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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 18:37:07 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 ***
+
+Note de transcription:
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée.
+
+Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
+
+
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+ PAR LE COMTE
+ ALFRED DE VIGNY
+
+ AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+ _Reproduits en fac simile._
+
+ TOME PREMIER
+
+ PARIS
+ G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+ ÉDITEURS
+
+ 1882
+
+
+
+
+RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART
+
+
+L'étude du destin général des sociétés n'est pas moins nécessaire
+aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du coeur humain. Nous sommes
+dans un temps où l'on veut tout connaître et où l'on cherche la source
+de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et
+le Drame, parce que l'une retrace les vastes destinées de l'HUMANITÉ,
+et l'autre le sort particulier de l'HOMME. C'est là toute la vie. Or,
+ce n'est qu'à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu'il
+appartient d'aller plus loin que la vie, au-delà des temps, jusqu'à
+l'éternité.
+
+Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite de nos
+mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'histoire plus fortement
+que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme
+si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses,
+nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse
+et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler l'INTÉRÊT en y ajoutant le
+SOUVENIR.
+
+Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour
+des faits, et que j'avais choisi une époque récente et connue, je crus
+aussi ne pas devoir imiter les étrangers, qui, dans leurs tableaux,
+montrent à peine à l'horizon les hommes dominants de leur histoire;
+je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux
+acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de peindre les
+trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d'elles, la
+beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur
+la chute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de
+la France au XVIIe siècle, sur la question des alliances avec les armes
+étrangères, sur la justice aux mains des parlements ou des commissions
+secrètes, et sur les accusations de sorcellerie, n'eût pas été lu
+peut-être; le roman le fut.
+
+Je n'ai point dessein de défendre ce dernier système de composition
+plus historique, convaincu que le germe de la grandeur d'une oeuvre est
+dans l'ensemble des idées et des sentiments d'un homme, et non pas dans
+le genre qui leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera
+cette MANIÈRE, telle autre la devra repousser; ce sont là des secrets
+du travail de la pensée qu'il n'importe point de faire connaître. A
+quoi bon qu'une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés?
+Nous entendons les sons de la harpe; mais sa forme élégante nous cache
+les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que ce livre
+a en lui quelque vitalité[1], je ne puis m'empêcher de jeter ici ces
+réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans
+ses noeuds formateurs toutes les figures principales d'un siècle, et,
+pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la
+réalité des faits à l'IDÉE que chacun d'eux doit représenter aux yeux
+de la postérité; enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de
+l'Art et le VRAI du Fait.
+
+ [1] Treize éditions réelles de formats divers et des traductions
+ dans toutes les langues peuvent en être la preuve.
+
+ (_Note de l'Éditeur._)
+
+De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui
+sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher
+en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes
+de la pensée, toujours indécises et flottantes? Nous trouverions dans
+notre coeur plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui
+semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source
+commune; l'un est l'amour du VRAI, l'autre l'amour du FABULEUX. Le jour
+où l'homme a raconté sa vie à l'homme, l'Histoire est née. Mais à quoi
+bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple
+de bien ou de mal? Or les exemples que présente la succession lente
+des événements sont épars et incomplets; il leur manque toujours un
+enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence
+à une conclusion morale; les actes de la famille humaine sur le
+théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette
+vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oeil de Dieu,
+jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes
+les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans
+cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune
+élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler
+à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait
+à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus
+complet, quelque groupe, quelque réduction, à sa portée et à son usage,
+des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait
+embrasser; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples
+qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience;
+peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que
+les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde;
+l'une était pour ainsi dire un quart, l'autre une moitié de preuve;
+l'imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit
+la fable.--L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de
+voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure; mais il la
+créa VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière.
+
+Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois
+et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI,
+pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est
+un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes
+les grandeurs du VRAI visible; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux
+que lui; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte
+lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant
+de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les
+meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux; enfin
+c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A cette seule VÉRITÉ
+doivent prétendre les oeuvres de l'Art qui sont une représentation
+morale de la vie, les oeuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut
+sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être
+imbu profondément de son ensemble et de ses détails; ce n'est là qu'un
+pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire; mais ensuite il
+faut choisir et grouper autour d'un centre inventé: c'est là l'oeuvre
+de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même.
+
+A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la
+contre-épreuve de l'existence? Eh! bon Dieu, nous ne voyons que trop
+autour de nous la triste et désenchanteresse réalité: la tiédeur
+insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices,
+des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes,
+des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur
+baisse, des opinions qui s'évaporent; laissez-nous rêver que parfois
+ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou
+des méchants plus résolus; cela fait du bien. Si la pâleur de votre
+VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et
+le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des
+oeuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète,
+le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les
+passions de son caractère et de son temps; c'est donc la VÉRITÉ de cet
+homme et de ce TEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure
+et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette
+VÉRITÉ, dans les oeuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la
+ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original; car un
+beau talent peint la vie plus encore que le vivant.
+
+Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques
+consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un
+trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle
+l'imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient
+jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son
+entier, je ne l'oserais dire, mais dans beaucoup de ces pages, et qui
+ne sont peut-être pas les moins belles, L'HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE
+PEUPLE EST L'AUTEUR.--L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI
+que dans le caractère général d'une époque; ce qui lui importe surtout,
+c'est la masse des événements et les grands pas de l'humanité qui
+emportent les individus; mais, indifférent sur les détails, il les aime
+moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.
+
+Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris
+héroïques qui s'enfantent on ne sait comment: vous les verrez sortir
+tout faits des ON DIT et des murmures de la foule, sans avoir
+en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité; et pourtant ils
+demeureront historiques à jamais.--Comme par plaisir et pour se jouer
+de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les
+prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui,
+tout confus, s'en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de
+gloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée. N'importe, on n'admet
+point leurs réclamations; qu'ils les crient, qu'ils les écrivent,
+qu'ils les publient, qu'ils les signent, on ne veut pas les écouter,
+leurs paroles sont sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeurent
+historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas que tout cela se
+soit fait seulement dans les âges de barbarie, cela se passe à présent
+encore, et accommode l'Histoire de la veille au gré de l'opinion
+générale, muse tyrannique et capricieuse qui conserve l'ensemble et
+se joue du détail. Eh! qui de vous n'a assisté à ses transformations?
+Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du FAIT prendre par degré
+les ailes de la FICTION? Formé à demi par les nécessités du temps,
+un FAIT est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude,
+quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi;
+les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient
+autrement tourné, et le passent à d'autres mains déjà un peu arrondi;
+d'autres le polissent en le faisant circuler; en moins de rien, il
+arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous
+récrions; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations
+sur explications; les savants fouillent, feuillettent et écrivent; on
+ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient; le torrent
+coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à
+ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette oeuvre?
+Un rien, un mot; quelquefois le caprice d'un journaliste désoeuvré. Et
+y perdons-nous? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le
+vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui; c'est
+que l'HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin que ses destinées soient pour elle-même
+une suite de leçons; plus indifférente qu'on ne pense sur la RÉALITÉ
+DES FAITS, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une
+grande signification morale; sentant bien que la succession des scènes
+qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie, et que, puisqu'elle
+avance, elle marche à un but dont il faut chercher l'explication
+au-delà de ce qui se voit.
+
+ [2] De nos jours un général russe n'a-t-il pas renié l'incendie de
+ Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel? Un
+ général français n'a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de
+ Waterloo qui l'immortalisera? Et si le respect d'un évènement sacré
+ ne me retenait, je rappellerais qu'un prêtre a cru devoir désavouer
+ publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui
+ ait été prononcé sur un échafaud: _Fils de saint Louis, montez au
+ ciel!_ Lorsque je connus tout dernièrement son auteur véritable, je
+ m'affligeai tout d'abord de la perte de mon illusion, mais bientôt
+ je fus consolé par une idée qui honore l'humanité à mes yeux. Il
+ me semble que la France a consacré ce mot, parce qu'elle a éprouvé
+ le besoin de se réconcilier avec elle-même, de s'étourdir sur son
+ énorme égarement, et de croire qu'alors il se trouva un honnête
+ homme qui osa parler haut.
+
+Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique d'en
+agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches
+bizarres et des défauts d'accord qui me font peine lorsque je les
+aperçois. Si un homme me paraît un modèle parfait d'une grande et
+noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble
+trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un
+malheur qui me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort
+avant l'altération de son caractère.
+
+Aussi, lorsque la MUSE (et j'appelle ainsi l'Art tout entier, tout
+ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près comme les anciens
+nommaient MUSIQUE l'éducation entière), lorsque la MUSE vient raconter,
+dans ses formes passionnées, les aventures d'un personnage que je sais
+avoir vécu, et qu'elle recompose ses événements, selon la plus grande
+idée de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant
+les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette
+unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même
+dans le mal; si elle conserve d'ailleurs la seule chose essentielle à
+l'instruction du monde, le génie de l'époque, je ne sais pourquoi l'on
+serait plus difficile avec elle qu'avec cette voix des peuples qui fait
+subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations.
+
+Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même; ils
+n'y voulaient voir que la marche générale et le large mouvement des
+sociétés et des nations, et, sur ces grands fleuves déroulés dans
+un cours bien distinct et bien pur, ils jetaient quelques figures
+colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On
+pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double
+composition de l'opinion et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de
+troisième main et éloignée de deux degrés de la vérité du fait.
+
+C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une oeuvre de l'Art; et,
+pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde chrétien tout
+entier a encore à désirer un monument historique pareil à ceux qui
+dominent l'ancien monde et consacrent la mémoire de ses destinées,
+comme ses pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses portiques
+dominent encore la terre qui lui fut connue, et y consacrent la
+grandeur antique.
+
+Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le
+POSITIF, pour apporter l'IDÉAL jusque dans les annales, je crois qu'à
+plus forte raison l'on doit s'abandonner à une grande indifférence
+de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques, poèmes,
+romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des personnages
+mémorables. L'ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports
+avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut le dire, ce qu'il y a de VRAI n'est que
+secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un
+de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la VÉRITÉ
+dont il doit se nourrir est la _vérité d'observation sur la nature
+humaine, et non l'authenticité du fait_. Les noms des personnages ne
+font rien à la chose.
+
+L'_Idée_ est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve
+de l'idée.
+
+Tant mieux pour la mémoire de ceux que l'on choisit pour représenter
+des idées philosophiques ou morales; mais, encore une fois, la question
+n'est pas là: l'imagination fait d'aussi belles choses sans eux;
+elle est une puissance toute créatrice; les êtres fabuleux qu'elle
+anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle ranime.
+Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monument est à
+Westminster; à Lovelace et à Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie,
+dont les tombes sont à l'île de France. C'est du même oeil qu'il faut
+voir jouer ses personnages et ne demander à la MUSE que sa VÉRITÉ plus
+belle que le VRAI; soit que, rassemblant les traits d'un CARACTÈRE
+épars dans mille individus complets, elle en compose un TYPE dont le
+nom seul est imaginaire; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe
+et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes
+choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au
+grand jour, où dans le cercle qu'a tracé cette fée ils reprennent à
+regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs
+neveux le triste drame de la vie.
+
+ Écrit en 1827.
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+CINQ-MARS
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ADIEUX
+
+ Fare thee well, and if for ever,
+ Still for ever fare thee well.
+
+ LORD BYRON.
+
+ Adieu! et, si c'est pour toujours, pour toujours encore adieu...
+
+
+Connaissez-vous cette contrée que l'on a surnommée le jardin de
+la France, ce pays où l'on respire un air si pur dans des plaines
+verdoyantes arrosées par un grand fleuve? Si vous avez traversé,
+dans les mois d'été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la
+Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir
+déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre
+demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un être aimé. Lorsque
+l'on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse
+de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des
+vallons peuplés de jolies maisons blanches qu'entourent des bosquets,
+des coteaux jaunis par les vignes ou blanchis par les fleurs du
+cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des
+jardins de roses d'où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle
+la fécondité de la terre ou l'ancienneté de ses monuments, et tout
+intéresse dans les oeuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a
+été inutile: il semble que, dans leur amour d'une aussi belle patrie,
+seule province de France que n'occupa jamais l'étranger, ils n'aient
+pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain
+de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée
+que par les oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de vos chevaux,
+la tête riante d'une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous
+la poussière de la grande route; si vous gravissez un coteau hérissé de
+raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est
+à vos pieds; c'est que le rocher même est habité, et que des familles
+de vignerons respirent dans ces profonds souterrains, abritées dans la
+nuit par la terre nourricière qu'elles cultivent laborieusement pendant
+le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme
+l'air qu'ils respirent, et forts comme le sol qu'ils fertilisent. On
+ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni
+la vivacité grimacière du Midi; leur visage a, comme leur caractère,
+quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis; leurs
+cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles
+comme les statues de pierre de nos vieux rois; leur langage est le plus
+pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent; le berceau de la
+langue est là, près du berceau de la monarchie.
+
+Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses
+aspects: ici c'est Chambord que l'on aperçoit de loin, et qui, avec
+ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande
+ville de l'Orient; là c'est Chanteloup, suspendant au milieu de l'air
+son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple
+attire les yeux du voyageur par sa position magnifique et sa masse
+imposante; c'est le château de Chaumont. Construit sur la colline la
+plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses
+hautes murailles et ses énormes tours; de longs clochers d'ardoise
+les élèvent aux yeux, et donnent à l'édifice cet air de couvent,
+cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un
+caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des
+arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir,
+et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du
+roi Henri; un joli village s'étend au pied du mont, sur le bord de
+la rivière, et l'on dirait que ses maisons blanches sortent du sable
+doré; il est lié au château qui le protège par un étroit sentier qui
+circule dans le rocher; une chapelle est au milieu de la colline; les
+seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel: terrain
+d'égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur
+qui se sont trop souvent fait la guerre.
+
+Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1639, la cloche du
+château ayant sonné à midi, selon l'usage, le dîner de la famille
+qui l'habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui
+n'étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en
+disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale
+d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les larmes dans les
+yeux, qu'elle avait paru vêtue d'un deuil plus austère que de coutume.
+Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui
+s'était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise
+des préparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique
+du maréchal d'Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes
+qu'il avait juré précédemment d'abandonner pour toujours. Ce brave
+homme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la famille
+dans les guerres et dans ses travaux de finance; il avait été son
+écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres; il était
+revenu d'Allemagne, depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux
+enfants la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs
+à Luzzelstein; c'était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles
+sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la
+famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu'il se forme des
+mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et
+quelquefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les servent sans
+gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les
+temps prospères, les suivent partout et disent: «Voilà nos vignes» en
+revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un
+teint fort cuivré, des cheveux gris argentés et dont quelques mèches,
+encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au
+premier aspect; mais un regard pacifique adoucissait cette première
+impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s'occupait
+beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du
+château, vêtus de noir comme lui.
+
+--Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir, pendant que Germain,
+Louis et Etienne vont seller leurs chevaux; M. Henri et nous, il faut
+que nous soyons loin d'ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs
+les Italiens, avez-vous averti votre jeune princesse? Je gage qu'elle
+est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur le bord de l'eau.
+Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le
+monde de table.
+
+--Ah! mon cher Grandchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre
+qui passait et s'arrêta, ne faites pas songer à la duchesse; elle est
+bien triste et je crois qu'elle restera dans son appartement. _Sancta
+Maria!_ je vous plains de voyager aujourd'hui, partir un vendredi, le
+treize du mois, et le jour de saint Gervais et saint Protais, le jour
+des deux martyrs. J'ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de
+Cinq-Mars; mais en vérité je n'ai pu m'empêcher de songer à tout ce que
+je vous dis; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame
+qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire.
+
+En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers
+la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de
+voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon.
+
+Grandchamp s'était à peine aperçu de ce qu'elle avait dit, et semblait
+ne s'occuper que des apprêts du dîner; il remplissait les devoirs
+importants de maître d'hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur
+les domestiques, pour voir s'ils étaient tous à leur poste, se plaçant
+lui-même derrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous
+les habitants du château entrèrent successivement dans la salle:
+onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. La maréchale
+avait passé la dernière, donnant le bras à un beau vieillard vêtu
+magnifiquement, qu'elle fit placer à sa gauche. Elle s'assit dans un
+grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont la forme était un
+carré long. Un autre siège un peu plus orné était à sa droite, mais
+il resta vide. Le jeune marquis d'Effiat, placé en face de sa mère,
+devait l'aider à faire les honneurs; il n'avait pas plus de vingt
+ans, et son visage était assez insignifiant; beaucoup de gravité et
+des manières distinguées annonçaient pourtant un naturel sociable,
+mais rien de plus. Sa jeune soeur de quatorze ans, deux gentilshommes
+de la province, trois jeunes seigneurs italiens de la suite de Marie
+de Gonzague (duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie,
+gouvernante de la jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage,
+vieux et fort sourd, composaient l'assemblée. Une place, à la gauche du
+fils aîné, restait vacante encore.
+
+La maréchale, avant de s'asseoir, fit le signe de la croix et dit
+le _Benedicite_ à haute voix: tout le monde y répondit en faisant le
+signe entier, ou sur la poitrine seulement. Cet usage s'est conservé
+en France dans beaucoup de familles jusqu'à la révolution de 1789;
+quelques-unes l'ont encore, mais plus en province qu'à Paris, et non
+sans quelque embarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps,
+accompagnées d'un sourire d'excuse, quand il se présente un étranger:
+car il est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur.
+
+La maréchale était une femme d'une taille imposante, dont les yeux
+grands et bleus étaient d'une beauté remarquable. Elle ne paraissait
+pas encore avoir atteint quarante-cinq ans; mais, abattue par le
+chagrin, elle marchait avec lenteur et ne parlait qu'avec peine,
+fermant les yeux et laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un
+moment, lorsqu'elle avait été forcée d'élever la voix. Alors sa main,
+appuyée sur son sein montrait qu'elle y ressentait une vive douleur.
+Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à sa gauche,
+s'emparant, sans en être prié par personne, du dé de la conversation,
+le tint avec un sang-froid imperturbable pendant tout le repas.
+C'était le vieux maréchal de Bassompierre; il avait conservé sous ses
+cheveux blancs un air de vivacité et de jeunesse fort étrange à voir;
+ses manières nobles et polies avaient quelque chose d'une galanterie
+surannée comme son costume, car il portait une fraise à la Henri IV
+et les manches tailladées à la manière du dernier règne, ridicule
+impardonnable aux yeux des _beaux_ de la cour. Cela ne nous paraît pas
+plus singulier qu'autre chose à présent; mais il est convenu que dans
+chaque siècle on rira de l'habitude de son père, et je ne vois guère
+que les Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal.
+
+L'un des gentilshommes italiens avait à peine fait une question au
+maréchal sur ce qu'il pensait de la manière dont le Cardinal traitait
+la fille du duc de Mantoue, que celui-ci s'écria dans son langage
+familier:
+
+--Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? Puis-je rien comprendre
+à ce régime nouveau sous lequel vit la France? Nous autres, vieux
+compagnons d'armes du feu roi, nous entendons mal la langue que parle
+la cour nouvelle, et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je? on n'en
+parle aucune dans ce triste pays, car tout le monde s'y tait devant
+le Cardinal; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme de vieux
+portraits de famille et de temps en temps il en retranche la tête; mais
+la devise y reste toujours, heureusement. N'est-il pas vrai, mon cher
+Puy-Laurens?
+
+Ce convive était à peu près du même âge que le maréchal; mais plus
+grave et plus circonspect que lui, il répondit quelques mots vagues,
+et fit un signe à son contemporain pour lui faire remarquer l'émotion
+désagréable qu'il avait fait éprouver à la maîtresse de la maison
+en lui rappelant la mort récente de son mari et en parlant ainsi du
+ministre son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du
+signe de demi-approbation, vida d'un trait un fort grand verre de vin,
+remède qu'il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la peste et
+la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autre de son
+écuyer, s'établit plus carrément que jamais sur sa chaise et dans ses
+idées favorites.
+
+--Oui, nous sommes tous de trop ici; je le dis l'autre jour à mon cher
+duc de Guise, qu'ils ont ruiné. On compte les minutes qui nous restent
+à vivre, et l'on secoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le
+Cardinal-duc voit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures
+qui ne quittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu'il ne peut
+pas mouvoir ces statues de fer, et qu'il y fallait la main du grand
+homme; il passe vite et n'ose pas se mêler à nous, qui ne le craignons
+pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l'heure qu'il est, on
+dit qu'il est question de me mettre à la Bastille.
+
+--Eh! monsieur le maréchal, qu'attendez-vous pour partir? dit
+l'Italien; je ne vois que la Flandre qui vous puisse être un abri.
+
+--Ah! monsieur, vous ne me connaissez guère; au lieu de fuir, j'ai
+été trouver le roi avant son départ, et je lui ai dit que c'était afin
+qu'on n'eût pas la peine de me chercher, et que si je savais où il veut
+m'envoyer, j'irais moi-même sans qu'on m'y menât. Il a été aussi bon
+que je m'y attendais, et m'a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu la
+pensée que je le voulusse faire? Tu sais bien que je t'aime.»
+
+--Ah! mon cher maréchal, je vous fais compliment, dit madame d'Effiat
+d'une voix douce; je reconnais la bonté du roi à ce mot-là: il se
+souvient de la tendresse que le roi son père avait pour vous: il me
+semble même qu'il vous a accordé tout ce que vous vouliez pour les
+vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la
+voie de l'éloge et le tirer du mécontentement qu'il avait entamé si
+hautement.
+
+--Certes, madame, reprit-il, personne ne sait mieux reconnaître ses
+vertus que François de Bassompierre; je lui serai fidèle jusqu'à la
+fin, parce que je me suis donné corps et biens à son père dans un bal;
+et je jure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille
+ne manquera à son devoir envers le roi de France. Quoique les _Bestein_
+soient étrangers et Lorrains, mordieu! une poignée de main de Henri IV
+nous a conquis pour toujours: ma plus grande douleur a été de voir mon
+frère mourir au service de l'Espagne, et je viens d'écrire à mon neveu
+que je le déshériterais s'il passait à l'empereur, comme le bruit en a
+couru.
+
+Un des gentilshommes, qui n'avait rien dit encore, et que l'on pouvait
+remarquer à la profusion des noeuds de rubans et d'aiguillettes qui
+couvraient son habit, et à l'ordre de Saint-Michel dont le cordon noir
+ornait son cou, s'inclina en disant que c'était ainsi que tout sujet
+fidèle devait parler.
+
+--Pardieu, monsieur de Launay, vous vous trompez fort, dit le maréchal,
+en qui revint le souvenir de ses ancêtres; les gens de notre sang
+sont sujets par le coeur, car Dieu nous a fait naître tout aussi bien
+seigneurs de nos terres que le roi l'est des siennes. Quand je suis
+venu en France, c'était pour me promener, et suivi de mes gentilshommes
+et de mes pages. Je m'aperçois que plus nous allons, plus on perd cette
+idée, et surtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien à
+propos pour m'entendre.
+
+La porte s'ouvrit, en effet, et l'on vit entrer un jeune homme d'une
+assez belle taille; il était pâle, ses cheveux étaient bruns, ses yeux
+noirs, son air triste et insouciant: c'était Henri d'Effiat, marquis de
+CINQ-MARS (nom tiré d'une terre de famille); son costume et son manteau
+court étaient noirs; un collet de dentelle tombait de son cou jusqu'au
+milieu de sa poitrine; de petites bottes fortes très évasées et ses
+éperons faisaient assez de bruit sur les dalles du salon pour qu'on
+l'entendît venir de loin. Il marcha droit à la maréchale d'Effiat en la
+saluant profondément, et lui baisa la main.
+
+--Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos chevaux sont-ils prêts? A quelle
+heure partez-vous?
+
+--Après le dîner, sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa
+mère avec le cérémonieux respect du temps.
+
+Et, passant derrière elle, il fut saluer M. de Bassompierre, avant de
+s'asseoir à la gauche de son frère aîné.
+
+--Eh bien, dit le maréchal tout en dînant de fort bon appétit, vous
+allez partir, mon enfant; vous allez à la cour; c'est un terrain
+glissant aujourd'hui. Je regrette pour vous qu'il ne soit pas resté
+ce qu'il était. La cour autrefois n'était autre chose que le salon du
+roi, où il recevait ses amis naturels; les nobles des grandes maisons,
+ses pairs, qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement
+et leur amitié, jouaient leur argent avec lui et l'accompagnaient
+dans ses parties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que la
+permission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête avec eux
+pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualité ne
+l'enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse; j'ai vendu une
+terre à chaque grade que j'ai reçu; le titre de colonel général des
+Suisses m'a coûté quatre cent mille écus, et le baptême du roi actuel
+me fit acheter un habit de cent mille francs.
+
+--Ah! pour le coup, vous conviendrez, dit en riant la maîtresse de la
+maison, que rien ne vous y forçait: nous avons entendu parler de la
+magnificence de votre habit de perles; mais je serais très fâchée qu'il
+fût encore de mode d'en porter de pareils.
+
+--Ah! madame la marquise, soyez tranquille, ce temps de magnificence
+ne reviendra plus. Nous faisions des folies, sans doute, mais elles
+prouvaient notre indépendance; il est clair qu'alors on n'eût pas
+enlevé au roi des serviteurs que l'amour seul attachait à lui, et dont
+les couronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que
+sa couronne fermée. Il est visible aussi que l'ambition ne pouvait
+s'emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses ne
+pouvaient sortir que des mains riches, et que l'or ne vient que des
+mines. Les grandes maisons que l'on détruit avec tant d'acharnement
+n'étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi du
+gouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids,
+existaient de leur propre être, et disaient comme l'une d'elles:
+_Prince ne daigne, Rohan je suis_. Il en était de même de toute famille
+noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roi relevait lui-même en
+écrivant à l'un de mes amis: _L'argent n'est pas chose commune entre
+gentilshommes comme vous et moi_.
+
+--Mais, monsieur le maréchal, interrompit froidement et avec beaucoup
+de politesse M. de Launay, qui peut-être avait dessein de l'échauffer,
+cette indépendance a produit aussi bien des guerres civiles et des
+révoltes comme celles de M. de Montmorency.
+
+--Corbleu, monsieur, je ne puis entendre parler ainsi! dit le fougueux
+maréchal en sautant sur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres,
+monsieur, n'ôtaient rien aux lois fondamentales de l'Etat et ne
+pouvaient pas plus renverser le trône que ne le ferait un duel. De tous
+ces grands chefs de parti il n'en est pas un qui n'eût mis sa victoire
+aux pieds du roi s'il eût réussi, sachant bien que tous les autres
+seigneurs aussi grands que lui l'eussent abandonné ennemi du souverain
+légitime. Nul ne s'est armé que contre une faction et non contre
+l'autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fût rentré dans
+l'ordre. Mais qu'avez-vous fait en nous écrasant? Vous avez cassé les
+bras du trône et ne mettrez rien à leur place. Oui, je n'en doute plus
+à présent, le Cardinal-duc accomplira son dessein en entier, la grande
+noblesse quittera et perdra ses terres, et, cessant d'être la grande
+propriété, cessera d'être une puissance; la cour n'est déjà plus qu'un
+palais où l'on sollicite: elle deviendra plus tard une antichambre,
+quand elle ne se composera plus que des gens de la suite du roi; les
+grands noms commenceront par ennoblir des charges viles; mais, par une
+terrible réaction, ces charges finiront par avilir les grands noms.
+Etrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plus rien que par les
+emplois qu'elle aura reçus, et si les peuples, sur lesquels elle n'aura
+plus d'influence, veulent se révolter...
+
+--Que vous êtes sinistre aujourd'hui, maréchal! interrompit la
+marquise. J'espère que ni moi ni mes enfants ne verrons ces temps-là.
+Je ne reconnais plus votre caractère enjoué à toute cette politique;
+je m'attendais à vous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien!
+Henri, qu'avez-vous donc? Vous êtes bien distrait!
+
+Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande croisée de la salle à
+manger, regardait avec tristesse le magnifique paysage qu'il avait
+sous les yeux. Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait
+les sables de la Loire, les arbres et les gazons d'or et d'émeraude;
+le ciel était d'azur, les flots d'un jaune transparent, les îles
+d'un vert plein d'éclat; derrière leurs têtes arrondies, on voyait
+s'élever les grandes voiles latines des bateaux marchands comme une
+flotte en embuscade.--O nature, nature! se disait-il, belle nature,
+adieu. Bientôt mon coeur ne sera plus assez simple pour te sentir,
+et tu ne plairas plus qu'à mes yeux, ce coeur est déjà brûlé par
+une passion profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un
+trouble inconnu: il faut donc entrer dans ce labyrinthe; je m'y perdrai
+peut-être, mais pour Marie...
+
+Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de montrer un
+regret trop enfantin de son beau pays et de sa famille:
+
+--Je songeais, madame, à la route que je vais prendre pour aller à
+Perpignan, et aussi à celle qui me ramènera chez vous.
+
+--N'oubliez pas de prendre celle de Poitiers et d'aller à Loudun voir
+votre ancien gouverneur, notre bon abbé Quillet; il vous donnera
+d'utiles conseils sur la cour, il est fort bien avec le duc de
+Bouillon; et, d'ailleurs, quand il ne vous serait pas très nécessaire,
+c'est une marque de déférence que vous lui devez bien.
+
+--C'est donc au siège de Perpignan que vous vous rendez, mon ami?
+répondit le vieux maréchal, qui commençait à trouver qu'il était resté
+bien longtemps dans le silence. Ah! c'est bien heureux pour vous.
+Peste! un siège! c'est un joli début: j'aurais donné bien des choses
+pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sa cour; j'aurais
+mieux aimé m'y faire arracher les entrailles du ventre qu'à un tournoi,
+comme je fis. Mais on était en paix, et je fus obligé d'aller faire
+le coup de pistolet contre les Turcs avec le Rosworm des Hongrois,
+pour ne pas affliger ma famille par mon désoeuvrement. Du reste, je
+souhaite que Sa Majesté vous reçoive d'une manière aussi aimable que
+son père me reçut. Certes, le roi est brave et bon; mais on l'a habitué
+malheureusement à cette froide étiquette espagnole qui arrête tous
+les mouvements du coeur; il contient lui-même et les autres par cet
+abord immobile et cet aspect de glace: pour moi, j'avoue que j'attends
+toujours l'instant du dégel, mais en vain. Nous étions accoutumés à
+d'autres manières par ce spirituel et simple Henri, et nous avions du
+moins la liberté de lui dire que nous l'aimions.
+
+Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux de Bassompierre, comme pour se
+contraindre lui-même à faire attention à ses discours, lui demanda
+quelle était la manière de parler du feu roi.
+
+--Vive et franche, dit-il. Quelques temps après mon arrivée en France,
+je jouais avec lui et la duchesse de Beaufort, à Fontainebleau;
+car il voulait, disait-il, me gagner mes pièces d'or et mes belles
+portugalaises. Il me demanda ce qui m'avait fait venir dans ce pays.
+«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à dessein
+de m'embarquer à votre service, mais bien pour passer quelque temps
+à votre cour, et de là à celle d'Espagne; mais vous m'avez tellement
+charmé que, sans aller plus loin, si vous voulez de mon service, je
+m'y voue jusqu'à la mort.» Alors il m'embrassa et m'assura que je
+n'eusse pu trouver un meilleur maître, qui m'aimât plus; hélas! je l'ai
+bien éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, jusqu'à mon amour, et
+j'aurais fait plus encore, s'il se pouvait faire plus que de renoncer à
+Mlle de Montmorency.
+
+Le bon maréchal avait les yeux attendris; mais le jeune marquis
+d'Effiat et les Italiens, se regardant, ne purent s'empêcher de sourire
+en pensant qu'alors la princesse de Condé n'était rien moins que jeune
+et jolie. Cinq-Mars s'aperçut de ces signes d'intelligence, et rit
+aussi, mais d'un rire amer.--Est-il donc vrai, se disait-il, que les
+passions puissent avoir la destinée des modes, et que peu d'années
+puissent frapper du même ridicule un habit et un amour? Heureux celui
+qui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emporte dans
+la tombe tout son trésor!
+
+Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique de ses idées, et
+voulant que le bon maréchal ne lût rien de déplaisant sur le visage de
+ses hôtes:
+
+--On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au roi Henri? dit-il.
+Peut-être aussi au commencement de son règne avait-il besoin d'établir
+ce ton-là; mais, lorsqu'il fut le maître, changea-t-il?
+
+--Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d'être le même jusqu'au
+dernier jour; il ne rougissait pas d'être un homme, et parlait à des
+hommes avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! je le vois encore
+embrassant le duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort; il
+m'avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc lui dit:
+«Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommes du monde, et notre
+destin portait que nous fussions l'un à l'autre; car, si vous n'eussiez
+été qu'un homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à quelque
+prix que c'eût été; mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi,
+il fallait bien que je fusse à vous.» Ah! grand homme! tu l'avais bien
+dit, s'écria Bassompierre, les larmes aux yeux, et peut-être un peu
+animé par les fréquentes rasades qu'il se versait: «_Quand vous m'aurez
+perdu, vous connaîtrez ce que je valais._»
+
+Pendant cette sortie, les différents personnages de la table avaient
+pris des attitudes diverses, selon leurs rôles dans les affaires
+publiques. L'un des Italiens affectait de causer et de rire tout bas
+avec la jeune fille de la maréchale; l'autre prenait soin du vieux
+abbé sourd, qui, mettant une main derrière son oreille pour mieux
+entendre, était le seul qui eût l'air attentif; Cinq-Mars avait repris
+sa distraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme on
+regarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume jusqu'à ce
+qu'elle revienne; son frère aîné faisait les honneurs de la table
+avec le même calme; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de la
+maison: il était tout au duc d'Orléans et craignait le Cardinal; pour
+la maréchale, elle avait l'air affligé et inquiet; souvent des mots
+rudes lui avaient rappelé ou la mort de son mari ou le départ de son
+fils; plus souvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même
+qu'il ne se compromît, et l'avait poussé plusieurs fois en regardant M.
+de Launay, qu'elle connaissait peu, et qu'elle avait quelque raison de
+croire dévoué au premier ministre; mais avec un homme de ce caractère,
+de tels avertissements étaient inutiles; il eut l'air de n'y point
+faire attention; et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses
+regards hardis et du son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui
+et de lui adresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un air
+d'indifférence et de politesse consentante qu'il ne quitta pas jusqu'au
+moment où, les deux battants étant ouverts, on annonça _mademoiselle la
+duchesse de Mantoue_.
+
+Les propos que nous venons de transcrire longuement furent pourtant
+assez rapides, et le dîner n'était pas à la moitié quand l'arrivée de
+Marie de Gonzague fit lever tout le monde. Elle était petite, mais fort
+bien faite, et quoique ses yeux et ses cheveux fussent très noirs, sa
+fraîcheur était éblouissante comme la beauté de sa peau. La maréchale
+fit le geste de se lever pour son rang, et l'embrassa sur le front pour
+sa bonté et son bel âge.
+
+--Nous vous avons attendue longtemps aujourd'hui, chère Marie, lui
+dit-elle en la plaçant près d'elle; vous me restez heureusement pour
+remplacer un de mes enfants qui part.
+
+La jeune duchesse rougit et baissa la tête et les yeux pour qu'on ne
+vît pas leur rougeur, et dit d'une voix timide:--Madame, il le faut
+bien, puisque vous remplacez ma mère auprès de moi. Et un regard fit
+pâlir Cinq-Mars à l'autre bout de la table.
+
+Cette arrivée changea la conversation; elle cessa d'être générale,
+et chacun parla bas à son voisin. Le maréchal seul continuait à dire
+quelques mots de la magnificence de l'ancienne cour, et de ses guerres
+en Turquie, et des tournois, et de l'avarice de la cour nouvelle;
+mais, à son grand regret, personne ne relevait ses paroles, et on
+allait sortir de table, lorsque l'horloge ayant sonné deux heures, cinq
+chevaux parurent dans la grande cour: quatre seulement étaient montés
+par des domestiques en manteaux et bien armés; l'autre cheval, noir et
+très vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp: c'était celui de
+son jeune maître.
+
+--Ah! Ah! s'écria Bassompierre, voilà notre cheval de bataille tout
+sellé et bridé; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieux
+Marot:
+
+ Adieu la Court, adieu les dames!
+ Adieu les filles et les femmes!
+ Adieu vous dy pour quelque temps;
+ Adieu vos plaisans passe-temps;
+ Adieu le bal, adieu la dance,
+ Adieu mesure, adieu cadance,
+ Tabourins, Hauts-bois, Violons,
+ Puisqu'à la guerre nous allons.
+
+Ces vieux vers et l'air du maréchal faisaient rire toute la table,
+hormis trois personnes.
+
+--Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, que je n'ai que dix-sept ans
+comme lui; il va nous revenir tout brodé, madame; il faut laisser son
+fauteuil vacant.
+
+Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en fondant en
+larmes, et tout le monde se leva avec elle: elle ne put faire que deux
+pas et retomba assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa fille et
+la jeune duchesse l'entourèrent avec une vive inquiétude et démêlèrent
+parmi des étouffements et des pleurs qu'elle voulait retenir:
+Pardon!... mes amis... c'est une folie... un enfantillage... mais je
+suis si faible à présent, que je n'en ai pas été maîtresse. Nous étions
+treize à table, et c'est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse.
+Mais c'est bien mal à moi d'avoir montré tant de faiblesse devant lui.
+Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à baiser, et que Dieu vous
+conduise! Soyez digne de votre nom et de votre père.
+
+Puis, comme a dit Homère, _riant sous les pleurs_, elle se leva en le
+poussant et disant:--Allons, que je vous voie à cheval, bel écuyer!
+
+Le silencieux voyageur baisa les mains de sa mère et la salua ensuite
+profondément: il s'inclina aussi devant la duchesse sans lever les
+yeux; puis, embrassant son frère aîné, serrant la main au maréchal
+et baisant le front de sa jeune soeur presque à la fois, il sortit
+et dans un instant fut à cheval. Tout le monde se mit aux fenêtres
+qui donnaient sur la cour, excepté madame d'Effiat, encore assise et
+souffrante.
+
+--Il part au galop; c'est bon signe, dit en riant le maréchal.
+
+--Ah! Dieu! cria la jeune princesse en se retirant de la croisée.
+
+--Qu'est-ce donc! dit la mère.
+
+--Ce n'est rien, ce n'est rien, dit M. de Launay: le cheval de monsieur
+votre fils s'est abattu sous la porte, mais il l'a bientôt relevé de la
+main: tenez, le voilà qui salue de la route.
+
+--Encore un présage funeste! dit la marquise en se retirant dans ses
+appartements.
+
+Chacun l'imita en se taisant ou en parlant bas.
+
+La journée fut triste et le souper silencieux au château de Chaumont.
+
+Quand vinrent dix heures du soir, le vieux maréchal, conduit par
+son valet de chambre, se retira dans la tour du nord, voisine de la
+porte et opposée à la rivière. La chaleur était extrême; il ouvrit la
+fenêtre, et, s'enveloppant d'une vaste robe de soie, plaça un flambeau
+pesant sur une table et voulut rester seul. Sa croisée donnait sur la
+plaine, que la lune dans son premier quartier n'éclairait que d'une
+lumière incertaine; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout
+disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n'eût rien de rêveur
+dans le caractère, la tournure qu'avait prise le dîner lui revint à
+la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie et les
+tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui
+semblait avoir soufflé sur lui un vent d'infortune: la mort d'une
+soeur chérie, les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses
+terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le maréchal d'Effiat
+dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un
+soupir involontaire; il se mit à la fenêtre pour respirer.
+
+En ce moment il crut entendre du côté du bois la marche d'une troupe
+de chevaux; mais le vent qui vint à augmenter le dissuada de cette
+première pensée, et tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. Il
+regarda encore quelque temps tous les feux du château qui s'éteignirent
+successivement après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et
+rôdé dans les cours et les écuries; retombant ensuite sur son grand
+fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra
+profondément à ses réflexions; et bientôt après, tirant de son sein un
+médaillon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir:--Viens, mon bon
+et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis
+si souvent; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d'un ami
+véritable; viens, grand homme, me consulter sur l'ambitieuse Autriche;
+viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et
+de la bonne foi de ton infidélité; viens, héroïque soldat, me crier
+encore que je t'offusque au combat; ah! que ne l'ai-je fait dans Paris!
+que n'ai-je reçu ta blessure! Avec ton sang, le monde a perdu les
+bienfaits de ton règne interrompu...
+
+Les larmes du maréchal troublaient la glace du large médaillon, et
+il les effaçait par de respectueux baisers, quand la porte, ouverte
+brusquement, le fit sauter sur son épée.
+
+--Qui va là? cria-t-il dans sa surprise. Elle fut bien plus grande
+quand il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau à la main, s'avança
+jusqu'à lui, et lui dit avec embarras:
+
+--Monsieur le maréchal, c'est le coeur navré de douleur que je me
+vois forcé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. Un
+carrosse vous attend à la grille avec trente mousquetaires de M. le
+Cardinal-duc.
+
+Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le médaillon
+dans la main gauche et l'épée dans l'autre main; il la tendit
+dédaigneusement à cet homme, et lui dit:
+
+--Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et c'est à quoi je
+pensais; c'est au nom de ce grand Henri que je remets paisiblement
+cette épée à son fils. Suivez-moi.
+
+Il accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de Launay fut attéré
+et le suivit en baissant la tête, comme si lui-même eût été arrêté par
+le noble vieillard, qui, saisissant un flambeau, sortit de la cour et
+trouva toutes les portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient
+effrayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné le silence.
+Le carrosse était préparé et partit rapidement, suivi de beaucoup
+de chevaux. Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, commençait
+à s'endormir, bercé par le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix
+forte cria au cocher: _Arrête!_ et, comme il poursuivait, un coup de
+pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent.--Je déclare, monsieur, que
+ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre. Puis, mettant la
+tête à la portière, il vit qu'il se trouvait dans un petit bois et un
+chemin trop étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à
+gauche de la voiture, avantage très grand pour les agresseurs, puisque
+les mousquetaires ne pouvaient avancer; il cherchait à voir ce qui se
+passait, lorsqu'un cavalier, ayant à la main une longue épée dont il
+parait les coups que lui portait un garde, s'approcha de la portière en
+criant: _Venez, venez, monsieur le maréchal_.
+
+--Eh quoi! c'est vous, étourdi d'Henri qui faites de ces escapades?
+Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un enfant.
+
+Et de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quitter, on eut le
+temps de se reconnaître.
+
+--Et comment diable êtes-vous ici? reprit Bassompierre; je vous croyais
+à Tours, et même plus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous
+voilà revenu pour faire une folie?
+
+--Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici, c'est pour
+affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme je pense bien
+qu'on vous mène à la Bastille, je suis bien sûr que vous n'en direz
+rien; c'est le temple de la discrétion. Cependant, si vous aviez voulu,
+continua-t-il très haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans
+ce bois où un cheval ne pouvait remuer; à présent il n'est plus temps.
+Un paysan m'avait appris l'insulte faite à nous plus qu'à vous par cet
+enlèvement dans la maison de mon père.
+
+--C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons respecter ses
+volontés; gardez cette ardeur pour son service; je vous en remercie
+cependant de bon coeur; touchez là, et laissez-moi continuer ce joli
+voyage.
+
+De Launay ajouta:--Il m'est permis d'ailleurs de vous dire, monsieur
+de Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi même d'assurer monsieur le
+maréchal qu'il est fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on
+ne le porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours à la
+Bastille[3].
+
+ [3] Il y resta douze ans.
+
+Bassompierre reprit en riant très haut:--Vous voyez, mon ami, comment
+on met les jeunes gens en tutelle; ainsi, prenez garde à vous.
+
+--Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne ferai plus le chevalier
+errant pour les gens malgré eux. Et, rentrant dans le bois pendant que
+la voiture repartait au grand trot, il prit par des sentiers détournés
+le chemin du château.
+
+Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta. Il était seul en
+avant de Grandchamp et de sa petite escorte et ne descendit point de
+cheval; mais s'approchant du mur de manière à y coller sa botte, il
+souleva la jalousie d'une fenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de
+herse, comme on en voit encore dans quelques vieux bâtiments.
+
+Il était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée. Tout autre
+que le maître de la maison n'eût jamais su trouver son chemin par une
+obscurité si grande. Les tours et les toits ne formaient qu'une masse
+noire qui se détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent;
+aucune lumière ne brillait dans toute la maison endormie. Cinq-Mars,
+caché sous un chapeau à larges bords et un grand manteau, attendait
+avec anxiété.
+
+Qu'attendait-il? Qu'était-il venu chercher? un mot d'une voix qui se
+fit entendre très bas derrière la croisée:
+
+--Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars?
+
+--Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait comme un malfaiteur toucher la
+maison paternelle sans y rentrer et sans dire encore adieu à sa mère?
+Qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de
+l'avenir, si ce n'était moi?
+
+La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que des pleurs
+accompagnaient sa réponse:--Hélas! Henri, de quoi vous plaignez-vous?
+N'ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais? Est-ce ma faute
+si mon malheur a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on
+choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai bergère?» Vous savez
+bien quelle est toute l'infortune d'une princesse: on lui ôte son
+coeur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité
+la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que
+je vous connais, que n'ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur
+et m'éloigner des trônes! Depuis deux ans j'ai lutté en vain contre
+ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me
+détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j'ai désiré qu'on me crût
+morte; que dis-je? j'ai presque souhaité des révolutions! J'aurais
+peut-être béni le coup qui m'eût ôté mon rang, comme j'ai remercié
+Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la cour s'étonne, la reine me
+demande; nos rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil a été trop long;
+réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années:
+oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de notre grande résolution;
+n'ayez qu'une seule pensée, soyez ambitieux... ambitieux pour moi...
+
+--Faut-il donc oublier tout, ô Marie! dit Cinq-Mars avec douceur.
+
+Elle hésita...
+
+--Oui, tout ce que j'ai oublié moi-même, reprit-elle. Puis un instant
+après, elle continua avec vivacité:
+
+--Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées et même nos
+promenades de l'étang et du bois; mais souvenez-vous de l'avenir;
+partez. Votre père était maréchal, soyez plus, connétable, prince.
+Partez, vous êtes jeune, noble, riche, brave, aimé...
+
+--Pour toujours? dit Henri.
+
+--Pour la vie et l'éternité.
+
+Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main, s'écria:
+
+--Eh bien! j'en jure par la Vierge dont vous portez le nom, vous serez
+à moi, Marie, ou ma tête tombera sur l'échafaud.
+
+--O ciel! que dites-vous! s'écria-t-elle en prenant sa main avec une
+main blanche qui sortit de la fenêtre. Non, vos efforts ne seront
+jamais coupables, jurez-le-moi; vous n'oublierez jamais que le roi de
+France est votre maître; aimez-le plus que tout, après celle pourtant
+qui vous sacrifiera tout et vous attendra en souffrant. Prenez cette
+petite croix d'or; mettez-la sur votre coeur, elle a reçu beaucoup de
+mes larmes. Songez que si jamais vous étiez coupable envers le roi,
+j'en verserais de bien plus amères. Donnez-moi cette bague que je vois
+briller à votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre sont toutes rouges
+de sang!
+
+--Qu'importe? il n'a pas coulé pour vous; n'avez-vous rien entendu il y
+a une heure?
+
+--Non; mais à présent n'entendez-vous rien vous-même?
+
+--Non, Marie, si ce n'est un oiseau de nuit sur la tour.
+
+--On a parlé de nous, j'en suis sûre. Mais d'où vient donc ce sang!
+Dites vite, et partez.
+
+--Oui, je pars; voici un nuage qui nous rend la nuit. Adieu, ange
+céleste, je vous invoquerai. L'amour a versé l'ambition dans mon
+coeur comme un poison brûlant; oui, je le sens pour la première fois,
+l'ambition peut être ennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma
+destinée.
+
+--Adieu! mais songez à la mienne.
+
+--Peuvent-elles se séparer?
+
+--Jamais, s'écria Marie, que par la mort!
+
+--Je crains plus encore l'absence, dit Cinq-Mars.
+
+--Adieu! je tremble; adieu! dit la voix chérie. Et la fenêtre s'abaissa
+lentement sur les deux mains encore unies.
+
+Cependant le cheval noir ne cessait de piaffer et de s'agiter en
+hennissant; son maître inquiet lui permit de partir au galop, et
+bientôt ils furent rendus dans la ville de Tours, que les clochers de
+Saint-Gatien annonçaient de loin.
+
+Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avait attendu son jeune
+seigneur, et gronda de voir qu'il ne voulait pas se coucher. Toute
+l'escorte partit, et cinq jours après entra dans la vieille cité de
+Loudun en Poitou, silencieusement et sans événement.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RUE
+
+ Je m'avançais d'un pas pénible et mal assuré vers le but de ce
+ convoi tragique.
+
+ CH. NODIER, _Smarra_.
+
+
+Ce règne dont nous vous voulons peindre quelques années, règne de
+faiblesse qui fut comme une éclipse de la couronne entre les splendeurs
+de Henri IV et de Louis le Grand, afflige les yeux qui le contemplent
+par quelques souillures sanglantes. Elles ne furent pas toutes l'oeuvre
+d'un homme, de grands corps y prirent part. Il est triste de voir
+que, dans ce siècle encore désordonné, le clergé, pareil à une grande
+nation, eut sa populace, comme il eut sa noblesse, ses ignorants
+et ses criminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce
+temps, ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne de
+Louis XIV, et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le sang des
+martyrs qu'il offrit à la Révolution de 1793. Ainsi, par une destinée
+toute particulière, perfectionné par la monarchie et la république,
+adouci par l'une, châtié par l'autre, il nous est arrivé ce qu'il est
+aujourd'hui, austère et rarement vicieux.
+
+Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêter un moment à cette pensée
+avant d'entrer dans le récit des faits que nous offre l'histoire de
+ces temps, et, malgré cette consolante observation, nous n'avons pu
+nous empêcher d'écarter des détails trop odieux en gémissant encore
+sur ce qui reste de coupables actions, comme, en racontant la vie
+d'un vieillard vertueux, on pleure sur les emportements de sa jeunesse
+passionnée ou les penchants corrompus de son âge mûr.
+
+Lorsque la cavalcade entra dans les rues étroites de Loudun, un
+bruit étrange s'y faisait entendre; elles étaient remplies d'une
+foule immense; les cloches de l'église et du couvent sonnaient de
+manière à faire croire à un incendie, et tout le monde, sans nulle
+attention aux voyageurs, se pressait vers un grand bâtiment attenant
+à l'église. Il était facile de distinguer sur les physionomies des
+traces d'impressions fort différentes et souvent opposées entre elles.
+Des groupes et des attroupements nombreux se formaient, le bruit des
+conversations y cessait tout à coup, et l'on n'y entendait plus qu'une
+voix qui semblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de
+quelques exclamations pieuses s'élevaient de tous côtés; le groupe
+se dissipait, et l'on voyait que l'orateur était un capucin ou un
+récollet, qui, tenant à la main un crucifix de bois, montrait à la
+foule le grand bâtiment vers lequel elle se dirigeait.--_Jesus Marie!_
+s'écriait une vieille femme, qui aurait jamais cru que le malin esprit
+eût choisi notre bonne ville pour demeure?
+
+--Et que les bonnes Ursulines eussent été possédées? disait l'autre.
+
+--On dit que le démon qui agite la supérieure se nomme _Légion_, disait
+une troisième.
+
+--Que dites-vous, ma chère? interrompit une religieuse; il y en a
+sept dans son pauvre corps, auquel sans doute elle avait attaché trop
+de soin à cause de sa grande beauté; à présent, il est le réceptacle
+de l'enfer; M. le prieur des Carmes, dans l'exorcisme d'hier, a fait
+sortir de sa bouche le démon _Eazas_, et le révérend père Lactance a
+chassé aussi le démon _Beherit_. Mais les cinq autres n'ont pas voulu
+partir, et, quand les saints exorcistes, que Dieu soutienne! les ont
+sommés, en latin, de se retirer, ils ont dit qu'ils ne le feraient
+pas qu'ils n'eussent prouvé leur puissance, dont les huguenots et les
+hérétiques ont l'air de douter; et le démon _Elimi_, qui est le plus
+méchant, comme vous le savez, a prétendu qu'aujourd'hui il enlèverait
+la calotte de M. de Laubardemont, et la tiendrait suspendue en l'air
+pendant un _Miserere_.
+
+--Ah! sainte Vierge! reprenait la première, je tremble déjà de tout
+mon corps. Et quand je pense que j'ai été plusieurs fois demander des
+messes à ce magicien d'Urbain!
+
+--Et moi, dit une jeune fille en se signant, moi qui me suis confessée
+à lui il y a dix mois, j'aurais été sûrement possédée sans la relique
+de sainte Geneviève que j'avais heureusement sous ma robe, et...
+
+--Et, sans reproche, Martine, interrompit une grosse marchande, vous
+étiez restée assez longtemps, pour cela, seule avec le beau sorcier.
+
+--Eh bien, la belle, il y a maintenant un mois que vous seriez
+dépossédée, dit un jeune soldat qui vint se mêler au groupe en fumant
+sa pipe.
+
+La jeune fille rougit, et ramena sur sa jolie figure le capuchon de sa
+pelisse noire. Les vieilles femmes jetèrent un regard de mépris sur le
+soldat, et, comme elles se trouvaient alors près de la porte d'entrée
+encore fermée, elles reprirent leurs conversations avec plus de chaleur
+que jamais, voyant qu'elles étaient sûres d'entrer les premières;
+et, s'asseyant sur les bornes et les bancs de pierre, elles se
+préparèrent par leurs récits au bonheur qu'elles allaient goûter d'être
+spectatrices de quelque chose d'étrange, d'une apparition, ou au moins
+d'un supplice.
+
+--Est-il vrai, ma tante, dit la jeune Martine à la plus vieille, que
+vous ayez entendu parler les démons?
+
+--Vrai comme je vous vois, et tous les assistants en peuvent dire
+autant, ma nièce; c'est pour que votre âme soit édifiée que je vous
+ai fait venir avec moi aujourd'hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez
+véritablement la puissance de l'esprit malin.
+
+--Quelle voix a-t-il, ma chère tante? continua la jeune fille, charmée
+de réveiller une conversation qui détournait d'elle les idées de ceux
+qui l'entouraient.
+
+--Il n'a pas d'autre voix que la voix même de la supérieure, à qui
+Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvre jeune femme, je l'ai entendue
+hier bien longtemps: cela faisait peine de la voir se déchirer le
+sein et tourner ses pieds et ses bras en dehors et les réunir tout à
+coup derrière son dos. Quand le saint père Lactance est arrivé et a
+prononcé le nom d'Urbain Grandier, l'écume est sortie de sa bouche et
+elle a parlé latin comme si elle lisait la Bible. Aussi je n'ai pas
+bien compris, et je n'ai retenu que _Urbanus magicus rosas diabolica_;
+ce qui voulait dire que le magicien Urbain l'avait ensorcelée avec des
+roses que le diable lui avait données, et il est sorti de ses oreilles
+et de son cou des roses couleur de flamme, qui sentaient le soufre, au
+point que M. le lieutenant-criminel a crié que chacun ferait bien de
+fermer ses narines et ses yeux, parce que les démons allaient sortir.
+
+--Voyez-vous cela! crièrent d'une voix glapissante et d'un air de
+triomphe toutes les femmes assemblées en se tournant du côté de la
+foule, et particulièrement vers un groupe d'hommes habillés en noir,
+parmi lesquels se trouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées
+en passant.
+
+--Voilà encore ces vieilles folles qui se croient au sabbat, dit-il,
+et qui font plus de bruit que lorsqu'elles y arrivent à cheval sur un
+manche à balai.
+
+--Jeune homme, jeune homme, dit un bourgeois d'un air triste, ne faites
+pas de ces plaisanteries en plein air: le vent deviendrait de flamme
+pour vous, par le temps qu'il fait.
+
+--Ma foi, je me moque bien de tous ces exorcistes, moi! reprit le
+soldat; je m'appelle Grand-Ferré, et il n'y en a pas beaucoup qui aient
+un goupillon comme le mien.
+
+Et, prenant la poignée de son sabre d'une main, il retroussa sa
+moustache blonde et regarda autour de lui en fronçant le sourcil; mais
+comme il n'aperçut dans la foule aucun regard qui cherchât à braver le
+sien, il partit lentement en avançant le pied gauche le premier, et se
+promena dans les rues étroites et noires avec cette insouciance d'un
+militaire qui débute, et un mépris profond pour tout ce qui ne porte
+pas son habit.
+
+Cependant huit ou dix habitants raisonnables de cette petite ville
+se promenaient ensemble et en silence à travers la foule agitée;
+ils semblaient consternés de cette étonnante et soudaine rumeur, et
+s'interrogeaient du regard à chaque nouveau spectacle de folie qui
+frappait leurs yeux. Ce mécontentement muet attristait les hommes du
+peuple et les nombreux paysans venus de leurs campagnes, qui tous
+cherchaient leur opinion dans les regards des propriétaires, leurs
+patrons pour la plupart; ils voyaient que quelque chose de fâcheux
+se préparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre le
+sujet ignorant et trompé, la résignation et l'immobilité.
+
+Néanmoins le paysan de France a dans le caractère certaine naïveté
+moqueuse dont il se sert avec ses égaux souvent, et toujours avec ses
+supérieurs. Il fait des questions embarrassantes pour le pouvoir, comme
+le sont celles de l'enfance pour l'âge mûr; il se rapetisse à l'infini,
+pour que celui qu'il interroge se trouve embarrassé dans sa propre
+élévation; il redouble de gaucherie dans les manières et de grossièreté
+dans les expressions, pour mieux voir le but secret de sa pensée; tout
+prend, malgré lui cependant, quelque chose d'insidieux et d'effrayant
+qui le trahit; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée
+avec laquelle il s'appuie sur son long bâton, indiquent trop à quelles
+espérances il se livre, et quel est le soutien sur lequel il compte.
+
+L'un des plus âgés s'avança suivi de dix ou douze jeunes paysans,
+ses fils et neveux; ils portaient tous le grand chapeau et cette
+blouse bleue, ancien habit des Gaulois, que le peuple de France met
+encore sur tous ses autres vêtements, et qui convient si bien à son
+climat pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée des
+personnages dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, et toute sa
+famille en fit autant: on vit alors sa figure brune et son front nu
+et ridé, couronné de cheveux blancs fort longs; ses épaules étaient
+voûtées par l'âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de
+satisfaction et presque de respect par un homme très grave du groupe
+noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main.
+
+--Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous aussi, vous
+quittez votre ferme de la Chênaie pour la ville quand ce n'est pas jour
+de marché? C'est comme si vos bons boeufs se dételaient pour aller à la
+chasse aux étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir forcer
+un pauvre lièvre.
+
+--Ma fine, monsieur le comte du Lude, reprit le fermier, quelquefois
+le lièvre se vient jeter devant iceux; il m'est advis qu'on veut nous
+jouer, et je v'nons voir un peu comment.
+
+--Brisons là, mon ami, reprit le comte; voici M. Fournier, l'avocat,
+qui ne vous trompera pas, car il s'est démis de sa charge de procureur
+du roi hier au soir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu'à
+sa noble pensée: vous l'entendrez peut-être aujourd'hui; mais je le
+crains autant pour lui que je le souhaite pour l'accusé.
+
+--N'importe, monsieur, la vérité est une passion pour moi, dit Fournier.
+
+C'était un jeune homme d'une extrême pâleur, mais dont le visage était
+plein de noblesse et d'expression; ses cheveux blonds, ses yeux bleus,
+mobiles et très clairs, sa maigreur et sa taille mince lui donnaient
+l'air d'être plus jeune qu'il n'était; mais son visage pensif et
+passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce
+de l'âme que donnent l'étude et l'énergie naturelle. Il portait un
+habit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et, sous
+son bras gauche, un rouleau de papiers, qu'en parlant il prenait et
+serrait convulsivement de la main droite, comme un guerrier en colère
+saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu'il voulait le dérouler
+et en faire sortir la foudre sur ceux qu'il poursuivait de ses regards
+indignés. C'étaient trois capucins et un récollet qui passaient dans la
+foule.
+
+--Père Guillaume, poursuivit M. du Lude, pourquoi n'avez-vous amené que
+vos enfants mâles avec vous, et pourquoi ces bâtons?
+
+--Ma fine, monsieur, c'est que je n'aimerions pas que nos filles
+apprinsent à danser comme les religieuses; et puis, pa' l'temps qui
+court, les garçons savons mieux se remuer que les femmes.
+
+--Ne nous _remuons_ pas, mon vieux ami, croyez-moi, dit le comte,
+rangez-vous tous plutôt pour voir la procession qui vient à nous, et
+souvenez-vous que vous avez soixante et dix ans.
+
+--Ah! ah! dit le vieux père, tout en faisant ranger ses douze enfants
+comme des soldats, j'avons fait la guerre avec le feu roi Henri, et
+j'savons jouer du pistolet tout aussi bien que les _ligueux_ faisiont.
+Et il branla la tête et s'assit sur une borne, son bâton noueux entre
+les jambes, ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche
+par-dessus ses mains. Là, il ferma à demi les yeux comme s'il se
+livrait tout entier à ses souvenirs d'enfance.
+
+On voyait avec étonnement son habit rayé comme du temps du roi
+béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dans les derniers temps de
+sa vie, quoique ses cheveux eussent été privés par le poignard de cette
+blancheur que ceux du paysan avaient paisiblement acquise. Mais un
+grand bruit de cloches attira l'attention vers l'extrémité de la grande
+rue de Loudun.
+
+On voyait venir de loin une longue procession dont la bannière et les
+piques s'élevaient au-dessus de la foule qui s'ouvrit en silence pour
+examiner cet appareil à moitié ridicule et à moitié sinistre.
+
+Des archers, à barbe pointue, portant de larges chapeaux à plumes,
+marchaient d'abord sur deux rangs avec de longues hallebardes, puis, se
+partageant en deux files de chaque côté de la rue, renfermaient dans
+cette double ligne deux lignes pareilles de pénitents gris; du moins
+donnerons-nous ce nom, connu dans quelques provinces du midi de la
+France, à des hommes revêtus d'une longue robe de cette couleur, qui
+leur couvre entièrement la tête en forme de capuchon, et dont le masque
+de la même étoffe se termine en pointe sous le menton comme une longue
+barbe, et n'a que trois trous pour les yeux et le nez. On voit encore
+de nos jours quelques enterrements suivis et honorés par des costumes
+semblables, surtout dans les Pyrénées. Les pénitents de Loudun avaient
+des cierges énormes à la main, et leur marche lente, et leurs yeux
+qui semblaient flamboyants sous le masque, leur donnaient un air de
+fantômes qui attristait involontairement.
+
+Les murmures en sens divers commencèrent dans le peuple.
+
+--Il y a bien des coquins cachés sous ce masque, dit un bourgeois.
+
+--Et dont la figure est plus laide encore que lui, reprit un jeune
+homme.
+
+--Ils me font peur! s'écriait une jeune femme.
+
+--Je ne crains que pour ma bourse, répondit un passant.
+
+--Ah! Jésus! voilà donc nos saints frères de la Pénitence, disait une
+vieille en écartant sa mante noire. Voyez-vous quelle bannière ils
+portent? quel bonheur qu'elle soit avec nous! certainement elle nous
+sauvera: voyez-vous dessus le diable dans les flammes, et un moine
+qui lui attache une chaîne au cou? Voici actuellement les juges qui
+viennent: ah! les honnêtes gens! voyez leurs robes rouges, comme elles
+sont belles! Ah! sainte Vierge! qu'on les a biens choisis!
+
+--Ce sont les ennemis personnels du curé, dit tout bas le comte du Lude
+à l'avocat Fournier, qui prit une note.
+
+--Les reconnaissez-vous bien tous? continua la vieille en distribuant
+des coups de poing à ses voisines, et en pinçant le bras à ses voisins
+jusqu'au sang pour exciter leur attention: voici ce bon M. Mignon qui
+parle tout bas à messieurs les conseillers du présidial de Poitiers;
+que Dieu répande sa sainte bénédiction sur eux!
+
+--C'est Roatin, Richard et Chevalier, qui voulaient le faire destituer
+il y a un an, continuait à demi-voix M. du Lude au jeune avocat, qui
+écrivait toujours sous son manteau, entouré et caché par le groupe noir
+des bourgeois.
+
+--Ah! voyez, voyez, rangez-vous donc! voici M. Barré, le curé de
+Saint-Jacques de Chinon, dit la vieille.
+
+--C'est un saint, dit un autre.
+
+--C'est un hypocrite, dit une voix d'homme.
+
+--Voyez comme le jeûne l'a rendu maigre!
+
+--Comme les remords le rendent pâle!
+
+--C'est lui qui fait fuir les diables.
+
+--C'est lui qui les souffle.
+
+Ce dialogue fut interrompu par un cri général:--Qu'elle est belle!
+
+La supérieure des Ursulines s'avançait suivie de toutes ses
+religieuses; son voile blanc était relevé. Pour que le peuple pût voir
+les traits des possédées, on avait voulu que cela fût ainsi pour elle
+et six autres soeurs. Rien ne la distinguait dans son costume qu'un
+immense rosaire à grains noirs tombant de son cou à ses pieds, et
+se terminant par une croix d'or; mais la blancheur éclatante de son
+visage, que relevait encore la couleur brune de son capuchon, attirait
+d'abord tous les regards; ses yeux noirs semblaient porter l'empreinte
+d'une profonde et brûlante passion; ils étaient couverts par les arcs
+parfaits de deux sourcils que la nature avait dessinés avec autant de
+soin que les Circassiennes en mettent à les arrondir avec le pinceau;
+mais un léger pli entre eux deux révélait une agitation forte et
+habituelle dans les pensées. Cependant elle affectait un grand calme
+dans tous ses mouvements et dans tout son être; ses pas étaient lents
+et cadencés; ses deux belles mains étaient réunies, aussi blanches
+et aussi immobiles que celles des statues de marbre qui prient
+éternellement sur les tombeaux.
+
+--Oh! remarquez-vous, ma tante, dit la jeune Martine, soeur Agnès et
+soeur Claire qui pleurent auprès d'elle?
+
+--Ma nièce, elles se désolent d'être la proie du démon.
+
+--Ou se repentent, dit la même voix d'homme, d'avoir joué le ciel.
+
+Cependant un silence profond s'établit partout, et nul mouvement
+n'agita le peuple; il sembla glacé tout à coup par quelque
+enchantement, lorsque à la suite des religieuses parut, au milieu
+des quatre pénitents qui le tenaient enchaîné, le curé de l'église
+de Sainte-Croix, revêtu de la robe du pasteur; la noblesse de son
+visage était remarquable et rien n'égalait la douceur de ses traits;
+sans affecter un calme insultant, il regardait avec bonté et semblait
+chercher à droite et à gauche s'il ne rencontrerait pas le regard
+attendri d'un ami; il le rencontra, il le reconnut, et ce dernier
+bonheur d'un homme qui voit approcher son heure dernière ne lui fut pas
+refusé: il entendit même quelques sanglots; il vit des bras s'étendre
+vers lui, et quelques-uns n'étaient pas sans armes; mais il ne répondit
+à aucun signe; il baissa les yeux, ne voulant pas perdre ceux qui
+l'aimaient et leur communiquer par un coup d'oeil la contagion de
+l'infortune. C'était Urbain Grandier.
+
+Tout à coup la procession s'arrêta à un signe du dernier homme qui la
+suivait et qui semblait commander à tous. Il était grand, sec, pâle,
+revêtu d'une longue robe noire, la tête couverte d'une calotte de même
+couleur; il avait la figure d'un Basile, avec le regard de Néron. Il
+fit signe aux gardes de l'entourer, voyant avec effroi le groupe noir
+dont nous avons parlé, et que les paysans se serraient de près pour
+l'écouter; les chanoines et les capucins se placèrent près de lui, et
+il prononça d'une voix glapissante ce singulier arrêt:
+
+«Nous, sieur de Laubardemont, maître des requêtes étant envoyé et
+subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire relativement au procès
+du magicien _Urbain Grandier_, pour le juger sur tous les chefs
+d'accusation, assisté des révérends pères _Mignon_, chanoine; _Barré_,
+curé de Saint-Jacques de Chinon; du père Lactance et de tous les
+juges appelés à juger icelui magicien; avons préalablement décrété ce
+qui suit: _Primo_, la prétendue assemblée de propriétaires nobles,
+bourgeois de la ville et des terres environnantes est cassée, comme
+tendant à une sédition populaire; ses actes seront déclarés nuls, et
+sa prétendue lettre au roi contre nous, juges, interceptée et brûlée en
+place publique, comme calomniant les bonnes Ursulines et les révérends
+pères et juges. _Secundo_, il sera défendu de dire publiquement ou en
+particulier que les susdites religieuses ne sont point possédées du
+malin esprit, et de douter du pouvoir des exorcistes, à peine de vingt
+mille livres d'amende et de punition corporelle.
+
+«Les baillis et échevins s'y conformeront. Ce 18 juin de l'an de grâce
+1639.»
+
+A peine eut-il fini cette lecture, qu'un bruit discordant de trompettes
+partit avant la dernière syllabe de ces paroles, et couvrit, quoique
+imparfaitement, les murmures qui le poursuivaient: il pressa la
+marche de la procession, qui entra dans le grand bâtiment qui tenait
+à l'église, ancien couvent dont les étages étaient tous tombés en
+ruine, et qui ne formait plus qu'une seule et immense salle propre à
+l'usage qu'on en voulait faire. Laubardemont ne se crut en sûreté que
+lorsqu'il y fut entré, et qu'il entendit les lourdes et doubles portes
+se refermer en criant sur la foule qui hurlait encore.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE BON PRÊTRE
+
+ L'homme de paix me parla ainsi.
+
+ VICAIRE SAVOYARD.
+
+
+A présent que la procession diabolique est entrée dans la salle de
+son spectacle, et tandis qu'elle arrange sa sanglante représentation,
+voyons ce qu'avait fait Cinq-Mars au milieu des spectateurs en émoi.
+Il était naturellement doué de beaucoup de tact, et sentit qu'il ne
+parviendrait pas facilement à son but de trouver l'abbé Quillet dans
+un moment où la fermentation des esprits était à son comble. Il resta
+donc à cheval avec ses quatre domestiques dans une petite rue fort
+obscure qui donnait dans la grande, et d'où il put voir facilement tout
+ce qui s'était passé. Personne ne fit d'abord attention à lui; mais,
+lorsque la curiosité publique n'eut pas d'autre aliment, il devint le
+but de tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants le
+voyaient avec assez de mécontentement, et se demandaient à demi-voix si
+c'était encore un exorciseur qui leur arrivait; quelques paysans même
+commençaient à trouver qu'il embarrassait la rue avec ses cinq chevaux.
+Il sentit qu'il était temps de prendre son parti, et, choisissant sans
+hésiter les gens les mieux mis, comme ferait chacun à sa place, il
+s'avança avec sa suite le chapeau à la main vers le groupe noir dont
+nous avons parlé, et, s'adressant au personnage qui lui parut le plus
+distingué:
+
+--Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir M. l'abbé Quillet?
+
+A ce nom, tout le monde le regarda avec un air d'effroi, comme s'il eût
+prononcé celui de Lucifer. Cependant personne n'en eut l'air offensé;
+il semblait, au contraire, que cette demande fît naître sur lui une
+opinion favorable dans les esprits. Du reste le hasard l'avait bien
+servi dans son choix. Le comte du Lude s'approcha de son cheval en le
+saluant:
+
+--Mettez pied à terre, monsieur, lui dit-il, et je vous pourrai donner
+sur son compte d'utiles renseignements.
+
+Après avoir parlé fort bas, tous deux se quittèrent avec la
+cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Mars remonta sur son cheval noir,
+et, passant dans plusieurs petites rues, fut bientôt hors de la foule
+avec sa suite.
+
+--Que je suis heureux! disait-il chemin faisant: je vais voir du moins
+un instant ce bon et doux abbé qui m'a élevé; je me rappelle encore ses
+traits, son air calme et sa voix pleine de bonté.
+
+Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, il se trouva dans une
+petite rue noire qu'on lui avait indiquée; elle était si étroite, que
+les genouillères de ses bottes touchaient aux deux murs. Il trouva au
+bout une maison de bois à un seul étage, et, dans son empressement,
+frappa à coups redoublés.
+
+--Qui va là? cria une voix furieuse.
+
+Et presque aussitôt la porte s'ouvrant laissa voir un petit homme gros,
+court et tout rouge, portant une calotte noire, une immense fraise
+blanche, des bottes à l'écuyère qui engloutissaient ses petites jambes
+dans leurs énormes tuyaux, et deux pistolets d'arçon à sa main.
+
+--Je vendrai chèrement ma vie! cria-t-il, et...
+
+--Doucement, l'abbé, doucement, lui dit son élève en lui prenant le
+bras: ce sont vos amis.
+
+--Ah! mon pauvre enfant, c'est vous! dit le bonhomme, laissant tomber
+ses pistolets, que ramassa avec précaution un domestique armé aussi
+jusqu'aux dents. Eh? que venez vous faire ici? L'abomination y est
+venue, et j'attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vous
+et vos gens; je vous ai pris pour les archers de Laubardemont et, ma
+foi, j'allais sortir un peu de mon caractère. Vous voyez ces chevaux;
+je vais en Italie rejoindre notre ami le duc de Bouillon. Jean, Jean,
+fermez vite la grande porte par dessus ces braves domestiques et
+recommandez leur de ne pas faire trop de bruit, quoiqu'il n'y ait pas
+d'habitation près de celle-ci.
+
+Grandchamp obéit à l'intrépide petit abbé, qui embrassa quatre fois
+Cinq-Mars en s'élevant sur la pointe de ses bottes pour atteindre
+le milieu de sa poitrine. Il le conduisit bien vite dans une étroite
+chambre, qui semblait un grenier abandonné, et, s'asseyant avec lui sur
+une malle de cuir noir, il lui dit avec chaleur:
+
+--Eh! mon enfant, où allez-vous? A quoi pense madame la maréchale de
+vous laisser venir ici? Ne voyez-vous pas bien tout ce qui se fait
+contre un malheureux qu'il faut perdre? Ah! bon Dieu! était-ce là le
+premier spectacle que mon cher élève devait avoir sous les yeux? Ah!
+ciel! quand vous voilà à cet âge charmant où l'amitié, les tendres
+affections, la douce confiance, devaient vous entourer, quand tout
+devait vous donner une bonne opinion de votre espèce, à votre entrée
+dans le monde! quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu?
+
+Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrant affectueusement les deux
+mains du jeune voyageur dans ses mains rouges et ridées, son élève eut
+enfin le temps de lui dire:
+
+--Mais ne devinez-vous pas, mon cher abbé, que c'est parce que vous
+étiez à Loudun que je suis venu? Quant à ces spectacles dont vous
+parlez, ils ne m'ont paru que ridicules, et je vous jure que je n'en
+aime pas moins l'espèce humaine, dont vos vertus et vos leçons m'ont
+donné une excellente idée; et parce que cinq ou six folles...
+
+--Ne perdons pas de temps; je vous dirai cette folie, je vous
+l'expliquerai. Mais répondez, où allez-vous? que faites-vous?
+
+--Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc doit me présenter au roi.
+
+Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant ou plutôt
+courant de long en large dans la chambre en frappant du pied:
+
+--Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il en étouffant, devenant tout
+rouge et les larmes dans les yeux, pauvre enfant! ils vont le perdre!
