br /></span> +<span class="i0">Ensuite il regarda le diable,<br /></span> +<span class="i0">Et lui dit d’un air très-malin:<br /></span> +<span class="i0">Jouons donc cette vieille femme!<br /></span> +<span class="i0">Qui de nous deux aura son âme!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Anciennes légendes.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars +avait été forcé de monter le cheval de +l’un des Chevau-légers blessés dans l’affaire, +ayant perdu le sien au pied du +rempart. Pendant l’espace de temps +assez long qu’exigea la sortie des deux +Compagnies, il se sentit frapper sur l’épaule +et vit en se retournant le vieux +Grandchamp tenant en main un cheval +gris fort beau. +</p> + +<p> +—Monsieur le marquis veut-il bien +monter un cheval qui lui appartienne? +<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span> +dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse +de velours brodée en or qui étaient restées +dans le fossé. Hélas! mon Dieu! +quand je pense qu’un Espagnol aurait +fort bien pu la prendre, ou même un +Français; car, dans ce temps-ci, il y a +tant de gens qui prennent tout ce qu’ils +trouvent comme leur appartenant; et +puis, comme dit le proverbe: Ce qui +tombe dans le fossé est pour le soldat. +Ils auraient pu prendre aussi, quand j’y +pense, ces quatre cents écus en or que +M. le Marquis, soit dit sans reproche, +avait oubliés dans les fontes de ses pistolets. +Et les pistolets, quels pistolets! +Je les avais achetés en Allemagne, et les +voici encore aussi bons et avec une détente +aussi parfaite que dans ce temps-là . +C’était bien assez d’avoir fait tuer le +pauvre petit cheval noir qui était né en +Angleterre, aussi vrai que je le suis à +Tours en Touraine; fallait-il encore exposer +des objets précieux à passer à +l’ennemi? +</p> + +<p> +Tout en faisant ses doléances, ce brave +homme achevait de seller le cheval gris; +<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span> +la colonne était longue à défiler, et, ralentissant +ses mouvements, il fit une +attention scrupuleuse à la longueur des +sangles et aux ardillons de chaque +boucle de la selle, se donnant par là le +temps de continuer ses discours. +</p> + +<p> +—Je vous demande bien pardon, +monsieur, si je suis un peu long, c’est +que je me suis foulé tant soit peu le +bras en relevant M. de Thou, qui lui-même +relevait monsieur le marquis +pendant la grande culbute. +</p> + +<p> +—Comment! tu es venu là , vieux +fou! dit Cinq-Mars: ce n’est pas ton +métier; je t’ai dit de rester au camp. +</p> + +<p> +—Oh! quant à ce qui est de rester au +camp, c’est différent, je ne sais pas rester +là ; et, quand il se tire un coup de mousquet, +je serais malade si je n’en voyais +pas la lumière. Pour mon métier, c’est +bien le mien d’avoir soin de vos chevaux, +et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous +que, si je l’avais pu, je n’aurais +pas sauvé les jours de cette pauvre +petite bête noire qui est là -bas dans le +fossé. Ah! comme je l’aimais, monsieur! +<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span> +un cheval qui a gagné trois prix de +course dans sa vie! Quand j’y pense, +cette vie-là a été trop courte pour tous +ceux qui savaient l’aimer comme moi. +Il ne se laissait donner l’avoine que par +son Grandchamp, et il me caressait +avec sa tête dans ce moment-là ; et la +preuve, c’est le bout de l’oreille gauche +qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre +ami; mais ce n’était pas qu’il voulût me +faire du mal, au contraire. Il fallait +voir comme il hennissait de colère quand +un autre l’approchait; il a cassé la +jambe à Jean à cause de cela, ce bon +animal; je l’aimais tant! Aussi, quand +il est tombé, je le soutenais d’une main, +M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru +d’abord que lui et ce monsieur allaient +se relever; mais malheureusement il n’y +en a qu’un qui soit revenu en vie, et +c’était celui que je connaissais le moins. +Vous avez l’air d’en rire, de ce que je +dis sur votre cheval, monsieur; mais +vous oubliez qu’en temps de guerre le +cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur, +son âme, car, qui est-ce qui épouvante +<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span> +l’infanterie! c’est le cheval. Ce +n’est certainement point l’homme qui, +une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une +botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des +actions que l’on admire! c’est encore le +cheval! Et quelquefois son maître voudrait +être bien loin, qu’il se trouve malgré +lui victorieux et récompensé, tandis +que le pauvre animal n’y gagne que des +coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la +course? c’est le cheval, qui ne soupe +guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que +son maître met l’or dans sa poche, et il +est envié de ses amis et considéré de +tous les seigneurs comme s’il avait +couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le +chevreuil et qui n’en met pas un pauvre +petit morceau sous sa dent? c’est encore +le cheval! tandis qu’il arrive quelquefois +qu’on le mange lui-même, ce pauvre +animal; et, dans une campagne avec +M. le maréchal, il m’est arrivé... Mais +qu’avez-vous donc, monsieur le marquis? +vous pâlissez... +</p> + +<p> +—Serre-moi la jambe avec quelque +chose, un mouchoir, une courroie, ou ce +<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span> +que tu voudras, car je sens une douleur +brûlante; je ne sais ce que c’est. +</p> + +<p> +—Votre botte est coupée, monsieur, +et ce pourrait bien être quelque balle; +mais <i>le plomb est ami de l’homme</i>. +</p> + +<p> +—Il me fait cependant bien mal! +</p> + +<p> +—Ah! <i>qui aime bien châtie bien</i>, monsieur: +ah! le plomb! il ne faut pas dire +du mal du plomb; qui est-ce qui... +</p> + +<p> +Tout en s’occupant de lier la jambe +de Cinq-Mars au-dessous du genou, le +bonhomme allait commencer l’apologie +du plomb aussi sottement qu’il avait +fait celle du cheval, quand il fut forcé, +ainsi que son maître, de prêter l’oreille +à une dispute vive et bruyante entre +plusieurs soldats suisses restés très près +d’eux après le départ de toutes les +troupes; ils se parlaient en gesticulant +beaucoup, et semblaient s’occuper de +deux hommes que l’on voyait au milieu +de trente soldats environ. +</p> + +<p> +D’Effiat tendant toujours son pied à +son domestique et appuyé sur la selle +de son cheval, chercha, en écoutant +attentivement, à comprendre leurs paroles; +<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span> +mais il ignorait absolument l’allemand, +et ne put rien deviner de leur +querelle. Grandchamp tenait toujours sa +botte et écoutait aussi très sérieusement, +et tout à coup se mit à rire de +tout son cÅ“ur, se tenant les côtes, ce +que l’on ne lui avait jamais vu faire. +</p> + +<p> +—Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents +qui se disputent pour savoir +lequel on doit pendre des deux Espagnols +qui sont là ; car vos camarades +rouges ne se sont pas donné la peine de +le dire; l’un de ces Suisses prétend que +c’est l’officier; l’autre assure que c’est +le soldat, et voilà un troisième qui +vient de les mettre d’accord. +</p> + +<p> +—Et qu’a-t-il dit? +</p> + +<p> +—Il a dit de les pendre tous les deux. +</p> + +<p> +—Doucement! doucement! s’écria +Cinq-Mars en faisant des efforts pour +marcher. +</p> + +<p> +Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe. +</p> + +<p> +—Mets-moi à cheval, Grandchamp. +</p> + +<p> +—Monsieur, vous n’y pensez pas, +votre blessure... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span> +—Fais ce que je te dis, et montes-y +toi-même ensuite. +</p> + +<p> +Le vieux domestique, tout en grondant, +obéit et courut, d’après un autre +ordre très absolu, arrêter les Suisses, +déjà dans la plaine, prêts à suspendre +leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt +à les laisser s’y attacher; car l’officier, +avec le sang-froid de son énergique nation, +avait passé lui-même autour de +son cou le nÅ“ud coulant d’une corde, +et montait, sans en être prié, à une petite +échelle appliquée à l’arbre pour y +nouer l’autre bout. Le soldat, avec le +même calme insouciant, regardait les +Suisses se disputer autour de lui, et tenait +l’échelle. +</p> + +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_313.jpg"> + <img src='images/illus_313-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> + +<p> +Cinq-Mars arriva à temps pour les +sauver, se nomma au bas officier suisse, +et, prenant Grandchamp pour interprète, +dit que ces deux prisonniers étaient à +lui, et qu’il allait les faire conduire à sa +tente; qu’il était capitaine aux gardes, +et s’en rendait responsable. L’Allemand, +toujours discipliné, n’osa répliquer; il +n’y eut de résistance que de la part du +<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span> +prisonnier. L’officier, encore au haut de +l’échelle, se retourna, et parlant de là +comme d’une chaire, dit avec un rire +sardonique: +</p> + +<p> +—Je voudrais bien savoir ce que tu +viens faire ici? Qui t’a dit que j’aime à +vivre? +</p> + +<p> +—Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars, +peu m’importe ce que vous deviendrez +après; je veux dans ce moment +empêcher un acte qui me paraît injuste +et cruel. Tuez-vous ensuite si vous +voulez. +</p> + +<p> +—C’est bien dit, reprit l’Espagnol +farouche; tu me plais, toi. J’ai cru +d’abord que tu venais faire le généreux +pour me forcer d’être reconnaissant, ce +que je déteste. Eh bien, je consens à +descendre; mais je te haïrai autant +qu’auparavant, parce que tu es Français, +je t’en préviens, et je ne te remercierai +pas, car tu ne fais que t’acquitter +envers moi: c’est moi-même qui t’ai +empêché ce matin d’être tué par ce +jeune soldat, quand il te mit en joue, et +<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span> +il n’a jamais manqué un isard dans les +montagnes de Léon. +</p> + +<p> +—Soit, dit Cinq-Mars, descendez. +</p> + +<p> +Il entrait dans son caractère d’être +toujours avec les autres tel qu’ils se +montraient dans leurs relations avec +lui, et cette rudesse le rendit de fer. +</p> + +<p> +—Voilà un fier gaillard, monsieur, +dit Grandchamp; à votre place certainement +M. le maréchal l’aurait laissé +sur son échelle. Allons, Louis, Étienne, +Germain, venez garder les prisonniers +de monsieur et les conduire; voilà une +jolie acquisition que nous faisons là ; si +cela nous porte bonheur, j’en serai bien +étonné. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement +de son cheval, se mit en marche +assez lentement pour ne pas dépasser +ces hommes à pied; il suivit de loin +la colonne des Compagnies qui s’éloignaient +à la suite du Roi, et songeait à +ce que ce prince pouvait lui vouloir +dire. Un rayon d’espoir lui fit voir +l’image de Marie de Mantoue dans +l’éloignement, et il eut un instant de +<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span> +calme dans les pensées. Mais tout son +avenir était dans ce seul mot: <i>plaire au +Roi</i>; il se mit à réfléchir à tout ce qu’il +a d’amer. +</p> + +<p> +En ce moment il vit arriver son ami +de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était +resté en arrière, le cherchait dans la +plaine, et accourait pour le secourir s’il +l’eût fallu. +</p> + +<p> +—Il est tard, mon ami, la nuit s’approche; +vous vous êtes arrêté bien +longtemps; j’ai craint pour vous. Qui +amenez-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous +arrêté? Le Roi va vous demander +bientôt. +</p> + +<p> +Telles étaient les questions rapides du +jeune conseiller, que l’inquiétude avait +fait sortir de son calme accoutumé, ce +que n’avait pu faire le combat. +</p> + +<p> +—J’étais un peu blessé; j’amène un prisonnier, +et je songeais au Roi. Que +peut-il me vouloir, mon ami? Que +faut-il faire s’il veut m’approcher du +trône? il faudra plaire. A cette idée, +vous l’avouerai-je? je suis tenté de fuir, +et j’espère que je n’aurai pas l’honneur +<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span> +fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce +mot est humiliant! obéir ne l’est pas +autant. Un soldat s’expose à mourir, et +tout est dit. Mais que de souplesse, de +sacrifices de son caractère, que de compositions +avec sa conscience, que de +dégradations de sa pensée dans la destinée +d’un courtisan! Ah! de Thou, mon +cher de Thou! je ne suis pas fait pour +la cour, je le sens, quoique je ne l’aie +vue qu’un instant; j’ai quelque chose de +sauvage au fond du cÅ“ur, que l’éducation +n’a poli qu’à la surface. De loin, je +me suis cru propre à vivre dans ce +monde tout-puissant, je l’ai même souhaité, +guidé par un projet bien chéri de +mon cÅ“ur; mais je recule au premier +pas; la vue du Cardinal m’a fait frémir; +le souvenir du dernier de ses crimes auquel +j’assistai m’a empêché de lui parler; +il me fait horreur, je ne le pourrai +jamais. La faveur du Roi a aussi je ne +sais quoi qui m’épouvante, comme si +elle devait m’être funeste. +</p> + +<p> +—Je suis heureux de vous voir cet +effroi: il vous sera salutaire peut-être, +<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span> +reprit de Thou en cheminant. Vous allez +entrer en contact et en commerce avec +la Puissance; vous ne la sentirez pas, +vous allez la toucher; vous verrez ce +qu’elle est, et par quelle main la foudre +est portée. Hélas! fasse le ciel qu’elle +ne vous brûle pas! Vous assisterez +peut-être à ces conseils où se règle la +destinée des nations; vous verrez, vous +ferez naître ces caprices d’où sortent les +guerres sanglantes, les conquêtes et les +traités; vous tiendrez dans votre main +la goutte d’eau qui enfante les torrents. +C’est d’en haut qu’on apprécie bien les +choses humaines, mon ami; il faut avoir +passé sur les points élevés pour connaître +la petitesse de celles que nous +voyons grandes. +</p> + +<p> +—Eh! si j’en étais là , j’y gagnerais +du moins cette leçon dont vous parlez, +mon ami; mais ce Cardinal, cet homme +auquel il me faut avoir une obligation, +cet homme que je connais trop par son +Å“uvre, que sera-t-il pour moi? +</p> + +<p> +—Un ami, un protecteur, sans doute, +répondit de Thou. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span> +—Plutôt la mort mille fois que son +amitié! J’ai tout son être et jusqu’à son +nom même en haine; il verse le sang +des hommes avec la croix du Rédempteur. +</p> + +<p> +—Quelles horreurs dites-vous, mon +cher! Vous vous perdrez si vous montrez +au roi ces sentiments pour le Cardinal. +</p> + +<p> +—N’importe, au milieu de ces sentiers +tortueux, j’en veux prendre un +nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, +la pensée de l’homme juste, se +dévoilera aux regards du Roi même s’il +l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je +l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait +peint si faible; je l’ai vu, et son aspect +m’a touché le cÅ“ur malgré moi; certes, +il est bien malheureux, mais il ne peut +être cruel, il entendrait la vérité... +</p> + +<p> +—Oui, mais il n’oserait la faire triompher, +répondit le sage de Thou. Garantissez-vous +de cette chaleur de cÅ“ur +qui vous entraîne souvent par des mouvements +subits et bien dangereux. N’attaquez +<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span> +pas un colosse tel que Richelieu +sans l’avoir mesuré. +</p> + +<p> +—Vous voilà comme mon gouverneur, +l’abbé Quillet; mon cher et prudent ami, +vous ne me connaissez ni l’un ni +l’autre; vous ne savez pas combien je +suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai +jeté mes regards. Il me faut monter ou +mourir. +</p> + +<p> +—Quoi! déjà ambitieux! s’écria de +Thou avec une extrême surprise. +</p> + +<p> +Son ami inclina la tête sur ses mains +en abandonnant les rênes de son cheval, +et ne répondit pas. +</p> + +<p> +—Quoi! cette égoïste passion de l’âge +mûr s’est emparée de vous, à vingt ans, +Henri! L’ambition est la plus triste des +espérances. +</p> + +<p> +—Et cependant elle me possède à +présent tout entier, car je ne vis que par +elle, tout mon cÅ“ur en est pénétré. +</p> + +<p> +—Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais +plus! que vous étiez différent autrefois! +Je ne vous le cache pas, vous me +semblez bien déchu: dans ces promenades +de notre enfance, où la vie et surtout +<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span> +la mort de Socrate faisaient couler +de nos yeux des larmes d’admiration et +d’envie; lorsque, nous élevant jusqu’à +l’idéal de la plus haute vertu, nous +désirions pour nous dans l’avenir ces +malheurs illustres, ces infortunes sublimes +qui font les grands hommes; quand +nous composions pour nous des occasions +imaginaires de sacrifices et de +dévouement; si la voix d’un homme eût +prononcé entre nous deux, tout à coup, +le mot seul d’ambition, nous aurions +cru toucher un serpent... +</p> + +<p> +De Thou parlait avec la chaleur de +l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars +continuait à marcher sans rien +répondre, et la tête dans ses mains; +après un instant de silence, il les ôta et +laissa voir des yeux pleins de généreuses +larmes; il serra fortement la main de +son ami et lui dit avec un accent pénétrant: +</p> + +<p> +—Monsieur de Thou, vous m’avez +rappelé les plus belles pensées de ma +première jeunesse; croyez que je ne +suis pas déchu, mais un secret espoir +<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span> +me dévore que je ne puis confier même +à vous: je méprise autant que vous +l’ambition qui paraîtra me posséder; la +terre entière le croira, mais que m’importe +la terre? Pour vous, noble ami, +promettez-moi que vous ne cesserez pas +de m’estimer, quelque chose que vous +me voyiez faire. Je jure par le ciel que +mes pensées sont pures comme lui. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit de Thou, je jure par +lui que je vous en crois aveuglément; +vous me rendez la vie! +</p> + +<p> +Ils se serraient encore la main avec +effusion de cÅ“ur, lorsqu’ils s’aperçurent +qu’ils étaient arrivés presque devant la +tente du Roi. +</p> + +<p> +Le jour était entièrement tombé, mais +on aurait pu croire qu’un jour plus doux +se levait, car la lune sortait de la mer +dans toute sa splendeur; le ciel transparent +du Midi ne se chargeait d’aucun +nuage, et semblait un voile d’un bleu +pâle semé de paillettes argentées: l’air +encore enflammé n’était agité que par le +rare passage de quelques brises de la +Méditerranée, et tous les bruits avaient +<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span> +cessé sur la terre. L’armée fatiguée reposait +sous les tentes dont les feux +marquaient la ligne, et la ville assiégée +semblait accablée du même sommeil; +on ne voyait, sur ses remparts, que le +bout des armes des sentinelles qui +brillaient aux clartés de la lune, ou le +feu errant des rondes de nuit; on n’entendait +que quelques cris sombres et prolongés +de ces gardes qui s’avertissaient +de ne pas dormir. +</p> + +<p> +C’était seulement autour du Roi que +tout veillait, mais à une assez grande +distance de lui. Ce prince avait fait +éloigner toute sa suite; il se promenait +seul devant sa tente, et, s’arrêtant quelquefois +à contempler la beauté du ciel, +il paraissait plongé dans une mélancolique +méditation. Personne n’osait l’interrompre, +et ce qui restait de seigneurs +dans le quartier royal s’était approché +du Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, +était assis sur un petit tertre de gazon +façonné en banc par les soldats; là , il +essuyait son front pâle; fatigué des soucis +du jour et du poids inaccoutumé d’une +<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span> +armure, il congédiait par quelques mots +précipités, mais toujours attentifs et +polis, ceux qui venaient le saluer en se +retirant; il n’avait déjà plus près de lui +que Joseph, qui causait avec Laubardemont. +Le Cardinal regardait du côté du +Roi si, avant de rentrer, ce prince ne +lui parlerait pas, lorsque le bruit des +chevaux de Cinq-Mars se fit entendre; +les gardes du Cardinal le questionnèrent +et le laissèrent s’avancer sans suite, et +seulement avec de Thou. +</p> + +<p> +—Vous êtes arrivé trop tard, jeune +homme, pour parler au Roi, dit d’une +voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait +pas attendre Sa Majesté. +</p> + +<p> +Les deux amis allaient se retirer, +lorsque la voix même de Louis XIII se +fit entendre. Ce prince était en ce moment +dans une de ces fausses positions +qui firent le malheur de sa vie entière. +Irrité profondément contre son ministre, +mais ne se dissimulant pas qu’il lui +devait le succès de la journée, ayant +d’ailleurs besoin de lui annoncer son +intention de quitter l’armée et de suspendre +<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span> +le siège de Perpignan, il était +combattu entre le désir de lui parler et +la crainte de faiblir dans son mécontentement; +de son côté, le ministre n’osait +lui adresser la parole le premier, incertain +sur les pensées qui roulaient dans +la tête de son maître, et craignant de +mal prendre son temps, mais ne pouvant +non plus se décider à se retirer; tous +deux se trouvaient précisément dans la +situation de deux amants brouillés qui +voudraient avoir une explication, lorsque +le Roi saisit avec joie la première +occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal +au ministre; voilà à quoi tiennent ces +destinées qu’on appelle grandes. +</p> + +<p> +—N’est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit +le Roi d’une voix haute; qu’il vienne, +je l’attends. +</p> + +<p> +Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval, +et à quelques pas du Roi voulut mettre +pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle +touché le gazon qu’il tomba à +genoux. +</p> + +<p> +—Pardon, Sire, je crois que je suis +blessé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span> +Et le sang sortit violemment de sa +botte. +</p> + +<p> +De Thou l’avait vu tomber, et s’était +approché pour le soutenir; Richelieu +saisit cette occasion de s’avancer aussi +avec un empressement simulé. +</p> + +<p> +—Otez ce spectacle des yeux du Roi, +s’écria-t-il; vous voyez bien que ce jeune +homme se meurt. +</p> + +<p> +—Point du tout, dit Louis, le soutenant +lui-même, un Roi de France sait +voir mourir et n’a point peur du sang +qui coule pour lui. Ce jeune homme +m’intéresse; qu’on le fasse porter près +de ma tente, et qu’il ait auprès de lui +mes médecins; si sa blessure n’est pas +grave, il viendra avec moi à Paris, car +le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, +j’en ai vu assez. D’autres affaires +m’appellent au centre du royaume; je +vous laisserai ici commander en mon +absence; c’est ce que je voulais vous +dire. +</p> + +<p> +A ces mots, le Roi rentra brusquement +dans sa tente, précédé par ses +<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span> +pages et ses officiers tenant des flambeaux. +</p> + +<p> +Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars +emporté par de Thou et ses gens, +que le duc de Richelieu, immobile et +stupéfait, regardait encore la place où +cette scène s’était passée; il semblait +frappé de la foudre et incapable de voir +ou d’entendre ceux qui l’observaient. +</p> + +<p> +Laubardemont, encore effrayé de sa +mauvaise réception de la veille, n’osait +lui dire un mot, et Joseph avait peine +à reconnaître en lui son ancien maître; +il sentit un moment le regret de s’être +donné à lui, et crut que son étoile +pâlissait; mais, songeant qu’il était haï +de tous les hommes et n’avait de ressource +qu’en Richelieu, il le saisit par +le bras, et, le secouant fortement, lui +dit à demi-voix, mais avec rudesse: +</p> + +<p> +—Allons donc, monseigneur, vous +êtes une poule mouillée; venez avec +nous. +</p> + +<p> +Et, comme s’il l’eût soutenu par le +coude, mais en effet l’entraînant malgré +lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer +<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span> +dans sa tente comme un maître +d’école fait coucher un écolier pour lequel +il redoute le brouillard du soir: Ce +vieillard prématuré suivit lentement les +volontés de ses deux acolytes, et la pourpre +du pavillon retomba sur lui. +</p> + +<h2 id="chap_12"> +CHAPITRE XII +</h2> + +<p class="h2b"> +LA VEILLÉE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en"> +<span class="i0">O coward conscience, how dost thou afflict me!<br /></span> +<span class="i0">—The lights burn blue.—It is now dead midnight<br /></span> +<span class="i0">Cold fearful drops stand on my trembling flesh.<br /></span> +<span class="i0">—What do I fear? myself?...<br /></span> +<span class="i0">—I love myself!...</span> +</div> + +<p class="sig" lang="en" xml:lang="en"> +<span class='smcap'>Shakspeare.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +A peine le cardinal fut-il dans sa tente +qu’il tomba, encore armé et cuirassé, dans +un grand fauteuil; et là , portant son mouchoir +sur sa bouche et le regard fixe, il +demeura dans cette attitude, laissant ses +deux noirs confidents chercher si la méditation +<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span> +ou l’anéantissement l’y retenait. +Il était mortellement pâle, et une sueur +froide ruisselait sur son front. En l’essuyant +avec un mouvement brusque, il +jeta en arrière sa calotte rouge, seul signe +ecclésiastique qui lui restât, et retomba +la bouche sur ses mains. Le capucin d’un +côté, le sombre magistrat de l’autre, le +considéraient en silence, et semblaient, +avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre +et le notaire d’un mourant. +</p> + +<p> +Le religieux, tirant du fond de sa poitrine +une voix qui semblait plus propre +à dire l’office des morts qu’à donner des +consolations, parla cependant le premier: +</p> + +<p> +—Si monseigneur veut se souvenir de +mes conseils donnés à Narbonne, il conviendra +que j’avais un juste pressentiment +des chagrins que lui causerait un +jour ce jeune homme. +</p> + +<p> +Le maître des requêtes reprit: +</p> + +<p> +—J’ai su par le vieil abbé sourd qui +était à dîner chez la maréchale d’Effiat, et +qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars +montrait plus d’énergie qu’on ne +<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span> +l’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le +maréchal de Bassompierre. J’ai encore le +rapport détaillé du sourd, qui a très bien +joué son rôle; l’éminentissime Cardinal +doit en être satisfait. +</p> + +<p> +—J’ai dit à monseigneur, recommença +Joseph, car ces deux séides farouches +alternaient leurs discours comme les pasteurs +de Virgile; j’ai dit qu’il serait bon +de se défaire de ce petit d’Effiat, et que +je m’en chargerais, si tel était son bon +plaisir; il serait facile de le perdre dans +l’esprit du Roi. +</p> + +<p> +—Il serait plus sûr de le faire mourir +de sa blessure, reprit Laubardemont; si +Son Eminence avait la bonté de m’en +donner l’ordre, je connais intimement le +médecin en second, qui m’a guéri d’un +coup au front, et qui le soigne. C’est un +homme prudent, tout dévoué à monseigneur +le Cardinal-duc, et dont le brelan +a un peu dérangé les affaires. +</p> + +<p> +—Je crois, repartit Joseph avec un air +de modestie mêlé d’un peu d’aigreur, +que si Son Eminence avait quelqu’un à +employer à ce projet utile, ce serait plutôt +<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span> +son négociateur habituel, qui a eu +quelque succès autrefois. +</p> + +<p> +—Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns +assez marquants, reprit Laubardemont, +et très nouveaux, dont la +difficulté était grande. +</p> + +<p> +—Ah! sans doute, dit le père avec un +demi-salut et un air de considération et +de politesse, votre mission la plus hardie +et la plus habile fut le jugement +d’Urbain Grandier, le magicien. Mais, +avec l’aide de Dieu, on peut faire d’aussi +bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans +quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il +en baissant les yeux comme une jeune +fille, d’extirper vigoureusement une branche +royale de Bourbon. +</p> + +<p> +—Il n’était pas bien difficile, reprit +avec amertume le maître des requêtes, +de choisir un soldat aux gardes pour +tuer le comte de Soissons; mais présider, +juger... +</p> + +<p> +—Et exécuter soi-même, interrompit +le capucin échauffé, est moins difficile +certainement que d’élever un homme, +dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir +<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span> +de grandes choses avec discrétion, +et de supporter, s’il le fallait, toutes les +tortures pour l’amour du ciel, plutôt +que de révéler le nom de ceux qui l’ont +armé de leur justice, ou de mourir courageusement +sur le corps de celui qu’on +a frappé, comme l’a fait celui que j’envoyai; +il ne jeta pas un cri au coup +d’épée de Riquemont, l’écuyer du +prince; il finit comme un saint: c’était +mon élève. +</p> + +<p> +—Autre chose est d’ordonner ou de +courir les dangers. +</p> + +<p> +—Et n’en ai-je pas couru au siège de +la Rochelle? +</p> + +<p> +—D’être noyé dans un égout, sans +doute? dit Laubardemont. +</p> + +<p> +—Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils +été de vous prendre les doigts dans +les instruments de torture? et tout cela +parce que l’abbesse des Ursulines est +votre nièce. +</p> + +<p> +—C’était bon pour vos frères de +Saint-François, qui tenaient les marteaux; +mais moi, je fus frappé au front +<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span> +par ce même Cinq-Mars, qui guidait une +populace effrénée. +</p> + +<p> +—En êtes-vous bien sûr? s’écria Joseph +charmé; osa-t-il bien aller ainsi +contre les ordres du Roi? +</p> + +<p> +La joie qu’il avait de cette découverte +lui faisait oublier sa colère. +</p> + +<p> +—Impertinents! s’écria le Cardinal, +rompant tout à coup le silence et ôtant +de ses lèvres son mouchoir taché de +sang, je punirais votre sanglante dispute, +si elle ne m’avait appris bien des +secrets d’infamie de votre part. On a +dépassé mes ordres: je ne voulais +point de torture, Laubardemont; c’est +votre seconde faute; vous me ferez haïr +pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph, +ne négligez pas les détails de +cette émeute où fut Cinq-Mars; cela +peut servir par la suite. +</p> + +<p> +—J’ai tous les noms et signalements, +dit avec empressement le juge secret, +inclinant jusqu’au fauteuil sa grande +taille et son visage olivâtre et maigre, +que sillonnait un rire servile. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dit le ministre, +<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span> +le repoussant; il ne s’agit pas +encore de cela. Vous, Joseph, soyez à +Paris avant ce jeune présomptueux qui +va être favori, j’en suis certain; devenez +son ami, tirez-en parti pour moi, ou +perdez-le; qu’il me serve ou qu’il +tombe. Mais, surtout, envoyez-moi des +gens sûrs, et tous les jours, pour me +rendre compte verbalement; jamais +d’écrits à l’avenir. Je suis très mécontent +de vous, Joseph; quel misérable +courrier avez-vous choisi pour venir de +Cologne! Il ne m’a pas su comprendre; +il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà +encore avec une disgrâce à combattre. +Vous avez manqué me perdre entièrement. +Vous allez voir ce qu’on va faire à +Paris; on ne tardera pas à y tramer +une conspiration contre moi; mais ce +sera la dernière. Je reste ici pour les +laisser tous plus libres d’agir. Sortez +tous deux, envoyez-moi mon valet de +chambre dans deux heures seulement: +je veux être seul. +</p> + +<p> +On entendait encore les pas de ces +deux hommes, et Richelieu, les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span> +attachés sur l’entrée de sa tente, semblait +les poursuivre de ses regards +irrités. +</p> + +<p> +—Misérables! s’écria-t-il lorsqu’il fut +seul, allez encore accomplir quelques +Å“uvres secrètes, et ensuite je vous briserai +vous-mêmes, ressorts impurs de +mon pouvoir! Bientôt le roi succombera +sous la lente maladie qui le consume; je +serai régent alors, je serai roi de France +moi-même; je n’aurai plus à redouter +les caprices de sa faiblesse; je détruirai +sans retour les races orgueilleuses de ce +pays; j’y passerai un niveau terrible et +la baguette de Tarquin; je serai seul +sur eux tous, l’Europe tremblera, je... +</p> + +<p> +Ici le goût du sang qui remplissait de +nouveau sa bouche le força d’y porter +son mouchoir. +</p> + +<p> +—Ah! que dis-je? malheureux que je +suis! Me voilà frappé à mort; je me +dissous, mon sang s’écoule, et mon esprit +veut travailler encore! Pour quoi? +Pour qui? Est-ce pour la gloire, c’est un +mot vide; est-ce pour les hommes; je +les méprise. Pour qui donc, puisque je +<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span> +vais mourir avant deux, avant trois ans +peut-être? Est-ce pour Dieu? quel +nom!... je n’ai pas marché avec lui, il +a tout vu... +</p> + +<p> +Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, +et ses yeux rencontrèrent la grande +croix d’or qu’il portait au cou; il ne put +s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’au +fond du fauteuil; mais elle le suivait; +il la prit, et, la considérant avec +des regards fixes et dévorants:—Signe +terrible! dit-il tout bas, tu me +poursuis! Vous retrouverai-je encore +ailleurs... divinité et supplice! que +suis-je? qu’ai-je fait?... +</p> + +<p> +Pour la première fois, une terreur singulière +et inconnue le pénétra; il trembla, +glacé et brûlé par un frisson invincible; +il n’osait lever les yeux, de +crainte de rencontrer quelque vision +effroyable; il n’osait appeler, de peur +d’entendre le son de sa propre voix; il +demeura profondément enfoncé dans la +méditation de l’éternité, si terrible pour +lui, et il murmura cette sorte de prière: +</p> + +<p> +—Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moi +<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span> +donc, mais ne m’isole pas pour me +juger. Regarde-moi entouré des hommes +de mon siècle; regarde l’ouvrage immense +que j’avais entrepris; fallait-il +moins qu’un énorme levier pour remuer +ces masses? et si ce levier écrase en +tombant quelques misérables inutiles, +suis-je bien coupable? Je semblerai +méchant aux hommes; mais toi, juge +suprême, me verras-tu ainsi? Non; tu +sais que c’est le pouvoir sans borne qui +rend la créature coupable envers la +créature; ce n’est pas Armand de Richelieu +qui fait périr, c’est le premier ministre. +Ce n’est pas pour ses injures +personnelles, c’est pour suivre un système. +Mais un système... qu’est-ce +que ce mot? M’était-il permis de jouer +ainsi avec les hommes, et de les regarder +comme des nombres pour accomplir une +pensée, fausse peut-être? Je renverse +l’entourage du trône. Si, sans le savoir, +je sapais ses fondements et hâtais sa +chute! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’a +séduit. O dédale! ô faiblesse de la pensée +humaine!... Simple foi! pourquoi ne +<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span> +suis-je pas seulement un simple prêtre? +Si j’osais rompre avec l’homme et me +donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendrait +encore dans mes songes! +</p> + +<p> +En ce moment son oreille fut frappée +d’un grand bruit qui se faisait au dehors; +des rires de soldats, des huées +féroces et des jurements se mêlaient aux +paroles, assez longtemps soutenues, +d’une voix faible et claire; on eût dit le +chant d’un ange entrecoupé par des +rires de démons. Il se leva, et ouvrit +une sorte de fenêtre en toile pratiquée +sur un des côtés de sa tente carrée. Un +singulier spectacle se présentait à sa +vue; il resta quelques instants à le +contempler, attentif aux discours qui se +tenaient. +</p> + +<p> +—Écoute, écoute, La Valeur, disait un +soldat à un autre, la voilà qui recommence +à parler et à chanter; fais-la +placer au milieu du cercle, entre nous +et le feu. +</p> + +<p> +—Tu ne sais pas, tu ne sais pas, +disait un autre, voici Grand-Ferré qui +dit qu’il la connaît. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span> +—Oui, je te dis que je la connais, et, +par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais +que je l’ai vue dans mon village, quand +j’étais en congé, et c’était à une affaire +où il faisait chaud, mais dont on ne +parle pas, surtout à un Cardinaliste +comme toi. +</p> + +<p> +—Et pourquoi n’en parle-t-on pas, +grand nigaud? reprit un vieux soldat en +relevant sa moustache. +</p> + +<p> +—On n’en parle pas parce que cela +brûle la langue, entends-tu cela? +</p> + +<p> +—Non, je ne l’entends pas. +</p> + +<p> +—Eh bien! ni moi non plus; mais ce +sont les bourgeois qui me l’ont dit. +</p> + +<p> +Ici un éclat de rire général l’interrompit. +</p> + +<p> +—Ah! ah! est-il bête! disait l’un; il +écoute ce que disent les bourgeois. +</p> + +<p> +—Ah bien! si tu les écoutes bavarder, +tu as du temps à perdre, reprenait un +autre. +</p> + +<p> +—Tu ne sais donc pas ce que disait +ma mère, blanc-bec? reprenait gravement +le plus vieux en baissant les yeux +<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span> +d’un air farouche et solennel pour se +faire écouter. +</p> + +<p> +—Et! comment veux-tu que je le sache, +La Pipe? Ta mère doit être morte de +vieillesse avant que mon grand-père fût +au monde. +</p> + +<p> +—Eh bien! blanc-bec, je vais te le +dire. Tu sauras d’abord que ma mère était +une respectable Bohémienne, aussi attachée +au régiment des Carabins de la +Roque que mon chien <i>Canon</i> que voilà ; +elle portait l’eau-de-vie à son cou, dans +un baril, et la buvait mieux que le premier +de chez nous; elle avait eu quatorze +époux, tous militaires, et morts sur le +champ de bataille. +</p> + +<p> +—Voilà ce qui s’appelle une femme! +interrompirent les soldats pleins de respect. +</p> + +<p> +—Et jamais de sa vie elle ne parla à +un bourgeois, si ce n’est pour lui dire en +arrivant au logement: «Allume-moi +une chandelle et fais chauffer ma soupe». +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait +ta mère? dit Grand-Ferré. +</p> + +<p> +—Si tu es pressé, tu ne le sauras +<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span> +pas, blanc-bec; elle disait habituellement +dans sa conversation: <i>Un soldat +vaut bien mieux qu’un chien; mais un +chien vaut mieux qu’un bourgeois</i>. +</p> + +<p> +—Bravo! bravo! c’est bien dit! +crièrent les soldats pleins d’enthousiasme +à ces belles paroles. +</p> + +<p> +—Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré, +que les bourgeois qui m’ont dit +que ça brûlait la langue avaient raison; +d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des +bourgeois, car ils avaient des épées, et +ils étaient fâchés de ce qu’on brûlait un +curé, et moi aussi. +</p> + +<p> +—Et qu’est-ce que cela te faisait qu’on +brûlât ton curé, grand innocent? reprit +un sergent de bataille appuyé sur la +fourche de son arquebuse; après lui un +autre; tu aurais pu prendre à sa place +un de nos généraux, qui sont tous curés +à présent; moi, qui suis Royaliste, je le +dis franchement. +</p> + +<p> +—Taisez-vous donc! cria La Pipe: +laissez parler cette fille. Ce sont tous +ces chiens de Royalistes, qui viennent +<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span> +nous déranger quand nous nous amusons. +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; +sais-tu seulement ce que c’est +que d’être Royaliste, toi? +</p> + +<p> +—Oui, dit La Pipe, je vous connais +bien tous, allez: vous êtes pour les +anciens soi-disant Princes de la paix, +avec les Croquants, contre le Cardinal et +la gabelle; là ! ai-je raison ou non? +</p> + +<p> +—Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un +Royaliste est celui qui est pour un roi: +voilà ce que c’est. Et comme mon père +était valet des émérillons du Roi, je suis +pour le Roi; voilà . Et je n’aime pas les +Bas-rouges, c’est tout simple. +</p> + +<p> +—Ah! tu m’appelles Bas-rouge! reprit le +vieux soldat: tu m’en feras raison demain +matin. Si tu avais fait la guerre dans la +Valteline, tu ne parlerais pas comme ça; +et si tu avais vu l’Eminence se promener +sur la digue de la Rochelle, avec le vieux +marquis de Spinola, pendant qu’on lui +envoyait des volées de canon, tu ne dirais +rien des Bas-rouges, entends-tu? +</p> + +<p> +—Allons, amusons-nous au lieu de +<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span> +nous quereller, dirent les autres soldats. +</p> + +<p> +Les braves qui discouraient ainsi +étaient debout autour d’un grand feu qui +les éclairait plus que la lune, toute belle +qu’elle était, et au milieu d’eux se trouvait +le sujet de leur attroupement et de +leurs cris. Le Cardinal distingua une +jeune femme vêtue de noir et couverte +d’un long voile blanc; ses pieds étaient +nus: une corde grossière serrait sa taille +élégante, un long rosaire tombait de son +cou presque jusqu’aux pieds, ses mains +délicates et blanches comme l’ivoire en +agitaient les grains et les faisaient tournoyer +rapidement sous ses doigts. Les +soldats, avec une joie barbare, s’amusaient +à préparer de petits charbons sur +son chemin pour brûler ses pieds nus; +le plus vieux prit la mèche fumante de +son arquebuse, et, l’approchant du bas +de sa robe, lui dit d’une voix rauque: +</p> + +<p> +—Allons, folle, recommence-nous ton +histoire, ou bien je te remplirai de poudre, +et je te ferai sauter comme une mine; +prends-y garde, parce que j’ai déjà joué +ce tour-là à d’autres que toi dans les +<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span> +vieilles guerres des Huguenots. Allons, +chante! +</p> + +<p> +La jeune femme, les regardant avec +gravité, ne répondit rien et baissa son +voile. +</p> + +<p> +—Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré +avec un rire bachique; tu vas la faire +pleurer, tu ne sais pas le beau langage +de la cour; je vais lui parler, moi. +</p> + +<p> +Et lui prenant le menton: +</p> + +<p> +—Mon petit cÅ“ur, lui dit-il, si tu voulais, +ma mignonne, recommencer la jolie +petite historiette que tu racontais tout à +l’heure à ces messieurs, je te prierais de +voyager avec moi sur le fleuve de Tendre, +comme disent les grandes dames de Paris, +et de prendre un verre d’eau-de-vie +avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée +autrefois à Loudun quand tu jouais +la comédie pour faire brûler un pauvre +diable... +</p> + +<p> +La jeune femme croisa ses bras, et +regardant autour d’elle d’un air impérieux, +s’écria: +</p> + +<p> +—Retirez-vous, au nom du Dieu des +armées: retirez-vous, hommes impurs! +<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span> +il n’y a rien de commun entre nous. Je +n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez +pas la mienne. Allez vendre votre +sang aux princes de la terre à tant d’oboles +par jour, et laissez-moi accomplir +ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal... +</p> + +<p> +Un rire grossier l’interrompit. +</p> + +<p> +—Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, +que son Éminence le généralissime +te reçoive chez lui avec tes pieds nus? +Va les laver. +</p> + +<p> +—Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève +ta robe et passe les fleuves», répondit-elle +les bras toujours en croix. Que l’on +me conduise chez le Cardinal! +</p> + +<p> +Richelieu cria d’une voix forte: +</p> + +<p> +—Qu’on m’amène cette femme, et +qu’on la laisse en repos! +</p> + +<p> +Tout se tut; on la conduisit au ministre.—Pourquoi, +dit-elle en le voyant, +m’amener devant un homme armé? +</p> + +<p> +On la laissa seule devant lui sans répondre. +</p> + +<p> +Le Cardinal avait l’air soupçonneux en +la regardant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span> +—Madame, dit-il, que faites-vous au +camp à cette heure; et, si votre esprit +n’est pas égaré, pourquoi ces pieds nus? +</p> + +<p> +—C’est un vÅ“u, c’est un vÅ“u, répondit +la jeune religieuse avec un air d’impatience +en s’asseyant près de lui brusquement: +j’ai fait aussi celui de ne pas manger +que je n’aie rencontré l’homme que +je cherche. +</p> + +<p> +—Ma sÅ“ur, dit le Cardinal étonné et +radouci en s’approchant pour l’observer, +Dieu n’exige pas de telles rigueurs dans +un corps faible, et surtout à votre âge, +car vous me semblez fort jeune. +</p> + +<p> +—Jeune? oh! oui, j’étais bien jeune il +y a peu de jours encore; mais depuis +j’ai passé deux existences au moins, j’ai +tant pensé et tant souffert: regardez mon +visage. +</p> + +<p> +Et elle découvrit une figure parfaitement +belle; des yeux noirs très réguliers +y donnaient la vie; mais sans eux on aurait +cru que ces traits étaient ceux d’un +fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres +étaient violettes et tremblaient, un grand +<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span> +frisson faisait entendre le choc de ses +dents. +</p> + +<p> +—Vous êtes malade, ma sÅ“ur, dit le +ministre ému en lui prenant la main, +qu’il sentit brûlante. Une sorte d’habitude +d’interroger sa santé et celle des +autres, lui fit toucher le pouls sur son +bras amaigri: il sentit les artères soulevées +par les battements d’une fièvre +effrayante. +</p> + +<p> +—Mais, continua-t-il avec plus d’intérêt, +vous vous êtes tuée avec des rigueurs +plus grandes que les forces humaines; +je les ai toujours blâmées, et surtout dans +un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter? +est-ce pour me le confier que vous +êtes venue? Parlez avec calme et soyez +sûre d’être secourue. +</p> + +<p> +—Se confier aux hommes! reprit la +jeune femme, oh! non, jamais! Ils m’ont +tous trompée; je ne me confierais à personne, +pas même à M. de Cinq-Mars, qui +cependant doit bientôt mourir. +</p> + +<p> +—Comment! dit Richelieu en fronçant +le sourcil, mais avec un rire amer; comment! +<span class='pagenum'><a id='Page_339' name='Page_339'>[339]</a></span> +vous connaissez ce jeune homme? +est-ce lui qui a fait vos malheurs? +</p> + +<p> +—Oh! non, il est bon, et il déteste les +méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs, +dit-elle en prenant tout à coup +un air dur et sauvage, les hommes sont +faibles, et il y a des choses que les femmes +doivent accomplir. Quand il ne s’est plus +trouvé de vaillants dans Israël, Déborah +s’est levée. +</p> + +<p> +—Eh! comment savez-vous toutes ces +belles choses? continua le Cardinal en +lui tenant toujours la main. +</p> + +<p> +—Oh! cela, je ne puis vous l’expliquer, +reprit avec un air de naïveté touchante +et une voix très douce la jeune religieuse, +vous ne me comprendriez pas; c’est le +démon qui m’a tout appris et qui m’a +perdue. +</p> + +<p> +—Eh! mon enfant, c’est toujours lui +qui nous perd; mais il nous instruit mal, +dit Richelieu avec l’air d’une protection +paternelle et d’une pitié croissante. +Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; +je peux beaucoup. +</p> + +<p> +—Ah! dit-elle d’un air de doute, vous +<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span> +pouvez beaucoup sur des guerriers, sur +des hommes braves et généreux; sous +votre cuirasse doit battre un noble cÅ“ur; +vous êtes un vieux général, qui ne savez +rien des ruses du crime. +</p> + +<p> +Richelieu sourit, cette méprise le flattait. +</p> + +<p> +—Je vous ai entendu demander le Cardinal; +que lui voulez-vous enfin? Qu’êtes-vous +venue chercher? +</p> + +<p> +La religieuse se recueillit et mit un +doigt sur son front. +</p> + +<p> +—Je ne m’en souviens plus, dit-elle, +vous m’avez trop parlé... J’ai perdu cette +idée, c’était pourtant une grande idée... +C’est pour elle que je suis condamnée à +la faim qui me tue; il faut que je l’accomplisse, +ou je vais mourir avant. Ah! +dit-elle en portant sa main sous sa robe +dans son sein, où elle parut prendre +quelque chose, la voilà , cette idée... +</p> + +<p> +Elle rougit tout à coup, et ses yeux +s’ouvrirent extraordinairement; elle continua +en se penchant à l’oreille du +Cardinal: +</p> + +<p> +—Je vais vous le dire: Urbain Grandier, +<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span> +mon amant Urbain, m’a dit cette +nuit que c’était Richelieu qui l’avait +fait périr; j’ai pris un couteau dans une +auberge, et je viens ici pour le tuer, +dites-moi où il est. +</p> + +<p> +Le Cardinal, effrayé et surpris, recula +d’horreur. Il n’osait appeler ses gardes, +craignant les cris de cette femme et ses +accusations; et cependant un emportement +de cette folle pouvait lui devenir +fatal. +</p> + +<p> +—Cette histoire affreuse me poursuivra +donc partout! s’écria-t-il en la regardant +fixement, cherchant dans son +esprit le parti qu’il devait prendre. +</p> + +<p> +Ils demeurèrent en silence l’un en +face de l’autre dans la même attitude, +comme deux lutteurs qui se contemplent +avant de s’attaquer, ou comme le chien +d’arrêt et sa victime pétrifiés par la +puissance du regard. +</p> + +<p> +Cependant Laubardemont et Joseph +étaient sortis ensemble, et, avant de se +séparer, ils se parlèrent un moment devant +la tente du Cardinal, parce qu’ils +avaient besoin de se tromper mutuellement; +<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span> +leur haine venait de prendre des +forces dans leur querelle, et chacun +avait résolu de perdre son rival près du +maître. Le juge commença le dialogue, +que chacun d’eux avait préparé en se +prenant le bras, comme d’un seul et +même mouvement: +</p> + +<p> +—Ah! révérend père, que vous +m’avez affligé en ayant l’air de prendre +en mauvaise part quelques légères plaisanteries +que je vous ai faites tout à +l’heure! +</p> + +<p> +—Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, +je suis bien loin de là . La charité, où +serait la charité? J’ai quelquefois une +sainte chaleur dans le propos, pour ce +qui est du bien de l’État et de monseigneur, +à qui je suis tout dévoué. +</p> + +<p> +—Ah! qui le sait mieux que moi, révérend +père? mais vous me rendez justice, +vous savez aussi combien je le suis +à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel +je dois tout. Hélas! je n’ai mis que trop +de zèle à le servir, puisqu’il me le reproche. +</p> + +<p> +—Rassurez-vous, dit Joseph, il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span> +vous en veut pas; je le connais bien, il +conçoit qu’on fasse quelque chose pour +sa famille; il est fort bon parent aussi. +</p> + +<p> +—Oui, c’est cela, reprit Laubardemont, +voilà mon affaire à moi; ma +nièce était perdue tout à fait avec son +couvent si Urbain eût triomphé; vous +sentez cela comme moi, d’autant plus +qu’elle ne nous avait pas bien compris, +et qu’elle a fait l’enfant quand il a fallu +paraître. +</p> + +<p> +—Est-il possible? en pleine audience! +Ce que vous me dites là me fâche véritablement +pour vous! Que cela dut être +pénible! +</p> + +<p> +—Plus que vous ne l’imaginez! Elle +oubliait tout ce qu’on lui disait dans la +possession, faisait mille fautes de latin +que nous avons raccommodées comme +nous avons pu; et même elle a été +cause d’une scène désagréable le jour du +procès; fort désagréable pour moi et +pour les juges: un évanouissement, des +cris. Ah! je vous jure que je l’aurais +bien chapitrée, si je n’eusse été forcé de +quitter précipitamment cette petite ville +<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span> +de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout +simple que j’y tienne, c’est ma plus +proche parente; car mon fils a mal +tourné, on ne sait ce qu’il est devenu +depuis quatre ans. La pauvre petite +Jeanne de Belfiel! je ne l’avais faite +religieuse, et puis abbesse, que pour +conserver tout à ce mauvais sujet-là . Si +j’avais pu prévoir sa conduite, je l’aurais +réservée pour le monde. +</p> + +<p> +—On la dit d’une fort grande beauté, +reprit Joseph; c’est un don très précieux +pour une famille; on aurait pu la présenter +à la cour, et le Roi... Ah! ah!... +M<sup>lle</sup> de La Fayette... Eh!... eh!... +M<sup>lle</sup> d’Hautefort... vous entendez... il +serait même possible encore d’y penser. +</p> + +<p> +—Ah! que je vous reconnais bien +là ... monseigneur, car nous savons qu’on +vous a nommé au cardinalat; que vous +êtes bon de vous souvenir du plus dévoué +de vos amis! +</p> + +<p> +Laubardemont parlait encore à Joseph, +lorsqu’ils se trouvèrent au bout de +la rue du camp qui conduisait au quartier +des volontaires. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span> +—Que Dieu vous protège et sa sainte +Mère pendant mon absence, dit Joseph +s’arrêtant; je vais partir demain pour +Paris; et, comme j’aurai affaire plus +d’une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais +le voir d’avance et savoir des nouvelles +de sa blessure. +</p> + +<p> +—Si l’on m’avait écouté, dit Laubardemont, +à l’heure qu’il est vous n’auriez +pas cette peine. +</p> + +<p> +—Hélas! vous avez bien raison, répondit +Joseph avec un soupir profond +et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal +n’est plus le même homme; il +n’accueille pas les bonnes idées, il nous +perdra s’il se conduit ainsi. +</p> + +<p> +Et, faisant une profonde révérence au +juge, le capucin entra dans le chemin +qu’il lui avait montré. +</p> + +<p> +Laubardemont le suivit quelque temps +des yeux, et, quand il fut bien sûr de la +route qu’il avait prise, il revint ou +plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.—Le +Cardinal l’éloigne, s’était-il +dit; donc il s’en dégoûte; je sais des secrets +qui peuvent le perdre. J’ajouterai +<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span> +qu’il est allé faire sa cour au futur favori; +je remplacerai ce moine dans la faveur +du ministre. L’instant est propice, il +est minuit; il doit encore rester seul pendant +une heure et demie. Courons. +</p> + +<p> +Il arrive à la tente des gardes qui +précède le pavillon. +</p> + +<p> +—Monseigneur reçoit quelqu’un, dit +le capitaine hésitant, on ne peut pas +entrer. +</p> + +<p> +—N’importe, vous m’avez vu sortir il +y a une heure; il se passe des choses +dont je dois rendre compte. +</p> + +<p> +—Entrez, Laubardemont, cria le ministre, +entrez vite et seul! Il entra. Le +Cardinal, toujours assis, tenait les deux +mains d’une religieuse dans une des +siennes, et de l’autre fit signe de garder +le silence à son agent stupéfait, qui +resta sans mouvement, ne voyant pas +encore le visage de cette femme; elle +parlait avec volubilité, et les choses +étranges qu’elle disait contrastaient horriblement +avec la douceur de sa voix. +Richelieu semblait ému. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span> +—Oui, je le frapperai avec un couteau; +c’est un couteau que le démon +Béhérith m’a donné à l’auberge; mais +c’est le clou de Sisara. Il a un manche +d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup +pleuré dessus. N’est-ce pas singulier, +mon bon général? Je le retournerai +dans la gorge de celui qui a tué mon +ami, comme il a dit lui-même de faire, +et ensuite je brûlerai le corps, c’est la +peine du talion, la peine que Dieu a +permise à Adam... Vous avez l’air +étonné, mon brave général... mais vous +le seriez bien plus si je vous disais sa +chanson... la chanson qu’il m’a chantée +encore hier au soir, quand il est venu +me voir à l’heure du bûcher, vous savez +bien?... l’heure où il pleut, l’heure où +mes mains commencent à brûler comme +à présent; il m’a dit: «Ils sont bien +trompés, les magistrats, les magistrats +rouges... j’ai onze démons à mes ordres, +et je reviens te voir quand la cloche +sonne... sous un dais de velours pourpré, +avec des torches, des torches de +résine qui nous éclairent; ah! c’est de +<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span> +toute beauté!» Voilà , voilà ce qu’il +chante. +</p> + +<p> +Et, sur l’air du <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>, elle +chanta elle-même: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Je vais être prince d’Enfer,<br /></span> +<span class="i0">Mon sceptre est un marteau de fer,<br /></span> +<span class="i0">Ce sapin brûlant est mon trône.<br /></span> +<span class="i0">Et ma robe est de soufre jaune;<br /></span> +<span class="i0">Mais je veux t’épouser demain:<br /></span> +<span class="i0">Viens, Jeanne, donne-moi la main.</span> +</div> + +<p> +N’est-ce pas singulier, mon bon général? +Et moi je lui réponds tous les soirs; +écoutez bien ceci, oh! écoutez bien... +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Le juge a parlé dans la nuit,<br /></span> +<span class="i0">Et dans la tombe on me conduit,<br /></span> +<span class="i0">Pourtant j’étais ta fiancée!<br /></span> +<span class="i0">Viens... la pluie est longue et glacée;<br /></span> +<span class="i0">Mais tu ne dormiras pas seul,<br /></span> +<span class="i0">Je te prêterai mon linceul.</span> +</div> + +<p> +Ensuite il parle, et parle comme les +esprits et comme les prophètes. Il dit: +«Malheur, malheur à celui qui a versé +le sang! les juges de la terre sont-ils +des dieux? Non, ce sont des hommes +qui vieillissent et souffrent, et cependant +ils osent dire à haute voix: Faites +<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span> +mourir cet homme! La peine de mort! +la peine de mort! Qui a donné à l’homme +le droit de l’exercer sur l’homme? Est-ce +le nombre deux?... Un seul serait assassin, +vois-tu! Mais compte bien, un, +deux, trois... Voilà qu’ils sont sages et +justes, ces scélérats graves et stipendiés! +O crime! l’horreur du ciel! Si tu les +voyais d’en haut, comme moi, Jeanne, +combien tu serais plus pâle encore! La +chair détruire la chair! elle qui vit de +sang faire couler le sang! froidement et +sans colère! comme Dieu qui a créé!» +</p> + +<p> +Les cris que jetait la malheureuse fille +en disant rapidement ces paroles épouvantèrent +Richelieu et Laubardemont +au point de les tenir immobiles longtemps +encore. Cependant le délire et la +fièvre l’emportaient toujours. +</p> + +<p> +—Les juges ont-ils frémi? m’a dit +Urbain Grandier, frémissent-ils de se +tromper? On agite la mort du juste. +</p> + +<p> +—La question!—On serre ses membres +avec des cordes pour le faire parler; +sa peau se coupe, s’arrache et se +déroule comme un parchemin; ses nerfs +<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span> +sont à nu, rouges et luisants; ses os +crient; la moelle en jaillit... Mais les +juges dorment. Ils rêvent de fleurs et +de printemps. Que la grand’salle est +chaude! dit l’un en s’éveillant; cet +homme n’a point voulu parler! Est-ce +que la torture est finie! Et, miséricordieux +enfin, il accorde la mort. La +mort! seule crainte des vivants! la mort! +le monde inconnu! il y jette avant lui +une âme furieuse qui l’attendra. Oh! ne +l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur! +ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil, +le prévaricateur écorché? +</p> + +<p> +Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue +et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur +et de pitié, s’écria: +</p> + +<p> +—Ah! pour l’amour de Dieu! finissons +cette affreuse scène; emmenez cette +femme, elle est folle! +</p> + +<p> +L’insensée se retourna, et jetant tout +à coup de grands cris: +</p> + +<p> +—Ah! le juge, le juge!... dit-elle en +reconnaissant Laubardemont. +</p> + +<p> +Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant +<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span> +devant le ministre, disait avec +effroi: +</p> + +<p> +—Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, +c’est ma nièce qui a perdu la +raison: j’ignorais ce malheur-là , sans +quoi elle serait enfermée depuis longtemps. +Jeanne, Jeanne... allons, madame, +à genoux; demandez pardon à +monseigneur le Cardinal-Duc... +</p> + +<p> +—C’est Richelieu! cria-t-elle. Et l’étonnement +sembla entièrement paralyser +cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur +qui l’avait animée d’abord fit place +à une mortelle pâleur, ses cris à un +silence immobile, ses regards égarés à +une fixité effroyable de ses grands yeux, +qui suivaient constamment le ministre +attristé. +</p> + +<p> +—Emmenez vite cette malheureuse +enfant, dit celui-ci hors de lui-même; +elle est mourante et moi aussi; tant +d’horreurs me poursuivent depuis cette +condamnation, que je crois que tout +l’enfer se déchaîne contre moi! +</p> + +<p> +Il se leva en parlant. Jeanne de +Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite, +<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span> +les yeux hagards, la bouche ouverte, +la tête penchée en avant, était +restée sous le coup de sa double surprise, +qui semblait avoir éteint le reste +de sa raison et de ses forces. Au mouvement +du Cardinal, elle frémit de se voir +entre lui et Laubardemont, regarda tour +à tour l’un et l’autre, laissa échapper de +sa main le couteau qu’elle tenait, et se +retira lentement vers la sortie de la +tente, se couvrant tout entière de son +voile, et tournant avec terreur ses yeux +égarés derrière elle, sur son oncle qui +la suivait, comme une brebis épouvantée +qui sent déjà sur son dos l’haleine +brûlante du loup prêt à la saisir. +</p> + +<p> +Ils sortirent tous deux ainsi, et à +peine en plein air, le juge furieux s’empara +des mains de sa victime, les lia par un +mouchoir, et l’entraîna facilement, car +elle ne poussa pas un cri, pas un soupir, +mais le suivit, la tête toujours baissée +sur son sein et comme plongée dans un +profond somnambulisme. +</p> + +<h2 id="chap_13"> +CHAPITRE XIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ESPAGNOL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Qu’un ami véritable est une douce chose<br /></span> +<span class="i0">Il cherche vos besoins au fond de votre cÅ“ur,<br /></span> +<span class="i2">Il vous épargne la pudeur<br /></span> +<span class="i2">De les lui découvrir vous-même.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Fontaine.</span> +</p> + +</div> +</div> + +<p> +Cependant une scène d’une autre nature +se passait sous la tente de Cinq-Mars; +les paroles du Roi, premier baume +de ses blessures, avaient été suivies +des soins empressés des chirurgiens de +la cour; une balle morte, facilement +extraite, avait causé seule son accident: +le voyage lui était permis, tout était +près pour l’accomplir. Le malade avait +reçu jusqu’à minuit des visites amicales +et intéressées; dans les premières furent +celles du petit Gondi et de Fontrailles, +qui se disposaient aussi à quitter Perpignan +<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span> +pour Paris; l’ancien page Olivier +d’Entraigues s’était joint à eux pour +complimenter l’heureux volontaire que +le Roi semblait avoir distingué; la froideur +habituelle du prince envers tout +ce qui l’entourait ayant fait regarder, +à tous ceux qui en furent instruits, le +peu de mots qu’il avait dits comme des +signes assurés d’une haute faveur, tous +étaient venus le féliciter. +</p> + +<p> +Enfin il était seul, sur son lit de camp; +M. de Thou, près de lui, tenait sa main, +et Grandchamp, à ses pieds, grondait +encore de toutes les visites qui avaient +fatigué son maître blessé et prêt à partir +pour un long voyage. Pour Cinq-Mars, +il goûtait enfin un de ces instants +de calme et d’espoir qui viennent en +quelque sorte refraîchir l’âme en même +temps que le sang; la main qu’il ne +donnait pas à son ami pressait en secret +la croix d’or attachée sur son cÅ“ur, en +attendant la main adorée qui l’avait +donnée, et qu’il allait bientôt presser elle-même. +Il n’écoutait qu’avec le regard et le +sourire les conseils du jeune magistrat, +<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span> +et rêvait au but de son voyage, qui +était aussi le but de sa vie. Le grave +de Thou lui disait d’une voix calme et +douce: +</p> + +<p> +—Je vous suivrai bientôt à Paris. Je +suis heureux plus que vous-même de voir +le Roi vous y mener avec lui; c’est un +commencement d’amitié qu’il faut ménager, +vous avez raison. J’ai réfléchi bien +profondément aux causes secrètes de +votre ambition, et je crois avoir deviné +votre cÅ“ur. Oui, ce sentiment d’amour +pour la France, qui le faisait battre dans +votre jeunesse, a dû y prendre des forces +plus grandes; vous voulez approcher le +Roi pour servir votre pays, pour mettre +en action ces songes dorés de nos premiers +ans. Certes, la pensée est vaste et +digne de vous! je vous admire; je m’incline! +Abordez le monarque avec le dévouement +chevaleresque de nos pères, +avec un cÅ“ur plein de candeur et prêt à +tous les sacrifices. Recevoir les confidences +de son âme, verser dans la sienne +celles de ses sujets, adoucir les chagrins +du Roi en lui apprenant la confiance de +<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span> +son peuple en lui, fermer les plaies du +peuple en les découvrant à son maître, +et, par l’entremise de votre faveur, rétablir +ainsi ce commerce d’amour du père +aux enfants, qui fut interrompu pendant +dix-huit ans par un homme au cÅ“ur de +marbre: s’exposer pour cette noble entreprise +à toutes les horreurs de sa vengeance, +et, bien plus encore, braver les +calomnies perfides qui poursuivent le +favori jusque sur les marches du trône: +ce songe était digne de vous. Poursuivez, +mon ami, ne soyez jamais découragé; +parlez hautement au Roi du mérite et des +malheurs de ses plus illustres amis que +l’on écrase; dites-lui sans crainte que sa +vieille noblesse n’a jamais conspiré contre +lui; et que, depuis le jeune Montmorency +jusqu’à cet aimable comte de Soissons, +tous avaient combattu le ministre et +jamais le monarque; dites-lui que les +vieilles races de France sont nées avec +sa race, qu’en les frappant il remue toute +la nation, et que, s’il les éteint, la sienne +en souffrira, qu’elle demeurera seule exposée +au souffle du temps et des événements, +<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span> +comme un vieux chêne frissonne +et s’ébranle au vent de la plaine, lorsque +l’on a renversé la forêt qui l’entoure et +le soutient.—Oui, s’écria de Thou en +s’animant, ce but est noble et beau: +marchez dans votre route d’un pas inébranlable, +chassez même cette honte secrète, +cette pudeur qu’une âme noble +éprouve avant de se décider à flatter, à +faire ce que le monde appelle sa <i>cour</i>. +Hélas! les rois sont accoutumés à ces +paroles continuelles de fausse admiration +pour eux; considérez-les comme une +langue nouvelle qu’il faut apprendre, +langue bien étrangère à vos lèvres jusqu’ici, +mais que l’on peut parler noblement, +croyez-moi, et qui saurait exprimer +de belles et généreuses pensées. +</p> + +<p> +Pendant le discours enflammé de son +ami, Cinq-Mars ne put se défendre d’une +rougeur subite, et il tourna son visage +sur l’oreiller, du côté de la tente, et de +manière à ne pas être vu. De Thou s’arrêta. +</p> + +<p> +—Qu’avez-vous, Henri? vous ne me +répondez pas; me serais-je trompé? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span> +Cinq-Mars soupira profondément et se +tut encore. +</p> + +<p> +—Votre cÅ“ur n’est-il pas ému de ces +idées que je croyais devoir le transporter! +</p> + +<p> +Le blessé regarda son ami avec moins +de trouble et lui dit: +</p> + +<p> +—Je croyais, cher de Thou, que vous +ne deviez plus m’interroger, et que vous +vouliez avoir une aveugle confiance en +moi. Quel mauvais génie vous pousse +donc à vouloir sonder ainsi mon âme? +Je ne suis pas étranger à ces idées qui +vous possèdent. Qui vous dit que je ne +les aie pas conçues! Qui vous dit que je +n’aie pas formé la ferme résolution de +les pousser plus loin dans l’action que +vous n’osez le faire même dans vos paroles! +L’amour de la France, la haine +vertueuse de l’ambitieux qui l’opprime et +brise ses antiques mÅ“urs avec la hache +du bourreau, la ferme croyance que la +vertu peut être aussi habile que le crime, +voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. +Mais, quand vous voyez un homme +à genoux dans une église, lui demandez-vous +<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span> +quel saint ou quel ange protège et +reçoit sa prière? Que vous importe, +pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut? +Eh! lorsque nos pères s’acheminaient +pieds nus vers le saint sépulcre, un bourdon +à la main, s’informait-on du vÅ“u +secret qui les conduisait à la terre sainte? +Ils frappaient, ils mouraient, et les +hommes et Dieu même peut-être, n’en +demandaient pas plus; le pieux capitaine +qui les guidait ne faisait pas dépouiller +leurs corps pour voir si la croix rouge et +le cilice ne cachaient pas quelque autre +signe mystérieux; et, dans le ciel, sans +doute, ils n’étaient pas jugés avec plus +de rigueur pour avoir aidé la force de +leurs résolutions sur la terre par quelque +espoir permis au chrétien, quelque seconde +et secrète pensée, plus humaine +et plus proche du cÅ“ur mortel. +</p> + +<p> +De Thou sourit et rougit légèrement +en baissant les yeux. +</p> + +<p> +—Mon ami, reprit-il avec gravité, cette +agitation peut vous faire mal; ne continuons +pas sur ce sujet; ne mêlons pas +Dieu et le ciel dans nos discours, parce +<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span> +que cela n’est pas bien, et mettez vos +draps sur votre épaule, parce qu’il fait +froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il +en recouvrant son jeune malade avec +un soin maternel, je vous promets de +ne plus vous mettre en colère par mes +conseils. +</p> + +<p> +—Ah! s’écria Cinq-Mars malgré la +défense de parler, moi je vous jure, par +cette croix d’or que vous voyez, et par +sainte Marie, de mourir plutôt que de +renoncer à ce plan même que vous avez +tracé le premier; vous serez peut-être +un jour forcé de m’arrêter; mais il ne +sera plus temps. +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dormez, répéta +le conseiller; si vous ne vous arrêtez pas, +alors je continuerai avec vous, quelque +part que cela me conduise. +</p> + +<p> +Et, prenant dans sa poche un livre +d’heures, il se mit à lire attentivement; +un instant après, il regarda Cinq-Mars, +qui ne dormait pas encore; il fit signe à +Grandchamp de changer la lampe de +place pour la vue du malade: mais ce +soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci, +<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span> +les yeux toujours ouverts, s’agitait +sur sa couche étroite. +</p> + +<p> +—Allons, vous n’êtes pas calme, dit +de Thou en souriant; je vais faire quelque +lecture pieuse qui vous remette l’esprit +en repos. Ah! mon ami, c’est là qu’il +est le repos véritable, c’est dans ce livre +consolateur! car, ouvrez-le où vous voudrez, +et toujours vous y verrez, d’un côté +l’homme dans le seul état qui convienne +à sa faiblesse: la prière et l’incertitude +de sa destinée; et, de l’autre, Dieu lui +parlant lui-même de ses infirmités. Quel +magnifique et céleste spectacle! quel lien +sublime entre le ciel et la terre! la vie, +la mort et l’éternité sont là : ouvrez-le au +hasard. +</p> + +<p> +—Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant +encore avec une vivacité qui avait quelque +chose d’enfantin, je le veux bien, laissez-moi +l’ouvrir; vous savez la vieille superstition +de notre pays? quand on ouvre un +livre de messe avec une épée, la première +page que l’on trouve à gauche est la destinée +de celui qui la lit, et le premier qui +<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span> +entre quand il a fini doit influer puissamment +sur l’avenir du lecteur. +</p> + +<p> +—Quel enfantillage! Mais je le veux +bien. Voici votre épée; prenez la pointe... +voyons... +</p> + +<p> +—Laissez-moi lire moi-même, dit +Cinq-Mars, prenant du bord de son lit +un côté du livre. Le vieux Grandchamp +avança gravement sa figure basanée et +ses cheveux gris sur le pied du lit pour +écouter. Son maître lut, s’interrompit à +la première phrase, mais, avec un sourire +un peu forcé peut-être, poursuivit +jusqu’au bout: +</p> + +<p> +I. Or c’était dans la cité de Mediolanum +qu’ils comparurent. +</p> + +<p> +II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous +et adorez les dieux. +</p> + +<p> +III. Et le peuple était silencieux, +regardant leurs visages, qui parurent +comme les visages des anges. +</p> + +<p> +IV. Mais Gervais, prenant la main de +Protais, s’écria, levant les yeux au ciel, +et tout rempli du Saint-Esprit. +</p> + +<p> +V. O mon frère! je vois le fils de +<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span> +l’homme qui nous sourit; laisse-moi +mourir le premier. +</p> + +<p> +VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais +de verser des larmes indignes du +Seigneur notre Dieu. +</p> + +<p> +VII. Or Protais lui répondit ces +paroles: +</p> + +<p> +VIII. Mon frère, il est juste que je +périsse après toi, car j’ai plus d’années +et des forces plus grandes pour te voir +souffrir. +</p> + +<p> +IX. Mais les sénateurs et le peuple +grinçaient des dents contre eux. +</p> + +<p> +X. Et, les soldats les ayant frappés, +leurs têtes tombèrent ensemble sur la +même pierre. +</p> + +<p> +XI. Or c’est en ce lieu même que le +bienheureux saint Ambroise trouva la +cendre des deux martyrs, qui rendit la +vue à un aveugle. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant +son ami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous +à cela? +</p> + +<p> +—La volonté de Dieu soit faite; mais +nous ne devons pas la sonder. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span> +—Ni reculer dans nos desseins pour +un jeu d’enfant, reprit d’Effiat avec impatience +et s’enveloppant d’un manteau +jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que +nous récitions autrefois: <i lang="la" xml:lang="la">Justum et +tenacem propositi virum</i>... ces mots de +fer se sont imprimés dans ma tête. Oui, +que l’univers s’écroule autour de moi, +ses débris m’emporteront inébranlable. +</p> + +<p> +—Ne comparons pas les pensées de +l’homme à celles du ciel, et soumettons-nous, +dit de Thou gravement. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit le vieux Grandchamp, +dont les yeux s’étaient remplis de larmes +qu’il essuyait brusquement. +</p> + +<p> +—De quoi te mêles-tu, vieux soldat? +tu pleures! lui dit son maître. +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit à la porte de la tente +une voix nasillarde. +</p> + +<p> +—Parbleu, monsieur, faites plutôt +cette question à l’Éminence grise qui +vient chez vous, répondit le fidèle serviteur +en montrant Joseph, qui s’avançait +les bras croisés en saluant d’un air caressant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span> +—Ah! ce sera donc lui! murmura +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Je viens peut-être mal à propos? +dit Joseph doucement. +</p> + +<p> +—Fort à propos, peut-être, dit Henri +d’Effiat en souriant avec un regard à de +Thou. Qui peut vous amener, mon père, +à une heure du matin? Ce doit être +quelque bonne Å“uvre? +</p> + +<p> +Joseph se vit mal accueilli; et, comme +il ne marchait jamais sans avoir au +fond de l’âme cinq ou six reproches à +se faire vis-à -vis des gens qu’il abordait, +et autant de ressources dans l’esprit +pour se tirer d’affaire, il crut ici que +l’on avait découvert le but de sa visite, +et sentit que ce n’était pas le moment +de la mauvaise humeur qu’il fallait +prendre pour préparer l’amitié. S’asseyant +donc assez froidement près du +lit: +</p> + +<p> +—Je viens, dit-il, monsieur, vous +parler de la part du Cardinal généralissime +des deux prisonniers espagnols +que vous avez faits; il désire avoir des +renseignements sur eux le plus promptement +<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span> +possible; je dois les voir et les +interroger. Mais je ne comptais pas +vous trouver veillant encore; je voulais +seulement les recevoir de vos gens. +</p> + +<p> +Après un échange de politesses contraintes, +on fit entrer dans la tente les +deux prisonniers, que Cinq-Mars avait +presque oubliés. Ils parurent, l’un jeune +et montrant à découvert une physionomie +vive et un peu sauvage: c’était +le soldat; l’autre, cachant sa taille +sous un manteau brun, et ses traits +sombres, mais ambigus dans leur expression, +sous l’ombre de son chapeau à +larges bords, qu’il n’ôta pas: c’était +l’officier; il parla seul et le premier: +</p> + +<p> +—Pourquoi me faites-vous quitter ma +paille et mon sommeil? est-ce pour me +délivrer ou me pendre? +</p> + +<p> +—Ni l’un ni l’autre, dit Joseph. +</p> + +<p> +—Qu’ai-je à faire avec toi, homme à +longue barbe? je ne t’ai pas vu à la +brèche. +</p> + +<p> +Il fallut quelque temps, d’après cet +exorde aimable, pour faire comprendre +<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span> +à l’étranger les droits qu’avait un capucin +à l’interroger. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu? +</p> + +<p> +—Je veux savoir votre nom et votre +pays. +</p> + +<p> +—Je ne dis pas mon nom; et quant +à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol; +mais je ne le suis peut-être pas, car un +Espagnol ne l’est jamais. +</p> + +<p> +Le père Joseph, se retournant vers les +deux amis, dit: +</p> + +<p> +—Je suis bien trompé, ou j’ai entendu +ce son de voix quelque part: cet +homme parle français sans accent; mais +il me semble qu’il veut nous donner des +énigmes comme dans l’Orient. +</p> + +<p> +—L’Orient? c’est cela, dit le prisonnier, +un Espagnol est un homme de +l’Orient, c’est un Turc catholique; son +sang languit ou bouillonne, il est paresseux +ou infatigable; l’indolence le rend +esclave; l’ardeur, cruel; immobile dans +son ignorance, ingénieux dans sa superstition, +il ne veut qu’un livre religieux, +qu’un maître tyrannique; il +<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span> +obéit à la loi du bûcher, il commande +par celle du poignard, il s’endort le +soir dans sa misère sanglante, cuvant +le fanatisme et rêvant le crime. Qui +est-ce là , messieurs? est-ce l’Espagnol +ou le Turc? devinez. Ah! ah! vous +avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit +parce que je rencontre un rapport. +Vraiment, messieurs, vous me faites +bien de l’honneur, et cependant l’idée +pourrait se pousser plus loin, si l’on +voulait; si je passais à l’ordre physique, +par exemple, ne pourrais-je pas vous +dire: Cet homme a les traits graves ou +allongés, l’œil noir et coupé en amande, +les sourcils durs, la bouche triste et +mobile, les joues basanées, maigres et +ridées; sa tête est rasée, et il la couvre +d’un mouchoir noué en turban; il passe +un jour entier couché ou debout sous +un soleil brûlant, sans mouvement, sans +parole, fumant un tabac qui l’enivre. +Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous +contents, messieurs? Vraiment, +vous en avez l’air, vous riez; et de quoi +riez-vous? Moi qui vous ai présenté cette +<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span> +seule idée, je n’ai pas ri; voyez, mon +visage est triste. Ah! c’est peut-être +parce que le sombre prisonnier est devenu +bavard, et parle vite? Ah! ce n’est +rien; je pourrais vous en dire d’autres, +et vous rendre quelques services, mes +braves amis. Si je me mettais dans +les anecdotes, par exemple, si je vous +disais que je connais un prêtre qui avait +ordonné la mort de quelques hérétiques +avant de dire la messe, et qui, furieux +d’être interrompu à l’autel durant le +saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient +ses ordres: <i>Tuez tout! tuez +tout!</i> ririez-vous bien tous, messieurs? +Non, pas tous. Monsieur que voilà , par +exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe. +Oh! il est vrai qu’il pourrait répondre +qu’il a fait sagement, et qu’on avait tort +d’interrompre sa pure prière. Mais si +j’ajoutais qu’il s’est caché pendant une +heure derrière la toile de votre tente, +monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter +parler, et qu’il est venu pour vous +faire quelque perfidie, et non pour moi, +que dirait-il? Maintenant, messieurs, +<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span> +êtes-vous contents? Puis-je me retirer +après cette parade? +</p> + +<p> +Le prisonnier avait débité tout ceci +avec la rapidité d’un vendeur d’orviétan, +et avec une voix si haute, que Joseph +en fut étourdi. Il se leva indigné à la +fin, et s’adressant à Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Comment souffrez-vous, monsieur, +lui dit-il, qu’un prisonnier qui devait +être pendu vous parle ainsi? +</p> + +<p> +L’Espagnol, sans daigner s’occuper +de lui davantage, se pencha vers d’Effiat, +et lui dit à l’oreille: +</p> + +<p> +—Je ne vous importe guère, donnez-moi +ma liberté, j’ai déjà pu la prendre, +mais je ne l’ai pas voulu sans votre +consentement; donnez-la moi, ou faites-moi +tuer. +</p> + +<p> +—Partez si vous le pouvez, lui répondit +Cinq-Mars, je vous jure que j’en +serai fort aise. +</p> + +<p> +Et il fit dire à ses gens de se retirer +avec le soldat, qu’il voulut garder à son +service. +</p> + +<p> +Ce fut l’affaire d’un moment; il ne +restait plus dans la tente que les deux +<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span> +amis, le père Joseph décontenancé et +l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son +chapeau, montra une figure française, +mais féroce: il riait et semblait respirer +plus d’air dans sa large poitrine. +</p> + +<p> +—Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; +mais je hais la France, parce +qu’elle a donné le jour à mon père, qui +est un monstre, et à moi, qui le suis +devenu, et qui l’ai frappé une fois; je +hais ses habitants parce qu’ils m’ont +volé toute ma fortune au jeu, et que je +les ai volés et tués depuis; j’ai été deux +ans Espagnol pour faire mourir plus de +Français; mais à présent je hais encore +plus l’Espagne; on ne saura jamais +pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation +désormais; tous les hommes sont +mes ennemis. Continue, Joseph, et tu +me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu +autrefois, continua-t-il en le poussant +violemment par la poitrine et le renversant... +je suis Jacques de Laubardemont, +fils de ton digne ami. +</p> + +<p> +A ces mots, sortant brusquement de +la tente, il disparut comme une apparition +<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span> +s’évanouirait. De Thou et les laquais, +accourus à l’entrée, le virent +s’élancer en deux bonds par-dessus un +soldat surpris et désarmé, et courir +vers les montagnes avec la vitesse d’un +cerf, malgré plusieurs coups de mousquet +inutiles. Joseph profita du désordre +pour s’évader en balbutiant quelques +mots de politesse, et laissa les +deux amis riant de son aventure et de +son désappointement, comme deux écoliers +riraient d’avoir vu tomber les lunettes +de leur pédagogue, et s’apprêtant +enfin à chercher un sommeil dont ils +avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils +trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, +et le jeune conseiller dans son fauteuil. +</p> + +<p> +Pour le capucin, il s’acheminait vers +sa tente, méditant comment il tirerait +parti de tout ceci pour la meilleure vengeance +possible, lorsqu’il rencontra Laubardemont +traînant par ses mains liées +la jeune insensée. Ils se racontèrent leurs +mutuelles et horribles aventures. +</p> + +<p> +Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner +le poignard dans la plaie de son +<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span> +cÅ“ur en lui apprenant le sort de son fils. +</p> + +<p> +—Vous n’êtes pas précisément heureux +dans votre intérieur, ajouta t-il; je +vous conseille de faire enfermer votre +nièce et pendre votre héritier, si par bonheur +vous le retrouvez. +</p> + +<p> +Laubardemont rit affreusement:—Quant +à cette petite imbécile que voilà , +je vais la donner à un ancien juge secret, +à présent contrebandier dans les Pyrénées, +à Oloron: il la fera ce qu’il voudra, +servante dans sa <i lang="es" xml:lang="es">posada</i>, par exemple; +je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur +ne puisse jamais en entendre parler. +</p> + +<p> +Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne +donna aucun signe d’intelligence; toute +lueur de raison était éteinte en elle; un +seul mot lui était resté sur les lèvres, elle +le prononçait continuellement:—Le +juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. +Et elle se tut. +</p> + +<p> +Son oncle et Joseph la chargèrent, à +peu près comme un sac de blé, sur un +des chevaux qu’amenèrent deux domestiques; +Laubardemont en monta un, et +<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span> +se disposa à sortir du camp, voulant +s’enfoncer dans les montagnes avant le +jour. +</p> + +<p> +—Bon voyage! dit-il à Joseph, faites +bien vos affaires à Paris; je vous recommande +Oreste et Pylade. +</p> + +<p> +—Bon voyage! répondit celui-ci. Je +vous recommande Cassandre et Å’dipe. +</p> + +<p> +—Oh! il n’a ni tué son père, ni épousé +sa mère... +</p> + +<p> +—Mais il est en bon chemin pour ces +gentillesses. +</p> + +<p> +—Adieu, mon révérend père! +</p> + +<p> +—Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils +tout haut—mais tout bas: +</p> + +<p> +—Adieu, assassin à robe grise: je +retrouverai l’oreille du Cardinal en ton +absence. +</p> + +<p> +—Adieu, scélérat à robe rouge: va +détruire toi-même ta famille maudite; +achève de répandre ton sang dans les +autres; ce qui en restera en toi, je m’en +charge... Je pars à présent. Voilà une +nuit bien remplie! + +</p> + +<h2 id="notes1"> +<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span> +<span class="xlarge">NOTES</span><br /> +<span class="small">ET</span><br /> +<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<div class="tem sep4"> +<p> +Lorsque parut pour la première fois ce livre<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>, +il parut seul, sans notes, comme Å“uvre d’art, +comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute +loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne +voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent +des recherches historiques, dont il est +trop facile de décorer un livre nouveau. Il +voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: +<i>Sur la vérité dans l’art</i>, ne point montrer le +<i>vrai</i> détaillé, mais l’œuvre épique, la composition +avec sa tragédie, dont les nÅ“uds enveloppent +tous les personnages éminents du temps de +Louis XIII. Bientôt cependant l’auteur s’aperçut +de la nécessité d’indiquer les sources principales +<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span> +de son travail; et comme il avait toujours +voulu remonter aux plus pures, c’est à -dire aux +manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines, +il ajouta les renseignements les +plus détaillés à la seconde édition de <cite>Cinq-Mars</cite><a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, +pour rectifier des erreurs répandues sur +l’authenticité de quelques faits. Depuis lors il +revint à la simple et primitive unité de son ouvrage. +Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au +delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production, +qu’il est loin de croire irréprochable, il +veut que les esprits curieux des détails du <i>vrai +anecdotique</i> n’aient pas à chercher ailleurs des +documents qu’il avait écartés. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_178">PAGE 178.</a> +</p> + +<p> +Une barbe plate et rousse à l’extrémité... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Pendant sa jeunesse, dit l’historien du père +Joseph, il avait les cheveux et la barbe d’un +roux un peu ardent. Il s’était aperçu que +Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; +aussi avait-il pris soin de la brunir avec des +peignes de plomb et d’acier, jusqu’à ce qu’il eût +trouvé le secret de la blanchir, que lui donna +plus tard un empirique. L’horreur du roi était +telle pour cette couleur, qu’un jour son premier +gentilhomme de la chambre (dont le frère avait +le plus beau gouvernement du royaume), ayant +<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span> +l’honneur d’accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, +dans une partie de chasse, il fit tant +de pluie qu’il emporta toute la peinture dont il +cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, +l’ayant aperçue, en eut peur et lui dit:—Bon +Dieu, que vois-je! ne paraissez plus devant +moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de +sa charge.» +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_180">PAGE 180.</a> +</p> + +<p> +Son confident... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ce trop célèbre capucin, que l’un de ses historiens +appelle <i>l’esprit auxiliaire</i> du Cardinal, +fut non seulement son confident, mais celui du +Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait +les pas du ministre dans les voies du sang, +et l’aidait à y faire descendre le faible prince. +L’histoire de cet homme est partout; mais voici +les détails d’une de ses manÅ“uvres que l’on connaît +peu: +</p> + +<p> +M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, +Louis XIII hésitait à le faire périr. Monsieur, +qui l’avait abandonné sur le champ de +bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le +Cardinal voulait sa mort, et ne savait comment +obtenir cette précieuse faveur. Bullion était +chargé de la négociation, et conseillait Gaston: +ce fut à cet homme que Joseph s’adressa +d’abord. +</p> + +<p> +Il s’empare de lui avec une adresse de serpent, +et, par son organe, fait conseiller à Monsieur +<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span> +de ne plus demander au Roi des assurances +pour la grâce du jeune duc, mais de s’en +remettre à la bonté seule de Louis, dont on +blessait le cÅ“ur en ayant l’air d’en douter. +Monsieur croit voir dans ce discours l’intention +de pardonner, insinuée par son frère même, et +fait <i>son accommodement</i> pour lui seul, sans +rien stipuler pour le jeune duc, et s’en remettant +à la clémence du Roi. C’est alors qu’en un <i>conseil +étroit</i> entre le Roi, le Cardinal et Joseph, +celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant +la fougue de ses vociférations politiques +avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache +de Louis la promesse, trop bien tenue, +d’être inflexible. +</p> + +<p> +Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne +avec Joseph, dit que le capucin n’avait de chrétien +que le nom, et ne cherchait qu’à tromper +tout le monde. +</p> + +<p> +Un ouvrage de 1635, intitulé <cite>la Vérité défendue</cite>, +en parle en ces termes: +</p> + +<p> +«Il est le grand inquisiteur d’État, interroge +les prétendus criminels, fait mettre les hommes +en prison sans information, empêche que leur +justification ne soit écoutée, et, par des terreurs +paniques, il tire les déclarations qui servent +pour couvrir l’injustice du Cardinal. Il fait indignement +servir le ciel à la terre, le nom de +Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses de +l’État.» +</p> + +<p> +Du reste, il appartenait à une très bonne famille, +dont le nom était <i>du Tremblay</i>. +</p> + +<p> +Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux +ceux qui le voudront mieux connaître. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span> +<a href="#Page_185">PAGE 185.</a> +</p> + +<p> +Le Cardinal lui dicta ces devoirs de +nouvelle nature, etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ces insolents commandements de la <i>religion +ministérielle</i>, fondée par Richelieu, sont extraits +d’un manuscrit désigné dans l’histoire du père +Joseph. +</p> + +<p> +Voici comment s’exprime à ce sujet le révérend +et naïf historien et généalogiste, continuateur +de l’abbé Richard: +</p> + +<p> +«Il composa avec le Cardinal un livre ayant +pour titre: <cite>l’Unité du ministre, et les qualités +qu’il doit avoir.</cite> Cet ouvrage n’a jamais vu le +jour qu’entre les mains du Roi, et c’est ce traité +qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement +du gouvernement de son royaume sur Son +Éminence. J’ai vu ce manuscrit <i lang="la" xml:lang="la">in-folio</i>, qui est +très bien écrit. On n’aura pas de peine à reconnaître +que le père Joseph en est l’auteur par la +lecture des principales propositions qui y sont +prouvées, premièrement comme vérités chrétiennes, +secondement, comme vérités politiques. +On pourrait intituler ce livre: Testament politique +du père Joseph. Tous les <i>grands hommes</i> +du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra aisément +le <i>génie</i> du père dans l’extrait de ce testament.» +(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) Suivent +les articles tels qu’on vient de les lire. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span> +<a href="#Page_194">PAGE 194.</a> +</p> + +<p> +Quant au Marillac, etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le maréchal de Marillac fut privé de ses +juges légitimes; les membres du Parlement, qui +voulurent en vain prendre connaissance de l’affaire, +virent Molé, leur procureur-général, <i>décrété +et interdit;</i> traîné innocent de tribunaux +en tribunaux, sans en trouver un assez habile +pour lui découvrir un crime, le maréchal de +Marillac tomba enfin sous l’arrêt des <i>commissaires</i>, +lu par un garde des sceaux <i>ecclésiastique</i> +(Châteauneuf), auquel il fallut une dispense +de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un +homme sans reproche; et le Cardinal se prit à +rire des <i>lumières</i> qu’il avait fait descendre forcément +sur les juges. Quelle confusion! quel +temps! On ne saurait trop éclairer les points +principaux de l’histoire, pour éteindre les puérils +regrets du passé dans quelques esprits qui +n’examinent pas. +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_274">PAGE 274.</a> +</p> + +<p> +Ce jour-là , le Cardinal parut revêtu +d’un costume entièrement guerrier... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ce costume est exactement décrit dans les +<cite>Mémoires manuscrits de Pontis</cite>, tel qu’on le lit +ici. (<i>Bibl. de l’Arsenal.</i>) +</p> +</div> + +<p class="center noindent sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span> +<a href="#Page_322">PAGE 322.</a> +</p> + +<p> +D’extirper une branche royale de +Bourbon... +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le comte de Soissons, assassiné à la bataille +de la Marfée, qu’il gagnait sur les troupes du +Cardinal. J’ai sous les yeux des relations contemporaines +les plus détaillées de cette affaire. +Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de +Metternich et l’infanterie de Lamboy s’estant +rompus, il ne resta près dudit comte que trois +ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, +fut abordé d’un cavalier seul, que ses gens ne +connurent dans cette confusion pour ennemy, +qui lui donna un coup de pistolet au-dessous +de l’œil, dont il fut tué tout roide... Ce grand +prince, n’ayant d’autre dessein que de servir Sa +Majesté et son État, et arrester les violences de +celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de +lui:... il (le Cardinal) vient d’extirper une +branche royale de Bourbon, ayant fait choisir +ce prince par un de ses gardes, qui s’était mis +avec ce dessein exécrable, et par son commandement, +parmy les gens d’armes de ce prince, +<i>ayant été reconneu tel</i>, après qu’il fut tué sur +la place par Riquemont, escuyer du même prince +défunct.» (<i>Montglat. Fabert</i>, etc., etc. <cite>Relation +de Montrésor</cite>, t. II, p. 520.) +</p> + +<p> +Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux +autographe, qui montre quel prix mettait le Cardinal +à ces sortes d’expéditions. +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span> +<i>Billet de M. des Noyers, escrit à M. le +maréchal de Châtillon après la bataille +de Sedan.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT +et une pension pour sa vie durante au +gendarme qui a tué le général des ennemis. +Monsieur le maréchal l’enverra à Reims trouver +Sa Majesté aussitôt qu’il y sera arrivé. Fait à +Péronne, ce 9 juillet 1641. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Des Noyers.</span> +</p> + +<p class="right"> +Vol. g. 6, 233 MM. +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='smcap'>EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU +CARDINAL DE RICHELIEU RELATIVE AU +PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE +THOU.</span> +</p> + +<p> +L’activité infatigable, la pénétration +vive, la persévérance ingénieuse du cardinal +de Richelieu à la fin de ses jours, +quand les maladies, les fatigues, les +chagrins, semblaient devoir amortir ses +rares facultés, ne sont pas seulement en +évidence dans la conduite de cette affaire; +il est curieux d’y observer en gémissant +<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span> +les voies souterraines par lesquelles +devait passer, pour arriver à son +but, ce puissant mineur, comme disait +Shakspeare: <i lang="en" xml:lang="en">O worthy pioneer!</i> Toutes +les petitesses auxquelles sont forcés de +descendre les travailleurs politiques, +pourraient rendre plus modestes leurs +imitateurs, s’ils considéraient que celui-ci, +après tous ses efforts, après l’accomplissement +entier de ses projets, ne +réussit qu’à hâter et assurer la chute de +la monarchie qu’il croyait affermir pour +toujours. +</p> + +<p> +Pour montrer ces écrits sous leur vrai +jour, il est nécessaire d’en écarter les +longues phrases de procès-verbal, dont +la sécheresse et la confusion ont dégoûté +sans doute tous ceux qui les ont +parcourus. Mais il importe d’en extraire +les traits singuliers et vifs que l’on démêle +dans cette nuit, lorsqu’on y attache +des regards attentifs. +</p> + +<p> +Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté +et que le duc d’Orléans s’est excusé par +la lettre que j’ai citée dans le cours de +<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span> +ce livre<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>, la première inquiétude du +Cardinal est de savoir si M. de Bouillon +est arrêté. Dans le doute, et craignant +le retour de Louis XIII à sa première +affection pour Cinq-Mars, il s’arrête à +Tarascon, et de là veut s’assurer que son +crédit est dans toute sa force: comme +un athlète qui se prépare à un grand +combat, il essaye son bras et pèse sa +massue. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Instruction, après l’arrest de M. le Grand, +à messieurs de Chavigny et des +Noyers, estant près du Roy, pour +sçavoir, entre autres choses, de Sa Majesté, +si Son Éminence agira comme +elle a fait ci-devant, ainsi qu’elle le +jugera à propos.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Si monsieur de Bouillon est pris, il est question +de faire voir promptement que <i>l’on l’a pris +avec justice</i>; pour ce faire, il faut descouvrir +les auteurs de Madame qui en ont donné advis, +et qu’au cas que ladite dame ne voudroit, on +peut trouver quelque invention par laquelle on +<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span> +puisse faire connoistre qu’on a cette découverte; +on le peut faire en resserrant de toutes parts +les prisonniers sans permettre de parler à personne, +parce que par ce moyen on <i>pourroit faire +croire aux uns que les autres ont dit ce que +l’on scait: ce qui leur donnera lieu de se +confesser</i>, et à tout le moins de le croire. +</p> + +<p> +Faut arrester Cloniac, que l’on dit avoir des +papiers secrets. Faut retirer la <i>cassette de cheveux +et amourettes</i> qu’a monsieur de Choisy. +</p> + +<p> +Faut représenter au Roy qu’il est très-important +de ne dire pas qu’il ait bruslé tous les papiers, +et en effet l’on croit qu’il ne l’a pas +fait. +</p> + +<p> +Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir +l’Italie d’un chef de grande fidélité, pour +plusieurs raisons qui pressent. Il en faut un en +Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant +douteux si monsieur de <i>Turenne voudroit servir</i>, +et si l’on doit le laisser seul, le Roy y pourvoira +s’il lui plaist. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +On voit quel piège il indique; M. de +Cinq-Mars y tomba le premier. +</p> + +<p> +La réponse ne se fait pas attendre: +on a arrêté M. de Bouillon; le Roi a +consenti à faire tous les mensonges qui +lui sont dictés, et, pour preuve de son +obéissance, il écrit de sa main la lettre +qui suit: +</p> + +<p class="noindent center sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span> +<i>Lettre du Roy à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Je ne me trouve jamais que bien de vous +voir. Je me porte beaucoup mieux depuis hier; +et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon, +qui est un coup de parti, j’espère avec l’ayde de +Dieu que tout ira bien, et qu’il me donnera la +parfaite santé; c’est de quoi je le prie de tout +mon cÅ“ur. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Louys.</span> +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +Avec ce gage on peut agir: il a fait +menacer <span class='smcap'>Monsieur</span>, et ne lui a répondu +que vaguement. Gaston se remet à supplier: +le même jour il écrit au Roi, au +cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à +M. de Chavigny et une seconde fois au +Cardinal. Remarquez que c’était à lui +d’abord qu’il avait demandé pardon le +17 juin, avant de supplier le Roi le 25, +suivant en cela la hiérarchie établie par +le Cardinal. Il demande grâce à tout +le monde et promet une entière confession. +</p> + +<p> +Là -dessus, le Cardinal met le pied sur +le frère du Roi, et l’écrase par la lettre +froide où il lui conseille de tout confesser. +<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span> +On l’a lue au chapitre <i>le Travail</i>. +</p> + +<p> +Reviennent de nouveaux rapports du +fidèle agent Chavigny, lequel ne connaît +pas d’assez humbles termes pour parler +au Cardinal, dont il se dit sans cesse la +créature. Chavigny se moque de <span class='smcap'>Monsieur</span> +et du <i>choléra-morbus</i> (déjà connu, +comme l’on voit), qui saisit l’agent de +ce prince, dans la peur d’être arrêté.—Il +fait conseiller à Gaston de se retirer +hors de France. On voit que le Roi ne +se permet pas de répondre sans que le +Cardinal ait <i>corrigé</i> la lettre qu’il doit +écrire. +</p> + +<p class="noindent center sep2"> +<i>M. de Chavigny à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière +<i>aussi bien et aussi fortement qu’on le pouvoit +désirer</i>. Je luy fis mettre par escrit et signer +tout ce qu’il luy dit de la part de Monsieur, ainsi +que Son Éminence verra par la copie que je luy +envoye: et lorsqu’il fit difficulté d’obéir aux +commandements de Sa Majesté, <i>elle luy parla +en maistre</i>, et il eut si grand’peur qu’on l’arrestât, +qu’il luy prit presque une défaillance, et +ensuite une espèce de <i>choléra-morbus</i> dont il a +esté guary en luy rasseurant l’esprit. Le Roy fut +<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span> +ravy de ce que Monseigneur n’eust pas la pensée +de voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La +Rivière, je l’ai fait tomber <i>insensiblement</i> dans +le dessein de proposer à Monsieur qu’il confesse +ingénuëment toutes les choses par un escrit qu’il +envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, +s’en aller pendant un temps hors du +royaume, avec ses bonnes grâces, et <i>celles de +Son Eminence</i>. +</p> + +<p> +Il m’a dit qu’il feroit cette proposition à +Monseigneur, et qu’il luy demanderoit sa parole, +pour la seureté de Monsieur, au cas qu’en confessant +toutes choses par escrit, il vinst trouver +le Roy, pour s’en aller par après hors de +France. +</p> + +<p> +En ce cas, Son Éminence aura agréable de +faire sçavoir à ses <i>créatures</i> si Venise n’est pas +le meilleur lieu où puisse aller Monsieur, et +quelle somme elle estime qu’on puisse lui accorder +par an. +</p> + +<p> +J’envoye à Monseigneur la réponse du Roy, +qui doit estre mise au pied de la déclaration de +La Rivière, afin qu’elle soit <i>corrigée comme il +lui plaira</i>, et de la mettre entre ses mains quand +il passera. +</p> + +<p> +Je seray jusques à la mort, sa très-humble, +très-obligée et très-<i>fidèle créature</i>. +</p> + +<p class="right5"> +<span class='smcap'>Chavigny.