+Ah! mon Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là! que lui
+veulent-ils? Ah! qui vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux?
+dit-il en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève dans
+les siennes avec une sollicitude paternelle, et cherchant à lire dans
+ses regards.
+
+--Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant au plafond; je pense
+que ce sera le cardinal de Richelieu, qui était l'ami de mon père.
+
+--Ah! mon cher Henri, vous me faites trembler, mon enfant; il vous
+perdra si vous n'êtes pas son instrument docile. Ah! que ne puis-je
+aller avec vous! Pourquoi faut-il que j'aie montré une tête de vingt
+ans dans cette malheureuse affaire?... Hélas! non, je vous serais
+dangereux; au contraire, il faut que je me cache. Mais vous aurez M.
+de Thou près de vous, mon fils, n'est-ce pas? dit-il en cherchant
+à se calmer; c'est votre ami d'enfance, un peu plus âgé que vous;
+écoutez-le, mon enfant; c'est un sage jeune homme: il a réfléchi, il a
+des idées à lui.
+
+--Oh! oui, mon cher abbé, comptez sur mon tendre attachement pour lui;
+je n'ai pas cessé de l'aimer...
+
+--Mais vous avez sûrement cessé de lui écrire, n'est-ce pas? reprit en
+souriant un peu le bon abbé.
+
+--Je vous demande pardon, mon bon abbé; je lui ai écrit une fois, et
+hier, pour lui annoncer que le Cardinal m'appelle à la cour.
+
+--Quoi! lui-même a voulu vous voir!
+
+Alors Cinq-Mars montra la lettre du Cardinal-duc à sa mère, et peu à
+peu son ancien gouverneur se calma et s'adoucit.
+
+--Allons, allons, disait-il tout bas, allons, ce n'est pas mal, cela
+promet: capitaine aux gardes à vingt ans, ce n'est pas mal.
+
+Et il sourit.
+
+Et le jeune homme, transporté de voir ce sourire qui s'accordait enfin
+avec tous les siens, sauta au cou de l'abbé et l'embrassa comme s'il se
+fût emparé de tout un avenir de plaisir, de gloire et d'amour.
+
+Cependant, se dégageant avec peine de cette chaude embrassade, le bon
+abbé reprit sa promenade et ses réflexions. Il toussait souvent et
+branlait la tête, et Cinq-Mars, sans oser reprendre la conversation, le
+suivait des yeux et devenait triste en le voyant redevenu sérieux.
+
+Le vieillard se rassit enfin, et commença d'un ton grave le discours
+suivant:
+
+--Mon ami, mon enfant, je me suis livré en père à vos espérances; je
+dois pourtant vous dire, et ce n'est point pour vous affliger, qu'elles
+me semblent excessives et peu naturelles. Si le Cardinal n'avait
+pour but que de témoigner à votre famille de l'attachement et de la
+reconnaissance, il n'irait pas si loin dans ses faveurs; mais il est
+probable qu'il a jeté les yeux sur vous. D'après ce qu'on lui aura dit,
+vous lui semblez propre à jouer tel ou tel rôle impossible à deviner et
+dont il aura tracé l'emploi dans le repli le plus profond de sa pensée.
+Il veut vous y élever, vous y dresser, passez-moi cette expression
+en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement quand le temps en
+viendra. Mais n'importe, je crois qu'au point où en sont les choses,
+vous feriez bien de suivre cette veine; c'est ainsi que de grandes
+fortunes ont commencé; il s'agit seulement de ne point se laisser
+aveugler et gouverner. Tâchez que les faveurs ne vous étourdissent
+pas, mon pauvre enfant, et que l'élévation ne vous fasse pas tourner
+la tête; ne vous effarouchez pas de ce soupçon, c'est arrivé à de plus
+vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi qu'à votre mère; voyez M.
+de Thou, et nous tâcherons de vous bien conseiller. En attendant, mon
+fils, ayez la bonté de fermer cette fenêtre, d'où il me vient du vent
+sur la tête, et je vais vous conter ce qui s'est passé ici.
+
+Henri, espérant que la partie morale du discours était finie, et ne
+voyant plus dans la seconde qu'un récit, ferma vite la vieille fenêtre
+tapissée de toiles d'araignées, et revint à sa place sans parler.
+
+--A présent que j'y réfléchis mieux, je pense qu'il ne vous sera
+peut-être pas inutile d'avoir passé par ici, quoique ce soit une triste
+expérience que vous y deviez trouver; mais elle suppléera à ce que
+je ne vous ai pas dit autrefois de la perversité des hommes; j'espère
+d'ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que nous
+avons écrite au roi aura le temps d'arriver.
+
+--J'ai entendu dire qu'elle était interceptée, dit Cinq-Mars.
+
+--C'en est fait alors, dit l'abbé Quillet; le curé est perdu. Mais
+écoutez-moi bien.
+
+A Dieu ne plaise, mon enfant, que ce soit moi, votre ancien
+instituteur, qui veuille attaquer mon propre ouvrage et porter atteinte
+à votre foi. Conservez-la toujours et partout, cette foi simple dont
+votre noble famille vous a donné l'exemple, que nos pères avaient plus
+encore que nous-mêmes, et dont les plus grands capitaines de nos temps
+ne rougissent pas. En portant votre épée, souvenez-vous qu'elle est
+à Dieu. Mais aussi, lorsque vous serez au milieu des hommes, tâchez
+de ne pas vous laisser tromper par l'hypocrite; il vous entourera,
+vous prendra, mon fils, par le côté vulnérable de votre coeur naïf,
+en parlant à votre religion; et, témoin des extravagances de son zèle
+affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui, vous croirez que votre
+conscience parle contre vous-même; mais ce ne sera pas sa voix que vous
+entendrez. Quels cris elle jetterait, combien elle serait plus soulevée
+contre vous, si vous aviez contribué à perdre l'innocence en appelant
+contre elle le ciel même en faux témoignage!
+
+--O mon père! est-ce possible? dit Henri d'Effiat en joignant les
+mains.
+
+--Que trop véritable, continua l'abbé; vous en avez vu l'exécution en
+partie ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez pas témoin d'horreurs
+plus grandes! Mais écoutez bien: quelque chose que vous voyiez se
+passer, quelque crime que l'on ose commettre, je vous en conjure, au
+nom de votre mère et de tout ce qui vous est cher, ne prononcez pas une
+parole, ne faites pas un geste qui manifeste une opinion quelconque
+sur cet évènement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenez
+du maréchal votre père; modérez-le, ou vous êtes perdu; ces petites
+colères de sang procurent peu de satisfaction et attirent de grands
+revers; je vous y ai vu trop enclin; si vous saviez combien le calme
+donne de supériorité sur les hommes! Les anciens l'avaient empreint
+sur le front de la Divinité, comme son plus bel attribut, parce que
+l'impassibilité attestait l'être placé au-dessus de nos craintes, de
+nos espérances, de nos plaisirs et de nos peines. Restez donc aussi
+impassible dans les scènes que vous allez voir, mon cher enfant; mais
+voyez-les, il le faut; assistez à ce jugement funeste; pour moi, je
+vais subir les conséquences de ma sottise d'écolier. La voici: elle
+vous montrera qu'avec une tête chauve on peut être encore enfant comme
+sous vos beaux cheveux châtains.
+
+Ici l'abbé Quillet lui prit la tête dans ses deux mains et continua
+ainsi.
+
+--Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursulines tout comme
+un autre, mon cher fils; et sachant qu'ils s'annonçaient pour parler
+toutes les langues, j'ai eu l'imprudence de quitter le latin et de
+leur faire quelques questions en grec; la supérieure est fort jolie,
+mais elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan
+a fait tout haut l'observation qu'il était surprenant que le démon,
+qui n'ignorait rien, fît des barbarismes et des solécismes, et ne pût
+répondre en grec. La jeune supérieure, qui était alors sur son lit de
+parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas au père
+Barré: _Monsieur! je n'y tiens plus_; je le répétai tout haut, et je
+mis en fureur tous les exorcistes: ils s'écrièrent que je devais savoir
+qu'il y avait des démons plus ignorants que des paysans, et dirent que
+pour leur puissance et leur force physique nous n'en pouvions douter,
+puisque les esprits nommés _Grésil des Trônes_, _Aman des puissances_
+et _Asmodée_ avaient promis d'enlever la calotte de M. de Laubardemont.
+Ils s'y préparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant
+et probe, mais assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit
+attaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté, de manière
+à retomber, sans être vu, fort près du maître des requêtes; cette fois
+on l'appela huguenot, et je crois que, si le maréchal de Brézé n'était
+son protecteur, il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé
+alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exorcistes d'agir
+devant lui. Le père Lactance, ce capucin dont la figure est si noire et
+le regard si dur, s'est chargé de la soeur Agnès et de la soeur Claire;
+il a élevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderait
+deux colombes, et a crié d'une voix terrible: _Quis te misit, Diabole?_
+et les deux filles ont dit parfaitement ensemble: _Urbanus_. Il allait
+continuer, quand M. du Lude, tirant d'un air de componction une petite
+boîte d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses ancêtres,
+et que, ne doutant pas de la possession, il voulait l'éprouver. Le père
+Lactance, ravi, s'est saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché
+le front des deux filles, qu'elles ont fait des sauts prodigieux, se
+tordant les pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes, Barré
+se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et les
+juges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans être
+foudroyé!) le signe de la croix.
+
+Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les religieuses sont restées
+paisibles:--_Je ne crains pas_, a dit fièrement Lactance, _que vous
+doutiez de la vérité de vos reliques!_
+
+--_Pas plus que de celle de la possession_, a répondu M. du Lude en
+ouvrant sa boîte.
+
+Elle était vide.
+
+--Messieurs, vous vous moquez de nous, a dit Lactance.
+
+J'étais indigné de ces momeries et lui dis:
+
+--Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu et des hommes. C'est
+pour cela que vous me voyez, mon cher ami, des bottes de sept lieues
+si lourdes et si grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs
+pistolets; car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de corps, et
+je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux qu'il est.
+
+--Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puissant?
+
+--Plus qu'on ne le croit et qu'on ne le peut croire; je sais que
+l'abbesse possédée est sa nièce, et qu'il est muni d'un arrêt du
+conseil qui lui ordonne de juger, sans s'arrêter à tous les appels
+interjetés au parlement, à qui le Cardinal interdit connaissance de la
+cause d'Urbain Grandier.
+
+--Et enfin quels sont ses torts? dit le jeune homme, déjà puissamment
+intéressé.
+
+--Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une volonté inflexible
+qui a irrité la puissance contre lui, et une passion profonde qui a
+entraîné son coeur et lui a fait commettre le seul péché mortel que
+je croie pouvoir lui être reproché; mais ce n'a été qu'en violant
+le secret de ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre,
+sa mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour la belle
+Madeleine de Brou; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier et
+voulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle
+d'aujourd'hui! L'éloquence de Grandier et sa beauté angélique ont
+souvent exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre parler;
+j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons; d'autres s'écrier que c'était
+un ange, toucher ses vêtements et baiser ses mains lorsqu'il descendait
+de la chaire. Il est certain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait
+la sublimité de ses discours, toujours inspirés: le miel pur des
+Évangiles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des
+prophéties, et l'on sentait au son de sa voix un coeur tout plein d'une
+sainte pitié pour les maux de l'homme, et tout gonflé de larmes prêtes
+à couler sur nous.
+
+Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait des pleurs dans
+la voix et dans les yeux; sa figure ronde et naturellement gaie était
+plus touchante qu'une autre dans cet état, car la tristesse semblait ne
+pouvoir l'atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main
+sans rien dire, de crainte de l'interrompre. L'abbé tira un mouchoir
+rouge, s'essuya les yeux, se moucha et reprit:
+
+--Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Urbain est la seconde;
+il avait déjà été accusé d'avoir ensorcelé les religieuses et examiné
+par de saints prélats, par des magistrats éclairés, par des médecins
+instruits, qui l'avaient absous, et qui, tout indignés, avaient imposé
+silence à ces démons de fabrique humaine. Le bon et pieux archevêque
+de Bordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de ces
+prétendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire
+leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de voir
+Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il fut se jeter à ses
+pieds à Paris, ils ont compris que, s'il triomphait, ils étaient perdus
+et regardés comme des imposteurs; déjà le couvent des Ursulines ne
+semblait plus être qu'un théâtre d'indignes comédies; les religieuses,
+des actrices déhontées; plus de cent personnes acharnées contre le curé
+s'étaient compromises dans l'espoir de le perdre: leur conjuration,
+loin de se dissoudre, a repris des forces par son premier échec: voici
+les moyens que ses ennemis implacables ont mis en usage.
+
+Connaissez-vous un homme appelé l'Eminence grise, ce capucin redouté
+que le Cardinal emploie à tout, consulte souvent et méprise toujours?
+c'est à lui que les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de
+ce pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire
+à la reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l'attacha
+à son service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle du
+Cardinal, vous savez qu'Anne d'Autriche et M. de Richelieu se sont
+quelque temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux soleils,
+la France ne savait jamais lequel se lèverait le lendemain. Dans un
+moment d'éclipse du Cardinal, une satire parut, sortie du système
+planétaire de la Reine; elle avait pour titre la _Cordonnière de la
+Reine mère_; elle était bassement écrite et conçue, mais renfermait des
+choses si injurieuses sur la naissance et la personne du Cardinal, que
+les ennemis de ce ministre s'en emparèrent et lui donnèrent une vogue
+qui l'irrita. On y révélait beaucoup d'intrigues et de mystères qu'il
+croyait impénétrables; il lut cet ouvrage anonyme et voulut en savoir
+l'auteur. Ce fut dans ce temps même que les capucins de cette petite
+ville écrivirent au père Joseph qu'une correspondance continuelle
+entre Grandier et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu'il ne fût
+l'auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précédemment des
+livres religieux de prières et de méditations dont le style seul devait
+l'absoudre d'avoir mis la main à un libelle écrit dans le langage des
+halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu
+voir que lui de coupable: on lui a rappelé que lorsqu'il n'était encore
+que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le prit même avant
+lui: je suis bien trompé si ce pas ne met son pied dans la tombe...
+
+Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du bon abbé.
+
+--Quoi! vous croyez que cela ira jusqu'à la mort?
+
+--Oui, mon enfant, oui, jusqu'à la mort; déjà on a enlevé toutes
+les pièces et les sentences d'absolution qui pouvaient lui servir de
+défense, malgré l'opposition de sa pauvre mère, qui les conservait
+comme la permission de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de
+regarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses
+papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable sans
+doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque pur qu'il puisse être, est
+une faute énorme dans l'homme qui est consacré à Dieu seul; mais ce
+pauvre prêtre était loin de vouloir encourager l'hérésie, et c'était,
+dit-on, pour apaiser les remords de mademoiselle de Brou qu'il l'avait
+composé. On a si bien vu que ces fautes véritables ne suffisaient pas
+pour le faire mourir, qu'on a réveillé l'accusation de sorcellerie
+assoupie depuis longtemps, et que, feignant d'y croire, le Cardinal a
+établi dans cette ville un tribunal nouveau, et enfin mis à sa tête
+Laubardemont; c'est un signe de mort. Ah! fasse le ciel que vous ne
+connaissiez jamais ce que la corruption des gouvernements appelle
+_coups d'État_.
+
+En ce moment un cri horrible retentit au-delà d'un petit mur de la
+cour; l'abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit autant.
+
+--C'est un cri de femme, dit le vieillard.
+
+--Qu'il est déchirant! dit le jeune homme. Qu'est-ce? cria-t-il à ses
+gens qui étaient tous sortis dans la cour.
+
+Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien.
+
+--C'est bon, c'est bon! cria l'abbé, ne faites plus de bruit.
+
+Il referma la fenêtre et mit ses deux mains sur ses yeux.
+
+--Ah! quel cri! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle), quel cri!
+il m'a percé le coeur; c'est quelque malheur; Ah! mon Dieu! il m'a
+troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il que je l'aie
+entendu quand je vous parlais de votre destinée! Mon cher enfant, que
+Dieu vous bénisse. Mettez-vous à genoux.
+
+Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un baiser sur ses
+cheveux que le vieillard l'avait béni et le relevait en disant:
+
+--Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pourrait vous trouver avec
+moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux ici; enveloppez-vous
+dans un manteau et partez. J'ai beaucoup à écrire avant l'heure où
+l'obscurité me permettra de prendre la route d'Italie.
+
+Ils s'embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, et
+Henri s'éloigna. L'abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre,
+lui cria:--Soyez bien sage, quelque chose qu'il arrive; et lui envoya
+encore une fois sa bénédiction en disant:--Pauvre enfant!
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE PROCÈS
+
+ Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei
+ Esser temuta da ciascun che legge
+ Cio, che fu manifesto agli occhi miei.
+
+ DANTE.
+
+ O vengeance de Dieu, combien tu dois être redoutable à quiconque va
+ lire ceci, qui se manifesta sous mes yeux!
+
+
+Malgré l'usage des séances secrètes, alors mis en vigueur par
+Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient voulu que la salle fût
+ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s'en repentir. Mais d'abord
+ils crurent en avoir assez imposé à la multitude par leurs jongleries,
+qui durèrent près de six mois; ils étaient tous intéressés à la
+perte d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du pays
+sanctionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu'ils préparaient et
+qu'ils avaient ordre de porter, comme l'avait dit le bon abbé à son
+élève.
+
+Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que le Cardinal
+envoyait toujours quand sa vengeance voulait un agent sûr et prompt,
+et, en cette occasion, il justifia le choix qu'on avait fait de
+sa personne. Il ne fit qu'une faute, celle de permettre la séance
+publique, contre l'usage; il avait l'intention d'intimider et
+d'effrayer; il effraya, mais fit horreur.
+
+La foule que nous avons laissée à la porte y était restée deux heures,
+pendant qu'un bruit sourd de marteaux annonçait que l'on achevait
+dans l'intérieur de la grande salle des préparatifs inconnus et faits
+à la hâte. Des archers firent tourner péniblement sur leurs gonds
+les lourdes portes de la rue, et le peuple avide s'y précipita. Le
+jeune Cinq-Mars fut jeté dans l'intérieur avec le second flot, et,
+placé derrière un pilier fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour
+voir sans être vu. Il remarqua avec déplaisir que le groupe noir des
+bourgeois était près de lui; mais les grandes portes, en se refermant,
+laissèrent toute la partie du local où était le peuple dans une telle
+obscurité, qu'on n'eût pu le reconnaître. Quoique l'on ne fût qu'au
+milieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaient
+presque tous placés à l'extrémité, où s'élevait l'estrade des juges,
+rangés derrière une table fort longue; les fauteuils, les tables, les
+degrés, tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures de
+livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé sur la gauche,
+et sur le crêpe qui le couvrait on avait brodé en relief des flammes
+d'or, pour figurer la cause de l'accusation. Le prévenu y était assis,
+entouré d'archers, et toujours les mains attachées par des chaînes que
+deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affectant de s'écarter
+au plus léger de ses mouvements, comme s'ils eussent tenu en laisse
+un tigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs
+vêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pût voir sa
+figure.
+
+Le visage impassible de M. de Laubardemont paraissait dominer les
+juges de son choix; plus grand qu'eux presque de toute la tête, il
+était placé sur un siège plus élevé que les leurs; chacun de ses
+regards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu
+d'une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses
+cheveux; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il faisait
+passer aux juges et circuler dans leurs mains. Des accusateurs, tous
+ecclésiastiques, siégeaient à droite des juges: ils étaient revêtus
+d'aubes et d'étoles; on distinguait le père Lactance à la simplicité
+de son habit de capucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits.
+Dans une tribune était l'évêque de Poitiers; d'autres tribunes étaient
+pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une foule ignoble de
+femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait derrière six jeunes
+religieuses des Ursulines dégoûtées de les approcher: c'étaient les
+témoins.
+
+Le reste de la salle était plein d'une foule immense, sombre,
+silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes, aux poutres, et
+pleine d'une terreur qui en donnait aux juges, car cette stupeur venait
+de l'intérêt du peuple pour l'accusé. Des archers nombreux, armés de
+longues piques, encadraient ce lugubre tableau d'une manière digne de
+ce farouche aspect de la multitude.
+
+Au geste du président on fit retirer les témoins, auxquels un huissier
+ouvrit une porte étroite. On remarqua la supérieure des Ursulines,
+qui, en passant devant M. de Laubardemont, s'avança, et dit assez
+haut:--Vous m'avez trompée, monsieur. Il demeura impassible: elle
+sortit.
+
+Un silence profond régnait dans l'assemblée.
+
+Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un des juges,
+nommé Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, lut une espèce de mise en
+accusation d'une voix très basse et si enrouée, qu'il était impossible
+d'en saisir aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce
+qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. Il divisa les
+preuves du procès en deux sortes: les unes résultant des dépositions
+de soixante-douze témoins; les autres, et les plus certaines, des
+exorcismes des révérends pères ici présents, s'écria-t-il en faisant le
+signe de la croix.
+
+Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent profondément
+en répétant aussi ce signe sacré.--Oui, messeigneurs, dit-il en
+s'adressant aux juges, on a reconnu et déposé devant vous ce bouquet
+de roses blanches et ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du
+pacte qu'il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de porter sur
+lui pour conserver sa puissance. On lit encore avec horreur ces paroles
+écrites au bas du parchemin: _La minute est aux enfers, dans le cabinet
+de Lucifer_.
+
+Un éclat de rire qui semblait sortir d'une poitrine forte s'entendit
+dans la foule. Le président rougit, et fit signe à des archers, qui
+essayèrent en vain de trouver le perturbateur. Le rapporteur continua:
+
+--Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms par la bouche de
+leurs victimes. Ces noms et leurs faits sont déposés sur cette table:
+ils s'appellent Astaroth, de l'ordre des Séraphins; Easas, Celsus,
+Acaos, Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham,
+Uriel et Achas, des Principautés, etc.; car le nombre en était infini.
+Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin?
+
+Un long murmure sortit de l'assemblée; on imposa silence, quelques
+hallebardes s'avancèrent, tout se tut.
+
+--Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable supérieure des
+Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans
+la poussière; les autres soeurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la
+modestie de leur sexe par des gestes passionnés ou des rires immodérés.
+Lorsque des impies ont voulu douter de la présence des démons, et
+que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée, parce qu'ils
+refusaient de s'expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en
+arabe, les révérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer
+que, la malice des mauvais esprits étant extrême, il n'était pas
+surprenant qu'ils eussent feint cette ignorance pour être moins pressés
+de questions; qu'ils avaient même fait, dans leurs réponses, quelques
+barbarismes, solécismes et autres fautes, pour qu'on les méprisât, et
+que par dédain les saints docteurs les laissassent en repos; et que
+leur haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs tours
+miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au plancher pour faire
+accuser de supercherie des personnages aussi révérés, tandis qu'il a
+été affirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais il
+n'y eut de corde en cet endroit.
+
+Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi miraculeusement
+par ses saints interprètes, une autre lumière nous est venue tout
+à l'heure: à l'instant même où les juges étaient plongés dans leurs
+profondes méditations, un grand cri a été entendu près de la salle du
+conseil; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons trouvé
+le corps d'une jeune demoiselle d'une haute naissance; elle venait
+de rendre le dernier soupir dans la voie publique, entre les mains du
+révérend père Mignon, chanoine; et nous avons su de ce même père, ici
+présent, et de plusieurs autres personnages graves, que, soupçonnant
+cette demoiselle d'être possédée, à cause du bruit qui s'était répandu
+dès longtemps de l'admiration d'Urbain Grandier pour elle, il eut
+l'heureuse idée de l'éprouver, et lui dit tout à coup en l'abordant:
+_Grandier vient d'être mis à mort_; sur quoi elle ne poussa qu'un seul
+grand cri, et tomba morte, privée par le démon du temps nécessaire pour
+les secours de notre sainte mère l'Église catholique.
+
+Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le mot d'_assassin_
+fut prononcé; les huissiers imposèrent silence à haute voix; mais le
+rapporteur le rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité
+générale triompha.
+
+--Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cherchant à s'affermir
+par des exclamations, on a trouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main
+d'Urbain Grandier.
+
+Et il tira de ses papiers un livre couvert en parchemin.
+
+--Ciel! s'écria Urbain de son banc.
+
+--Prenez garde! s'écrièrent les juges aux archers qui l'entouraient.
+
+--Le démon va sans doute se manifester, dit le père Lactance d'une voix
+sinistre; resserrez ses liens.
+
+On obéit.
+
+Le lieutenant criminel continua:--Elle se nommait Madeleine de Brou,
+âgée de dix-neuf ans.
+
+--Ciel! ô ciel! c'en est trop! s'écria l'accusé, tombant évanoui sur le
+parquet.
+
+L'assemblée s'émut en sens divers; il y eut un moment de tumulte.--Le
+malheureux! il l'aimait, disaient quelques-uns. Une demoiselle si
+bonne! disaient les femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de
+l'eau froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha sur la
+banquette. Le rapporteur continua:
+
+--Il nous est enjoint de lire le début de ce livre à la cour. Et il lut
+ce qui suit:
+
+«C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos
+ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée
+de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu'elles y
+retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que
+je t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par toi, et
+retourne à toi seule.
+
+«Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce
+que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils? et les âmes des
+bienheureux, que leur est-il promis? Sommes-nous moins purs que les
+anges? nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la
+mort? O Madeleine! qu'y a-t-il en nous dont le regard du Seigneur
+s'indigne? Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que, le front
+prosterné dans la poussière devant ses autels, nous demandons une mort
+prochaine qui nous vienne saisir durant la jeunesse et l'amour? Est-ce
+au temps où, rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous
+cherchons une double tombe, souriant à notre mort et pleurant sur
+notre vie? Serait-ce lorsque tu viens t'agenouiller devant moi-même au
+tribunal de la pénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne
+peux rien trouver de mal à me révéler, tant j'ai soutenu ton âme dans
+les régions pures du ciel? Qui pourrait donc offenser notre Créateur?
+Peut-être, oui, peut-être seulement, je le crois, quelque esprit du
+ciel aurait pu m'envier ma félicité, lorsqu'au jour de Pâques je te
+vis prosternée devant moi, épurée par de longues austérités du peu
+de souillure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que tu
+étais belle! ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et ma main
+tremblante l'apporta sur tes lèvres pures que jamais lèvre humaine
+n'osa effleurer. Etre angélique, j'étais seul à partager les secrets
+du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme; je
+t'unissais à ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein.
+Hymen ineffable dont l'Eternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seul
+permis entre la Vierge et le Pasteur; la seule volupté de chacun de
+nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de
+respirer ensemble les parfums du ciel, de prêter déjà l'oreille à ses
+concerts, et d'être sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul et à nous
+étaient dignes de l'adorer ensemble.
+
+«Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma soeur? Ne crois-tu pas que
+j'aie rendu un culte trop grand à ta vertu? Crains-tu qu'une si pure
+admiration ne m'ait détourné de celle du Seigneur?...»
+
+Houmain en était là quand la porte par laquelle étaient sortis les
+témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, se parlèrent à
+l'oreille. Laubardemont, incertain, fit signe aux pères pour savoir
+si c'était quelque scène exécutée par leur ordre; mais, étant placés
+à quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui
+faire entendre que ce n'était point eux qui avaient préparé cette
+interruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés,
+l'on vit, à la grande stupéfaction de l'assemblée, trois femmes en
+chemise, pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s'avançant
+jusqu'au milieu de l'estrade. C'était la supérieure, suivie des soeurs
+Agnès et Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure était fort pâle,
+mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis: elle se mit à
+genoux; ses compagnes l'imitèrent; tout fut si troublé que personne ne
+songea à l'arrêter, et d'une voix claire et ferme, elle prononça ces
+mots, qui retentirent dans tous les coins de la salle:
+
+--Au nom de la très sainte Trinité, moi Jeanne de Belfiel, fille du
+baron de Cose; moi, supérieure indigne du couvent des Ursulines de
+Loudun, je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis
+en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma possession était fausse, mes
+paroles suggérées, le remords m'accable...
+
+--Bravo! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frappant des
+mains. Les juges se levèrent; les archers, incertains, regardèrent le
+président: il frémit de tout son corps, mais resta immobile.
+
+--Que chacun se taise! dit-il d'une voix aigre; archers, faites votre
+devoir.
+
+Cet homme se sentait soutenu par une main si puissante, que rien ne
+l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui était jamais venue.
+
+--Mes pères, que pensez-vous? dit-il en faisant signe aux moines.
+
+--Que le démon veut sauver son ami... _Obmutesce, Satanas!_ s'écria le
+père Lactance d'une voix terrible, ayant l'air d'exorciser encore la
+supérieure.
+
+Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus prompt que de
+ce seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, elle se leva dans
+toute sa beauté de vingt ans, que sa nudité terrible augmentait encore;
+on eût dit une âme échappée de l'enfer apparaissant à son séducteur;
+elle promena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa les siens;
+elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dont les talons firent
+retentir fortement l'échafaudage; son cierge semblait, dans sa main, le
+glaive de l'ange.
+
+--Taisez-vous! imposteur! dit-elle avec énergie; le démon, qui m'a
+possédée, c'est vous: vous m'avez trompée, il ne devait pas être jugé;
+d'aujourd'hui seulement je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entrevois
+sa mort; je parlerai.
+
+--Femme, le démon vous égare!
+
+--Dites que le repentir m'éclaire: filles aussi malheureuses que moi,
+levez-vous: n'est-il pas innocent?
+
+--Nous le jurons! dirent encore à genoux les deux jeunes soeurs laies
+en fondant en larmes, parce qu'elles n'étaient pas animées par une
+résolution aussi forte que celle de la supérieure. Agnès même eut à
+peine dit ce mot que se tournant du côté du peuple:--Secourez-moi,
+s'écria-t-elle; ils me puniront, ils me feront mourir! Et, traînant sa
+compagne, elle se jeta dans la foule, qui les accueillit avec amour;
+mille voix leur jurèrent protection, des imprécations s'élevèrent, les
+hommes agitèrent leurs bâtons contre terre; on n'osa pas empêcher le
+peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à la rue.
+
+Pendant cette nouvelle scène, les juges interdits chuchotaient,
+Laubardemont regardait les archers et leur indiquait les points où leur
+surveillance devait se porter; souvent il montra du doigt le groupe
+noir. Les accusateurs regardèrent à la tribune de l'évêque de Poitiers,
+mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure apathique.
+C'était un de ces vieillards dont la mort s'empare dix ans avant que
+le mouvement cesse tout à fait en eux; sa vue semblait voilée par un
+demi sommeil; sa bouche béante ruminait quelques paroles vagues et
+habituelles de piété qui n'avaient aucun sens; il lui était resté assez
+d'intelligence pour distinguer le plus fort parmi les hommes et lui
+obéir, ne songeant même pas un moment à quel prix. Il avait donc signé
+la sentence des docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses
+possédées, sans en tirer seulement la conséquence de la mort d'Urbain;
+le reste lui semblait une des cérémonies plus ou moins longues
+auxquelles il ne prêtait aucune attention, accoutumé qu'il était à les
+voir et à vivre au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et
+un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cette
+occasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble et nul.
+
+Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour se remettre de sa
+vive attaque, se tourna vers le président et dit:
+
+--Voici une preuve bien claire que le ciel nous envoie sur la
+possession, car jamais madame la supérieure n'avait oublié la modestie
+et la sévérité de son ordre.
+
+--Que tout l'univers n'est-il ici pour me voir! dit Jeanne de Belfiel,
+toujours aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée sur la terre, et
+le ciel me repoussera, car j'ai été votre complice.
+
+La sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Cependant, essayant
+de se remettre:--Quel conte absurde! et qui vous y força donc, ma
+soeur?
+
+La voix de la jeune fille devint sépulcrale; elle en réunit toutes
+les forces, appuya la main sur son coeur, comme si elle eût voulu
+l'arracher, et, regardant Urbain Grandier, elle répondit:--L'amour!
+
+L'assemblée frémit; Urbain, qui, depuis son évanouissement, était resté
+la tête baissée et comme mort, leva lentement ses yeux sur elle et
+revint entièrement à la vie pour subir une douleur nouvelle. La jeune
+pénitente continua:
+
+--Oui, l'amour qu'il a repoussé, qu'il n'a jamais connu tout entier,
+que j'avais respiré dans ses discours, que mes yeux avaient puisé dans
+ses regards célestes, que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est
+pur comme l'ange, mais bon comme l'homme qui a aimé; je ne le savais
+pas qu'il eût aimé! C'est vous, dit-elle alors plus vivement, montrant
+Lactance, Barré et Mignon, et quittant l'accent de la passion pour
+celui de l'indignation, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous
+qui ce matin m'avez trop cruellement vengée en tuant ma rivale par
+un mot! Hélas! je ne voulais que les séparer. C'était un crime; mais
+je suis Italienne par ma mère; je brûlais, j'étais jalouse; vous me
+permettiez de voir Urbain, de l'avoir pour ami et de le voir tous les
+jours...
+
+Elle se tut; puis, criant:--Peuple, il est innocent! Martyr,
+pardonne-moi! j'embrasse tes pieds! Elle tomba aux pieds d'Urbain, et
+versa enfin des torrents de larmes.
+
+Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui donnant sa
+bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible:
+
+--Allez, ma soeur, je vous pardonne au nom de Celui que je verrai
+bientôt; je vous l'avais dit autrefois, et vous le voyez à présent, les
+passions font bien du mal quand on ne cherche pas à les tourner vers le
+ciel!
+
+La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de
+Laubardemont:--Malheureux! dit-il, tu prononces les paroles de
+l'Église.
+
+--Je n'ai pas quitté son sein, dit Urbain.
+
+--Qu'on emporte cette fille! dit le président.
+
+Quand les archers voulurent obéir, ils s'aperçurent qu'elle avait serré
+avec tant de force la corde suspendue à son cou, qu'elle était rouge et
+presque sans vie. L'effroi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée,
+plusieurs furent emportées évanouies; mais la salle n'en fut pas moins
+pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaient
+dans l'intérieur.
+
+Les juges épouvantés se levèrent, et le président essaya de faire
+vider la salle; mais le peuple se couvrant, demeura dans une effrayante
+immobilité; les archers n'étaient plus assez nombreux, il fallut céder,
+et Laubardemont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se
+retirer pour une demi-heure. Il leva la séance; le public, sombre,
+demeura debout.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LE MARTYRE
+
+ La torture interroge et la douleur répond.
+
+ _Les Templiers._
+
+
+L'intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses
+interruptions, tout avait tenu l'esprit public si attentif, que nulle
+conversation particulière n'avait pu s'engager. Quelques cris avaient
+été jetés, mais simultanément, mais sans qu'aucun spectateur se doutât
+des impressions de son voisin, ou cherchât même à les deviner ou à
+communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut abandonné
+à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On
+distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit
+général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d'un
+orchestre.
+
+Il y avait encore à cette époque assez de simplicité primitive dans
+les gens du peuple pour qu'ils fussent persuadés par les mystérieuses
+fables des agents qui les travaillaient, au point de n'oser porter un
+jugement d'après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la
+rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un
+certain air de mystère et d'importance qui sont ordinairement le cachet
+de la sottise craintive:--On ne sait qu'en penser, monsieur!--Vraiment,
+madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!--Nous vivons
+dans un temps bien singulier!--Je me serais bien douté d'une partie de
+tout ceci; mais, ma foi, je n'aurais pas prononcé, et je ne le ferais
+pas encore!--Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne
+servent qu'à montrer qu'elle est au premier qui la saisira fortement.
+Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait
+d'autres choses:--Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser
+l'audace jusqu'à brûler notre lettre au Roi! Si le roi le savait!--Les
+barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé!
+le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces
+archers?--Non, non, non. C'étaient les trompettes et les dessus de ce
+bruyant orchestre.
+
+On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par
+déchirer en mille pièces un cahier de papier; ensuite, élevant la
+voix: Oui, s'écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que
+j'avais préparé en faveur de l'accusé; on a supprimé les débats: il
+ne m'est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu'à vous,
+peuple, et je m'en applaudis; vous avez vu ces juges infâmes: lequel
+peut encore entendre la vérité? lequel est digne d'écouter l'homme de
+bien? lequel osera soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent
+tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable; elle
+ronge leur coeur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire,
+où ils dévorent sans doute leur victime; ils tremblent parce qu'ils
+ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu'allais-je faire?
+j'allais parler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût égalé celle
+de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son
+innocence? Le ciel s'est armé pour lui en les appelant au repentir et
+au dévoûment, le ciel achèvera son ouvrage.
+
+--_Vade retrò, Satanas!_ prononcèrent des voix entendues par une
+fenêtre assez élevée.
+
+Fournier s'interrompit un moment:
+
+--Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin.
+Je suis bien trompé, ou ces instruments d'un pouvoir infernal préparent
+par ce chant quelque nouveau maléfice.
+
+--Mais, s'écrièrent tous ceux qui l'entouraient, guidez-nous: que
+ferons-nous? qu'ont-ils fait de lui?
+
+--Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune
+avocat; l'inertie d'un peuple est toute-puissante, c'est là sa sagesse,
+c'est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler.
+
+--Ils n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude.
+
+--Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui
+n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu.
+
+--Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux
+en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant
+et comptant les archers. Ils se moquaient même de leur habit, et
+commençaient à les montrer au doigt.
+
+Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s'était placé
+d'abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux
+tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce que l'on disait,
+et remplissait son coeur de fiel et d'amertume; de violents désirs
+de meurtre et de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le
+saisissaient malgré lui; c'est la première impression que produise le
+mal sur l'âme d'un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la
+colère; plus tard c'est l'indifférence et le mépris; plus tard encore,
+une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais
+c'est lorsque, des deux éléments de l'homme, la boue l'emporte sur
+l'âme.
+
+Cependant, à droite de la salle, et près de l'estrade élevée pour les
+juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant
+d'environ huit ans, qui s'était avisé de monter sur une corniche, à
+l'aide des bras de sa soeur Martine que nous avons vue plaisantée à
+toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n'ayant
+plus rien à voir après la sortie du tribunal, s'était élevé, à l'aide
+des pieds et des mains, jusqu'à une petite lucarne qui laissait passer
+une lumière très faible, et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles
+ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi
+les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachées aux
+barreaux d'une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien
+loin et cria:
+
+--Oh! ma soeur, ma soeur, donne-moi la main pour descendre!
+
+--Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine.
+
+--Oh! je n'ose pas le dire; mais je veux descendre. Et il se mit à
+pleurer.
+
+--Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n'aie pas
+peur, et dis-nous bien ce que tu vois.
+
+--Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux grandes planches qui
+lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches.
+
+--Ah! c'est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon
+ami, que vois-tu encore?
+
+L'enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et,
+retirant sa tête, il reprit:
+
+--Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui
+à le regarder, et que leurs grandes robes m'empêchent de voir. Il y a
+aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas.
+
+La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et
+chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si
+la vie de tout le monde en eût dépendu.
+
+--Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois
+entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les
+clous... Ah! mon Dieu! ma soeur, comme ils ont l'air fâché contre lui,
+parce qu'il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux
+descendre.
+
+Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit plus que
+des visages mâles qui le regardaient avec une avidité triste et lui
+faisaient signe de continuer. Il n'osa pas descendre, et se remit à la
+fenêtre en tremblant.
+
+--Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes
+d'autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Oh! comme il est
+pâle! il a l'air de prier Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière
+comme s'il mourait. Ah! ôtez-moi de là...
+
+Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de
+Cinq-Mars, qui s'étaient approchés pour le soutenir.
+
+--_Deus stetit in synagoga deorum: in medio autem Deus dijudicat_...,
+chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette
+petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes
+entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la
+mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de l'antre d'un
+forgeron; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que
+l'enclume était le corps d'un homme.
+
+--Silence! dit Fournier, il parle; les chants et les coups
+s'interrompent.
+
+Une faible voix en effet dit lentement: --O mes pères! adoucissez la
+rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et
+je chercherais à me donner la mort.
+
+Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des cris du peuple;
+les hommes, furieux, se jettent sur l'estrade et l'emportent d'assaut
+sur les archers étonnés et hésitants; la foule sans armes les pousse,
+les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans
+mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la
+chambre de la question, et, les faisant crier sous leur poids, menacent
+de les enfoncer; l'injure retentit par mille voix formidables et va
+épouvanter les juges.
+
+--Ils sont partis, ils l'ont emporté! s'écrie un homme.
+
+Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s'enfuit
+de ce lieu détestable et s'écoule rapidement dans les rues. Une
+singulière confusion y régnait.
+
+La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie
+tombaient du ciel. L'obscurité était effrayante; les cris des femmes
+glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes,
+les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, et le
+tintement continuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les
+coups répétés de l'agonie, les roulements d'un tonnerre lointain, tout
+s'unissait pour le désordre. Si l'oreille était étonnée, les yeux ne
+l'étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des
+rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et
+à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule: ils couraient
+se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient
+quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable
+éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion
+était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant
+par toutes les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché,
+le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplie de gardes
+à cheval et d'archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en
+fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses
+étaient auprès. Sur le milieu de la place s'élevait un bûcher composé
+de poutres énormes posées les unes sur les autres de manière à former
+un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger le recouvrait; un
+immense poteau s'élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de
+rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de
+mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à
+cause de la pluie, était à ses pieds.
+
+A ce spectacle la terreur ramena partout un profond silence; pendant
+un instant on n'entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par
+torrents, et du tonnerre qui s'approchait.
+
+Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous
+les personnages les plus importants, s'était mis à l'abri de l'orage
+sous le péristyle de l'église de Sainte-Croix, élevé sur vingt degrés
+de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait
+voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide,
+et l'eau seule des larges ruisseaux la traversait; mais toutes les
+fenêtres des maisons s'éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir
+en noir les têtes d'hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons.
+Le jeune d'Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil;
+élevé dans des sentiments d'honneur, et bien loin de toutes ces
+noires pensées que la haine et l'ambition peuvent faire naître dans
+le coeur de l'homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être
+fait sans quelque motif puissant et secret; l'audace d'une telle
+condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait
+à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa dans son âme,
+la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque l'intérêt que
+le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s'il n'était pas
+possible que quelque intelligence secrète avec l'enfer eût justement
+provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des
+religieuses et les récits de son respectable gouverneur s'affaiblirent
+dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres
+distingués! tant la force en impose à l'homme, malgré la voix de
+sa conscience! Le jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas
+probable que la torture eût arraché quelque monstrueux aveu à l'accusé,
+lorsque l'obscurité dans laquelle était l'église cessa tout à coup;
+ses deux grandes portes s'ouvrirent, et à la lueur d'un nombre infini
+de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés
+de gardes; au milieu d'eux s'avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté
+par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambes unies et
+entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables
+de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne
+l'avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu'il
+avait remarquée à l'audience: toute couleur, tout embonpoint en avaient
+disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme
+l'ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne
+restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus
+deux fois plus grands, et dont il promenait les regards languissants
+autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou, et sur
+une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à
+larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur
+de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur
+son sein. Il ressemblait à un fantôme, mais à celui d'un martyr.
+
+Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle de l'église: le
+capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche
+ardente, et lui dit avec une dureté inflexible:--Fais amende honorable,
+et demande pardon à Dieu de ton crime de magie.
+
+Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel:
+
+--Au nom du Dieu vivant, je t'ajourne à trois ans, Laubardemont, juge
+prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, et j'ai été réduit à verser
+mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent: j'en
+atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magicien; je n'ai
+connu de mystères que ceux de la religion catholique, apostolique et
+romaine, dans laquelle je meurs: j'ai beaucoup péché contre moi, mais
+jamais contre Dieu et Notre-Seigneur...
+
+--N'achève pas! s'écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche
+avant qu'il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au
+démon qui t'a envoyé!
+
+Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des goupillons
+à la main exorcisèrent l'air que le magicien respirait, la terre qu'il
+touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant cette cérémonie, le
+lieutenant criminel lut à la hâte l'arrêt, que l'on trouve encore dans
+les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, _déclarant Urbain
+Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice,
+possession, ès personnes d'aucunes religieuses ursulines de Loudun, et
+autres, séculiers_, etc.
+
+Le lecteur, ébloui par un éclair, s'arrêta un instant, et, se tournant
+du côté de M. de Laubardemont, lui demanda si, vu le temps qu'il
+faisait, l'exécution ne pouvait pas être remise au lendemain; celui-ci
+répondit:
+
+--L'arrêt porte exécution dans les vingt-quatre heures: ne craignez
+point ce peuple incrédule, il va être convaincu...
+
+Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d'étrangers
+étaient sous le péristyle et s'avancèrent, Cinq-Mars parmi eux.
+
+--... Le magicien n'a jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse
+son image.
+
+Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents, ayant dans sa
+main un énorme crucifix de fer qu'il semblait tenir avec précaution et
+respect; il l'approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se
+jeta en arrière, et réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras
+qui fit tomber la croix des mains du capucin.
+
+--Vous le voyez, s'écria celui-ci, il a renversé le crucifix!
+
+Un murmure s'éleva dont le sens était incertain.
+
+--Profanation! s'écrièrent les prêtres.
+
+On s'avança vers le bûcher.
+
+Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé
+d'un oeil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant
+sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait
+fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que
+l'attention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta une
+main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indignation et de toute
+la fureur d'un coeur loyal, il prend le crucifix avec les plis de son
+manteau, s'avance vers Laubardemont, et le frappant au front:
+
+--Scélérat, s'écrie-t-il, porte la marque de ce fer rougi!
+
+La foule entend ce mot et se précipite.
+
+--Arrêtez cet insensé! dit en vain l'indigne magistrat.
+
+Il était saisi lui-même par des mains d'hommes qui criaient:--Justice!
+au nom du Roi!
+
+--Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au bûcher!
+
+Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et
+les archers rentrent dans l'église et se débattent contre des citoyens
+furieux; le bourreau, sans avoir le temps d'attacher la victime, se
+hâta de la coucher sur le bois et d'y mettre la flamme. Mais la pluie
+tombait par torrents, et chaque poutre à peine enflammée, s'éteignait
+en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes
+excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l'eau qui tombait du ciel.
+
+Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l'église s'était
+étendu tout autour de la place. Le cri de _justice_ se répétait et
+circulait avec le récit de ce qui s'était découvert; deux barricades
+avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers
+étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain
+faisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait
+de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte,
+où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu'elle cachait en se
+resserrant.
+
+--Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne
+frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent: Voyez-vous, Dieu
+ne veut pas qu'il meure. Le bûcher s'éteint; amis, encore un
+effort.--Bien.--Renversez ce cheval.--Poussez, précipitez-vous.
+
+La garde était rompue et renversée de toutes parts, le peuple se jette
+en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n'y brillait plus: tout
+avait disparu, même le bourreau. On arrache, on disperse les planches:
+l'une d'elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de
+cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par
+un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de
+l'ouvrir; les doigts serraient une petite croix d'ivoire et une image
+de sainte Madeleine.
+
+--Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.
+
+--Dites les reliques du martyr, répondit un homme.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LE SONGE
+
+ Le bien de la fortune est un bien périssable.
+ Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;
+ Plus on est élevé, plus on court de dangers.
+ Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..
+
+ RACAN.
+
+ Les vergers languissants, altérés de chaleurs,
+ Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,
+ Il semble que l'hiver ne quitte pas les cieux.
+
+ _Maria_, JULES LEFÈVRE.
+
+
+Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son emportement avait
+provoquée, s'était senti saisir le bras gauche par une main aussi dure
+que le fer, qui, le tirant de la foule jusqu'au bas des degrés, le jeta
+derrière le mur de l'église, et lui fit voir la figure noire du vieux
+Grandchamp, qui dit d'une voix brusque:--Monsieur, ce n'était rien
+que d'attaquer trente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que
+nous étions à quelques pas de vous sans que vous l'ayez su, que nous
+vous aurions aidé au besoin, et que d'ailleurs vous aviez affaire à des
+gens d'honneur; mais ici c'est différent. Voici vos chevaux et vos gens
+au bout de la rue: je vous prie de monter à cheval et de sortir de la
+ville, ou bien de me renvoyer chez madame la maréchale, parce que je
+suis responsable de vos bras et de vos jambes, que vous exposez bien
+lestement.
+
+Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cette manière brusque de rendre
+service, ne fut pas fâché de sortir d'affaire ainsi, ayant eu le temps
+de réfléchir au désagrément d'être reconnu pour ce qu'il était, après
+avoir frappé le chef de l'autorité judiciaire et l'agent du Cardinal
+même qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu'il s'était
+assemblé autour de lui une foule de gens de la lie du peuple, parmi
+lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner
+son vieux domestique, et trouva en effet les trois autres serviteurs
+qui l'attendaient. Malgré la pluie et le vent, il monta à cheval et fut
+bientôt sur la grand'route avec son escorte, ayant pris le galop pour
+ne pas être poursuivi.
+
+A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné par de profondes
+ornières que l'eau remplissait entièrement, le força de ralentir le
+pas. La pluie continuait à tomber par torrents, et son manteau était
+presque traversé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules;
+c'était encore son vieux valet de chambre qui l'approchait et lui
+donnait ces soins maternels.
+
+--Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà hors de cette bagarre,
+dis-moi donc comment tu t'es trouvé là, dit Cinq-Mars, quand je t'avais
+ordonné de rester chez l'abbé.--Parbleu! monsieur, répondit d'un air
+grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus
+qu'à M. le Maréchal? Quand feu mon maître me disait de rester dans sa
+tente et qu'il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il ne se
+plaignait pas, parce qu'il avait un cheval de rechange quand le sien
+était tué, et il ne me grondait qu'à la réflexion. Il est vrai que
+pendant quarante ans que je l'ai servi, je ne lui ai jamais rien vu
+faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinze jours que je
+suis avec vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si
+cela continue, je suis destiné à en voir de belles, à ce qu'il paraît.
+
+--Mais sais-tu, Grandchamp, que ces coquins avaient fait rougir le
+crucifix, et qu'il n'y a pas d'honnête homme qui ne se fût mis en
+fureur comme moi?
+
+--Excepté M. le Maréchal votre père, qui n'aurait point fait ce que
+vous faites, monsieur.
+
+--Et qu'aurait-il donc fait?
+
+--Il aurait laissé brûler très tranquillement ce curé par les autres
+curés, et m'aurait dit: «Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de
+l'avoine, et qu'on ne la retire pas;» ou bien: «Grandchamp, prends bien
+garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne
+mouille l'amorce de mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait à tout
+et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C'était son grand
+principe; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général,
+il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu,
+et il n'aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une
+petite épée de bal.
+
+Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et
+craignait qu'il ne l'eût suivi plus loin que le bois de Chaumont;
+mais il ne voulait pas l'apprendre, de peur d'avoir des explications
+à donner, ou un mensonge à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût
+été un aveu et une confidence; il prit le parti de piquer son cheval et
+de passer devant son vieux domestique; mais celui-ci n'avait pas fini,
+et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche
+et continua la conversation.
+
+--Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous
+laisser aller où vous voudrez sans vous suivre? Non, monsieur, j'ai
+trop avant dans l'âme le respect que je dois à madame la marquise
+pour me mettre dans le cas de m'entendre dire: «Grandchamp, mon fils
+a été tué d'une balle ou d'un coup d'épée; pourquoi n'étiez-vous pas
+devant lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de stylet d'un Italien, parce
+qu'il allait la nuit sous la fenêtre d'une grande princesse; pourquoi
+n'avez-vous pas arrêté l'assassin?» Cela serait fort désagréable pour
+moi, monsieur, et jamais on n'a rien eu de ce genre à me reprocher.
+Une fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, M. le Comte, pour faire
+une campagne dans les Pays-Bas, parce que je sais l'espagnol; eh bien,
+je m'en suis tiré avec honneur, comme je le fais toujours. Quand M.
+le Comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ramenai moi seul ses
+chevaux, ses mulets, sa tente et tout son équipage sans qu'il manquât
+un mouchoir, monsieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient
+aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que si M. le
+Comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussi n'ai-je reçu que des
+compliments et des choses agréables de toute la famille, comme j'aime à
+m'en entendre dire.
+
+--C'est très bien, mon ami, dit Henri d'Effiat; je te donnerai
+peut-être un jour des chevaux à ramener; mais, en attendant, prends
+donc cette grande bourse d'or que j'ai pensé perdre deux ou trois fois,
+et tu payeras pour moi partout; cela m'ennuie tant!...
+
+--M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Comme il avait été
+surintendant des finances, il comptait son argent de sa main; et
+je crois que vos terres ne seraient pas en si bon état et que vous
+n'auriez pas tant d'or à compter vous-même s'il eût fait autrement;
+ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement
+pas le contenu exactement.
+
+--Ma foi non!
+
+Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette exclamation
+dédaigneuse de son maître.
+
+--Ah! monsieur le marquis! monsieur le marquis! quand je pense que
+le grand roi Henri, devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de
+chamois parce que la pluie les gâtait; quand je pense que M. de Rosny
+lui refusait de l'argent, quand il en avait trop dépensé; quand je
+pense...
+
+--Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son
+maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c'est que cette figure
+noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous.
+
+--Je crois que c'est quelque pauvre paysanne qui veut demander
+l'aumône; elle peut nous suivre aisément, car nous n'allons pas vite
+avec ce sable où s'enfoncent les chevaux jusqu'aux jarrets. Nous irons
+peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays
+comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout noirs; c'est un
+cimetière continuel à droite et à gauche de la route, et en voici un
+petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé et qu'on y
+voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans
+un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la
+nuit; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d'arbres,
+et nous bivouaquerons; vous verrez comme je sais faire une baraque avec
+un peu de terre: on a chaud là-dessous comme dans un bon lit.
+
+--J'aime mieux continuer jusqu'à cette lumière que j'aperçois à
+l'horizon, dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, un peu de fièvre,
+et j'ai soif. Mais va-t'en derrière, je veux marcher seul; rejoins les
+autres, et suis-moi.
+
+Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne,
+des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit.
+
+Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions
+violentes de la journée avaient remué profondément son âme; et ce long
+voyage à cheval, ces deux derniers jours, presque sans nourriture,
+à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid
+glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à
+briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence
+devant ses gens, sans que la lumière qu'il avait vue à l'horizon
+parût s'approcher; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa
+tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna les
+rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand'route, et,
+croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de
+son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux
+jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des
+domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître.
+Le jeune homme s'abandonna librement à l'amertume de ses pensées: il
+se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas
+dans l'avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique
+le fuyait dans l'horizon de pas en pas. Etait-il probable que cette
+jeune Princesse, rappelée presque de force à la cour galante d'Anne
+d'Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui
+seraient offertes? Quelle apparence qu'elle se résignât à renoncer
+au trône pour attendre qu'un caprice de la fortune vînt réaliser
+des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les
+derniers rangs de l'armée, pour le porter à une telle élévation avant
+que l'âge de l'amour fût passé! Qui l'assurait que les voeux mêmes de
+Marie de Gonzague eussent été bien sincères?--Hélas! se disait-il,
+peut-être est-elle parvenue à s'étourdir elle-même sur ses propres
+sentiments; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir
+des impressions profondes. J'ai paru, elle a cru que j'étais celui
+qu'elle avait rêvé; notre âge et mon amour ont fait le reste. Mais
+lorsqu'à la cour elle aura mieux appris, par l'intimité de la Reine,
+à contempler de bien haut les grandeurs auxquelles j'aspire, et que
+je ne vois encore que de bien bas; quand elle se verra tout à coup en
+possession de tout son avenir, et qu'elle mesurera d'un coup d'oeil
+sûr le chemin qu'il me faut faire; quand elle entendra, autour d'elle,
+prononcer des serments semblables aux miens par des voix qui n'auraient
+qu'un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu'elle attend pour
+son mari, pour son seigneur, ah! insensé que j'ai été! elle verra toute
+sa folie et s'irritera de la mienne.
+
+C'était ainsi que le plus grand malheur de l'amour, le doute,
+commençait à déchirer son coeur malade; il sentait son sang brûlé se
+porter à la tête et l'appesantir; souvent il tombait sur le cou de son
+cheval ralenti, et un demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs
+qui bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres qui
+passaient à ses côtés; il vit ou crut voir la même femme vêtue de noir
+qu'il avait montrée à Grandchamp s'approcher de lui jusqu'à toucher
+les crins de son cheval, tirer son manteau, et s'enfuir en ricanant; le
+sable de la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en voulant
+remonter vers sa source: cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis;
+il les ferma et s'endormit sur son cheval.
+
+Bientôt il se sentit arrêté; mais le froid l'avait saisi. Il entrevit
+des paysans, des flambeaux, une masure, une grande chambre où on le
+transportait, un vaste lit dont Grandchamp fermait les lourds rideaux,
+et se rendormit étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.
+
+Des songes plus rapides que les grains de poussière chassés par le
+vent tourbillonnaient sous son front; il ne pouvait les arrêter et
+s'agitait sur sa couche. Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes,
+son gouverneur armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui
+faisant un signe d'adieu; il porta la main sur sa tête en dormant et
+fixa le rêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau
+de sable mouvant.
+
+Une place publique couverte d'un peuple étranger, un peuple du Nord qui
+jetait des cris de joie, mais des cris sauvages; une haie de gardes, de
+soldats farouches; ceux-ci étaient Français.
+
+--Viens avec moi, dit d'une voix douce Marie de Gonzague en lui prenant
+la main. Vois-tu, j'ai un diadème; voici ton trône, viens avec moi.
+
+Et elle l'entraînait, et le peuple criait toujours.
+
+Il marcha, il marcha longtemps.
+
+--Pourquoi donc êtes-vous triste, si vous êtes reine? disait-il en
+tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans parler. Elle monta et
+s'élança sur les degrés, sur un trône, et s'assit:--Monte, disait-elle
+en tirant sa main avec force.
+
+Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes solives, et il ne
+pouvait monter.
+
+--Rends grâce à l'amour, reprit-elle.
+
+Et la main, plus forte, le souleva jusqu'en haut. Le peuple cria.
+
+Il s'inclinait pour baiser cette main secourable, cette main adorée...
+c'était celle du bourreau!
+
+--O ciel! cria Cinq-Mars en poussant un profond soupir.
+
+Et il ouvrit les yeux: une lampe vacillante éclairait la chambre
+délabrée de l'auberge; il referma sa paupière, car il avait vu, assise
+sur son lit, une femme, une religieuse, si jeune, si belle! Il crut
+rêver encore, mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux
+brûlants et les fixa sur cette femme.
+
+--O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? La pluie a mouillé votre voile et
+vos cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse femme?
+
+--Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; il est dans la chambre
+voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds,
+regarde-les; mes pieds étaient si blancs autrefois! Vois comme la boue
+les a souillés. Mais j'ai fait un voeu, je ne les laverai que chez le
+Roi, quand il m'aura donné la grâce d'Urbain. Je vais à l'armée pour le
+trouver; je lui parlerai, comme Grandier m'a appris à lui parler, et
+il lui pardonnera; mais écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car
+j'ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant! tu es
+bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux; mais cependant
+tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais.
+L'homme que tu as frappé te tuera. Tu t'es trop servi de la croix,
+c'est là ce qui te porte malheur; tu as frappé avec elle, et tu la
+portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tête sous tes draps!
+T'aurais-je dit quelque chose qui t'afflige? ou bien est-ce que vous
+aimez, jeune homme? Ah, soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à
+votre amie; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a
+trois jours encore que j'étais bien belle. Est-elle belle aussi? Oh!
+comme elle pleurera un jour! Ah! si elle peut pleurer, elle sera bien
+heureuse.
+
+Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l'office des morts d'une voix
+monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit,
+et tournant dans ses doigts les grains d'un long rosaire.
+
+Tout à coup la porte s'ouvre; elle regarde et s'enfuit par une entrée
+pratiquée dans une cloison.
+
+--Que diable est-ce que ceci? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la
+messe des morts sur vous, monsieur? et vous voilà sous vos draps comme
+dans un linceul.
+
+C'était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu'il laissa
+tomber un verre de limonade qu'il apportait. Voyant que son maître ne
+lui répondait pas, il s'effraya encore plus et souleva les couvertures.
+Cinq-Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux
+domestique jugeait que le sang lui portant à la tête l'avait presque
+suffoqué, et, s'emparant d'un vase plein d'eau froide, il le lui versa
+tout entier sur le front. Ce remède militaire manque rarement son
+effet, et Cinq-Mars revint à lui en sautant.
+
+--Ah! c'est toi, Grandchamp! quels rêves affreux je viens de faire!
+
+--Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au contraire: j'ai vu la
+queue du dernier, vous choisissez très-bien.
+
+--Qu'est-ce que tu dis, vieux fou?
+
+--Je ne suis pas fou, monsieur; j'ai de bons yeux, et j'ai vu ce que
+j'ai vu. Mais certainement, étant malade comme vous l'êtes, monsieur le
+Maréchal ne...
+
+--Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la soif me dévore. O
+ciel! quelle nuit! je vois encore toutes ces femmes.
+
+--Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-t-il ici?
+
+--Je te parle d'un rêve, imbécile! Quand tu resteras là immobile au
+lieu de me donner à boire!
+
+--Cela me suffit, monsieur; je vais demander d'autre limonade.
+
+Et, s'avançant à la porte, il cria du haut de l'escalier:
+
+--Eh! Germain? Étienne! Louis!
+
+L'aubergiste répondit d'en bas:
+
+--On y va, monsieur, on y va; c'est qu'ils viennent de m'aider à courir
+après la folle.
+
+--Quelle folle? dit Cinq-Mars s'avançant hors de son lit.
+
+L'aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit avec respect:
+
+--Ce n'est rien, monsieur le marquis; c'est une folle qui est arrivée à
+pied ici cette nuit, et qu'on avait fait coucher près de cette chambre;
+mais elle vient de s'échapper: on n'a pas pu la rattraper.
+
+--Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et passant la main
+sur ses yeux, je n'ai donc pas rêvé? Et ma mère, où est-elle? et le
+maréchal, et... Ah! c'est un songe affreux. Sortez tous.
+
+En même temps il se retourna du côté du mur, et ramena encore les
+couvertures sur sa tête.
+
+L'aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son front avec
+le bout du doigt en regardant Grandchamp, comme pour lui demander si
+son maître était aussi en délire.
+
+Celui-ci fit signe de sortir en silence; et pour veiller pendant
+le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondément endormi, il
+s'assit seul dans un grand fauteuil de tapisserie, en exprimant des
+citrons dans un verre d'eau, avec un air aussi grave et aussi sévère
+qu'Archimède calculant les flammes de ses miroirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE CABINET
+
+ Les hommes ont rarement le courage d'être tout à fait bons ou
+ tout à fait méchants.
+
+ MACHIAVEL.
+
+
+Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôt il va suivre en paix
+une grande et belle route. Puisque nous avons la liberté de promener
+nos yeux sur tous les points de la carte, arrêtons-les sur la ville de
+Narbonne.
+
+Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin de là, ses flots bleuâtres
+sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans cette cité semblable à
+celle d'Athènes; mais pour trouver celui qui y règne, suivez cette rue
+inégale et obscure, montez les degrés du vieux archevêché, et entrons
+dans la première et la plus grande des salles.
+
+Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de hautes fenêtres
+en ogive, dont la partie supérieure seulement avait conservé les
+vitraux bleus, jaunes et rouges, qui répandaient une lueur mystérieuse
+dans l'appartement. Une table ronde énorme la remplissait dans toute sa
+largeur, du côté de la grande cheminée; autour de cette table, couverte
+d'un tapis bariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient
+assis et courbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier
+des lettres qu'on leur passait d'une table plus petite. D'autres hommes
+debout rangeaient les papiers dans les rayons d'une bibliothèque, que
+les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, et ils
+marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle était garnie.
+
+Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût entendu les ailes
+d'une mouche. Le seul bruit qui s'élevât était celui des plumes qui
+couraient rapidement sur le papier, et une voix grêle qui dictait,
+en s'interrompant pour tousser. Elle sortait d'un immense fauteuil
+à grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des chaleurs de
+la saison et du pays. C'était un de ces fauteuils qu'on voit encore
+dans quelques vieux châteaux, et qui semblent faits pour s'endormir en
+lisant sur eux, quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment
+est soigné: un croissant de plumes y soutient les reins; si la tête
+se penche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts de
+soie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu'il est
+permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pères avaient
+pour but d'éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en
+tombant.
+
+Mais quittons cette digression pour parler de l'homme qui s'y trouvait
+et qui n'y dormait pas. Il avait le front large et quelques cheveux
+fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à
+laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse
+que l'on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII.
+Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d'avouer que
+Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir
+douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites
+moustaches grises et par une _royale_, ornement alors à la mode, et
+qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait
+sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe
+de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins
+qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.
+
+Il avait très près de lui, autour de la plus petite table dont il a
+été question, quatre jeunes gens de quinze à vingt ans: ils étaient
+pages ou domestiques, selon l'expression du temps, qui signifiait alors
+familier, ami de la maison. Cet usage était un reste de patronage
+féodal demeuré dans nos moeurs. Les cadets gentilshommes des plus
+hautes familles recevaient des _gages_ des grands seigneurs, et leur
+étaient dévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le
+premier venu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous
+parlons rédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné la
+substance; et, après un coup d'oeil du maître, ils les passaient aux
+secrétaires, qui les mettaient au net. Le Cardinal-duc, de son côté,
+écrivait sur son genou des notes secrètes sur de petits papiers, qu'il
+glissait dans presque tous les paquets avant de les fermer de sa propre
+main.
+
+Il y avait quelques instants qu'il écrivait, lorsqu'il aperçut, dans
+une glace placée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant
+quelques lignes interrompues, sur une feuille d'une taille inférieure
+à celle du papier ministériel; il se hâtait d'y mettre quelques mots,
+puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu'il était chargé
+de remplir à son grand regret; mais, placé derrière le Cardinal, il
+espérait que sa difficulté à se retourner l'empêcherait de s'apercevoir
+du petit manège qu'il semblait exercer avec assez d'habitude. Tout à
+coup, Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit:
+
+--Venez ici, monsieur Olivier.
+
+Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour ce pauvre enfant,
+qui paraissait n'avoir que seize ans. Il se leva pourtant très vite, et
+vint se placer debout devant le ministre, les bras pendants et la tête
+baissée.
+
+Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas plus que des
+soldats lorsque l'un d'eux tombe frappé d'une balle, tant ils étaient
+accoutumés à ces sortes d'appels. Celui-ci pourtant s'annonçait d'une
+manière plus vive que les autres.
+
+--Qu'écrivez-vous là?
+
+--Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte.
+
+--Quoi?
+
+--Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance.
+
+--Point de détours, monsieur, vous faites autre chose.
+
+--Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux, c'était un billet
+à une de mes cousines.
+
+--Voyons-le.
+
+Alors un tremblement universel l'agita, et il fut obligé de s'appuyer
+sur la cheminée en disant à demi-voix:
+
+--C'est impossible.
+
+--Monsieur le vicomte Olivier d'Entraigues, dit le ministre sans
+marquer la moindre émotion, vous n'êtes plus à mon service.
+
+Et le page sortit, il savait qu'il n'y avait pas à répliquer; il
+glissa son billet dans sa poche, et, ouvrant la porte à deux battants,
+justement assez pour qu'il y eût place pour lui, il s'y glissa comme un
+oiseau qui s'échappe de sa cage.
+
+Le ministre continua les notes qu'il traçait sur son genou.
+
+Les secrétaires redoublaient de silence et d'ardeur, lorsque la porte
+s'ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître, entre les deux
+battants, un capucin qui, s'inclinant les bras croisés sur la poitrine,
+semblait attendre l'aumône ou l'ordre de se retirer. Il avait un teint
+rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez
+doux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils qui se
+joignaient au milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé,
+malfaisant et sinistre; une barbe plate et rousse à l'extrémité, et le
+costume de l'ordre de Saint-François dans toute son horreur, avec des
+sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s'essuyer
+sur un tapis.
+
+Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande sensation
+dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot
+commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se
+tenait toujours debout, les uns le saluant en passant, les autres
+détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par
+derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque
+tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une profonde
+révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais, sitôt qu'elle
+fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s'asseoir auprès du
+Cardinal, qui, l'ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit
+une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement
+comme pour attendre une nouvelle, et ne pouvant s'empêcher de froncer
+le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou de quelque autre animal
+désagréable.
+
+Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce
+qu'il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans
+ces conversations profondes et pénibles dont il s'était reposé pendant
+quelques jours dans un pays dont l'air lui était favorable, et dont
+le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s'était
+changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs
+pour qu'il pût oublier, pendant son absence, qu'elle devait revenir.
+Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu'alors infatigable,
+il attendait sans impatience, pour la première fois de ses jours
+peut-être, le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes
+les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait seul la vie
+et le mouvement à la France. Il ne s'attendait pas à la visite qu'il
+recevait alors, et la vue d'un de ces hommes qu'il _trempait dans le
+crime_, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes
+habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper le nuage de
+mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées.
+
+Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de
+ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort
+que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcément dans le
+monde réel.
+
+Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le premier, le fit
+assez brusquement.
+
+--Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
+
+--Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes,
+sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je
+songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m'ont trop
+détourné de cette unique pensée: et je me repens d'avoir employé
+quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes
+tragédies d'_Europe_ et de _Mirame_, malgré la gloire que j'en ai
+tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans
+l'avenir.
+
+Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut d'abord
+surpris de ce début; mais il connaissait trop son maître pour en rien
+témoigner, et sachant bien par où il le ramènerait à d'autres idées, il
+entra dans les siennes sans hésiter.
+
+--Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un air de regret,
+et la France gémira de ce que ces oeuvres immortelles ne sont pas
+suivies de productions semblables.
+
+--Oui, mon cher Joseph, c'est en vain que des hommes tels que
+Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre
+Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que
+les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche,
+je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe, dans mes
+heures de repos, que de ma _Méthode des controverses_ et du livre sur
+la _Perfection du chrétien_. Je songe que j'ai cinquante-six ans et une
+maladie qui ne pardonne guère.
+
+--Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre
+Éminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de
+l'humeur, et qui voulait en sortir au plus vite.
+
+Le rouge monta au visage du Cardinal.
+
+--Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur,
+et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau?
+
+--Nous étions convenus déjà, monseigneur, de remplacer mademoiselle
+d'Hautefort; nous l'avons éloignée comme mademoiselle de La Fayette,
+c'est fort bien; mais sa place n'est pas remplie, et le Roi...
+
+--Eh bien?
+
+--Le Roi a des idées qu'il n'avait pas eues encore.
+
+--Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le
+ministre avec ironie.
+
+--Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de
+favori vacante? Ce n'est pas prudent, permettez que je le dise.
+
+--Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte
+d'effroi; et lesquelles?
+
+--Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, dit le Capucin à voix basse, de
+la rappeler de Cologne.
+
+--Marie de Médicis! s'écria le Cardinal en frappant sur les bras de
+son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant! elle ne
+rentrera pas sur le sol de France, d'où je l'ai chassée pied par pied!
+L'Angleterre n'a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint
+de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non, cette idée
+n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère,
+quelle perfidie! non, il n'aurait jamais osé y penser...
+
+Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard
+pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph:
+
+--Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots
+précis.
+
+--Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur: «Je sens
+bien que l'un des premiers devoirs d'un chrétien est d'être bon fils,
+et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience.»
+
+--Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expressions; c'est le père
+Caussin, c'est son confesseur qui me trahit! s'écria le Cardinal.
+Perfide jésuite! je t'ai pardonné ton intrigue de La Fayette mais je ne
+te passerai pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur,
+Joseph, il est l'ennemi de l'État, je le vois bien. Mais aussi j'ai agi
+avec négligence depuis quelques jours; je n'ai pas assez hâté l'arrivée
+de ce petit d'Effiat, qui réussira, sans doute: il est bien fait et
+spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je mériterais une bonne disgrâce
+moi-même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné
+mes instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélité
+à mes ordres! quel oubli! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci
+pour l'autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père
+Sirmond...
+
+Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à écrire, et le
+Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps
+après, il osa faire remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, et
+les apprit par coeur comme les commandements de l'Église. Ils nous
+sont demeurés comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme peut
+arracher à force de temps, d'intrigues et d'audace:
+
+I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre
+trois qualités: 1º qu'il n'ait pas d'autre passion que son prince; 2º
+qu'il soit habile et fidèle; 3º qu'il soit ecclésiastique.
+
+II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre.
+
+III. Ne doit jamais changer son premier ministre.
+
+IV. Doit lui dire toutes choses.
+
+V. Lui donner libre accès auprès de sa personne.
+
+VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple.
+
+VII. De grands honneurs et de grands biens.
+
+VIII. Un prince n'a pas de plus riche trésor que son premier ministre.
+
+IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu'on dit contre son premier
+ministre, ni se plaire à en entendre médire.
+
+X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu'on a dit
+contre lui, _quand même on aurait exigé du prince qu'il garderait le
+secret_.
+
+XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais son
+premier ministre à tous ses parents.
+
+Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants
+encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres
+à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui.
+
+Tandis qu'il dictait son instruction, en lisant sur un petit papier
+écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s'emparer de
+lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut au bout, il tomba au fond de son
+fauteuil, les bras croisés et la tête penchée sur son estomac.
+
+Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui
+demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit sortir du fond de sa
+poitrine ces paroles lugubres et mémorables:
+
+--Quel ennui profond! quelles interminables inquiétudes! Si l'ambitieux
+me voyait, il fuirait dans un désert. Qu'est-ce que ma puissance? Un
+misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon
+étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente
+inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n'ose pas me fuir;
+mais on me l'enlève: il me glisse entre les doigts... Que de choses
+j'aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus!
+Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre! que reste-t-il
+de génie pour les entreprises? J'ai l'Europe dans ma main, et je
+suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire de porter mes
+regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont renfermés
+dans mon étroit cabinet? Ses six pieds d'espace me donnent plus de
+peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc ce qu'est un premier
+ministre! Enviez-moi mes gardes à présent!
+
+Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque
+accident, et il lui prit une toux violente et longue qui finit par un
+léger crachement de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait
+saisir une clochette d'or posée sur la table, et, se levant tout à coup
+avec la vivacité d'un jeune homme, il l'arrêta et lui dit:
+
+--Ce n'est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au
+découragement; mais ces moments sont courts, et j'en sors plus fort
+qu'avant. Pour ma santé, je sais parfaitement où j'en suis; mais il ne
+s'agit pas de cela. Qu'avez-vous fait à Paris? Je suis content de voir
+le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais: nous le veillerons
+mieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir?
+
+--Une bataille à Perpignan.
+
+--Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pouvons la lui arranger:
+autant vaut cette application qu'une autre à présent. Mais la jeune
+Reine, la jeune Reine, que dit-elle?
+
+--Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspondance découverte,
+l'interrogatoire que vous lui fîtes subir!
+
+--Bah! un madrigal et un moment de soumission lui feront oublier que je
+l'ai séparée de sa maison d'Autriche et du pays de son Buckingham. Mais
+que fait-elle?
+
+--D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes
+sont à nous, en voici les rapports jour par jour.
+
+--Je ne me donnerai pas la peine de les lire: tant que le duc de
+Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là; elle peut rêver de
+petites conjurations avec Gaston au coin du feu; il s'en tient toujours
+aux aimables intentions qu'il a quelquefois, et n'exécute bien que
+ses sorties du royaume; il en est à la troisième. Je lui procurerai
+la quatrième quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que
+tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvre comte n'avait cependant
+guère plus d'énergie.
+
+Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit à rire assez
+gaîment pour un homme d'État.
+
+--Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens. Ils me tenaient
+là tous les deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de
+lui, armés jusqu'aux dents, et tout prêts à m'expédier comme Concini:
+mais le grand Vitry n'était plus là; ils m'ont laissé parler une heure
+fort tranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni
+l'un ni l'autre n'a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous
+avons su depuis par Chavigny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet
+heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout, si
+ce n'est ce petit brigand d'abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et
+avait l'air de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me
+fit monter en carrosse.
+
+--A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument.
+
+--Elle est folle! il la perdra si elle s'y attache: c'est un
+mousquetaire manqué, un diable en soutane; lisez son _Histoire de
+Fiesque_, vous l'y verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai.
+
+--Eh quoi! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux
+de son âge?
+
+--Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que
+ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qu'à sa fraise et à ses aiguillettes;
+sa jolie tournure m'en répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je
+l'ai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons.
+
+--Ah! monseigneur, dit le père d'un air de doute, je ne me suis jamais
+fié aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en
+est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d'Effiat, son père.
+
+--Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je l'élèverai; au lieu que
+le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n'arrête;
+il a osé me disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela?
+est-ce croyable, à moi? Un petit prestolet, qui n'a d'autre mérite
+qu'un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le
+mari a pris soin lui-même de l'éloigner.
+
+Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lorsqu'il parlait
+de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu'il voulait
+rendre fine et qui ne fut que laide et gauche; il s'imagina que
+l'expression de sa bouche, tordue comme celle d'un singe, voulait dire:
+_Ah! qui peut résister à monseigneur?_ mais monseigneur y lut: _Je suis
+un cuistre qui ne sais rien du grand monde_, et, sans transition, il
+dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépêches:
+
+--Le duc de Rohan est mort, c'est une bonne nouvelle; voilà les
+huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur: je l'avais fait condamner
+par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt
+tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu'importe?
+le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre! Comme
+elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n'en vois plus guère
+qui ne s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes
+nos dupes de Versailles; certes, on n'a rien à me reprocher: j'exerce
+contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me
+traiter au conseil de la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre
+en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assassin
+maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette peine pour moi.
+Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier
+faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être
+juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon,
+à qui son Sedan donne de l'orgueil; mais je le lui ferai bien rendre.
+C'est une chose merveilleuse que leur aveuglement! ils se croient tous
+libres de conspirer, et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au
+bout des fils que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois
+pour leur donner de l'air et de l'espace. Et pour la mort de leur cher
+duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme?
+
+--Moins que pour l'affaire de Loudun, qui s'est pourtant terminée
+heureusement.
+
+--Quoi! _heureusement?_ J'espère que Grandier est mort?
+
+--Oui; c'est ce que je voulais dire. Votre Eminence doit être
+satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre heures; on n'y pense
+plus. Seulement Laubardemont a fait une petite étourderie, qui était de
+rendre la séance publique; c'est ce qui a causé un peu de tumulte; mais
+nous avons les signalements des perturbateurs que l'on suit.
+
+--C'est bien, c'est très bien. Urbain était un homme trop supérieur
+pour le laisser là; il tournait au protestantisme; je parierais qu'il
+aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres
+me l'a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph: il
+faut toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soit poussé. Ces
+huguenots, vois-tu, sont une vraie république dans l'Etat: si une fois
+ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue; ils
+établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.
+
+--Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre
+saint-père le pape! dit Joseph.
+
+--Ah! interrompit le cardinal, je te vois venir: tu veux me rappeler
+son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j'en
+parlerai aujourd'hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le
+maréchal d'Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans
+que nous t'avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que
+la pourpre t'irait bien, car les taches de sang ne s'y voient pas.
+
+Et tous deux se mirent à rire, l'un comme un maître qui accable de tout
+son mépris le sicaire qu'il paye, l'autre comme un esclave résigné à
+toutes les humiliations par lesquelles on s'élève.
+
+Le rire qu'avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre
+durait encore, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, et un page
+annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points;
+le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre
+le mur, comme une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur
+son visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent
+successivement, revêtus de déguisements divers: l'un semblait un
+soldat suisse; un autre un vivandier; un troisième, un maître maçon;
+on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor
+secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle
+qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer
+rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait un paquet de papiers
+roulés ou pliés sur la grande table, parlait un instant au Cardinal
+dans l'embrasure d'une croisée, et partait. Richelieu s'était levé
+brusquement dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire
+par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur
+eux la porte de sortie. Il fit signe au père Joseph quand le dernier
+fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent
+les paquets des dépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des
+lettres.
+
+--Le duc de Weimar poursuit ses avantages; le duc Charles est battu;
+l'esprit de notre général est assez bon, voici de bons propos qu'il a
+tenus à dîner. Je suis content.
+
+--Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les places de Lorraine;
+voici ses conversations particulières...
+
+--Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce
+sera toujours un bon et honnête homme, ne se mêlant point de politique;
+pourvu qu'on lui donne une petite armée à disposer comme une partie
+d'échecs, n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours
+bons amis.
+
+--Voici le Long-Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes
+poursuivent leur projet: voici des massacres en Irlande... Le comte de
+Strafford est condamné à mort.
+
+--A mort! quelle horreur!
+
+--Je lis: «Sa Majesté Charles Ier n'a pas eu le courage de signer
+l'arrêt, mais il a désigné quatre commissaires...»
+
+--Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre argent. Tombe,
+puisque tu es ingrat!... Oh malheureux Wentworth!
+
+Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait
+de jouer avec la vie de tant d'autres, pleura un ministre abandonné
+de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l'avait
+frappé, et c'était lui-même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa
+de lire à haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident
+l'imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports
+détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de
+tout personnage un peu important; rapports qu'il faisait toujours
+joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces
+rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaient toutes passer par
+les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au
+prince épurées et telles qu'on voulait les lui faire lire. Les notes
+particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le
+Cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait
+point satisfait: il se promenait fort vite en long et en large dans
+l'appartement avec des gestes d'inquiétude, lorsque la porte s'ouvrit
+et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avait l'air d'un
+enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet
+cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet
+sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre
+mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à
+l'oreille de l'enfant, lui parla assez longtemps sans réponse; tout ce
+que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle:
+_Fais-y bien attention, pas avant douze heures d'ici_.
+
+Pendant cet _a parte_ du Cardinal, Joseph était occupé à soustraire
+de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et
+d'Allemagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu'ils
+fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philosophie qu'il était
+loin d'avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient, il
+feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'avaient pas tout
+à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui
+avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient
+une rage profonde sous cette apparente modération, et savaient qu'il
+n'était satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Parlement
+le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme _injurieux au
+Roi en la personne de son ministre l'illustrissime Cardinal_, comme
+on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que
+l'auteur ne fût pas à la place de l'ouvrage: satisfaction qu'il se
+donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier.
+
+C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se l'avouer à
+lui-même, et travaillant longtemps, un an quelquefois, à se persuader
+que l'intérêt de l'État y était engagé. Ingénieux à rattacher ses
+affaires particulières à celles de la France, il s'était convaincu
+lui-même qu'elle saignait des blessures qu'il recevait. Joseph, très
+attentif à ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à
+part et déroba un livre intitulé: _Mystères politiques du Cardinal de
+la Rochelle_; un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre
+était: _Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété
+sanglante du dieu Mars_. L'honnête avocat Aubery, qui nous a transmis
+une des plus fidèles histoires de _l'éminentissime_ Cardinal, est
+transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s'écrie
+que le _grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis,
+inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des
+oracles à l'ânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus
+indignes du don de la prophétie, l'appelaient à bon titre Cardinal de
+la Rochelle, puisqu'il avait, trois ans après leurs écrits, réduit
+cette ville, de même que Scipion a été nommé l'Africain pour avoir
+subjugué cette_ PROVINCE. Peu s'en fallut que le père Joseph, qui
+était nécessairement dans les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes
+termes son indignation; car il se rappelait avec douleur la part de
+ridicule qu'il avait prise dans le siége de la Rochelle, qui, tout en
+n'étant pas une _province_ comme l'Afrique, s'était permis de résister
+à _l'éminentissime_ Cardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire
+passer les troupes par un égout, se piquant d'être assez habile dans
+l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de
+cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le
+ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la
+table.
+
+--Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette
+cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi, qui m'attend à Perpignan;
+je le tiens cette fois pour toujours.
+
+Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les doubles portes
+dorées, annoncèrent successivement les plus grands seigneurs de cette
+époque, qui avaient obtenu du Roi la permission de le quitter pour
+venir saluer le ministre; quelques-uns même, sous prétexte de maladie
+ou d'affaires de service, étaient partis à la dérobée pour ne pas être
+les derniers dans son antichambre, et le triste monarque s'était trouvé
+presque tout seul, comme les autres rois ne se voient d'ordinaire qu'à
+leur lit de mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre
+aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, et son ministre
+un successeur menaçant.
+
+Deux pages des meilleures maisons de France se tenaient près de la
+porte où les huissiers annonçaient chaque personnage qui, dans le
+salon précédent, avait trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours
+assis dans son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des
+courtisans, faisait une inclination de tête aux plus distingués, et
+pour les princes seulement s'aidait de ses deux bras pour se soulever
+légèrement; chaque courtisan allait le saluer profondément, et, se
+tenant debout devant lui près de la cheminée, attendait qu'il lui
+adressât la parole; ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait
+à faire le tour du salon pour sortir par la même porte par où l'on
+entrait, restait un moment à saluer le père Joseph, qui singeait son
+maître et que l'on avait pour cela nommé l'Éminence grise, et sortait
+enfin du palais, ou bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si
+le ministre l'y engageait, ce qui était une marque de la plus grande
+faveur.
+
+Il laissa passer d'abord quelques personnages insignifiants et beaucoup
+de mérites inutiles, et n'arrêta cette procession qu'au maréchal
+d'Estrées, qui, partant pour l'ambassade de Rome, venait lui faire
+ses adieux: tout ce qui suivait cessa d'avancer. Ce mouvement avertit
+dans le salon précédent qu'une conversation plus longue s'engageait,
+et le père Joseph, paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui
+voulait dire d'une part: Souvenez-vous de la promesse que vous venez
+de me faire; de l'autre: Soyez tranquille. En même temps, l'adroit
+capucin fit voir à son maître qu'il tenait sous le bras une de ses
+victimes qu'il préparait à être un docile instrument: c'était un jeune
+gentilhomme qui portait un manteau vert très court et une veste de même
+couleur, un pantalon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières
+d'or dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait
+bien en secret, mais point dans le sens de son maître; il ne pensait
+qu'à être cardinal, et se préparait d'autres intelligences en cas de
+défection de la part du premier ministre.
+
+--Dites à Monsieur qu'il ne se fie pas aux apparences, et qu'il n'a pas
+de plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal commence à baisser; et
+je crois de ma conscience d'avertir de ses fautes celui qui pourrait
+hériter du pouvoir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand
+prince une preuve de ma bonne foi, dites-lui qu'on veut faire arrêter
+Puy-Laurens, qui est à lui; qu'il le fasse cacher, ou bien le Cardinal
+le mettra aussi à la Bastille.
+
+Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le maître ne
+restait pas en arrière et trahissait le serviteur. Son amour-propre et
+un reste de respect pour les choses de l'Église le faisaient souffrir
+à l'idée de voir le méprisable agent couvert du même chapeau qui était
+une couronne pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près
+de l'emploi passager de ministre. Parlant donc à demi-voix au maréchal
+d'Estrées:
+
+--Il n'est pas nécessaire, lui dit-il, de persécuter plus longtemps
+Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous voyez là-bas; c'est bien
+assez que Sa Majesté ait daigné le nommer au cardinalat, nous concevons
+les répugnances de Sa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre
+romaine.
+
+Puis, passant de cette idée aux choses générales:
+
+--Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le Saint-Père à notre
+égard; qu'avons-nous fait qui ne fût pour la gloire de notre sainte
+mère l'Église catholique? J'ai dit moi-même la première messe à la
+Rochelle, et vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre
+habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal de La Valette
+vient de commander glorieusement dans le Palatinat.
+
+--Et vient de faire une très belle retraite, dit le maréchal, appuyant
+légèrement sur le mot _retraite_.
+
+Le ministre continua, sans faire attention à ce petit mot de jalousie
+de métier et en élevant la voix:
+
+--Dieu a montré qu'il ne dédaignait pas d'envoyer l'esprit de victoire
+à ses Lévites, car le duc de Weimar n'aida pas plus puissamment à la
+conquête de la Lorraine que ce pieux cardinal, et jamais une armée
+navale ne fut mieux commandée que par notre archevêque de Bordeaux à la
+Rochelle.
+
+On savait que dans ce moment le ministre était assez aigri contre ce
+prélat, dont la hauteur était telle et les impertinences si fréquentes,
+qu'il y avait eu deux affaires assez désagréables dans Bordeaux. Il y
+avait quatre ans, le duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guyenne,
+suivi de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le rencontrant
+au milieu de son clergé dans une procession, l'appela insolent et
+lui donna deux coups de canne très vigoureux; sur quoi l'archevêque
+l'excommunia; et tout récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu
+une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu _vingt coups
+de canne ou de bâton, comme il vous plaira_, écrivait le Cardinal-duc
+au cardinal de La Valette, _et je crois qu'il veut remplir la France
+d'excommuniés_. En effet, il excommunia encore le bâton du maréchal,
+se souvenant qu'autrefois le pape avait forcé le duc d'Epernon à lui
+demander pardon; mais Vitry, qui avait fait assassiner le maréchal
+d'Ancre, était trop bien en cour pour cela, et l'archevêque fut battu
+et de plus grondé par le ministre.
+
+M. d'Estrées pensa donc avec assez de tact qu'il pouvait y avoir un peu
+d'ironie dans la manière dont le Cardinal vantait les talents guerriers
+et maritimes de l'archevêque, et lui répondit avec un sang-froid
+inaltérable:
+
+--En effet, monseigneur, personne ne peut dire que ce soit sur mer
+qu'il ait été battu.
+
+Son Eminence ne peut s'empêcher de sourire; mais, voyant que
+l'expression électrique de ce sourire en avait fait naître d'autres
+dans la salle, et des chuchotements et des conjectures, il reprit toute
+sa gravité sur-le-champ, et prenant le bras familièrement au maréchal:
+
+--Allons, allons, monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous avez la répartie
+bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal Albornos, ni tous
+les Borgia du monde, ni tous les efforts de leur Espagne près du
+Saint-Père.
+
+Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui comme pour
+s'adresser au salon silencieux et captivé:
+
+--J'espère, continua-t-il, qu'on ne nous persécutera plus comme l'on
+fit autrefois pour avoir fait une juste alliance avec l'un des plus
+grands hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe est mort, le roi
+catholique n'aura plus de prétexte pour solliciter l'excommunication
+du roi très chrétien. N'êtes-vous pas de mon avis, mon cher seigneur?
+dit-il en s'adressant au cardinal de La Valette qui s'approchait et
+n'avait heureusement rien entendu sur son compte. Monsieur d'Estrées,
+restez près de notre fauteuil: nous avons encore bien des choses à vous
+dire, et vous n'êtes pas de trop dans toutes nos conversations, car
+nous n'avons pas de secrets; notre politique est franche et au grand
+jour: l'intérêt de Sa Majesté et de l'Etat, voilà tout.
+
+Le maréchal fit un profond salut, se rangea derrière le siège du
+ministre, et laissa sa place au cardinal de La Valette, qui, ne cessant
+de se prosterner, et de flatter et de jurer dévouement et totale
+obéissance au Cardinal, comme pour expier la roideur de son père le
+duc d'Epernon, n'eut aussi de lui que quelques mots vagues et une
+conversation distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa
+de regarder à la porte quelle personne lui succédait. Il eut même le
+chagrin de se voir interrompu brusquement par le Cardinal-duc, qui
+s'écria, au moment le plus flatteur de son discours mielleux:
+
+--Ah! c'est donc vous enfin, mon cher Fabert! Qu'il me tardait de vous
+voir pour vous parler du siège!
+
+Le général salua d'un air brusque et assez gauchement le Cardinal
+généralissime, et lui présenta les officiers venus du camp avec lui. Il
+parla quelque temps des opérations du siège, et le Cardinal semblait
+lui faire, en quelque sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus
+tard ses ordres sur le champ de bataille même; il parla aux officiers
+qui le suivaient, les appelant par leurs noms et leur faisant des
+questions sur le camp.
+
+Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc d'Angoulême; ce
+Valois, après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait devant
+Richelieu. Il sollicitait un commandement qu'il n'avait eu qu'en
+troisième au siège de la Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin,
+toujours souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.
+
+Le duc d'Halluin vint après eux: le Cardinal interrompit les
+compliments qu'il leur adressait pour lui dire à haute voix:
+
+--Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que le Roi a créé en
+votre faveur un office de maréchal de France; vous signerez Schomberg,
+n'est-il pas vrai? A Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi.
+Mais pardon, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque chose
+d'important à me dire.
+
+--Oh! mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seulement vous dire que
+ce pauvre jeune homme, que vous avez daigné regarder comme à votre
+service, meurt de faim.
+
+--Ah! comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous de choses semblables?
+Votre petit Corneille ne veut rien faire de bon; nous n'avons vu que
+_le Cid_ et _les Horaces_ encore; qu'il travaille, qu'il travaille,
+on sait qu'il est à moi, c'est désagréable pour moi-même. Cependant,
+puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension de cinq cents
+écus sur ma cassette.
+
+Et le trésorier de l'épargne se retira, charmé de la libéralité du
+ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez de bonté, la dédicace de
+_Cinna_, où le grand Corneille compare son âme à celle d'Auguste, et le
+remercie d'avoir fait l'aumône à _quelques Muses_.
+
+Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en disant que la
+matinée s'avançait et qu'il était temps de partir pour aller trouver le
+Roi.
+
+En cet instant même, et comme les plus grands seigneurs s'approchaient
+pour l'aider à marcher, un homme en robe de maître des requêtes
+s'avança vers lui en saluant avec un sourire avantageux et confiant
+qui étonna tous les gens habitués au grand monde; il semblait dire:
+_Nous avons des affaires secrètes ensemble; vous allez voir comme il
+sera bien pour moi; je suis chez moi dans son cabinet_. Sa manière
+lourde et gauche trahissait pourtant un être très inférieur: c'était
+Laubardemont.
+
+Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui, et lança un
+regard de feu à Joseph; puis, se tournant vers ceux qui l'entouraient,
+il dit avec un rire amer:
+
+--Est-ce qu'il y a quelque criminel autour de nous?
+
+Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus rouge que sa
+robe; et, précédé de la foule des personnages qui devaient l'escorter
+en voiture ou à cheval, il descendit le grand escalier de l'archevêché.
+
+Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent avec
+stupéfaction ce départ royal.
+
+Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse litière de forme
+carrée, dans laquelle il devait voyager jusqu'à Perpignan, ses
+infirmités ne lui permettant ni d'aller en voiture, ni de faire toute
+cette route à cheval. Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit,
+une table, et une petite chaise pour un page qui devait écrire ou lui
+faire la lecture. Cette machine, couverte de damas couleur de pourpre,
+fut portée par dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient;
+ils étaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service
+d'honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie. Le
+duc d'Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d'Estrées, Fabert et
+d'autres dignitaires étaient à cheval aux portières. On distinguait le
+cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que
+Chavigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille,
+dont il était menacé, disait-on.
+
+Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardinal, ses
+médecins et son confesseur; huit voitures et quatre chevaux pour ses
+gentilshommes, et vingt-quatre mulets pour ses bagages; deux cents
+mousquetaires à pied l'escortaient de très près; sa compagnie de
+gens d'armes de la garde et ses chevau-légers, tous gentilshommes,
+marchaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques chevaux.
+
+Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se rendit en peu de
+jours à Perpignan. La dimension de la litière obligea plusieurs fois de
+faire élargir les chemins et abattre les murailles de quelques _villes
+et villages_ où elle ne pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs
+des manuscrits du temps, tous pleins d'une sincère admiration pour ce
+luxe, _en sorte qu'il semblait un conquérant qui entre par la brèche_.
+Nous avons cherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit des
+propriétaires ou habitants des maisons qui s'ouvraient à son passage
+où la même admiration fût témoignée, et nous avouons ne l'avoir pu
+trouver.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'ENTREVUE
+
+ Mon génie étonné tremble devant le sien.
+
+
+Le pompeux cortège du Cardinal s'était arrêté à l'entrée du camp;
+toutes les troupes sous les armes étaient rangées dans le plus bel
+ordre, et ce fut au bruit du canon et de la musique successive de
+chaque régiment que la litière traversa une longue haie de cavalerie
+et d'infanterie, formée depuis la première tente jusqu'à celle du
+ministre, disposée à quelque distance du quartier royal, et que la
+pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin. Chaque
+chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu
+sous sa tente, congédia sa suite, s'y enferma, attendant l'heure de
+se présenter chez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son
+escorte s'y était porté individuellement, et, sans entrer dans la
+demeure royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes
+de coutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez
+le prince. Les courtisans s'y rencontraient et se promenaient par
+groupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaient
+avec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ils
+appartenaient. D'autres chuchotaient longtemps et donnaient des signes
+d'étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient que
+quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Un singulier
+dialogue, entre mille autres, s'éleva dans un coin de la galerie
+principale.
+
+--Puis-je savoir, monsieur l'abbé, pourquoi vous me regardez d'une
+manière si assurée?
+
+--Parbleu! monsieur de Launay, c'est que je suis curieux de voir ce que
+vous allez faire. Tout le monde abandonne votre Cardinal-duc depuis
+votre voyage en Touraine; vous n'y pensez pas, allez donc causer un
+moment avec les gens de Monsieur ou de la Reine; vous êtes en retard
+de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vient de
+toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feu comte de
+Soissons, que je pleurerai toute ma vie.
+
+--Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous entends assez; c'est
+un appel que vous me faites l'honneur de m'adresser.
+
+--Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en saluant avec toute la
+gravité du temps; je cherchais l'occasion de vous appeler au nom de M.
+d'Attichi, mon ami, avec qui vous eûtes quelque chose à Paris.
+
+--Monsieur l'abbé, je suis à vos ordres; je vais chercher mes seconds,
+cherchez les vôtres.
+
+--Ce sera à cheval, avec l'épée et le pistolet, n'est-il pas vrai?
+ajouta Gondi, avec le même air dont on arrangerait une partie de
+campagne, en époussetant la manche de sa soutane avec le doigt.
+
+--Si tel est votre bon plaisir, reprit l'autre.
+
+Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec grande
+politesse et de profondes révérences.
+
+Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et repassait autour
+d'eux dans la galerie. Ils s'y mêlèrent pour chercher leurs amis.
+Toute l'élégance des costumes du temps était déployée par la cour
+dans cette matinée: les petits manteaux de toutes les couleurs, en
+velours, en satin, brodés d'or ou d'argent, des croix de Saint-Michel
+et du Saint-Esprit, les fraises, les plumes nombreuses des chapeaux,
+les aiguillettes d'or, les chaînes qui suspendaient de longues épées,
+tout brillait, tout étincelait, moins encore que le feu des regards de
+cette jeunesse guerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels
+et éclatants. Au milieu de cette assemblée passaient lentement des
+personnages graves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux
+gentilshommes.
+
+Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très basse, se promenait parmi
+la foule, fronçant les sourcils, fermant à demi les yeux pour mieux
+voir, et relevant sa moustache, car les ecclésiastiques en portaient
+alors. Il regardait chacun sous le nez pour reconnaître ses amis, et
+s'arrêta enfin à un jeune homme d'une fort grande taille, vêtu de noir
+de la tête aux pieds, et dont l'épée même était d'acier bronzé fort
+noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque l'abbé de Gondi
+le tira à part:
+
+--Monsieur de Thou, lui dit-il, j'aurai besoin de vous pour second
+dans une heure, à cheval, avec l'épée et le pistolet, si vous voulez me
+faire cet honneur...
+
+--Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à fait et à tout
+venant. Où nous trouverons-nous?
+
+--Devant le bastion espagnol, s'il vous plaît.
+
+--Pardon si je retourne à une conversation qui m'intéressait beaucoup;
+je serai exact au rendez-vous.
+
+Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il avait dit tout
+ceci avec une voix fort douce, le plus inaltérable sang-froid, et même
+quelque chose de distrait.
+
+Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction, et continua
+sa recherche.
+
+Il ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les jeunes
+seigneurs auxquels il s'adressa, car ils le connaissaient mieux que M.
+de Thou, et, du plus loin qu'ils le voyaient venir, ils cherchaient à
+l'éviter, ou riaient de lui-même avec lui, et ne s'engageaient point à
+le servir.
+
+--Eh! l'abbé, vous voilà encore à chercher; je gage que c'est un second
+qu'il vous faut? dit le duc de Beaufort.
+
+--Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que c'est contre
+quelqu'un du Cardinal-duc.
+
+--Vous avez raison tous deux, messieurs; mais depuis quand riez-vous
+des affaires d'honneur?
+
+--Dieu m'en garde! reprit M. de Beaufort; des hommes d'épée comme nous
+sommes vénèrent toujours tierce, quarte et octave; mais, quant aux plis
+de la soutane, je n'y connais rien.
+
+--Parbleu, monsieur, vous savez bien qu'elle ne m'embarrasse pas le
+poignet, et je le prouverai à qui voudra. Je ne cherche du reste qu'à
+jeter ce froc aux orties.
+
+--C'est donc pour le déchirer que vous vous battez si souvent? dit
+La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes
+dessous.
+
+Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne voulant pas
+perdre plus de temps à de mauvaises plaisanteries; mais il n'eut
+pas plus de succès ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes de
+la jeune Reine, qu'il supposait mécontents du Cardinal, et heureux
+par conséquent de se mesurer avec ses créatures, l'un lui dit fort
+gravement:
+
+--Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se passer? Le Roi a dit
+tout haut: «Que notre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve
+de Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps exilée.» _Impérieux_,
+monsieur l'abbé, sentez-vous cela? Le Roi n'avait encore rien dit
+d'aussi fort contre lui. _Impérieux!_ c'est une disgrâce complète.
+Vraiment, personne n'osera plus lui parler; il va quitter la cour
+aujourd'hui certainement.
+
+--On m'a dit cela, monsieur; mais j'ai une affaire...
+
+--C'est heureux pour vous, qu'il arrêtait tout court dans votre
+carrière.
+
+--Une affaire d'honneur...
+
+--Au lieu que Mazarin est pour vous...
+
+--Mais voulez-vous, ou non, m'écouter?
+
+--Ah! s'il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui sortir de
+la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et la jolie petite
+épinglière; il en a même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous
+sommes fort pressés; adieu, adieu...
+
+Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans écouter un
+mot de plus, marcha vite dans la galerie et se perdit dans la multitude
+des passants.
+
+Le pauvre abbé restait donc fort mortifié de ne pouvoir trouver
+qu'un second, et regardait tristement s'écouler l'heure et la foule,
+lorsqu'il aperçut un jeune gentilhomme qui lui était inconnu, assis
+près d'une table et appuyé sur son coude d'un air mélancolique.
+Il portait des habits de deuil qui n'indiquaient aucun attachement
+particulier à une grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre
+sans impatience le moment d'entrer chez le Roi, il regardait d'un air
+insouciant ceux qui l'entouraient et semblait ne les pas voir et n'en
+connaître aucun.
+
+Gondi, jetant les yeux sur lui, l'aborda sans hésiter.
+
+--Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n'ai pas l'honneur de vous
+connaître; mais une partie d'escrime ne peut jamais déplaire à un
+homme comme il faut; et, si vous voulez être mon second, dans un quart
+d'heure nous serons sur le pré. Je suis Paul de Gondi, et j'ai appelé
+M. de Launay, qui est au Cardinal, fort galant homme d'ailleurs.
+
+L'inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui répondit sans
+changer d'attitude:
+
+--Et quels sont ses seconds?
+
+--Ma foi, je n'en sais rien; mais que vous importe qui le servira? On
+n'en est pas plus mal avec ses amis pour leur avoir donné un petit coup
+de pointe.
+
+L'étranger sourit nonchalamment, resta un instant à passer sa main
+dans ses longs cheveux châtains, et lui dit enfin avec indolence et
+regardant à une grosse montre ronde suspendue à sa ceinture:
+
+--Au fait, monsieur, comme je n'ai rien de mieux à faire et que je n'ai
+pas d'amis ici, je vous suis: j'aime autant faire cela qu'autre chose.
+
+Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes noires, il partit
+lentement, suivant le martial abbé, qui allait vite devant lui et
+revenait le hâter, comme un enfant qui court devant son père, ou un
+jeune carlin qui va et revient vingt fois avant d'arriver au bout d'une
+allée.
+
+Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ouvrirent les
+grands rideaux qui séparaient la galerie de la tente du roi, et le
+silence s'établit partout. On commença à entrer successivement et avec
+lenteur dans la demeure passagère du prince. Il reçut avec grâce toute
+sa cour, et c'était lui-même qui le premier s'offrait à la vue de
+chaque personne introduite.
+
+Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout
+le roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne; son
+costume était fort élégant: une sorte de veste couleur chamois, avec
+les manches ouvertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le
+couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausse large et flottant ne
+lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était
+ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant
+guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied,
+étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles
+semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau
+de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le
+bras gauche du roi, appuyé sur le pommeau de son épée.
+
+Il avait la tête découverte, et l'on voyait parfaitement sa figure
+pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente
+laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors
+augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi
+l'expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique,
+à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des
+Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard;
+ses yeux semblaient rougis par les larmes et voilés par un sommeil
+perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré.
+
+Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'écouter avec
+attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu'il attendait à
+chaque minute, en se balançant un peu d'un pied sur l'autre, habitude
+héréditaire de sa famille; il parlait avec assez de vitesse, mais
+s'interrompant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de la
+main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément.
+
+Il y avait deux heures pour ainsi dire que l'on passait devant le Roi
+sans que le Cardinal eût paru, toute la cour était accumulée et serrée
+derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolongeaient
+derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à
+séparer les noms des courtisans que l'on annonçait.
+
+--Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal, dit le Roi en se
+retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour
+l'encourager à répondre.
+
+--Sire, on le croit fort malade en cet instant, répartit celui-ci.
+
+--Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le
+duc de Beaufort.
+
+--Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux
+du Cardinal sont toujours si mystérieux, que nous avouons n'y rien
+connaître.
+
+Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des
+forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable,
+mais si difficile à soulever. Il croyait presque y avoir réussi,
+et, soutenu par l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il
+s'applaudissait déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême
+et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se croyait. Un
+trouble involontaire au fond du coeur lui disait bien que, cette heure
+passée, tout le fardeau de l'Etat allait retomber sur lui seul; mais il
+parlait pour s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant
+le sentiment intime qu'il avait de son impuissance à régner, il ne
+laissait plus flotter son imagination sur le résultat des entreprises,
+se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui
+peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaient sur ses lèvres.
+
+--Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de loin à
+Fabert.--Eh bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour La
+Valette.
+
+Puis touchant le bras de Mazarin:
+
+--Il n'est pas si difficile que l'on croit de mener tout un royaume,
+n'est-ce pas?
+
+L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le commun des
+courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre:
+
+--Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et
+au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses
+instruments et à les diriger, et...
+
+Mais le duc de Beaufort, l'interrompant avec cette confiance, cette
+voix élevée et cet air qui lui méritèrent par la suite le surnom
+d'_Important_, s'écria tout haut de sa tête:
+
+--Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme
+un cheval avec l'éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons
+cavaliers, on n'a qu'à prendre parmi nous tous.
+
+Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de faire son effet, car
+deux huissiers à la fois crièrent:--Son Eminence!
+
+Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit;
+mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui
+n'échappa point au ministre.
+
+Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur
+deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de
+cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s'avança vers le Roi
+lentement, et s'arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances
+qui l'y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu'il
+avait en face. Un coup d'oeil lui suffit.
+
+Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et, de tous ceux qui
+la remplissaient, pas un n'eut l'assurance de le saluer ou de jeter
+un regard sur lui; La Valette même feignait d'être fort occupé d'une
+conversation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir,
+affecta de le saluer légèrement et de continuer un _a parte_ à voix
+basse avec le duc de Beaufort.
+
+Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s'arrêter et de
+passer du côté de la foule des courtisans, comme s'il eût voulu s'y
+confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près; ils
+reculèrent tous, comme à l'aspect d'un lépreux; le seul Fabert s'avança
+vers lui avec l'air franc et brusque qui lui était habituel, et,
+employant dans son langage les expressions de son métier:
+
+--Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d'eux comme un
+boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux.
+
+--Et vous tenez ferme devant moi comme devant l'ennemi, dit le
+Cardinal-duc; vous n'en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert.
+
+Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et,
+donnant à ses traits mobiles l'expression d'une tristesse profonde, lui
+fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe
+du Roi, de sorte que l'on pouvait les prendre de là pour ces saluts
+froids et précipités que l'on fait à quelqu'un dont on veut se défaire,
+et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d'une discrète et
+silencieuse douleur.
+
+Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard
+fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers
+imminents, il s'appuya de nouveau sur ses pages, et, sans attendre
+un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti
+et marcha directement vers lui en traversant la tente dans toute sa
+longueur. Personne ne l'avait perdu de vue, tout en faisant paraître
+le contraire, et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi; tous les
+courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.
+
+Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit lui manquant
+totalement, il demeura immobile et attendit avec un regard glacé, qui
+était sa seule force, force d'inertie très grande dans un prince.
+
+Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'inclina pas; mais, sans
+changer d'attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur
+l'épaule des deux enfants à demi courbés, il dit:
+
+--Sire, je viens supplier Votre Majesté de m'accorder enfin une
+retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé
+chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; l'éternité
+s'approche pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais
+le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez
+remis entre les mains un royaume faible et divisé; je vous le rends
+uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon oeuvre est
+accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à
+Cîteaux, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière
+et la méditation.
+
+Le Roi, choqué de quelques expressions hautaines de ces paroles, ne
+donna aucun des signes de faiblesse qu'attendait le Cardinal, et qu'il
+lui avait vus toutes les fois qu'il l'avait menacé de quitter les
+affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le
+regarda en roi et dit froidement:
+
+--Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et
+nous vous souhaitons le repos que vous demandez.
+
+Richelieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de colère qui ne laissa
+nulle trace sur ses traits. «Voilà bien cette froideur, se dit-il
+en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne
+m'échapperas pas ainsi.» Il reprit la parole en s'inclinant:
+
+--La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre
+Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé
+de mes deniers dans Paris.
+
+Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise
+agita un moment la cour attentive.
+
+--Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu'elle veuille
+m'accorder la révocation d'une rigueur que j'ai provoquée (je l'avoue
+publiquement), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile
+au repos de l'État. Oui, quand j'étais de ce monde, j'oubliais trop
+mes plus anciens sentiments de respect et d'attachement pour le bien
+général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je
+vois que j'ai eu tort; et je me repens.
+
+L'attention redoubla, et l'inquiétude du Roi devint visible.
+
+--Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours aimée, malgré
+ses torts envers vous et l'éloignement que les affaires du royaume
+me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j'ai dû beaucoup, et
+qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre
+vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de
+l'exil: je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.
+
+Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loin de
+s'attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur
+toutes les physionomies. On attendait en silence les paroles royales.
+Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce
+regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous
+les services infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes,
+sa surprenante capacité, et s'étonna d'avoir voulu s'en séparer; il
+se sentit profondément attendri à cette demande, qui allait chercher
+sa colère au fond de son coeur pour l'en arracher, et lui faisait
+tomber des mains la seule arme qu'il eût contre son ancien serviteur;
+l'amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses
+yeux; heureux d'accorder ce qu'il désirait le plus au monde, il tendit
+la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon. Le
+Cardinal s'inclina, la baisa avec respect; et son coeur, qui aurait dû
+se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d'un orgueilleux
+triomphe.
+
+Le prince, touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers
+sa cour, et dit d'une voix très émue:
+
+--Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître
+un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais,
+j'espère, puisqu'il a un coeur aussi bon que sa tête.
+
+Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du manteau du
+Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant, et le jeune Mazarin en
+fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage
+rayonnant de joie et d'attendrissement avec l'admirable souplesse
+italienne. Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'autre
+sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit que le second,
+quoique moins direct, n'adressait au prince que les remercîments que
+pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l'un l'encens
+qu'il destinait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe
+de tête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, et
+se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un
+étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.--Le
+maréchal d'Estrées et tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulême,
+le duc d'Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les
+grands officiers de l'armée et de la couronne l'entouraient, et
+chacun d'eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût
+achevé pour apporter le sien, craignant qu'on ne s'emparât du madrigal
+flatteur qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation qu'il
+inventait. Pour Fabert, il s'était retiré dans un coin de la tente,
+et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il
+causait avec Montrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis
+jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait
+trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une extrême
+maladresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en
+vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues; et on
+disait qu'il revenait d'une bataille gagnée comme le cheval du Roi de
+la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la
+curée, sans chercher à rappeler la part qu'il avait eue au triomphe.
+
+L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes
+de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux
+interrompu par des rires agréables, et l'éclat des protestations
+d'attachement, étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix
+du Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier:--Cette pauvre
+Reine! nous allons donc la revoir! je n'aurais jamais osé espérer
+ce bonheur avant de mourir! Le Roi l'écoutait avec confiance et ne
+cherchait pas à cacher sa satisfaction:--C'est vraiment une idée qui
+lui est venue d'en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel
+on m'avait tant fâché, ne songeait qu'à l'union de ma famille; depuis
+la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté de plus vive satisfaction
+qu'en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le
+royaume.
+
+En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l'oreille du prince.
+
+--Un courrier de Cologne? dit le Roi; qu'il m'attende dans mon cabinet.
+
+Puis, n'y tenant pas:--J'y vais, j'y vais, dit-il. Et il entra seul
+dans une petite tente carrée attenante à la grande. On y vit un jeune
+courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s'abaissèrent sur
+le Roi.
+
+Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les
+adorations; mais on s'aperçut qu'il ne les recevait plus avec la même
+présence d'esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et
+témoigna un trouble qui n'était pas joué; ses regards durs et inquiets
+se tournaient vers le cabinet: il s'ouvrit tout à coup; le Roi reparut
+seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à l'ordinaire
+et tremblait de tout son corps; il tenait à la main une large lettre
+couverte de cinq cachets noirs.
+
+--Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecoupée, la Reine-mère
+vient de mourir à Cologne, et je n'ai peut-être pas été le premier à
+l'apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Cardinal
+impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque
+des lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.
+
+Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux.
+
+La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de
+tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'il était entré, mais
+en vainqueur.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LE SIÈGE
+
+ Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione supra la mia
+ figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli
+ omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei
+ in servizio della Chiesa apostolica.
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+
+Il est des moments dans la vie où l'on souhaite avec ardeur les fortes
+commotions pour se tirer des petites douleurs; des époques où l'âme,
+semblable au lion de la fable et fatiguée des atteintes continuelles
+de l'insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers
+de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette
+disposition d'esprit, qui naît toujours d'une sensibilité maladive des
+organes et d'une perpétuelle agitation du coeur. Las de retourner sans
+cesse en lui-même les combinaisons d'événements qu'il souhaitait et
+celles qu'il avait à redouter; las d'appliquer à des probabilités tout
+ce que sa tête avait de force pour les calculs, d'appeler à son secours
+tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes
+illustres pour le rapprocher de sa situation présente; accablé de ses
+regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes
+et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son
+voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel
+presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables
+rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être.
+
+Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n'avait
+pu reprendre assez d'empire sur son esprit pour s'occuper d'autre
+chose que de ses chères et douloureuses pensées; et une sorte de
+consomption s'emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au
+camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d'accepter la
+proposition de l'abbé de Gondi; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars
+dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si
+mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin.
+
+Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp
+assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et
+servir comme aides de camp des généraux; il s'y rendit promptement,
+fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait
+encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du
+rendez-vous. Il s'y trouva le premier, et reconnut qu'un petit champ
+de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort
+bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides; car, outre
+que personne n'eût soupçonné des officiers d'aller se battre sous la
+ville même qu'ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp
+français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon
+de prendre ces précautions, car il n'en coûtait pas moins que la tête
+alors pour s'être donné la satisfaction de risquer son corps.
+
+En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps
+d'examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait.
+Il avait entendu dire que ce n'était pas ces ouvrages que l'on
+attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets.
+Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l'Albère
+et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d'attaque et des
+redoutes contre le point accessible; mais pas un soldat de l'armée
+n'y était placé; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord
+de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique
+nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu'un
+terrain en apparence marécageux, mais très solide, conduisait jusqu'au
+pied du bastion espagnol; que ce poste était gardé avec toute la
+négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par
+ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et
+garnis de quatre pièces de canon d'un énorme calibre, encaissées dans
+du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre
+une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur.
+
+Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux
+assiégeants l'idée d'attaquer ce point, et aux assiégés celle d'y
+multiplier les moyens de défense. Aussi, d'un côté, les postes avancés
+et les vedettes étaient fort éloignés; de l'autre, les sentinelles
+étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue
+escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante
+dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et
+s'arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des
+fossés et du marais.
+
+--_Senor Caballero_, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le
+bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la
+Mancha?
+
+Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu'il avait au côté, la
+planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster,
+lorsqu'un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun,
+lui dit dans sa langue:
+
+--_Ambrosio de demonio_, ne sais-tu pas bien qu'il est défendu de
+perdre la poudre inutilement jusqu'aux sorties ou aux attaques, pour
+avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! C'est
+ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle
+endormie. Fais ton devoir, ou je l'imiterai.
+
+Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté,
+et reprit sa promenade sur le rempart.
+
+Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s'était
+contenté d'élever les rênes de son cheval et de lui approcher les
+éperons, sachant que d'un saut de ce léger animal il serait transporté
+derrière un petit mur d'une cabane qui s'élevait dans le champ où il
+se trouvait, et serait à l'abri du fusil espagnol avant que l'opération
+de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d'ailleurs qu'une
+convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne
+fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un
+assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s'était
+disposé ainsi à l'attaque fût dans l'ignorance des consignes pour
+l'avoir fait. Le jeune d'Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent:
+et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il
+reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui
+se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus
+grand galop ne le saluèrent pas; mais, s'arrêtant presque sur lui, se
+jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou,
+qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de
+tout son coeur, s'écriait:
+
+--Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment
+d'immoler un coquin qui n'est pas de la famille du Roi des rois, je
+vous assure!
+
+--Eh quoi! c'est vous, cher Cinq-Mars! s'écriait de Thou; quoi! sans
+que j'aie su votre arrivée au camp? Oui, c'est bien vous; je vous
+reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher
+ami? je vous ai écrit bien souvent; car notre amitié d'enfance m'est
+demeurée bien avant dans le coeur.
+
+--Et moi, répondit Henri d'Effiat, j'ai été bien coupable envers vous:
+mais je vous conterai tout ce qui m'étourdissait; je pourrai vous en
+parler, et j'avais honte de vous l'écrire. Mais que vous êtes bon!
+votre amitié ne s'est point lassée.
+
+--Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je savais qu'il ne
+pouvait y avoir d'orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans
+la vôtre.
+
+Avec ces paroles, ils s'embrassaient les yeux humides de ces larmes
+douces que l'on verse si rarement dans la vie, et dont il semble
+cependant que le coeur soit toujours chargé, tant elles font de bien en
+coulant.
+
+Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots, Gondi n'avait cessé
+de les tirer par leur manteau en disant:
+
+--A cheval! à cheval! messieurs. Eh! pardieu, vous aurez le temps
+de vous embrasser, si vous êtes si tendres; mais ne vous faites pas
+arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui
+arrivent. Nous sommes dans une mauvaise position, avec ces trois
+gaillards-là en face, les archers pas loin d'ici, et les Espagnols
+là-haut; il faut tenir tête à trois feux.
+
+Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas
+de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les
+partisans du Cardinal, _embarqua_ son cheval au petit galop, selon
+les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu'on y
+reçoit, s'avança de très bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les
+salua gravement:
+
+--Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et
+de prendre du champ; car il est question d'attaquer les lignes et il
+faut que je sois à mon poste.
+
+--Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars; et, quant à nous choisir,
+je serai bien aise de me trouver en face de vous; car je n'ai point
+oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont; vous savez
+mon avis sur votre insolente visite chez ma mère.
+
+--Vous êtes jeune, monsieur; j'ai rempli chez madame votre mère les
+devoirs d'homme du monde; chez le maréchal, ceux de capitaine des
+gardes; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l'abbé qui m'a appelé;
+et ensuite j'aurai cet honneur avec vous.
+
+--Si je vous le permets, dit l'abbé déjà à cheval.
+
+Ils prirent soixante pas de champ, et c'était tout ce qu'offrait
+d'étendue le pré qui les renfermait; l'abbé de Gondi fut placé entre
+de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts,
+où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent,
+comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur
+était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu'à leurs
+combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur
+physionomie tient du sang arabe.
+
+A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se
+rencontrèrent sans se heurter au milieu de l'arène; à l'instant six
+coups de pistolet s'entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit
+les combattants.
+
+Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux,
+que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à
+cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui; à l'autre
+extrémité, de Thou s'approchait du sien, dont il avait tué le cheval,
+et l'aidait à se relever; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait
+plus ni l'un ni l'autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude,
+aperçut en avant le cheval de l'abbé qui sautait et caracolait,
+traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans
+l'étrier et jurait comme s'il n'eût jamais étudié autre chose que le
+langage des camps: il avait le nez et les mains tout en sang de sa
+chute et de ses efforts pour s'accrocher au gazon, et voyait avec assez
+d'humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se
+diriger vers le fossé rempli d'eau qui entourait le bastion, lorsque
+heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval,
+le saisit par la bride et l'arrêta.
+
+--Eh bien! mon cher abbé, je vois que vous n'êtes pas bien malade, car
+vous parlez énergiquement.
+
+--Par la corbleu! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu'il
+avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce
+géant, il a bien fallu me pencher en avant et m'élever sur l'étrier;
+aussi ai-je un peu perdu l'équilibre; mais je crois qu'il est à terre
+aussi.
+
+--Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva; voilà
+son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est
+emportée; il faut songer à nous évader.
+
+--Nous évader? c'est assez difficile, messieurs, dit l'adversaire de
+Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l'attaque; je ne
+croyais pas qu'il partît si tôt: si nous retournons, nous rencontrerons
+les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point.
+
+--M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous ne retournons
+pas, voici les Espagnols qui courent aux armes et nous feront siffler
+des balles sur la tête.
+
+--Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; appelez donc M. de Montrésor, qui
+s'occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous
+ne l'avez pas blessé, monsieur de Thou?
+
+--Non, monsieur l'abbé, tout le monde n'a pas la main si heureuse que
+la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de
+sa chute; nous n'aurons pas le temps de continuer avec l'épée.
+
+--Quant à continuer, je n'en suis pas, messieurs, dit Fontrailles;
+M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi: mon pistolet avait
+fait long feu, et, ma foi, le sien s'est appuyé sur ma joue, j'en sens
+encore le froid; il a eu la bonté de l'ôter et de le tirer en l'air; je
+ne l'oublierai jamais, et je suis à lui à la vie à la mort.
+
+--Il ne s'agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars; voici
+une balle qui m'a sifflé à l'oreille; l'attaque est commencée de toutes
+parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis.
+
+En effet, la canonnade était générale; la citadelle, la ville et
+l'armée étaient couvertes de fumée; le bastion seul qui leur faisait
+face n'était pas attaqué; et ses gardes semblaient moins se préparer à
+le défendre qu'à examiner le sort des fortifications.
+
+--Je crois que l'ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée
+a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent
+pendant que le canon de la place les protège.
+
+--Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n'avait cessé d'observer les murailles,
+nous pourrions prendre un parti: ce serait d'entrer dans ce bastion mal
+gardé.
+
+--C'est très bien dit, monsieur, dit Fontrailles; mais nous ne sommes
+que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et
+faciles à compter.
+
+--Ma foi, l'idée n'est pas mauvaise, dit Gondi: il vaut mieux être
+fusillé là-haut que pendu là-bas, si l'on vient à nous trouver; car ils
+doivent déjà s'être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et
+toute la cour sait notre affaire.
+
+--Parbleu! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient.
+
+Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux
+au plus grand galop; des habits rouges les faisaient voir de loin;
+ils semblaient avoir pour but de s'arrêter dans le champ même où se
+trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux
+y furent-ils, que les cris de _halte_ se répétèrent et se prolongèrent
+par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.
+
+--Allons au-devant d'eux, ce sont les gens d'armes de la garde du Roi,
+dit Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois
+aussi beaucoup de chevau-légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre,
+car je crois qu'ils sont _ramenés_.
+
+Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore _en
+déroute_ dans le langage militaire. Tous les cinq s'avancèrent vers
+cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était
+très juste. Mais, au lieu de la consternation qu'on pourrait attendre
+en pareil cas, ils ne trouvèrent qu'une gaieté jeune et bruyante, et
+n'entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies.
+
+--Ah! pardieu, Cahuzac, disait l'un, ton cheval courait mieux que le
+mien; je crois que tu l'as exercé aux chasses du Roi.
+
+--C'est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le
+premier ici, répondait l'autre.
+
+--Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger
+quatre cents contre huit régiments espagnols.
+
+--Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache est bien arrangé! il a l'air d'un
+saule pleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l'enterrement.
+
+--Eh! messieurs, je vous l'ai dit d'avance, répondait d'assez mauvaise
+humeur ce jeune officier; j'étais sûr que ce capucin de Joseph, qui
+se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du
+Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l'honneur de
+vous commander avaient refusé la charge?
+
+--Non! non! non! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant
+rapidement leurs rangs.
+
+--J'ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux
+blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l'on
+vous ordonnait de monter à l'assaut à cheval, vous le feriez.
+
+--Bravo! bravo! crièrent tous les gens d'armes en battant des mains.
+
+--Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s'approchant, voici
+l'occasion d'exécuter ce que vous avez promis; je ne suis qu'un simple
+volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi
+examinons ce bastion, et je crois qu'on en pourrait venir à bout.
+
+--Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour...
+
+En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint
+casser la tête au cheval du vieux capitaine.
+
+--Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l'assaut, l'assaut!
+crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort.
+
+--Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se
+relevant, je vous y conduirai, s'il vous plaît; guidez-nous, monsieur
+le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut
+répondre poliment.
+
+A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval que lui amenait un de
+ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement,
+toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont
+les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans
+les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui
+comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s'enfoncèrent que
+jusqu'aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus
+grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon
+au pied des remparts à demi ruinés. Dans l'ardeur du passage, Cinq-Mars
+et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur
+le rempart même; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois
+animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.
+
+--Pied à terre, messieurs! cria le vieux Coislin; le pistolet et
+l'épée, et en avant! abandonnez vos chevaux.
+
+Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule à la brèche.
+
+Cependant de Thou, que son sang-froid n'abandonnait jamais non plus que
+son amitié, n'avait pas perdu de vue son jeune Henri, et l'avait reçu
+dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui
+rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré
+les balles qui pleuvaient de tous côtés:
+
+--Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette
+bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement?
+
+--Parbleu, dit Montrésor qui s'avançait, voici l'abbé qui vous justifie
+bien.
+
+En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les chevau-légers,
+criait de toutes ses forces:--Trois duels et un assaut! J'espère que
+j'y perdrai ma soutane, enfin!
+
+Et, en disant ces mots, il frappait d'estoc et de taille sur un grand
+Espagnol.
+
+La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas
+longtemps contre les officiers français, et pas un d'eux n'eut le temps
+ni la hardiesse de recharger son arme.
+
+--Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris! s'écria
+Locmaria en jetant son chapeau en l'air.
+
+Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des
+compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l'épée dans la
+main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se
+faisant autant de mal à eux-mêmes qu'à l'ennemi par leur empressement,
+débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l'eau versée
+d'un vase dont l'entrée est trop étroite jaillit par torrents au
+dehors.
+
+Dédaignant de s'occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs
+genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer,
+et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en
+vacances, riant de tout leur coeur comme après une partie de plaisir.
+
+Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait
+d'un air sombre.
+
+--Quels démons est-ce là, Ambrosio? disait-il à un soldat. Je ne les ai
+pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi
+composée, il est bien bon de ne pas conquérir l'Europe.
+
+--Oh! je ne les crois pas bien nombreux; il faut que ce soit un corps
+de pauvres aventuriers qui n'ont rien à perdre et tout à gagner par le
+pillage.
+
+--Tu as raison, dit l'officier; je vais tâcher d'en séduire un pour
+m'échapper.
+
+Et, s'approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger,
+d'environ dix-huit ans, qui était à l'écart assis sur le parapet; il
+avait le teint blanc et rose d'une jeune fille, sa main délicate tenait
+un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d'un blond
+d'argent; il regardait l'heure à une grosse montre ronde couverte de
+rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un noeud de rubans.
+
+L'Espagnol étonné s'arrêta. S'il ne l'eût vu renverser ses soldats, il
+ne l'aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit
+de repos. Mais, prévenu par les idées d'Ambrosio, il songea qu'il se
+pouvait qu'il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements
+d'une femme; et, l'abordant brusquement, lui dit:
+
+--_Hombre!_ je suis officier; veux-tu me rendre la liberté et me faire
+revoir mon pays?
+
+Le jeune Français le regarda avec l'air doux de son âge, et, songeant à
+sa propre famille, lui dit:
+
+--Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous
+accordera sans doute ce que vous demandez; votre famille est-elle de
+Castille ou d'Aragon?
+
+--Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera
+attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais
+évader.
+
+Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre
+de la fureur; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant: De
+l'argent, à moi! va-t'en, imbécile! le jeune homme donna sur la joue
+de l'Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un
+long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut
+le lui plonger facilement dans le coeur: mais, leste et vigoureux,
+l'adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l'élevant avec force
+au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l'Espagnol
+frémissant de rage.
+
+--Eh! eh! eh! doucement, Olivier! Olivier! crièrent de toutes parts ses
+camarades accourant: il y a assez d'Espagnols par terre.
+
+Et ils désarmèrent l'officier ennemi.
+
+--Que ferons-nous de cet enragé? disait l'un.
+
+--Je n'en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l'autre.
+
+--Il mérite d'être pendu, disait un troisième; mais, ma foi, messieurs,
+nous ne savons pas pendre; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui
+passe dans la plaine.
+
+Et cet homme sombre et calme, s'enveloppant de nouveau dans son
+manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d'Ambrosio, pour aller
+joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de
+ces jeunes fous.
+
+Cependant la première troupe d'assiégeants, étonnée de son succès,
+l'avait suivi jusqu'au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin,
+avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin
+qu'il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne
+pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement
+et en causant, rejoindre de Thou et l'abbé de Gondi, qu'ils trouvèrent
+riant avec les jeunes chevau-légers.
+
+--Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne
+pouvions pas manquer de triompher.
+
+--Comment donc? mais c'est qu'elles ont frappé aussi fort que nous!
+
+Ils se turent à l'approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à
+chuchoter et à demander son nom, puis tous l'entourèrent et lui prirent
+la main avec transport.
+
+--Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine; c'est, comme
+disaient nos pères, _le mieux faisant de la journée_. C'est un
+volontaire qui doit être présenté aujourd'hui au Roi par le Cardinal.
+
+--Par le Cardinal! nous le présenterons nous-mêmes, ah! qu'il ne soit
+pas _Cardinaliste_[4], il est trop brave garçon pour cela, disaient
+avec vivacité tous ces jeunes gens.
+
+ [4] La France et l'armée étaient divisées en Royalistes et
+ Cardinalistes.
+
+--Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d'Entraigues
+en s'approchant, car j'ai été son page, et je le connais parfaitement.
+Servez plutôt dans les Compagnies Rouges; allez, vous aurez de bons
+camarades.
+
+Le vieux marquis évita l'embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant
+sonner les trompettes pour rallier ses brillantes compagnies. Le canon
+avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l'avertir que
+le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de
+la journée; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce qui fut
+assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un
+lieu où il semblait impossible qu'une autre troupe que l'infanterie eût
+jamais pu pénétrer.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LES RÉCOMPENSES
+
+ LA MORT.
+
+ Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux
+ Courent bride abattue au-devant de mes coups.
+ Agitez tous leurs sens d'une rage insensée.
+ Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.
+
+ N. LEMERCIER, _Panhypocrisiade_.
+
+
+«Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit
+Richelieu; pour ouvrir une source d'émotions qui détourne de la douleur
+cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j'y consens; que
+Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des
+coups qu'il voudrait et n'ose me donner; que sa colère s'éteigne dans
+ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas
+mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera
+française pour toujours que dans deux ans, elle viendra dans mes filets
+seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons:
+méditez vos opérations, savants capitaines; précipitez-vous, jeunes
+guerriers; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter
+vos efforts; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire
+pour vous égarer.»
+
+Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc
+avant l'attaque dont on vient de voir une partie. Il s'était placé
+à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces; de ce
+point il pouvait voir la plaine du Roussillon, devant lui, s'inclinant
+jusqu'à la Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses
+bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et
+sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes
+l'enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au
+sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l'orient, la mer
+semblait en être la corde argentée. A sa droite s'élevait ce mont
+immense que l'on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux
+rivières dans la plaine. La ligne française s'étendait jusqu'au pied
+de cette barrière de l'occident. Une foule de généraux et de grands
+seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas
+de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au
+plus petit pas la ligne d'opérations, et ensuite était revenu se placer
+immobile sur cette hauteur, d'où son oeil et sa pensée planaient sur
+les destinées des assiégeants et des assiégés. L'armée avait les yeux
+sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les
+armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour
+agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l'admiration
+en avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre
+eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l'esprit
+d'aucun homme de sourire ou même de s'étonner que la cuirasse revêtit
+un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima
+toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses.
+Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement guerrier:
+c'était un habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse
+couleur d'eau; l'épée au côté des pistolets à l'arçon de sa selle,
+et un chapeau à plumes qu'il mettait rarement sur sa tête, où il
+conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui:
+l'un portait ses gantelets, l'autre son casque, et le capitaine de ses
+gardes était à son côté.
+
+Comme le Roi l'avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes,
+c'était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres; mais
+lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de
+son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient
+avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu'il avait prévu, car
+il réglait et calculait les mouvements de ce coeur comme ceux d'une
+horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il
+avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme
+vient l'élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison.
+Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et
+sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le
+Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant
+ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son
+impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses
+lois avec le ton de la plus profonde obéissance.
+
+--Je veux que l'on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en
+arrivant; c'est-à-dire, ajouta-t-il avec un air d'insouciance, lorsque
+tous vos préparatifs seront faits et à l'heure dont vous serez convenu
+avec nos maréchaux.
+
+--Sire, si j'osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût
+pour agréable d'attaquer dans un quart d'heure, car, la montre en main,
+il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne.
+
+--Oui, oui, c'est bon, monsieur le Cardinal; je le pensais aussi;
+je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout moi-même.
+Schomberg, Schomberg! dans un quart d'heure je veux entendre le canon
+du signal, je le veux!
+
+En partant pour commander la droite de l'armée, Schomberg ordonna, et
+le signal fut donné.
+
+Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La
+Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce
+que les artilleurs sentaient qu'on les avait dirigés sur deux points
+inexpugnables, et qu'avec leur expérience, et surtout le sens droit et
+la vue prompte du soldat français, chacun d'eux aurait pu indiquer la
+place qu'il eût fallu choisir.
+
+Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.
+
+--La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne
+vont pas; vos canonniers dorment.
+
+Le maréchal, les mestres de camp d'artillerie étaient présents,
+mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur
+le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et
+ils l'imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n'était pas aux
+soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de
+batteries; et c'était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire
+plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations
+des chefs.
+
+Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d'avoir commis, par
+cette question, quelque erreur grossière dans l'art militaire,
+rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui
+l'accompagnaient, leur dit pour prendre contenance:
+
+--D'Angoulême, Beaufort, c'est bien ennuyeux, n'est-il pas vrai? nous
+restons là comme des momies.
+
+Charles de Valois s'approcha et dit:
+
+--Il me semble, Sire, que l'on n'a pas employé ici les machines de
+l'ingénieur Pompée-Targon.
+
+--Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu,
+c'est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que
+Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine
+préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de
+La Meilleraie m'a dit ce matin qu'il avait proposé d'en faire approcher
+pour ouvrir la tranchée. Ce n'était ni le Castillet, ni ces six grands
+bastions de l'enveloppe, ni la demi-lune qu'il fallait attaquer. Si
+nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous
+montrera le poing longtemps encore.
+
+Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit
+seulement signe à Fabert de s'approcher; celui-ci sortit du groupe qui
+le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du
+capitaine de ses gardes.
+
+Le duc de La Rochefoucault, s'approchant du Roi, prit la parole:
+
+--Je crois, Sire, que notre peu d'action à ouvrir la brèche donne de
+l'insolence à ces gens-là, car voici une sortie nombreuse qui se dirige
+justement vers Votre Majesté; les régiments de Biron et de Ponts se
+replient en faisant leurs feux.
+
+--Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons
+rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie avec moi,
+d'Angoulême. Où est-elle, Cardinal?
+
+--Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de
+dragons et les carabins de la Roque; vous voyez en bas mes Gens d'armes
+et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir,
+car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin,
+toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir.
+
+Il parla bas au capucin, qui l'avait accompagné affublé d'un habit
+militaire qu'il portait gauchement, et qui s'avança aussitôt dans la
+plaine.
+
+Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole
+sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre,
+tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et
+se rangeait dans la plaine. L'armée française, en bataille au pied de
+la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et
+des fascines, vit avec effroi les Gens d'armes et les Chevau-légers
+pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre.
+
+--Sonnez donc la charge! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est
+perdu.
+
+Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui;
+mais, avant qu'il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les
+deux Compagnies avaient pris leur parti; lancées avec la rapidité de
+la foudre et au cri de _vive le Roi!_ elles fondirent sur la longue
+colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs
+d'un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au
+travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous
+l'avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu'ils ne songèrent
+qu'à se reformer et non à les poursuivre.
+
+L'armée battit des mains; le Roi étonné s'arrêta; il regarda autour de
+lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l'attaque; toute la
+valeur de sa race étincela dans les siens; il resta encore une seconde
+comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et
+savourant l'odeur de la poudre; il semblait reprendre une autre vie et
+redevenir Bourbon; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés
+par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le
+soleil éclatant, il s'écria:
+
+--Suivez-moi, braves amis! c'est ici que je suis roi de France!
+
+Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait
+l'espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu'elle faisait
+trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie
+comme elle dans un nuage immense et mobile.
+
+--A présent, c'est à présent! s'écria de sa hauteur le Cardinal avec
+une voix tonnante: qu'on arrache ces batteries à leur position inutile.
+Fabert, donnez vos ordres: qu'elles soient toutes dirigées sur cette
+infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le
+Roi!
+
+Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s'agite en tous sens;
+les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent
+et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières
+et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement
+que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à
+coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries
+découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant
+pas de place à la fumée qui s'élève jusqu'au ciel en formant un nombre
+infini de couronnes légères et flottantes; les volées du canon, qui
+semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre
+formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour
+battant la charge; tandis que, de trois points opposés, les rayons
+larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes
+qui sortaient de la ville assiégée.
+
+Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l'oeil ardent et le
+geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux
+qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de
+mort s'ils n'obéissaient pas assez vite.
+
+--Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassins résistent
+encore; nos batteries n'ont fait que tuer et n'ont pas vaincu. Trois
+régiments d'infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie
+et Lesdiguières! qu'on prenne les colonnes par le flanc. Portez l'ordre
+au reste de l'armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur
+toute la ligne. Un papier! que j'écrive moi-même à Schomberg.
+
+Un page mit pied à terre et s'avança tenant un crayon et du papier.
+Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de
+cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui
+arrachaient ses douleurs; mais il les dompta et s'assit sur l'affût
+d'un canon: le page présenta son épaule comme pupitre en s'inclinant,
+et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits
+contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates
+de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu'il semble, de se tenir
+parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher
+ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le
+génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche.
+
+«Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant
+d'attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez
+rien, ce n'est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre,
+mais son intention n'est pas que vous donniez un combat général, si
+ce n'est avec une notable espérance de gain pour l'avantage qu'une
+favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat
+devant naturellement retomber sur vous.»
+
+Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l'affût,
+appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur
+ses bras, dans l'attitude de l'homme qui ajuste et pointe une pièce,
+continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un
+vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l'âge, contemple
+dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de boeufs qu'il
+n'oserait attaquer; de temps en temps son oeil se ranime, l'odeur du
+sang lui donne de la joie, et pour n'en pas perdre le goût, il passe
+une langue ardente sur sa mâchoire démantelée.
+
+Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c'étaient à peu près
+tous ceux qui l'approchaient) que, depuis son lever jusqu'à la nuit,
+il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l'application
+de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu'il triompha
+des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de
+les oublier. C'était cette puissance d'attention et cette présence
+continuelle de l'esprit qui le haussaient presque jusqu'au génie. Il
+l'aurait atteint s'il ne lui eût manqué l'élévation native de l'âme et
+la sensibilité généreuse du coeur.
+
+Tout s'accomplit sur le champ de bataille comme il l'avait voulu, et sa
+fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d'une main
+avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement
+cette part de grandeur et de bravoure qu'un homme apporte dans son
+triomphe.
+
+Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l'infanterie
+furent rejetées brisées dans Perpignan; le reste avait eu le même sort,
+et l'on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi
+qui le suivaient en se reformant.
+
+Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de
+bataille entièrement nettoyé d'ennemis; il passa fièrement sous le
+feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une
+secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi
+de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix
+pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter
+à sa réputation de bravoure.
+
+Cependant à chaque pas qu'il faisait vers la butte où l'attendait
+Richelieu, sa physionomie changeait d'aspect et se décomposait
+visiblement: il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur
+du triomphe tarissait sur son front. A mesure qu'il s'approchait, sa
+pâleur accoutumée s'emparait de ses traits comme ayant droit de siéger
+seule sur une tête royale; son regard perdait ses flammes passagères et
+enfin, lorsqu'il l'eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement
+glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l'avait laissé.
+Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s'inclina,
+et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour
+suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les
+princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque
+distance, formaient comme un nuage autour d'eux.
+
+L'habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste
+qui pût donner le soupçon qu'il eût la moindre part aux événements de
+la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre
+compte, il n'y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne
+sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance
+démonstrative; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc,
+à côté de ce prince, la droite du camp qu'il n'avait pas eue sous les
+yeux de la hauteur où il s'était placé, et vit avec satisfaction que
+Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le
+maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères,
+et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d'inaction
+et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite
+charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l'amour-propre
+caressait l'idée d'avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut
+même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg
+avaient été infructueux, et lui dit qu'il ne lui en voulait pas, qu'il
+venait d'éprouver par lui-même qu'il avait en face des ennemis moins
+méprisables qu'on ne l'avait cru d'abord.
+
+--Pour vous prouver que vous n'avez fait que gagner à nos yeux,
+ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous
+donnons les grandes et petites entrées près de notre personne.
+
+Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le
+maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête
+baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s'en consoler de se
+rappeler toutes les actions d'éclat qu'il avait faites durant sa
+carrière, et qui étaient demeurées dans l'oubli, leur attribuant
+mentalement ces récompenses non méritées pour se réconcilier avec sa
+conscience.
+
+Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le
+nez au vent et l'air étonné, s'écria:
+
+--Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu
+fou d'un coup de soleil? Il me semble que je vois sur ce bastion
+des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos
+Chevau-légers que nous avons crus morts.
+
+Le Cardinal fronça le sourcil.
+
+--C'est impossible, monsieur, dit-il; l'imprudence de M. de Coislin a
+perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c'est pourquoi
+j'osais dire au Roi tout à l'heure que si l'on supprimait ces corps
+inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement
+parlant.
+
+--Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort:
+mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui
+poussent devant eux des prisonniers.
+
+--Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance;
+si j'y retrouve mon vieux Coislin, j'en serai bien aise.
+
+Il fallut suivre.
+
+Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa
+suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un
+grand étonnement qu'on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en
+bataille comme un jour de parade.
+
+--Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque pas un. Eh
+bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval.
+
+--Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d'un air de
+dédain; il n'avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du
+monde.
+
+--Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première
+fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l'entrevue qui
+suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu'il a
+fallu verser ici.
+
+--Il n'y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette
+attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux
+compagnons d'armes dans les volontaires qui nous ont guidés.
+
+--Qui sont-ils? dit le prince.
+
+--Trois d'entre eux se sont retirés modestement, Sire; mais le plus
+jeune, que vous voyez, était le premier à l'assaut, et m'en a donné
+l'idée. Les deux Compagnies réclament l'honneur de le présenter à Votre
+Majesté.
+
+Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et
+découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs et ses grands
+cheveux bruns.
+
+--Voilà des traits qui me rappellent quelqu'un, dit le Roi; qu'en
+dites-vous, Cardinal?
+
+Celui-ci avait déjà jeté un coup d'oeil pénétrant sur le nouveau venu,
+et dit:
+
+--Je me trompe, ou ce jeune homme est...
+
+--Henry d'Effiat, dit à haute voix le volontaire en s'inclinant.
+
+--Comment donc, Sire, c'est lui-même que j'avais annoncé à Votre
+Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du
+maréchal.
+
+--Ah! dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir présenté par ce
+bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l'être ainsi quand on porte
+le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous
+avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de
+Thou! qui êtes-vous venu juger?
+
+--Je crois, Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt condamné à mort
+quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place.
+
+--Je n'ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant;
+ce n'est point mon métier; ici je n'ai aucun mérite, j'accompagnais M.
+de Cinq-Mars mon ami.
+
+--Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous
+n'oublierons pas ce trait. Cardinal, n'y a-t-il pas quelque présidence
+vacante?
+
+Richelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses haines avaient
+toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement;
+elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d'inimitié
+était une phrase des _Histoires_ du président de Thou, père de
+celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du
+Cardinal, moine d'abord, puis apostat, souillé de tous les vices
+humains.
+
+Richelieu, se penchant à l'oreille de Joseph, lui dit:
+
+--Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a mis mon nom dans son
+histoire; eh bien! je mettrai son nom dans la mienne.
+
+En effet, il l'inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour
+éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa
+question et d'appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir
+placé à la cour.
+
+--Je vous ai promis d'avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit
+le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage,
+et je lui réserve mieux que cela par la suite, s'il me plaît.
+Retirons-nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre
+armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre.
+
+Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de
+supprimer l'éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l'escorte quitta
+le bastion confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp.
+
+Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu'elles
+avaient faite avec tant de promptitude; leur contenance était grave et
+silencieuse.
+
+Cinq-Mars s'approcha de son ami.
+
+--Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas
+une question flatteuse!
+
+--En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré
+moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai
+juge est en haut, que l'on n'aveugle pas.
+
+--Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s'il le faut,
+dit le jeune Olivier en riant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LES MÉPRISES
+
+ Quand vint le tour de saint Guilin,
+ Il jeta trois dés sur la table.
+ Ensuite il regarda le diable,
+ Et lui dit d'un air très-malin:
+ Jouons donc cette vieille femme!
+ Qui de nous deux aura son âme!
+
+ ANCIENNES LÉGENDES.
+
+
+Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé de monter le
+cheval de l'un des Chevau-légers blessés dans l'affaire, ayant perdu le
+sien au pied du rempart. Pendant l'espace de temps assez long qu'exigea
+la sortie des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l'épaule et vit
+en se retournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fort
+beau.
+
+--Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval qui lui
+appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse de velours
+brodée en or qui étaient restées dans le fossé. Hélas! mon Dieu!
+quand je pense qu'un Espagnol aurait fort bien pu la prendre, ou même
+un Français; car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent
+tout ce qu'ils trouvent comme leur appartenant; et puis, comme dit le
+proverbe: Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ils auraient
+pu prendre aussi, quand j'y pense, ces quatre cents écus en or que M.
+le Marquis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes de
+ses pistolets. Et les pistolets, quels pistolets! Je les avais achetés
+en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi
+parfaite que dans ce temps-là. C'était bien assez d'avoir fait tuer le
+pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que
+je le suis à Tours en Touraine; fallait-il encore exposer des objets
+précieux à passer à l'ennemi?
+
+Tout en faisant ses doléances, ce brave homme achevait de seller le
+cheval gris; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses
+mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles
+et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le
+temps de continuer ses discours.
+
+--Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c'est
+que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui
+lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute.
+
+--Comment! tu es venu là, vieux fou! dit Cinq-Mars: ce n'est pas ton
+métier; je t'ai dit de rester au camp.
+
+--Oh! quant à ce qui est de rester au camp, c'est différent, je ne sais
+pas rester là; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais
+malade si je n'en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c'est bien
+le mien d'avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur.
+Croyez-vous que, si je l'avais pu, je n'aurais pas sauvé les jours de
+cette pauvre petite bête noire qui est là-bas dans le fossé. Ah! comme
+je l'aimais, monsieur! un cheval qui a gagné trois prix de course dans
+sa vie! Quand j'y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux
+qui savaient l'aimer comme moi. Il ne se laissait donner l'avoine que
+par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là;
+et la preuve, c'est le bout de l'oreille gauche qu'il m'a emporté un
+jour, ce pauvre ami; mais ce n'était pas qu'il voulût me faire du mal,
+au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de colère quand un
+autre l'approchait; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon
+animal; je l'aimais tant! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais
+d'une main, M. de Locmaria de l'autre. J'ai bien cru d'abord que lui
+et ce monsieur allaient se relever; mais malheureusement il n'y en a
+qu'un qui soit revenu en vie, et c'était celui que je connaissais le
+moins. Vous avez l'air d'en rire, de ce que je dis sur votre cheval,
+monsieur; mais vous oubliez qu'en temps de guerre le cheval est l'âme
+du cavalier, oui, monsieur, son âme, car, qui est-ce qui épouvante
+l'infanterie! c'est le cheval. Ce n'est certainement point l'homme qui,
+une fois lancé, n'y fait guère plus qu'une botte de foin. Qui est-ce
+qui fait bien des actions que l'on admire! c'est encore le cheval! Et
+quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu'il se trouve malgré
+lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n'y gagne que
+des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course? c'est le cheval,
+qui ne soupe guère mieux qu'à l'ordinaire, tandis que son maître met
+l'or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous
+les seigneurs comme s'il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse
+le chevreuil et qui n'en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent?
+c'est encore le cheval! tandis qu'il arrive quelquefois qu'on le mange
+lui-même, ce pauvre animal; et, dans une campagne avec M. le maréchal,
+il m'est arrivé... Mais qu'avez-vous donc, monsieur le marquis? vous
+pâlissez...
+
+--Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou
+ce que tu voudras, car je sens une douleur brûlante; je ne sais ce que
+c'est.
+
+--Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque
+balle; mais _le plomb est ami de l'homme_.
+
+--Il me fait cependant bien mal!
+
+--Ah! _qui aime bien châtie bien_, monsieur: ah! le plomb! il ne faut
+pas dire du mal du plomb; qui est-ce qui...
+
+Tout en s'occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-dessous du genou,
+le bonhomme allait commencer l'apologie du plomb aussi sottement qu'il
+avait fait celle du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître,
+de prêter l'oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs
+soldats suisses restés très près d'eux après le départ de toutes
+les troupes; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, et semblaient
+s'occuper de deux hommes que l'on voyait au milieu de trente soldats
+environ.