</span> +</p> + +<p class="i2"> +A Montfrin, le dernier juin 1642. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +Le Cardinal permet à <span class='smcap'>Monsieur</span> de +sortir du royaume et aller à Venise, et +<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span> +stipule la pension qu’il aura, de façon +à le rendre sage. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Mémoires de MM. de Chavigny +et des Noyers.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Je ne fais point de difficulté, si le Roy le +trouve bon, de donner parole à M. de La Rivière +que, Monsieur, <i>déclarant au Roy tout ce +qu’il sait par escrit, sans réserve</i>, venant voir Sa +Majesté avant que de sortir du royaume, selon +la proposition que nous en a fait ledit sieur de +La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement, +sans qu’il reçoive mal, s’il sort du consentement +du Roy. Venise est une bonne demeure, et en ce +cas, il faut que la permission qu’il demandera +au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en +France que lorsqu’il plaira au Roy nous le permettre +et nous l’ordonner.» +</p> + +<p> +Quant à l’argent, je crois qu’il se doit contenter +de ce que le Roy d’Espagne luy devoit +donner, sçavoir: dix mille écus par mois. Car +luy donner plus, c’est luy donner moyen de mal +faire; et le Roy ne pouvant consentir qu’il +meine avec luy les mauvais esprits qui l’ont +perdu, il n’a pas besoin davantage pour luy et +pour les gens de bien. Cependant, s’il faut passer +jusqu’à quatre cent mille livres, je ne crois +pas qu’il faille s’arrester pour peu de chose. Je +suis entièrement à ceux qui m’aiment comme +vous. +</p> + +<p class="right5"> +<i>Le cardinal</i> <span class='smcap'>de Richelieu</span>. +</p> + +<p class="noindent"> +De Tarascon, ce dernier juin 1642. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span> +Ou monsieur de La Rivière vient avec un +simple compliment de parole et une confession +de faute déguisée, ou il vient avec charge de +descouvrir une partie de ce qui a esté fait. +</p> + +<p> +Si le premier, le Roi <i>doit adjouster foi (ou +le témoigner) à ce qu’il dit</i>, et respondre qu’il +pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de La +Rivière luy rapporte ce qu’il a sur la conscience, +qu’il n’en doit pas estre en peine: +</p> + +<p> +Si le second, il doit encore lui tesmoigner de +croire que tout ce qu’il dit est tout, et respondre: +«Ce que vous venez de descouvrir me surprend +et ne me surprend pas. +</p> + +<p> +«Il me surprend, parce que je n’eusse pas attendu +ce nouveau tesmoignage de manque d’affection +de mon Frère. Il ne me surprend pas, +parce que M. le Grand, estant pris, s’enquiert +fort si on ne l’accuse point d’intelligence avec +Monsieur. +</p> + +<p> +«Monsieur de La Rivière, je vous parleray +franchement: ceux qui ont donné ces mauvais +conseils à mon Frère ne doivent rien attendre de +moi, que la rigueur de la justice: pour mon +Frère, s’il me descouvre tout ce qu’il a fait sans +réserve, il recevra des effets de ma bonté, +comme il en a déjà receu plusieurs fois par le +passé.» +</p> + +<p> +Quelque instance que La Rivière fasse d’avoir +promesse d’un pardon général, sans obligation +de descouvrir tout ce qui s’est passé, le Roy demeurera +dans sa dernière response, luy disant +qu’il ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de +faire plus que Dieu, qui requiert un vrai repentir +<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span> +et une ingénue reconnoissance pour pardonner; +</p> + +<p> +Qu’il luy doit suffire qu’il l’asseure que Monsieur +recevra les effets de sa bonté, s’il se gouverne +envers Sa Majesté comme il doit, c’est-à -dire +ainsi qu’il est dit cy-dessus. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +On voit que les rôles sont écrits mot +pour mot, et que le Roi ne doit rien +ajouter ni retrancher. Aussitôt l’agent +de <span class='smcap'>Monsieur</span> (La Rivière) accourt, et le +Cardinal l’envoie au Roi d’avance dicter +sa réponse. Avec quelle souplesse chaque +personnage obéit au directeur de cette +sanglante comédie! +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Les observateurs politiques ne s’endorment +pas: ils excitent Louis XIII par +tous les moyens possibles contre le bouc +émissaire sur qui tout péché doit retomber. +On redouble de rigueurs avec +le prisonnier. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au +Cardinal: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le Roy m’a dit qu’il croit que M. le Grand eût +<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span> +été capable <i>de se faire huguenot</i>. J’y ai +adjousté qu’il se fût fait Turc pour régner et +oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement +donné. Sur quoi le Roy m’a dit: +</p> + +<p> +—Je le crois... +</p> + +<p> +Sa Majesté m’a dit ce matin que Treville avoit +entretenu M. le Marquis sur l’arrivée de M. le +Grand à Montpellier, et qu’en entrant dans la citadelle +il avoit dit: +</p> + +<p> +—Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il +conspirer contre la patrie d’aussi bonne heure! +Ce qu’elle avoit très-bien reçeu. +</p> + +</div> + +<p class="noindent center sep2"> +<i>M. des Noyers à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="right10"> +Paris, le 1<sup>er</sup> juillet. +</p> + +<p> +Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre +M. le Grand, car elle a seu que, durant sa maladie, +ce <i>misérable</i>, que M. le premier-président +nomme fort bien le <i>perfide public</i>, avait dit du +Roy: +</p> + +<p> +—Il traînera encore! +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Rien n’est oublié pour irriter Louis +XIII, quoiqu’il nous soit difficile de sentir +le sel du bon mot du premier-président. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span> +Le même homme (des Noyers) écrit +encore le 1<sup>er</sup> juillet 1642, de Pierrelatte: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations +d’amour pour Monseigneur, et dans +une exécration non pareille pour ce malheureux +<i>perfide public</i>. +</p> +</div> + +<p> +Ainsi le bulletin de la <i>colère royale</i> est +envoyé au Cardinal heure par heure, et +l’on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les +parents des deux jeunes gens veulent +supplier, on les arrête. M. de Chavigny +écrit le 3 juillet 1642: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +L’abbé d’Effiat et l’abbé de Thou venoient trouver +le Roy, à ce qu’on nous avoit assuré. Sa Majesté +<i>a trouvé bon</i> qu’on envoyast au-devant d’eux +pour leur recommander de se retirer. +</p> +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +La correspondance est pressante. Le +lendemain (4 juillet 1642), le Cardinal +écrit de Tarascon: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Les énigmes les plus obscures commencent à +s’expliquer: <i>le perfide public</i>, confessant au lieu +où il est, <i>qu’il a eu de mauvais desseins contre +la personne de M. le Cardinal, mais qu’il n’en a +point eu que le Roy n’y ait consenti</i>; le mal est +<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span> +que la liberté qu’il a eue jusques à présent de se +promener deux fois le jour, fait que ce discours +commence d’être bien espandu en cette province, +ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets. +</p> +</div> + +<p> +Une crainte mortelle agite le Cardinal +qu’on ne vienne à savoir que le Roi a été +de la conjuration: il rend la prison plus +sévère. Il ajoute: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de +soixante-six ans, a laissé promener M. le Grand +deux fois le jour. Il n’y a que trois jours qu’il en +usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les +premiers ordres ont été perdus. +</p> + +<p> +M. de Bouillon n’a demandé qu’un médecin et +deux valets de chambre; le <i>perfide public</i> a six +personnes qui doivent être retranchées. Autrement, +il est impossible qu’<i>il ne fasse sçavoir tout +ce qu’il voudra</i>; jamais prince n’en eut davantage. +</p> + +<p> +Vous parlerez adroitement de ce que dessus, +<i>sans me mettre en jeu aucunement</i>. +</p> + +</div> + +<p> +Comme il attend avec impatience un +<i>bon commissaire</i>, il dit: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +J’attends M. de Chazé, que <i>nous essayerons par +M. de Thou</i>.—Faites-le hâter par le Rhône, car +le temps nous presse, et il est nécessaire que je +sois icy pour l’aider à ses interrogations, que je +lui donnerai <i>toutes digérées</i>. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span> +Comme il faut envenimer la plaie du +cÅ“ur royal, il n’oublie pas un trait qui +puisse porter: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Il est bon que le <i>fidèle marquis de Mortemar</i> +dise au Roy comme le <i>perfide public</i> disait que +Fontrailles avoit dit un bon mot sur ses maladies, +sçavoir, est: +</p> + +<p> +—<i>Il n’est pas encore assez mal.</i> +</p> + +<p> +Pour montrer comme le <i>perfide</i> et ses principaux +confidents estoient mal intentionnez vers le +Roy. +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +On voit que nulle légèreté de propos, +nulle étourderie du jeune favori, vraie ou +supposée, n’est omise par le rusé politique. +Chavigny répond sur-le-champ et +dans les mêmes termes: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le fidèle marquis n’a pu encore prendre son +temps pour dire ce que M. le Cardinal a mandé: +ce sera pour demain; nous verrons ce que le +Roy en dira. +</p> +</div> + +<p> +Puis, le lendemain, le même Chavigny +écrit à la hâte: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de +M. le Grand. Le Roy n’a pas manqué, aussitôt +ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span> +C’est-à -dire à lui-même: Il persifle +ainsi Louis XIII sur sa docilité! +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Et je crois qu’il en fait de même à M. des +Noyers. +</p> + +<p> +Le Roy m’a commandé expressément de le faire +sçavoir à Son Eminence, et lui dire qu’il croyoit +M. le Grand assez détestable pour avoir eu une +si horrible pensée, et qu’il se souvient qu’il avoit +<i>à Lyon plus de cinquante gentilshommes</i> qui +dépendoient de luy. +</p> + +<p> +On n’a rien oublié pour entretenir Sa Majesté +<i>en belle humeur</i>. Le Roy a répété plusieurs fois +que M. le Grand estoit le plus grand menteur +du monde. Ainsi on peut espérer que l’amitié est +bien usée dans le cÅ“ur de Louis XIII. +</p> +</div> + +<p> +Le 6 juillet 1642 (que l’on remarque +cette rapidité), les deux créatures du +Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers +lui disaient le résultat de leurs insinuations: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Nous supplions très humblement Monseigneur +de se mettre l’esprit en repos, et croire qu’il ne +fut jamais si puissant auprès du Roy qu’il est, +que sa présence opérera tout ce qu’elle voudra. +</p> +</div> + +<p> +Le même jour, le Cardinal-Duc écrit +au Roi très humblement et sur le ton +<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span> +d’une victime et d’un prêtre candide que +le Roi défend. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Son Éminence au Roy.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu’il +a pleu au Roy faire du mauvais dessein qu’avoit +M. le Grand contre moy, contre un Cardinal, qui +depuis vingt-cinq ans a, par la permission de +Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus +la malice de ce malheureux est grande, plus la +bonté de Sa Majesté paroist. Du septiesme juillet +1642. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +Et le 7, il fait venir M. de Thou dans +sa chambre, l’envoyant chercher dans la +prison de Tarascon. J’ai sous les yeux ce +curieux interrogatoire, et le donne tel +qu’il a été conservé mot pour mot. Il n’est +pas superflu de faire remarquer le ton +de politesse exquise des deux personnages, +dont aucun n’oublie le rang et le +caractère de l’autre, et qui semblent +toujours avoir dans la pensée leur +vieil adage: <i>Un gentilhomme en vaut +un autre.</i> +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span> +<i>Interrogatoire et réponse de M. de Thou +à Monseigneur le Cardinal-Duc, qui +l’envoya querir en la prison du chasteau +de Tarascon. (Journal de M. le cardinal +de Richelieu, qu’il a fait durant le +grand orage de la cour, en l’année 1642, +et tiré des Mémoires qu’il a escrits de +sa main M. DC. XLVIII.)</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de +m’excuser de vous avoir donné la peine de venir +icy. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, je la reçois avec +honneur et faveur. +</p> + +<p> +Après, il lui fit donner une chaise près de son +lit. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de me +dire l’origine des choses qui se sont passées cy-devant. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, il n’y a personne +qui le puisse mieux sçavoir que Votre Eminence. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Je n’ai point d’intelligence en +Espagne pour le sçavoir. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Le Roy en ayant donné l’ordre, +Monseigneur, cela n’a peu estre sans vous l’avoir +fait connoistre. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous escrit à Rome et +en Espagne? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, par le commandement +du Roy. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Estes-vous secrétaire d’Etat +pour l’avoir fait? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Non, Monseigneur; mais le Roy +me l’avait commandé, je n’ai peu faillir de le +faire. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous quelque pouvoir +de cela? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, la parole du +Roy, et un commandement de le faire par escrit. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Si est-ce que M. de Cinq-Mars +n’en a rien dit? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Il a eu tort, Monseigneur, de ne +l’avoir dit; car il a receu le commandement aussi +bien que moi. +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Où sont ces commandements? +</p> + +<p> +<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ils sont en bonnes mains, pour +les produire quand il en sera besoin. +</p> + +</div> + +<p> +Mais c’est là ce qu’il faut éviter. Le +Cardinal ne veut pas savoir que le Roi a +donné des ordres contre lui. Il demande +à Paris des commissaires, un surtout +qu’il désigne, M. de Lamon, pour aider +M. de Chazé à de nouveaux interrogatoires +dirigés contre ce de Thou si imposant, +si ferme, si grave, si loyal et si redoutable +par sa vertu. +</p> + +<p> +Tandis que ce jeune magistrat parle +ainsi, Gaston d’Orléans, <span class='smcap'>Monsieur</span>, le +frère du Roi, envoie sa confession et se +met à genoux, en ces termes: +</p> + +<div class="tem"> +<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span> +<p> +Gaston, fils de France, frère unique du Roy, +estant touché d’un véritable repentir d’avoir +<i>encore</i> manqué à la fidélité que je dois au Roy +mon seigneur, et désirant me rendre digne de la +grâce et du pardon, j’avoue sincèrement toutes +les choses dont je suis coupable. +</p> +</div> + +<p> +Suivent les accusations contre M. le +Grand, sur qui il rejette noblement toute +l’affaire. +</p> + +<p> +Puis une seconde confession accompagne +la première, touchant l’autre péché: +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="right5"> +D’Aigueperce, le 7 juillet. +</p> + +<p> +Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon +cousin le Cardinal de Richelieu quelle est mon +extrême douleur d’avoir pris des liaisons et correspondances +avec ses ennemis... je proteste +devant Dieu, et prie M. le Cardinal de croire que +je n’ai pas eu plus grande connoissance de ce qui +peut regarder sa personne, et que, pour mourir, +je n’aurois jamais presté ny l’oreille ny le cÅ“ur +à la moindre proposition qui eust esté contre elle, +etc., etc. +</p> + +</div> + +<p class="sep2"> +La politesse de la frayeur ne peut aller +plus loin et plus bas assurément. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span> +Mais le maître n’est pas content encore +de ces mensonges et de ces humiliations. +</p> + +<p> +Il envoie ses ordres sur ce qui doit +être dit par <span class='smcap'>Monsieur</span>, s’il veut qu’on lui +permette de rester dans le royaume et +qu’on lui donne de quoi vivre. +</p> + +<p> +On confrontera <span class='smcap'>Monsieur</span> et M. de Cinq-Mars. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Instructions de Son Éminence</i>. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera +la personne de <span class='smcap'>Monsieur</span>, <span class='smcap'>Monsieur</span> lui doit dire: +</p> + +<p> +«Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de +différente qualité, nous nous trouvons en mesme +peine, mais il faut que nous ayons recours à +mesme remède. Je confesse notre faute et supplie +le Roy de la pardonner.» +</p> + +<p> +Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et +demeurera d’accord de ce qu’aura dit <span class='smcap'>Monsieur</span>, +ou il voudra faire l’innocent; en quel cas <span class='smcap'>Monsieur</span> +lui dira: +</p> + +<p> +«Vous m’avez parlé en tel lieu, vous m’avez +dit cela, vous vinstes à Saint-Germain me trouvez +en mon escurie avec M. de Bouillon (tel et moy, +tels et tels)»... Ensuite <span class='smcap'>Monsieur</span> dira le reste +de l’histoire. +</p> + +<p> +Il fera de même lorsqu’on luy amènera M. de +Bouillon. +</p> + +<p> +Il se contentera de la promesse de rester dans +<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span> +le royaume, sans jamais prétendre charge ny +emploi. +</p> + +<p> +Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur +cette affaire, <i>qui peut estre celle de la plus +grande importance qui soit jamais arrivée en ce +royaume de cette nature</i>. +</p> + +</div> + +<p> +Mais <span class='smcap'>Monsieur</span> fait beaucoup de difficulté +de se laisser confronter aux accusés; +il craint de manquer d’assurance +devant eux. Le Roi n’ose l’exiger de son +frère; il faut trouver un biais; le chancelier +Séguier le trouve et l’envoie bien +vite: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +J’ai proposé au Roy de mander MM. Talon, +conseiller d’Estat et advocat général, Le Bret et +du Bignon, qui ont tous grande connoissance de +matières criminelles, pour conférer avec moy sur +toutes les propositions que je lui ferai. +</p> + +<p> +Leur advis est que l’on peut dispenser <span class='smcap'>Monsieur</span> +d’être présent à la lecture de sa déclaration aux +accusés. +</p> + +<p> +Cet advis est appuyé d’exemples et de raisons; +quant aux exemples, nous avons la procédure faite +de La Mole et de Coconas, accusés de lèze-majesté. +En ce procès, les déclarations du Roy de +Navarre et du duc d’Alençon furent receues et +leues aux accusés sans confrontation, encore qu’ils +l’eussent demandée. +</p> + +<p> +... Une déposition d’un témoin avec des <i>présomptions +<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span> +infaillibles servent de preuve et de +conviction</i> contre un accusé en <i>crime de lèze-majesté</i>: +ce qui n’est pas aux autres crimes. +</p> + +</div> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +On voit que le chancelier y met fort +bonne volonté. +</p> + +<p> +Suit l’avis donné par Jacques Talon et +Hierosme Bignon et Omer Talon, décidant +«qu’aucun <i>fils de France</i> n’a esté +ouy dans aucun procès, et que leur <i>déclaration</i> +sert de preuve sans confrontation.» +</p> + +<p> +Le chancelier reçoit la déclaration de +<span class='smcap'>Monsieur</span>, en compagnie des juges, sieurs +de Laubardemont, Marca, de Paris, +Champigny, Miraumesnil, de Chazé et +de Sève, dans laquelle le duc d’Orléans +avoue: <i>avoir donné deux blancs signés +à Fontrailles pour traiter avec le roi d’Espagne</i>, +à l’instigation de M. le Grand; il +le présente comme ayant séduit aussi +M. de Bouillon. +</p> + +<p> +Après ces écrits, le Cardinal est armé +de toutes pièces, et, sûr du succès, il +peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis +<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span> +que l’on juge à Lyon Cinq-Mars et +de Thou qu’il abandonne, il va remettre +la main sur le Roi et faire grâce à <span class='smcap'>Monsieur</span> +moyennant sa nullité politique, et +à M. de Bouillon en échange de la place +de Sedan. +</p> + +<p> +Le rapport du procès est très curieux +à lire et trop volumineux pour être +copié ici; il se trouve à la suite des +interrogatoires. Le rapporteur charge +ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé +légèrement sur <span class='smcap'>Monsieur</span> et le duc de +Bouillon: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement +d’estre complice de cette conjuration, mais +ensuite d’en estre auteur et promoteur. +</p> + +<p> +M. le Grand empoisonne l’esprit de <span class='smcap'>Monsieur</span> +par des craintes imaginaires et supposées par lui. +Voilà un crime. +</p> + +<p> +Pour se garantir de ses terreurs, <i>il le porte</i> à +faire un parti dans l’Estat. En voilà deux. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à s’unir à l’Espagne. C’en est un +troisième. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à ruiner M. le Cardinal, <i>et le faire +chasser des affaires</i>. C’en est un quatrième. +</p> + +<p> +<i>Il le porte</i> à faire la guerre en France pendant +le siége de Perpignan, pour interrompre le +cours du bonheur de cet Estat. C’en est un cinquième. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span> +Il dresse lui-même le <i>traité</i> d’Espagne. C’en +est un sixième. +</p> + +<p> +Il produit Fontrailles à <span class='smcap'>Monsieur</span> pour estre +envoyé pour le traité, et envoyé à M. le comte +d’Aubijoux. Ces suites <i>peuvent être estimées un</i> +septième crime, ou au moins l’accomplissement +de tous les autres. +</p> + +<p> +Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui +touche la personne des ministres des princes +estant réputé, par les lois anciennes et constitutions +des empereurs, de pareil poids que <i>ceux +qui touchent leurs propres personnes</i>. +</p> + +<p> +Un ministre <i>sert bien</i> son prince et son Estat, +on l’oste à tous les deux, c’est tout de mesme que +qui priveroit le premier d’un bras et le second +d’une partie de sa puissance. +</p> + +</div> + +<p> +Je livre ces arguments aux réflexions des +jurisconsultes. Ils penseront peut-être +qu’il y eût eu quelque réponse à faire si +l’on eût regardé comme possible de répondre +à ces absurdités d’un pouvoir +sans contrôle. Le grand fait du traité +d’Espagne suffisait, et je ne transcris ce +que le rapporteur ajoute que pour montrer +l’acharnement qui lui était prescrit +contre l’ennemi, le rival de faveur du +premier ministre<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span> +Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, +moins hautain et plus habile, il +ne devait pas se mettre dans son tort en +traitant avec l’étranger. Il pouvait renverser +le Cardinal à moins de frais et +sans s’attacher au front l’écriteau <i>d’allié +de l’étranger</i>, toujours détesté des nations +monarchiques ou républicaines, +celui du connétable de Bourbon et de +Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et +n’avait pas la tête tout entière aux grandes +affaires. Il agissait trop vite, hâté par la +passion, contre un homme d’expérience +qui savait attendre avec froideur et +mettre son ennemi dans son tort. +</p> + +<p class="center noindent sep2"> +<i>Sur l’interrogatoire secret.</i> +</p> + +<p class="small center noindent"> +(Extrait des registres.) +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que +la plus forte passion qui l’avoit emporté à ce +qu’il avoit fait estoit de mettre hors des affaires +<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span> +M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion +qu’il ne pouvoit vaincre ny modérer. +</p> + +<p> +Il disoit que six choses lui avoient donné cette +adversion. +</p> + +<p> +1. La première, qu’après le siége d’Arras, à +la fin duquel il s’estoit trouvé, M. le Cardinal +avoit parlé de luy comme d’une personne qui +n’avoit pas tesmoigné beaucoup de cÅ“ur. +</p> + +<p> +2. Qu’après l’alliance de M. le marquis de Sourdis +et de son frère, le Cardinal avoit dit que +M. de Sourdis avoit faict honneur à sa maison. +</p> + +<p> +3. Qu’ayant souhaité d’estre fait Duc et Pair, +M. le Cardinal en avoit destourné le Roy. +</p> + +<p> +4. Qu’il s’estoit senti obligé de prendre la protection +de M. l’archevesque de Bordeaux, lequel +il avoit cru qu’on vouloit perdre. +</p> + +<p> +5. <i>Que luy parlant de la princesse Marie, il +dit que sa mère vouloit faire le mariage de luy +avec elle</i>; Son Eminence dict que <i>sa mère, +M<sup>me</sup> d’Effiat, estoit une folle, et que si la princesse +Marie avoit cette pensée, qu’elle estoit plus +folle encore</i>. Qu’ayant été proposée pour femme +de <span class='smcap'>Monsieur</span>, il auroit bien de la vanité et de la +présomption de la prétendre; que c’estoit ridicule. +</p> + +<p> +6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que +le Roy l’eust admis au conseil, et l’en avoit faict +sortir. +</p> + +</div> + +<h2 id="tdm2"> +<span class="xlarge">TABLE</span> +</h2> + +<hr class="c10" /> + +<table id="tdm" summary="" class="sep2"> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Réflexions sur la vérité dans l’art</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#intro">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre I.</span></td> + <td class="tdm2">— Les adieux</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_1">19</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre II.</span></td> + <td class="tdm2">— La rue</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_2">63</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre III.</span></td> + <td class="tdm2">— Le bon prêtre</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_3">85</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IV.</span></td> + <td class="tdm2">— Le procès</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_4">110</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre V.</span></td> + <td class="tdm2">— Le martyre</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_5">131</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VI.</span></td> + <td class="tdm2">— Le songe</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_6">152</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VII.</span></td> + <td class="tdm2">— Le cabinet</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_7">171</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’entrevue</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_8">218</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IX.</span></td> + <td class="tdm2">— Le siège</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_9">245</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre X.</span></td> + <td class="tdm2">— Les récompenses</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_10">271</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XI.</span></td> + <td class="tdm2">— Les méprises</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_11">297</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XII.</span></td> + <td class="tdm2">— La veillée</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_12">319</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’Espagnol</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_13">353</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#notes1">375</a></td> + </tr> +</table> + +<hr class="c25 sep4" /> + +<p class="center noindent"> +Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span> +</p> + +<div class='footnotes newpage'> + +<h2>Notes de bas de page</h2> + +<div class='footnote' id='FN_1'> +<p> +<a href='#FA_1'>[1]</a> Treize éditions réelles de formats divers et +des traductions dans toutes les langues peuvent +en être la preuve. +</p> + +<p class="right5"> +(<i>Note de l’Éditeur.</i>) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_2'> +<p> +<a href='#FA_2'>[2]</a> De nos jours un général russe n’a-t-il pas +renié l’incendie de Moscou, que nous avons fait +tout romain, et qui demeurera tel? Un général +français n’a-t-il pas nié le mot du champ de +bataille de Waterloo qui l’immortalisera? Et si +le respect d’un évènement sacré ne me retenait, +je rappellerais qu’un prêtre a cru devoir désavouer +publiquement un mot sublime qui restera +comme le plus beau qui ait été prononcé sur +un échafaud: <i>Fils de saint Louis, montez au +ciel!</i> Lorsque je connus tout dernièrement son +auteur véritable, je m’affligeai tout d’abord de +la perte de mon illusion, mais bientôt je fus +consolé par une idée qui honore l’humanité à +mes yeux. Il me semble que la France a consacré +ce mot, parce qu’elle a éprouvé le besoin de se +réconcilier avec elle-même, de s’étourdir sur +son énorme égarement, et de croire qu’alors +il se trouva un honnête homme qui osa parler +haut. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_3'> +<p> +<a href='#FA_3'>[3]</a> Il y resta douze ans. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_4'> +<p> +<a href='#FA_4'>[4]</a> La France et l’armée étaient divisées en +Royalistes et Cardinalistes. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_5'> +<p> +<a href='#FA_5'>[5]</a> Mars 1826. — 2 vol. in-18. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_6'> +<p> +<a href='#FA_6'>[6]</a> Juin 1826. — 4 vol. in-12. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_7'> +<p> +<a href='#FA_7'>[7]</a> Chapitre <span class='smcap'>XXIV</span>, intitulé <span class='smcap'>Le Travail</span>. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_8'> +<p> +<a href='#FA_8'>[8]</a> Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement +comiques que celui-ci répété si souvent: <i>Il le porte +à </i>, etc. <span class='smcap'>Monsieur</span> se trouve ainsi présenté comme un écolier +au-dessous de l’âge de raison et irresponsable, que son +gouverneur porte à quelques petites erreurs. Gouverneur +de <i>vingt-deux ans</i>, élève de <i>trente-quatre</i>. Sanglante +facétie! +</p> +</div> + +</div> + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p> + +<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p> + +<ul> +<li>p. 20, ajout d’une virgule après «qu’entourent des bosquets»;</li> +<li>p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était éblouissante»);</li> +<li>p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux châtains»);</li> +<li>p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de femmes et d’hommes +de la lie du peuple s’agitait»);</li> +<li>p. 122, ajout d’un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;</li> +<li>p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et nasillardes»);</li> +<li>p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j’ai un diadème»);</li> +<li>p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);</li> +<li>p. 223, ajout d’une virgule manquante après «et» dans «et, du plus loin qu’ils le voyaient venir»;</li> +<li>p. 236, suppression d’une virgule parasite dans «l’éternité s’approche pour moi»;</li> +<li>p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses gardes était à son côté.»;</li> +<li>p. 284, «qui» corrigé en «que» («et que pourront imiter les diplomates»);</li> +<li>p. 298, ajout d’un point-virgule manquant après «le cheval gris»;</li> +<li>p. 328, ajout d’un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;</li> +<li>p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;</li> +<li>p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau de fer,»);</li> +<li>p. 352, ajout d’une virgule manquante après «des mains de sa victime,»;</li> +<li>p. 378, ajout d’une virgule manquante après «aux plus pures,»;</li> +<li>p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;</li> +<li>p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» («il faut descouvrir les auteurs»);</li> +<li>p. 403, ajout d’un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, quoyque».</li> +</ul> + +<p> +Les variations dans l’orthographe n’ont pas été corrigées. On trouve par exemple «siége» +et «siège», «évènement» et «événement», ou encore «Reine mère», «Reine-Mère», +«reine-mère» et «Reine-mère». +</p> + +<p> +En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer». +</p> + +<p class="bot25">En page 359, la phrase</p> + <p class="i2 small bot25 sep25 left5">Que vous importe, + pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut? + </p> +<p class="bot25 sep25">est incomplète dans cette édition. Il faut lire:</p> + <p class="i2 small sep25 left5"> + Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied des autels + que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr s’il le faut? +</p> + +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) *** + +***** This file should be named 44198-h.htm or 44198-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/9/44198/ + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/old/44198-h/images/cover.jpg b/old/44198-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e199725 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/cover.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_004-tn.jpg b/old/44198-h/images/illus_004-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e5242a6 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_004-tn.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_004.jpg b/old/44198-h/images/illus_004.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..81e7058 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_004.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_025-tn.jpg b/old/44198-h/images/illus_025-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..60650e3 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_025-tn.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_025.jpg b/old/44198-h/images/illus_025.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..15d1365 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_025.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_313-tn.jpg b/old/44198-h/images/illus_313-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6b1422c --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_313-tn.jpg diff --git a/old/44198-h/images/illus_313.jpg b/old/44198-h/images/illus_313.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e0cdfc9 --- /dev/null +++ b/old/44198-h/images/illus_313.jpg |