+
+D'Effiat tendant toujours son pied à son domestique et appuyé sur la
+selle de son cheval, chercha, en écoutant attentivement, à comprendre
+leurs paroles; mais il ignorait absolument l'allemand, et ne put
+rien deviner de leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et
+écoutait aussi très sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout
+son coeur, se tenant les côtes, ce que l'on ne lui avait jamais vu
+faire.
+
+--Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents qui se disputent pour savoir
+lequel on doit pendre des deux Espagnols qui sont là; car vos camarades
+rouges ne se sont pas donné la peine de le dire; l'un de ces Suisses
+prétend que c'est l'officier; l'autre assure que c'est le soldat, et
+voilà un troisième qui vient de les mettre d'accord.
+
+--Et qu'a-t-il dit?
+
+--Il a dit de les pendre tous les deux.
+
+--Doucement! doucement! s'écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour
+marcher.
+
+Mais il ne put s'appuyer sur sa jambe.
+
+--Mets-moi à cheval, Grandchamp.
+
+--Monsieur, vous n'y pensez pas, votre blessure...
+
+--Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite.
+
+Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d'après un
+autre ordre très absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine,
+prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser
+s'y attacher; car l'officier, avec le sang-froid de son énergique
+nation, avait passé lui-même autour de son cou le noeud coulant d'une
+corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée
+à l'arbre pour y nouer l'autre bout. Le soldat, avec le même calme
+insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait
+l'échelle.
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas officier
+suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux
+prisonniers étaient à lui, et qu'il allait les faire conduire à sa
+tente; qu'il était capitaine aux gardes, et s'en rendait responsable.
+L'Allemand, toujours discipliné, n'osa répliquer; il n'y eut de
+résistance que de la part du prisonnier. L'officier, encore au haut de
+l'échelle, se retourna, et parlant de là comme d'une chaire, dit avec
+un rire sardonique:
+
+--Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici? Qui t'a dit que
+j'aime à vivre?
+
+--Je ne m'en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m'importe ce que vous
+deviendrez après; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît
+injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez.
+
+--C'est bien dit, reprit l'Espagnol farouche; tu me plais, toi. J'ai
+cru d'abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d'être
+reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre; mais
+je te haïrai autant qu'auparavant, parce que tu es Français, je t'en
+préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t'acquitter
+envers moi: c'est moi-même qui t'ai empêché ce matin d'être tué par ce
+jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n'a jamais manqué un isard
+dans les montagnes de Léon.
+
+--Soit, dit Cinq-Mars, descendez.
+
+Il entrait dans son caractère d'être toujours avec les autres tel
+qu'ils se montraient dans leurs relations avec lui, et cette rudesse le
+rendit de fer.
+
+--Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp; à votre place
+certainement M. le maréchal l'aurait laissé sur son échelle. Allons,
+Louis, Étienne, Germain, venez garder les prisonniers de monsieur et
+les conduire; voilà une jolie acquisition que nous faisons là; si cela
+nous porte bonheur, j'en serai bien étonné.
+
+Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son cheval, se mit en
+marche assez lentement pour ne pas dépasser ces hommes à pied; il
+suivit de loin la colonne des Compagnies qui s'éloignaient à la
+suite du Roi, et songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir
+dire. Un rayon d'espoir lui fit voir l'image de Marie de Mantoue dans
+l'éloignement, et il eut un instant de calme dans les pensées. Mais
+tout son avenir était dans ce seul mot: _plaire au Roi_; il se mit à
+réfléchir à tout ce qu'il a d'amer.
+
+En ce moment il vit arriver son ami de Thou, qui, inquiet de ce qu'il
+était resté en arrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour
+le secourir s'il l'eût fallu.
+
+--Il est tard, mon ami, la nuit s'approche; vous vous êtes arrêté bien
+longtemps; j'ai craint pour vous. Qui amenez-vous donc? Pourquoi vous
+êtes-vous arrêté? Le Roi va vous demander bientôt.
+
+Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller, que
+l'inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé, ce que n'avait
+pu faire le combat.
+
+--J'étais un peu blessé; j'amène un prisonnier, et je songeais
+au Roi. Que peut-il me vouloir, mon ami? Que faut-il faire s'il
+veut m'approcher du trône? il faudra plaire. A cette idée, vous
+l'avouerai-je? je suis tenté de fuir, et j'espère que je n'aurai pas
+l'honneur fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce mot est humiliant!
+obéir ne l'est pas autant. Un soldat s'expose à mourir, et tout est
+dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de
+compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée
+dans la destinée d'un courtisan! Ah! de Thou, mon cher de Thou! je
+ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l'aie vue
+qu'un instant; j'ai quelque chose de sauvage au fond du coeur, que
+l'éducation n'a poli qu'à la surface. De loin, je me suis cru propre
+à vivre dans ce monde tout-puissant, je l'ai même souhaité, guidé par
+un projet bien chéri de mon coeur; mais je recule au premier pas; la
+vue du Cardinal m'a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes
+auquel j'assistai m'a empêché de lui parler; il me fait horreur, je
+ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui
+m'épouvante, comme si elle devait m'être funeste.
+
+--Je suis heureux de vous voir cet effroi: il vous sera salutaire
+peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et
+en commerce avec la Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la
+toucher; vous verrez ce qu'elle est, et par quelle main la foudre est
+portée. Hélas! fasse le ciel qu'elle ne vous brûle pas! Vous assisterez
+peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations; vous
+verrez, vous ferez naître ces caprices d'où sortent les guerres
+sanglantes, les conquêtes et les traités; vous tiendrez dans votre
+main la goutte d'eau qui enfante les torrents. C'est d'en haut qu'on
+apprécie bien les choses humaines, mon ami; il faut avoir passé sur
+les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous voyons
+grandes.
+
+--Eh! si j'en étais là, j'y gagnerais du moins cette leçon dont vous
+parlez, mon ami; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir
+une obligation, cet homme que je connais trop par son oeuvre, que
+sera-t-il pour moi?
+
+--Un ami, un protecteur, sans doute, répondit de Thou.
+
+--Plutôt la mort mille fois que son amitié! J'ai tout son être et
+jusqu'à son nom même en haine; il verse le sang des hommes avec la
+croix du Rédempteur.
+
+--Quelles horreurs dites-vous, mon cher! Vous vous perdrez si vous
+montrez au roi ces sentiments pour le Cardinal.
+
+--N'importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j'en veux prendre
+un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l'homme
+juste, se dévoilera aux regards du Roi même s'il l'interroge, dût-elle
+me coûter la tête. Je l'ai vu enfin ce Roi, que l'on m'avait peint
+si faible; je l'ai vu, et son aspect m'a touché le coeur malgré
+moi; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il
+entendrait la vérité...
+
+--Oui, mais il n'oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou.
+Garantissez-vous de cette chaleur de coeur qui vous entraîne souvent
+par des mouvements subits et bien dangereux. N'attaquez pas un colosse
+tel que Richelieu sans l'avoir mesuré.
+
+--Vous voilà comme mon gouverneur, l'abbé Quillet; mon cher et prudent
+ami, vous ne me connaissez ni l'un ni l'autre; vous ne savez pas
+combien je suis las de moi-même, et jusqu'où j'ai jeté mes regards. Il
+me faut monter ou mourir.
+
+--Quoi! déjà ambitieux! s'écria de Thou avec une extrême surprise.
+
+Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son
+cheval, et ne répondit pas.
+
+--Quoi! cette égoïste passion de l'âge mûr s'est emparée de vous, à
+vingt ans, Henri! L'ambition est la plus triste des espérances.
+
+--Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que
+par elle, tout mon coeur en est pénétré.
+
+--Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que vous étiez différent
+autrefois! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu:
+dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort
+de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d'admiration et
+d'envie; lorsque, nous élevant jusqu'à l'idéal de la plus haute vertu,
+nous désirions pour nous dans l'avenir ces malheurs illustres, ces
+infortunes sublimes qui font les grands hommes; quand nous composions
+pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si
+la voix d'un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot
+seul d'ambition, nous aurions cru toucher un serpent...
+
+De Thou parlait avec la chaleur de l'enthousiasme et du reproche.
+Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses
+mains; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux
+pleins de généreuses larmes; il serra fortement la main de son ami et
+lui dit avec un accent pénétrant:
+
+--Monsieur de Thou, vous m'avez rappelé les plus belles pensées
+de ma première jeunesse; croyez que je ne suis pas déchu, mais
+un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous: je
+méprise autant que vous l'ambition qui paraîtra me posséder; la terre
+entière le croira, mais que m'importe la terre? Pour vous, noble ami,
+promettez-moi que vous ne cesserez pas de m'estimer, quelque chose que
+vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures
+comme lui.
+
+--Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en crois
+aveuglément; vous me rendez la vie!
+
+Ils se serraient encore la main avec effusion de coeur, lorsqu'ils
+s'aperçurent qu'ils étaient arrivés presque devant la tente du Roi.
+
+Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu croire qu'un jour
+plus doux se levait, car la lune sortait de la mer dans toute sa
+splendeur; le ciel transparent du Midi ne se chargeait d'aucun nuage,
+et semblait un voile d'un bleu pâle semé de paillettes argentées:
+l'air encore enflammé n'était agité que par le rare passage de
+quelques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé
+sur la terre. L'armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feux
+marquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du même
+sommeil; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout des armes des
+sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou le feu errant des
+rondes de nuit; on n'entendait que quelques cris sombres et prolongés
+de ces gardes qui s'avertissaient de ne pas dormir.
+
+C'était seulement autour du Roi que tout veillait, mais à une assez
+grande distance de lui. Ce prince avait fait éloigner toute sa suite;
+il se promenait seul devant sa tente, et, s'arrêtant quelquefois
+à contempler la beauté du ciel, il paraissait plongé dans une
+mélancolique méditation. Personne n'osait l'interrompre, et ce qui
+restait de seigneurs dans le quartier royal s'était approché du
+Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit tertre
+de gazon façonné en banc par les soldats; là, il essuyait son front
+pâle; fatigué des soucis du jour et du poids inaccoutumé d'une armure,
+il congédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs
+et polis, ceux qui venaient le saluer en se retirant; il n'avait
+déjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. Le
+Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce prince ne
+lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars se fit
+entendre; les gardes du Cardinal le questionnèrent et le laissèrent
+s'avancer sans suite, et seulement avec de Thou.
+
+--Vous êtes arrivé trop tard, jeune homme, pour parler au Roi, dit
+d'une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait pas attendre Sa Majesté.
+
+Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même de Louis XIII
+se fit entendre. Ce prince était en ce moment dans une de ces fausses
+positions qui firent le malheur de sa vie entière. Irrité profondément
+contre son ministre, mais ne se dissimulant pas qu'il lui devait le
+succès de la journée, ayant d'ailleurs besoin de lui annoncer son
+intention de quitter l'armée et de suspendre le siège de Perpignan, il
+était combattu entre le désir de lui parler et la crainte de faiblir
+dans son mécontentement; de son côté, le ministre n'osait lui adresser
+la parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dans
+la tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, mais
+ne pouvant non plus se décider à se retirer; tous deux se trouvaient
+précisément dans la situation de deux amants brouillés qui voudraient
+avoir une explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première
+occasion d'en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà à quoi
+tiennent ces destinées qu'on appelle grandes.
+
+--N'est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit le Roi d'une voix haute; qu'il
+vienne, je l'attends.
+
+Le jeune d'Effiat s'approcha à cheval, et à quelques pas du Roi voulut
+mettre pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle touché le gazon
+qu'il tomba à genoux.
+
+--Pardon, Sire, je crois que je suis blessé.
+
+Et le sang sortit violemment de sa botte.
+
+De Thou l'avait vu tomber, et s'était approché pour le soutenir;
+Richelieu saisit cette occasion de s'avancer aussi avec un empressement
+simulé.
+
+--Otez ce spectacle des yeux du Roi, s'écria-t-il; vous voyez bien que
+ce jeune homme se meurt.
+
+--Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même, un Roi de France
+sait voir mourir et n'a point peur du sang qui coule pour lui. Ce jeune
+homme m'intéresse; qu'on le fasse porter près de ma tente, et qu'il ait
+auprès de lui mes médecins; si sa blessure n'est pas grave, il viendra
+avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j'en
+ai vu assez. D'autres affaires m'appellent au centre du royaume; je
+vous laisserai ici commander en mon absence; c'est ce que je voulais
+vous dire.
+
+A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente, précédé par ses
+pages et ses officiers tenant des flambeaux.
+
+Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par de Thou et ses
+gens, que le duc de Richelieu, immobile et stupéfait, regardait encore
+la place où cette scène s'était passée; il semblait frappé de la foudre
+et incapable de voir ou d'entendre ceux qui l'observaient.
+
+Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaise réception de la veille,
+n'osait lui dire un mot, et Joseph avait peine à reconnaître en lui son
+ancien maître; il sentit un moment le regret de s'être donné à lui,
+et crut que son étoile pâlissait; mais, songeant qu'il était haï de
+tous les hommes et n'avait de ressource qu'en Richelieu, il le saisit
+par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avec
+rudesse:
+
+--Allons donc, monseigneur, vous êtes une poule mouillée; venez avec
+nous.
+
+Et, comme s'il l'eût soutenu par le coude, mais en effet l'entraînant
+malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer dans sa tente
+comme un maître d'école fait coucher un écolier pour lequel il redoute
+le brouillard du soir: Ce vieillard prématuré suivit lentement les
+volontés de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba sur
+lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LA VEILLÉE
+
+ O coward conscience, how dost thou afflict me!
+ --The lights burn blue.--It is now dead midnight
+ Cold fearful drops stand on my trembling flesh.
+ --What do I fear? myself?...
+ --I love myself!...
+
+ SHAKSPEARE.
+
+
+A peine le cardinal fut-il dans sa tente qu'il tomba, encore armé et
+cuirassé, dans un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir sur sa
+bouche et le regard fixe, il demeura dans cette attitude, laissant ses
+deux noirs confidents chercher si la méditation ou l'anéantissement l'y
+retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait
+sur son front. En l'essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en
+arrière sa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât,
+et retomba la bouche sur ses mains. Le capucin d'un côté, le sombre
+magistrat de l'autre, le considéraient en silence, et semblaient, avec
+leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d'un mourant.
+
+Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui semblait plus
+propre à dire l'office des morts qu'à donner des consolations, parla
+cependant le premier:
+
+--Si monseigneur veut se souvenir de mes conseils donnés à Narbonne,
+il conviendra que j'avais un juste pressentiment des chagrins que lui
+causerait un jour ce jeune homme.
+
+Le maître des requêtes reprit:
+
+--J'ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez la maréchale
+d'Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars montrait plus
+d'énergie qu'on ne l'imaginait, et qu'il tenta de délivrer le maréchal
+de Bassompierre. J'ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très
+bien joué son rôle; l'éminentissime Cardinal doit en être satisfait.
+
+--J'ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces deux séides
+farouches alternaient leurs discours comme les pasteurs de Virgile;
+j'ai dit qu'il serait bon de se défaire de ce petit d'Effiat, et que je
+m'en chargerais, si tel était son bon plaisir; il serait facile de le
+perdre dans l'esprit du Roi.
+
+--Il serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, reprit
+Laubardemont; si Son Eminence avait la bonté de m'en donner l'ordre,
+je connais intimement le médecin en second, qui m'a guéri d'un coup
+au front, et qui le soigne. C'est un homme prudent, tout dévoué à
+monseigneur le Cardinal-duc, et dont le brelan a un peu dérangé les
+affaires.
+
+--Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie mêlé d'un peu
+d'aigreur, que si Son Eminence avait quelqu'un à employer à ce projet
+utile, ce serait plutôt son négociateur habituel, qui a eu quelque
+succès autrefois.
+
+--Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns assez marquants, reprit
+Laubardemont, et très nouveaux, dont la difficulté était grande.
+
+--Ah! sans doute, dit le père avec un demi-salut et un air de
+considération et de politesse, votre mission la plus hardie et la
+plus habile fut le jugement d'Urbain Grandier, le magicien. Mais, avec
+l'aide de Dieu, on peut faire d'aussi bonnes et fortes choses. Il n'est
+pas sans quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux
+comme une jeune fille, d'extirper vigoureusement une branche royale de
+Bourbon.
+
+--Il n'était pas bien difficile, reprit avec amertume le maître
+des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour tuer le comte de
+Soissons; mais présider, juger...
+
+--Et exécuter soi-même, interrompit le capucin échauffé, est moins
+difficile certainement que d'élever un homme, dès l'enfance, dans la
+pensée d'accomplir de grandes choses avec discrétion, et de supporter,
+s'il le fallait, toutes les tortures pour l'amour du ciel, plutôt que
+de révéler le nom de ceux qui l'ont armé de leur justice, ou de mourir
+courageusement sur le corps de celui qu'on a frappé, comme l'a fait
+celui que j'envoyai; il ne jeta pas un cri au coup d'épée de Riquemont,
+l'écuyer du prince; il finit comme un saint: c'était mon élève.
+
+--Autre chose est d'ordonner ou de courir les dangers.
+
+--Et n'en ai-je pas couru au siège de la Rochelle?
+
+--D'être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubardemont.
+
+--Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils été de vous prendre les
+doigts dans les instruments de torture? et tout cela parce que
+l'abbesse des Ursulines est votre nièce.
+
+--C'était bon pour vos frères de Saint-François, qui tenaient les
+marteaux; mais moi, je fus frappé au front par ce même Cinq-Mars, qui
+guidait une populace effrénée.
+
+--En êtes-vous bien sûr? s'écria Joseph charmé; osa-t-il bien aller
+ainsi contre les ordres du Roi?
+
+La joie qu'il avait de cette découverte lui faisait oublier sa colère.
+
+--Impertinents! s'écria le Cardinal, rompant tout à coup le silence
+et ôtant de ses lèvres son mouchoir taché de sang, je punirais votre
+sanglante dispute, si elle ne m'avait appris bien des secrets d'infamie
+de votre part. On a dépassé mes ordres: je ne voulais point de torture,
+Laubardemont; c'est votre seconde faute; vous me ferez haïr pour rien,
+c'était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pas les détails de
+cette émeute où fut Cinq-Mars; cela peut servir par la suite.
+
+--J'ai tous les noms et signalements, dit avec empressement le juge
+secret, inclinant jusqu'au fauteuil sa grande taille et son visage
+olivâtre et maigre, que sillonnait un rire servile.
+
+--C'est bon, c'est bon, dit le ministre, le repoussant; il ne s'agit
+pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris avant ce jeune
+présomptueux qui va être favori, j'en suis certain; devenez son ami,
+tirez-en parti pour moi, ou perdez-le; qu'il me serve ou qu'il tombe.
+Mais, surtout, envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me
+rendre compte verbalement; jamais d'écrits à l'avenir. Je suis très
+mécontent de vous, Joseph; quel misérable courrier avez-vous choisi
+pour venir de Cologne! Il ne m'a pas su comprendre; il a vu le Roi
+trop tôt, et nous voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous
+avez manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu'on va faire à
+Paris; on ne tardera pas à y tramer une conspiration contre moi; mais
+ce sera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libres
+d'agir. Sortez tous deux, envoyez-moi mon valet de chambre dans deux
+heures seulement: je veux être seul.
+
+On entendait encore les pas de ces deux hommes, et Richelieu, les
+yeux attachés sur l'entrée de sa tente, semblait les poursuivre de ses
+regards irrités.
+
+--Misérables! s'écria-t-il lorsqu'il fut seul, allez encore accomplir
+quelques oeuvres secrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes,
+ressorts impurs de mon pouvoir! Bientôt le roi succombera sous la lente
+maladie qui le consume; je serai régent alors, je serai roi de France
+moi-même; je n'aurai plus à redouter les caprices de sa faiblesse; je
+détruirai sans retour les races orgueilleuses de ce pays; j'y passerai
+un niveau terrible et la baguette de Tarquin; je serai seul sur eux
+tous, l'Europe tremblera, je...
+
+Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa bouche le força d'y
+porter son mouchoir.
+
+--Ah! que dis-je? malheureux que je suis! Me voilà frappé à mort; je me
+dissous, mon sang s'écoule, et mon esprit veut travailler encore! Pour
+quoi? Pour qui? Est-ce pour la gloire, c'est un mot vide; est-ce pour
+les hommes; je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir avant
+deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu? quel nom!... je n'ai
+pas marché avec lui, il a tout vu...
+
+Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux
+rencontrèrent la grande croix d'or qu'il portait au cou; il ne put
+s'empêcher de se jeter en arrière jusqu'au fond du fauteuil; mais
+elle le suivait; il la prit, et, la considérant avec des regards fixes
+et dévorants:--Signe terrible! dit-il tout bas, tu me poursuis! Vous
+retrouverai-je encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je?
+qu'ai-je fait?...
+
+Pour la première fois, une terreur singulière et inconnue le pénétra;
+il trembla, glacé et brûlé par un frisson invincible; il n'osait
+lever les yeux, de crainte de rencontrer quelque vision effroyable;
+il n'osait appeler, de peur d'entendre le son de sa propre voix; il
+demeura profondément enfoncé dans la méditation de l'éternité, si
+terrible pour lui, et il murmura cette sorte de prière:
+
+--Grand Dieu, si tu m'entends, juge-moi donc, mais ne m'isole pas
+pour me juger. Regarde-moi entouré des hommes de mon siècle; regarde
+l'ouvrage immense que j'avais entrepris; fallait-il moins qu'un énorme
+levier pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tombant
+quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable? Je semblerai
+méchant aux hommes; mais toi, juge suprême, me verras-tu ainsi? Non;
+tu sais que c'est le pouvoir sans borne qui rend la créature coupable
+envers la créature; ce n'est pas Armand de Richelieu qui fait périr,
+c'est le premier ministre. Ce n'est pas pour ses injures personnelles,
+c'est pour suivre un système. Mais un système... qu'est-ce que ce mot?
+M'était-il permis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder
+comme des nombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être? Je
+renverse l'entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais ses
+fondements et hâtais sa chute! Oui, mon pouvoir d'emprunt m'a séduit.
+O dédale! ô faiblesse de la pensée humaine!... Simple foi! pourquoi ne
+suis-je pas seulement un simple prêtre? Si j'osais rompre avec l'homme
+et me donner à Dieu, l'échelle de Jacob descendrait encore dans mes
+songes!
+
+En ce moment son oreille fut frappée d'un grand bruit qui se faisait
+au dehors; des rires de soldats, des huées féroces et des jurements
+se mêlaient aux paroles, assez longtemps soutenues, d'une voix
+faible et claire; on eût dit le chant d'un ange entrecoupé par des
+rires de démons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile
+pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier spectacle
+se présentait à sa vue; il resta quelques instants à le contempler,
+attentif aux discours qui se tenaient.
+
+--Écoute, écoute, La Valeur, disait un soldat à un autre, la voilà qui
+recommence à parler et à chanter; fais-la placer au milieu du cercle,
+entre nous et le feu.
+
+--Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici Grand-Ferré
+qui dit qu'il la connaît.
+
+--Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre de Loudun, je
+jurerais que je l'ai vue dans mon village, quand j'étais en congé, et
+c'était à une affaire où il faisait chaud, mais dont on ne parle pas,
+surtout à un Cardinaliste comme toi.
+
+--Et pourquoi n'en parle-t-on pas, grand nigaud? reprit un vieux soldat
+en relevant sa moustache.
+
+--On n'en parle pas parce que cela brûle la langue, entends-tu cela?
+
+--Non, je ne l'entends pas.
+
+--Eh bien! ni moi non plus; mais ce sont les bourgeois qui me l'ont dit.
+
+Ici un éclat de rire général l'interrompit.
+
+--Ah! ah! est-il bête! disait l'un; il écoute ce que disent les
+bourgeois.
+
+--Ah bien! si tu les écoutes bavarder, tu as du temps à perdre,
+reprenait un autre.
+
+--Tu ne sais donc pas ce que disait ma mère, blanc-bec? reprenait
+gravement le plus vieux en baissant les yeux d'un air farouche et
+solennel pour se faire écouter.
+
+--Et! comment veux-tu que je le sache, La Pipe? Ta mère doit être morte
+de vieillesse avant que mon grand-père fût au monde.
+
+--Eh bien! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras d'abord que ma
+mère était une respectable Bohémienne, aussi attachée au régiment des
+Carabins de la Roque que mon chien _Canon_ que voilà; elle portait
+l'eau-de-vie à son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le
+premier de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et
+morts sur le champ de bataille.
+
+--Voilà ce qui s'appelle une femme! interrompirent les soldats pleins
+de respect.
+
+--Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si ce n'est pour
+lui dire en arrivant au logement: «Allume-moi une chandelle et fais
+chauffer ma soupe».
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'elle te disait ta mère? dit Grand-Ferré.
+
+--Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blanc-bec; elle disait
+habituellement dans sa conversation: _Un soldat vaut bien mieux qu'un
+chien; mais un chien vaut mieux qu'un bourgeois_.
+
+--Bravo! bravo! c'est bien dit! crièrent les soldats pleins
+d'enthousiasme à ces belles paroles.
+
+--Et ça n'empêche pas, dit Grand-Ferré, que les bourgeois qui m'ont dit
+que ça brûlait la langue avaient raison; d'ailleurs, ce n'était pas
+tout à fait des bourgeois, car ils avaient des épées, et ils étaient
+fâchés de ce qu'on brûlait un curé, et moi aussi.
+
+--Et qu'est-ce que cela te faisait qu'on brûlât ton curé, grand
+innocent? reprit un sergent de bataille appuyé sur la fourche de son
+arquebuse; après lui un autre; tu aurais pu prendre à sa place un de
+nos généraux, qui sont tous curés à présent; moi, qui suis Royaliste,
+je le dis franchement.
+
+--Taisez-vous donc! cria La Pipe: laissez parler cette fille. Ce sont
+tous ces chiens de Royalistes, qui viennent nous déranger quand nous
+nous amusons.
+
+--Qu'est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; sais-tu seulement ce que
+c'est que d'être Royaliste, toi?
+
+--Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez: vous êtes pour
+les anciens soi-disant Princes de la paix, avec les Croquants, contre
+le Cardinal et la gabelle; là! ai-je raison ou non?
+
+--Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un Royaliste est celui qui est pour un
+roi: voilà ce que c'est. Et comme mon père était valet des émérillons
+du Roi, je suis pour le Roi; voilà. Et je n'aime pas les Bas-rouges,
+c'est tout simple.
+
+--Ah! tu m'appelles Bas-rouge! reprit le vieux soldat: tu m'en feras
+raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu
+ne parlerais pas comme ça; et si tu avais vu l'Eminence se promener
+sur la digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola,
+pendant qu'on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des
+Bas-rouges, entends-tu?
+
+--Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres
+soldats.
+
+Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d'un grand
+feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu'elle était, et
+au milieu d'eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs
+cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte
+d'un long voile blanc; ses pieds étaient nus: une corde grossière
+serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque
+jusqu'aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l'ivoire en
+agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses
+doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s'amusaient à préparer de
+petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus; le plus vieux
+prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l'approchant du bas de sa
+robe, lui dit d'une voix rauque:
+
+--Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai
+de poudre, et je te ferai sauter comme une mine; prends-y garde, parce
+que j'ai déjà joué ce tour-là à d'autres que toi dans les vieilles
+guerres des Huguenots. Allons, chante!
+
+La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa
+son voile.
+
+--Tu t'y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire bachique; tu vas la
+faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour; je vais lui
+parler, moi.
+
+Et lui prenant le menton:
+
+--Mon petit coeur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer
+la jolie petite historiette que tu racontais tout à l'heure à ces
+messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre,
+comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre
+d'eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t'a rencontrée autrefois à
+Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable...
+
+La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d'elle d'un air
+impérieux, s'écria:
+
+--Retirez-vous, au nom du Dieu des armées: retirez-vous, hommes impurs!
+il n'y a rien de commun entre nous. Je n'entends pas votre langue, et
+vous n'entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de
+la terre à tant d'oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission.
+Conduisez-moi vers le Cardinal...
+
+Un rire grossier l'interrompit.
+
+--Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, que son Éminence le
+généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus? Va les laver.
+
+--Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves»,
+répondit-elle les bras toujours en croix. Que l'on me conduise chez le
+Cardinal!
+
+Richelieu cria d'une voix forte:
+
+--Qu'on m'amène cette femme, et qu'on la laisse en repos!
+
+Tout se tut; on la conduisit au ministre.--Pourquoi, dit-elle en le
+voyant, m'amener devant un homme armé?
+
+On la laissa seule devant lui sans répondre.
+
+Le Cardinal avait l'air soupçonneux en la regardant.
+
+--Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette heure; et, si votre
+esprit n'est pas égaré, pourquoi ces pieds nus?
+
+--C'est un voeu, c'est un voeu, répondit la jeune religieuse avec un
+air d'impatience en s'asseyant près de lui brusquement: j'ai fait aussi
+celui de ne pas manger que je n'aie rencontré l'homme que je cherche.
+
+--Ma soeur, dit le Cardinal étonné et radouci en s'approchant pour
+l'observer, Dieu n'exige pas de telles rigueurs dans un corps faible,
+et surtout à votre âge, car vous me semblez fort jeune.
+
+--Jeune? oh! oui, j'étais bien jeune il y a peu de jours encore; mais
+depuis j'ai passé deux existences au moins, j'ai tant pensé et tant
+souffert: regardez mon visage.
+
+Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des yeux noirs très
+réguliers y donnaient la vie; mais sans eux on aurait cru que ces
+traits étaient ceux d'un fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres
+étaient violettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le
+choc de ses dents.
+
+--Vous êtes malade, ma soeur, dit le ministre ému en lui prenant la
+main, qu'il sentit brûlante. Une sorte d'habitude d'interroger sa santé
+et celle des autres, lui fit toucher le pouls sur son bras amaigri:
+il sentit les artères soulevées par les battements d'une fièvre
+effrayante.
+
+--Mais, continua-t-il avec plus d'intérêt, vous vous êtes tuée avec
+des rigueurs plus grandes que les forces humaines; je les ai toujours
+blâmées, et surtout dans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter?
+est-ce pour me le confier que vous êtes venue? Parlez avec calme et
+soyez sûre d'être secourue.
+
+--Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh! non, jamais! Ils
+m'ont tous trompée; je ne me confierais à personne, pas même à M. de
+Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir.
+
+--Comment! dit Richelieu en fronçant le sourcil, mais avec un rire
+amer; comment! vous connaissez ce jeune homme? est-ce lui qui a fait
+vos malheurs?
+
+--Oh! non, il est bon, et il déteste les méchants, c'est ce qui le
+perdra. D'ailleurs, dit-elle en prenant tout à coup un air dur et
+sauvage, les hommes sont faibles, et il y a des choses que les femmes
+doivent accomplir. Quand il ne s'est plus trouvé de vaillants dans
+Israël, Déborah s'est levée.
+
+--Eh! comment savez-vous toutes ces belles choses? continua le Cardinal
+en lui tenant toujours la main.
+
+--Oh! cela, je ne puis vous l'expliquer, reprit avec un air de naïveté
+touchante et une voix très douce la jeune religieuse, vous ne me
+comprendriez pas; c'est le démon qui m'a tout appris et qui m'a perdue.
+
+--Eh! mon enfant, c'est toujours lui qui nous perd; mais il nous
+instruit mal, dit Richelieu avec l'air d'une protection paternelle et
+d'une pitié croissante. Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; je
+peux beaucoup.
+
+--Ah! dit-elle d'un air de doute, vous pouvez beaucoup sur des
+guerriers, sur des hommes braves et généreux; sous votre cuirasse doit
+battre un noble coeur; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien
+des ruses du crime.
+
+Richelieu sourit, cette méprise le flattait.
+
+--Je vous ai entendu demander le Cardinal; que lui voulez-vous enfin?
+Qu'êtes-vous venue chercher?
+
+La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son front.
+
+--Je ne m'en souviens plus, dit-elle, vous m'avez trop parlé...
+J'ai perdu cette idée, c'était pourtant une grande idée... C'est
+pour elle que je suis condamnée à la faim qui me tue; il faut que je
+l'accomplisse, ou je vais mourir avant. Ah! dit-elle en portant sa main
+sous sa robe dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la
+voilà, cette idée...
+
+Elle rougit tout à coup, et ses yeux s'ouvrirent extraordinairement;
+elle continua en se penchant à l'oreille du Cardinal:
+
+--Je vais vous le dire: Urbain Grandier, mon amant Urbain, m'a dit
+cette nuit que c'était Richelieu qui l'avait fait périr; j'ai pris un
+couteau dans une auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il
+est.
+
+Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d'horreur. Il n'osait appeler
+ses gardes, craignant les cris de cette femme et ses accusations; et
+cependant un emportement de cette folle pouvait lui devenir fatal.
+
+--Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout! s'écria-t-il en
+la regardant fixement, cherchant dans son esprit le parti qu'il devait
+prendre.
+
+Ils demeurèrent en silence l'un en face de l'autre dans la même
+attitude, comme deux lutteurs qui se contemplent avant de s'attaquer,
+ou comme le chien d'arrêt et sa victime pétrifiés par la puissance du
+regard.
+
+Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis ensemble, et, avant de
+se séparer, ils se parlèrent un moment devant la tente du Cardinal,
+parce qu'ils avaient besoin de se tromper mutuellement; leur haine
+venait de prendre des forces dans leur querelle, et chacun avait résolu
+de perdre son rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que
+chacun d'eux avait préparé en se prenant le bras, comme d'un seul et
+même mouvement:
+
+--Ah! révérend père, que vous m'avez affligé en ayant l'air de prendre
+en mauvaise part quelques légères plaisanteries que je vous ai faites
+tout à l'heure!
+
+--Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien loin de là. La
+charité, où serait la charité? J'ai quelquefois une sainte chaleur dans
+le propos, pour ce qui est du bien de l'État et de monseigneur, à qui
+je suis tout dévoué.
+
+--Ah! qui le sait mieux que moi, révérend père? mais vous me rendez
+justice, vous savez aussi combien je le suis à l'éminentissime
+Cardinal-Duc, auquel je dois tout. Hélas! je n'ai mis que trop de zèle
+à le servir, puisqu'il me le reproche.
+
+--Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas; je le connais
+bien, il conçoit qu'on fasse quelque chose pour sa famille; il est fort
+bon parent aussi.
+
+--Oui, c'est cela, reprit Laubardemont, voilà mon affaire à moi; ma
+nièce était perdue tout à fait avec son couvent si Urbain eût triomphé;
+vous sentez cela comme moi, d'autant plus qu'elle ne nous avait pas
+bien compris, et qu'elle a fait l'enfant quand il a fallu paraître.
+
+--Est-il possible? en pleine audience! Ce que vous me dites là me fâche
+véritablement pour vous! Que cela dut être pénible!
+
+--Plus que vous ne l'imaginez! Elle oubliait tout ce qu'on lui disait
+dans la possession, faisait mille fautes de latin que nous avons
+raccommodées comme nous avons pu; et même elle a été cause d'une scène
+désagréable le jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les
+juges: un évanouissement, des cris. Ah! je vous jure que je l'aurais
+bien chapitrée, si je n'eusse été forcé de quitter précipitamment
+cette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simple que
+j'y tienne, c'est ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné,
+on ne sait ce qu'il est devenu depuis quatre ans. La pauvre petite
+Jeanne de Belfiel! je ne l'avais faite religieuse, et puis abbesse,
+que pour conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si j'avais pu prévoir sa
+conduite, je l'aurais réservée pour le monde.
+
+--On la dit d'une fort grande beauté, reprit Joseph; c'est un don
+très précieux pour une famille; on aurait pu la présenter à la cour,
+et le Roi... Ah! ah!... Mlle de La Fayette... Eh!... eh!... Mlle
+d'Hautefort... vous entendez... il serait même possible encore d'y
+penser.
+
+--Ah! que je vous reconnais bien là... monseigneur, car nous savons
+qu'on vous a nommé au cardinalat; que vous êtes bon de vous souvenir du
+plus dévoué de vos amis!
+
+Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu'ils se trouvèrent au bout
+de la rue du camp qui conduisait au quartier des volontaires.
+
+--Que Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant mon absence, dit
+Joseph s'arrêtant; je vais partir demain pour Paris; et, comme j'aurai
+affaire plus d'une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d'avance
+et savoir des nouvelles de sa blessure.
+
+--Si l'on m'avait écouté, dit Laubardemont, à l'heure qu'il est vous
+n'auriez pas cette peine.
+
+--Hélas! vous avez bien raison, répondit Joseph avec un soupir profond
+et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal n'est plus le même homme;
+il n'accueille pas les bonnes idées, il nous perdra s'il se conduit
+ainsi.
+
+Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin entra dans le
+chemin qu'il lui avait montré.
+
+Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et, quand il fut bien
+sûr de la route qu'il avait prise, il revint ou plutôt accourut jusqu'à
+la tente du ministre.--Le Cardinal l'éloigne, s'était-il dit; donc il
+s'en dégoûte; je sais des secrets qui peuvent le perdre. J'ajouterai
+qu'il est allé faire sa cour au futur favori; je remplacerai ce moine
+dans la faveur du ministre. L'instant est propice, il est minuit; il
+doit encore rester seul pendant une heure et demie. Courons.
+
+Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon.
+
+--Monseigneur reçoit quelqu'un, dit le capitaine hésitant, on ne peut
+pas entrer.
+
+--N'importe, vous m'avez vu sortir il y a une heure; il se passe des
+choses dont je dois rendre compte.
+
+--Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul! Il
+entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d'une
+religieuse dans une des siennes, et de l'autre fit signe de garder
+le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant
+pas encore le visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et
+les choses étranges qu'elle disait contrastaient horriblement avec la
+douceur de sa voix. Richelieu semblait ému.
+
+--Oui, je le frapperai avec un couteau; c'est un couteau que le démon
+Béhérith m'a donné à l'auberge; mais c'est le clou de Sisara. Il a un
+manche d'ivoire, voyez-vous, et j'ai beaucoup pleuré dessus. N'est-ce
+pas singulier, mon bon général? Je le retournerai dans la gorge de
+celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de faire, et ensuite
+je brûlerai le corps, c'est la peine du talion, la peine que Dieu a
+permise à Adam... Vous avez l'air étonné, mon brave général... mais
+vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson
+qu'il m'a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à
+l'heure du bûcher, vous savez bien?... l'heure où il pleut, l'heure où
+mes mains commencent à brûler comme à présent; il m'a dit: «Ils sont
+bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges... j'ai onze démons
+à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne... sous un
+dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui
+nous éclairent; ah! c'est de toute beauté!» Voilà, voilà ce qu'il
+chante.
+
+Et, sur l'air du _De profundis_, elle chanta elle-même:
+
+ Je vais être prince d'Enfer,
+ Mon sceptre est un marteau de fer,
+ Ce sapin brûlant est mon trône.
+ Et ma robe est de soufre jaune;
+ Mais je veux t'épouser demain:
+ Viens, Jeanne, donne-moi la main.
+
+N'est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui réponds tous les
+soirs; écoutez bien ceci, oh! écoutez bien...
+
+ Le juge a parlé dans la nuit,
+ Et dans la tombe on me conduit,
+ Pourtant j'étais ta fiancée!
+ Viens... la pluie est longue et glacée;
+ Mais tu ne dormiras pas seul,
+ Je te prêterai mon linceul.
+
+Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes.
+Il dit: «Malheur, malheur à celui qui a versé le sang! les juges de
+la terre sont-ils des dieux? Non, ce sont des hommes qui vieillissent
+et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix: Faites mourir
+cet homme! La peine de mort! la peine de mort! Qui a donné à l'homme
+le droit de l'exercer sur l'homme? Est-ce le nombre deux?... Un seul
+serait assassin, vois-tu! Mais compte bien, un, deux, trois... Voilà
+qu'ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés!
+O crime! l'horreur du ciel! Si tu les voyais d'en haut, comme moi,
+Jeanne, combien tu serais plus pâle encore! La chair détruire la chair!
+elle qui vit de sang faire couler le sang! froidement et sans colère!
+comme Dieu qui a créé!»
+
+Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces
+paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les
+tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre
+l'emportaient toujours.
+
+--Les juges ont-ils frémi? m'a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de
+se tromper? On agite la mort du juste.
+
+--La question!--On serre ses membres avec des cordes pour le faire
+parler; sa peau se coupe, s'arrache et se déroule comme un parchemin;
+ses nerfs sont à nu, rouges et luisants; ses os crient; la moelle
+en jaillit... Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de
+printemps. Que la grand'salle est chaude! dit l'un en s'éveillant;
+cet homme n'a point voulu parler! Est-ce que la torture est finie!
+Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort! seule crainte
+des vivants! la mort! le monde inconnu! il y jette avant lui une âme
+furieuse qui l'attendra. Oh! ne l'a-t-il jamais vu, le tableau vengeur!
+ne l'a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché?
+
+Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal,
+saisi d'horreur et de pitié, s'écria:
+
+--Ah! pour l'amour de Dieu! finissons cette affreuse scène; emmenez
+cette femme, elle est folle!
+
+L'insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris:
+
+--Ah! le juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant Laubardemont.
+
+Celui-ci, joignant les mains et s'humiliant devant le ministre, disait
+avec effroi:
+
+--Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, c'est ma nièce qui a perdu la
+raison: j'ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuis
+longtemps. Jeanne, Jeanne... allons, madame, à genoux; demandez pardon
+à monseigneur le Cardinal-Duc...
+
+--C'est Richelieu! cria-t-elle. Et l'étonnement sembla entièrement
+paralyser cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur qui l'avait
+animée d'abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence
+immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands
+yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé.
+
+--Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même;
+elle est mourante et moi aussi; tant d'horreurs me poursuivent depuis
+cette condamnation, que je crois que tout l'enfer se déchaîne contre
+moi!
+
+Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et
+stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en
+avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait
+avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du
+Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda
+tour à tour l'un et l'autre, laissa échapper de sa main le couteau
+qu'elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se
+couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux
+égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis
+épouvantée qui sent déjà sur son dos l'haleine brûlante du loup prêt à
+la saisir.
+
+Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le juge
+furieux s'empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et
+l'entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir,
+mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein et comme plongée
+dans un profond somnambulisme.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+L'ESPAGNOL
+
+ Qu'un ami véritable est une douce chose
+ Il cherche vos besoins au fond de votre coeur,
+ Il vous épargne la pudeur
+ De les lui découvrir vous-même.
+
+ LA FONTAINE.
+
+
+Cependant une scène d'une autre nature se passait sous la tente de
+Cinq-Mars; les paroles du Roi, premier baume de ses blessures, avaient
+été suivies des soins empressés des chirurgiens de la cour; une
+balle morte, facilement extraite, avait causé seule son accident: le
+voyage lui était permis, tout était près pour l'accomplir. Le malade
+avait reçu jusqu'à minuit des visites amicales et intéressées; dans
+les premières furent celles du petit Gondi et de Fontrailles, qui se
+disposaient aussi à quitter Perpignan pour Paris; l'ancien page Olivier
+d'Entraigues s'était joint à eux pour complimenter l'heureux volontaire
+que le Roi semblait avoir distingué; la froideur habituelle du prince
+envers tout ce qui l'entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui
+en furent instruits, le peu de mots qu'il avait dits comme des signes
+assurés d'une haute faveur, tous étaient venus le féliciter.
+
+Enfin il était seul, sur son lit de camp; M. de Thou, près de lui,
+tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes
+les visites qui avaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour
+un long voyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants
+de calme et d'espoir qui viennent en quelque sorte refraîchir l'âme en
+même temps que le sang; la main qu'il ne donnait pas à son ami pressait
+en secret la croix d'or attachée sur son coeur, en attendant la main
+adorée qui l'avait donnée, et qu'il allait bientôt presser elle-même.
+Il n'écoutait qu'avec le regard et le sourire les conseils du jeune
+magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était aussi le but de sa
+vie. Le grave de Thou lui disait d'une voix calme et douce:
+
+--Je vous suivrai bientôt à Paris. Je suis heureux plus que vous-même
+de voir le Roi vous y mener avec lui; c'est un commencement d'amitié
+qu'il faut ménager, vous avez raison. J'ai réfléchi bien profondément
+aux causes secrètes de votre ambition, et je crois avoir deviné votre
+coeur. Oui, ce sentiment d'amour pour la France, qui le faisait battre
+dans votre jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes; vous
+voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en action
+ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée est vaste
+et digne de vous! je vous admire; je m'incline! Abordez le monarque
+avec le dévouement chevaleresque de nos pères, avec un coeur plein de
+candeur et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de son
+âme, verser dans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins
+du Roi en lui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les
+plaies du peuple en les découvrant à son maître, et, par l'entremise de
+votre faveur, rétablir ainsi ce commerce d'amour du père aux enfants,
+qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme au coeur de
+marbre: s'exposer pour cette noble entreprise à toutes les horreurs de
+sa vengeance, et, bien plus encore, braver les calomnies perfides qui
+poursuivent le favori jusque sur les marches du trône: ce songe était
+digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez
+hautement au Roi du mérite et des malheurs de ses plus illustres amis
+que l'on écrase; dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a
+jamais conspiré contre lui; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à
+cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et
+jamais le monarque; dites-lui que les vieilles races de France sont
+nées avec sa race, qu'en les frappant il remue toute la nation, et
+que, s'il les éteint, la sienne en souffrira, qu'elle demeurera seule
+exposée au souffle du temps et des événements, comme un vieux chêne
+frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque l'on a renversé
+la forêt qui l'entoure et le soutient.--Oui, s'écria de Thou en
+s'animant, ce but est noble et beau: marchez dans votre route d'un pas
+inébranlable, chassez même cette honte secrète, cette pudeur qu'une
+âme noble éprouve avant de se décider à flatter, à faire ce que le
+monde appelle sa _cour_. Hélas! les rois sont accoutumés à ces paroles
+continuelles de fausse admiration pour eux; considérez-les comme une
+langue nouvelle qu'il faut apprendre, langue bien étrangère à vos
+lèvres jusqu'ici, mais que l'on peut parler noblement, croyez-moi, et
+qui saurait exprimer de belles et généreuses pensées.
+
+Pendant le discours enflammé de son ami, Cinq-Mars ne put se défendre
+d'une rougeur subite, et il tourna son visage sur l'oreiller, du côté
+de la tente, et de manière à ne pas être vu. De Thou s'arrêta.
+
+--Qu'avez-vous, Henri? vous ne me répondez pas; me serais-je trompé?
+
+Cinq-Mars soupira profondément et se tut encore.
+
+--Votre coeur n'est-il pas ému de ces idées que je croyais devoir le
+transporter!
+
+Le blessé regarda son ami avec moins de trouble et lui dit:
+
+--Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus m'interroger,
+et que vous vouliez avoir une aveugle confiance en moi. Quel mauvais
+génie vous pousse donc à vouloir sonder ainsi mon âme? Je ne suis pas
+étranger à ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie
+pas conçues! Qui vous dit que je n'aie pas formé la ferme résolution de
+les pousser plus loin dans l'action que vous n'osez le faire même dans
+vos paroles! L'amour de la France, la haine vertueuse de l'ambitieux
+qui l'opprime et brise ses antiques moeurs avec la hache du bourreau,
+la ferme croyance que la vertu peut être aussi habile que le crime,
+voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais, quand vous voyez un
+homme à genoux dans une église, lui demandez-vous quel saint ou quel
+ange protège et reçoit sa prière? Que vous importe, pourvu qu'il y
+tombe martyr, s'il le faut? Eh! lorsque nos pères s'acheminaient pieds
+nus vers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s'informait-on du
+voeu secret qui les conduisait à la terre sainte? Ils frappaient, ils
+mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n'en demandaient pas
+plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait pas dépouiller
+leurs corps pour voir si la croix rouge et le cilice ne cachaient
+pas quelque autre signe mystérieux; et, dans le ciel, sans doute, ils
+n'étaient pas jugés avec plus de rigueur pour avoir aidé la force de
+leurs résolutions sur la terre par quelque espoir permis au chrétien,
+quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus proche du coeur
+mortel.
+
+De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les yeux.
+
+--Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut vous faire mal;
+ne continuons pas sur ce sujet; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos
+discours, parce que cela n'est pas bien, et mettez vos draps sur votre
+épaule, parce qu'il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il
+en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je vous promets
+de ne plus vous mettre en colère par mes conseils.
+
+--Ah! s'écria Cinq-Mars malgré la défense de parler, moi je vous jure,
+par cette croix d'or que vous voyez, et par sainte Marie, de mourir
+plutôt que de renoncer à ce plan même que vous avez tracé le premier;
+vous serez peut-être un jour forcé de m'arrêter; mais il ne sera plus
+temps.
+
+--C'est bon, c'est bon, dormez, répéta le conseiller; si vous ne vous
+arrêtez pas, alors je continuerai avec vous, quelque part que cela me
+conduise.
+
+Et, prenant dans sa poche un livre d'heures, il se mit à lire
+attentivement; un instant après, il regarda Cinq-Mars, qui ne dormait
+pas encore; il fit signe à Grandchamp de changer la lampe de place pour
+la vue du malade: mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci,
+les yeux toujours ouverts, s'agitait sur sa couche étroite.
+
+--Allons, vous n'êtes pas calme, dit de Thou en souriant; je vais faire
+quelque lecture pieuse qui vous remette l'esprit en repos. Ah! mon ami,
+c'est là qu'il est le repos véritable, c'est dans ce livre consolateur!
+car, ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez, d'un côté
+l'homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse: la prière et
+l'incertitude de sa destinée; et, de l'autre, Dieu lui parlant lui-même
+de ses infirmités. Quel magnifique et céleste spectacle! quel lien
+sublime entre le ciel et la terre! la vie, la mort et l'éternité sont
+là: ouvrez-le au hasard.
+
+--Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une vivacité qui avait
+quelque chose d'enfantin, je le veux bien, laissez-moi l'ouvrir; vous
+savez la vieille superstition de notre pays? quand on ouvre un livre de
+messe avec une épée, la première page que l'on trouve à gauche est la
+destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini
+doit influer puissamment sur l'avenir du lecteur.
+
+--Quel enfantillage! Mais je le veux bien. Voici votre épée; prenez la
+pointe... voyons...
+
+--Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son
+lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure
+basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître
+lut, s'interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu
+forcé peut-être, poursuivit jusqu'au bout:
+
+I. Or c'était dans la cité de Mediolanum qu'ils comparurent.
+
+II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous et adorez les dieux.
+
+III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui
+parurent comme les visages des anges.
+
+IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s'écria, levant les yeux
+au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit.
+
+V. O mon frère! je vois le fils de l'homme qui nous sourit; laisse-moi
+mourir le premier.
+
+VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes
+indignes du Seigneur notre Dieu.
+
+VII. Or Protais lui répondit ces paroles:
+
+VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j'ai plus
+d'années et des forces plus grandes pour te voir souffrir.
+
+IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents contre eux.
+
+X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombèrent ensemble
+sur la même pierre.
+
+XI. Or c'est en ce lieu même que le bienheureux saint Ambroise trouva
+la cendre des deux martyrs, qui rendit la vue à un aveugle.
+
+--Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lorsqu'il eut fini, que
+répondez-vous à cela?
+
+--La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons pas la sonder.
+
+--Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d'enfant, reprit
+d'Effiat avec impatience et s'enveloppant d'un manteau jeté sur lui.
+Souvenez-vous des vers que nous récitions autrefois: _Justum et tenacem
+propositi virum_... ces mots de fer se sont imprimés dans ma tête.
+Oui, que l'univers s'écroule autour de moi, ses débris m'emporteront
+inébranlable.
+
+--Ne comparons pas les pensées de l'homme à celles du ciel, et
+soumettons-nous, dit de Thou gravement.
+
+--_Amen_, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux s'étaient remplis de
+larmes qu'il essuyait brusquement.
+
+--De quoi te mêles-tu, vieux soldat? tu pleures! lui dit son maître.
+
+--_Amen_, dit à la porte de la tente une voix nasillarde.
+
+--Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à l'Éminence grise
+qui vient chez vous, répondit le fidèle serviteur en montrant Joseph,
+qui s'avançait les bras croisés en saluant d'un air caressant.
+
+--Ah! ce sera donc lui! murmura Cinq-Mars.
+
+--Je viens peut-être mal à propos? dit Joseph doucement.
+
+--Fort à propos, peut-être, dit Henri d'Effiat en souriant avec un
+regard à de Thou. Qui peut vous amener, mon père, à une heure du matin?
+Ce doit être quelque bonne oeuvre?
+
+Joseph se vit mal accueilli; et, comme il ne marchait jamais sans avoir
+au fond de l'âme cinq ou six reproches à se faire vis-à-vis des gens
+qu'il abordait, et autant de ressources dans l'esprit pour se tirer
+d'affaire, il crut ici que l'on avait découvert le but de sa visite, et
+sentit que ce n'était pas le moment de la mauvaise humeur qu'il fallait
+prendre pour préparer l'amitié. S'asseyant donc assez froidement près
+du lit:
+
+--Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la part du Cardinal
+généralissime des deux prisonniers espagnols que vous avez faits; il
+désire avoir des renseignements sur eux le plus promptement possible;
+je dois les voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous
+trouver veillant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens.
+
+Après un échange de politesses contraintes, on fit entrer dans la
+tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avait presque oubliés. Ils
+parurent, l'un jeune et montrant à découvert une physionomie vive et
+un peu sauvage: c'était le soldat; l'autre, cachant sa taille sous un
+manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans leur expression,
+sous l'ombre de son chapeau à larges bords, qu'il n'ôta pas: c'était
+l'officier; il parla seul et le premier:
+
+--Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon sommeil? est-ce pour
+me délivrer ou me pendre?
+
+--Ni l'un ni l'autre, dit Joseph.
+
+--Qu'ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je ne t'ai pas vu à
+la brèche.
+
+Il fallut quelque temps, d'après cet exorde aimable, pour faire
+comprendre à l'étranger les droits qu'avait un capucin à l'interroger.
+
+--Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?
+
+--Je veux savoir votre nom et votre pays.
+
+--Je ne dis pas mon nom; et quant à mon pays, j'ai l'air d'un Espagnol;
+mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l'est jamais.
+
+Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit:
+
+--Je suis bien trompé, ou j'ai entendu ce son de voix quelque part:
+cet homme parle français sans accent; mais il me semble qu'il veut nous
+donner des énigmes comme dans l'Orient.
+
+--L'Orient? c'est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de
+l'Orient, c'est un Turc catholique; son sang languit ou bouillonne, il
+est paresseux ou infatigable; l'indolence le rend esclave; l'ardeur,
+cruel; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il
+ne veut qu'un livre religieux, qu'un maître tyrannique; il obéit à la
+loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s'endort le soir
+dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui
+est-ce là, messieurs? est-ce l'Espagnol ou le Turc? devinez. Ah! ah!
+vous avez l'air de trouver que j'ai de l'esprit parce que je rencontre
+un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l'honneur, et
+cependant l'idée pourrait se pousser plus loin, si l'on voulait; si
+je passais à l'ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous
+dire: Cet homme a les traits graves ou allongés, l'oeil noir et coupé
+en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues
+basanées, maigres et ridées; sa tête est rasée, et il la couvre d'un
+mouchoir noué en turban; il passe un jour entier couché ou debout sous
+un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui
+l'enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous contents, messieurs?
+Vraiment, vous en avez l'air, vous riez; et de quoi riez-vous? Moi qui
+vous ai présenté cette seule idée, je n'ai pas ri; voyez, mon visage
+est triste. Ah! c'est peut-être parce que le sombre prisonnier est
+devenu bavard, et parle vite? Ah! ce n'est rien; je pourrais vous en
+dire d'autres, et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si
+je me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que
+je connais un prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques
+avant de dire la messe, et qui, furieux d'être interrompu à l'autel
+durant le saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres:
+_Tuez tout! tuez tout!_ ririez-vous bien tous, messieurs? Non, pas
+tous. Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.
+Oh! il est vrai qu'il pourrait répondre qu'il a fait sagement, et qu'on
+avait tort d'interrompre sa pure prière. Mais si j'ajoutais qu'il s'est
+caché pendant une heure derrière la toile de votre tente, monsieur
+de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, et qu'il est venu pour vous
+faire quelque perfidie, et non pour moi, que dirait-il? Maintenant,
+messieurs, êtes-vous contents? Puis-je me retirer après cette parade?
+
+Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité d'un vendeur
+d'orviétan, et avec une voix si haute, que Joseph en fut étourdi. Il se
+leva indigné à la fin, et s'adressant à Cinq-Mars:
+
+--Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu'un prisonnier qui
+devait être pendu vous parle ainsi?
+
+L'Espagnol, sans daigner s'occuper de lui davantage, se pencha vers
+d'Effiat, et lui dit à l'oreille:
+
+--Je ne vous importe guère, donnez-moi ma liberté, j'ai déjà pu la
+prendre, mais je ne l'ai pas voulu sans votre consentement; donnez-la
+moi, ou faites-moi tuer.
+
+--Partez si vous le pouvez, lui répondit Cinq-Mars, je vous jure que
+j'en serai fort aise.
+
+Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu'il voulut
+garder à son service.
+
+Ce fut l'affaire d'un moment; il ne restait plus dans la tente que les
+deux amis, le père Joseph décontenancé et l'Espagnol, lorsque celui-ci,
+ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce: il riait
+et semblait respirer plus d'air dans sa large poitrine.
+
+--Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; mais je hais la France, parce
+qu'elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui
+le suis devenu, et qui l'ai frappé une fois; je hais ses habitants
+parce qu'ils m'ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés
+et tués depuis; j'ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de
+Français; mais à présent je hais encore plus l'Espagne; on ne saura
+jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais; tous les
+hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt.
+Oui, tu m'as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par
+la poitrine et le renversant... je suis Jacques de Laubardemont, fils
+de ton digne ami.
+
+A ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une
+apparition s'évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l'entrée,
+le virent s'élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et
+désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d'un cerf,
+malgré plusieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du désordre
+pour s'évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les
+deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux
+écoliers riraient d'avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et
+s'apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l'un
+et l'autre, et qu'ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le
+jeune conseiller dans son fauteuil.
+
+Pour le capucin, il s'acheminait vers sa tente, méditant comment il
+tirerait parti de tout ceci pour la meilleure vengeance possible,
+lorsqu'il rencontra Laubardemont traînant par ses mains liées la jeune
+insensée. Ils se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures.
+
+Joseph n'eut pas peu de plaisir à retourner le poignard dans la plaie
+de son coeur en lui apprenant le sort de son fils.
+
+--Vous n'êtes pas précisément heureux dans votre intérieur, ajouta
+t-il; je vous conseille de faire enfermer votre nièce et pendre votre
+héritier, si par bonheur vous le retrouvez.
+
+Laubardemont rit affreusement:--Quant à cette petite imbécile
+que voilà, je vais la donner à un ancien juge secret, à présent
+contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron: il la fera ce qu'il voudra,
+servante dans sa _posada_, par exemple; je m'en soucie peu, pourvu que
+monseigneur ne puisse jamais en entendre parler.
+
+Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donna aucun signe
+d'intelligence; toute lueur de raison était éteinte en elle;
+un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le prononçait
+continuellement:--Le juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. Et elle
+se tut.
+
+Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, sur
+un des chevaux qu'amenèrent deux domestiques; Laubardemont en monta un,
+et se disposa à sortir du camp, voulant s'enfoncer dans les montagnes
+avant le jour.
+
+--Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires à Paris; je
+vous recommande Oreste et Pylade.
+
+--Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande Cassandre et OEdipe.
+
+--Oh! il n'a ni tué son père, ni épousé sa mère...
+
+--Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses.
+
+--Adieu, mon révérend père!
+
+--Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils tout haut--mais tout bas:
+
+--Adieu, assassin à robe grise: je retrouverai l'oreille du Cardinal en
+ton absence.
+
+--Adieu, scélérat à robe rouge: va détruire toi-même ta famille
+maudite; achève de répandre ton sang dans les autres; ce qui en restera
+en toi, je m'en charge... Je pars à présent. Voilà une nuit bien
+remplie!
+
+
+
+
+NOTES
+ET
+DOCUMENTS HISTORIQUES
+
+
+ Lorsque parut pour la première fois ce livre[5], il parut seul,
+ sans notes, comme oeuvre d'art, comme résumé d'un siècle. Pour
+ qu'en toute loyauté il fût jugé par le public, l'auteur ne voulut
+ l'entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches
+ historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau.
+ Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: _Sur la
+ vérité dans l'art_, ne point montrer le _vrai_ détaillé, mais
+ l'oeuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les
+ noeuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de
+ Louis XIII. Bientôt cependant l'auteur s'aperçut de la nécessité
+ d'indiquer les sources principales de son travail; et comme il
+ avait toujours voulu remonter aux plus pures, c'est à-dire aux
+ manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines,
+ il ajouta les renseignements les plus détaillés à la seconde
+ édition de _Cinq-Mars_[6], pour rectifier des erreurs répandues
+ sur l'authenticité de quelques faits. Depuis lors il revint à la
+ simple et primitive unité de son ouvrage. Mais aujourd'hui qu'on a
+ multiplié, au delà de ce qu'il eût pu attendre, cette production,
+ qu'il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits
+ curieux des détails du _vrai anecdotique_ n'aient pas à chercher
+ ailleurs des documents qu'il avait écartés.
+
+ [5] Mars 1826.--2 vol. in-18.
+
+ [6] Juin 1826.--4 vol. in-12.
+
+
+PAGE 178.
+
+Une barbe plate et rousse à l'extrémité...
+
+ «Pendant sa jeunesse, dit l'historien du père Joseph, il avait les
+ cheveux et la barbe d'un roux un peu ardent. Il s'était aperçu que
+ Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; aussi avait-il pris
+ soin de la brunir avec des peignes de plomb et d'acier, jusqu'à
+ ce qu'il eût trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus
+ tard un empirique. L'horreur du roi était telle pour cette couleur,
+ qu'un jour son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère
+ avait le plus beau gouvernement du royaume), ayant l'honneur
+ d'accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de
+ chasse, il fit tant de pluie qu'il emporta toute la peinture dont
+ il cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, l'ayant aperçue,
+ en eut peur et lui dit:--Bon Dieu, que vois-je! ne paraissez plus
+ devant moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de sa charge.»
+
+
+PAGE 180.
+
+Son confident...
+
+ Ce trop célèbre capucin, que l'un de ses historiens appelle
+ _l'esprit auxiliaire_ du Cardinal, fut non seulement son confident,
+ mais celui du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait
+ les pas du ministre dans les voies du sang, et l'aidait à y faire
+ descendre le faible prince. L'histoire de cet homme est partout;
+ mais voici les détails d'une de ses manoeuvres que l'on connaît
+ peu:
+
+ M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, Louis XIII hésitait
+ à le faire périr. Monsieur, qui l'avait abandonné sur le champ de
+ bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa
+ mort, et ne savait comment obtenir cette précieuse faveur. Bullion
+ était chargé de la négociation, et conseillait Gaston: ce fut à cet
+ homme que Joseph s'adressa d'abord.
+
+ Il s'empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son
+ organe, fait conseiller à Monsieur de ne plus demander au Roi des
+ assurances pour la grâce du jeune duc, mais de s'en remettre à
+ la bonté seule de Louis, dont on blessait le coeur en ayant l'air
+ d'en douter. Monsieur croit voir dans ce discours l'intention de
+ pardonner, insinuée par son frère même, et fait _son accommodement_
+ pour lui seul, sans rien stipuler pour le jeune duc, et s'en
+ remettant à la clémence du Roi. C'est alors qu'en un _conseil
+ étroit_ entre le Roi, le Cardinal et Joseph, celui-ci ose prendre
+ la parole le premier, et, concertant la fougue de ses vociférations
+ politiques avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache de
+ Louis la promesse, trop bien tenue, d'être inflexible.
+
+ Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que
+ le capucin n'avait de chrétien que le nom, et ne cherchait qu'à
+ tromper tout le monde.
+
+ Un ouvrage de 1635, intitulé _la Vérité défendue_, en parle en ces
+ termes:
+
+ «Il est le grand inquisiteur d'État, interroge les prétendus
+ criminels, fait mettre les hommes en prison sans information,
+ empêche que leur justification ne soit écoutée, et, par des
+ terreurs paniques, il tire les déclarations qui servent pour
+ couvrir l'injustice du Cardinal. Il fait indignement servir le ciel
+ à la terre, le nom de Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses
+ de l'État.»
+
+ Du reste, il appartenait à une très bonne famille, dont le nom
+ était _du Tremblay_.
+
+ Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux ceux qui le
+ voudront mieux connaître.
+
+
+PAGE 185.
+
+Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc.
+
+ Ces insolents commandements de la _religion ministérielle_, fondée
+ par Richelieu, sont extraits d'un manuscrit désigné dans l'histoire
+ du père Joseph.
+
+ Voici comment s'exprime à ce sujet le révérend et naïf historien et
+ généalogiste, continuateur de l'abbé Richard:
+
+ «Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre: _l'Unité
+ du ministre, et les qualités qu'il doit avoir._ Cet ouvrage n'a
+ jamais vu le jour qu'entre les mains du Roi, et c'est ce traité
+ qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement
+ de son royaume sur Son Éminence. J'ai vu ce manuscrit _in-folio_,
+ qui est très bien écrit. On n'aura pas de peine à reconnaître que
+ le père Joseph en est l'auteur par la lecture des principales
+ propositions qui y sont prouvées, premièrement comme vérités
+ chrétiennes, secondement, comme vérités politiques. On pourrait
+ intituler ce livre: Testament politique du père Joseph. Tous les
+ _grands hommes_ du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra
+ aisément le _génie_ du père dans l'extrait de ce testament.»
+ (_Histoire du père Joseph._) Suivent les articles tels qu'on vient
+ de les lire.
+
+
+PAGE 194.
+
+Quant au Marillac, etc.
+
+ Le maréchal de Marillac fut privé de ses juges légitimes; les
+ membres du Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance
+ de l'affaire, virent Molé, leur procureur-général, _décrété et
+ interdit;_ traîné innocent de tribunaux en tribunaux, sans en
+ trouver un assez habile pour lui découvrir un crime, le maréchal
+ de Marillac tomba enfin sous l'arrêt des _commissaires_, lu par un
+ garde des sceaux _ecclésiastique_ (Châteauneuf), auquel il fallut
+ une dispense de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un homme
+ sans reproche; et le Cardinal se prit à rire des _lumières_ qu'il
+ avait fait descendre forcément sur les juges. Quelle confusion!
+ quel temps! On ne saurait trop éclairer les points principaux
+ de l'histoire, pour éteindre les puérils regrets du passé dans
+ quelques esprits qui n'examinent pas.
+
+
+PAGE 274.
+
+Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement
+guerrier...
+
+ Ce costume est exactement décrit dans les _Mémoires manuscrits de
+ Pontis_, tel qu'on le lit ici. (_Bibl. de l'Arsenal._)
+
+
+PAGE 322.
+
+D'extirper une branche royale de Bourbon...
+
+ Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée,
+ qu'il gagnait sur les troupes du Cardinal. J'ai sous les yeux des
+ relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire.
+ Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de Metternich et
+ l'infanterie de Lamboy s'estant rompus, il ne resta près dudit
+ comte que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, fut
+ abordé d'un cavalier seul, que ses gens ne connurent dans cette
+ confusion pour ennemy, qui lui donna un coup de pistolet au-dessous
+ de l'oeil, dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n'ayant
+ d'autre dessein que de servir Sa Majesté et son État, et arrester
+ les violences de celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de
+ lui:... il (le Cardinal) vient d'extirper une branche royale de
+ Bourbon, ayant fait choisir ce prince par un de ses gardes, qui
+ s'était mis avec ce dessein exécrable, et par son commandement,
+ parmy les gens d'armes de ce prince, _ayant été reconneu tel_,
+ après qu'il fut tué sur la place par Riquemont, escuyer du même
+ prince défunct.» (_Montglat. Fabert_, etc., etc. _Relation de
+ Montrésor_, t. II, p. 520.)
+
+ Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui
+ montre quel prix mettait le Cardinal à ces sortes d'expéditions.
+
+
+_Billet de M. des Noyers, escrit à M. le maréchal de Châtillon après
+la bataille de Sedan._
+
+ Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension pour sa
+ vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis. Monsieur
+ le maréchal l'enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt qu'il y
+ sera arrivé. Fait à Péronne, ce 9 juillet 1641.
+
+ DES NOYERS.
+
+ Vol. g. 6, 233 MM.
+
+
+EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU CARDINAL DE RICHELIEU
+RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE THOU.
+
+L'activité infatigable, la pénétration vive, la persévérance ingénieuse
+du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand les maladies, les
+fatigues, les chagrins, semblaient devoir amortir ses rares facultés,
+ne sont pas seulement en évidence dans la conduite de cette affaire;
+il est curieux d'y observer en gémissant les voies souterraines par
+lesquelles devait passer, pour arriver à son but, ce puissant mineur,
+comme disait Shakspeare: _O worthy pioneer!_ Toutes les petitesses
+auxquelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques,
+pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s'ils considéraient
+que celui-ci, après tous ses efforts, après l'accomplissement entier de
+ses projets, ne réussit qu'à hâter et assurer la chute de la monarchie
+qu'il croyait affermir pour toujours.
+
+Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour, il est nécessaire d'en
+écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sécheresse et la
+confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus. Mais
+il importe d'en extraire les traits singuliers et vifs que l'on démêle
+dans cette nuit, lorsqu'on y attache des regards attentifs.
+
+Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d'Orléans s'est
+excusé par la lettre que j'ai citée dans le cours de ce livre[7],
+la première inquiétude du Cardinal est de savoir si M. de Bouillon
+est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour de Louis XIII à sa
+première affection pour Cinq-Mars, il s'arrête à Tarascon, et de là
+veut s'assurer que son crédit est dans toute sa force: comme un athlète
+qui se prépare à un grand combat, il essaye son bras et pèse sa massue.
+
+ [7] Chapitre XXIV, intitulé LE TRAVAIL.
+
+
+_Instruction, après l'arrest de M. le Grand, à messieurs de Chavigny
+et des Noyers, estant près du Roy, pour sçavoir, entre autres choses,
+de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a fait ci-devant, ainsi
+qu'elle le jugera à propos._
+
+ Si monsieur de Bouillon est pris, il est question de faire voir
+ promptement que _l'on l'a pris avec justice_; pour ce faire, il
+ faut descouvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advis, et
+ qu'au cas que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque
+ invention par laquelle on puisse faire connoistre qu'on a cette
+ découverte; on le peut faire en resserrant de toutes parts les
+ prisonniers sans permettre de parler à personne, parce que par ce
+ moyen on _pourroit faire croire aux uns que les autres ont dit ce
+ que l'on scait: ce qui leur donnera lieu de se confesser_, et à
+ tout le moins de le croire.
+
+ Faut arrester Cloniac, que l'on dit avoir des papiers secrets. Faut
+ retirer la _cassette de cheveux et amourettes_ qu'a monsieur de
+ Choisy.
+
+ Faut représenter au Roy qu'il est très-important de ne dire pas
+ qu'il ait bruslé tous les papiers, et en effet l'on croit qu'il ne
+ l'a pas fait.
+
+ Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir l'Italie d'un
+ chef de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. Il en
+ faut un en Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant douteux
+ si monsieur de _Turenne voudroit servir_, et si l'on doit le
+ laisser seul, le Roy y pourvoira s'il lui plaist.
+
+
+On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le premier.
+
+La réponse ne se fait pas attendre: on a arrêté M. de Bouillon; le Roi
+a consenti à faire tous les mensonges qui lui sont dictés, et, pour
+preuve de son obéissance, il écrit de sa main la lettre qui suit:
+
+
+_Lettre du Roy à Son Éminence._
+
+ Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beaucoup
+ mieux depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon,
+ qui est un coup de parti, j'espère avec l'ayde de Dieu que tout ira
+ bien, et qu'il me donnera la parfaite santé; c'est de quoi je le
+ prie de tout mon coeur.
+
+ LOUYS.
+
+
+Avec ce gage on peut agir: il a fait menacer MONSIEUR, et ne lui a
+répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier: le même jour il
+écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à M. de Chavigny
+et une seconde fois au Cardinal. Remarquez que c'était à lui d'abord
+qu'il avait demandé pardon le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25,
+suivant en cela la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce
+à tout le monde et promet une entière confession.
+
+Là-dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et l'écrase par
+la lettre froide où il lui conseille de tout confesser. On l'a lue au
+chapitre _le Travail_.
+
+Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny, lequel ne
+connaît pas d'assez humbles termes pour parler au Cardinal, dont il
+se dit sans cesse la créature. Chavigny se moque de MONSIEUR et du
+_choléra-morbus_ (déjà connu, comme l'on voit), qui saisit l'agent de
+ce prince, dans la peur d'être arrêté.--Il fait conseiller à Gaston
+de se retirer hors de France. On voit que le Roi ne se permet pas
+de répondre sans que le Cardinal ait _corrigé_ la lettre qu'il doit
+écrire.
+
+
+_M. de Chavigny à Son Éminence._
+
+ Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière _aussi bien et aussi
+ fortement qu'on le pouvoit désirer_. Je luy fis mettre par escrit
+ et signer tout ce qu'il luy dit de la part de Monsieur, ainsi que
+ Son Éminence verra par la copie que je luy envoye: et lorsqu'il
+ fit difficulté d'obéir aux commandements de Sa Majesté, _elle
+ luy parla en maistre_, et il eut si grand'peur qu'on l'arrestât,
+ qu'il luy prit presque une défaillance, et ensuite une espèce de
+ _choléra-morbus_ dont il a esté guary en luy rasseurant l'esprit.
+ Le Roy fut ravy de ce que Monseigneur n'eust pas la pensée de
+ voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La Rivière, je l'ai fait
+ tomber _insensiblement_ dans le dessein de proposer à Monsieur
+ qu'il confesse ingénuëment toutes les choses par un escrit qu'il
+ envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, s'en aller pendant
+ un temps hors du royaume, avec ses bonnes grâces, et _celles de Son
+ Eminence_.
+
+ Il m'a dit qu'il feroit cette proposition à Monseigneur, et qu'il
+ luy demanderoit sa parole, pour la seureté de Monsieur, au cas
+ qu'en confessant toutes choses par escrit, il vinst trouver le Roy,
+ pour s'en aller par après hors de France.
+
+ En ce cas, Son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses
+ _créatures_ si Venise n'est pas le meilleur lieu où puisse aller
+ Monsieur, et quelle somme elle estime qu'on puisse lui accorder par
+ an.
+
+ J'envoye à Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estre mise au
+ pied de la déclaration de La Rivière, afin qu'elle soit _corrigée
+ comme il lui plaira_, et de la mettre entre ses mains quand il
+ passera.
+
+ Je seray jusques à la mort, sa très-humble, très-obligée et
+ très-_fidèle créature_.
+
+ CHAVIGNY.
+
+ A Montfrin, le dernier juin 1642.
+
+
+Le Cardinal permet à MONSIEUR de sortir du royaume et aller à Venise,
+et stipule la pension qu'il aura, de façon à le rendre sage.
+
+
+_Mémoires de MM. de Chavigny et des Noyers._
+
+ Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner
+ parole à M. de La Rivière que, Monsieur, _déclarant au Roy tout ce
+ qu'il sait par escrit, sans réserve_, venant voir Sa Majesté avant
+ que de sortir du royaume, selon la proposition que nous en a fait
+ ledit sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement,
+ sans qu'il reçoive mal, s'il sort du consentement du Roy. Venise
+ est une bonne demeure, et en ce cas, il faut que la permission
+ qu'il demandera au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en France
+ que lorsqu'il plaira au Roy nous le permettre et nous l'ordonner.»
+
+ Quant à l'argent, je crois qu'il se doit contenter de ce que le
+ Roy d'Espagne luy devoit donner, sçavoir: dix mille écus par mois.
+ Car luy donner plus, c'est luy donner moyen de mal faire; et le
+ Roy ne pouvant consentir qu'il meine avec luy les mauvais esprits
+ qui l'ont perdu, il n'a pas besoin davantage pour luy et pour les
+ gens de bien. Cependant, s'il faut passer jusqu'à quatre cent mille
+ livres, je ne crois pas qu'il faille s'arrester pour peu de chose.
+ Je suis entièrement à ceux qui m'aiment comme vous.
+
+ _Le cardinal_ DE RICHELIEU.
+
+ De Tarascon, ce dernier juin 1642.
+
+ Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de parole
+ et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge de
+ descouvrir une partie de ce qui a esté fait.
+
+ Si le premier, le Roi _doit adjouster foi (ou le témoigner) à ce
+ qu'il dit_, et respondre qu'il pardonne volontiers à Monsieur, et
+ que M. de La Rivière luy rapporte ce qu'il a sur la conscience,
+ qu'il n'en doit pas estre en peine:
+
+ Si le second, il doit encore lui tesmoigner de croire que tout ce
+ qu'il dit est tout, et respondre: «Ce que vous venez de descouvrir
+ me surprend et ne me surprend pas.
+
+ «Il me surprend, parce que je n'eusse pas attendu ce nouveau
+ tesmoignage de manque d'affection de mon Frère. Il ne me surprend
+ pas, parce que M. le Grand, estant pris, s'enquiert fort si on ne
+ l'accuse point d'intelligence avec Monsieur.
+
+ «Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement: ceux qui ont
+ donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre
+ de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s'il me
+ descouvre tout ce qu'il a fait sans réserve, il recevra des effets
+ de ma bonté, comme il en a déjà receu plusieurs fois par le passé.»
+
+ Quelque instance que La Rivière fasse d'avoir promesse d'un pardon
+ général, sans obligation de descouvrir tout ce qui s'est passé,
+ le Roy demeurera dans sa dernière response, luy disant qu'il
+ ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de faire plus que Dieu,
+ qui requiert un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour
+ pardonner;
+
+ Qu'il luy doit suffire qu'il l'asseure que Monsieur recevra les
+ effets de sa bonté, s'il se gouverne envers Sa Majesté comme il
+ doit, c'est-à-dire ainsi qu'il est dit cy-dessus.
+
+
+On voit que les rôles sont écrits mot pour mot, et que le Roi ne doit
+rien ajouter ni retrancher. Aussitôt l'agent de MONSIEUR (La Rivière)
+accourt, et le Cardinal l'envoie au Roi d'avance dicter sa réponse.
+Avec quelle souplesse chaque personnage obéit au directeur de cette
+sanglante comédie!
+
+ * * * * *
+
+Les observateurs politiques ne s'endorment pas: ils excitent Louis XIII
+par tous les moyens possibles contre le bouc émissaire sur qui tout
+péché doit retomber. On redouble de rigueurs avec le prisonnier.
+
+ * * * * *
+
+Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au Cardinal:
+
+ Le Roy m'a dit qu'il croit que M. le Grand eût été capable _de se
+ faire huguenot_. J'y ai adjousté qu'il se fût fait Turc pour régner
+ et oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement donné. Sur
+ quoi le Roy m'a dit:
+
+ --Je le crois...
+
+ Sa Majesté m'a dit ce matin que Treville avoit entretenu M. le
+ Marquis sur l'arrivée de M. le Grand à Montpellier, et qu'en
+ entrant dans la citadelle il avoit dit:
+
+ --Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il conspirer contre la
+ patrie d'aussi bonne heure! Ce qu'elle avoit très-bien reçeu.
+
+
+_M. des Noyers à Son Éminence._
+
+ Paris, le 1er juillet.
+
+ Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre M. le Grand,
+ car elle a seu que, durant sa maladie, ce _misérable_, que M. le
+ premier-président nomme fort bien le _perfide public_, avait dit du
+ Roy:
+
+ --Il traînera encore!
+
+ * * * * *
+
+Rien n'est oublié pour irriter Louis XIII, quoiqu'il nous soit
+difficile de sentir le sel du bon mot du premier-président.
+
+Le même homme (des Noyers) écrit encore le 1er juillet 1642, de
+Pierrelatte:
+
+ Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations d'amour
+ pour Monseigneur, et dans une exécration non pareille pour ce
+ malheureux _perfide public_.
+
+
+Ainsi le bulletin de la _colère royale_ est envoyé au Cardinal heure
+par heure, et l'on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les parents des
+deux jeunes gens veulent supplier, on les arrête. M. de Chavigny écrit
+le 3 juillet 1642:
+
+ L'abbé d'Effiat et l'abbé de Thou venoient trouver le Roy, à ce
+ qu'on nous avoit assuré. Sa Majesté _a trouvé bon_ qu'on envoyast
+ au-devant d'eux pour leur recommander de se retirer.
+
+ * * * * *
+
+La correspondance est pressante. Le lendemain (4 juillet 1642), le
+Cardinal écrit de Tarascon:
+
+ Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer: _le
+ perfide public_, confessant au lieu où il est, _qu'il a eu de
+ mauvais desseins contre la personne de M. le Cardinal, mais qu'il
+ n'en a point eu que le Roy n'y ait consenti_; le mal est que la
+ liberté qu'il a eue jusques à présent de se promener deux fois le
+ jour, fait que ce discours commence d'être bien espandu en cette
+ province, ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets.
+
+
+Une crainte mortelle agite le Cardinal qu'on ne vienne à savoir que le
+Roi a été de la conjuration: il rend la prison plus sévère. Il ajoute:
+
+ Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de soixante-six ans,
+ a laissé promener M. le Grand deux fois le jour. Il n'y a que trois
+ jours qu'il en usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les
+ premiers ordres ont été perdus.
+
+ M. de Bouillon n'a demandé qu'un médecin et deux valets de chambre;
+ le _perfide public_ a six personnes qui doivent être retranchées.
+ Autrement, il est impossible qu'_il ne fasse sçavoir tout ce qu'il
+ voudra_; jamais prince n'en eut davantage.
+
+ Vous parlerez adroitement de ce que dessus, _sans me mettre en jeu
+ aucunement_.
+
+
+Comme il attend avec impatience un _bon commissaire_, il dit:
+
+ J'attends M. de Chazé, que _nous essayerons par M. de
+ Thou_.--Faites-le hâter par le Rhône, car le temps nous
+ presse, et il est nécessaire que je sois icy pour l'aider à ses
+ interrogations, que je lui donnerai _toutes digérées_.
+
+Comme il faut envenimer la plaie du coeur royal, il n'oublie pas un
+trait qui puisse porter:
+
+ Il est bon que le _fidèle marquis de Mortemar_ dise au Roy comme
+ le _perfide public_ disait que Fontrailles avoit dit un bon mot sur
+ ses maladies, sçavoir, est:
+
+ --_Il n'est pas encore assez mal._
+
+ Pour montrer comme le _perfide_ et ses principaux confidents
+ estoient mal intentionnez vers le Roy.
+
+ * * * * *
+
+On voit que nulle légèreté de propos, nulle étourderie du jeune favori,
+vraie ou supposée, n'est omise par le rusé politique. Chavigny répond
+sur-le-champ et dans les mêmes termes:
+
+ Le fidèle marquis n'a pu encore prendre son temps pour dire ce que
+ M. le Cardinal a mandé: ce sera pour demain; nous verrons ce que le
+ Roy en dira.
+
+
+Puis, le lendemain, le même Chavigny écrit à la hâte:
+
+ Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de M. le Grand. Le Roy n'a
+ pas manqué, aussitôt ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny.
+
+C'est-à-dire à lui-même: Il persifle ainsi Louis XIII sur sa docilité!
+
+ Et je crois qu'il en fait de même à M. des Noyers.
+
+ Le Roy m'a commandé expressément de le faire sçavoir à Son
+ Eminence, et lui dire qu'il croyoit M. le Grand assez détestable
+ pour avoir eu une si horrible pensée, et qu'il se souvient qu'il
+ avoit _à Lyon plus de cinquante gentilshommes_ qui dépendoient de
+ luy.
+
+ On n'a rien oublié pour entretenir Sa Majesté _en belle humeur_.
+ Le Roy a répété plusieurs fois que M. le Grand estoit le plus grand
+ menteur du monde. Ainsi on peut espérer que l'amitié est bien usée
+ dans le coeur de Louis XIII.
+
+
+Le 6 juillet 1642 (que l'on remarque cette rapidité), les deux
+créatures du Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers lui disaient le
+résultat de leurs insinuations:
+
+ Nous supplions très humblement Monseigneur de se mettre l'esprit
+ en repos, et croire qu'il ne fut jamais si puissant auprès du Roy
+ qu'il est, que sa présence opérera tout ce qu'elle voudra.
+
+
+Le même jour, le Cardinal-Duc écrit au Roi très humblement et sur le
+ton d'une victime et d'un prêtre candide que le Roi défend.
+
+ * * * * *
+
+_Son Éminence au Roy._
+
+ Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu'il a pleu au Roy
+ faire du mauvais dessein qu'avoit M. le Grand contre moy, contre
+ un Cardinal, qui depuis vingt-cinq ans a, par la permission de
+ Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus la malice de ce
+ malheureux est grande, plus la bonté de Sa Majesté paroist. Du
+ septiesme juillet 1642.
+
+
+Et le 7, il fait venir M. de Thou dans sa chambre, l'envoyant
+chercher dans la prison de Tarascon. J'ai sous les yeux ce curieux
+interrogatoire, et le donne tel qu'il a été conservé mot pour mot.
+Il n'est pas superflu de faire remarquer le ton de politesse exquise
+des deux personnages, dont aucun n'oublie le rang et le caractère
+de l'autre, et qui semblent toujours avoir dans la pensée leur vieil
+adage: _Un gentilhomme en vaut un autre._
+
+
+_Interrogatoire et réponse de M. de Thou à Monseigneur le
+Cardinal-Duc, qui l'envoya querir en la prison du chasteau de Tarascon.
+(Journal de M. le cardinal de Richelieu, qu'il a fait durant le grand
+orage de la cour, en l'année 1642, et tiré des Mémoires qu'il a escrits
+de sa main M. DC. XLVIII.)_
+
+ M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de m'excuser de vous avoir
+ donné la peine de venir icy.
+
+ M. DE THOU. Monseigneur, je la reçois avec honneur et faveur.
+
+ Après, il lui fit donner une chaise près de son lit.
+
+ M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de me dire l'origine des
+ choses qui se sont passées cy-devant.
+
+ M. DE THOU. Monseigneur, il n'y a personne qui le puisse mieux
+ sçavoir que Votre Eminence.
+
+ M. LE CARDINAL. Je n'ai point d'intelligence en Espagne pour le
+ sçavoir.
+
+ M. DE THOU. Le Roy en ayant donné l'ordre, Monseigneur, cela n'a
+ peu estre sans vous l'avoir fait connoistre.
+
+ M. LE CARDINAL. Avez-vous escrit à Rome et en Espagne?
+
+ M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, par le commandement du Roy.
+
+ M. LE CARDINAL. Estes-vous secrétaire d'Etat pour l'avoir fait?
+
+ M. DE THOU. Non, Monseigneur; mais le Roy me l'avait commandé, je
+ n'ai peu faillir de le faire.
+
+ M. LE CARDINAL. Avez-vous quelque pouvoir de cela?
+
+ M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, la parole du Roy, et un commandement
+ de le faire par escrit.
+
+ M. LE CARDINAL. Si est-ce que M. de Cinq-Mars n'en a rien dit?
+
+ M. DE THOU. Il a eu tort, Monseigneur, de ne l'avoir dit; car il a
+ receu le commandement aussi bien que moi.
+
+ M. LE CARDINAL. Où sont ces commandements?
+
+ M. DE THOU. Ils sont en bonnes mains, pour les produire quand il en
+ sera besoin.
+
+
+Mais c'est là ce qu'il faut éviter. Le Cardinal ne veut pas savoir
+que le Roi a donné des ordres contre lui. Il demande à Paris des
+commissaires, un surtout qu'il désigne, M. de Lamon, pour aider M.
+de Chazé à de nouveaux interrogatoires dirigés contre ce de Thou si
+imposant, si ferme, si grave, si loyal et si redoutable par sa vertu.
+
+Tandis que ce jeune magistrat parle ainsi, Gaston d'Orléans, MONSIEUR,
+le frère du Roi, envoie sa confession et se met à genoux, en ces
+termes:
+
+ Gaston, fils de France, frère unique du Roy, estant touché d'un
+ véritable repentir d'avoir _encore_ manqué à la fidélité que je
+ dois au Roy mon seigneur, et désirant me rendre digne de la grâce
+ et du pardon, j'avoue sincèrement toutes les choses dont je suis
+ coupable.
+
+
+Suivent les accusations contre M. le Grand, sur qui il rejette
+noblement toute l'affaire.
+
+Puis une seconde confession accompagne la première, touchant l'autre
+péché:
+
+_Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence._
+
+ D'Aigueperce, le 7 juillet.
+
+ Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon cousin le Cardinal de
+ Richelieu quelle est mon extrême douleur d'avoir pris des liaisons
+ et correspondances avec ses ennemis... je proteste devant Dieu,
+ et prie M. le Cardinal de croire que je n'ai pas eu plus grande
+ connoissance de ce qui peut regarder sa personne, et que, pour
+ mourir, je n'aurois jamais presté ny l'oreille ny le coeur à la
+ moindre proposition qui eust esté contre elle, etc., etc.
+
+
+La politesse de la frayeur ne peut aller plus loin et plus bas
+assurément.
+
+Mais le maître n'est pas content encore de ces mensonges et de ces
+humiliations.
+
+Il envoie ses ordres sur ce qui doit être dit par MONSIEUR, s'il veut
+qu'on lui permette de rester dans le royaume et qu'on lui donne de quoi
+vivre.
+
+On confrontera MONSIEUR et M. de Cinq-Mars.
+
+
+_Instructions de Son Éminence_.
+
+ Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera la personne de
+ MONSIEUR, MONSIEUR lui doit dire:
+
+ «Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de différente qualité, nous
+ nous trouvons en mesme peine, mais il faut que nous ayons recours
+ à mesme remède. Je confesse notre faute et supplie le Roy de la
+ pardonner.»
+
+ Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et demeurera d'accord de ce
+ qu'aura dit MONSIEUR, ou il voudra faire l'innocent; en quel cas
+ MONSIEUR lui dira:
+
+ «Vous m'avez parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela, vous vinstes
+ à Saint-Germain me trouvez en mon escurie avec M. de Bouillon
+ (tel et moy, tels et tels)»... Ensuite MONSIEUR dira le reste de
+ l'histoire.
+
+ Il fera de même lorsqu'on luy amènera M. de Bouillon.
+
+ Il se contentera de la promesse de rester dans le royaume, sans
+ jamais prétendre charge ny emploi.
+
+ Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur cette affaire, _qui
+ peut estre celle de la plus grande importance qui soit jamais
+ arrivée en ce royaume de cette nature_.
+
+
+Mais MONSIEUR fait beaucoup de difficulté de se laisser confronter
+aux accusés; il craint de manquer d'assurance devant eux. Le Roi n'ose
+l'exiger de son frère; il faut trouver un biais; le chancelier Séguier
+le trouve et l'envoie bien vite:
+
+ J'ai proposé au Roy de mander MM. Talon, conseiller d'Estat
+ et advocat général, Le Bret et du Bignon, qui ont tous grande
+ connoissance de matières criminelles, pour conférer avec moy sur
+ toutes les propositions que je lui ferai.
+
+ Leur advis est que l'on peut dispenser MONSIEUR d'être présent à la
+ lecture de sa déclaration aux accusés.
+
+ Cet advis est appuyé d'exemples et de raisons; quant aux exemples,
+ nous avons la procédure faite de La Mole et de Coconas, accusés
+ de lèze-majesté. En ce procès, les déclarations du Roy de Navarre
+ et du duc d'Alençon furent receues et leues aux accusés sans
+ confrontation, encore qu'ils l'eussent demandée.
+
+ ... Une déposition d'un témoin avec des _présomptions infaillibles
+ servent de preuve et de conviction_ contre un accusé en _crime de
+ lèze-majesté_: ce qui n'est pas aux autres crimes.
+
+ * * * * *
+
+On voit que le chancelier y met fort bonne volonté.
+
+Suit l'avis donné par Jacques Talon et Hierosme Bignon et Omer Talon,
+décidant «qu'aucun _fils de France_ n'a esté ouy dans aucun procès, et
+que leur _déclaration_ sert de preuve sans confrontation.»
+
+Le chancelier reçoit la déclaration de MONSIEUR, en compagnie des
+juges, sieurs de Laubardemont, Marca, de Paris, Champigny, Miraumesnil,
+de Chazé et de Sève, dans laquelle le duc d'Orléans avoue: _avoir donné
+deux blancs signés à Fontrailles pour traiter avec le roi d'Espagne_,
+à l'instigation de M. le Grand; il le présente comme ayant séduit aussi
+M. de Bouillon.
+
+Après ces écrits, le Cardinal est armé de toutes pièces, et, sûr du
+succès, il peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis que l'on juge à
+Lyon Cinq-Mars et de Thou qu'il abandonne, il va remettre la main sur
+le Roi et faire grâce à MONSIEUR moyennant sa nullité politique, et à
+M. de Bouillon en échange de la place de Sedan.
+
+Le rapport du procès est très curieux à lire et trop volumineux
+pour être copié ici; il se trouve à la suite des interrogatoires. Le
+rapporteur charge ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé légèrement
+sur MONSIEUR et le duc de Bouillon:
+
+ Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement d'estre complice
+ de cette conjuration, mais ensuite d'en estre auteur et promoteur.
+
+ M. le Grand empoisonne l'esprit de MONSIEUR par des craintes
+ imaginaires et supposées par lui. Voilà un crime.
+
+ Pour se garantir de ses terreurs, _il le porte_ à faire un parti
+ dans l'Estat. En voilà deux.
+
+ _Il le porte_ à s'unir à l'Espagne. C'en est un troisième.
+
+ _Il le porte_ à ruiner M. le Cardinal, _et le faire chasser des
+ affaires_. C'en est un quatrième.
+
+ _Il le porte_ à faire la guerre en France pendant le siége de
+ Perpignan, pour interrompre le cours du bonheur de cet Estat. C'en
+ est un cinquième.
+
+ Il dresse lui-même le _traité_ d'Espagne. C'en est un sixième.
+
+ Il produit Fontrailles à MONSIEUR pour estre envoyé pour le traité,
+ et envoyé à M. le comte d'Aubijoux. Ces suites _peuvent être
+ estimées un_ septième crime, ou au moins l'accomplissement de tous
+ les autres.
+
+ Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui touche la personne
+ des ministres des princes estant réputé, par les lois anciennes et
+ constitutions des empereurs, de pareil poids que _ceux qui touchent
+ leurs propres personnes_.
+
+ Un ministre _sert bien_ son prince et son Estat, on l'oste à tous
+ les deux, c'est tout de mesme que qui priveroit le premier d'un
+ bras et le second d'une partie de sa puissance.
+
+
+Je livre ces arguments aux réflexions des jurisconsultes. Ils penseront
+peut-être qu'il y eût eu quelque réponse à faire si l'on eût regardé
+comme possible de répondre à ces absurdités d'un pouvoir sans contrôle.
+Le grand fait du traité d'Espagne suffisait, et je ne transcris ce
+que le rapporteur ajoute que pour montrer l'acharnement qui lui était
+prescrit contre l'ennemi, le rival de faveur du premier ministre[8].
+
+ [8] Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement
+ comiques que celui-ci répété si souvent: _Il le porte à_, etc.
+ MONSIEUR se trouve ainsi présenté comme un écolier au-dessous
+ de l'âge de raison et irresponsable, que son gouverneur porte à
+ quelques petites erreurs. Gouverneur de _vingt-deux ans_, élève de
+ _trente-quatre_. Sanglante facétie!
+
+Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, moins hautain et plus habile,
+il ne devait pas se mettre dans son tort en traitant avec l'étranger.
+Il pouvait renverser le Cardinal à moins de frais et sans s'attacher
+au front l'écriteau _d'allié de l'étranger_, toujours détesté des
+nations monarchiques ou républicaines, celui du connétable de Bourbon
+et de Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et n'avait pas la tête
+tout entière aux grandes affaires. Il agissait trop vite, hâté par la
+passion, contre un homme d'expérience qui savait attendre avec froideur
+et mettre son ennemi dans son tort.
+
+
+_Sur l'interrogatoire secret._
+
+ (Extrait des registres.)
+
+ M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que la plus forte passion
+ qui l'avoit emporté à ce qu'il avoit fait estoit de mettre hors des
+ affaires M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion qu'il
+ ne pouvoit vaincre ny modérer.
+
+ Il disoit que six choses lui avoient donné cette adversion.
+
+ 1. La première, qu'après le siége d'Arras, à la fin duquel il
+ s'estoit trouvé, M. le Cardinal avoit parlé de luy comme d'une
+ personne qui n'avoit pas tesmoigné beaucoup de coeur.
+
+ 2. Qu'après l'alliance de M. le marquis de Sourdis et de son frère,
+ le Cardinal avoit dit que M. de Sourdis avoit faict honneur à sa
+ maison.
+
+ 3. Qu'ayant souhaité d'estre fait Duc et Pair, M. le Cardinal en
+ avoit destourné le Roy.
+
+ 4. Qu'il s'estoit senti obligé de prendre la protection de M.
+ l'archevesque de Bordeaux, lequel il avoit cru qu'on vouloit
+ perdre.
+
+ 5. _Que luy parlant de la princesse Marie, il dit que sa mère
+ vouloit faire le mariage de luy avec elle_; Son Eminence dict que
+ _sa mère, Mme d'Effiat, estoit une folle, et que si la princesse
+ Marie avoit cette pensée, qu'elle estoit plus folle encore_.
+ Qu'ayant été proposée pour femme de MONSIEUR, il auroit bien de la
+ vanité et de la présomption de la prétendre; que c'estoit ridicule.
+
+ 6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que le Roy l'eust admis au
+ conseil, et l'en avoit faict sortir.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Réflexions sur la vérité dans l'art 1
+ Chapitre I. -- Les adieux 19
+ Chapitre II. -- La rue 63
+ Chapitre III. -- Le bon prêtre 85
+ Chapitre IV. -- Le procès 110
+ Chapitre V. -- Le martyre 131
+ Chapitre VI. -- Le songe 152
+ Chapitre VII. -- Le cabinet 171
+ Chapitre VIII. -- L'entrevue 218
+ Chapitre IX. -- Le siège 245
+ Chapitre X. -- Les récompenses 271
+ Chapitre XI. -- Les méprises 297
+ Chapitre XII. -- La veillée 319
+ Chapitre XIII. -- L'Espagnol 353
+ Notes et documents historiques 375
+
+
+ * * * * *
+
+ Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY
+
+
+
+
+Note de transcription détaillée:
+
+Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
+
+ p. 20, ajout d'une virgule après «qu'entourent des bosquets»;
+ p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était
+ éblouissante»);
+ p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux
+ châtains»);
+ p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de
+ femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait»);
+ p. 122, ajout d'un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;
+ p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et
+ nasillardes»);
+ p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j'ai un diadème»);
+ p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);
+ p. 223, ajout d'une virgule manquante après «et» dans «et, du plus
+ loin qu'ils le voyaient venir»;
+ p. 236, suppression d'une virgule parasite dans
+ «l'éternité s'approche pour moi»;
+ p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses
+ gardes était à son côté.»;
+ p. 284, «qui» corrigé en «que»
+ («et que pourront imiter les diplomates»);
+ p. 298, ajout d'un point-virgule manquant après «le cheval gris»;
+ p. 328, ajout d'un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;
+ p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;
+ p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau
+ de fer,»);
+ p. 352, ajout d'une virgule manquante après «des mains de sa
+ victime,»;
+ p. 378, ajout d'une virgule manquante après «aux plus pures,»;
+ p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;
+ p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir»
+ («il faut descouvrir les auteurs»);
+ p. 403, ajout d'un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand,
+ quoyque».
+
+Les variations dans l'orthographe n'ont pas été corrigées. On trouve
+par exemple «siége» et «siège», «évènement» et «événement», ou encore
+«Reine mère», «Reine-Mère», «reine-mère» et «Reine-mère».
+
+En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer».
+
+En page 359, la phrase
+
+ Que vous importe, pourvu qu'il y tombe martyr, s'il le faut?
+
+est incomplète dans cette édition. Il faut lire:
+
+ Que vous importe, pourvu qu'il prie au pied des autels que vous
+ adorez, pourvu qu'il y tombe martyr s'il le faut?
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 ***
diff --git a/44198-h/44198-h.htm b/44198-h/44198-h.htm
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+ Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome I),
+ Par le comte Alfred De Vigny
+ — Un livre du Project Gutenberg.
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+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 ***</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent">— Note de transcription —</p>
+
+<p>
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée.
+</p>
+
+<p>
+Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a>
+à la fin de ce livre.
+</p>
+
+<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h1 class="sep2">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br />
+<span class="medium">OU</span><br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</h1>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_004.jpg">
+ <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+OU<br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+PAR LE COMTE<br />
+<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>Reproduits en fac simile.</i>
+</p>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="large center noindent">
+TOME PREMIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="large center noindent sep2 xlarge">
+PARIS
+</p>
+
+<p class="large center noindent">
+G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+ÉDITEURS
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+1882
+</p>
+
+<h2 id="intro">
+<span class="large">RÉFLEXIONS</span><br />
+<span class="small">SUR</span><br />
+<span class="xlarge">LA VÉRITÉ DANS L’ART</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="sep4">
+L’étude du destin général des sociétés
+n’est pas moins nécessaire aujourd’hui
+dans les écrits que l’analyse du cœur
+humain. Nous sommes dans un temps
+où l’on veut tout connaître et où l’on
+cherche la source de tous les fleuves.
+La France surtout aime à la fois l’Histoire
+et le Drame, parce que l’une retrace
+les vastes destinées de l’<span class='smcap'>HUMANITÉ</span>,
+et l’autre le sort particulier de l’<span class='smcap'>HOMME</span>.
+C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span>
+Religion, à la Philosophie, à la Poésie
+pure, qu’il appartient d’aller plus loin
+que la vie, au-delà des temps, jusqu’à
+l’éternité.
+</p>
+
+<p>
+Dans ces dernières années (et c’est
+peut-être une suite de nos mouvements
+politiques), l’Art s’est empreint d’histoire
+plus fortement que jamais. Nous
+avons tous les yeux attachés sur nos
+Chroniques, comme si, parvenus à la
+virilité en marchant vers de plus grandes
+choses, nous nous arrêtions un moment
+pour nous rendre compte de notre jeunesse
+et de ses erreurs. Il a donc fallu
+doubler l’<span class='smcap'>INTÉRÊT</span> en y ajoutant le <span class='smcap'>SOUVENIR</span>.
+</p>
+
+<p>
+Comme la France allait plus loin que
+les autres nations dans cet amour des
+faits, et que j’avais choisi une époque
+récente et connue, je crus aussi ne pas
+devoir imiter les étrangers, qui, dans
+leurs tableaux, montrent à peine à
+l’horizon les hommes dominants de leur
+histoire; je plaçai les nôtres sur le devant
+de la scène, je les fis principaux acteurs
+de cette tragédie dans laquelle j’avais
+<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span>
+dessein de peindre les trois sortes
+d’ambition qui nous peuvent remuer, et,
+à côté d’elles, la beauté du sacrifice de
+soi-même à une généreuse pensée. Un
+traité sur la chute de la féodalité, sur
+la position extérieure et intérieure de la
+France au <span class='smcap'>XVII</span><sup>e</sup> siècle, sur la question
+des alliances avec les armes étrangères,
+sur la justice aux mains des parlements
+ou des commissions secrètes, et sur les
+accusations de sorcellerie, n’eût pas été
+lu peut-être; le roman le fut.
+</p>
+
+<p>
+Je n’ai point dessein de défendre ce
+dernier système de composition plus historique,
+convaincu que le germe de la
+grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble
+des idées et des sentiments d’un
+homme, et non pas dans le genre qui
+leur sert de forme. Le choix de telle
+époque nécessitera cette <span class='smcap'>MANIÈRE</span>, telle
+autre la devra repousser; ce sont là des
+secrets du travail de la pensée qu’il
+n’importe point de faire connaître. A
+quoi bon qu’une théorie nous apprenne
+pourquoi nous sommes charmés? Nous
+entendons les sons de la harpe; mais sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span>
+forme élégante nous cache les ressorts
+de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvé
+que ce livre a en lui quelque vitalité<a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a>,
+je ne puis m’empêcher de jeter ici ces
+réflexions sur la liberté que doit avoir
+l’imagination d’enlacer dans ses nœuds
+formateurs toutes les figures principales
+d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble
+à leurs actions, de faire céder
+parfois la réalité des faits à l’<span class='smcap'>IDÉE</span> que
+chacun d’eux doit représenter aux yeux
+de la postérité; enfin sur la différence
+que je vois entre la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de l’Art et le
+<span class='smcap'>VRAI</span> du Fait.
+</p>
+
+<p>
+De même que l’on descend dans sa
+conscience pour juger des actions qui
+sont douteuses pour l’esprit, ne pourrions-nous
+pas aussi chercher en nous-mêmes
+le sentiment primitif qui donne
+naissance aux formes de la pensée, toujours
+indécises et flottantes? Nous trouverions
+<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span>
+dans notre cœur plein de trouble,
+où rien n’est d’accord, deux besoins qui
+semblent opposés, mais qui se confondent,
+à mon sens, dans une source
+commune; l’un est l’amour du <span class='smcap'>VRAI</span>,
+l’autre l’amour du <span class='smcap'>FABULEUX</span>. Le jour où
+l’homme a raconté sa vie à l’homme,
+l’Histoire est née. Mais à quoi bon la
+mémoire des faits véritables, si ce n’est
+à servir d’exemple de bien ou de mal?
+Or les exemples que présente la succession
+lente des événements sont épars
+et incomplets; il leur manque toujours
+un enchaînement palpable et visible, qui
+puisse amener sans divergence à une
+conclusion morale; les actes de la
+famille humaine sur le théâtre du monde
+ont sans doute un ensemble, mais le
+sens de cette vaste tragédie qu’elle y
+joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu,
+jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être
+au dernier homme. Toutes les
+philosophies se sont en vain épuisées à
+l’expliquer, roulant sans cesse leur
+rocher, qui n’arrive jamais et retombe
+sur elles, chacune élevant son frêle
+<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span>
+édifice sur la ruine des autres et le
+voyant crouler à son tour. Il me semble
+donc que l’homme, après avoir satisfait
+à cette première curiosité des faits,
+désira quelque chose de plus complet,
+quelque groupe, quelque réduction, à sa
+portée et à son usage, des anneaux de
+cette vaste chaîne d’événements que sa
+vue ne pouvait embrasser; car il voulait
+aussi trouver, dans les récits, des exemples
+qui pussent servir aux vérités
+morales dont il avait la conscience;
+peu de destinées particulières suffisaient
+à ce désir, n’étant que les parties incomplètes
+du <span class='smcap'>TOUT</span> insaisissable de l’histoire
+du monde; l’une était pour ainsi
+dire un quart, l’autre une moitié de
+preuve; l’imagination fit le reste et les
+compléta. De là, sans doute, sortit la
+fable.—L’homme la créa vraie, parce
+qu’il ne lui est pas donné de voir autre
+chose que lui-même et la nature qui l’entoure;
+mais il la créa <span class='smcap'>VRAIE</span> d’une <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>
+toute particulière.
+</p>
+
+<p>
+Cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> toute belle, tout intellectuelle,
+que je sens, que je vois et voudrais
+<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span>
+définir, dont j’ose ici distinguer le nom
+de celui du <span class='smcap'>VRAI</span>, pour me mieux faire
+entendre, est comme l’âme de tous les
+arts. C’est un choix du signe caractéristique
+dans toutes les beautés et
+toutes les grandeurs du <span class='smcap'>VRAI</span> visible;
+mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux
+que lui; c’est un ensemble idéal de ses
+principales formes, une teinte lumineuse
+qui comprend ses plus vives couleurs,
+un baume enivrant de ses parfums les
+plus purs, un élixir délicieux de ses sucs
+les meilleurs, une harmonie parfaite de
+ses sons les plus mélodieux; enfin c’est
+une somme complète de toutes ses valeurs.
+A cette seule <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> doivent prétendre
+les œuvres de l’Art qui sont une
+représentation morale de la vie, les
+œuvres dramatiques. Pour l’atteindre,
+il faut sans doute commencer par connaître
+tout le <span class='smcap'>VRAI</span> de chaque siècle, être
+imbu profondément de son ensemble et
+de ses détails; ce n’est là qu’un pauvre
+mérite d’attention, de patience et de
+mémoire; mais ensuite il faut choisir et
+grouper autour d’un centre inventé: c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span>
+là l’œuvre de l’imagination et de ce grand
+<span class='smcap'>BON SENS</span> qui est le génie lui-même.
+</p>
+
+<p>
+A quoi bon les Arts, s’ils n’étaient que
+le redoublement et la contre-épreuve de
+l’existence? Eh! bon Dieu, nous ne
+voyons que trop autour de nous la triste
+et désenchanteresse réalité: la tiédeur
+insupportable des demi-caractères, des
+ébauches de vertus et de vices, des
+amours irrésolus, des haines mitigées,
+des amitiés tremblotantes, des doctrines
+variables, des fidélités qui ont leur hausse
+et leur baisse, des opinions qui s’évaporent;
+laissez-nous rêver que parfois
+ont paru des hommes plus forts et plus
+grands, qui furent des bons ou des
+méchants plus résolus; cela fait du bien.
+Si la pâleur de votre <span class='smcap'>VRAI</span> nous poursuit
+dans l’Art, nous fermerons ensemble
+le théâtre et le livre pour ne pas le
+rencontrer deux fois. Ce que l’on veut
+des œuvres qui font mouvoir des fantômes
+d’hommes, c’est, je le répète, le
+spectacle philosophique de l’homme
+profondément travaillé par les passions
+de son caractère et de son temps; c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span>
+donc la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de cet homme et de ce
+<span class='smcap'>TEMPS</span>, mais tous deux élevés à une
+puissance supérieure et idéale qui en
+concentre toutes les forces. On la reconnaît,
+cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>, dans les œuvres de
+la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance
+d’un portrait dont on n’a
+jamais vu l’original; car un beau talent
+peint la vie plus encore que le vivant.
+</p>
+
+<p>
+Pour achever de dissiper sur ce point
+les scrupules de quelques consciences
+littérairement timorées que j’ai vues
+saisies d’un trouble tout particulier en
+considérant la hardiesse avec laquelle
+l’imagination se jouait des personnages
+les plus graves qui aient jamais eu vie,
+je me hasarderai jusqu’à avancer que,
+non dans son entier, je ne l’oserais
+dire, mais dans beaucoup de ces pages,
+et qui ne sont peut-être pas les moins
+belles, <span class='smcap'>L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE
+PEUPLE EST L’AUTEUR</span>.—L’esprit humain
+ne me semble se soucier du <span class='smcap'>VRAI</span> que
+dans le caractère général d’une époque;
+ce qui lui importe surtout, c’est la masse
+des événements et les grands pas de
+<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span>
+l’humanité qui emportent les individus;
+mais, indifférent sur les détails, il les
+aime moins réels que beaux, ou plutôt
+grands et complets.
+</p>
+
+<p>
+Examinez de près l’origine de certaines
+actions, de certains cris héroïques
+qui s’enfantent on ne sait comment: vous
+les verrez sortir tout faits des <span class='smcap'>ON DIT</span>
+et des murmures de la foule, sans
+avoir en eux-mêmes autre chose qu’une
+ombre de vérité; et pourtant ils demeureront
+historiques à jamais.—Comme
+par plaisir et pour se jouer de la
+postérité, la voix publique invente des
+mots sublimes pour les prêter, de leur
+vivant même et sous leurs yeux, à des
+personnages qui, tout confus, s’en excusent
+de leur mieux comme ne méritant
+pas tant de gloire<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a> et ne pouvant porter
+<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span>
+si haute renommée. N’importe, on n’admet
+point leurs réclamations; qu’ils
+les crient, qu’ils les écrivent, qu’ils les
+publient, qu’ils les signent, on ne veut
+pas les écouter, leurs paroles sont
+sculptées dans le bronze, les pauvres
+gens demeurent historiques et sublimes
+malgré eux. Et je ne vois pas que tout
+cela se soit fait seulement dans les âges
+de barbarie, cela se passe à présent
+encore, et accommode l’Histoire de la
+veille au gré de l’opinion générale, muse
+tyrannique et capricieuse qui conserve
+l’ensemble et se joue du détail. Eh! qui
+de vous n’a assisté à ses transformations?
+<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span>
+Ne voyez-vous pas de vos yeux
+la chrysalide du <span class='smcap'>FAIT</span> prendre par degré
+les ailes de la <span class='smcap'>FICTION</span>? Formé à demi
+par les nécessités du temps, un <span class='smcap'>FAIT</span> est
+enfoui tout obscur et embarrassé, tout
+naïf, tout rude, quelquefois mal construit,
+comme un bloc de marbre non
+dégrossi; les premiers qui le déterrent
+et le prennent en main le voudraient
+autrement tourné, et le passent à d’autres
+mains déjà un peu arrondi; d’autres
+le polissent en le faisant circuler; en
+moins de rien, il arrive au grand jour
+transformé en statue impérissable. Nous
+nous récrions; les témoins oculaires et
+auriculaires entassent réfutations sur
+explications; les savants fouillent, feuillettent
+et écrivent; on ne les écoute
+pas plus que les humbles héros qui
+se renient; le torrent coule et emporte
+le tout sous la forme qu’il lui a plu
+de donner à ces actions individuelles.
+Qu’a-t-il fallu pour toute cette œuvre? Un
+rien, un mot; quelquefois le caprice
+d’un journaliste désœuvré. Et y perdons-nous?
+Non. Le fait adopté est toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span>
+mieux composé que le vrai, et n’est
+même adopté que parce qu’il est plus
+beau que lui; c’est que l’<span class='smcap'>HUMANITÉ ENTIÈRE</span>
+a besoin que ses destinées soient pour
+elle-même une suite de leçons; plus indifférente
+qu’on ne pense sur la <span class='smcap'>RÉALITÉ
+DES FAITS</span>, elle cherche à perfectionner
+l’événement pour lui donner une grande
+signification morale; sentant bien que
+la succession des scènes qu’elle joue sur
+la terre n’est pas une comédie, et
+que, puisqu’elle avance, elle marche à
+un but dont il faut chercher l’explication
+au-delà de ce qui se voit.
+</p>
+
+<p>
+Quant à moi, j’avoue que je sais bon
+gré à la voix publique d’en agir ainsi,
+car souvent sur la plus belle vie se trouvent
+des taches bizarres et des défauts
+d’accord qui me font peine lorsque je
+les aperçois. Si un homme me paraît un
+modèle parfait d’une grande et noble
+faculté de l’âme, et que l’on vienne m’apprendre
+quelque ignoble trait qui le défigure,
+je m’en attriste, sans le connaître,
+comme d’un malheur qui me
+serait personnel, et je voudrais presque
+<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span>
+qu’il fût mort avant l’altération de son
+caractère.
+</p>
+
+<p>
+Aussi, lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> (et j’appelle
+ainsi l’Art tout entier, tout ce qui est du
+domaine de l’imagination, à peu près
+comme les anciens nommaient <span class='smcap'>MUSIQUE</span>
+l’éducation entière), lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span>
+vient raconter, dans ses formes passionnées,
+les aventures d’un personnage que
+je sais avoir vécu, et qu’elle recompose
+ses événements, selon la plus grande
+idée de vice ou de vertu que l’on
+puisse concevoir de lui, réparant les
+vides, voilant les disparates de sa vie et
+lui rendant cette unité parfaite de conduite
+que nous aimons à voir représentée
+même dans le mal; si elle conserve
+d’ailleurs la seule chose essentielle à
+l’instruction du monde, le génie de
+l’époque, je ne sais pourquoi l’on serait
+plus difficile avec elle qu’avec cette
+voix des peuples qui fait subir chaque
+jour à chaque fait de si grandes mutations.
+</p>
+
+<p>
+Cette liberté, les anciens la portaient
+dans l’histoire même; ils n’y voulaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span>
+voir que la marche générale et le large
+mouvement des sociétés et des nations,
+et, sur ces grands fleuves déroulés dans
+un cours bien distinct et bien pur, ils
+jetaient quelques figures colossales,
+symboles d’un grand caractère et d’une
+haute pensée. On pourrait presque calculer
+géométriquement que, soumise à
+la double composition de l’opinion et
+de l’écrivain, leur histoire nous arrive
+de troisième main et éloignée de deux
+degrés de la vérité du fait.
+</p>
+
+<p>
+C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi
+était une œuvre de l’Art; et, pour avoir
+méconnu que c’est là sa nature, le
+monde chrétien tout entier a encore à
+désirer un monument historique pareil
+à ceux qui dominent l’ancien monde et
+consacrent la mémoire de ses destinées,
+comme ses pyramides, ses obélisques,
+ses pylônes et ses portiques dominent
+encore la terre qui lui fut connue, et y
+consacrent la grandeur antique.
+</p>
+
+<p>
+Si donc nous trouvons partout les
+traces de ce penchant à déserter le
+<span class='smcap'>POSITIF</span>, pour apporter l’<span class='smcap'>IDÉAL</span> jusque dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span>
+les annales, je crois qu’à plus forte
+raison l’on doit s’abandonner à une
+grande indifférence de la réalité historique
+pour juger les œuvres dramatiques,
+poèmes, romans ou tragédies,
+qu’empruntent à l’histoire des personnages
+mémorables. L’<span class='smcap'>ART</span> ne doit jamais
+être considéré que dans ses rapports
+avec sa <span class='smcap'>BEAUTÉ IDÉALE</span>. Il faut le dire, ce
+qu’il y a de <span class='smcap'>VRAI</span> n’est que secondaire,
+c’est seulement une illusion de plus
+dont il s’embellit, un de nos penchants
+qu’il caresse. Il pourrait s’en passer,
+car la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> dont il doit se nourrir est
+la <i>vérité d’observation sur la nature
+humaine, et non l’authenticité du fait</i>.
+Les noms des personnages ne font rien
+à la chose.
+</p>
+
+<p>
+L’<i>Idée</i> est tout. Le nom propre n’est
+rien que l’exemple et la preuve de
+l’idée.
+</p>
+
+<p>
+Tant mieux pour la mémoire de ceux
+que l’on choisit pour représenter des
+idées philosophiques ou morales; mais,
+encore une fois, la question n’est pas
+là: l’imagination fait d’aussi belles
+<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span>
+choses sans eux; elle est une puissance
+toute créatrice; les êtres fabuleux
+qu’elle anime sont doués de vie autant
+que les êtres réels qu’elle ranime. Nous
+croyons à Othello comme à Richard III,
+dont le monument est à Westminster;
+à Lovelace et à Clarisse autant qu’à
+Paul et à Virginie, dont les tombes sont
+à l’île de France. C’est du même œil
+qu’il faut voir jouer ses personnages et
+ne demander à la <span class='smcap'>MUSE</span> que sa <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>
+plus belle que le <span class='smcap'>VRAI</span>; soit que, rassemblant
+les traits d’un <span class='smcap'>CARACTÈRE</span> épars
+dans mille individus complets, elle en
+compose un <span class='smcap'>TYPE</span> dont le nom seul est
+imaginaire; soit qu’elle aille choisir
+sous leur tombe et toucher de sa
+chaîne galvanique les morts dont on sait
+de grandes choses, les force à se lever
+encore et les traîne, tout éblouis, au
+grand jour, où dans le cercle qu’a tracé
+cette fée ils reprennent à regret leurs
+passions d’autrefois et recommencent
+par-devant leurs neveux le triste drame
+de la vie.
+</p>
+
+<p class="right10">
+Écrit en 1827.
+</p>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_025.jpg">
+ <img src='images/illus_025-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+</div>
+</div>
+
+<p class="xxlarge center noindent newpage">
+CINQ-MARS
+</p>
+
+<hr class="c50" />
+
+<h2 id="chap_1" class="no-break">
+CHAPITRE PREMIER
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES ADIEUX
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="i0">Fare thee well, and if for ever,<br /></span>
+<span class="i0">Still for ever fare thee well.</span>
+</div>
+
+<p class="sig" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="smcap">Lord Byron.</span>
+</p>
+
+<p>
+Adieu! et, si c’est pour toujours,
+pour toujours encore adieu...
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Connaissez-vous cette contrée que l’on
+a surnommée le jardin de la France, ce
+pays où l’on respire un air si pur dans
+des plaines verdoyantes arrosées par un
+grand fleuve? Si vous avez traversé, dans
+les mois d’été, la belle Touraine, vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span>
+aurez longtemps suivi la Loire paisible
+avec enchantement, vous aurez regretté
+de ne pouvoir déterminer, entre les
+deux rives, celle où vous choisiriez votre
+demeure, pour y oublier les hommes
+auprès d’un être aimé. Lorsque l’on
+accompagne le flot jaune et lent du beau
+fleuve, on ne cesse de perdre ses regards
+dans les riants détails de la rive droite.
+Des vallons peuplés de jolies maisons
+blanches qu’entourent des bosquets, des
+coteaux jaunis par les vignes ou blanchis
+par les fleurs du cerisier, de vieux murs
+couverts de chèvrefeuilles naissants, des
+jardins de roses d’où sort tout à coup une
+tour élancée, tout rappelle la fécondité
+de la terre ou l’ancienneté de ses monuments,
+et tout intéresse dans les œuvres
+de ses habitants industrieux. Rien ne
+leur a été inutile: il semble que, dans leur
+amour d’une aussi belle patrie, seule
+province de France que n’occupa jamais
+l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le
+moindre espace de son terrain, le plus
+léger grain de son sable. Vous croyez que
+cette vieille tour démolie n’est habitée
+<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span>
+que par les oiseaux hideux de la nuit?
+Non. Au bruit de vos chevaux, la tête
+riante d’une jeune fille sort du lierre
+poudreux, blanchi sous la poussière de la
+grande route; si vous gravissez un coteau
+hérissé de raisins, une petite fumée
+vous avertit tout à coup qu’une cheminée
+est à vos pieds; c’est que le rocher
+même est habité, et que des familles de
+vignerons respirent dans ces profonds
+souterrains, abritées dans la nuit par
+la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement
+pendant le jour. Les bons
+Tourangeaux sont simples comme leur
+vie, doux comme l’air qu’ils respirent,
+et forts comme le sol qu’ils fertilisent. On
+ne voit sur leurs traits bruns ni la froide
+immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière
+du Midi; leur visage a, comme
+leur caractère, quelque chose de la candeur
+du vrai peuple de saint Louis;
+leurs cheveux châtains sont encore longs
+et arrondis autour des oreilles comme
+les statues de pierre de nos vieux rois;
+leur langage est le plus pur français,
+sans lenteur, sans vitesse, sans accent;
+<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span>
+le berceau de la langue est là, près du
+berceau de la monarchie.
+</p>
+
+<p>
+Mais la rive gauche de la Loire se
+montre plus sérieuse dans ses aspects:
+ici c’est Chambord que l’on aperçoit de
+loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses
+petites coupoles, ressemble à une grande
+ville de l’Orient; là c’est Chanteloup,
+suspendant au milieu de l’air son élégante
+pagode. Non loin de ces palais un
+bâtiment plus simple attire les yeux du
+voyageur par sa position magnifique et
+sa masse imposante; c’est le château
+de Chaumont. Construit sur la colline
+la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre
+ce large sommet avec ses hautes
+murailles et ses énormes tours; de longs
+clochers d’ardoise les élèvent aux yeux,
+et donnent à l’édifice cet air de couvent,
+cette forme religieuse de tous nos vieux
+châteaux, qui imprime un caractère plus
+grave aux paysages de la plupart de nos
+provinces. Des arbres noirs et touffus
+entourent de tous côtés cet ancien manoir,
+et de loin ressemblent à ces plumes
+qui environnaient le chapeau du roi
+<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span>
+Henri; un joli village s’étend au pied du
+mont, sur le bord de la rivière, et l’on
+dirait que ses maisons blanches sortent
+du sable doré; il est lié au château qui
+le protège par un étroit sentier qui circule
+dans le rocher; une chapelle est au
+milieu de la colline; les seigneurs descendaient
+et les villageois montaient à
+son autel: terrain d’égalité, placé comme
+une ville neutre entre la misère et la
+grandeur qui se sont trop souvent fait
+la guerre.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que, dans une matinée du
+mois de juin 1639, la cloche du château
+ayant sonné à midi, selon l’usage,
+le dîner de la famille qui l’habitait, il
+se passa dans cette antique demeure des
+choses qui n’étaient pas habituelles. Les
+nombreux domestiques remarquèrent
+qu’en disant la prière du matin à toute la
+maison assemblée, la maréchale d’Effiat
+avait parlé d’une voix moins assurée et
+les larmes dans les yeux, qu’elle avait
+paru vêtue d’un deuil plus austère que de
+coutume. Les gens de la maison et les
+Italiens de la duchesse de Mantoue, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span>
+s’était alors retirée momentanément à
+Chaumont, virent avec surprise des préparatifs
+de départ se faire tout à coup. Le
+vieux domestique du maréchal d’Effiat,
+mort depuis six mois, avait repris ses
+bottes qu’il avait juré précédemment
+d’abandonner pour toujours. Ce brave
+homme, nommé Grandchamp, avait suivi
+partout le chef de la famille dans les
+guerres et dans ses travaux de finance; il
+avait été son écuyer dans les unes et son
+secrétaire dans les autres; il était revenu
+d’Allemagne, depuis peu de temps,
+apprendre à la mère et aux enfants la
+mort du maréchal, dont il avait reçu les
+derniers soupirs à Luzzelstein; c’était un
+de ces fidèles serviteurs dont les modèles
+sont devenus trop rares en France, qui
+souffrent des malheurs de la famille et
+se réjouissent de ses joies, désirent
+qu’il se forme des mariages pour avoir
+à élever de jeunes maîtres, grondent les
+enfants et quelquefois les pères, s’exposent
+à la mort pour eux, les servent
+sans gages dans les révolutions, travaillent
+pour les nourrir, et, dans les temps
+<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span>
+prospères, les suivent partout et disent:
+«Voilà nos vignes» en revenant au château.
+Il avait une figure sévère très
+remarquable, un teint fort cuivré, des
+cheveux gris argentés et dont quelques
+mèches, encore noires comme ses sourcils
+épais, lui donnaient un air dur au premier
+aspect; mais un regard pacifique adoucissait
+cette première impression. Cependant
+le son de sa voix était rude. Il
+s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter
+le dîner, et commandait à tous les gens
+du château, vêtus de noir comme lui.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, disait-il, dépêchez-vous de
+servir, pendant que Germain, Louis et
+Etienne vont seller leurs chevaux;
+M. Henri et nous, il faut que nous soyons
+loin d’ici à huit heures du soir. Et vous,
+messieurs les Italiens, avez-vous averti
+votre jeune princesse? Je gage qu’elle
+est allée lire avec ses dames au bout du
+parc ou sur le bord de l’eau. Elle
+arrive toujours après le premier service,
+pour faire lever tout le monde
+de table.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher Grandchamp, dit à
+<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span>
+voix basse une jeune femme de chambre
+qui passait et s’arrêta, ne faites pas
+songer à la duchesse; elle est bien triste
+et je crois qu’elle restera dans son appartement.
+<i lang="la" xml:lang="la">Sancta Maria!</i> je vous plains de
+voyager aujourd’hui, partir un vendredi,
+le treize du mois, et le jour de saint
+Gervais et saint Protais, le jour des deux
+martyrs. J’ai dit mon chapelet toute la
+matinée pour M. de Cinq-Mars; mais en
+vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à
+tout ce que je vous dis; ma maîtresse
+y pense aussi bien que moi, toute
+grande dame qu’elle est; ainsi n’ayez
+pas l’air d’en rire.
+</p>
+
+<p>
+En disant cela, la jeune Italienne se
+glissa comme un oiseau à travers la
+grande salle à manger, et disparut dans
+un corridor, effrayée de voir ouvrir les
+doubles battants des grandes portes du
+salon.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp s’était à peine aperçu
+de ce qu’elle avait dit, et semblait ne
+s’occuper que des apprêts du dîner; il
+remplissait les devoirs importants de
+maître d’hôtel, et jetait le regard le plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span>
+sévère sur les domestiques, pour voir
+s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant
+lui-même derrière la chaise du fils
+aîné de la maison, lorsque tous les habitants
+du château entrèrent successivement
+dans la salle: onze personnes,
+hommes et femmes, se placèrent à table.
+La maréchale avait passé la dernière,
+donnant le bras à un beau vieillard vêtu
+magnifiquement, qu’elle fit placer à sa
+gauche. Elle s’assit dans un grand fauteuil
+doré, au milieu de la table, dont
+la forme était un carré long. Un autre
+siège un peu plus orné était à sa droite,
+mais il resta vide. Le jeune marquis
+d’Effiat, placé en face de sa mère, devait
+l’aider à faire les honneurs; il n’avait pas
+plus de vingt ans, et son visage était
+assez insignifiant; beaucoup de gravité et
+des manières distinguées annonçaient
+pourtant un naturel sociable, mais rien
+de plus. Sa jeune sœur de quatorze ans,
+deux gentilshommes de la province, trois
+jeunes seigneurs italiens de la suite de
+Marie de Gonzague (duchesse de Mantoue),
+une demoiselle de compagnie, gouvernante
+<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span>
+de la jeune fille du maréchal,
+et un abbé du voisinage, vieux et fort
+sourd, composaient l’assemblée. Une
+place, à la gauche du fils aîné, restait
+vacante encore.
+</p>
+
+<p>
+La maréchale, avant de s’asseoir, fit
+le signe de la croix et dit le <i>Benedicite</i> à
+haute voix: tout le monde y répondit en
+faisant le signe entier, ou sur la poitrine
+seulement. Cet usage s’est conservé en
+France dans beaucoup de familles jusqu’à
+la révolution de 1789; quelques-unes l’ont
+encore, mais plus en province qu’à Paris,
+et non sans quelque embarras et quelque
+phrase préliminaire sur le bon temps,
+accompagnées d’un sourire d’excuse,
+quand il se présente un étranger: car il
+est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur.
+</p>
+
+<p>
+La maréchale était une femme d’une
+taille imposante, dont les yeux grands
+et bleus étaient d’une beauté remarquable.
+Elle ne paraissait pas encore
+avoir atteint quarante-cinq ans; mais,
+abattue par le chagrin, elle marchait
+avec lenteur et ne parlait qu’avec peine,
+<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span>
+fermant les yeux et laissant tomber sa
+tête sur sa poitrine pendant un moment,
+lorsqu’elle avait été forcée d’élever la
+voix. Alors sa main, appuyée sur son sein
+montrait qu’elle y ressentait une vive
+douleur. Aussi vit-elle avec satisfaction
+que le personnage placé à sa gauche,
+s’emparant, sans en être prié par personne,
+du dé de la conversation, le tint
+avec un sang-froid imperturbable pendant
+tout le repas. C’était le vieux maréchal
+de Bassompierre; il avait conservé
+sous ses cheveux blancs un air de vivacité
+et de jeunesse fort étrange à voir; ses
+manières nobles et polies avaient quelque
+chose d’une galanterie surannée comme
+son costume, car il portait une fraise à la
+Henri IV et les manches tailladées à la
+manière du dernier règne, ridicule impardonnable
+aux yeux des <i>beaux</i> de la
+cour. Cela ne nous paraît pas plus singulier
+qu’autre chose à présent; mais il
+est convenu que dans chaque siècle on rira
+de l’habitude de son père, et je ne vois
+guère que les Orientaux qui ne soient
+pas attaqués de ce mal.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span>
+L’un des gentilshommes italiens avait
+à peine fait une question au maréchal
+sur ce qu’il pensait de la manière dont
+le Cardinal traitait la fille du duc de
+Mantoue, que celui-ci s’écria dans son
+langage familier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous?
+Puis-je rien comprendre à ce régime
+nouveau sous lequel vit la France?
+Nous autres, vieux compagnons d’armes
+du feu roi, nous entendons mal la langue
+que parle la cour nouvelle, et elle ne
+sait plus la nôtre. Que dis-je? on n’en
+parle aucune dans ce triste pays, car
+tout le monde s’y tait devant le Cardinal;
+cet orgueilleux petit vassal nous regarde
+comme de vieux portraits de famille
+et de temps en temps il en retranche
+la tête; mais la devise y reste toujours,
+heureusement. N’est-il pas vrai, mon
+cher Puy-Laurens?
+</p>
+
+<p>
+Ce convive était à peu près du même
+âge que le maréchal; mais plus grave
+et plus circonspect que lui, il répondit
+quelques mots vagues, et fit un signe à
+son contemporain pour lui faire remarquer
+<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span>
+l’émotion désagréable qu’il avait
+fait éprouver à la maîtresse de la maison
+en lui rappelant la mort récente de
+son mari et en parlant ainsi du ministre
+son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre,
+content du signe de demi-approbation,
+vida d’un trait un fort
+grand verre de vin, remède qu’il vante
+dans ses Mémoires comme parfait contre
+la peste et la réserve, et, se penchant
+en arrière pour en recevoir un autre de
+son écuyer, s’établit plus carrément que
+jamais sur sa chaise et dans ses idées
+favorites.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, nous sommes tous de trop ici;
+je le dis l’autre jour à mon cher duc de
+Guise, qu’ils ont ruiné. On compte les
+minutes qui nous restent à vivre, et l’on
+secoue notre sablier pour le hâter.
+Quand M. le Cardinal-duc voit dans un
+coin trois ou quatre de nos grandes
+figures qui ne quittaient pas les côtés
+du feu roi, il sent bien qu’il ne peut
+pas mouvoir ces statues de fer, et qu’il
+y fallait la main du grand homme; il
+passe vite et n’ose pas se mêler à nous,
+<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span>
+qui ne le craignons pas. Il croit toujours
+que nous conspirons, et, à l’heure
+qu’il est, on dit qu’il est question de
+me mettre à la Bastille.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! monsieur le maréchal, qu’attendez-vous
+pour partir? dit l’Italien; je
+ne vois que la Flandre qui vous puisse
+être un abri.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monsieur, vous ne me connaissez
+guère; au lieu de fuir, j’ai été
+trouver le roi avant son départ, et je
+lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût
+pas la peine de me chercher, et que si
+je savais où il veut m’envoyer, j’irais
+moi-même sans qu’on m’y menât. Il
+a été aussi bon que je m’y attendais, et
+m’a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu
+la pensée que je le voulusse faire? Tu
+sais bien que je t’aime.»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher maréchal, je vous
+fais compliment, dit madame d’Effiat
+d’une voix douce; je reconnais la bonté
+du roi à ce mot-là: il se souvient de la
+tendresse que le roi son père avait pour
+vous: il me semble même qu’il vous a
+accordé tout ce que vous vouliez pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span>
+les vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation,
+pour le remettre dans la voie de
+l’éloge et le tirer du mécontentement
+qu’il avait entamé si hautement.
+</p>
+
+<p>
+—Certes, madame, reprit-il, personne
+ne sait mieux reconnaître ses vertus
+que François de Bassompierre; je lui
+serai fidèle jusqu’à la fin, parce que je
+me suis donné corps et biens à son père
+dans un bal; et je jure que, de mon
+consentement du moins, personne de
+ma famille ne manquera à son devoir
+envers le roi de France. Quoique les
+<i>Bestein</i> soient étrangers et Lorrains, mordieu!
+une poignée de main de Henri IV
+nous a conquis pour toujours: ma plus
+grande douleur a été de voir mon frère
+mourir au service de l’Espagne, et je
+viens d’écrire à mon neveu que je le
+déshériterais s’il passait à l’empereur,
+comme le bruit en a couru.
+</p>
+
+<p>
+Un des gentilshommes, qui n’avait rien
+dit encore, et que l’on pouvait remarquer
+à la profusion des nœuds de rubans et
+d’aiguillettes qui couvraient son habit,
+et à l’ordre de Saint-Michel dont le
+<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span>
+cordon noir ornait son cou, s’inclina
+en disant que c’était ainsi que tout
+sujet fidèle devait parler.
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, monsieur de Launay, vous
+vous trompez fort, dit le maréchal, en
+qui revint le souvenir de ses ancêtres;
+les gens de notre sang sont sujets par
+le cœur, car Dieu nous a fait naître tout
+aussi bien seigneurs de nos terres que
+le roi l’est des siennes. Quand je suis
+venu en France, c’était pour me promener,
+et suivi de mes gentilshommes
+et de mes pages. Je m’aperçois que
+plus nous allons, plus on perd cette
+idée, et surtout à la cour. Mais voilà un
+jeune homme qui arrive bien à propos
+pour m’entendre.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit, en effet, et l’on vit
+entrer un jeune homme d’une assez
+belle taille; il était pâle, ses cheveux
+étaient bruns, ses yeux noirs, son air
+triste et insouciant: c’était Henri d’Effiat,
+marquis de <span class='smcap'>Cinq-Mars</span> (nom tiré
+d’une terre de famille); son costume et
+son manteau court étaient noirs; un
+collet de dentelle tombait de son cou
+<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span>
+jusqu’au milieu de sa poitrine; de
+petites bottes fortes très évasées et ses
+éperons faisaient assez de bruit sur les
+dalles du salon pour qu’on l’entendît
+venir de loin. Il marcha droit à la maréchale
+d’Effiat en la saluant profondément,
+et lui baisa la main.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos
+chevaux sont-ils prêts? A quelle heure
+partez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Après le dîner, sur-le-champ, madame,
+si vous permettez, dit-il à sa mère
+avec le cérémonieux respect du temps.
+</p>
+
+<p>
+Et, passant derrière elle, il fut saluer
+M. de Bassompierre, avant de s’asseoir
+à la gauche de son frère aîné.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le maréchal tout en
+dînant de fort bon appétit, vous allez
+partir, mon enfant; vous allez à la cour;
+c’est un terrain glissant aujourd’hui. Je
+regrette pour vous qu’il ne soit pas resté
+ce qu’il était. La cour autrefois n’était
+autre chose que le salon du roi, où il
+recevait ses amis naturels; les nobles
+des grandes maisons, ses pairs, qui
+lui faisaient visite pour lui montrer leur
+<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span>
+dévouement et leur amitié, jouaient leur
+argent avec lui et l’accompagnaient dans
+ses parties de plaisir, mais ne recevaient
+rien de lui que la permission de
+conduire leurs vassaux se faire casser
+la tête avec eux pour son service. Les
+honneurs que recevait un homme de
+qualité ne l’enrichissaient guère, car il
+les payait de sa bourse; j’ai vendu une
+terre à chaque grade que j’ai reçu; le
+titre de colonel général des Suisses m’a
+coûté quatre cent mille écus, et le
+baptême du roi actuel me fit acheter
+un habit de cent mille francs.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pour le coup, vous conviendrez,
+dit en riant la maîtresse de la maison,
+que rien ne vous y forçait: nous avons
+entendu parler de la magnificence de
+votre habit de perles; mais je serais
+très fâchée qu’il fût encore de mode
+d’en porter de pareils.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame la marquise, soyez
+tranquille, ce temps de magnificence ne
+reviendra plus. Nous faisions des folies,
+sans doute, mais elles prouvaient notre
+indépendance; il est clair qu’alors on
+<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span>
+n’eût pas enlevé au roi des serviteurs
+que l’amour seul attachait à lui, et dont
+les couronnes de duc ou de marquis
+avaient autant de diamants que sa couronne
+fermée. Il est visible aussi que
+l’ambition ne pouvait s’emparer de toutes
+les classes, puisque de semblables dépenses
+ne pouvaient sortir que des
+mains riches, et que l’or ne vient que
+des mines. Les grandes maisons que
+l’on détruit avec tant d’acharnement
+n’étaient point ambitieuses, et souvent,
+ne voulant aucun emploi du gouvernement,
+tenaient leur place à la cour
+par leur propre poids, existaient de
+leur propre être, et disaient comme
+l’une d’elles: <i>Prince ne daigne, Rohan je
+suis</i>. Il en était de même de toute
+famille noble à qui sa noblesse suffisait,
+et que le roi relevait lui-même en écrivant
+à l’un de mes amis: <i>L’argent n’est
+pas chose commune entre gentilshommes
+comme vous et moi</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, monsieur le maréchal, interrompit
+froidement et avec beaucoup de
+politesse M. de Launay, qui peut-être
+<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span>
+avait dessein de l’échauffer, cette indépendance
+a produit aussi bien des
+guerres civiles et des révoltes comme
+celles de M. de Montmorency.
+</p>
+
+<p>
+—Corbleu, monsieur, je ne puis
+entendre parler ainsi! dit le fougueux
+maréchal en sautant sur son fauteuil.
+Ces révoltes et ces guerres, monsieur,
+n’ôtaient rien aux lois fondamentales
+de l’Etat et ne pouvaient pas plus renverser
+le trône que ne le ferait un duel.
+De tous ces grands chefs de parti il n’en
+est pas un qui n’eût mis sa victoire aux
+pieds du roi s’il eût réussi, sachant
+bien que tous les autres seigneurs aussi
+grands que lui l’eussent abandonné
+ennemi du souverain légitime. Nul ne
+s’est armé que contre une faction et
+non contre l’autorité souveraine, et,
+cet accident détruit, tout fût rentré
+dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en
+nous écrasant? Vous avez cassé les bras
+du trône et ne mettrez rien à leur place.
+Oui, je n’en doute plus à présent, le
+Cardinal-duc accomplira son dessein en
+entier, la grande noblesse quittera et
+<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span>
+perdra ses terres, et, cessant d’être la
+grande propriété, cessera d’être une
+puissance; la cour n’est déjà plus
+qu’un palais où l’on sollicite: elle
+deviendra plus tard une antichambre,
+quand elle ne se composera plus que
+des gens de la suite du roi; les grands
+noms commenceront par ennoblir des
+charges viles; mais, par une terrible
+réaction, ces charges finiront par avilir
+les grands noms. Etrangère à ses foyers,
+la Noblesse ne sera plus rien que par
+les emplois qu’elle aura reçus, et si les
+peuples, sur lesquels elle n’aura plus
+d’influence, veulent se révolter...
+</p>
+
+<p>
+—Que vous êtes sinistre aujourd’hui,
+maréchal! interrompit la marquise. J’espère
+que ni moi ni mes enfants ne
+verrons ces temps-là. Je ne reconnais
+plus votre caractère enjoué à toute cette
+politique; je m’attendais à vous entendre
+donner des conseils à mon fils. Eh bien!
+Henri, qu’avez-vous donc? Vous êtes
+bien distrait!
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, les yeux attachés sur la
+grande croisée de la salle à manger,
+<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span>
+regardait avec tristesse le magnifique
+paysage qu’il avait sous les yeux. Le
+soleil était dans toute sa splendeur et
+colorait les sables de la Loire, les arbres
+et les gazons d’or et d’émeraude; le ciel
+était d’azur, les flots d’un jaune transparent,
+les îles d’un vert plein d’éclat;
+derrière leurs têtes arrondies, on voyait
+s’élever les grandes voiles latines des
+bateaux marchands comme une flotte en
+embuscade.—O nature, nature! se
+disait-il, belle nature, adieu. Bientôt
+mon cœur ne sera plus assez simple
+pour te sentir, et tu ne plairas plus
+qu’à mes yeux, ce cœur est déjà brûlé
+par une passion profonde, et le récit
+des intérêts des hommes y jette un
+trouble inconnu: il faut donc entrer
+dans ce labyrinthe; je m’y perdrai peut-être,
+mais pour Marie...
+</p>
+
+<p>
+Se réveillant alors au mot de sa mère,
+et craignant de montrer un regret trop
+enfantin de son beau pays et de sa
+famille:
+</p>
+
+<p>
+—Je songeais, madame, à la route
+que je vais prendre pour aller à Perpignan,
+<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span>
+et aussi à celle qui me ramènera
+chez vous.
+</p>
+
+<p>
+—N’oubliez pas de prendre celle de
+Poitiers et d’aller à Loudun voir votre
+ancien gouverneur, notre bon abbé
+Quillet; il vous donnera d’utiles conseils
+sur la cour, il est fort bien avec le duc
+de Bouillon; et, d’ailleurs, quand il ne
+vous serait pas très nécessaire, c’est une
+marque de déférence que vous lui devez
+bien.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc au siège de Perpignan
+que vous vous rendez, mon ami? répondit
+le vieux maréchal, qui commençait à
+trouver qu’il était resté bien longtemps
+dans le silence. Ah! c’est bien heureux
+pour vous. Peste! un siège! c’est un joli
+début: j’aurais donné bien des choses
+pour en faire un avec le feu roi à
+mon arrivée à sa cour; j’aurais mieux
+aimé m’y faire arracher les entrailles du
+ventre qu’à un tournoi, comme je
+fis. Mais on était en paix, et je fus obligé
+d’aller faire le coup de pistolet contre
+les Turcs avec le Rosworm des Hongrois,
+pour ne pas affliger ma famille
+<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span>
+par mon désœuvrement. Du reste, je
+souhaite que Sa Majesté vous reçoive
+d’une manière aussi aimable que son
+père me reçut. Certes, le roi est brave
+et bon; mais on l’a habitué malheureusement
+à cette froide étiquette espagnole
+qui arrête tous les mouvements du
+cœur; il contient lui-même et les autres
+par cet abord immobile et cet aspect
+de glace: pour moi, j’avoue que j’attends
+toujours l’instant du dégel, mais en
+vain. Nous étions accoutumés à d’autres
+manières par ce spirituel et simple
+Henri, et nous avions du moins la
+liberté de lui dire que nous l’aimions.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux
+de Bassompierre, comme pour se contraindre
+lui-même à faire attention à
+ses discours, lui demanda quelle était
+la manière de parler du feu roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vive et franche, dit-il. Quelques
+temps après mon arrivée en France,
+je jouais avec lui et la duchesse de
+Beaufort, à Fontainebleau; car il voulait,
+disait-il, me gagner mes pièces d’or et
+mes belles portugalaises. Il me demanda
+<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span>
+ce qui m’avait fait venir dans ce pays.
+«Ma foi, sire, lui dis-je franchement,
+je ne suis point venu à dessein de
+m’embarquer à votre service, mais bien
+pour passer quelque temps à votre cour,
+et de là à celle d’Espagne; mais vous
+m’avez tellement charmé que, sans
+aller plus loin, si vous voulez de mon
+service, je m’y voue jusqu’à la mort.»
+Alors il m’embrassa et m’assura que je
+n’eusse pu trouver un meilleur maître,
+qui m’aimât plus; hélas! je l’ai bien
+éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié,
+jusqu’à mon amour, et j’aurais fait
+plus encore, s’il se pouvait faire plus
+que de renoncer à M<sup>lle</sup> de Montmorency.
+</p>
+
+<p>
+Le bon maréchal avait les yeux attendris;
+mais le jeune marquis d’Effiat et
+les Italiens, se regardant, ne purent
+s’empêcher de sourire en pensant
+qu’alors la princesse de Condé n’était
+rien moins que jeune et jolie. Cinq-Mars
+s’aperçut de ces signes d’intelligence, et
+rit aussi, mais d’un rire amer.—Est-il
+donc vrai, se disait-il, que les passions
+puissent avoir la destinée des modes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span>
+et que peu d’années puissent frapper du
+même ridicule un habit et un amour?
+Heureux celui qui ne survit pas à sa
+jeunesse, à ses illusions, et qui emporte
+dans la tombe tout son trésor!
+</p>
+
+<p>
+Mais, rompant encore avec effort le
+cours mélancolique de ses idées, et
+voulant que le bon maréchal ne lût rien
+de déplaisant sur le visage de ses
+hôtes:
+</p>
+
+<p>
+—On parlait donc alors avec beaucoup
+de liberté au roi Henri? dit-il.
+Peut-être aussi au commencement de son
+règne avait-il besoin d’établir ce ton-là;
+mais, lorsqu’il fut le maître, changea-t-il?
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, non, jamais notre grand
+roi ne cessa d’être le même jusqu’au
+dernier jour; il ne rougissait pas d’être
+un homme, et parlait à des hommes
+avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu!
+je le vois encore embrassant le duc de
+Guise en carrosse, le jour même de sa
+mort; il m’avait fait une de ses spirituelles
+plaisanteries, et le duc lui dit:
+«Vous êtes à mon gré un des plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span>
+agréables hommes du monde, et notre
+destin portait que nous fussions l’un à
+l’autre; car, si vous n’eussiez été qu’un
+homme ordinaire, je vous aurais pris à
+mon service, à quelque prix que c’eût
+été; mais, puisque Dieu vous a fait naître
+un grand roi, il fallait bien que je
+fusse à vous.» Ah! grand homme! tu
+l’avais bien dit, s’écria Bassompierre,
+les larmes aux yeux, et peut-être un peu
+animé par les fréquentes rasades qu’il se
+versait: «<i>Quand vous m’aurez perdu,
+vous connaîtrez ce que je valais.</i>»
+</p>
+
+<p>
+Pendant cette sortie, les différents personnages
+de la table avaient pris des
+attitudes diverses, selon leurs rôles
+dans les affaires publiques. L’un des
+Italiens affectait de causer et de rire
+tout bas avec la jeune fille de la maréchale;
+l’autre prenait soin du vieux abbé
+sourd, qui, mettant une main derrière
+son oreille pour mieux entendre, était
+le seul qui eût l’air attentif; Cinq-Mars
+avait repris sa distraction mélancolique
+après avoir lancé le maréchal, comme
+on regarde ailleurs après avoir jeté une
+<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span>
+balle à la paume jusqu’à ce qu’elle revienne;
+son frère aîné faisait les honneurs
+de la table avec le même calme;
+Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse
+de la maison: il était tout au duc
+d’Orléans et craignait le Cardinal; pour
+la maréchale, elle avait l’air affligé et
+inquiet; souvent des mots rudes lui
+avaient rappelé ou la mort de son mari
+ou le départ de son fils; plus souvent
+encore elle avait craint pour Bassompierre
+lui-même qu’il ne se compromît, et
+l’avait poussé plusieurs fois en regardant
+M. de Launay, qu’elle connaissait peu,
+et qu’elle avait quelque raison de croire
+dévoué au premier ministre; mais avec
+un homme de ce caractère, de tels
+avertissements étaient inutiles; il eut
+l’air de n’y point faire attention; et, au
+contraire, écrasant ce gentilhomme de
+ses regards hardis et du son de sa voix,
+il affecta de se tourner vers lui et de lui
+adresser tout son discours. Pour celui-ci,
+il prit un air d’indifférence et de politesse
+consentante qu’il ne quitta pas
+jusqu’au moment où, les deux battants
+<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span>
+étant ouverts, on annonça <i>mademoiselle
+la duchesse de Mantoue</i>.
+</p>
+
+<p>
+Les propos que nous venons de transcrire
+longuement furent pourtant assez
+rapides, et le dîner n’était pas à la
+moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague
+fit lever tout le monde. Elle était
+petite, mais fort bien faite, et quoique
+ses yeux et ses cheveux fussent très
+noirs, sa fraîcheur était éblouissante
+comme la beauté de sa peau. La maréchale
+fit le geste de se lever pour son
+rang, et l’embrassa sur le front pour sa
+bonté et son bel âge.
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous avons attendue longtemps
+aujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle
+en la plaçant près d’elle; vous me
+restez heureusement pour remplacer un
+de mes enfants qui part.
+</p>
+
+<p>
+La jeune duchesse rougit et baissa la
+tête et les yeux pour qu’on ne vît pas leur
+rougeur, et dit d’une voix timide:—Madame,
+il le faut bien, puisque vous
+remplacez ma mère auprès de moi. Et
+un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre
+bout de la table.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span>
+Cette arrivée changea la conversation;
+elle cessa d’être générale, et chacun parla
+bas à son voisin. Le maréchal seul continuait
+à dire quelques mots de la magnificence
+de l’ancienne cour, et de ses
+guerres en Turquie, et des tournois, et
+de l’avarice de la cour nouvelle; mais,
+à son grand regret, personne ne relevait
+ses paroles, et on allait sortir de table,
+lorsque l’horloge ayant sonné deux
+heures, cinq chevaux parurent dans la
+grande cour: quatre seulement étaient
+montés par des domestiques en manteaux
+et bien armés; l’autre cheval, noir et très
+vif, était tenu en main par le vieux
+Grandchamp: c’était celui de son jeune
+maître.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Ah! s’écria Bassompierre,
+voilà notre cheval de bataille tout sellé
+et bridé; allons, jeune homme, il faut
+dire comme notre vieux Marot:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Adieu la Court, adieu les dames!<br /></span>
+<span class="i0">Adieu les filles et les femmes!<br /></span>
+<span class="i0">Adieu vous dy pour quelque temps;<br /></span>
+<span class="i0">Adieu vos plaisans passe-temps;<br /></span>
+<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span>
+<span class="i0">Adieu le bal, adieu la dance,<br /></span>
+<span class="i0">Adieu mesure, adieu cadance,<br /></span>
+<span class="i0">Tabourins, Hauts-bois, Violons,<br /></span>
+<span class="i0">Puisqu’à la guerre nous allons.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ces vieux vers et l’air du maréchal
+faisaient rire toute la table, hormis trois
+personnes.
+</p>
+
+<p>
+—Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il,
+que je n’ai que dix-sept ans
+comme lui; il va nous revenir tout
+brodé, madame; il faut laisser son fauteuil
+vacant.
+</p>
+
+<p>
+Ici tout à coup la maréchale pâlit,
+sortit de table en fondant en larmes,
+et tout le monde se leva avec elle: elle
+ne put faire que deux pas et retomba
+assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa
+fille et la jeune duchesse l’entourèrent
+avec une vive inquiétude et démêlèrent
+parmi des étouffements et des pleurs
+qu’elle voulait retenir: Pardon!... mes
+amis... c’est une folie... un enfantillage...
+mais je suis si faible à présent,
+que je n’en ai pas été maîtresse. Nous
+étions treize à table, et c’est vous qui
+en avez été cause, ma chère duchesse.
+<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span>
+Mais c’est bien mal à moi d’avoir montré
+tant de faiblesse devant lui. Adieu,
+mon enfant, donnez-moi votre front à
+baiser, et que Dieu vous conduise!
+Soyez digne de votre nom et de votre
+père.
+</p>
+
+<p>
+Puis, comme a dit Homère, <i>riant sous
+les pleurs</i>, elle se leva en le poussant et
+disant:—Allons, que je vous voie à
+cheval, bel écuyer!
+</p>
+
+<p>
+Le silencieux voyageur baisa les mains
+de sa mère et la salua ensuite profondément:
+il s’inclina aussi devant la duchesse
+sans lever les yeux; puis, embrassant
+son frère aîné, serrant la main
+au maréchal et baisant le front de sa
+jeune sœur presque à la fois, il sortit et
+dans un instant fut à cheval. Tout le
+monde se mit aux fenêtres qui donnaient
+sur la cour, excepté madame d’Effiat, encore
+assise et souffrante.
+</p>
+
+<p>
+—Il part au galop; c’est bon signe,
+dit en riant le maréchal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Dieu! cria la jeune princesse
+en se retirant de la croisée.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce donc! dit la mère.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span>
+—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit
+M. de Launay: le cheval de monsieur
+votre fils s’est abattu sous la porte, mais
+il l’a bientôt relevé de la main: tenez,
+le voilà qui salue de la route.
+</p>
+
+<p>
+—Encore un présage funeste! dit la
+marquise en se retirant dans ses appartements.
+</p>
+
+<p>
+Chacun l’imita en se taisant ou en parlant
+bas.
+</p>
+
+<p>
+La journée fut triste et le souper silencieux
+au château de Chaumont.
+</p>
+
+<p>
+Quand vinrent dix heures du soir, le
+vieux maréchal, conduit par son valet de
+chambre, se retira dans la tour du nord,
+voisine de la porte et opposée à la rivière.
+La chaleur était extrême; il ouvrit
+la fenêtre, et, s’enveloppant d’une vaste
+robe de soie, plaça un flambeau pesant
+sur une table et voulut rester seul. Sa
+croisée donnait sur la plaine, que la
+lune dans son premier quartier n’éclairait
+que d’une lumière incertaine; le ciel
+se chargeait de nuages épais, et tout disposait
+à la mélancolie. Quoique Bassompierre
+n’eût rien de rêveur dans le caractère,
+<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span>
+la tournure qu’avait prise le
+dîner lui revint à la mémoire, et il se
+mit à repasser en lui-même toute sa vie
+et les tristes changements que le nouveau
+règne y avait apportés, règne qui semblait
+avoir soufflé sur lui un vent d’infortune:
+la mort d’une sœur chérie, les
+désordres de l’héritier de son nom, les
+pertes de ses terres et de sa faveur, la
+fin récente de son ami le maréchal
+d’Effiat dont il occupait la chambre,
+toutes ces pensées lui arrachèrent un
+soupir involontaire; il se mit à la fenêtre
+pour respirer.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment il crut entendre du côté
+du bois la marche d’une troupe de
+chevaux; mais le vent qui vint à augmenter
+le dissuada de cette première pensée,
+et tout bruit cessant tout à coup, il l’oublia.
+Il regarda encore quelque temps
+tous les feux du château qui s’éteignirent
+successivement après avoir serpenté dans
+les ogives des escaliers et rôdé dans les
+cours et les écuries; retombant ensuite
+sur son grand fauteuil de tapisserie,
+le coude appuyé sur la table, il se livra
+<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span>
+profondément à ses réflexions; et bientôt
+après, tirant de son sein un médaillon
+qu’il y cachait suspendu à un ruban noir:—Viens,
+mon bon et vieux maître, viens,
+dit-il, viens causer avec moi comme tu
+fis si souvent; viens, grand roi, oublier
+ta cour pour le rire d’un ami véritable;
+viens, grand homme, me consulter sur
+l’ambitieuse Autriche; viens, inconstant
+chevalier, me parler de la bonhomie de
+ton amour et de la bonne foi de ton infidélité;
+viens, héroïque soldat, me crier
+encore que je t’offusque au combat; ah!
+que ne l’ai-je fait dans Paris! que n’ai-je
+reçu ta blessure! Avec ton sang, le
+monde a perdu les bienfaits de ton règne
+interrompu...
+</p>
+
+<p>
+Les larmes du maréchal troublaient la
+glace du large médaillon, et il les effaçait
+par de respectueux baisers, quand
+la porte, ouverte brusquement, le fit
+sauter sur son épée.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? cria-t-il dans sa surprise.
+Elle fut bien plus grande quand
+il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau
+<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span>
+à la main, s’avança jusqu’à lui, et
+lui dit avec embarras:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le maréchal, c’est le cœur
+navré de douleur que je me vois forcé de
+vous dire que le roi m’a commandé de
+vous arrêter. Un carrosse vous attend
+à la grille avec trente mousquetaires
+de M. le Cardinal-duc.
+</p>
+
+<p>
+Bassompierre ne s’était point levé, et
+avait encore le médaillon dans la main
+gauche et l’épée dans l’autre main; il la
+tendit dédaigneusement à cet homme,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je sais que j’ai vécu trop
+longtemps, et c’est à quoi je pensais;
+c’est au nom de ce grand Henri que je
+remets paisiblement cette épée à son
+fils. Suivez-moi.
+</p>
+
+<p>
+Il accompagna ces mots d’un regard
+si ferme, que de Launay fut attéré et le
+suivit en baissant la tête, comme si lui-même
+eût été arrêté par le noble vieillard,
+qui, saisissant un flambeau, sortit
+de la cour et trouva toutes les portes
+ouvertes par des gardes à cheval, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span>
+avaient effrayé les gens du château, au
+nom du roi, et ordonné le silence. Le
+carrosse était préparé et partit rapidement,
+suivi de beaucoup de chevaux.
+Le maréchal, assis à côté de M. de Launay,
+commençait à s’endormir, bercé
+par le mouvement de la voiture, lorsqu’une
+voix forte cria au cocher: <i>Arrête!</i>
+et, comme il poursuivait, un coup de
+pistolet partit... Les chevaux s’arrêtèrent.—Je
+déclare, monsieur, que ceci
+se fait sans ma participation, dit Bassompierre.
+Puis, mettant la tête à la portière,
+il vit qu’il se trouvait dans un petit
+bois et un chemin trop étroit pour
+que les chevaux pussent passer à droite
+ou à gauche de la voiture, avantage très
+grand pour les agresseurs, puisque les
+mousquetaires ne pouvaient avancer;
+il cherchait à voir ce qui se passait,
+lorsqu’un cavalier, ayant à la main une
+longue épée dont il parait les coups que
+lui portait un garde, s’approcha de la
+portière en criant: <i>Venez, venez, monsieur
+le maréchal</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! c’est vous, étourdi d’Henri
+<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span>
+qui faites de ces escapades? Messieurs,
+messieurs, laissez-le, c’est un enfant.
+</p>
+
+<p>
+Et de Launay ayant crié aux mousquetaires
+de le quitter, on eut le temps de
+se reconnaître.
+</p>
+
+<p>
+—Et comment diable êtes-vous ici?
+reprit Bassompierre; je vous croyais à
+Tours, et même plus loin, si vous aviez
+fait votre devoir, et vous voilà revenu
+pour faire une folie?
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’était point pour vous que je revenais
+seul ici, c’est pour affaire secrète,
+dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme
+je pense bien qu’on vous mène à la
+Bastille, je suis bien sûr que vous n’en
+direz rien; c’est le temple de la discrétion.
+Cependant, si vous aviez voulu,
+continua-t-il très haut, je vous aurais
+délivré de ces messieurs dans ce bois
+où un cheval ne pouvait remuer; à présent
+il n’est plus temps. Un paysan
+m’avait appris l’insulte faite à nous plus
+qu’à vous par cet enlèvement dans la
+maison de mon père.
+</p>
+
+<p>
+—C’est par ordre du roi, mon enfant,
+et nous devons respecter ses volontés;
+<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span>
+gardez cette ardeur pour son service;
+je vous en remercie cependant de bon
+cœur; touchez là, et laissez-moi continuer
+ce joli voyage.
+</p>
+
+<p>
+De Launay ajouta:—Il m’est permis
+d’ailleurs de vous dire, monsieur de
+Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi
+même d’assurer monsieur le maréchal
+qu’il est fort affligé de ceci, mais que
+c’est de peur qu’on ne le porte à mal
+faire qu’il le prie de demeurer quelques
+jours à la Bastille<a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Bassompierre reprit en riant très haut:—Vous
+voyez, mon ami, comment on
+met les jeunes gens en tutelle; ainsi,
+prenez garde à vous.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, soit, partez donc, dit
+Henri, je ne ferai plus le chevalier
+errant pour les gens malgré eux. Et,
+rentrant dans le bois pendant que la
+voiture repartait au grand trot, il prit
+par des sentiers détournés le chemin
+du château.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut au pied de la tour de l’ouest
+<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span>
+qu’il s’arrêta. Il était seul en avant de
+Grandchamp et de sa petite escorte et
+ne descendit point de cheval; mais s’approchant
+du mur de manière à y coller
+sa botte, il souleva la jalousie d’une fenêtre
+du rez-de-chaussée, faite en forme
+de herse, comme on en voit encore dans
+quelques vieux bâtiments.
+</p>
+
+<p>
+Il était alors plus de minuit, et la
+lune s’était cachée. Tout autre que le
+maître de la maison n’eût jamais su
+trouver son chemin par une obscurité si
+grande. Les tours et les toits ne formaient
+qu’une masse noire qui se détachait
+à peine sur le ciel un peu plus
+transparent; aucune lumière ne brillait
+dans toute la maison endormie. Cinq-Mars,
+caché sous un chapeau à larges
+bords et un grand manteau, attendait
+avec anxiété.
+</p>
+
+<p>
+Qu’attendait-il? Qu’était-il venu chercher?
+un mot d’une voix qui se fit entendre
+très bas derrière la croisée:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait
+<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span>
+comme un malfaiteur toucher la
+maison paternelle sans y rentrer et sans
+dire encore adieu à sa mère? Qui reviendrait
+pour se plaindre du présent,
+sans rien attendre de l’avenir, si ce n’était
+moi?
+</p>
+
+<p>
+La voix douce se troubla, et il fut aisé
+d’entendre que des pleurs accompagnaient
+sa réponse:—Hélas! Henri, de
+quoi vous plaignez-vous? N’ai-je pas fait
+plus et bien plus que je ne devais? Est-ce
+ma faute si mon malheur a voulu qu’un
+prince souverain fût mon père? Peut-on
+choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai
+bergère?» Vous savez bien quelle est
+toute l’infortune d’une princesse: on lui
+ôte son cœur en naissant, toute la terre
+est avertie de son âge, un traité la cède
+comme une ville, et elle ne peut jamais
+pleurer. Depuis que je vous connais, que
+n’ai-je pas fait pour me rapprocher du
+bonheur et m’éloigner des trônes! Depuis
+deux ans j’ai lutté en vain contre ma
+mauvaise fortune, qui me sépare de vous,
+et contre vous, qui me détournez de mes
+devoirs. Vous le savez bien, j’ai désiré
+<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span>
+qu’on me crût morte; que dis-je? j’ai
+presque souhaité des révolutions! J’aurais
+peut-être béni le coup qui m’eût ôté
+mon rang, comme j’ai remercié Dieu
+lorsque mon père fut renversé; mais la
+cour s’étonne, la reine me demande; nos
+rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil
+a été trop long; réveillons-nous avec
+courage. Ne songez plus à ces deux belles
+années: oubliez tout pour ne plus
+vous souvenir que de notre grande résolution;
+n’ayez qu’une seule pensée, soyez
+ambitieux... ambitieux pour moi...
+</p>
+
+<p>
+—Faut-il donc oublier tout, ô Marie!
+dit Cinq-Mars avec douceur.
+</p>
+
+<p>
+Elle hésita...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même,
+reprit-elle. Puis un instant après,
+elle continua avec vivacité:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oubliez nos jours heureux, nos
+longues soirées et même nos promenades
+de l’étang et du bois; mais souvenez-vous
+de l’avenir; partez. Votre père
+était maréchal, soyez plus, connétable,
+prince. Partez, vous êtes jeune, noble,
+riche, brave, aimé...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span>
+—Pour toujours? dit Henri.
+</p>
+
+<p>
+—Pour la vie et l’éternité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la
+main, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! j’en jure par la Vierge
+dont vous portez le nom, vous serez à
+moi, Marie, ou ma tête tombera sur l’échafaud.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! que dites-vous! s’écria-t-elle
+en prenant sa main avec une main blanche
+qui sortit de la fenêtre. Non, vos
+efforts ne seront jamais coupables, jurez-le-moi;
+vous n’oublierez jamais que le
+roi de France est votre maître; aimez-le
+plus que tout, après celle pourtant qui
+vous sacrifiera tout et vous attendra en
+souffrant. Prenez cette petite croix d’or;
+mettez-la sur votre cœur, elle a reçu
+beaucoup de mes larmes. Songez que si
+jamais vous étiez coupable envers le roi,
+j’en verserais de bien plus amères. Donnez-moi
+cette bague que je vois briller à
+votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre
+sont toutes rouges de sang!
+</p>
+
+<p>
+—Qu’importe? il n’a pas coulé pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span>
+vous; n’avez-vous rien entendu il y a une
+heure?
+</p>
+
+<p>
+—Non; mais à présent n’entendez-vous
+rien vous-même?
+</p>
+
+<p>
+—Non, Marie, si ce n’est un oiseau de
+nuit sur la tour.
+</p>
+
+<p>
+—On a parlé de nous, j’en suis sûre.
+Mais d’où vient donc ce sang! Dites vite,
+et partez.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je pars; voici un nuage qui
+nous rend la nuit. Adieu, ange céleste,
+je vous invoquerai. L’amour a versé l’ambition
+dans mon cœur comme un poison
+brûlant; oui, je le sens pour la première
+fois, l’ambition peut être ennoblie par
+son but. Adieu, je vais accomplir ma
+destinée.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu! mais songez à la mienne.
+</p>
+
+<p>
+—Peuvent-elles se séparer?
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, s’écria Marie, que par la
+mort!
+</p>
+
+<p>
+—Je crains plus encore l’absence, dit
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu! je tremble; adieu! dit la
+voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentement
+sur les deux mains encore unies.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_63' name='Page_63'>[63]</a></span>
+Cependant le cheval noir ne cessait
+de piaffer et de s’agiter en hennissant;
+son maître inquiet lui permit de partir
+au galop, et bientôt ils furent rendus
+dans la ville de Tours, que les clochers
+de Saint-Gatien annonçaient de loin.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux Grandchamp, non sans murmurer,
+avait attendu son jeune seigneur,
+et gronda de voir qu’il ne voulait pas se
+coucher. Toute l’escorte partit, et cinq
+jours après entra dans la vieille cité de
+Loudun en Poitou, silencieusement et
+sans événement.
+</p>
+
+<h2 id="chap_2">
+CHAPITRE II
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA RUE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Je m’avançais d’un pas pénible
+et mal assuré vers le but de ce
+convoi tragique.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <cite>Smarra</cite>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Ce règne dont nous vous voulons peindre
+quelques années, règne de faiblesse
+qui fut comme une éclipse de la couronne
+<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span>
+entre les splendeurs de Henri IV et de
+Louis le Grand, afflige les yeux qui le
+contemplent par quelques souillures sanglantes.
+Elles ne furent pas toutes l’œuvre
+d’un homme, de grands corps y prirent
+part. Il est triste de voir que, dans
+ce siècle encore désordonné, le clergé,
+pareil à une grande nation, eut sa populace,
+comme il eut sa noblesse, ses ignorants
+et ses criminels, comme ses savants
+et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce
+qui lui restait de barbarie fut poli par le
+long règne de Louis XIV, et ce qu’il eut
+de corruption fut lavé dans le sang des
+martyrs qu’il offrit à la Révolution de
+1793. Ainsi, par une destinée toute particulière,
+perfectionné par la monarchie
+et la république, adouci par l’une, châtié
+par l’autre, il nous est arrivé ce qu’il
+est aujourd’hui, austère et rarement vicieux.
+</p>
+
+<p>
+Nous avons éprouvé le besoin de nous
+arrêter un moment à cette pensée avant
+d’entrer dans le récit des faits que nous
+offre l’histoire de ces temps, et, malgré
+cette consolante observation, nous n’avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span>
+pu nous empêcher d’écarter des
+détails trop odieux en gémissant encore
+sur ce qui reste de coupables actions,
+comme, en racontant la vie d’un vieillard
+vertueux, on pleure sur les emportements
+de sa jeunesse passionnée ou les
+penchants corrompus de son âge mûr.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque la cavalcade entra dans les
+rues étroites de Loudun, un bruit étrange
+s’y faisait entendre; elles étaient remplies
+d’une foule immense; les cloches de
+l’église et du couvent sonnaient de manière
+à faire croire à un incendie, et tout
+le monde, sans nulle attention aux voyageurs,
+se pressait vers un grand bâtiment
+attenant à l’église. Il était facile
+de distinguer sur les physionomies des
+traces d’impressions fort différentes et
+souvent opposées entre elles. Des groupes
+et des attroupements nombreux se formaient,
+le bruit des conversations y
+cessait tout à coup, et l’on n’y entendait
+plus qu’une voix qui semblait exhorter
+ou lire, puis des cris furieux mêlés de
+quelques exclamations pieuses s’élevaient
+de tous côtés; le groupe se dissipait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span>
+et l’on voyait que l’orateur était un
+capucin ou un récollet, qui, tenant à la
+main un crucifix de bois, montrait à la
+foule le grand bâtiment vers lequel elle
+se dirigeait.—<i>Jesus Marie!</i> s’écriait une
+vieille femme, qui aurait jamais cru que
+le malin esprit eût choisi notre bonne
+ville pour demeure?
+</p>
+
+<p>
+—Et que les bonnes Ursulines eussent
+été possédées? disait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—On dit que le démon qui agite la
+supérieure se nomme <i>Légion</i>, disait une
+troisième.
+</p>
+
+<p>
+—Que dites-vous, ma chère? interrompit
+une religieuse; il y en a sept dans
+son pauvre corps, auquel sans doute elle
+avait attaché trop de soin à cause de sa
+grande beauté; à présent, il est le réceptacle
+de l’enfer; M. le prieur des Carmes,
+dans l’exorcisme d’hier, a fait sortir de
+sa bouche le démon <i>Eazas</i>, et le révérend
+père Lactance a chassé aussi le démon
+<i>Beherit</i>. Mais les cinq autres n’ont pas
+voulu partir, et, quand les saints exorcistes,
+que Dieu soutienne! les ont sommés,
+en latin, de se retirer, ils ont dit
+<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span>
+qu’ils ne le feraient pas qu’ils n’eussent
+prouvé leur puissance, dont les huguenots
+et les hérétiques ont l’air de douter;
+et le démon <i>Elimi</i>, qui est le plus
+méchant, comme vous le savez, a prétendu
+qu’aujourd’hui il enlèverait la calotte
+de M. de Laubardemont, et la tiendrait
+suspendue en l’air pendant un
+<i>Miserere</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! sainte Vierge! reprenait la première,
+je tremble déjà de tout mon corps.
+Et quand je pense que j’ai été plusieurs
+fois demander des messes à ce magicien
+d’Urbain!
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, dit une jeune fille en se
+signant, moi qui me suis confessée à lui
+il y a dix mois, j’aurais été sûrement possédée
+sans la relique de sainte Geneviève
+que j’avais heureusement sous ma robe,
+et...
+</p>
+
+<p>
+—Et, sans reproche, Martine, interrompit
+une grosse marchande, vous étiez
+restée assez longtemps, pour cela, seule
+avec le beau sorcier.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, la belle, il y a maintenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span>
+un mois que vous seriez dépossédée, dit
+un jeune soldat qui vint se mêler au
+groupe en fumant sa pipe.
+</p>
+
+<p>
+La jeune fille rougit, et ramena sur sa
+jolie figure le capuchon de sa pelisse
+noire. Les vieilles femmes jetèrent un
+regard de mépris sur le soldat, et, comme
+elles se trouvaient alors près de la porte
+d’entrée encore fermée, elles reprirent
+leurs conversations avec plus de chaleur
+que jamais, voyant qu’elles étaient sûres
+d’entrer les premières; et, s’asseyant sur
+les bornes et les bancs de pierre, elles se
+préparèrent par leurs récits au bonheur
+qu’elles allaient goûter d’être spectatrices
+de quelque chose d’étrange, d’une
+apparition, ou au moins d’un supplice.
+</p>
+
+<p>
+—Est-il vrai, ma tante, dit la jeune
+Martine à la plus vieille, que vous ayez
+entendu parler les démons?
+</p>
+
+<p>
+—Vrai comme je vous vois, et tous
+les assistants en peuvent dire autant, ma
+nièce; c’est pour que votre âme soit édifiée
+que je vous ai fait venir avec moi
+aujourd’hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez
+<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span>
+véritablement la puissance de
+l’esprit malin.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle voix a-t-il, ma chère tante?
+continua la jeune fille, charmée de réveiller
+une conversation qui détournait
+d’elle les idées de ceux qui l’entouraient.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’a pas d’autre voix que la voix
+même de la supérieure, à qui Notre-Dame
+fasse grâce. Cette pauvre jeune
+femme, je l’ai entendue hier bien longtemps:
+cela faisait peine de la voir se
+déchirer le sein et tourner ses pieds et
+ses bras en dehors et les réunir tout à
+coup derrière son dos. Quand le saint
+père Lactance est arrivé et a prononcé
+le nom d’Urbain Grandier, l’écume est
+sortie de sa bouche et elle a parlé latin
+comme si elle lisait la Bible. Aussi je n’ai
+pas bien compris, et je n’ai retenu que
+<i lang="la" xml:lang="la">Urbanus magicus rosas diabolica</i>; ce qui
+voulait dire que le magicien Urbain l’avait
+ensorcelée avec des roses que le
+diable lui avait données, et il est sorti
+de ses oreilles et de son cou des roses
+couleur de flamme, qui sentaient le
+soufre, au point que M. le lieutenant-criminel
+<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span>
+a crié que chacun ferait bien de
+fermer ses narines et ses yeux, parce que
+les démons allaient sortir.
+</p>
+
+<p>
+—Voyez-vous cela! crièrent d’une voix
+glapissante et d’un air de triomphe
+toutes les femmes assemblées en se tournant
+du côté de la foule, et particulièrement
+vers un groupe d’hommes habillés
+en noir, parmi lesquels se trouvait le
+jeune soldat qui les avait apostrophées
+en passant.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore ces vieilles folles qui
+se croient au sabbat, dit-il, et qui font
+plus de bruit que lorsqu’elles y arrivent à
+cheval sur un manche à balai.
+</p>
+
+<p>
+—Jeune homme, jeune homme, dit
+un bourgeois d’un air triste, ne faites
+pas de ces plaisanteries en plein air:
+le vent deviendrait de flamme pour
+vous, par le temps qu’il fait.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, je me moque bien de tous
+ces exorcistes, moi! reprit le soldat; je
+m’appelle Grand-Ferré, et il n’y en a
+pas beaucoup qui aient un goupillon
+comme le mien.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant la poignée de son sabre
+<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span>
+d’une main, il retroussa sa moustache
+blonde et regarda autour de lui en fronçant
+le sourcil; mais comme il n’aperçut
+dans la foule aucun regard qui cherchât
+à braver le sien, il partit lentement en
+avançant le pied gauche le premier, et
+se promena dans les rues étroites et
+noires avec cette insouciance d’un militaire
+qui débute, et un mépris profond
+pour tout ce qui ne porte pas son habit.
+</p>
+
+<p>
+Cependant huit ou dix habitants raisonnables
+de cette petite ville se promenaient
+ensemble et en silence à travers
+la foule agitée; ils semblaient consternés
+de cette étonnante et soudaine
+rumeur, et s’interrogeaient du regard à
+chaque nouveau spectacle de folie qui
+frappait leurs yeux. Ce mécontentement
+muet attristait les hommes du peuple et
+les nombreux paysans venus de leurs
+campagnes, qui tous cherchaient leur
+opinion dans les regards des propriétaires,
+leurs patrons pour la plupart;
+ils voyaient que quelque chose de fâcheux
+se préparait, et avaient recours
+au seul remède que puisse prendre le
+<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span>
+sujet ignorant et trompé, la résignation
+et l’immobilité.
+</p>
+
+<p>
+Néanmoins le paysan de France a
+dans le caractère certaine naïveté moqueuse
+dont il se sert avec ses égaux
+souvent, et toujours avec ses supérieurs.
+Il fait des questions embarrassantes
+pour le pouvoir, comme le sont celles de
+l’enfance pour l’âge mûr; il se rapetisse
+à l’infini, pour que celui qu’il interroge
+se trouve embarrassé dans sa propre
+élévation; il redouble de gaucherie dans
+les manières et de grossièreté dans les
+expressions, pour mieux voir le but
+secret de sa pensée; tout prend, malgré
+lui cependant, quelque chose d’insidieux
+et d’effrayant qui le trahit; et son
+sourire sardonique, et la pesanteur
+affectée avec laquelle il s’appuie sur son
+long bâton, indiquent trop à quelles
+espérances il se livre, et quel est le
+soutien sur lequel il compte.
+</p>
+
+<p>
+L’un des plus âgés s’avança suivi de
+dix ou douze jeunes paysans, ses fils et
+neveux; ils portaient tous le grand chapeau
+et cette blouse bleue, ancien habit
+<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span>
+des Gaulois, que le peuple de France
+met encore sur tous ses autres vêtements,
+et qui convient si bien à son climat
+pluvieux et à ses laborieux usages.
+Quand il fut à portée des personnages
+dont nous avons parlé, il ôta son chapeau,
+et toute sa famille en fit autant:
+on vit alors sa figure brune et son front
+nu et ridé, couronné de cheveux blancs
+fort longs; ses épaules étaient voûtées
+par l’âge et le travail. Il fut accueilli
+avec un air de satisfaction et presque
+de respect par un homme très grave
+du groupe noir, qui, sans se découvrir,
+lui tendit la main.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, mon père Guillaume Leroux,
+lui dit-il, vous aussi, vous quittez
+votre ferme de la Chênaie pour la ville
+quand ce n’est pas jour de marché?
+C’est comme si vos bons bœufs se
+dételaient pour aller à la chasse aux
+étourneaux, et abandonnaient le labourage
+pour voir forcer un pauvre lièvre.
+</p>
+
+<p>
+—Ma fine, monsieur le comte du
+Lude, reprit le fermier, quelquefois le
+lièvre se vient jeter devant iceux; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span>
+m’est advis qu’on veut nous jouer, et je
+v’nons voir un peu comment.
+</p>
+
+<p>
+—Brisons là, mon ami, reprit le
+comte; voici M. Fournier, l’avocat, qui
+ne vous trompera pas, car il s’est démis
+de sa charge de procureur du roi hier
+au soir, et dorénavant son éloquence
+ne servira plus qu’à sa noble pensée:
+vous l’entendrez peut-être aujourd’hui;
+mais je le crains autant pour lui que
+je le souhaite pour l’accusé.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, monsieur, la vérité est
+une passion pour moi, dit Fournier.
+</p>
+
+<p>
+C’était un jeune homme d’une extrême
+pâleur, mais dont le visage était plein
+de noblesse et d’expression; ses cheveux
+blonds, ses yeux bleus, mobiles et très
+clairs, sa maigreur et sa taille mince lui
+donnaient l’air d’être plus jeune qu’il
+n’était; mais son visage pensif et passionné
+annonçait beaucoup de supériorité,
+et cette maturité précoce de l’âme
+que donnent l’étude et l’énergie naturelle.
+Il portait un habit et un manteau
+noirs assez courts, à la mode du temps,
+et, sous son bras gauche, un rouleau
+<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span>
+de papiers, qu’en parlant il prenait et
+serrait convulsivement de la main droite,
+comme un guerrier en colère saisit le
+pommeau de son épée. On eût dit qu’il
+voulait le dérouler et en faire sortir la
+foudre sur ceux qu’il poursuivait de ses
+regards indignés. C’étaient trois capucins
+et un récollet qui passaient dans la
+foule.
+</p>
+
+<p>
+—Père Guillaume, poursuivit M. du
+Lude, pourquoi n’avez-vous amené que
+vos enfants mâles avec vous, et pourquoi
+ces bâtons?
+</p>
+
+<p>
+—Ma fine, monsieur, c’est que je
+n’aimerions pas que nos filles apprinsent
+à danser comme les religieuses; et puis,
+pa’ l’temps qui court, les garçons savons
+mieux se remuer que les femmes.
+</p>
+
+<p>
+—Ne nous <i>remuons</i> pas, mon vieux
+ami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous
+tous plutôt pour voir la procession
+qui vient à nous, et souvenez-vous
+que vous avez soixante et dix ans.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit le vieux père, tout
+en faisant ranger ses douze enfants
+comme des soldats, j’avons fait la guerre
+<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span>
+avec le feu roi Henri, et j’savons jouer
+du pistolet tout aussi bien que les <i>ligueux</i>
+faisiont. Et il branla la tête et
+s’assit sur une borne, son bâton noueux
+entre les jambes, ses mains croisées
+dessus et son menton à barbe blanche
+par-dessus ses mains. Là, il ferma à
+demi les yeux comme s’il se livrait tout
+entier à ses souvenirs d’enfance.
+</p>
+
+<p>
+On voyait avec étonnement son habit
+rayé comme du temps du roi béarnais, et
+sa ressemblance avec ce prince dans les
+derniers temps de sa vie, quoique ses
+cheveux eussent été privés par le poignard
+de cette blancheur que ceux du
+paysan avaient paisiblement acquise.
+Mais un grand bruit de cloches attira
+l’attention vers l’extrémité de la grande
+rue de Loudun.
+</p>
+
+<p>
+On voyait venir de loin une longue
+procession dont la bannière et les
+piques s’élevaient au-dessus de la foule
+qui s’ouvrit en silence pour examiner
+cet appareil à moitié ridicule et à moitié
+sinistre.
+</p>
+
+<p>
+Des archers, à barbe pointue, portant
+<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span>
+de larges chapeaux à plumes, marchaient
+d’abord sur deux rangs avec de
+longues hallebardes, puis, se partageant
+en deux files de chaque côté de la rue,
+renfermaient dans cette double ligne
+deux lignes pareilles de pénitents gris;
+du moins donnerons-nous ce nom, connu
+dans quelques provinces du midi de la
+France, à des hommes revêtus d’une
+longue robe de cette couleur, qui leur
+couvre entièrement la tête en forme de
+capuchon, et dont le masque de la
+même étoffe se termine en pointe sous
+le menton comme une longue barbe, et
+n’a que trois trous pour les yeux et le
+nez. On voit encore de nos jours quelques
+enterrements suivis et honorés par
+des costumes semblables, surtout dans
+les Pyrénées. Les pénitents de Loudun
+avaient des cierges énormes à la main,
+et leur marche lente, et leurs yeux qui
+semblaient flamboyants sous le masque,
+leur donnaient un air de fantômes qui
+attristait involontairement.
+</p>
+
+<p>
+Les murmures en sens divers commencèrent
+dans le peuple.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span>
+—Il y a bien des coquins cachés sous
+ce masque, dit un bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Et dont la figure est plus laide encore
+que lui, reprit un jeune homme.
+</p>
+
+<p>
+—Ils me font peur! s’écriait une
+jeune femme.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crains que pour ma bourse,
+répondit un passant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Jésus! voilà donc nos saints
+frères de la Pénitence, disait une vieille
+en écartant sa mante noire. Voyez-vous
+quelle bannière ils portent? quel bonheur
+qu’elle soit avec nous! certainement
+elle nous sauvera: voyez-vous
+dessus le diable dans les flammes, et
+un moine qui lui attache une chaîne
+au cou? Voici actuellement les juges qui
+viennent: ah! les honnêtes gens! voyez
+leurs robes rouges, comme elles sont
+belles! Ah! sainte Vierge! qu’on les a
+biens choisis!
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont les ennemis personnels
+du curé, dit tout bas le comte du Lude à
+l’avocat Fournier, qui prit une note.
+</p>
+
+<p>
+—Les reconnaissez-vous bien tous?
+continua la vieille en distribuant des
+<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span>
+coups de poing à ses voisines, et en
+pinçant le bras à ses voisins jusqu’au
+sang pour exciter leur attention: voici
+ce bon M. Mignon qui parle tout bas à
+messieurs les conseillers du présidial de
+Poitiers; que Dieu répande sa sainte
+bénédiction sur eux!
+</p>
+
+<p>
+—C’est Roatin, Richard et Chevalier,
+qui voulaient le faire destituer il y a un
+an, continuait à demi-voix M. du Lude
+au jeune avocat, qui écrivait toujours
+sous son manteau, entouré et caché par
+le groupe noir des bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! voyez, voyez, rangez-vous
+donc! voici M. Barré, le curé de Saint-Jacques
+de Chinon, dit la vieille.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un saint, dit un autre.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un hypocrite, dit une voix
+d’homme.
+</p>
+
+<p>
+—Voyez comme le jeûne l’a rendu
+maigre!
+</p>
+
+<p>
+—Comme les remords le rendent
+pâle!
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui qui fait fuir les diables.
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui qui les souffle.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_80' name='Page_80'>[80]</a></span>
+Ce dialogue fut interrompu par un
+cri général:—Qu’elle est belle!
+</p>
+
+<p>
+La supérieure des Ursulines s’avançait
+suivie de toutes ses religieuses; son
+voile blanc était relevé. Pour que le
+peuple pût voir les traits des possédées,
+on avait voulu que cela fût ainsi pour elle
+et six autres sœurs. Rien ne la distinguait
+dans son costume qu’un immense
+rosaire à grains noirs tombant de son
+cou à ses pieds, et se terminant par une
+croix d’or; mais la blancheur éclatante
+de son visage, que relevait encore la
+couleur brune de son capuchon, attirait
+d’abord tous les regards; ses yeux noirs
+semblaient porter l’empreinte d’une
+profonde et brûlante passion; ils étaient
+couverts par les arcs parfaits de deux
+sourcils que la nature avait dessinés
+avec autant de soin que les Circassiennes
+en mettent à les arrondir avec le pinceau;
+mais un léger pli entre eux deux
+révélait une agitation forte et habituelle
+dans les pensées. Cependant elle affectait
+un grand calme dans tous ses mouvements
+et dans tout son être; ses pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span>
+étaient lents et cadencés; ses deux
+belles mains étaient réunies, aussi
+blanches et aussi immobiles que celles
+des statues de marbre qui prient éternellement
+sur les tombeaux.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! remarquez-vous, ma tante, dit
+la jeune Martine, sœur Agnès et sœur
+Claire qui pleurent auprès d’elle?
+</p>
+
+<p>
+—Ma nièce, elles se désolent d’être
+la proie du démon.
+</p>
+
+<p>
+—Ou se repentent, dit la même
+voix d’homme, d’avoir joué le ciel.
+</p>
+
+<p>
+Cependant un silence profond s’établit
+partout, et nul mouvement n’agita
+le peuple; il sembla glacé tout à coup
+par quelque enchantement, lorsque à
+la suite des religieuses parut, au milieu
+des quatre pénitents qui le tenaient
+enchaîné, le curé de l’église de Sainte-Croix,
+revêtu de la robe du pasteur;
+la noblesse de son visage était remarquable
+et rien n’égalait la douceur de
+ses traits; sans affecter un calme insultant,
+il regardait avec bonté et semblait
+chercher à droite et à gauche s’il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span>
+rencontrerait pas le regard attendri d’un
+ami; il le rencontra, il le reconnut, et
+ce dernier bonheur d’un homme qui
+voit approcher son heure dernière ne lui
+fut pas refusé: il entendit même quelques
+sanglots; il vit des bras s’étendre
+vers lui, et quelques-uns n’étaient pas
+sans armes; mais il ne répondit à aucun
+signe; il baissa les yeux, ne voulant
+pas perdre ceux qui l’aimaient et leur
+communiquer par un coup d’œil la
+contagion de l’infortune. C’était Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup la procession s’arrêta à
+un signe du dernier homme qui la suivait
+et qui semblait commander à tous.
+Il était grand, sec, pâle, revêtu d’une
+longue robe noire, la tête couverte d’une
+calotte de même couleur; il avait la
+figure d’un Basile, avec le regard de
+Néron. Il fit signe aux gardes de
+l’entourer, voyant avec effroi le groupe
+noir dont nous avons parlé, et que
+les paysans se serraient de près pour
+l’écouter; les chanoines et les capucins
+se placèrent près de lui, et il prononça
+<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span>
+d’une voix glapissante ce singulier
+arrêt:
+</p>
+
+<p>
+«Nous, sieur de Laubardemont,
+maître des requêtes étant envoyé et
+subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire
+relativement au procès du magicien
+<i>Urbain Grandier</i>, pour le juger
+sur tous les chefs d’accusation, assisté
+des révérends pères <i>Mignon</i>, chanoine;
+<i>Barré</i>, curé de Saint-Jacques de Chinon;
+du père Lactance et de tous les
+juges appelés à juger icelui magicien;
+avons préalablement décrété ce qui
+suit: <i lang="la" xml:lang="la">Primo</i>, la prétendue assemblée
+de propriétaires nobles, bourgeois de
+la ville et des terres environnantes est
+cassée, comme tendant à une sédition
+populaire; ses actes seront déclarés
+nuls, et sa prétendue lettre au roi contre
+nous, juges, interceptée et brûlée en
+place publique, comme calomniant les
+bonnes Ursulines et les révérends pères
+et juges. <i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, il sera défendu de
+dire publiquement ou en particulier que
+les susdites religieuses ne sont point
+possédées du malin esprit, et de douter
+<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span>
+du pouvoir des exorcistes, à peine de
+vingt mille livres d’amende et de punition
+corporelle.
+</p>
+
+<p>
+«Les baillis et échevins s’y conformeront.
+Ce 18 juin de l’an de grâce 1639.»
+</p>
+
+<p>
+A peine eut-il fini cette lecture, qu’un
+bruit discordant de trompettes partit
+avant la dernière syllabe de ces paroles,
+et couvrit, quoique imparfaitement, les
+murmures qui le poursuivaient: il
+pressa la marche de la procession, qui
+entra dans le grand bâtiment qui tenait
+à l’église, ancien couvent dont les étages
+étaient tous tombés en ruine, et qui ne
+formait plus qu’une seule et immense
+salle propre à l’usage qu’on en voulait
+faire. Laubardemont ne se crut en sûreté
+que lorsqu’il y fut entré, et qu’il entendit
+les lourdes et doubles portes se refermer
+en criant sur la foule qui hurlait
+encore.
+</p>
+
+<h2 id="chap_3">
+CHAPITRE III
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE BON PRÊTRE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+L’homme de paix me parla ainsi.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Vicaire savoyard.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A présent que la procession diabolique
+est entrée dans la salle de son
+spectacle, et tandis qu’elle arrange sa
+sanglante représentation, voyons ce
+qu’avait fait Cinq-Mars au milieu des
+spectateurs en émoi. Il était naturellement
+doué de beaucoup de tact, et
+sentit qu’il ne parviendrait pas facilement
+à son but de trouver l’abbé Quillet
+dans un moment où la fermentation
+des esprits était à son comble. Il resta
+donc à cheval avec ses quatre domestiques
+dans une petite rue fort obscure
+qui donnait dans la grande, et d’où il
+put voir facilement tout ce qui s’était
+<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span>
+passé. Personne ne fit d’abord attention
+à lui; mais, lorsque la curiosité publique
+n’eut pas d’autre aliment, il devint le
+but de tous les regards. Fatigués de
+tant de scènes, les habitants le voyaient
+avec assez de mécontentement, et se
+demandaient à demi-voix si c’était encore
+un exorciseur qui leur arrivait; quelques
+paysans même commençaient à
+trouver qu’il embarrassait la rue avec
+ses cinq chevaux. Il sentit qu’il était
+temps de prendre son parti, et, choisissant
+sans hésiter les gens les mieux
+mis, comme ferait chacun à sa place, il
+s’avança avec sa suite le chapeau à la
+main vers le groupe noir dont nous
+avons parlé, et, s’adressant au personnage
+qui lui parut le plus distingué:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir
+M. l’abbé Quillet?
+</p>
+
+<p>
+A ce nom, tout le monde le regarda
+avec un air d’effroi, comme s’il eût prononcé
+celui de Lucifer. Cependant personne
+n’en eut l’air offensé; il semblait,
+au contraire, que cette demande fît
+naître sur lui une opinion favorable
+<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span>
+dans les esprits. Du reste le hasard l’avait
+bien servi dans son choix. Le comte
+du Lude s’approcha de son cheval en
+le saluant:
+</p>
+
+<p>
+—Mettez pied à terre, monsieur, lui
+dit-il, et je vous pourrai donner sur son
+compte d’utiles renseignements.
+</p>
+
+<p>
+Après avoir parlé fort bas, tous deux
+se quittèrent avec la cérémonieuse politesse
+du temps. Cinq-Mars remonta
+sur son cheval noir, et, passant dans
+plusieurs petites rues, fut bientôt hors
+de la foule avec sa suite.
+</p>
+
+<p>
+—Que je suis heureux! disait-il chemin
+faisant: je vais voir du moins un
+instant ce bon et doux abbé qui m’a
+élevé; je me rappelle encore ses traits,
+son air calme et sa voix pleine de
+bonté.
+</p>
+
+<p>
+Comme il pensait tout ceci avec attendrissement,
+il se trouva dans une petite
+rue noire qu’on lui avait indiquée; elle
+était si étroite, que les genouillères de
+ses bottes touchaient aux deux murs.
+Il trouva au bout une maison de bois à
+<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span>
+un seul étage, et, dans son empressement,
+frappa à coups redoublés.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? cria une voix furieuse.
+</p>
+
+<p>
+Et presque aussitôt la porte s’ouvrant
+laissa voir un petit homme gros,
+court et tout rouge, portant une calotte
+noire, une immense fraise blanche, des
+bottes à l’écuyère qui engloutissaient
+ses petites jambes dans leurs énormes
+tuyaux, et deux pistolets d’arçon à sa
+main.
+</p>
+
+<p>
+—Je vendrai chèrement ma vie!
+cria-t-il, et...
+</p>
+
+<p>
+—Doucement, l’abbé, doucement, lui
+dit son élève en lui prenant le bras: ce
+sont vos amis.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon pauvre enfant, c’est
+vous! dit le bonhomme, laissant tomber
+ses pistolets, que ramassa avec précaution
+un domestique armé aussi jusqu’aux
+dents. Eh? que venez vous faire
+ici? L’abomination y est venue, et j’attends
+la nuit pour partir. Entrez vite,
+mon ami, vous et vos gens; je vous ai
+pris pour les archers de Laubardemont
+et, ma foi, j’allais sortir un peu de mon
+<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span>
+caractère. Vous voyez ces chevaux; je
+vais en Italie rejoindre notre ami le
+duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite
+la grande porte par dessus ces braves
+domestiques et recommandez leur de ne
+pas faire trop de bruit, quoiqu’il n’y ait
+pas d’habitation près de celle-ci.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp obéit à l’intrépide petit
+abbé, qui embrassa quatre fois Cinq-Mars
+en s’élevant sur la pointe de ses
+bottes pour atteindre le milieu de sa poitrine.
+Il le conduisit bien vite dans une
+étroite chambre, qui semblait un grenier
+abandonné, et, s’asseyant avec lui
+sur une malle de cuir noir, il lui dit
+avec chaleur:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon enfant, où allez-vous? A
+quoi pense madame la maréchale de
+vous laisser venir ici? Ne voyez-vous
+pas bien tout ce qui se fait contre un
+malheureux qu’il faut perdre? Ah! bon
+Dieu! était-ce là le premier spectacle
+que mon cher élève devait avoir sous les
+yeux? Ah! ciel! quand vous voilà à cet
+âge charmant où l’amitié, les tendres
+affections, la douce confiance, devaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span>
+vous entourer, quand tout devait vous
+donner une bonne opinion de votre espèce,
+à votre entrée dans le monde!
+quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi
+êtes-vous venu?
+</p>
+
+<p>
+Quand le bon abbé eut ainsi gémi en
+serrant affectueusement les deux mains
+du jeune voyageur dans ses mains
+rouges et ridées, son élève eut enfin le
+temps de lui dire:
+</p>
+
+<p>
+—Mais ne devinez-vous pas, mon
+cher abbé, que c’est parce que vous étiez
+à Loudun que je suis venu? Quant à ces
+spectacles dont vous parlez, ils ne m’ont
+paru que ridicules, et je vous jure que
+je n’en aime pas moins l’espèce humaine,
+dont vos vertus et vos leçons
+m’ont donné une excellente idée; et
+parce que cinq ou six folles...
+</p>
+
+<p>
+—Ne perdons pas de temps; je vous
+dirai cette folie, je vous l’expliquerai.
+Mais répondez, où allez-vous? que
+faites-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc
+doit me présenter au roi.
+</p>
+
+<p>
+Ici le bon et vif abbé se leva de sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span>
+malle, et, marchant ou plutôt courant
+de long en large dans la chambre en
+frappant du pied:
+</p>
+
+<p>
+—Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il
+en étouffant, devenant tout rouge
+et les larmes dans les yeux, pauvre
+enfant! ils vont le perdre! Ah! mon
+Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer
+là! que lui veulent-ils? Ah! qui vous
+gardera, mon ami, dans ce pays dangereux?
+dit-il en se rasseyant et reprenant
+les deux mains de son élève dans
+les siennes avec une sollicitude paternelle,
+et cherchant à lire dans ses regards.
+</p>
+
+<p>
+—Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars
+en regardant au plafond; je pense
+que ce sera le cardinal de Richelieu,
+qui était l’ami de mon père.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher Henri, vous me faites
+trembler, mon enfant; il vous perdra
+si vous n’êtes pas son instrument docile.
+Ah! que ne puis-je aller avec vous!
+Pourquoi faut-il que j’aie montré une
+tête de vingt ans dans cette malheureuse
+affaire?... Hélas! non, je vous serais
+<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span>
+dangereux; au contraire, il faut que je
+me cache. Mais vous aurez M. de Thou
+près de vous, mon fils, n’est-ce pas?
+dit-il en cherchant à se calmer; c’est
+votre ami d’enfance, un peu plus âgé que
+vous; écoutez-le, mon enfant; c’est un
+sage jeune homme: il a réfléchi, il a
+des idées à lui.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! oui, mon cher abbé, comptez
+sur mon tendre attachement pour lui;
+je n’ai pas cessé de l’aimer...
+</p>
+
+<p>
+—Mais vous avez sûrement cessé de
+lui écrire, n’est-ce pas? reprit en souriant
+un peu le bon abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous demande pardon, mon
+bon abbé; je lui ai écrit une fois, et
+hier, pour lui annoncer que le Cardinal
+m’appelle à la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! lui-même a voulu vous voir!
+</p>
+
+<p>
+Alors Cinq-Mars montra la lettre du
+Cardinal-duc à sa mère, et peu à peu
+son ancien gouverneur se calma et s’adoucit.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, disait-il tout bas,
+allons, ce n’est pas mal, cela promet:
+<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span>
+capitaine aux gardes à vingt ans, ce n’est
+pas mal.
+</p>
+
+<p>
+Et il sourit.
+</p>
+
+<p>
+Et le jeune homme, transporté de voir
+ce sourire qui s’accordait enfin avec
+tous les siens, sauta au cou de l’abbé
+et l’embrassa comme s’il se fût emparé
+de tout un avenir de plaisir, de gloire
+et d’amour.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, se dégageant avec peine
+de cette chaude embrassade, le bon abbé
+reprit sa promenade et ses réflexions. Il
+toussait souvent et branlait la tête,
+et Cinq-Mars, sans oser reprendre la
+conversation, le suivait des yeux et
+devenait triste en le voyant redevenu
+sérieux.
+</p>
+
+<p>
+Le vieillard se rassit enfin, et commença
+d’un ton grave le discours suivant:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, mon enfant, je me suis
+livré en père à vos espérances; je dois
+pourtant vous dire, et ce n’est point
+pour vous affliger, qu’elles me semblent
+excessives et peu naturelles. Si le Cardinal
+n’avait pour but que de témoigner
+<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span>
+à votre famille de l’attachement et de la
+reconnaissance, il n’irait pas si loin dans
+ses faveurs; mais il est probable qu’il
+a jeté les yeux sur vous. D’après ce
+qu’on lui aura dit, vous lui semblez
+propre à jouer tel ou tel rôle impossible
+à deviner et dont il aura tracé l’emploi
+dans le repli le plus profond de sa pensée.
+Il veut vous y élever, vous y dresser,
+passez-moi cette expression en faveur
+de sa justesse, et pensez-y sérieusement
+quand le temps en viendra. Mais n’importe,
+je crois qu’au point où en sont
+les choses, vous feriez bien de suivre
+cette veine; c’est ainsi que de grandes
+fortunes ont commencé; il s’agit seulement
+de ne point se laisser aveugler et
+gouverner. Tâchez que les faveurs ne
+vous étourdissent pas, mon pauvre enfant,
+et que l’élévation ne vous fasse
+pas tourner la tête; ne vous effarouchez
+pas de ce soupçon, c’est arrivé à de plus
+vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi
+qu’à votre mère; voyez M. de Thou, et
+nous tâcherons de vous bien conseiller.
+En attendant, mon fils, ayez la bonté
+<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span>
+de fermer cette fenêtre, d’où il me vient
+du vent sur la tête, et je vais vous conter
+ce qui s’est passé ici.
+</p>
+
+<p>
+Henri, espérant que la partie morale
+du discours était finie, et ne voyant plus
+dans la seconde qu’un récit, ferma vite
+la vieille fenêtre tapissée de toiles d’araignées,
+et revint à sa place sans parler.
+</p>
+
+<p>
+—A présent que j’y réfléchis mieux,
+je pense qu’il ne vous sera peut-être pas
+inutile d’avoir passé par ici, quoique ce
+soit une triste expérience que vous y
+deviez trouver; mais elle suppléera à ce
+que je ne vous ai pas dit autrefois de
+la perversité des hommes; j’espère
+d’ailleurs que la fin ne sera pas sanglante,
+et que la lettre que nous avons
+écrite au roi aura le temps d’arriver.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai entendu dire qu’elle était interceptée,
+dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—C’en est fait alors, dit l’abbé Quillet;
+le curé est perdu. Mais écoutez-moi
+bien.
+</p>
+
+<p>
+A Dieu ne plaise, mon enfant, que
+ce soit moi, votre ancien instituteur, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span>
+veuille attaquer mon propre ouvrage et
+porter atteinte à votre foi. Conservez-la
+toujours et partout, cette foi simple dont
+votre noble famille vous a donné
+l’exemple, que nos pères avaient plus
+encore que nous-mêmes, et dont les
+plus grands capitaines de nos temps
+ne rougissent pas. En portant votre épée,
+souvenez-vous qu’elle est à Dieu. Mais
+aussi, lorsque vous serez au milieu des
+hommes, tâchez de ne pas vous laisser
+tromper par l’hypocrite; il vous entourera,
+vous prendra, mon fils, par le côté
+vulnérable de votre cœur naïf, en parlant
+à votre religion; et, témoin des
+extravagances de son zèle affecté, vous
+vous croirez tiède auprès de lui, vous
+croirez que votre conscience parle contre
+vous-même; mais ce ne sera pas sa voix
+que vous entendrez. Quels cris elle jetterait,
+combien elle serait plus soulevée
+contre vous, si vous aviez contribué à
+perdre l’innocence en appelant contre
+elle le ciel même en faux témoignage!
+</p>
+
+<p>
+—O mon père! est-ce possible? dit
+Henri d’Effiat en joignant les mains.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span>
+—Que trop véritable, continua l’abbé;
+vous en avez vu l’exécution en partie
+ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez
+pas témoin d’horreurs plus grandes!
+Mais écoutez bien: quelque chose que
+vous voyiez se passer, quelque crime
+que l’on ose commettre, je vous en conjure,
+au nom de votre mère et de tout
+ce qui vous est cher, ne prononcez pas
+une parole, ne faites pas un geste qui
+manifeste une opinion quelconque sur
+cet évènement. Je connais votre caractère
+ardent, vous le tenez du maréchal
+votre père; modérez-le, ou vous êtes
+perdu; ces petites colères de sang procurent
+peu de satisfaction et attirent
+de grands revers; je vous y ai vu trop
+enclin; si vous saviez combien le calme
+donne de supériorité sur les hommes!
+Les anciens l’avaient empreint sur le
+front de la Divinité, comme son plus
+bel attribut, parce que l’impassibilité
+attestait l’être placé au-dessus de nos
+craintes, de nos espérances, de nos plaisirs
+et de nos peines. Restez donc aussi
+impassible dans les scènes que vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span>
+allez voir, mon cher enfant; mais voyez-les,
+il le faut; assistez à ce jugement
+funeste; pour moi, je vais subir les conséquences
+de ma sottise d’écolier. La
+voici: elle vous montrera qu’avec une
+tête chauve on peut être encore enfant
+comme sous vos beaux cheveux châtains.
+</p>
+
+<p>
+Ici l’abbé Quillet lui prit la tête dans
+ses deux mains et continua ainsi.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, j’ai été curieux de voir les
+diables des Ursulines tout comme un
+autre, mon cher fils; et sachant qu’ils
+s’annonçaient pour parler toutes les
+langues, j’ai eu l’imprudence de quitter
+le latin et de leur faire quelques questions
+en grec; la supérieure est fort
+jolie, mais elle n’a pas pu répondre
+dans cette langue. Le médecin Duncan
+a fait tout haut l’observation qu’il était
+surprenant que le démon, qui n’ignorait
+rien, fît des barbarismes et des solécismes,
+et ne pût répondre en grec. La
+jeune supérieure, qui était alors sur son
+lit de parade, se tourna du côté du mur
+pour pleurer, et dit tout bas au père
+<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span>
+Barré: <i>Monsieur! je n’y tiens plus</i>; je
+le répétai tout haut, et je mis en fureur
+tous les exorcistes: ils s’écrièrent que
+je devais savoir qu’il y avait des démons
+plus ignorants que des paysans, et dirent
+que pour leur puissance et leur force
+physique nous n’en pouvions douter,
+puisque les esprits nommés <i>Grésil des
+Trônes</i>, <i>Aman des puissances</i> et <i>Asmodée</i>
+avaient promis d’enlever la calotte de
+M. de Laubardemont. Ils s’y préparaient,
+quand le chirurgien Duncan, qui est
+homme savant et probe, mais assez
+moqueur, s’avisa de tirer un fil qu’il découvrit
+attaché à une colonne et caché
+par un tableau de sainteté, de manière
+à retomber, sans être vu, fort près du
+maître des requêtes; cette fois on l’appela
+huguenot, et je crois que, si le
+maréchal de Brézé n’était son protecteur,
+il s’en tirerait mal. M. le comte
+du Lude s’est avancé alors avec son sang-froid
+ordinaire, et a prié les exorcistes
+d’agir devant lui. Le père Lactance, ce
+capucin dont la figure est si noire et
+le regard si dur, s’est chargé de la sœur
+<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span>
+Agnès et de la sœur Claire; il a élevé
+ses deux mains, les regardant comme le
+serpent regarderait deux colombes, et
+a crié d’une voix terrible: <i lang="la" xml:lang="la">Quis te misit,
+Diabole?</i> et les deux filles ont dit parfaitement
+ensemble: <i lang="la" xml:lang="la">Urbanus</i>. Il allait
+continuer, quand M. du Lude, tirant
+d’un air de componction une petite
+boîte d’or, a dit qu’il tenait là une relique
+laissée par ses ancêtres, et que, ne
+doutant pas de la possession, il voulait
+l’éprouver. Le père Lactance, ravi, s’est
+saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il
+touché le front des deux filles, qu’elles
+ont fait des sauts prodigieux, se tordant
+les pieds et les mains; Lactance hurlait
+ses exorcismes, Barré se jetait à genoux
+avec toutes les vieilles femmes, Mignon
+et les juges applaudissaient. Laubardemont,
+impassible, faisait (sans être
+foudroyé!) le signe de la croix.
+</p>
+
+<p>
+Quand, M. du Lude reprenant sa boîte,
+les religieuses sont restées paisibles:—<i>Je
+ne crains pas</i>, a dit fièrement Lactance,
+<i>que vous doutiez de la vérité de vos reliques!</i>
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span>
+—<i>Pas plus que de celle de la possession</i>,
+a répondu M. du Lude en ouvrant
+sa boîte.
+</p>
+
+<p>
+Elle était vide.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, vous vous moquez de
+nous, a dit Lactance.
+</p>
+
+<p>
+J’étais indigné de ces momeries et
+lui dis:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, comme vous vous
+moquez de Dieu et des hommes. C’est
+pour cela que vous me voyez, mon cher
+ami, des bottes de sept lieues si lourdes
+et si grosses, qui me font mal aux pieds,
+et de longs pistolets; car notre ami
+Laubardemont m’a décrété de prise de
+corps, et je ne veux point le lui laisser
+saisir, tout vieux qu’il est.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, s’écria Cinq-Mars, est-il donc
+si puissant?
+</p>
+
+<p>
+—Plus qu’on ne le croit et qu’on
+ne le peut croire; je sais que l’abbesse
+possédée est sa nièce, et qu’il est muni
+d’un arrêt du conseil qui lui ordonne
+de juger, sans s’arrêter à tous les appels
+interjetés au parlement, à qui le Cardinal
+<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span>
+interdit connaissance de la cause d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+—Et enfin quels sont ses torts? dit
+le jeune homme, déjà puissamment intéressé.
+</p>
+
+<p>
+—Ceux d’une âme forte et d’un génie
+supérieur, une volonté inflexible qui a
+irrité la puissance contre lui, et une passion
+profonde qui a entraîné son cœur
+et lui a fait commettre le seul péché
+mortel que je croie pouvoir lui être
+reproché; mais ce n’a été qu’en violant
+le secret de ses papiers, qu’en les arrachant
+à Jeanne d’Estièvre, sa mère
+octogénaire, qu’on a su et publié son
+amour pour la belle Madeleine de Brou;
+cette jeune demoiselle avait refusé de
+se marier et voulait prendre le voile.
+Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle
+d’aujourd’hui! L’éloquence de
+Grandier et sa beauté angélique ont
+souvent exalté des femmes qui venaient
+de loin pour l’entendre parler; j’en ai
+vu s’évanouir durant ses sermons; d’autres
+s’écrier que c’était un ange, toucher
+ses vêtements et baiser ses mains lorsqu’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span>
+descendait de la chaire. Il est certain
+que, si ce n’est sa beauté, rien
+n’égalait la sublimité de ses discours,
+toujours inspirés: le miel pur des
+Évangiles s’unissait, sur ses lèvres, à la
+flamme étincelante des prophéties, et
+l’on sentait au son de sa voix un cœur
+tout plein d’une sainte pitié pour les
+maux de l’homme, et tout gonflé de
+larmes prêtes à couler sur nous.
+</p>
+
+<p>
+Le bon prêtre s’interrompit, parce
+que lui-même avait des pleurs dans la
+voix et dans les yeux; sa figure ronde et
+naturellement gaie était plus touchante
+qu’une autre dans cet état, car la tristesse
+semblait ne pouvoir l’atteindre.
+Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra
+la main sans rien dire, de crainte de
+l’interrompre. L’abbé tira un mouchoir
+rouge, s’essuya les yeux, se moucha et
+reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Cette effrayante attaque de tous
+les ennemis d’Urbain est la seconde;
+il avait déjà été accusé d’avoir ensorcelé
+les religieuses et examiné par de saints
+prélats, par des magistrats éclairés, par
+<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span>
+des médecins instruits, qui l’avaient
+absous, et qui, tout indignés, avaient
+imposé silence à ces démons de fabrique
+humaine. Le bon et pieux archevêque
+de Bordeaux se contenta de choisir lui-même
+les examinateurs de ces prétendus
+exorcistes, et son ordonnance
+fit fuir ces prophètes et taire leur enfer.
+Mais, humiliés par la publicité des débats,
+honteux de voir Grandier bien
+accueilli de notre bon roi lorsqu’il fut
+se jeter à ses pieds à Paris, ils ont
+compris que, s’il triomphait, ils étaient
+perdus et regardés comme des imposteurs;
+déjà le couvent des Ursulines
+ne semblait plus être qu’un théâtre d’indignes
+comédies; les religieuses, des
+actrices déhontées; plus de cent personnes
+acharnées contre le curé s’étaient
+compromises dans l’espoir de le perdre:
+leur conjuration, loin de se dissoudre,
+a repris des forces par son premier
+échec: voici les moyens que ses ennemis
+implacables ont mis en usage.
+</p>
+
+<p>
+Connaissez-vous un homme appelé
+l’Eminence grise, ce capucin redouté que
+<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span>
+le Cardinal emploie à tout, consulte
+souvent et méprise toujours? c’est à lui
+que les capucins de Loudun se sont
+adressés. Une femme de ce pays et du
+petit peuple, nommée Hamon, ayant
+eu le bonheur de plaire à la reine quand
+elle passa dans ce pays, cette princesse
+l’attacha à son service. Vous savez
+quelle haine sépare sa cour de celle
+du Cardinal, vous savez qu’Anne d’Autriche
+et M. de Richelieu se sont quelque
+temps disputé la faveur du roi, et que,
+de ces deux soleils, la France ne savait
+jamais lequel se lèverait le lendemain.
+Dans un moment d’éclipse du Cardinal,
+une satire parut, sortie du système
+planétaire de la Reine; elle avait pour
+titre la <i>Cordonnière de la Reine mère</i>;
+elle était bassement écrite et conçue,
+mais renfermait des choses si injurieuses
+sur la naissance et la personne
+du Cardinal, que les ennemis de
+ce ministre s’en emparèrent et lui
+donnèrent une vogue qui l’irrita. On y
+révélait beaucoup d’intrigues et de mystères
+qu’il croyait impénétrables; il lut
+<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span>
+cet ouvrage anonyme et voulut en savoir
+l’auteur. Ce fut dans ce temps même
+que les capucins de cette petite ville
+écrivirent au père Joseph qu’une correspondance
+continuelle entre Grandier
+et la Hamon ne leur laissait aucun
+doute qu’il ne fût l’auteur de cette
+diatribe. En vain avait-il publié précédemment
+des livres religieux de prières
+et de méditations dont le style seul
+devait l’absoudre d’avoir mis la main à
+un libelle écrit dans le langage des
+halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu
+contre Urbain, n’a voulu voir que
+lui de coupable: on lui a rappelé que
+lorsqu’il n’était encore que prieur de
+Coussay, Grandier lui disputa le pas,
+le prit même avant lui: je suis bien
+trompé si ce pas ne met son pied dans
+la tombe...
+</p>
+
+<p>
+Un triste sourire accompagna ce mot
+sur les lèvres du bon abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! vous croyez que cela ira
+jusqu’à la mort?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon enfant, oui, jusqu’à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span>
+mort; déjà on a enlevé toutes les pièces
+et les sentences d’absolution qui pouvaient
+lui servir de défense, malgré
+l’opposition de sa pauvre mère, qui les
+conservait comme la permission de vivre
+donnée à son fils; déjà on a affecté de
+regarder un ouvrage contre le célibat
+des prêtres, trouvé dans ses papiers,
+comme destiné à propager le schisme.
+Il est bien coupable sans doute, et
+l’amour qui l’a dicté, quelque pur qu’il
+puisse être, est une faute énorme dans
+l’homme qui est consacré à Dieu seul;
+mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir
+encourager l’hérésie, et c’était, dit-on,
+pour apaiser les remords de mademoiselle
+de Brou qu’il l’avait composé.
+On a si bien vu que ces fautes véritables
+ne suffisaient pas pour le faire
+mourir, qu’on a réveillé l’accusation de
+sorcellerie assoupie depuis longtemps,
+et que, feignant d’y croire, le Cardinal a
+établi dans cette ville un tribunal nouveau,
+et enfin mis à sa tête Laubardemont;
+c’est un signe de mort. Ah! fasse
+le ciel que vous ne connaissiez jamais
+<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span>
+ce que la corruption des gouvernements
+appelle <i>coups d’État</i>.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment un cri horrible retentit
+au-delà d’un petit mur de la cour;
+l’abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit
+autant.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un cri de femme, dit le vieillard.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’il est déchirant! dit le jeune
+homme. Qu’est-ce? cria-t-il à ses gens qui
+étaient tous sortis dans la cour.
+</p>
+
+<p>
+Ils répondirent qu’on n’entendait plus
+rien.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon! cria l’abbé,
+ne faites plus de bruit.
+</p>
+
+<p>
+Il referma la fenêtre et mit ses deux
+mains sur ses yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! quel cri! mon enfant, dit-il
+(et il était fort pâle), quel cri! il m’a
+percé le cœur; c’est quelque malheur;
+Ah! mon Dieu! il m’a troublé, je ne
+puis plus continuer à vous parler. Faut-il
+que je l’aie entendu quand je vous
+parlais de votre destinée! Mon cher enfant,
+que Dieu vous bénisse. Mettez-vous
+à genoux.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span>
+Cinq-Mars fit ce qu’il voulait, et fut
+averti par un baiser sur ses cheveux
+que le vieillard l’avait béni et le relevait
+en disant:
+</p>
+
+<p>
+—Allez vite, mon ami, l’heure s’avance;
+on pourrait vous trouver avec
+moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux
+ici; enveloppez-vous dans un manteau
+et partez. J’ai beaucoup à écrire
+avant l’heure où l’obscurité me permettra
+de prendre la route d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+Ils s’embrassèrent une seconde fois
+en se promettant des lettres, et Henri
+s’éloigna. L’abbé, le suivant encore des
+yeux par la fenêtre, lui cria:—Soyez
+bien sage, quelque chose qu’il arrive;
+et lui envoya encore une fois sa bénédiction
+en disant:—Pauvre enfant!
+</p>
+
+<h2 id="chap_4">
+CHAPITRE IV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE PROCÈS
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei<br /></span>
+<span class="i0">Esser temuta da ciascun che legge<br /></span>
+<span class="i0">Cio, che fu manifesto agli occhi miei.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Dante.</span>
+</p>
+
+<p>
+O vengeance de Dieu, combien tu
+dois être redoutable à quiconque va lire
+ceci, qui se manifesta sous mes yeux!
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Malgré l’usage des séances secrètes,
+alors mis en vigueur par Richelieu, les
+juges du curé de Loudun avaient voulu
+que la salle fût ouverte au peuple, et
+ne tardèrent pas à s’en repentir. Mais
+d’abord ils crurent en avoir assez imposé
+à la multitude par leurs jongleries, qui
+durèrent près de six mois; ils étaient
+tous intéressés à la perte d’Urbain Grandier,
+mais ils voulaient que l’indignation
+du pays sanctionnât en quelque sorte
+<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span>
+l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ils
+avaient ordre de porter, comme l’avait
+dit le bon abbé à son élève.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont était une espèce d’oiseau
+de proie que le Cardinal envoyait
+toujours quand sa vengeance voulait un
+agent sûr et prompt, et, en cette occasion,
+il justifia le choix qu’on avait
+fait de sa personne. Il ne fit qu’une
+faute, celle de permettre la séance publique,
+contre l’usage; il avait l’intention
+d’intimider et d’effrayer; il effraya, mais
+fit horreur.
+</p>
+
+<p>
+La foule que nous avons laissée à
+la porte y était restée deux heures, pendant
+qu’un bruit sourd de marteaux
+annonçait que l’on achevait dans l’intérieur
+de la grande salle des préparatifs
+inconnus et faits à la hâte. Des
+archers firent tourner péniblement sur
+leurs gonds les lourdes portes de la rue,
+et le peuple avide s’y précipita. Le jeune
+Cinq-Mars fut jeté dans l’intérieur avec
+le second flot, et, placé derrière un pilier
+fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour
+voir sans être vu. Il remarqua avec
+<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span>
+déplaisir que le groupe noir des bourgeois
+était près de lui; mais les grandes portes,
+en se refermant, laissèrent toute la partie
+du local où était le peuple dans une telle
+obscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître.
+Quoique l’on ne fût qu’au milieu du
+jour, des flambeaux éclairaient la salle,
+mais étaient presque tous placés à l’extrémité,
+où s’élevait l’estrade des juges,
+rangés derrière une table fort longue; les
+fauteuils, les tables, les degrés, tout était
+couvert de drap noir et jetait sur les
+figures de livides reflets. Un banc réservé
+à l’accusé était placé sur la gauche, et
+sur le crêpe qui le couvrait on avait
+brodé en relief des flammes d’or, pour
+figurer la cause de l’accusation. Le prévenu
+y était assis, entouré d’archers, et
+toujours les mains attachées par des
+chaînes que deux moines tenaient avec
+une frayeur simulée, affectant de s’écarter
+au plus léger de ses mouvements,
+comme s’ils eussent tenu en laisse un
+tigre ou un loup enragé, ou que la
+flamme eût dû s’attacher à leurs vêtements.
+Ils empêchaient aussi avec soin
+<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span>
+que le peuple ne pût voir sa figure.
+</p>
+
+<p>
+Le visage impassible de M. de Laubardemont
+paraissait dominer les juges
+de son choix; plus grand qu’eux presque
+de toute la tête, il était placé sur un
+siège plus élevé que les leurs; chacun
+de ses regards ternes et inquiets leur
+envoyait un ordre. Il était vêtu d’une
+longue et large robe rouge, une calotte
+noire couvrait ses cheveux; il semblait
+occupé à débrouiller des papiers qu’il
+faisait passer aux juges et circuler dans
+leurs mains. Des accusateurs, tous ecclésiastiques,
+siégeaient à droite des juges:
+ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles;
+on distinguait le père Lactance à la
+simplicité de son habit de capucin, à sa
+tonsure et à la rudesse de ses traits.
+Dans une tribune était l’évêque de Poitiers;
+d’autres tribunes étaient pleines
+de femmes voilées. Aux pieds des juges,
+une foule ignoble de femmes et d’hommes
+de la lie du peuple s’agitait
+derrière six jeunes religieuses des Ursulines
+dégoûtées de les approcher:
+c’étaient les témoins.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span>
+Le reste de la salle était plein d’une
+foule immense, sombre, silencieuse,
+suspendue aux corniches, aux portes,
+aux poutres, et pleine d’une terreur qui
+en donnait aux juges, car cette stupeur
+venait de l’intérêt du peuple pour
+l’accusé. Des archers nombreux, armés
+de longues piques, encadraient ce lugubre
+tableau d’une manière digne de
+ce farouche aspect de la multitude.
+</p>
+
+<p>
+Au geste du président on fit retirer les
+témoins, auxquels un huissier ouvrit une
+porte étroite. On remarqua la supérieure
+des Ursulines, qui, en passant devant
+M. de Laubardemont, s’avança, et dit
+assez haut:—Vous m’avez trompée,
+monsieur. Il demeura impassible: elle
+sortit.
+</p>
+
+<p>
+Un silence profond régnait dans l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Se levant avec gravité, mais avec un
+trouble visible, un des juges, nommé
+Houmain, lieutenant criminel d’Orléans,
+lut une espèce de mise en accusation
+d’une voix très basse et si enrouée, qu’il
+était impossible d’en saisir aucune parole.
+<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span>
+Cependant il se faisait entendre
+lorsque ce qu’il avait à dire devait
+frapper l’esprit du peuple. Il divisa
+les preuves du procès en deux sortes:
+les unes résultant des dépositions de
+soixante-douze témoins; les autres,
+et les plus certaines, des exorcismes
+des révérends pères ici présents, s’écria-t-il
+en faisant le signe de la
+croix.
+</p>
+
+<p>
+Les pères Lactance, Barré et Mignon
+s’inclinèrent profondément en répétant
+aussi ce signe sacré.—Oui, messeigneurs,
+dit-il en s’adressant aux juges,
+on a reconnu et déposé devant vous ce
+bouquet de roses blanches et ce manuscrit
+signé du sang du magicien, copie
+du pacte qu’il avait fait avec Lucifer, et
+qu’il était forcé de porter sur lui pour
+conserver sa puissance. On lit encore
+avec horreur ces paroles écrites au bas du
+parchemin: <i>La minute est aux enfers,
+dans le cabinet de Lucifer</i>.
+</p>
+
+<p>
+Un éclat de rire qui semblait sortir
+d’une poitrine forte s’entendit dans la
+foule. Le président rougit, et fit signe à
+<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span>
+des archers, qui essayèrent en vain de
+trouver le perturbateur. Le rapporteur
+continua:
+</p>
+
+<p>
+—Les démons ont été forcés de déclarer
+leurs noms par la bouche de leurs
+victimes. Ces noms et leurs faits sont
+déposés sur cette table: ils s’appellent
+Astaroth, de l’ordre des Séraphins; Easas,
+Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée, de
+l’ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham,
+Uriel et Achas, des Principautés, etc.;
+car le nombre en était infini. Quant à
+leurs actions, qui de nous n’en fut témoin?
+</p>
+
+<p>
+Un long murmure sortit de l’assemblée;
+on imposa silence, quelques hallebardes
+s’avancèrent, tout se tut.
+</p>
+
+<p>
+—Nous avons vu avec douleur la jeune
+et respectable supérieure des Ursulines
+déchirer son sein de ses propres mains
+et se rouler dans la poussière; les autres
+sœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la
+modestie de leur sexe par des gestes
+passionnés ou des rires immodérés.
+Lorsque des impies ont voulu douter de
+la présence des démons, et que nous-mêmes
+<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span>
+avons senti notre conviction
+ébranlée, parce qu’ils refusaient de s’expliquer
+devant des inconnus, soit en
+grec, soit en arabe, les révérends pères
+nous ont raffermi en daignant nous
+expliquer que, la malice des mauvais
+esprits étant extrême, il n’était pas surprenant
+qu’ils eussent feint cette ignorance
+pour être moins pressés de questions;
+qu’ils avaient même fait, dans
+leurs réponses, quelques barbarismes,
+solécismes et autres fautes, pour qu’on
+les méprisât, et que par dédain les saints
+docteurs les laissassent en repos; et que
+leur haine était si forte, que, sur le point
+de faire un de leurs tours miraculeux,
+ils avaient fait suspendre une corde au
+plancher pour faire accuser de supercherie
+des personnages aussi révérés,
+tandis qu’il a été affirmé sous serment,
+par des personnes respectables, que
+jamais il n’y eut de corde en cet endroit.
+</p>
+
+<p>
+Mais, messieurs, tandis que le ciel
+s’expliquait ainsi miraculeusement par
+ses saints interprètes, une autre lumière
+nous est venue tout à l’heure: à l’instant
+<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span>
+même où les juges étaient plongés dans
+leurs profondes méditations, un grand cri
+a été entendu près de la salle du conseil;
+et, nous étant transportés sur les lieux,
+nous avons trouvé le corps d’une jeune
+demoiselle d’une haute naissance; elle
+venait de rendre le dernier soupir dans
+la voie publique, entre les mains du
+révérend père Mignon, chanoine; et
+nous avons su de ce même père, ici
+présent, et de plusieurs autres personnages
+graves, que, soupçonnant cette
+demoiselle d’être possédée, à cause du
+bruit qui s’était répandu dès longtemps
+de l’admiration d’Urbain Grandier pour
+elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver,
+et lui dit tout à coup en l’abordant:
+<i>Grandier vient d’être mis à mort</i>; sur
+quoi elle ne poussa qu’un seul grand
+cri, et tomba morte, privée par le
+démon du temps nécessaire pour les
+secours de notre sainte mère l’Église
+catholique.
+</p>
+
+<p>
+Un murmure d’indignation s’éleva dans
+la foule, où le mot d’<i>assassin</i> fut prononcé;
+les huissiers imposèrent silence
+<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span>
+à haute voix; mais le rapporteur le rétablit
+en reprenant la parole, ou plutôt la
+curiosité générale triompha.
+</p>
+
+<p>
+—Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il,
+cherchant à s’affermir par des
+exclamations, on a trouvé sur elle cet
+ouvrage écrit de la main d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Et il tira de ses papiers un livre couvert
+en parchemin.
+</p>
+
+<p>
+—Ciel! s’écria Urbain de son banc.
+</p>
+
+<p>
+—Prenez garde! s’écrièrent les juges
+aux archers qui l’entouraient.
+</p>
+
+<p>
+—Le démon va sans doute se manifester,
+dit le père Lactance d’une voix
+sinistre; resserrez ses liens.
+</p>
+
+<p>
+On obéit.
+</p>
+
+<p>
+Le lieutenant criminel continua:—Elle
+se nommait Madeleine de Brou, âgée
+de dix-neuf ans.
+</p>
+
+<p>
+—Ciel! ô ciel! c’en est trop! s’écria
+l’accusé, tombant évanoui sur le parquet.
+</p>
+
+<p>
+L’assemblée s’émut en sens divers;
+il y eut un moment de tumulte.—Le
+malheureux! il l’aimait, disaient quelques-uns.
+Une demoiselle si bonne!
+<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span>
+disaient les femmes. La pitié commençait
+à gagner. On jeta de l’eau froide
+sur Grandier sans le faire sortir, et on
+l’attacha sur la banquette. Le rapporteur
+continua:
+</p>
+
+<p>
+—Il nous est enjoint de lire le début
+de ce livre à la cour. Et il lut ce qui
+suit:
+</p>
+
+<p>
+«C’est pour toi, douce et belle Madeleine,
+c’est pour mettre en repos ta conscience
+troublée, que j’ai peint dans un
+livre une seule pensée de mon âme.
+Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce
+qu’elles y retournent comme au but de
+toute mon existence; mais cette pensée
+que je t’envoie comme une fleur vient
+de toi, n’existe que par toi, et retourne
+à toi seule.
+</p>
+
+<p>
+«Ne sois pas triste parce que tu m’aimes;
+ne sois pas affligée parce que je
+t’adore. Les anges du ciel, que font-ils?
+et les âmes des bienheureux, que
+leur est-il promis? Sommes-nous moins
+purs que les anges? nos âmes sont-elles
+moins détachées de la terre qu’après la
+mort? O Madeleine! qu’y a-t-il en nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span>
+dont le regard du Seigneur s’indigne?
+Est-ce lorsque nous prions ensemble, et
+que, le front prosterné dans la poussière
+devant ses autels, nous demandons
+une mort prochaine qui nous vienne
+saisir durant la jeunesse et l’amour?
+Est-ce au temps où, rêvant seuls sous
+les arbres funèbres du cimetière, nous
+cherchons une double tombe, souriant
+à notre mort et pleurant sur notre vie?
+Serait-ce lorsque tu viens t’agenouiller
+devant moi-même au tribunal de la pénitence,
+et que, parlant en présence de
+Dieu, tu ne peux rien trouver de mal à
+me révéler, tant j’ai soutenu ton âme
+dans les régions pures du ciel? Qui
+pourrait donc offenser notre Créateur?
+Peut-être, oui, peut-être seulement, je
+le crois, quelque esprit du ciel aurait pu
+m’envier ma félicité, lorsqu’au jour de
+Pâques je te vis prosternée devant moi,
+épurée par de longues austérités du peu
+de souillure qu’avait pu laisser en toi la
+tache originelle. Que tu étais belle! ton
+regard cherchait ton Dieu dans le ciel,
+et ma main tremblante l’apporta sur tes
+<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span>
+lèvres pures que jamais lèvre humaine
+n’osa effleurer. Etre angélique, j’étais seul
+à partager les secrets du Seigneur, ou
+plutôt l’unique secret de la pureté de ton
+âme; je t’unissais à ton Créateur, qui
+venait de descendre aussi dans mon
+sein. Hymen ineffable dont l’Eternel fut
+le prêtre lui-même, vous étiez seul
+permis entre la Vierge et le Pasteur;
+la seule volupté de chacun de nous
+fut de voir une éternité de bonheur
+commencer pour l’autre, et de respirer
+ensemble les parfums du ciel, de prêter
+déjà l’oreille à ses concerts, et d’être
+sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul
+et à nous étaient dignes de l’adorer ensemble.
+</p>
+
+<p>
+«Quel scrupule pèse encore sur ton
+âme, ô ma sœur? Ne crois-tu pas que
+j’aie rendu un culte trop grand à ta
+vertu? Crains-tu qu’une si pure admiration
+ne m’ait détourné de celle du
+Seigneur?...»
+</p>
+
+<p>
+Houmain en était là quand la porte
+par laquelle étaient sortis les témoins
+s’ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets,
+<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span>
+se parlèrent à l’oreille. Laubardemont,
+incertain, fit signe aux pères pour savoir
+si c’était quelque scène exécutée
+par leur ordre; mais, étant placés à
+quelque distance de lui et surpris eux-mêmes,
+ils ne purent lui faire entendre
+que ce n’était point eux qui avaient
+préparé cette interruption. D’ailleurs,
+avant que leurs regards eussent été
+échangés, l’on vit, à la grande stupéfaction
+de l’assemblée, trois femmes en
+chemise, pieds nus, la corde au cou,
+un cierge à la main, s’avançant jusqu’au
+milieu de l’estrade. C’était la
+supérieure, suivie des sœurs Agnès et
+Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure
+était fort pâle, mais son port
+était assuré et ses yeux fixes et hardis:
+elle se mit à genoux; ses compagnes
+l’imitèrent; tout fut si troublé que personne
+ne songea à l’arrêter, et d’une
+voix claire et ferme, elle prononça ces
+mots, qui retentirent dans tous les coins
+de la salle:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom de la très sainte Trinité,
+moi Jeanne de Belfiel, fille du baron de
+<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span>
+Cose; moi, supérieure indigne du couvent
+des Ursulines de Loudun, je demande
+pardon à Dieu et aux hommes
+du crime que j’ai commis en accusant
+l’innocent Urbain Grandier. Ma possession
+était fausse, mes paroles suggérées,
+le remords m’accable...
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! s’écrièrent les tribunes et
+le peuple en frappant des mains. Les
+juges se levèrent; les archers, incertains,
+regardèrent le président: il frémit
+de tout son corps, mais resta immobile.
+</p>
+
+<p>
+—Que chacun se taise! dit-il d’une
+voix aigre; archers, faites votre devoir.
+</p>
+
+<p>
+Cet homme se sentait soutenu par
+une main si puissante, que rien ne
+l’effrayait, car la pensée du ciel ne lui
+était jamais venue.
+</p>
+
+<p>
+—Mes pères, que pensez-vous? dit-il
+en faisant signe aux moines.
+</p>
+
+<p>
+—Que le démon veut sauver son
+ami... <i lang="la" xml:lang="la">Obmutesce, Satanas!</i> s’écria le
+père Lactance d’une voix terrible, ayant
+l’air d’exorciser encore la supérieure.
+</p>
+
+<p>
+Jamais le feu mis à la poudre ne produisit
+<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span>
+un effet plus prompt que de ce
+seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement,
+elle se leva dans toute sa
+beauté de vingt ans, que sa nudité terrible
+augmentait encore; on eût dit une
+âme échappée de l’enfer apparaissant à
+son séducteur; elle promena ses yeux
+noirs sur les moines, Lactance baissa
+les siens; elle fit deux pas vers lui avec
+ses pieds nus, dont les talons firent retentir
+fortement l’échafaudage; son
+cierge semblait, dans sa main, le glaive
+de l’ange.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous! imposteur! dit-elle
+avec énergie; le démon, qui m’a possédée,
+c’est vous: vous m’avez trompée,
+il ne devait pas être jugé; d’aujourd’hui
+seulement je sais qu’il l’est; d’aujourd’hui
+j’entrevois sa mort; je parlerai.
+</p>
+
+<p>
+—Femme, le démon vous égare!
+</p>
+
+<p>
+—Dites que le repentir m’éclaire:
+filles aussi malheureuses que moi, levez-vous:
+n’est-il pas innocent?
+</p>
+
+<p>
+—Nous le jurons! dirent encore à genoux
+les deux jeunes sœurs laies en
+<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span>
+fondant en larmes, parce qu’elles n’étaient
+pas animées par une résolution
+aussi forte que celle de la supérieure.
+Agnès même eut à peine dit ce mot que
+se tournant du côté du peuple:—Secourez-moi,
+s’écria-t-elle; ils me puniront,
+ils me feront mourir! Et, traînant
+sa compagne, elle se jeta dans la foule,
+qui les accueillit avec amour; mille
+voix leur jurèrent protection, des imprécations
+s’élevèrent, les hommes agitèrent
+leurs bâtons contre terre; on
+n’osa pas empêcher le peuple de les
+faire sortir de bras en bras jusqu’à
+la rue.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cette nouvelle scène, les
+juges interdits chuchotaient, Laubardemont
+regardait les archers et leur indiquait
+les points où leur surveillance
+devait se porter; souvent il montra du
+doigt le groupe noir. Les accusateurs
+regardèrent à la tribune de l’évêque de
+Poitiers, mais ils ne trouvèrent aucune
+expression sur sa figure apathique. C’était
+un de ces vieillards dont la mort
+s’empare dix ans avant que le mouvement
+<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span>
+cesse tout à fait en eux; sa vue
+semblait voilée par un demi sommeil;
+sa bouche béante ruminait quelques
+paroles vagues et habituelles de piété
+qui n’avaient aucun sens; il lui était
+resté assez d’intelligence pour distinguer
+le plus fort parmi les hommes et lui
+obéir, ne songeant même pas un moment
+à quel prix. Il avait donc signé
+la sentence des docteurs de Sorbonne
+qui déclarait les religieuses possédées,
+sans en tirer seulement la conséquence
+de la mort d’Urbain; le reste lui semblait
+une des cérémonies plus ou moins
+longues auxquelles il ne prêtait aucune
+attention, accoutumé qu’il était à les
+voir et à vivre au milieu de leurs
+pompes, en étant même une partie et
+un meuble indispensable. Il ne donna
+donc aucun signe de vie en cette occasion,
+mais il conserva seulement un air
+parfaitement noble et nul.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le père Lactance, ayant eu
+un moment pour se remettre de sa vive
+attaque, se tourna vers le président et
+dit:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span>
+—Voici une preuve bien claire que
+le ciel nous envoie sur la possession,
+car jamais madame la supérieure n’avait
+oublié la modestie et la sévérité de
+son ordre.
+</p>
+
+<p>
+—Que tout l’univers n’est-il ici pour
+me voir! dit Jeanne de Belfiel, toujours
+aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée
+sur la terre, et le ciel me repoussera,
+car j’ai été votre complice.
+</p>
+
+<p>
+La sueur ruisselait sur le front de
+Laubardemont. Cependant, essayant de
+se remettre:—Quel conte absurde!
+et qui vous y força donc, ma sœur?
+</p>
+
+<p>
+La voix de la jeune fille devint sépulcrale;
+elle en réunit toutes les forces,
+appuya la main sur son cœur, comme
+si elle eût voulu l’arracher, et, regardant
+Urbain Grandier, elle répondit:—L’amour!
+</p>
+
+<p>
+L’assemblée frémit; Urbain, qui, depuis
+son évanouissement, était resté la
+tête baissée et comme mort, leva lentement
+ses yeux sur elle et revint entièrement
+à la vie pour subir une douleur
+nouvelle. La jeune pénitente continua:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span>
+—Oui, l’amour qu’il a repoussé,
+qu’il n’a jamais connu tout entier, que
+j’avais respiré dans ses discours, que
+mes yeux avaient puisé dans ses regards
+célestes, que ses conseils mêmes ont
+accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange,
+mais bon comme l’homme qui a aimé;
+je ne le savais pas qu’il eût aimé!
+C’est vous, dit-elle alors plus vivement,
+montrant Lactance, Barré et Mignon, et
+quittant l’accent de la passion pour celui
+de l’indignation, c’est vous qui m’avez
+appris qu’il aimait, vous qui ce matin
+m’avez trop cruellement vengée en tuant
+ma rivale par un mot! Hélas! je ne voulais
+que les séparer. C’était un crime;
+mais je suis Italienne par ma mère; je
+brûlais, j’étais jalouse; vous me permettiez
+de voir Urbain, de l’avoir pour ami
+et de le voir tous les jours...
+</p>
+
+<p>
+Elle se tut; puis, criant:—Peuple,
+il est innocent! Martyr, pardonne-moi!
+j’embrasse tes pieds! Elle tomba aux
+pieds d’Urbain, et versa enfin des torrents
+de larmes.
+</p>
+
+<p>
+Urbain éleva ses mains liées étroitement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span>
+et, lui donnant sa bénédiction,
+dit d’une voix douce, mais faible:
+</p>
+
+<p>
+—Allez, ma sœur, je vous pardonne
+au nom de Celui que je verrai bientôt;
+je vous l’avais dit autrefois, et vous le
+voyez à présent, les passions font bien
+du mal quand on ne cherche pas à les
+tourner vers le ciel!
+</p>
+
+<p>
+La rougeur monta pour la seconde
+fois sur le front de Laubardemont:—Malheureux!
+dit-il, tu prononces les paroles
+de l’Église.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’ai pas quitté son sein, dit Urbain.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on emporte cette fille! dit le
+président.
+</p>
+
+<p>
+Quand les archers voulurent obéir,
+ils s’aperçurent qu’elle avait serré avec
+tant de force la corde suspendue à son
+cou, qu’elle était rouge et presque sans
+vie. L’effroi fit sortir toutes les femmes
+de l’assemblée, plusieurs furent emportées
+évanouies; mais la salle n’en fut
+pas moins pleine, les rangs se serraient,
+et les hommes de la rue débordaient
+dans l’intérieur.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span>
+Les juges épouvantés se levèrent, et
+le président essaya de faire vider la
+salle; mais le peuple se couvrant, demeura
+dans une effrayante immobilité;
+les archers n’étaient plus assez nombreux,
+il fallut céder, et Laubardemont,
+d’une voix troublée, dit que le conseil
+allait se retirer pour une demi-heure.
+Il leva la séance; le public, sombre, demeura
+debout.
+</p>
+
+<h2 id="chap_5">
+CHAPITRE V
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE MARTYRE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">La torture interroge et la douleur répond.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<i>Les Templiers.</i>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+L’intérêt non suspendu de ce demi-procès,
+son appareil et ses interruptions,
+tout avait tenu l’esprit public si attentif,
+que nulle conversation particulière
+n’avait pu s’engager. Quelques cris
+<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span>
+avaient été jetés, mais simultanément,
+mais sans qu’aucun spectateur se doutât
+des impressions de son voisin, ou
+cherchât même à les deviner ou à communiquer
+les siennes. Cependant, lorsque
+le public fut abandonné à lui-même,
+il se fit comme une explosion de
+paroles bruyantes. On distinguait plusieurs
+voix, dans ce chaos, qui dominaient
+le bruit général, comme un chant
+de trompettes domine la basse continue
+d’un orchestre.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait encore à cette époque assez
+de simplicité primitive dans les gens du
+peuple pour qu’ils fussent persuadés
+par les mystérieuses fables des agents
+qui les travaillaient, au point de n’oser
+porter un jugement d’après l’évidence,
+et la plupart attendirent avec effroi la
+rentrée des juges, se disant à demi-voix
+ces mots prononcés avec un certain air
+de mystère et d’importance qui sont
+ordinairement le cachet de la sottise
+craintive:—On ne sait qu’en penser,
+monsieur!—Vraiment, madame, voilà
+des choses extraordinaires qui se passent!—Nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span>
+vivons dans un temps bien singulier!—Je
+me serais bien douté
+d’une partie de tout ceci; mais, ma foi,
+je n’aurais pas prononcé, et je ne le ferais
+pas encore!—Qui vivra verra, etc.
+Discours idiots de la foule, qui ne servent
+qu’à montrer qu’elle est au premier
+qui la saisira fortement. Ceci était la
+basse continue; mais du côté du groupe
+noir on entendait d’autres choses:—Nous
+laisserons-nous faire ainsi? Quoi!
+pousser l’audace jusqu’à brûler notre
+lettre au Roi! Si le roi le savait!—Les
+barbares! les imposteurs! avec quelle
+adresse leur complot est formé! le meurtre
+s’accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous
+peur de ces archers?—Non,
+non, non. C’étaient les trompettes et les
+dessus de ce bruyant orchestre.
+</p>
+
+<p>
+On remarquait le jeune avocat, qui,
+monté sur un banc, commença par déchirer
+en mille pièces un cahier de papier;
+ensuite, élevant la voix: Oui, s’écria-t-il,
+je déchire et jette au vent le plaidoyer
+que j’avais préparé en faveur de
+l’accusé; on a supprimé les débats: il
+<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span>
+ne m’est pas permis de parler pour lui;
+je ne peux parler qu’à vous, peuple,
+et je m’en applaudis; vous avez vu ces
+juges infâmes: lequel peut encore entendre
+la vérité? lequel est digne d’écouter
+l’homme de bien? lequel osera
+soutenir son regard? Que dis-je? ils la
+connaissent tout entière, la vérité, ils la
+portent dans leur sein coupable; elle
+ronge leur cœur comme un serpent; ils
+tremblent dans leur repaire, où ils dévorent
+sans doute leur victime; ils
+tremblent parce qu’ils ont entendu les
+cris de trois femmes abusées. Ah! qu’allais-je
+faire? j’allais parler pour Urbain
+Grandier! Quelle éloquence eût égalé
+celle de ces infortunées? quelles paroles
+vous eussent fait mieux voir son innocence?
+Le ciel s’est armé pour lui en les
+appelant au repentir et au dévoûment,
+le ciel achèvera son ouvrage.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Vade retrò, Satanas!</i> prononcèrent
+des voix entendues par une fenêtre
+assez élevée.
+</p>
+
+<p>
+Fournier s’interrompit un moment:
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous, reprit-il, ces voix
+<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span>
+qui parodient le langage divin. Je suis
+bien trompé, ou ces instruments d’un
+pouvoir infernal préparent par ce chant
+quelque nouveau maléfice.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, s’écrièrent tous ceux qui l’entouraient,
+guidez-nous: que ferons-nous?
+qu’ont-ils fait de lui?
+</p>
+
+<p>
+—Restez ici, soyez immobiles, soyez
+silencieux, répondit le jeune avocat;
+l’inertie d’un peuple est toute-puissante,
+c’est là sa sagesse, c’est là sa force.
+Regardez en silence, et vous ferez trembler.
+</p>
+
+<p>
+—Ils n’oseront sans doute pas reparaître,
+dit le comte du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Je voudrais bien revoir ce grand
+coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait
+rien perdu de tout ce qu’il avait vu.
+</p>
+
+<p>
+—Et ce bon monsieur le curé, murmura
+le vieux père Guillaume Leroux
+en regardant tous ses enfants irrités
+qui se parlaient bas en mesurant et
+comptant les archers. Ils se moquaient
+même de leur habit, et commençaient
+à les montrer au doigt.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, toujours adossé au pilier
+<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span>
+derrière lequel il s’était placé d’abord,
+toujours enveloppé dans son manteau
+noir, dévorait des yeux tout ce qui se
+passait, ne perdait pas un mot de ce
+que l’on disait, et remplissait son cœur
+de fiel et d’amertume; de violents désirs
+de meurtre et de vengeance, une
+envie indéterminée de frapper, le saisissaient
+malgré lui; c’est la première impression
+que produise le mal sur l’âme
+d’un jeune homme; plus tard, la tristesse
+remplace la colère; plus tard c’est l’indifférence
+et le mépris; plus tard encore,
+une admiration calculée pour les grands
+scélérats qui ont réussi; mais c’est
+lorsque, des deux éléments de l’homme,
+la boue l’emporte sur l’âme.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, à droite de la salle, et
+près de l’estrade élevée pour les juges,
+un groupe de femmes semblait fort occupé
+à considérer un enfant d’environ
+huit ans, qui s’était avisé de monter
+sur une corniche, à l’aide des bras de sa
+sœur Martine que nous avons vue plaisantée
+à toute outrance par le jeune
+soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n’ayant
+<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span>
+plus rien à voir après la sortie du tribunal,
+s’était élevé, à l’aide des pieds
+et des mains, jusqu’à une petite lucarne
+qui laissait passer une lumière très faible,
+et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles
+ou quelque autre trésor de son
+âge; mais, quand il se fut bien établi
+les deux pieds sur la corniche du mur
+et les mains attachées aux barreaux
+d’une ancienne châsse de saint Jérôme,
+il eût voulu être bien loin et cria:
+</p>
+
+<p>
+—Oh! ma sœur, ma sœur, donne-moi
+la main pour descendre!
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu vois donc? s’écria
+Martine.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je n’ose pas le dire; mais je
+veux descendre. Et il se mit à pleurer.
+</p>
+
+<p>
+—Reste, reste, dirent toutes les femmes,
+reste, mon enfant, n’aie pas peur,
+et dis-nous bien ce que tu vois.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, c’est qu’on a couché le
+curé entre deux grandes planches qui lui
+serrent les jambes, il y a des cordes
+autour des planches.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est la question, dit un homme
+<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span>
+de la ville. Regarde bien, mon ami,
+que vois-tu encore?
+</p>
+
+<p>
+L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne
+avec plus de confiance, et, retirant
+sa tête, il reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vois plus le curé, parce que
+tous les juges sont autour de lui à le
+regarder, et que leurs grandes robes
+m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins
+qui se penchent pour lui parler
+tout bas.
+</p>
+
+<p>
+La curiosité assembla plus de monde
+aux pieds du jeune garçon, et chacun fit
+silence, attendant avec anxiété sa première
+parole, comme si la vie de tout
+le monde en eût dépendu.
+</p>
+
+<p>
+—Je vois, reprit-il, le bourreau qui
+enfonce quatre morceaux de bois entre
+les cordes, après que les capucins ont
+béni les marteaux et les clous... Ah!
+mon Dieu! ma sœur, comme ils ont l’air
+fâché contre lui, parce qu’il ne parle
+pas... Maman, maman, donne-moi la
+main, je veux descendre.
+</p>
+
+<p>
+Au lieu de sa mère, l’enfant, en se
+retournant, ne vit plus que des visages
+<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span>
+mâles qui le regardaient avec une avidité
+triste et lui faisaient signe de continuer.
+Il n’osa pas descendre, et se remit
+à la fenêtre en tremblant.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je vois le père Lactance et le
+père Barré qui enfoncent eux-mêmes
+d’autres morceaux de bois qui lui serrent
+les jambes. Oh! comme il est pâle! il
+a l’air de prier Dieu; mais voilà sa tête
+qui tombe en arrière comme s’il mourait.
+Ah! ôtez-moi de là...
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba dans les bras du jeune
+avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars,
+qui s’étaient approchés pour le soutenir.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Deus stetit in synagoga deorum: in
+medio autem Deus dijudicat</i>..., chantèrent
+des voix fortes et nasillardes qui
+sortaient de cette petite fenêtre; elles
+continuèrent longtemps un plain-chant
+de psaumes entrecoupé par des coups de
+marteau, ouvrage infernal qui marquait
+la mesure des chants célestes. On aurait
+pu se croire près de l’antre d’un forgeron;
+mais les coups étaient sourds et faisaient
+bien sentir que l’enclume était le corps
+d’un homme.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span>
+—Silence! dit Fournier, il parle; les
+chants et les coups s’interrompent.
+</p>
+
+<p>
+Une faible voix en effet dit lentement:
+—O mes pères! adoucissez la rigueur
+de vos tourments, car vous réduiriez
+mon âme au désespoir, et je chercherais
+à me donner la mort.
+</p>
+
+<p>
+Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtes
+l’explosion des cris du peuple; les
+hommes, furieux, se jettent sur l’estrade
+et l’emportent d’assaut sur les archers
+étonnés et hésitants; la foule sans armes
+les pousse, les presse, les étouffe contre
+les murs, et tient leurs bras sans mouvement;
+ses flots se précipitent sur les
+portes qui conduisent à la chambre de
+la question, et, les faisant crier sous
+leur poids, menacent de les enfoncer;
+l’injure retentit par mille voix formidables
+et va épouvanter les juges.
+</p>
+
+<p>
+—Ils sont partis, ils l’ont emporté!
+s’écrie un homme.
+</p>
+
+<p>
+Tout s’arrête aussitôt, et, changeant
+de direction, la foule s’enfuit de ce lieu
+détestable et s’écoule rapidement dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span>
+les rues. Une singulière confusion y régnait.
+</p>
+
+<p>
+La nuit était venue pendant la longue
+séance, et des torrents de pluie tombaient
+du ciel. L’obscurité était effrayante; les
+cris des femmes glissant sur le pavé ou
+repoussées par le pas des chevaux des
+gardes, les cris sourds et simultanés des
+hommes rassemblés et furieux, et le tintement
+continuel des cloches qui annonçaient
+le supplice avec les coups
+répétés de l’agonie, les roulements d’un
+tonnerre lointain, tout s’unissait pour le
+désordre. Si l’oreille était étonnée, les
+yeux ne l’étaient pas moins; quelques
+torches funèbres allumées au coin des
+rues et jetant une lumière capricieuse
+montraient des gens armés et à cheval
+qui passaient au galop en écrasant la
+foule: ils couraient se réunir sur la
+place de Saint-Pierre; des tuiles les
+frappaient quelquefois dans leur passage,
+mais, ne pouvant atteindre le
+coupable éloigné, ces tuiles tombaient
+sur le voisin innocent. La confusion
+était extrême, et devint plus grande
+<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span>
+encore lorsque, débouchant par toutes
+les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché,
+le peuple la trouva
+barricadée de tous côtés et remplie de
+gardes à cheval et d’archers. Des
+charrettes liées aux bornes des rues en
+fermaient toutes les issues, et des sentinelles
+armées d’arquebuses étaient auprès.
+Sur le milieu de la place s’élevait
+un bûcher composé de poutres énormes
+posées les unes sur les autres de
+manière à former un carré parfait; un
+bois plus blanc et plus léger le recouvrait;
+un immense poteau s’élevait
+au centre de cet échafaud. Un homme
+vêtu de rouge et tenant une torche
+baissée était debout près de cette sorte
+de mât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud
+énorme, recouvert de tôle à cause
+de la pluie, était à ses pieds.
+</p>
+
+<p>
+A ce spectacle la terreur ramena partout
+un profond silence; pendant un instant
+on n’entendit plus que le bruit de
+la pluie qui tombait par torrents, et du
+tonnerre qui s’approchait.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, accompagné de
+<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span>
+MM. du Lude et Fournier, et de tous les
+personnages les plus importants, s’était
+mis à l’abri de l’orage sous le péristyle
+de l’église de Sainte-Croix, élevé sur vingt
+degrés de pierre. Le bûcher était en face,
+et de cette hauteur on pouvait voir la
+place dans toute son étendue. Elle était
+entièrement vide, et l’eau seule des larges
+ruisseaux la traversait; mais toutes les
+fenêtres des maisons s’éclairaient peu à
+peu, et faisaient ressortir en noir les
+têtes d’hommes et de femmes qui se
+pressaient aux balcons. Le jeune d’Effiat
+contemplait avec tristesse ce menaçant
+appareil; élevé dans des sentiments
+d’honneur, et bien loin de toutes ces
+noires pensées que la haine et l’ambition
+peuvent faire naître dans le cœur de
+l’homme, il ne comprenait pas que tant
+de mal pût être fait sans quelque motif
+puissant et secret; l’audace d’une telle
+condamnation lui sembla si incroyable,
+que sa cruauté même commençait à la
+justifier à ses yeux; une secrète horreur
+se glissa dans son âme, la même qui
+faisait taire le peuple; il oublia presque
+<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span>
+l’intérêt que le malheureux Urbain lui
+avait inspiré, pour chercher s’il n’était
+pas possible que quelque intelligence
+secrète avec l’enfer eût justement provoqué
+de si excessives rigueurs; et les
+révélations publiques des religieuses et
+les récits de son respectable gouverneur
+s’affaiblirent dans sa mémoire, tant le
+succès est puissant, même aux yeux des
+êtres distingués! tant la force en impose
+à l’homme, malgré la voix de sa conscience!
+Le jeune voyageur se demandait
+déjà s’il n’était pas probable que la torture
+eût arraché quelque monstrueux
+aveu à l’accusé, lorsque l’obscurité dans
+laquelle était l’église cessa tout à coup;
+ses deux grandes portes s’ouvrirent, et
+à la lueur d’un nombre infini de flambeaux
+parurent tous les juges et les ecclésiastiques
+entourés de gardes; au
+milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé
+ou plutôt porté par six hommes vêtus
+en pénitents noirs, car ses jambes unies
+et entourées de bandages ensanglantés,
+semblaient rompues et incapables de le
+soutenir. Il y avait tout au plus deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span>
+heures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et
+cependant il eut peine à reconnaître la
+figure qu’il avait remarquée à l’audience:
+toute couleur, tout embonpoint en
+avaient disparu; une pâleur mortelle
+couvrait une peau jaune et luisante
+comme l’ivoire; le sang paraissait avoir
+quitté toutes ses veines; il ne restait de
+vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient
+être devenus deux fois plus
+grands, et dont il promenait les regards
+languissants autour de lui; ses cheveux
+bruns étaient épars sur son cou, et sur
+une chemise blanche qui le couvrait tout
+entier; cette sorte de robe à larges
+manches avait une teinte jaunâtre et
+portait avec elle une odeur de soufre;
+une longue et forte corde entourait son
+cou et tombait sur son sein. Il ressemblait
+à un fantôme, mais à celui d’un
+martyr.
+</p>
+
+<p>
+Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté
+sur le péristyle de l’église: le capucin
+Lactance lui plaça dans la main droite
+et y soutint une torche ardente, et lui
+dit avec une dureté inflexible:—Fais
+<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span>
+amende honorable, et demande pardon
+à Dieu de ton crime de magie.
+</p>
+
+<p>
+Le malheureux éleva la voix avec
+peine, et dit, les yeux au ciel:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne
+à trois ans, Laubardemont, juge prévaricateur!
+On a éloigné mon confesseur,
+et j’ai été réduit à verser mes fautes
+dans le sein de Dieu même, car mes
+ennemis m’entourent: j’en atteste ce
+Dieu de miséricorde, je n’ai jamais été
+magicien; je n’ai connu de mystères
+que ceux de la religion catholique,
+apostolique et romaine, dans laquelle je
+meurs: j’ai beaucoup péché contre moi,
+mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur...
+</p>
+
+<p>
+—N’achève pas! s’écria le capucin, affectant
+de lui fermer la bouche avant
+qu’il prononçât le nom du Sauveur;
+misérable endurci, retourne au démon
+qui t’a envoyé!
+</p>
+
+<p>
+Il fit signe à quatre prêtres, qui, s’approchant
+avec des goupillons à la main
+exorcisèrent l’air que le magicien respirait,
+la terre qu’il touchait et le bois
+<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span>
+qui devait le brûler. Pendant cette
+cérémonie, le lieutenant criminel lut à
+la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore
+dans les pièces de ce procès, en date du
+18 août 1639, <i>déclarant Urbain Grandier
+dûment atteint et convaincu du crime de
+magie, maléfice, possession, ès personnes
+d’aucunes religieuses ursulines de Loudun,
+et autres, séculiers</i>, etc.
+</p>
+
+<p>
+Le lecteur, ébloui par un éclair,
+s’arrêta un instant, et, se tournant du
+côté de M. de Laubardemont, lui demanda
+si, vu le temps qu’il faisait,
+l’exécution ne pouvait pas être remise
+au lendemain; celui-ci répondit:
+</p>
+
+<p>
+—L’arrêt porte exécution dans les
+vingt-quatre heures: ne craignez point
+ce peuple incrédule, il va être convaincu...
+</p>
+
+<p>
+Toutes les personnes les plus considérables
+et beaucoup d’étrangers étaient
+sous le péristyle et s’avancèrent, Cinq-Mars
+parmi eux.
+</p>
+
+<p>
+—... Le magicien n’a jamais pu prononcer
+le nom du Sauveur et repousse
+son image.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span>
+Lactance sortit en ce moment du
+milieu des pénitents, ayant dans sa
+main un énorme crucifix de fer qu’il
+semblait tenir avec précaution et respect;
+il l’approcha des lèvres du patient, qui,
+effectivement, se jeta en arrière, et
+réunissant toutes ses forces, fit un geste
+du bras qui fit tomber la croix des
+mains du capucin.
+</p>
+
+<p>
+—Vous le voyez, s’écria celui-ci, il a
+renversé le crucifix!
+</p>
+
+<p>
+Un murmure s’éleva dont le sens était
+incertain.
+</p>
+
+<p>
+—Profanation! s’écrièrent les prêtres.
+</p>
+
+<p>
+On s’avança vers le bûcher.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, se glissant
+derrière un pilier, avait tout observé
+d’un œil avide; il vit avec étonnement
+que le crucifix, en tombant sur les degrés,
+plus exposés à la pluie que la plate-forme,
+avait fumé et produit le bruit du
+plomb fondu jeté dans l’eau. Pendant
+que l’attention publique se portait
+ailleurs, il s’avança et y porta une
+main qu’il sentit vivement brûlée. Saisi
+d’indignation et de toute la fureur d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span>
+cœur loyal, il prend le crucifix avec les
+plis de son manteau, s’avance vers Laubardemont,
+et le frappant au front:
+</p>
+
+<p>
+—Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marque
+de ce fer rougi!
+</p>
+
+<p>
+La foule entend ce mot et se précipite.
+</p>
+
+<p>
+—Arrêtez cet insensé! dit en vain
+l’indigne magistrat.
+</p>
+
+<p>
+Il était saisi lui-même par des mains
+d’hommes qui criaient:—Justice! au
+nom du Roi!
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes perdus! dit Lactance,
+au bûcher! au bûcher!
+</p>
+
+<p>
+Les pénitents traînent Urbain vers la
+place, tandis que les juges et les archers
+rentrent dans l’église et se débattent
+contre des citoyens furieux; le bourreau,
+sans avoir le temps d’attacher la victime,
+se hâta de la coucher sur le bois et d’y
+mettre la flamme. Mais la pluie tombait
+par torrents, et chaque poutre à peine
+enflammée, s’éteignait en fumant. En
+vain Lactance et les autres chanoines
+eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span>
+pouvait vaincre l’eau qui tombait du
+ciel.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le tumulte qui avait lieu
+au péristyle de l’église s’était étendu
+tout autour de la place. Le cri de <i>justice</i>
+se répétait et circulait avec le récit
+de ce qui s’était découvert; deux barricades
+avaient été forcées, et, malgré
+trois coups de fusil, les archers étaient
+repoussés peu à peu vers le centre de
+la place. En vain faisaient-ils bondir
+leurs chevaux dans la foule, elle les
+pressait de ses flots croissants. Une
+demi-heure se passa dans cette lutte, où
+la garde reculait toujours vers le bûcher,
+qu’elle cachait en se resserrant.
+</p>
+
+<p>
+—Avançons, avançons, disait un
+homme, nous le délivrerons; ne frappez
+pas les soldats, mais qu’ils reculent:
+Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il
+meure. Le bûcher s’éteint; amis, encore
+un effort.—Bien.—Renversez ce cheval.—Poussez,
+précipitez-vous.
+</p>
+
+<p>
+La garde était rompue et renversée de
+toutes parts, le peuple se jette en hurlant
+sur le bûcher; mais aucune lumière n’y
+<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span>
+brillait plus: tout avait disparu, même
+le bourreau. On arrache, on disperse les
+planches: l’une d’elles brûlait encore,
+et sa lueur fit voir sous un amas de
+cendre et de boue sanglante une main
+noircie, préservée du feu par un énorme
+bracelet de fer et une chaîne. Une
+femme eut le courage de l’ouvrir; les
+doigts serraient une petite croix d’ivoire
+et une image de sainte Madeleine.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.
+</p>
+
+<p>
+—Dites les reliques du martyr, répondit
+un homme.
+</p>
+
+<h2 id="chap_6">
+CHAPITRE VI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SONGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Le bien de la fortune est un bien périssable.<br /></span>
+<span class="i0">Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;<br /></span>
+<span class="i0">Plus on est élevé, plus on court de dangers.<br /></span>
+<span class="i0">Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Racan.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Les vergers languissants, altérés de chaleurs,<br /></span>
+<span class="i0">Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,<br /></span>
+<span class="i0">Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<i>Maria</i>, <span class='smcap'>Jules Lefèvre</span>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, au milieu de la
+mêlée que son emportement avait provoquée,
+s’était senti saisir le bras gauche
+par une main aussi dure que le fer, qui,
+le tirant de la foule jusqu’au bas des
+degrés, le jeta derrière le mur de l’église,
+et lui fit voir la figure noire du vieux
+Grandchamp, qui dit d’une voix brusque:—Monsieur,
+ce n’était rien que
+d’attaquer trente mousquetaires dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span>
+un bois à Chaumont, parce que nous
+étions à quelques pas de vous sans que
+vous l’ayez su, que nous vous aurions
+aidé au besoin, et que d’ailleurs vous
+aviez affaire à des gens d’honneur; mais
+ici c’est différent. Voici vos chevaux et
+vos gens au bout de la rue: je vous prie
+de monter à cheval et de sortir de la
+ville, ou bien de me renvoyer chez madame
+la maréchale, parce que je suis
+responsable de vos bras et de vos
+jambes, que vous exposez bien lestement.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de
+cette manière brusque de rendre service,
+ne fut pas fâché de sortir d’affaire
+ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au
+désagrément d’être reconnu pour ce
+qu’il était, après avoir frappé le chef de
+l’autorité judiciaire et l’agent du Cardinal
+même qui allait le présenter au Roi.
+Il remarqua aussi qu’il s’était assemblé
+autour de lui une foule de gens de la
+lie du peuple, parmi lesquels il rougissait
+de se trouver. Il suivit donc sans
+raisonner son vieux domestique, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span>
+trouva en effet les trois autres serviteurs
+qui l’attendaient. Malgré la pluie et le
+vent, il monta à cheval et fut bientôt
+sur la grand’route avec son escorte,
+ayant pris le galop pour ne pas être
+poursuivi.
+</p>
+
+<p>
+A peine sorti de Loudun, le sable du
+chemin, sillonné par de profondes ornières
+que l’eau remplissait entièrement,
+le força de ralentir le pas. La pluie continuait
+à tomber par torrents, et son
+manteau était presque traversé. Il en
+sentit un plus épais recouvrir ses
+épaules; c’était encore son vieux valet
+de chambre qui l’approchait et lui donnait
+ces soins maternels.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, Grandchamp, à présent
+que nous voilà hors de cette bagarre,
+dis-moi donc comment tu t’es trouvé là,
+dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné
+de rester chez l’abbé.—Parbleu! monsieur,
+répondit d’un air grondeur le
+vieux serviteur, croyez-vous que je vous
+obéisse plus qu’à M. le Maréchal?
+Quand feu mon maître me disait de rester
+dans sa tente et qu’il me voyait derrière
+<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span>
+lui dans la fumée du canon, il ne
+se plaignait pas, parce qu’il avait un
+cheval de rechange quand le sien était
+tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion.
+Il est vrai que pendant quarante ans
+que je l’ai servi, je ne lui ai jamais rien
+vu faire de semblable à ce que vous avez
+fait depuis quinze jours que je suis avec
+vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous
+allons bien, et, si cela continue, je suis
+destiné à en voir de belles, à ce qu’il
+paraît.
+</p>
+
+<p>
+—Mais sais-tu, Grandchamp, que ces
+coquins avaient fait rougir le crucifix,
+et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui
+ne se fût mis en fureur comme moi?
+</p>
+
+<p>
+—Excepté M. le Maréchal votre père,
+qui n’aurait point fait ce que vous faites,
+monsieur.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’aurait-il donc fait?
+</p>
+
+<p>
+—Il aurait laissé brûler très tranquillement
+ce curé par les autres curés, et
+m’aurait dit: «Grandchamp, aie soin
+que mes chevaux aient de l’avoine, et
+qu’on ne la retire pas;» ou bien:
+«Grandchamp, prends bien garde que
+<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span>
+la pluie ne fasse rouiller mon épée dans
+le fourreau et ne mouille l’amorce de
+mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait
+à tout et ne se mêlait jamais de ce
+qui ne le regardait pas. C’était son grand
+principe; et, comme il était, Dieu
+merci, aussi bon soldat que général, il
+avait toujours soin de ses armes comme
+le premier lansquenet venu, et il n’aurait
+pas été seul contre trente jeunes gaillards
+avec une petite épée de bal.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes
+épigrammes du bonhomme, et craignait
+qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois
+de Chaumont; mais il ne voulait pas
+l’apprendre, de peur d’avoir des explications
+à donner, ou un mensonge à
+faire, ou le silence à ordonner, ce qui
+eût été un aveu et une confidence; il
+prit le parti de piquer son cheval et de
+passer devant son vieux domestique;
+mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu
+de marcher à la droite de son maître,
+il revint à sa gauche et continua la
+conversation.
+</p>
+
+<p>
+—Croyez-vous, monsieur, par exemple,
+<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span>
+que je me permette de vous laisser
+aller où vous voudrez sans vous suivre?
+Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme
+le respect que je dois à madame la marquise
+pour me mettre dans le cas de
+m’entendre dire: «Grandchamp, mon
+fils a été tué d’une balle ou d’un coup
+d’épée; pourquoi n’étiez-vous pas devant
+lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de
+stylet d’un Italien, parce qu’il allait la
+nuit sous la fenêtre d’une grande princesse;
+pourquoi n’avez-vous pas arrêté
+l’assassin?» Cela serait fort désagréable
+pour moi, monsieur, et jamais on n’a
+rien eu de ce genre à me reprocher. Une
+fois M. le Maréchal me prêta à son neveu,
+M. le Comte, pour faire une campagne
+dans les Pays-Bas, parce que je
+sais l’espagnol; eh bien, je m’en suis tiré
+avec honneur, comme je le fais toujours.
+Quand M. le Comte reçut son boulet
+dans le bas-ventre, je ramenai moi seul
+ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout
+son équipage sans qu’il manquât un
+mouchoir, monsieur; et je puis vous
+assurer que les chevaux étaient aussi
+<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span>
+bien pansés et harnachés, en rentrant à
+Chaumont, que si M. le Comte eût été
+prêt à partir pour la chasse. Aussi n’ai-je
+reçu que des compliments et des
+choses agréables de toute la famille,
+comme j’aime à m’en entendre dire.
+</p>
+
+<p>
+—C’est très bien, mon ami, dit Henri
+d’Effiat; je te donnerai peut-être un
+jour des chevaux à ramener; mais, en
+attendant, prends donc cette grande
+bourse d’or que j’ai pensé perdre deux
+ou trois fois, et tu payeras pour moi
+partout; cela m’ennuie tant!...
+</p>
+
+<p>
+—M. le Maréchal ne faisait pas cela,
+monsieur. Comme il avait été surintendant
+des finances, il comptait son argent
+de sa main; et je crois que vos
+terres ne seraient pas en si bon état et
+que vous n’auriez pas tant d’or à compter
+vous-même s’il eût fait autrement;
+ayez donc la bonté de garder votre
+bourse, dont vous ne savez sûrement
+pas le contenu exactement.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi non!
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp fit entendre un profond
+<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span>
+soupir à cette exclamation dédaigneuse
+de son maître.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monsieur le marquis! monsieur
+le marquis! quand je pense que
+le grand roi Henri, devant mes yeux,
+mit dans sa poche ses gants de chamois
+parce que la pluie les gâtait; quand je
+pense que M. de Rosny lui refusait de
+l’argent, quand il en avait trop dépensé;
+quand je pense...
+</p>
+
+<p>
+—Quand tu penses, tu es bien ennuyeux,
+mon ami, interrompit son
+maître, et tu ferais mieux de me dire ce
+que c’est que cette figure noire qui me
+semble marcher dans la boue derrière
+nous.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que c’est quelque pauvre
+paysanne qui veut demander l’aumône;
+elle peut nous suivre aisément, car nous
+n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent
+les chevaux jusqu’aux jarrets.
+Nous irons peut-être aux Landes un
+jour, monsieur, et vous verrez alors un
+pays comme celui-ci, des sables et de
+grands sapins tout noirs; c’est un cimetière
+continuel à droite et à gauche de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span>
+route, et en voici un petit échantillon.
+Tenez, à présent que la pluie a cessé
+et qu’on y voit un peu, regardez toutes
+ces bruyères et cette grande plaine sans
+un village ni une maison. Je ne sais
+pas trop où nous passerons la nuit;
+mais, si monsieur me croit, nous couperons
+des branches d’arbres, et nous bivouaquerons;
+vous verrez comme je sais
+faire une baraque avec un peu de terre:
+on a chaud là-dessous comme dans un
+bon lit.
+</p>
+
+<p>
+—J’aime mieux continuer jusqu’à
+cette lumière que j’aperçois à l’horizon,
+dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois,
+un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais
+va-t’en derrière, je veux marcher seul;
+rejoins les autres, et suis-moi.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp obéit, et se consola en
+donnant à Germain, Louis et Étienne,
+des leçons sur la manière de reconnaître
+le terrain la nuit.
+</p>
+
+<p>
+Cependant son jeune maître était
+accablé de fatigue. Les émotions violentes
+de la journée avaient remué profondément
+son âme; et ce long voyage
+<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span>
+à cheval, ces deux derniers jours, presque
+sans nourriture, à cause des événements
+précipités, la chaleur du soleil,
+le froid glacial de la nuit, tout contribuait
+à augmenter son malaise, à briser son
+corps délicat. Pendant trois heures il
+marcha en silence devant ses gens, sans
+que la lumière qu’il avait vue à l’horizon
+parût s’approcher; il finit par ne plus la
+suivre des yeux, et sa tête, devenue plus
+pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna
+les rênes à son cheval fatigué,
+qui suivit de lui-même la grand’route,
+et, croisant les bras, il se laissa bercer
+par le mouvement monotone de son
+compagnon de voyage, qui buttait souvent
+contre de gros cailloux jetés par
+les chemins. La pluie avait cessé, ainsi
+que la voix des domestiques, dont les
+chevaux suivaient à la file celui du maître.
+Le jeune homme s’abandonna librement
+à l’amertume de ses pensées: il se demanda
+si le but éclatant de ses espérances
+ne le fuirait pas dans l’avenir et
+de jour en jour, comme cette lumière
+phosphorique le fuyait dans l’horizon
+<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span>
+de pas en pas. Etait-il probable que
+cette jeune Princesse, rappelée presque
+de force à la cour galante d’Anne
+d’Autriche, refusât toujours les mains,
+peut-être royales, qui lui seraient offertes?
+Quelle apparence qu’elle se résignât à
+renoncer au trône pour attendre qu’un
+caprice de la fortune vînt réaliser des
+espérances romanesques et saisir un
+adolescent presque dans les derniers
+rangs de l’armée, pour le porter à une
+telle élévation avant que l’âge de l’amour
+fût passé! Qui l’assurait que les vœux
+mêmes de Marie de Gonzague eussent
+été bien sincères?—Hélas! se disait-il,
+peut-être est-elle parvenue à s’étourdir
+elle-même sur ses propres sentiments;
+la solitude de la campagne avait préparé
+son âme à recevoir des impressions profondes.
+J’ai paru, elle a cru que j’étais
+celui qu’elle avait rêvé; notre âge et
+mon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à
+la cour elle aura mieux appris, par
+l’intimité de la Reine, à contempler de
+bien haut les grandeurs auxquelles j’aspire,
+et que je ne vois encore que de
+<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span>
+bien bas; quand elle se verra tout à
+coup en possession de tout son avenir,
+et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr
+le chemin qu’il me faut faire; quand elle
+entendra, autour d’elle, prononcer des
+serments semblables aux miens par des
+voix qui n’auraient qu’un mot à dire
+pour me perdre et détruire celui qu’elle
+attend pour son mari, pour son seigneur,
+ah! insensé que j’ai été! elle verra
+toute sa folie et s’irritera de la mienne.
+</p>
+
+<p>
+C’était ainsi que le plus grand malheur
+de l’amour, le doute, commençait à
+déchirer son cœur malade; il sentait son
+sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir;
+souvent il tombait sur le cou de
+son cheval ralenti, et un demi-sommeil
+accablait ses yeux; les sapins noirs qui
+bordaient la route lui paraissaient de
+gigantesques cadavres qui passaient à
+ses côtés; il vit ou crut voir la même
+femme vêtue de noir qu’il avait montrée
+à Grandchamp s’approcher de lui jusqu’à
+toucher les crins de son cheval,
+tirer son manteau, et s’enfuir en ricanant;
+le sable de la route lui parut une
+<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span>
+rivière qui coulait sur lui en voulant
+remonter vers sa source: cette vue bizarre
+éblouit ses yeux affaiblis; il les
+ferma et s’endormit sur son cheval.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt il se sentit arrêté; mais le
+froid l’avait saisi. Il entrevit des paysans,
+des flambeaux, une masure, une grande
+chambre où on le transportait, un vaste
+lit dont Grandchamp fermait les lourds
+rideaux, et se rendormit étourdi par la
+fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.
+</p>
+
+<p>
+Des songes plus rapides que les grains
+de poussière chassés par le vent tourbillonnaient
+sous son front; il ne pouvait
+les arrêter et s’agitait sur sa couche.
+Urbain Grandier torturé, sa mère en
+larmes, son gouverneur armé, Bassompierre
+chargé de chaînes, passaient en
+lui faisant un signe d’adieu; il porta la
+main sur sa tête en dormant et fixa le
+rêve, qui sembla se développer sous ses
+yeux comme un tableau de sable mouvant.
+</p>
+
+<p>
+Une place publique couverte d’un
+peuple étranger, un peuple du Nord qui
+jetait des cris de joie, mais des cris
+<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span>
+sauvages; une haie de gardes, de soldats
+farouches; ceux-ci étaient Français.
+</p>
+
+<p>
+—Viens avec moi, dit d’une voix
+douce Marie de Gonzague en lui prenant
+la main. Vois-tu, j’ai un diadème; voici
+ton trône, viens avec moi.
+</p>
+
+<p>
+Et elle l’entraînait, et le peuple criait
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+Il marcha, il marcha longtemps.
+</p>
+
+<p>
+—Pourquoi donc êtes-vous triste, si
+vous êtes reine? disait-il en tremblant.
+Mais elle était pâle, et sourit sans parler.
+Elle monta et s’élança sur les degrés,
+sur un trône, et s’assit:—Monte, disait-elle
+en tirant sa main avec force.
+</p>
+
+<p>
+Mais ses pieds faisaient crouler toujours
+de lourdes solives, et il ne pouvait
+monter.
+</p>
+
+<p>
+—Rends grâce à l’amour, reprit-elle.
+</p>
+
+<p>
+Et la main, plus forte, le souleva jusqu’en
+haut. Le peuple cria.
+</p>
+
+<p>
+Il s’inclinait pour baiser cette main
+secourable, cette main adorée... c’était
+celle du bourreau!
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! cria Cinq-Mars en poussant
+un profond soupir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span>
+Et il ouvrit les yeux: une lampe
+vacillante éclairait la chambre délabrée
+de l’auberge; il referma sa paupière,
+car il avait vu, assise sur son lit, une
+femme, une religieuse, si jeune, si belle!
+Il crut rêver encore, mais elle serrait
+fortement sa main. Il rouvrit ses yeux
+brûlants et les fixa sur cette femme.
+</p>
+
+<p>
+—O Jeanne de Belfiel! est-ce vous?
+La pluie a mouillé votre voile et vos
+cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse
+femme?
+</p>
+
+<p>
+—Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain;
+il est dans la chambre voisine qui dort
+avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et
+mes pieds, regarde-les; mes pieds étaient
+si blancs autrefois! Vois comme la
+boue les a souillés. Mais j’ai fait un
+vœu, je ne les laverai que chez le Roi,
+quand il m’aura donné la grâce d’Urbain.
+Je vais à l’armée pour le trouver; je lui
+parlerai, comme Grandier m’a appris à
+lui parler, et il lui pardonnera; mais
+écoute, je lui demanderai aussi ta
+grâce; car j’ai lu sur ton visage que tu
+es condamné à mort. Pauvre enfant! tu
+<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span>
+es bien jeune pour mourir, tes cheveux
+bouclés sont beaux; mais cependant tu
+es condamné, car tu as sur le front une
+ligne qui ne trompe jamais. L’homme
+que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop
+servi de la croix, c’est là ce qui te porte
+malheur; tu as frappé avec elle, et tu la
+portes au cou avec des cheveux... Ne
+cache pas ta tête sous tes draps! T’aurais-je
+dit quelque chose qui t’afflige?
+ou bien est-ce que vous aimez, jeune
+homme? Ah, soyez tranquille, je ne
+dirai pas tout cela à votre amie; je suis
+folle, mais je suis bonne, bien bonne, et
+il y a trois jours encore que j’étais bien
+belle. Est-elle belle aussi? Oh! comme
+elle pleurera un jour! Ah! si elle peut
+pleurer, elle sera bien heureuse.
+</p>
+
+<p>
+Et Jeanne se mit tout à coup à réciter
+l’office des morts d’une voix monotone,
+avec une volubilité incroyable, toujours
+assise sur le lit, et tournant dans ses
+doigts les grains d’un long rosaire.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup la porte s’ouvre; elle
+regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée
+dans une cloison.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span>
+—Que diable est-ce que ceci? Est-ce
+un lutin ou un ange qui dit la messe
+des morts sur vous, monsieur? et vous
+voilà sous vos draps comme dans un
+linceul.
+</p>
+
+<p>
+C’était la grosse voix de Grandchamp,
+qui fut si étonné, qu’il laissa tomber
+un verre de limonade qu’il apportait.
+Voyant que son maître ne lui
+répondait pas, il s’effraya encore plus
+et souleva les couvertures. Cinq-Mars
+était fort rouge et semblait dormir;
+mais son vieux domestique jugeait que
+le sang lui portant à la tête l’avait
+presque suffoqué, et, s’emparant d’un
+vase plein d’eau froide, il le lui versa
+tout entier sur le front. Ce remède
+militaire manque rarement son effet,
+et Cinq-Mars revint à lui en sautant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est toi, Grandchamp! quels
+rêves affreux je viens de faire!
+</p>
+
+<p>
+—Peste! monsieur, vos rêves sont
+fort jolis, au contraire: j’ai vu la queue
+du dernier, vous choisissez très-bien.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu dis, vieux fou?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne suis pas fou, monsieur; j’ai
+<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span>
+de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu.
+Mais certainement, étant malade comme
+vous l’êtes, monsieur le Maréchal ne...
+</p>
+
+<p>
+—Tu radotes, mon cher; donne-moi
+à boire, car la soif me dévore. O ciel!
+quelle nuit! je vois encore toutes ces
+femmes.
+</p>
+
+<p>
+—Toutes ces femmes, monsieur? Et
+combien y en a-t-il ici?
+</p>
+
+<p>
+—Je te parle d’un rêve, imbécile!
+Quand tu resteras là immobile au lieu
+de me donner à boire!
+</p>
+
+<p>
+—Cela me suffit, monsieur; je vais
+demander d’autre limonade.
+</p>
+
+<p>
+Et, s’avançant à la porte, il cria du
+haut de l’escalier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! Germain? Étienne! Louis!
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste répondit d’en bas:
+</p>
+
+<p>
+—On y va, monsieur, on y va; c’est
+qu’ils viennent de m’aider à courir après
+la folle.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle folle? dit Cinq-Mars s’avançant
+hors de son lit.
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste entra, et ôtant son bonnet
+de coton, dit avec respect:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span>
+—Ce n’est rien, monsieur le marquis;
+c’est une folle qui est arrivée à pied ici
+cette nuit, et qu’on avait fait coucher
+près de cette chambre; mais elle vient
+de s’échapper: on n’a pas pu la rattraper.
+</p>
+
+<p>
+—Comment, dit Cinq-Mars comme
+revenant à lui et passant la main sur
+ses yeux, je n’ai donc pas rêvé? Et ma
+mère, où est-elle? et le maréchal, et...
+Ah! c’est un songe affreux. Sortez tous.
+</p>
+
+<p>
+En même temps il se retourna du côté
+du mur, et ramena encore les couvertures
+sur sa tête.
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste, interdit, frappa trois fois
+de suite sur son front avec le bout du
+doigt en regardant Grandchamp, comme
+pour lui demander si son maître était
+aussi en délire.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci fit signe de sortir en silence;
+et pour veiller pendant le reste de la nuit
+près de Cinq-Mars, profondément endormi,
+il s’assit seul dans un grand fauteuil
+de tapisserie, en exprimant des
+citrons dans un verre d’eau, avec un
+<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span>
+air aussi grave et aussi sévère qu’Archimède
+calculant les flammes de ses miroirs.
+</p>
+
+<h2 id="chap_7">
+CHAPITRE VII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE CABINET
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="noindent bot25">
+Les hommes ont rarement le
+courage d’être tout à fait bons ou
+tout à fait méchants.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Machiavel.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Laissons notre jeune voyageur endormi.
+Bientôt il va suivre en paix une
+grande et belle route. Puisque nous
+avons la liberté de promener nos yeux
+sur tous les points de la carte, arrêtons-les
+sur la ville de Narbonne.
+</p>
+
+<p>
+Voyez la Méditerranée, qui étend, non
+loin de là, ses flots bleuâtres sur des
+rives sablonneuses. Pénétrez dans cette
+cité semblable à celle d’Athènes; mais
+<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span>
+pour trouver celui qui y règne, suivez
+cette rue inégale et obscure, montez les
+degrés du vieux archevêché, et entrons
+dans la première et la plus grande des
+salles.
+</p>
+
+<p>
+Elle était fort longue, mais éclairée
+par une suite de hautes fenêtres en
+ogive, dont la partie supérieure seulement
+avait conservé les vitraux bleus,
+jaunes et rouges, qui répandaient une
+lueur mystérieuse dans l’appartement.
+Une table ronde énorme la remplissait
+dans toute sa largeur, du côté de la
+grande cheminée; autour de cette table,
+couverte d’un tapis bariolé et chargée de
+papiers et de portefeuilles, étaient assis
+et courbés sous leurs plumes huit secrétaires
+occupés à copier des lettres
+qu’on leur passait d’une table plus petite.
+D’autres hommes debout rangeaient
+les papiers dans les rayons d’une bibliothèque,
+que les livres reliés en noir
+ne remplissaient pas tout entière, et ils
+marchaient avec précaution sur le tapis
+dont la salle était garnie.
+</p>
+
+<p>
+Malgré cette quantité de personnes
+<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span>
+réunies, on eût entendu les ailes d’une
+mouche. Le seul bruit qui s’élevât était
+celui des plumes qui couraient rapidement
+sur le papier, et une voix grêle
+qui dictait, en s’interrompant pour
+tousser. Elle sortait d’un immense fauteuil
+à grands bras, placé au coin du
+feu, allumé en dépit des chaleurs de la
+saison et du pays. C’était un de ces fauteuils
+qu’on voit encore dans quelques
+vieux châteaux, et qui semblent faits
+pour s’endormir en lisant sur eux, quelque
+livre que ce soit, tant chaque compartiment
+est soigné: un croissant de
+plumes y soutient les reins; si la tête
+se penche, elle trouve ses joues reçues
+par des oreillers couverts de soie, et le
+coussin du siège déborde tellement les
+coudes, qu’il est permis de croire que
+les prévoyants tapissiers de nos pères
+avaient pour but d’éviter que le livre ne
+fît du bruit et ne les réveillât en tombant.
+</p>
+
+<p>
+Mais quittons cette digression pour
+parler de l’homme qui s’y trouvait et
+qui n’y dormait pas. Il avait le front
+<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span>
+large et quelques cheveux fort blancs,
+des yeux grands et doux, une figure
+pâle et effilée à laquelle une petite
+barbe blanche et pointue donnait cet
+air de finesse que l’on remarque dans
+tous les portraits du siècle de Louis XIII.
+Une bouche presque sans lèvres, et nous
+sommes forcé d’avouer que Lavater regarde
+ce signe comme indiquant la méchanceté
+à n’en pouvoir douter; une
+bouche pincée, disons-nous, était encadrée
+par deux petites moustaches grises
+et par une <i>royale</i>, ornement alors à la
+mode, et qui ressemble assez à une virgule
+par sa forme. Ce vieillard avait sur
+la tête une calotte rouge et était enveloppé
+dans une vaste robe de chambre
+et portait des bas de soie pourprée, et
+n’était rien moins qu’Armand Duplessis,
+cardinal de Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Il avait très près de lui, autour de la
+plus petite table dont il a été question,
+quatre jeunes gens de quinze à vingt
+ans: ils étaient pages ou domestiques,
+selon l’expression du temps, qui signifiait
+alors familier, ami de la maison. Cet
+<span class='pagenum'><a id='Page_175' name='Page_175'>[175]</a></span>
+usage était un reste de patronage féodal
+demeuré dans nos mœurs. Les cadets
+gentilshommes des plus hautes familles
+recevaient des <i>gages</i> des grands seigneurs,
+et leur étaient dévoués en toute
+circonstance, allant appeler en duel le
+premier venu au moindre désir de leur
+patron. Les pages dont nous parlons
+rédigeaient des lettres dont le Cardinal
+leur avait donné la substance; et, après
+un coup d’œil du maître, ils les passaient
+aux secrétaires, qui les mettaient
+au net. Le Cardinal-duc, de son côté,
+écrivait sur son genou des notes secrètes
+sur de petits papiers, qu’il glissait dans
+presque tous les paquets avant de les
+fermer de sa propre main.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait quelques instants qu’il écrivait,
+lorsqu’il aperçut, dans une glace
+placée en face de lui, le plus jeune de
+ses pages traçant quelques lignes interrompues,
+sur une feuille d’une taille inférieure
+à celle du papier ministériel; il
+se hâtait d’y mettre quelques mots, puis
+la glissait rapidement sous la grande
+feuille qu’il était chargé de remplir à
+<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span>
+son grand regret; mais, placé derrière
+le Cardinal, il espérait que sa difficulté
+à se retourner l’empêcherait de s’apercevoir
+du petit manège qu’il semblait
+exercer avec assez d’habitude. Tout à
+coup, Richelieu, lui adressant la parole
+sèchement, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Venez ici, monsieur Olivier.
+</p>
+
+<p>
+Ces deux mots furent comme un coup
+de foudre pour ce pauvre enfant, qui
+paraissait n’avoir que seize ans. Il se
+leva pourtant très vite, et vint se placer
+debout devant le ministre, les bras pendants
+et la tête baissée.
+</p>
+
+<p>
+Les autres pages et les secrétaires ne
+remuèrent pas plus que des soldats
+lorsque l’un d’eux tombe frappé d’une
+balle, tant ils étaient accoutumés à ces
+sortes d’appels. Celui-ci pourtant s’annonçait
+d’une manière plus vive que les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’écrivez-vous là?
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur... ce que Votre Éminence
+me dicte.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span>
+—Monseigneur... la lettre à don Juan
+de Bragance.
+</p>
+
+<p>
+—Point de détours, monsieur, vous
+faites autre chose.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, dit alors le page les
+larmes aux yeux, c’était un billet à une
+de mes cousines.
+</p>
+
+<p>
+—Voyons-le.
+</p>
+
+<p>
+Alors un tremblement universel l’agita,
+et il fut obligé de s’appuyer sur la cheminée
+en disant à demi-voix:
+</p>
+
+<p>
+—C’est impossible.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le vicomte Olivier d’Entraigues,
+dit le ministre sans marquer
+la moindre émotion, vous n’êtes plus à
+mon service.
+</p>
+
+<p>
+Et le page sortit, il savait qu’il n’y
+avait pas à répliquer; il glissa son billet
+dans sa poche, et, ouvrant la porte à
+deux battants, justement assez pour qu’il
+y eût place pour lui, il s’y glissa comme
+un oiseau qui s’échappe de sa cage.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre continua les notes qu’il
+traçait sur son genou.
+</p>
+
+<p>
+Les secrétaires redoublaient de silence
+et d’ardeur, lorsque la porte s’ouvrant
+<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span>
+rapidement de chaque côté, on vit paraître,
+entre les deux battants, un capucin
+qui, s’inclinant les bras croisés sur
+la poitrine, semblait attendre l’aumône
+ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint
+rembruni, profondément sillonné par la
+petite vérole; des yeux assez doux,
+mais un peu louches et toujours couverts
+par des sourcils qui se joignaient
+au milieu du front; une bouche dont
+le sourire était rusé, malfaisant et sinistre;
+une barbe plate et rousse à l’extrémité,
+et le costume de l’ordre de
+Saint-François dans toute son horreur,
+avec des sandales et des pieds nus qui
+paraissaient fort indignes de s’essuyer
+sur un tapis.
+</p>
+
+<p>
+Tel qu’il était, ce personnage parut
+faire une grande sensation dans toute la
+salle; car, sans achever la phrase, la
+ligne ou le mot commencé, chaque
+écrivain se leva et sortit par la porte,
+où il se tenait toujours debout, les uns
+le saluant en passant, les autres détournant
+la tête, les jeunes pages se bouchant
+le nez, mais par derrière lui, car
+<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span>
+ils paraissaient en avoir peur en secret.
+Lorsque tout le monde eut défilé, il
+entra enfin, faisant une profonde révérence,
+parce que la porte était encore
+ouverte; mais, sitôt qu’elle fut fermée,
+marchant sans cérémonie, il vint s’asseoir
+auprès du Cardinal, qui, l’ayant
+reconnu au mouvement qui se faisait,
+lui fit une inclination de tête sèche et
+silencieuse, le regardant fixement comme
+pour attendre une nouvelle, et ne pouvant
+s’empêcher de froncer le sourcil,
+comme à l’aspect d’une araignée ou de
+quelque autre animal désagréable.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal n’avait pu résister à ce
+mouvement de déplaisir, parce qu’il se
+sentait obligé, par la présence de son
+agent, à rentrer dans ces conversations
+profondes et pénibles dont il s’était reposé
+pendant quelques jours dans un
+pays dont l’air lui était favorable, et
+dont le calme avait un peu ralenti les
+douleurs de la maladie; elle s’était changée
+en une fièvre lente; mais ses intervalles
+étaient assez longs pour qu’il pût
+oublier, pendant son absence, qu’elle
+<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span>
+devait revenir. Donnant donc un peu
+de repos à son imagination jusqu’alors
+infatigable, il attendait sans impatience,
+pour la première fois de ses jours peut-être,
+le retour des courriers qu’il avait
+fait partir dans toutes les directions,
+comme les rayons d’un soleil qui donnait
+seul la vie et le mouvement à la
+France. Il ne s’attendait pas à la visite
+qu’il recevait alors, et la vue d’un de
+ces hommes qu’il <i>trempait dans le
+crime</i>, selon sa propre expression, lui
+rendit toutes les inquiétudes habituelles
+de sa vie plus présentes, sans dissiper
+le nuage de mélancolie qui venait d’obscurcir
+ses pensées.
+</p>
+
+<p>
+Le commencement de sa conversation
+fut empreint de la couleur sombre de
+ses dernières rêveries; mais bientôt il
+en sortit plus vif et plus fort que jamais,
+quand la vigueur de son esprit rentra
+forcément dans le monde réel.
+</p>
+
+<p>
+Son confident, voyant qu’il devait
+rompre le silence le premier, le fit assez
+brusquement.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span>
+—Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Joseph, à quoi devons-nous
+penser tous tant que nous sommes, sinon
+à notre bonheur futur dans une vie
+meilleure que celle-ci? Je songe, depuis
+plusieurs jours, que les intérêts humains
+m’ont trop détourné de cette
+unique pensée: et je me repens d’avoir
+employé quelques instants de loisir à
+des ouvrages profanes, tels que mes
+tragédies d’<i>Europe</i> et de <i>Mirame</i>, malgré
+la gloire que j’en ai tirée déjà parmi
+nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra
+dans l’avenir.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, plein des choses qu’il
+avait à dire, fut d’abord surpris de ce
+début; mais il connaissait trop son
+maître pour en rien témoigner, et sachant
+bien par où il le ramènerait à
+d’autres idées, il entra dans les siennes
+sans hésiter.
+</p>
+
+<p>
+—Le mérite en est pourtant bien
+grand, dit-il avec un air de regret, et la
+France gémira de ce que ces œuvres
+<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span>
+immortelles ne sont pas suivies de productions
+semblables.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon cher Joseph, c’est en
+vain que des hommes tels que Boisrobert,
+Claveret, Colletet, Corneille, et
+surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces
+tragédies les plus belles de toutes celles
+que les temps présents et passés ont vu
+représenter; je me les reproche, je vous
+jure, comme un vrai péché mortel, et
+je ne m’occupe, dans mes heures de repos,
+que de ma <i>Méthode des controverses</i>
+et du livre sur la <i>Perfection du chrétien</i>.
+Je songe que j’ai cinquante-six ans et
+une maladie qui ne pardonne guère.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont des calculs que vos ennemis
+font aussi exactement que Votre
+Éminence, dit le père, à qui cette conversation
+commençait à donner de l’humeur,
+et qui voulait en sortir au plus
+vite.
+</p>
+
+<p>
+Le rouge monta au visage du Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je le sais, je le sais bien, dit-il, je
+connais toute leur noirceur, et je m’attends
+<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span>
+à tout. Mais qu’y a-t-il donc de
+nouveau?
+</p>
+
+<p>
+—Nous étions convenus déjà, monseigneur,
+de remplacer mademoiselle
+d’Hautefort; nous l’avons éloignée comme
+mademoiselle de La Fayette, c’est fort
+bien; mais sa place n’est pas remplie,
+et le Roi...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien?
+</p>
+
+<p>
+—Le Roi a des idées qu’il n’avait pas
+eues encore.
+</p>
+
+<p>
+—Vraiment? et qui ne viennent pas
+de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre
+avec ironie.
+</p>
+
+<p>
+—Aussi, monseigneur, pourquoi laisser
+six jours entiers la place de favori
+vacante? Ce n’est pas prudent, permettez
+que je le dise.
+</p>
+
+<p>
+—Il a des idées, des idées! répétait
+Richelieu avec une sorte d’effroi; et lesquelles?
+</p>
+
+<p>
+—Il a parlé de rappeler la Reine-Mère,
+dit le Capucin à voix basse, de la rappeler
+de Cologne.
+</p>
+
+<p>
+—Marie de Médicis! s’écria le Cardinal
+en frappant sur les bras de son fauteuil
+<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span>
+avec ses deux mains. Non, par le
+Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le
+sol de France, d’où je l’ai chassée pied
+par pied! L’Angleterre n’a pas osé la garder
+exilée par moi; la Hollande a craint
+de crouler sous elle, et mon royaume
+la recevrait! Non, non, cette idée
+n’a pu lui venir par lui-même. Rappeler
+mon ennemie, rappeler sa mère, quelle
+perfidie! non, il n’aurait jamais osé y
+penser...
+</p>
+
+<p>
+Puis, après avoir rêvé un instant, il
+ajouta en fixant un regard pénétrant et
+encore plein du feu de sa colère sur le
+père Joseph:
+</p>
+
+<p>
+—Mais... dans quels termes a-t-il
+exprimé ce désir? Dites-moi les mots
+précis.
+</p>
+
+<p>
+—Il a dit assez publiquement, et en
+présence de Monsieur: «Je sens bien
+que l’un des premiers devoirs d’un
+chrétien est d’être bon fils, et je ne résisterai
+pas longtemps aux murmures
+de ma conscience.»
+</p>
+
+<p>
+—Chrétien! conscience! ce ne sont
+pas ses expressions; c’est le père Caussin,
+<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span>
+c’est son confesseur qui me trahit!
+s’écria le Cardinal. Perfide jésuite! je
+t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette
+mais je ne te passerai pas tes conseils
+secrets. Je ferai chasser ce confesseur,
+Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le
+vois bien. Mais aussi j’ai agi avec négligence
+depuis quelques jours; je n’ai pas
+assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat,
+qui réussira, sans doute: il est bien
+fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute!
+je mériterais une bonne disgrâce moi-même.
+Laisser près du Roi ce renard
+jésuite, sans lui avoir donné mes instructions
+secrètes, sans avoir un otage,
+un gage de sa fidélité à mes ordres!
+quel oubli! Joseph, prenez une plume
+et écrivez vite ceci pour l’autre confesseur
+que nous choisirons mieux. Je
+pense au père Sirmond...
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph se mit devant la
+grande table, prêt à écrire, et le Cardinal
+lui dicta ces devoirs de nouvelle nature,
+que, peu de temps après, il osa faire
+remettre au Roi, qui les reçut, les respecta,
+et les apprit par cœur comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span>
+les commandements de l’Église. Ils nous
+sont demeurés comme un monument
+effrayant de l’empire qu’un homme peut
+arracher à force de temps, d’intrigues et
+d’audace:
+</p>
+
+<p>
+I. Un prince doit avoir un premier
+ministre, et ce premier ministre trois
+qualités: 1<sup>o</sup> qu’il n’ait pas d’autre passion
+que son prince; 2<sup>o</sup> qu’il soit habile
+et fidèle; 3<sup>o</sup> qu’il soit ecclésiastique.
+</p>
+
+<p>
+II. Un prince doit parfaitement aimer
+son premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+III. Ne doit jamais changer son premier
+ministre.
+</p>
+
+<p>
+IV. Doit lui dire toutes choses.
+</p>
+
+<p>
+V. Lui donner libre accès auprès de
+sa personne.
+</p>
+
+<p>
+VI. Lui donner une souveraine autorité
+sur le peuple.
+</p>
+
+<p>
+VII. De grands honneurs et de grands
+biens.
+</p>
+
+<p>
+VIII. Un prince n’a pas de plus riche
+trésor que son premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+IX. Un prince ne doit pas ajouter foi
+à ce qu’on dit contre son premier ministre,
+ni se plaire à en entendre médire.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span>
+X. Un prince doit révéler à son premier
+ministre tout ce qu’on a dit contre
+lui, <i>quand même on aurait exigé du
+prince qu’il garderait le secret</i>.
+</p>
+
+<p>
+XI. Un prince doit non seulement préférer
+le bien de son État, mais son premier
+ministre à tous ses parents.
+</p>
+
+<p>
+Tels étaient les commandements du
+dieu de la France, moins étonnants encore
+que la terrible naïveté qui lui fait
+léguer lui-même ses ordres à la postérité,
+comme si, elle aussi, devait croire
+en lui.
+</p>
+
+<p>
+Tandis qu’il dictait son instruction,
+en lisant sur un petit papier écrit de sa
+main, une tristesse profonde paraissait
+s’emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu’il
+fut au bout, il tomba au fond de
+son fauteuil, les bras croisés et la tête
+penchée sur son estomac.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, interrompant son écriture,
+se leva, et allait lui demander s’il
+se trouvait mal, lorsqu’il entendit sortir
+du fond de sa poitrine ces paroles lugubres
+et mémorables:
+</p>
+
+<p>
+—Quel ennui profond! quelles interminables
+<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span>
+inquiétudes! Si l’ambitieux
+me voyait, il fuirait dans un désert.
+Qu’est-ce que ma puissance? Un misérable
+reflet du pouvoir royal; et que de
+travaux pour fixer sur mon étoile ce
+rayon qui flotte sans cesse! Depuis
+vingt ans je le tente inutilement. Je
+ne comprends rien à cet homme! il
+n’ose pas me fuir; mais on me l’enlève:
+il me glisse entre les doigts... Que de
+choses j’aurais pu faire avec ses droits
+héréditaires, si je les avais eus! Mais
+employer tant de calculs à se tenir en
+équilibre! que reste-t-il de génie pour
+les entreprises? J’ai l’Europe dans ma
+main, et je suis suspendu à un cheveu
+qui tremble. Qu’ai-je affaire de porter
+mes regards sur les cartes du monde, si
+tous mes intérêts sont renfermés dans
+mon étroit cabinet? Ses six pieds d’espace
+me donnent plus de peine à gouverner
+que toute la terre. Voilà donc ce
+qu’est un premier ministre! Enviez-moi
+mes gardes à présent!
+</p>
+
+<p>
+Ses traits étaient décomposés de manière
+à faire craindre quelque accident,
+<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span>
+et il lui prit une toux violente et longue
+qui finit par un léger crachement de
+sang. Il vit que le père Joseph, effrayé,
+allait saisir une clochette d’or posée
+sur la table, et, se levant tout à coup
+avec la vivacité d’un jeune homme, il
+l’arrêta et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est rien, Joseph, je me laisse
+quelquefois aller au découragement;
+mais ces moments sont courts, et j’en
+sors plus fort qu’avant. Pour ma santé,
+je sais parfaitement où j’en suis; mais
+il ne s’agit pas de cela. Qu’avez-vous
+fait à Paris? Je suis content de voir le
+Roi arrivé dans le Béarn comme je le
+voulais: nous le veillerons mieux. Que
+lui avez-vous montré pour le faire partir?
+</p>
+
+<p>
+—Une bataille à Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, ce n’est pas mal. Eh bien,
+nous pouvons la lui arranger: autant
+vaut cette application qu’une autre à
+présent. Mais la jeune Reine, la jeune
+Reine, que dit-elle?
+</p>
+
+<p>
+—Elle est encore furieuse contre
+vous. Sa correspondance découverte,
+<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span>
+l’interrogatoire que vous lui fîtes subir!
+</p>
+
+<p>
+—Bah! un madrigal et un moment
+de soumission lui feront oublier que je
+l’ai séparée de sa maison d’Autriche et
+du pays de son Buckingham. Mais que
+fait-elle?
+</p>
+
+<p>
+—D’autres intrigues avec Monsieur.
+Mais, comme toutes ses confidentes sont
+à nous, en voici les rapports jour par
+jour.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne me donnerai pas la peine de
+les lire: tant que le duc de Bouillon sera
+en Italie, je ne crains rien de là; elle
+peut rêver de petites conjurations avec
+Gaston au coin du feu; il s’en tient toujours
+aux aimables intentions qu’il a
+quelquefois, et n’exécute bien que ses
+sorties du royaume; il en est à la troisième.
+Je lui procurerai la quatrième
+quand il voudra; il ne vaut pas le coup
+de pistolet que tu fis donner au comte
+de Soissons. Ce pauvre comte n’avait
+cependant guère plus d’énergie.
+</p>
+
+<p>
+Ici le cardinal, se rasseyant dans son
+fauteuil, se mit à rire assez gaîment
+pour un homme d’État.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span>
+—Je rirai toute ma vie de leur expédition
+d’Amiens. Ils me tenaient là tous
+les deux. Chacun avait bien cinq cents
+gentilshommes autour de lui, armés
+jusqu’aux dents, et tout prêts à m’expédier
+comme Concini: mais le grand
+Vitry n’était plus là; ils m’ont laissé
+parler une heure fort tranquillement
+avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu,
+et ni l’un ni l’autre n’a osé faire
+un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous
+avons su depuis par Chavigny, qu’ils
+attendaient depuis deux mois cet heureux
+moment. Pour moi, en vérité, je ne
+remarquai rien du tout, si ce n’est ce
+petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdait
+autour de moi et avait l’air de cacher
+quelque chose dans sa manche; ce fut
+ce qui me fit monter en carrosse.
+</p>
+
+<p>
+—A propos, monseigneur, la reine
+veut le faire coadjuteur absolument.
+</p>
+
+<p>
+—Elle est folle! il la perdra si elle s’y
+attache: c’est un mousquetaire manqué,
+un diable en soutane; lisez son <cite>Histoire
+de Fiesque</cite>, vous l’y verrez lui-même. Il
+ne sera rien tant que je vivrai.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span>
+—Eh quoi! vous jugez si bien et vous
+faites venir un autre ambitieux de son
+âge?
+</p>
+
+<p>
+—Quelle différence! Ce sera une
+poupée, mon ami, une vraie poupée,
+que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera
+qu’à sa fraise et à ses aiguillettes; sa
+jolie tournure m’en répond, et je sais
+qu’il est doux et faible. Je l’ai préféré
+pour cela à son frère aîné; il fera ce que
+nous voudrons.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit le père d’un
+air de doute, je ne me suis jamais fié
+aux gens dont les formes sont si calmes,
+la flamme intérieure en est plus dangereuse.
+Souvenez-vous du maréchal d’Effiat,
+son père.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, encore une fois, c’est un
+enfant, et je l’élèverai; au lieu que le
+Gondi est déjà un factieux accompli, un
+audacieux que rien n’arrête; il a osé me
+disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous
+cela? est-ce croyable, à moi?
+Un petit prestolet, qui n’a d’autre mérite
+qu’un mince babil assez vif et un
+<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span>
+air cavalier. Heureusement que le mari
+a pris soin lui-même de l’éloigner.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux
+son maître lorsqu’il parlait de ses bonnes
+fortunes que de ses vers, fit une grimace
+qu’il voulait rendre fine et qui ne fut
+que laide et gauche; il s’imagina que
+l’expression de sa bouche, tordue comme
+celle d’un singe, voulait dire: <i>Ah! qui
+peut résister à monseigneur?</i> mais monseigneur
+y lut: <i>Je suis un cuistre qui ne
+sais rien du grand monde</i>, et, sans transition,
+il dit tout à coup, en prenant
+sur la table une lettre de dépêches:
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Rohan est mort, c’est
+une bonne nouvelle; voilà les huguenots
+perdus. Il a eu bien du bonheur:
+je l’avais fait condamner par le parlement
+de Toulouse à être tiré à quatre
+chevaux, et il meurt tranquillement sur
+le champ de bataille de Rheinfeld. Mais
+qu’importe? le résultat est le même.
+Voilà encore une grande tête par terre!
+Comme elles sont tombées depuis celle
+de Montmorency! Je n’en vois plus guère
+qui ne s’incline devant moi. Nous avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span>
+déjà à peu près puni toutes nos dupes
+de Versailles; certes, on n’a rien à me
+reprocher: j’exerce contre eux la loi du
+talion, et je les traite comme ils ont
+voulu me traiter au conseil de la reine-mère.
+Le vieux radoteur de Bassompierre
+en sera quitte pour la prison
+perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal
+de Vitry, car ils n’avaient voté que
+cette peine pour moi. Quant au Marillac,
+qui conseilla la mort, je la lui réserve
+au premier faux pas, et te recommande,
+Joseph, de me le rappeler; il faut être
+juste avec tout le monde. Reste donc
+encore debout ce duc de Bouillon, à qui
+son Sedan donne de l’orgueil; mais je le
+lui ferai bien rendre. C’est une chose
+merveilleuse que leur aveuglement! ils
+se croient tous libres de conspirer, et ne
+voient pas qu’ils ne font que voltiger
+au bout des fils que je tiens d’une main,
+et que j’allonge quelquefois pour leur
+donner de l’air et de l’espace. Et pour
+la mort de leur cher duc, les huguenots
+ont-ils bien crié comme un seul homme?
+</p>
+
+<p>
+—Moins que pour l’affaire de Loudun,
+<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span>
+qui s’est pourtant terminée heureusement.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! <i>heureusement?</i> J’espère que
+Grandier est mort?
+</p>
+
+<p>
+—Oui; c’est ce que je voulais dire.
+Votre Eminence doit être satisfaite; tout
+a été fini dans les vingt-quatre heures;
+on n’y pense plus. Seulement Laubardemont
+a fait une petite étourderie, qui
+était de rendre la séance publique; c’est
+ce qui a causé un peu de tumulte; mais
+nous avons les signalements des perturbateurs
+que l’on suit.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, c’est très bien. Urbain
+était un homme trop supérieur pour le
+laisser là; il tournait au protestantisme;
+je parierais qu’il aurait fini par abjurer;
+son ouvrage contre le célibat des prêtres
+me l’a fait conjecturer; et, dans le doute,
+retiens ceci, Joseph: il faut toujours
+mieux couper l’arbre avant que le fruit
+soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont
+une vraie république dans l’Etat: si une
+fois ils avaient la majorité en France, la
+monarchie serait perdue; ils établiraient
+<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span>
+quelque gouvernement populaire qui
+pourrait être durable.
+</p>
+
+<p>
+—Et quelles peines profondes ils
+causent tous les jours à notre saint-père
+le pape! dit Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! interrompit le cardinal, je te
+vois venir: tu veux me rappeler son
+entêtement à ne pas te donner le chapeau.
+Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui
+au nouvel ambassadeur que
+nous envoyons. Le maréchal d’Estrées
+obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis
+deux ans que nous t’avons nommé au
+cardinalat; je commence aussi à trouver
+que la pourpre t’irait bien, car les
+taches de sang ne s’y voient pas.
+</p>
+
+<p>
+Et tous deux se mirent à rire, l’un
+comme un maître qui accable de tout
+son mépris le sicaire qu’il paye, l’autre
+comme un esclave résigné à toutes les
+humiliations par lesquelles on s’élève.
+</p>
+
+<p>
+Le rire qu’avait excité la sanglante
+plaisanterie du vieux ministre durait
+encore, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit,
+et un page annonça plusieurs courriers
+qui arrivaient à la fois de divers
+<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span>
+points; le père Joseph se leva, et, se
+plaçant debout, le dos appuyé contre le
+mur, comme une momie égyptienne,
+ne laissa plus paraître sur son visage
+qu’une stupide contemplation. Douze
+messagers entrèrent successivement,
+revêtus de déguisements divers: l’un
+semblait un soldat suisse; un autre un
+vivandier; un troisième, un maître maçon;
+on les faisait entrer dans le palais
+par un escalier et un corridor secrets,
+et ils sortaient du cabinet par une porte
+opposée à celle qui les introduisait,
+sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer
+rien de leurs dépêches. Chacun
+d’eux déposait un paquet de papiers
+roulés ou pliés sur la grande table, parlait
+un instant au Cardinal dans l’embrasure
+d’une croisée, et partait. Richelieu
+s’était levé brusquement dès l’entrée du
+premier messager, et, attentif à tout
+faire par lui-même, il les reçut tous, les
+écouta et referma de sa main sur eux la
+porte de sortie. Il fit signe au père
+Joseph quand le dernier fut parti, et,
+sans parler, tous deux ouvrirent ou
+<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span>
+plutôt arrachèrent les paquets des dépêches,
+et se dirent, en deux mots, le
+sujet des lettres.
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Weimar poursuit ses
+avantages; le duc Charles est battu;
+l’esprit de notre général est assez bon,
+voici de bons propos qu’il a tenus à
+dîner. Je suis content.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, le vicomte de Turenne
+a repris les places de Lorraine; voici
+ses conversations particulières...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! passez, passez cela; elles ne
+peuvent pas être dangereuses. Ce sera
+toujours un bon et honnête homme, ne
+se mêlant point de politique; pourvu
+qu’on lui donne une petite armée à disposer
+comme une partie d’échecs, n’importe
+contre qui, il est content; nous
+serons toujours bons amis.
+</p>
+
+<p>
+—Voici le Long-Parlement qui dure
+encore en Angleterre. Les communes
+poursuivent leur projet: voici des massacres
+en Irlande... Le comte de Strafford
+est condamné à mort.
+</p>
+
+<p>
+—A mort! quelle horreur!
+</p>
+
+<p>
+—Je lis: «Sa Majesté Charles I<sup>er</sup> n’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span>
+pas eu le courage de signer l’arrêt, mais
+il a désigné quatre commissaires...»
+</p>
+
+<p>
+—Roi faible, je t’abandonne. Tu
+n’auras plus notre argent. Tombe, puisque
+tu es ingrat!... Oh malheureux
+Wentworth!
+</p>
+
+<p>
+Et une larme parut aux yeux de
+Richelieu; ce même homme qui venait
+de jouer avec la vie de tant d’autres,
+pleura un ministre abandonné de son
+prince. Le rapport de cette situation à
+la sienne l’avait frappé, et c’était lui-même
+qu’il pleurait dans cet étranger. Il
+cessa de lire à haute voix les dépêches
+qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Il
+parcourut avec une scrupuleuse attention
+tous les rapports détaillés des actions
+les plus minutieuses et les plus secrètes
+de tout personnage un peu important;
+rapports qu’il faisait toujours joindre à
+ses nouvelles par ses habiles espions.
+On attachait ces rapports secrets aux
+dépêches du Roi, qui devaient toutes
+passer par les mains du Cardinal, et être
+soigneusement repliées, pour arriver au
+prince épurées et telles qu’on voulait
+<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span>
+les lui faire lire. Les notes particulières
+furent toutes brûlées avec soin par le
+Père, quand le Cardinal en eut pris connaissance;
+et celui-ci cependant ne
+paraissait point satisfait: il se promenait
+fort vite en long et en large dans l’appartement
+avec des gestes d’inquiétude,
+lorsque la porte s’ouvrit et un treizième
+courrier entra. Ce nouveau messager
+avait l’air d’un enfant de quatorze ans
+à peine; il tenait sous le bras un paquet
+cacheté de noir pour le Roi, et ne donna
+au Cardinal qu’un petit billet sur lequel
+un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir
+que quatre mots. Le Duc tressaillit,
+le déchira en mille pièces, et, se
+courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla
+assez longtemps sans réponse; tout ce
+que Joseph entendit fut, lorsque le
+Cardinal le fit sortir de la salle: <i>Fais-y
+bien attention, pas avant douze heures
+d’ici</i>.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cet <i>a parte</i> du Cardinal, Joseph
+était occupé à soustraire de sa vue un
+nombre infini de libelles qui venaient de
+Flandre et d’Allemagne, et que le ministre
+<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span>
+voulait voir, quelque amers qu’ils fussent
+pour lui. Il affectait à cet égard une
+philosophie qu’il était loin d’avoir, et,
+pour faire illusion à ceux qui l’entouraient,
+il feignait quelquefois de
+trouver que ses ennemis n’avaient pas
+tout à fait tort, et de rire de leurs
+plaisanteries; cependant ceux qui avaient
+une connaissance plus approfondie de
+son caractère démêlaient une rage profonde
+sous cette apparente modération,
+et savaient qu’il n’était satisfait que lorsqu’il
+avait fait condamner par le Parlement
+le livre ennemi à être brûlé en
+place de Grève, comme <i>injurieux au
+Roi en la personne de son ministre
+l’illustrissime Cardinal</i>, comme on le
+voit dans les arrêts du temps, et que
+son seul regret était que l’auteur ne fût
+pas à la place de l’ouvrage: satisfaction
+qu’il se donnait quand il le pouvait,
+comme il le fit pour Urbain Grandier.
+</p>
+
+<p>
+C’était son orgueil colossal qu’il vengeait
+ainsi sans se l’avouer à lui-même,
+et travaillant longtemps, un an quelquefois,
+à se persuader que l’intérêt de l’État
+<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span>
+y était engagé. Ingénieux à rattacher ses
+affaires particulières à celles de la France,
+il s’était convaincu lui-même qu’elle
+saignait des blessures qu’il recevait.
+Joseph, très attentif à ne pas provoquer
+sa mauvaise humeur dans ce moment,
+mit à part et déroba un livre intitulé:
+<cite>Mystères politiques du Cardinal de la
+Rochelle</cite>; un autre, attribué à un moine
+de Munich, dont le titre était: <cite>Questions
+quolibétiques, ajustées au temps présent,
+et Impiété sanglante du dieu Mars</cite>.
+L’honnête avocat Aubery, qui nous a
+transmis une des plus fidèles histoires
+de <i>l’éminentissime</i> Cardinal, est transporté
+de fureur au seul titre du premier
+de ces livres, et s’écrie que le <i>grand
+ministre eut bien sujet de se glorifier que
+ces ennemis, inspirés contre leur gré du
+même enthousiasme qui a fait rendre des
+oracles à l’ânesse de Balaam, à Caïphe
+et autres qui semblaient plus indignes
+du don de la prophétie, l’appelaient à
+bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu’il
+avait, trois ans après leurs écrits,
+réduit cette ville, de même que Scipion
+<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span>
+a été nommé l’Africain pour avoir subjugué
+cette</i> <span class='smcap'>PROVINCE</span>. Peu s’en fallut que
+le père Joseph, qui était nécessairement
+dans les mêmes idées, n’exprimât dans
+les mêmes termes son indignation; car
+il se rappelait avec douleur la part de
+ridicule qu’il avait prise dans le siége
+de la Rochelle, qui, tout en n’étant
+pas une <i>province</i> comme l’Afrique,
+s’était permis de résister à <i>l’éminentissime</i>
+Cardinal, quoique le père Joseph
+eût voulu faire passer les troupes
+par un égout, se piquant d’être
+assez habile dans l’art des sièges. Cependant
+il se contint, et eut encore le temps
+de cacher le libelle moqueur dans la
+poche de sa robe brune avant que le
+ministre eût congédié son jeune courrier
+et fût revenu de la porte à la table.
+</p>
+
+<p>
+—Le départ, Joseph, le départ! dit-il.
+Ouvre les portes à toute cette cour qui
+m’assiège, et allons trouver le Roi, qui
+m’attend à Perpignan; je le tiens cette
+fois pour toujours.
+</p>
+
+<p>
+Le capucin se retira, et bientôt les
+pages, ouvrant les doubles portes dorées,
+<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span>
+annoncèrent successivement les plus
+grands seigneurs de cette époque, qui
+avaient obtenu du Roi la permission de
+le quitter pour venir saluer le ministre;
+quelques-uns même, sous prétexte de
+maladie ou d’affaires de service, étaient
+partis à la dérobée pour ne pas être les
+derniers dans son antichambre, et le
+triste monarque s’était trouvé presque
+tout seul, comme les autres rois ne se
+voient d’ordinaire qu’à leur lit de mort;
+mais il semblait que le trône fût sa
+couche funèbre aux yeux de la cour,
+son règne une continuelle agonie, et son
+ministre un successeur menaçant.
+</p>
+
+<p>
+Deux pages des meilleures maisons de
+France se tenaient près de la porte où les
+huissiers annonçaient chaque personnage
+qui, dans le salon précédent, avait
+trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours
+assis dans son grand fauteuil, restait
+immobile pour le commun des courtisans,
+faisait une inclination de tête aux
+plus distingués, et pour les princes
+seulement s’aidait de ses deux bras
+pour se soulever légèrement; chaque
+<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span>
+courtisan allait le saluer profondément,
+et, se tenant debout devant lui près de
+la cheminée, attendait qu’il lui adressât
+la parole; ensuite, selon le signe du
+Cardinal, il continuait à faire le tour du
+salon pour sortir par la même porte par
+où l’on entrait, restait un moment à
+saluer le père Joseph, qui singeait son
+maître et que l’on avait pour cela
+nommé l’Éminence grise, et sortait enfin
+du palais, ou bien se rangeait debout
+derrière son fauteuil, si le ministre l’y
+engageait, ce qui était une marque de
+la plus grande faveur.
+</p>
+
+<p>
+Il laissa passer d’abord quelques personnages
+insignifiants et beaucoup de
+mérites inutiles, et n’arrêta cette procession
+qu’au maréchal d’Estrées, qui,
+partant pour l’ambassade de Rome,
+venait lui faire ses adieux: tout ce qui
+suivait cessa d’avancer. Ce mouvement
+avertit dans le salon précédent qu’une
+conversation plus longue s’engageait, et
+le père Joseph, paraissant, échangea
+avec le Cardinal un regard qui voulait
+dire d’une part: Souvenez-vous de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span>
+promesse que vous venez de me faire;
+de l’autre: Soyez tranquille. En même
+temps, l’adroit capucin fit voir à son
+maître qu’il tenait sous le bras une de
+ses victimes qu’il préparait à être un
+docile instrument: c’était un jeune
+gentilhomme qui portait un manteau
+vert très court et une veste de même
+couleur, un pantalon rouge fort serré,
+avec de brillantes jarretières d’or dessous,
+habit des pages de Monsieur. Le père
+Joseph lui parlait bien en secret, mais
+point dans le sens de son maître; il ne
+pensait qu’à être cardinal, et se préparait
+d’autres intelligences en cas de
+défection de la part du premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+—Dites à Monsieur qu’il ne se fie
+pas aux apparences, et qu’il n’a pas de
+plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal
+commence à baisser; et je crois de
+ma conscience d’avertir de ses fautes
+celui qui pourrait hériter du pouvoir
+royal pendant la minorité. Pour donner
+à votre grand prince une preuve de ma
+bonne foi, dites-lui qu’on veut faire
+<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span>
+arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu’il
+le fasse cacher, ou bien le Cardinal le
+mettra aussi à la Bastille.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que le serviteur trahissait
+ainsi son maître, le maître ne restait
+pas en arrière et trahissait le serviteur.
+Son amour-propre et un reste de respect
+pour les choses de l’Église le faisaient
+souffrir à l’idée de voir le méprisable
+agent couvert du même chapeau qui
+était une couronne pour lui, et assis
+aussi haut que lui-même, à cela près de
+l’emploi passager de ministre. Parlant
+donc à demi-voix au maréchal d’Estrées:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas nécessaire, lui dit-il,
+de persécuter plus longtemps Urbain VIII
+en faveur de ce capucin que vous voyez
+là-bas; c’est bien assez que Sa Majesté
+ait daigné le nommer au cardinalat,
+nous concevons les répugnances de Sa
+Sainteté à couvrir ce mendiant de la
+pourpre romaine.
+</p>
+
+<p>
+Puis, passant de cette idée aux choses
+générales:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais vraiment pas ce qui
+peut refroidir le Saint-Père à notre
+<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span>
+égard; qu’avons-nous fait qui ne fût
+pour la gloire de notre sainte mère
+l’Église catholique? J’ai dit moi-même
+la première messe à la Rochelle, et vous
+le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal,
+notre habit est partout, et même
+dans vos armées; le cardinal de La
+Valette vient de commander glorieusement
+dans le Palatinat.
+</p>
+
+<p>
+—Et vient de faire une très belle
+retraite, dit le maréchal, appuyant légèrement
+sur le mot <i>retraite</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre continua, sans faire attention
+à ce petit mot de jalousie de métier
+et en élevant la voix:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu a montré qu’il ne dédaignait
+pas d’envoyer l’esprit de victoire à ses
+Lévites, car le duc de Weimar n’aida
+pas plus puissamment à la conquête de
+la Lorraine que ce pieux cardinal, et
+jamais une armée navale ne fut mieux
+commandée que par notre archevêque
+de Bordeaux à la Rochelle.
+</p>
+
+<p>
+On savait que dans ce moment le
+ministre était assez aigri contre ce prélat,
+dont la hauteur était telle et les impertinences
+<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span>
+si fréquentes, qu’il y avait eu
+deux affaires assez désagréables dans
+Bordeaux. Il y avait quatre ans, le duc
+d’Épernon, alors gouverneur de la
+Guyenne, suivi de tous ses gentilshommes
+et de ses troupes, le rencontrant au
+milieu de son clergé dans une procession,
+l’appela insolent et lui donna deux coups
+de canne très vigoureux; sur quoi l’archevêque
+l’excommunia; et tout récemment
+encore, malgré cette leçon, il avait
+eu une querelle avec le maréchal de
+Vitry, dont il avait reçu <i>vingt coups de
+canne ou de bâton, comme il vous plaira</i>,
+écrivait le Cardinal-duc au cardinal de
+La Valette, <i>et je crois qu’il veut remplir
+la France d’excommuniés</i>. En effet, il
+excommunia encore le bâton du maréchal,
+se souvenant qu’autrefois le pape
+avait forcé le duc d’Epernon à lui demander
+pardon; mais Vitry, qui avait
+fait assassiner le maréchal d’Ancre, était
+trop bien en cour pour cela, et l’archevêque
+fut battu et de plus grondé par
+le ministre.
+</p>
+
+<p>
+M. d’Estrées pensa donc avec assez de
+<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span>
+tact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie
+dans la manière dont le Cardinal vantait
+les talents guerriers et maritimes de
+l’archevêque, et lui répondit avec un
+sang-froid inaltérable:
+</p>
+
+<p>
+—En effet, monseigneur, personne ne
+peut dire que ce soit sur mer qu’il ait
+été battu.
+</p>
+
+<p>
+Son Eminence ne peut s’empêcher de
+sourire; mais, voyant que l’expression
+électrique de ce sourire en avait fait
+naître d’autres dans la salle, et des chuchotements
+et des conjectures, il reprit
+toute sa gravité sur-le-champ, et prenant
+le bras familièrement au maréchal:
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, monsieur l’ambassadeur,
+dit-il, vous avez la répartie bonne.
+Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal
+Albornos, ni tous les Borgia du
+monde, ni tous les efforts de leur Espagne
+près du Saint-Père.
+</p>
+
+<p>
+Puis, élevant la voix et regardant
+tout autour de lui comme pour s’adresser
+au salon silencieux et captivé:
+</p>
+
+<p>
+—J’espère, continua-t-il, qu’on ne
+nous persécutera plus comme l’on fit
+<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span>
+autrefois pour avoir fait une juste
+alliance avec l’un des plus grands
+hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe
+est mort, le roi catholique
+n’aura plus de prétexte pour solliciter
+l’excommunication du roi très chrétien.
+N’êtes-vous pas de mon avis, mon cher
+seigneur? dit-il en s’adressant au cardinal
+de La Valette qui s’approchait et
+n’avait heureusement rien entendu sur
+son compte. Monsieur d’Estrées, restez
+près de notre fauteuil: nous avons
+encore bien des choses à vous dire, et
+vous n’êtes pas de trop dans toutes nos
+conversations, car nous n’avons pas de
+secrets; notre politique est franche et au
+grand jour: l’intérêt de Sa Majesté et
+de l’Etat, voilà tout.
+</p>
+
+<p>
+Le maréchal fit un profond salut, se
+rangea derrière le siège du ministre, et
+laissa sa place au cardinal de La Valette,
+qui, ne cessant de se prosterner, et de
+flatter et de jurer dévouement et totale
+obéissance au Cardinal, comme pour
+expier la roideur de son père le duc
+d’Epernon, n’eut aussi de lui que quelques
+<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span>
+mots vagues et une conversation
+distraite et sans intérêt, pendant laquelle
+il ne cessa de regarder à la porte quelle
+personne lui succédait. Il eut même le
+chagrin de se voir interrompu brusquement
+par le Cardinal-duc, qui s’écria, au
+moment le plus flatteur de son discours
+mielleux:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est donc vous enfin, mon
+cher Fabert! Qu’il me tardait de vous
+voir pour vous parler du siège!
+</p>
+
+<p>
+Le général salua d’un air brusque et
+assez gauchement le Cardinal généralissime,
+et lui présenta les officiers venus
+du camp avec lui. Il parla quelque temps
+des opérations du siège, et le Cardinal
+semblait lui faire, en quelque sorte, la
+cour pour le préparer à recevoir plus
+tard ses ordres sur le champ de bataille
+même; il parla aux officiers qui le suivaient,
+les appelant par leurs noms et
+leur faisant des questions sur le camp.
+</p>
+
+<p>
+Ils se rangèrent tous pour laisser approcher
+le duc d’Angoulême; ce Valois,
+après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait
+devant Richelieu. Il sollicitait un
+<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span>
+commandement qu’il n’avait eu qu’en
+troisième au siège de la Rochelle. A sa
+suite parut le jeune Mazarin, toujours
+souple et insinuant, mais déjà confiant
+dans sa fortune.
+</p>
+
+<p>
+Le duc d’Halluin vint après eux: le
+Cardinal interrompit les compliments
+qu’il leur adressait pour lui dire à haute
+voix:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le duc, je vous annonce
+avec plaisir que le Roi a créé en votre
+faveur un office de maréchal de France;
+vous signerez Schomberg, n’est-il pas
+vrai? A Leucate, délivrée par vous, on
+le pense ainsi. Mais pardon, voici M. de
+Montauron qui a sans doute quelque
+chose d’important à me dire.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! mon Dieu, non, monseigneur,
+je voulais seulement vous dire que ce
+pauvre jeune homme, que vous avez
+daigné regarder comme à votre service,
+meurt de faim.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! comment, dans ce moment-ci,
+me parlez-vous de choses semblables?
+Votre petit Corneille ne veut rien faire
+de bon; nous n’avons vu que <cite>le Cid</cite> et
+<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span>
+<cite>les Horaces</cite> encore; qu’il travaille, qu’il
+travaille, on sait qu’il est à moi, c’est
+désagréable pour moi-même. Cependant,
+puisque vous vous y intéressez, je lui
+ferai une pension de cinq cents écus
+sur ma cassette.
+</p>
+
+<p>
+Et le trésorier de l’épargne se retira,
+charmé de la libéralité du ministre, et
+fut chez lui recevoir, avec assez de
+bonté, la dédicace de <cite>Cinna</cite>, où le grand
+Corneille compare son âme à celle d’Auguste,
+et le remercie d’avoir fait l’aumône
+à <i>quelques Muses</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, troublé par cette importunité,
+se leva en disant que la matinée
+s’avançait et qu’il était temps de partir
+pour aller trouver le Roi.
+</p>
+
+<p>
+En cet instant même, et comme les
+plus grands seigneurs s’approchaient
+pour l’aider à marcher, un homme en
+robe de maître des requêtes s’avança
+vers lui en saluant avec un sourire avantageux
+et confiant qui étonna tous les
+gens habitués au grand monde; il semblait
+dire: <i>Nous avons des affaires secrètes
+ensemble; vous allez voir comme il sera
+<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span>
+bien pour moi; je suis chez moi dans son
+cabinet</i>. Sa manière lourde et gauche
+trahissait pourtant un être très inférieur:
+c’était Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu fronça le sourcil en le voyant
+en face de lui, et lança un regard de feu
+à Joseph; puis, se tournant vers ceux
+qui l’entouraient, il dit avec un rire
+amer:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce qu’il y a quelque criminel
+autour de nous?
+</p>
+
+<p>
+Puis, lui tournant le dos, le Cardinal
+le laissa plus rouge que sa robe; et,
+précédé de la foule des personnages
+qui devaient l’escorter en voiture ou à
+cheval, il descendit le grand escalier de
+l’archevêché.
+</p>
+
+<p>
+Tout le peuple de Narbonne et ses
+autorités regardèrent avec stupéfaction
+ce départ royal.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal seul entra dans une ample
+et spacieuse litière de forme carrée,
+dans laquelle il devait voyager jusqu’à
+Perpignan, ses infirmités ne lui permettant
+ni d’aller en voiture, ni de faire
+toute cette route à cheval. Cette sorte
+<span class='pagenum'><a id='Page_216' name='Page_216'>[216]</a></span>
+de chambre nomade renfermait un lit,
+une table, et une petite chaise pour un
+page qui devait écrire ou lui faire la
+lecture. Cette machine, couverte de damas
+couleur de pourpre, fut portée par
+dix-huit hommes qui, de lieue en lieue,
+se relevaient; ils étaient choisis dans
+ses gardes, et ne faisaient ce service
+d’honneur que la tête nue, quelle que
+fût la chaleur ou la pluie. Le duc d’Angoulême,
+les maréchaux de Schomberg
+et d’Estrées, Fabert et d’autres dignitaires
+étaient à cheval aux portières. On
+distinguait le cardinal de La Valette et
+Mazarin parmi les plus empressés,
+ainsi que Chavigny et le maréchal de
+Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille,
+dont il était menacé, disait-on.
+</p>
+
+<p>
+Deux carrosses suivaient pour les secrétaires
+du Cardinal, ses médecins et
+son confesseur; huit voitures et quatre
+chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre
+mulets pour ses bagages; deux
+cents mousquetaires à pied l’escortaient
+de très près; sa compagnie de gens
+d’armes de la garde et ses chevau-légers,
+<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span>
+tous gentilshommes, marchaient
+devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques
+chevaux.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut dans cet équipage que le premier
+ministre se rendit en peu de jours
+à Perpignan. La dimension de la litière
+obligea plusieurs fois de faire élargir
+les chemins et abattre les murailles de
+quelques <i>villes et villages</i> où elle ne
+pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs
+des manuscrits du temps, tous
+pleins d’une sincère admiration pour ce
+luxe, <i>en sorte qu’il semblait un conquérant
+qui entre par la brèche</i>. Nous
+avons cherché en vain avec beaucoup de
+soin quelque manuscrit des propriétaires
+ou habitants des maisons qui
+s’ouvraient à son passage où la même
+admiration fût témoignée, et nous
+avouons ne l’avoir pu trouver.
+</p>
+
+<h2 id="chap_8">
+CHAPITRE VIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ENTREVUE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Mon génie étonné tremble devant le sien.</span>
+</div>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Le pompeux cortège du Cardinal
+s’était arrêté à l’entrée du camp; toutes
+les troupes sous les armes étaient rangées
+dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit
+du canon et de la musique successive de
+chaque régiment que la litière traversa
+une longue haie de cavalerie et d’infanterie,
+formée depuis la première tente
+jusqu’à celle du ministre, disposée à
+quelque distance du quartier royal, et
+que la pourpre dont elle était couverte
+faisait reconnaître de loin. Chaque chef
+de corps obtint un signe ou un mot du
+Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente,
+congédia sa suite, s’y enferma, attendant
+l’heure de se présenter chez le Roi.
+<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span>
+Mais, avant lui, chaque personnage de
+son escorte s’y était porté individuellement,
+et, sans entrer dans la demeure
+royale, tous attendaient dans de longues
+galeries couvertes de coutil rayé
+et disposées comme des avenues qui
+conduisaient chez le prince. Les courtisans
+s’y rencontraient et se promenaient
+par groupes, se saluaient et
+se présentaient la main, ou se regardaient
+avec hauteur, selon leurs intérêts
+ou les seigneurs auxquels ils appartenaient.
+D’autres chuchotaient longtemps
+et donnaient des signes d’étonnement,
+de plaisir ou de mauvaise humeur, qui
+montraient que quelque chose d’extraordinaire
+venait de se passer. Un singulier
+dialogue, entre mille autres, s’éleva dans
+un coin de la galerie principale.
+</p>
+
+<p>
+—Puis-je savoir, monsieur l’abbé,
+pourquoi vous me regardez d’une manière
+si assurée?
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu! monsieur de Launay,
+c’est que je suis curieux de voir ce que
+vous allez faire. Tout le monde abandonne
+votre Cardinal-duc depuis votre
+<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span>
+voyage en Touraine; vous n’y pensez
+pas, allez donc causer un moment avec
+les gens de Monsieur ou de la Reine;
+vous êtes en retard de dix minutes sur
+la montre du cardinal de La Valette,
+qui vient de toucher la main à Rochepot
+et à tous les gentilshommes du feu
+comte de Soissons, que je pleurerai toute
+ma vie.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà qui est bien, monsieur de
+Gondi, je vous entends assez; c’est un
+appel que vous me faites l’honneur de
+m’adresser.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur le comte, reprit le
+jeune abbé en saluant avec toute la
+gravité du temps; je cherchais l’occasion
+de vous appeler au nom de M. d’Attichi,
+mon ami, avec qui vous eûtes quelque
+chose à Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur l’abbé, je suis à vos
+ordres; je vais chercher mes seconds,
+cherchez les vôtres.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera à cheval, avec l’épée et le
+pistolet, n’est-il pas vrai? ajouta Gondi,
+avec le même air dont on arrangerait
+une partie de campagne, en époussetant
+<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span>
+la manche de sa soutane avec le doigt.
+</p>
+
+<p>
+—Si tel est votre bon plaisir, reprit
+l’autre.
+</p>
+
+<p>
+Et ils se séparèrent pour un instant
+en se saluant avec grande politesse et
+de profondes révérences.
+</p>
+
+<p>
+Une foule brillante de jeunes gentilshommes
+passait et repassait autour
+d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrent
+pour chercher leurs amis. Toute l’élégance
+des costumes du temps était déployée
+par la cour dans cette matinée:
+les petits manteaux de toutes les couleurs,
+en velours, en satin, brodés d’or
+ou d’argent, des croix de Saint-Michel
+et du Saint-Esprit, les fraises, les
+plumes nombreuses des chapeaux, les
+aiguillettes d’or, les chaînes qui suspendaient
+de longues épées, tout brillait,
+tout étincelait, moins encore que le feu
+des regards de cette jeunesse guerrière,
+que ses propos vifs, ses rires spirituels
+et éclatants. Au milieu de cette assemblée
+passaient lentement des personnages
+graves et de grands seigneurs
+<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span>
+suivis de leurs nombreux gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Le petit abbé de Gondi, qui avait la
+vue très basse, se promenait parmi la
+foule, fronçant les sourcils, fermant à
+demi les yeux pour mieux voir, et relevant
+sa moustache, car les ecclésiastiques
+en portaient alors. Il regardait
+chacun sous le nez pour reconnaître ses
+amis, et s’arrêta enfin à un jeune homme
+d’une fort grande taille, vêtu de noir de
+la tête aux pieds, et dont l’épée même
+était d’acier bronzé fort noir. Il causait
+avec un capitaine des gardes, lorsque
+l’abbé de Gondi le tira à part:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Thou, lui dit-il, j’aurai
+besoin de vous pour second dans une
+heure, à cheval, avec l’épée et le pistolet,
+si vous voulez me faire cet honneur...
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, vous savez que je suis
+des vôtres tout à fait et à tout venant.
+Où nous trouverons-nous?
+</p>
+
+<p>
+—Devant le bastion espagnol, s’il
+vous plaît.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon si je retourne à une conversation
+<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span>
+qui m’intéressait beaucoup; je
+serai exact au rendez-vous.
+</p>
+
+<p>
+Et de Thou le quitta pour retourner
+à son capitaine. Il avait dit tout ceci
+avec une voix fort douce, le plus inaltérable
+sang-froid, et même quelque chose
+de distrait.
+</p>
+
+<p>
+Le petit abbé lui serra la main avec
+une vive satisfaction, et continua sa recherche.
+</p>
+
+<p>
+Il ne lui fut pas si facile de conclure
+le marché avec les jeunes seigneurs
+auxquels il s’adressa, car ils le connaissaient
+mieux que M. de Thou, et, du
+plus loin qu’ils le voyaient venir, ils
+cherchaient à l’éviter, ou riaient de lui-même
+avec lui, et ne s’engageaient
+point à le servir.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! l’abbé, vous voilà encore à
+chercher; je gage que c’est un second
+qu’il vous faut? dit le duc de Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, je parie, ajouta M. de La
+Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un
+du Cardinal-duc.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison tous deux, messieurs;
+<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span>
+mais depuis quand riez-vous
+des affaires d’honneur?
+</p>
+
+<p>
+—Dieu m’en garde! reprit M. de
+Beaufort; des hommes d’épée comme
+nous sommes vénèrent toujours tierce,
+quarte et octave; mais, quant aux plis
+de la soutane, je n’y connais rien.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, monsieur, vous savez bien
+qu’elle ne m’embarrasse pas le poignet,
+et je le prouverai à qui voudra. Je ne
+cherche du reste qu’à jeter ce froc aux
+orties.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc pour le déchirer que
+vous vous battez si souvent? dit La
+Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon
+cher abbé, que vous êtes dessous.
+</p>
+
+<p>
+Gondi tourna le dos en regardant à
+une pendule et ne voulant pas perdre
+plus de temps à de mauvaises plaisanteries;
+mais il n’eut pas plus de succès
+ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes
+de la jeune Reine, qu’il supposait
+mécontents du Cardinal, et heureux
+par conséquent de se mesurer avec ses
+créatures, l’un lui dit fort gravement:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Gondi, vous savez ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span>
+qui vient de se passer? Le Roi a dit
+tout haut: «Que notre impérieux Cardinal
+le veuille ou non, la veuve de
+Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps
+exilée.» <i>Impérieux</i>, monsieur
+l’abbé, sentez-vous cela? Le Roi n’avait
+encore rien dit d’aussi fort contre lui.
+<i>Impérieux!</i> c’est une disgrâce complète.
+Vraiment, personne n’osera plus lui parler;
+il va quitter la cour aujourd’hui
+certainement.
+</p>
+
+<p>
+—On m’a dit cela, monsieur; mais
+j’ai une affaire...
+</p>
+
+<p>
+—C’est heureux pour vous, qu’il arrêtait
+tout court dans votre carrière.
+</p>
+
+<p>
+—Une affaire d’honneur...
+</p>
+
+<p>
+—Au lieu que Mazarin est pour
+vous...
+</p>
+
+<p>
+—Mais voulez-vous, ou non, m’écouter?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! s’il est pour vous, vos aventures
+ne peuvent lui sortir de la tête,
+votre beau duel avec M. de Coutenan et
+la jolie petite épinglière; il en a même
+parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span>
+nous sommes fort pressés; adieu,
+adieu...
+</p>
+
+<p>
+Et, reprenant le bras de son ami, le
+jeune persifleur, sans écouter un mot de
+plus, marcha vite dans la galerie et se
+perdit dans la multitude des passants.
+</p>
+
+<p>
+Le pauvre abbé restait donc fort mortifié
+de ne pouvoir trouver qu’un second,
+et regardait tristement s’écouler l’heure
+et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune
+gentilhomme qui lui était inconnu,
+assis près d’une table et appuyé sur son
+coude d’un air mélancolique. Il portait
+des habits de deuil qui n’indiquaient
+aucun attachement particulier à une
+grande maison ou à un corps; et, paraissant
+attendre sans impatience le
+moment d’entrer chez le Roi, il regardait
+d’un air insouciant ceux qui l’entouraient
+et semblait ne les pas voir et n’en
+connaître aucun.
+</p>
+
+<p>
+Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda
+sans hésiter.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’ai
+pas l’honneur de vous connaître; mais
+une partie d’escrime ne peut jamais déplaire
+<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span>
+à un homme comme il faut; et,
+si vous voulez être mon second, dans
+un quart d’heure nous serons sur le
+pré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé
+M. de Launay, qui est au Cardinal, fort
+galant homme d’ailleurs.
+</p>
+
+<p>
+L’inconnu, sans être étonné de cette
+apostrophe, lui répondit sans changer
+d’attitude:
+</p>
+
+<p>
+—Et quels sont ses seconds?
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, je n’en sais rien; mais que
+vous importe qui le servira? On n’en est
+pas plus mal avec ses amis pour leur
+avoir donné un petit coup de pointe.
+</p>
+
+<p>
+L’étranger sourit nonchalamment,
+resta un instant à passer sa main dans
+ses longs cheveux châtains, et lui dit
+enfin avec indolence et regardant à
+une grosse montre ronde suspendue à
+sa ceinture:
+</p>
+
+<p>
+—Au fait, monsieur, comme je n’ai
+rien de mieux à faire et que je n’ai pas
+d’amis ici, je vous suis: j’aime autant
+faire cela qu’autre chose.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant sur la table son large chapeau
+à plumes noires, il partit lentement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span>
+suivant le martial abbé, qui
+allait vite devant lui et revenait le hâter,
+comme un enfant qui court devant son
+père, ou un jeune carlin qui va et revient
+vingt fois avant d’arriver au bout d’une
+allée.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, deux huissiers, vêtus de
+livrées royales, ouvrirent les grands
+rideaux qui séparaient la galerie de la
+tente du roi, et le silence s’établit partout.
+On commença à entrer successivement
+et avec lenteur dans la demeure
+passagère du prince. Il reçut avec grâce
+toute sa cour, et c’était lui-même qui
+le premier s’offrait à la vue de chaque
+personne introduite.
+</p>
+
+<p>
+Devant une très petite table entourée
+de fauteuils dorés, était debout le roi
+Louis XIII, environné des grands officiers
+de la couronne; son costume était
+fort élégant: une sorte de veste couleur
+chamois, avec les manches ouvertes et
+ornées d’aiguillettes et de rubans bleus,
+le couvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausse
+large et flottant ne lui tombait
+<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span>
+qu’aux genoux, et son étoffe jaune
+et rayée de rouge était ornée en bas de
+rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, ne
+s’élevant guère à plus de trois pouces
+au-dessus de la cheville du pied, étaient
+doublées d’une profusion de dentelles,
+et si larges, qu’elles semblaient les porter
+comme un vase porte des fleurs. Un
+petit manteau de velours bleu, où la
+croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait
+le bras gauche du roi, appuyé sur
+le pommeau de son épée.
+</p>
+
+<p>
+Il avait la tête découverte, et l’on
+voyait parfaitement sa figure pâle et
+noble éclairée par le soleil que le haut
+de sa tente laissait pénétrer. La petite
+barbe pointue que l’on portait alors
+augmentait encore la maigreur de son
+visage, mais en accroissait aussi l’expression
+mélancolique; à son front élevé, à
+son profil antique, à son nez aquilin, on
+reconnaissait un prince de la grande
+race des Bourbons; il avait tout de ses
+ancêtres, hormis la force du regard; ses
+yeux semblaient rougis par les larmes
+et voilés par un sommeil perpétuel, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span>
+l’incertitude de sa vue lui donnait l’air
+un peu égaré.
+</p>
+
+<p>
+Il affecta en ce moment d’appeler autour
+de lui et d’écouter avec attention
+les plus grands ennemis du Cardinal,
+qu’il attendait à chaque minute, en se
+balançant un peu d’un pied sur l’autre,
+habitude héréditaire de sa famille; il
+parlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant
+pour faire un signe de tête
+gracieux ou un geste de la main à ceux
+qui passaient devant lui en le saluant
+profondément.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait deux heures pour ainsi dire
+que l’on passait devant le Roi sans que
+le Cardinal eût paru, toute la cour était
+accumulée et serrée derrière le prince
+et dans les galeries tendues qui se prolongeaient
+derrière sa tente; déjà un
+intervalle de temps plus long commençait
+à séparer les noms des courtisans
+que l’on annonçait.
+</p>
+
+<p>
+—Ne verrons-nous pas notre cousin
+le Cardinal, dit le Roi en se retournant
+et regardant Montrésor, gentilhomme
+<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span>
+de Monsieur, comme pour l’encourager
+à répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, on le croit fort malade en cet
+instant, répartit celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+—Et je ne vois pourtant que Votre
+Majesté qui le puisse guérir, dit le duc
+de Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+—Nous ne guérissons que les écrouelles,
+dit le Roi; et les maux du Cardinal
+sont toujours si mystérieux, que
+nous avouons n’y rien connaître.
+</p>
+
+<p>
+Le prince s’essayait aussi de loin à
+braver son ministre, prenant des forces
+dans la plaisanterie pour rompre mieux
+son joug insupportable, mais si difficile
+à soulever. Il croyait presque y avoir
+réussi, et, soutenu par l’air de joie de
+tout ce qui l’environnait, il s’applaudissait
+déjà intérieurement d’avoir su
+prendre l’empire suprême et jouissait en
+ce moment de toute la force qu’il se
+croyait. Un trouble involontaire au fond
+du cœur lui disait bien que, cette heure
+passée, tout le fardeau de l’Etat allait
+retomber sur lui seul; mais il parlait
+pour s’étourdir sur cette pensée importune,
+<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span>
+et se dissimulant le sentiment
+intime qu’il avait de son impuissance
+à régner, il ne laissait plus flotter son
+imagination sur le résultat des entreprises,
+se contraignant ainsi lui-même à
+oublier les pénibles chemins qui peuvent
+y conduire. Des phrases rapides se succédaient
+sur ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Nous allons bientôt prendre Perpignan,
+disait-il de loin à Fabert.—Eh
+bien, Cardinal, la Lorraine est à nous,
+ajoutait-il pour La Valette.
+</p>
+
+<p>
+Puis touchant le bras de Mazarin:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas si difficile que l’on croit
+de mener tout un royaume, n’est-ce
+pas?
+</p>
+
+<p>
+L’Italien, qui n’avait pas autant de
+confiance que le commun des courtisans
+dans la disgrâce du Cardinal, répondit
+sans se compromettre:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, les derniers succès de
+Votre Majesté, au dedans et au dehors,
+prouvent assez combien elle est habile à
+choisir ses instruments et à les diriger,
+et...
+</p>
+
+<p>
+Mais le duc de Beaufort, l’interrompant
+<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span>
+avec cette confiance, cette voix
+élevée et cet air qui lui méritèrent par
+la suite le surnom d’<i>Important</i>, s’écria
+tout haut de sa tête:
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir;
+une nation se mène comme un
+cheval avec l’éperon et la bride; et
+comme nous sommes tous de bons cavaliers,
+on n’a qu’à prendre parmi nous
+tous.
+</p>
+
+<p>
+Cette belle sortie du fat n’eut pas le
+temps de faire son effet, car deux huissiers
+à la fois crièrent:—Son Eminence!
+</p>
+
+<p>
+Le Roi rougit involontairement,
+comme surpris en flagrant délit; mais
+bientôt, se raffermissant, il prit un air
+de hauteur résolue qui n’échappa point
+au ministre.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci, revêtu de toute la pompe du
+costume de cardinal, appuyé sur deux
+jeunes pages et suivi de son capitaine
+des gardes et de plus de cinq cents
+gentilshommes attachés à sa maison,
+s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant
+à chaque pas, comme éprouvant des
+<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span>
+souffrances qui l’y forçaient, mais en
+effet pour observer les physionomies
+qu’il avait en face. Un coup d’œil lui
+suffit.
+</p>
+
+<p>
+Sa suite resta à l’entrée de la tente
+royale, et, de tous ceux qui la remplissaient,
+pas un n’eut l’assurance de le
+saluer ou de jeter un regard sur lui; La
+Valette même feignait d’être fort occupé
+d’une conversation avec Montrésor; et le
+Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta
+de le saluer légèrement et de continuer
+un <i>a parte</i> à voix basse avec le duc de
+Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal fut donc forcé, après le
+premier salut, de s’arrêter et de passer
+du côté de la foule des courtisans,
+comme s’il eût voulu s’y confondre;
+mais son dessein était de les éprouver
+de plus près; ils reculèrent tous, comme
+à l’aspect d’un lépreux; le seul Fabert
+s’avança vers lui avec l’air franc et
+brusque qui lui était habituel, et, employant
+dans son langage les expressions
+de son métier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! monseigneur, vous faites
+<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span>
+une brèche au milieu d’eux comme un
+boulet de canon; je vous en demande
+pardon pour eux.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous tenez ferme devant moi
+comme devant l’ennemi, dit le Cardinal-duc;
+vous n’en serez pas fâché par la
+suite, mon cher Fabert.
+</p>
+
+<p>
+Mazarin s’approcha aussi, mais avec
+précaution, du Cardinal, et, donnant à
+ses traits mobiles l’expression d’une
+tristesse profonde, lui fit cinq ou six
+révérences fort basses et tournant le dos
+au groupe du Roi, de sorte que l’on
+pouvait les prendre de là pour ces saluts
+froids et précipités que l’on fait à quelqu’un
+dont on veut se défaire, et du
+côté du Duc pour des marques de
+respect, mais d’une discrète et silencieuse
+douleur.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre, toujours calme, sourit
+avec dédain; et, prenant ce regard fixe
+et cet air de grandeur qui paraissait
+en lui dans les dangers imminents, il
+s’appuya de nouveau sur ses pages, et,
+sans attendre un mot ou un regard de
+son souverain, prit tout à coup son
+<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span>
+parti et marcha directement vers lui en
+traversant la tente dans toute sa longueur.
+Personne ne l’avait perdu de
+vue, tout en faisant paraître le contraire,
+et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient
+au Roi; tous les courtisans se penchèrent
+en avant pour voir et écouter.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII étonné se retourna, et, la
+présence d’esprit lui manquant totalement,
+il demeura immobile et attendit
+avec un regard glacé, qui était sa seule
+force, force d’inertie très grande dans un
+prince.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, arrivé près du monarque,
+ne s’inclina pas; mais, sans changer
+d’attitude, les yeux baissés et les deux
+mains posées sur l’épaule des deux
+enfants à demi courbés, il dit:
+</p>
+
+<p>
+—Sire, je viens supplier Votre Majesté
+de m’accorder enfin une retraite
+après laquelle je soupire depuis longtemps.
+Ma santé chancelle; je sens que
+ma vie est bientôt achevée; l’éternité
+s’approche pour moi, et, avant de rendre
+compte au Roi éternel, je vais le faire au
+Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire,
+<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span>
+que vous m’avez remis entre les mains
+un royaume faible et divisé; je vous le
+rends uni et puissant. Vos ennemis sont
+abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie.
+Je demande à Votre Majesté
+la permission de me retirer à Cîteaux, où
+je suis abbé-général, pour y finir mes
+jours dans la prière et la méditation.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, choqué de quelques expressions
+hautaines de ces paroles, ne
+donna aucun des signes de faiblesse
+qu’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait
+vus toutes les fois qu’il l’avait menacé
+de quitter les affaires. Au contraire, se
+sentant observé par toute sa cour, il le
+regarda en roi et dit froidement:
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous remercions donc de vos
+services, monsieur le Cardinal, et nous
+vous souhaitons le repos que vous demandez.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu fut ému au fond, mais d’un
+sentiment de colère qui ne laissa nulle
+trace sur ses traits. «Voilà bien cette
+froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle
+tu laissas mourir Montmorency;
+<span class='pagenum'><a id='Page_238' name='Page_238'>[238]</a></span>
+mais tu ne m’échapperas pas ainsi.» Il
+reprit la parole en s’inclinant:
+</p>
+
+<p>
+—La seule récompense que je demande
+de mes services, est que Votre
+Majesté daigne accepter de moi, en pur
+don, le Palais-Cardinal, élevé de mes
+deniers dans Paris.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi étonné fit un signe de tête
+consentant. Un murmure de surprise
+agita un moment la cour attentive.
+</p>
+
+<p>
+—Je me jette aussi aux pieds de
+Votre Majesté pour qu’elle veuille m’accorder
+la révocation d’une rigueur que
+j’ai provoquée (je l’avoue publiquement),
+et que je regardai peut-être trop à la
+hâte comme utile au repos de l’État.
+Oui, quand j’étais de ce monde, j’oubliais
+trop mes plus anciens sentiments de
+respect et d’attachement pour le bien
+général; à présent que je jouis déjà des
+lumières de la solitude, je vois que j’ai
+eu tort; et je me repens.
+</p>
+
+<p>
+L’attention redoubla, et l’inquiétude
+du Roi devint visible.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il est une personne, Sire, que
+j’ai toujours aimée, malgré ses torts
+<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span>
+envers vous et l’éloignement que les
+affaires du royaume me forcèrent à lui
+montrer; une personne à qui j’ai dû
+beaucoup, et qui vous doit être chère,
+malgré ses entreprises à main armée
+contre vous-même; une personne enfin
+que je vous supplie de rappeler de
+l’exil: je veux dire la Reine Marie de
+Médicis, votre mère.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi laissa échapper un cri involontaire,
+tant il était loin de s’attendre
+à ce nom. Une agitation tout à coup
+réprimée parut sur toutes les physionomies.
+On attendait en silence les paroles
+royales. Louis XIII regarda longtemps
+son vieux ministre sans parler, et ce
+regard décida du destin de la France.
+Il se rappela en un moment tous les
+services infatigables de Richelieu, son
+dévouement sans bornes, sa surprenante
+capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en
+séparer; il se sentit profondément attendri
+à cette demande, qui allait chercher
+sa colère au fond de son cœur pour
+l’en arracher, et lui faisait tomber des
+mains la seule arme qu’il eût contre son
+<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span>
+ancien serviteur; l’amour filial amena
+le pardon sur ses lèvres et les larmes
+dans ses yeux; heureux d’accorder ce
+qu’il désirait le plus au monde, il tendit
+la main au Duc avec toute la noblesse
+et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal
+s’inclina, la baisa avec respect; et son
+cœur, qui aurait dû se briser de repentir,
+ne se remplit que de la joie d’un
+orgueilleux triomphe.
+</p>
+
+<p>
+Le prince, touché, lui abandonnant sa
+main, se retourna avec grâce vers sa
+cour, et dit d’une voix très émue:
+</p>
+
+<p>
+—Nous nous trompons souvent, messieurs,
+et surtout pour connaître un aussi
+grand politique que celui-ci; il ne nous
+quittera jamais, j’espère, puisqu’il a un
+cœur aussi bon que sa tête.
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara
+du bas du manteau du Roi pour
+le baiser avec l’ardeur d’un amant, et
+le jeune Mazarin en fit presque autant
+au Duc de Richelieu lui-même, prenant
+un visage rayonnant de joie et d’attendrissement
+avec l’admirable souplesse
+italienne. Deux flots d’adulateurs fondirent,
+<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span>
+l’un sur le Roi, l’autre sur le
+ministre: le premier groupe, non moins
+adroit que le second, quoique moins
+direct, n’adressait au prince que les
+remercîments que pouvait entendre le
+ministre, et brûlait aux pieds de l’un
+l’encens qu’il destinait à l’autre. Pour
+Richelieu, tout en faisant un signe de
+tête à droite et donnant un sourire à
+gauche, il fit deux pas, et se plaça debout
+à la droite du Roi, comme à sa
+place naturelle. Un étranger en entrant
+eût plutôt pensé que le Roi était à sa
+gauche.—Le maréchal d’Estrées et tous
+les ambassadeurs, le duc d’Angoulême,
+le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal
+de Châtillon et tous les grands
+officiers de l’armée et de la couronne
+l’entouraient, et chacun d’eux attendait
+impatiemment que le compliment des
+autres fût achevé pour apporter le sien,
+craignant qu’on ne s’emparât du madrigal
+flatteur qu’il venait d’improviser,
+ou de la formule d’adulation qu’il inventait.
+Pour Fabert, il s’était retiré
+dans un coin de la tente, et ne semblait
+<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span>
+pas avoir fait grande attention à toute
+cette scène. Il causait avec Montrésor et
+les gentilshommes de Monsieur, tous
+ennemis jurés du Cardinal, parce que,
+hors de la foule qu’il fuyait, il n’avait
+trouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite
+eût été d’une extrême maladresse
+dans tout autre moins connu; mais on
+sait que, tout en vivant au milieu de la
+cour, il ignorait toujours ses intrigues;
+et on disait qu’il revenait d’une bataille
+gagnée comme le cheval du Roi de la
+chasse, laissant les chiens caresser leur
+maître et se partager la curée, sans
+chercher à rappeler la part qu’il avait
+eue au triomphe.
+</p>
+
+<p>
+L’orage semblait donc entièrement
+apaisé, et aux agitations violentes de la
+matinée succédait un calme fort doux;
+un murmure respectueux interrompu
+par des rires agréables, et l’éclat des
+protestations d’attachement, étaient tout
+ce qu’on entendait dans la tente. La voix
+du Cardinal s’élevait de temps à autre
+pour s’écrier:—Cette pauvre Reine!
+nous allons donc la revoir! je n’aurais
+<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span>
+jamais osé espérer ce bonheur avant de
+mourir! Le Roi l’écoutait avec confiance
+et ne cherchait pas à cacher sa satisfaction:—C’est
+vraiment une idée qui
+lui est venue d’en haut, disait-il; ce bon
+Cardinal, contre lequel on m’avait tant
+fâché, ne songeait qu’à l’union de ma
+famille; depuis la naissance du Dauphin,
+je n’ai pas goûté de plus vive satisfaction
+qu’en ce moment. La protection de
+la sainte Vierge est visible pour le
+royaume.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment un capitaine des gardes
+vint parler à l’oreille du prince.
+</p>
+
+<p>
+—Un courrier de Cologne? dit le Roi;
+qu’il m’attende dans mon cabinet.
+</p>
+
+<p>
+Puis, n’y tenant pas:—J’y vais, j’y
+vais, dit-il. Et il entra seul dans une
+petite tente carrée attenante à la grande.
+On y vit un jeune courrier tenant un
+portefeuille noir, et les rideaux s’abaissèrent
+sur le Roi.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, resté seul maître de la
+cour, en concentrait toutes les adorations;
+mais on s’aperçut qu’il ne les recevait
+plus avec la même présence d’esprit; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span>
+demanda plusieurs fois quelle heure il
+était, et témoigna un trouble qui n’était
+pas joué; ses regards durs et inquiets se
+tournaient vers le cabinet: il s’ouvrit
+tout à coup; le Roi reparut seul, et
+s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’à
+l’ordinaire et tremblait de tout son corps;
+il tenait à la main une large lettre couverte
+de cinq cachets noirs.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit-il avec une voix
+haute mais entrecoupée, la Reine-mère
+vient de mourir à Cologne, et je n’ai
+peut-être pas été le premier à l’apprendre,
+ajouta-t-il en jetant un regard sévère
+sur le Cardinal impassible; mais Dieu
+sait tout. Dans une heure, à cheval, et
+l’attaque des lignes. Messieurs les Maréchaux,
+suivez-moi.
+</p>
+
+<p>
+Et il tourna le dos brusquement, et
+rentra dans son cabinet avec eux.
+</p>
+
+<p>
+La cour se retira après le ministre,
+qui, sans donner un signe de tristesse
+ou de dépit, sortit aussi gravement qu’il
+était entré, mais en vainqueur.
+</p>
+
+<h2 id="chap_9">
+CHAPITRE IX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SIÈGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25" lang="it" xml:lang="it">
+Il papa alzato le mani e fattomi un
+patente crocione supra la mia figura,
+mi disse, che mi benediva e che mi
+perdonava tutti gli omicidii che io
+avevo mai fatti, e tutti quelli che
+mai io farei in servizio della Chiesa
+apostolica.
+</p>
+
+<p class="sig" lang="it" xml:lang="it">
+<span class='smcap'>Benvenuto Cellini.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Il est des moments dans la vie où l’on
+souhaite avec ardeur les fortes commotions
+pour se tirer des petites douleurs;
+des époques où l’âme, semblable au lion
+de la fable et fatiguée des atteintes
+continuelles de l’insecte, souhaite un
+plus fort ennemi, et appelle les
+dangers de toute la puissance de son
+désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette
+disposition d’esprit, qui naît toujours
+d’une sensibilité maladive des organes
+<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span>
+et d’une perpétuelle agitation du cœur.
+Las de retourner sans cesse en lui-même
+les combinaisons d’événements qu’il souhaitait
+et celles qu’il avait à redouter;
+las d’appliquer à des probabilités tout ce
+que sa tête avait de force pour les calculs,
+d’appeler à son secours tout ce
+que son éducation lui avait fait apprendre
+de la vie des hommes illustres pour le
+rapprocher de sa situation présente;
+accablé de ses regrets, de ses songes,
+des prédictions, des chimères, des craintes
+et de tout ce monde imaginaire dans lequel
+il avait vécu pendant son voyage
+solitaire, il respira en se trouvant jeté
+dans un monde réel presque aussi
+bruyant, et le sentiment de deux dangers
+véritables rendit à son sang la circulation,
+et la jeunesse à tout son être.
+</p>
+
+<p>
+Depuis la scène nocturne de son auberge
+près de Loudun, il n’avait pu reprendre
+assez d’empire sur son esprit
+pour s’occuper d’autre chose que de ses
+chères et douloureuses pensées; et une
+sorte de consomption s’emparait déjà
+de lui, lorsque heureusement il arriva
+<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span>
+au camp de Perpignan, et heureusement
+encore eut occasion d’accepter la proposition
+de l’abbé de Gondi; car on a sans
+doute reconnu Cinq-Mars dans la personne
+de ce jeune étranger en deuil, si
+insouciant et si mélancolique, que le
+duelliste en soutane avait pris pour témoin.
+</p>
+
+<p>
+Il avait fait établir sa tente comme
+volontaire dans la rue du camp assignée
+aux jeunes seigneurs qui devaient être
+présentés au Roi et servir comme aides
+de camp des généraux; il s’y rendit
+promptement, fut bientôt armé, à cheval
+et cuirassé selon la coutume qui
+subsistait encore alors, et partit seul
+pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous.
+Il s’y trouva le premier, et reconnut
+qu’un petit champ de gazon caché
+par les ouvrages de la place assiégée
+avait été fort bien choisi par le petit
+abbé pour ses projets homicides; car,
+outre que personne n’eût soupçonné des
+officiers d’aller se battre sous la ville
+même qu’ils attaquaient, le corps du
+bastion les séparait du camp français,
+<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span>
+et devait les voiler comme un immense
+paravent. Il était bon de prendre ces
+précautions, car il n’en coûtait pas
+moins que la tête alors pour s’être donné
+la satisfaction de risquer son corps.
+</p>
+
+<p>
+En attendant ses amis et ses adversaires,
+Cinq-Mars eut le temps d’examiner
+le côté du sud de Perpignan, devant lequel
+il se trouvait. Il avait entendu dire
+que ce n’était pas ces ouvrages que l’on
+attaquerait, et cherchait en vain à se
+rendre compte de ces projets. Entre cette
+face méridionale de la ville, les montagnes
+de l’Albère et le col du Perthus,
+on aurait pu tracer des lignes d’attaque
+et des redoutes contre le point accessible;
+mais pas un soldat de l’armée n’y
+était placé; toutes les forces semblaient
+dirigées sur le nord de Perpignan, du
+côté le plus difficile, contre un fort de
+brique nommé le Castillet, qui surmonte
+la porte de Notre-Dame. Il vit
+qu’un terrain en apparence marécageux,
+mais très solide, conduisait jusqu’au
+pied du bastion espagnol; que ce poste
+était gardé avec toute la négligence castillane,
+<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span>
+et ne pouvait avoir cependant
+de force que par ses défenseurs, car ses
+créneaux et ses meurtrières étaient
+ruinés et garnis de quatre pièces de
+canon d’un énorme calibre, encaissées
+dans du gazon, et par là rendues immobiles
+et impossibles à diriger contre une
+troupe qui se précipiterait rapidement
+au pied du mur.
+</p>
+
+<p>
+Il était aisé de voir que ces énormes
+pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée
+d’attaquer ce point, et aux assiégés celle
+d’y multiplier les moyens de défense.
+Aussi, d’un côté, les postes avancés et
+les vedettes étaient fort éloignés; de
+l’autre, les sentinelles étaient rares et
+mal soutenues. Un jeune Espagnol,
+tenant une longue escopette avec sa
+fourche suspendue à son côté, et la
+mèche fumante dans la main droite, se
+promenait nonchalamment sur le rempart,
+et s’arrêta à considérer Cinq-Mars,
+qui faisait à cheval le tour des fossés et
+du marais.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Senor Caballero</i>, lui dit-il, est-ce
+que vous voulez prendre le bastion à
+<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span>
+vous seul et à cheval, comme don
+Quixote-Quixada de la Mancha?
+</p>
+
+<p>
+Et en même temps il détacha la fourche
+ferrée qu’il avait au côté, la planta
+en terre, et y appuyait le bout de son
+escopette pour ajuster, lorsqu’un grave
+Espagnol plus âgé, enveloppé dans un
+sale manteau brun, lui dit dans sa
+langue:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="it" xml:lang="it">Ambrosio de demonio</i>, ne sais-tu
+pas bien qu’il est défendu de perdre la
+poudre inutilement jusqu’aux sorties ou
+aux attaques, pour avoir le plaisir de
+tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche!
+C’est ici même que Charles-Quint a jeté
+et noyé dans le fossé la sentinelle
+endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai.
+</p>
+
+<p>
+Ambrosio remit son fusil sur son
+épaule, son bâton fourchu à son côté, et
+reprit sa promenade sur le rempart.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars avait été fort peu ému de
+ce geste menaçant, et s’était contenté
+d’élever les rênes de son cheval et de lui
+approcher les éperons, sachant que d’un
+saut de ce léger animal il serait transporté
+<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span>
+derrière un petit mur d’une cabane
+qui s’élevait dans le champ où il se
+trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol
+avant que l’opération de la fourche
+et de la mèche fût terminée. Il savait
+d’ailleurs qu’une convention tacite des
+deux armées empêchait que les tirailleurs
+ne fissent feu sur les sentinelles,
+ce qui eût été regardé comme un assassinat
+de chaque côté. Il fallait même
+que le soldat qui s’était disposé ainsi à
+l’attaque fût dans l’ignorance des consignes
+pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat
+ne fit donc aucun mouvement apparent:
+et lorsque le factionnaire reprit sa promenade
+sur le rempart, il reprit la sienne
+sur le gazon, et aperçut bientôt cinq
+cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les
+deux premiers qui arrivèrent au plus
+grand galop ne le saluèrent pas; mais,
+s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à
+terre, et il se trouva dans les bras du
+conseiller de Thou, qui le serrait tendrement,
+tandis que le petit abbé de
+Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait:
+</p>
+
+<p>
+—Voici encore un Oreste qui retrouve
+<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span>
+son Pylade, et au moment d’immoler
+un coquin qui n’est pas de la famille du
+Roi des rois, je vous assure!
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! c’est vous, cher Cinq-Mars!
+s’écriait de Thou; quoi! sans que
+j’aie su votre arrivée au camp? Oui,
+c’est bien vous; je vous reconnais, quoique
+vous soyez plus pâle. Avez-vous été
+malade, cher ami? je vous ai écrit bien
+souvent; car notre amitié d’enfance
+m’est demeurée bien avant dans le
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, répondit Henri d’Effiat,
+j’ai été bien coupable envers vous: mais
+je vous conterai tout ce qui m’étourdissait;
+je pourrai vous en parler, et j’avais
+honte de vous l’écrire. Mais que vous
+êtes bon! votre amitié ne s’est point
+lassée.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous connais trop bien, reprenait
+de Thou; je savais qu’il ne pouvait
+y avoir d’orgueil entre nous, et que mon
+âme avait un écho dans la vôtre.
+</p>
+
+<p>
+Avec ces paroles, ils s’embrassaient
+les yeux humides de ces larmes douces
+que l’on verse si rarement dans la vie,
+<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span>
+et dont il semble cependant que le cœur
+soit toujours chargé, tant elles font de
+bien en coulant.
+</p>
+
+<p>
+Cet instant fut court; et, pendant ce
+peu de mots, Gondi n’avait cessé de les
+tirer par leur manteau en disant:
+</p>
+
+<p>
+—A cheval! à cheval! messieurs. Eh!
+pardieu, vous aurez le temps de vous
+embrasser, si vous êtes si tendres; mais
+ne vous faites pas arrêter, et songeons
+à en finir bien vite avec nos bons amis
+qui arrivent. Nous sommes dans une
+mauvaise position, avec ces trois gaillards-là
+en face, les archers pas loin
+d’ici, et les Espagnols là-haut; il faut
+tenir tête à trois feux.
+</p>
+
+<p>
+Il parlait encore lorsque M. de
+Launay, se trouvant à soixante pas de
+là avec ses seconds, choisis dans ses
+amis plutôt que dans les partisans du
+Cardinal, <i>embarqua</i> son cheval au petit
+galop, selon les termes du manège, et,
+avec toute la précision des leçons qu’on
+y reçoit, s’avança de très bonne grâce
+vers ses jeunes adversaires et les salua
+gravement:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span>
+—Messieurs, dit-il, je crois que nous
+ferions bien de nous choisir et de prendre
+du champ; car il est question
+d’attaquer les lignes et il faut que je
+sois à mon poste.
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes prêts, monsieur, dit
+Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, je
+serai bien aise de me trouver en face de
+vous; car je n’ai point oublié le maréchal
+de Bassompierre et le bois de
+Chaumont; vous savez mon avis sur
+votre insolente visite chez ma mère.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes jeune, monsieur; j’ai
+rempli chez madame votre mère les
+devoirs d’homme du monde; chez le
+maréchal, ceux de capitaine des gardes;
+ici, ceux de gentilhomme avec monsieur
+l’abbé qui m’a appelé; et ensuite j’aurai
+cet honneur avec vous.
+</p>
+
+<p>
+—Si je vous le permets, dit l’abbé
+déjà à cheval.
+</p>
+
+<p>
+Ils prirent soixante pas de champ, et
+c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré
+qui les renfermait; l’abbé de Gondi fut
+placé entre de Thou et son ami, qui se
+trouvait le plus rapproché des remparts,
+<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span>
+où deux officiers espagnols et une vingtaine
+de soldats se placèrent, comme au
+balcon, pour voir ce duel de six personnes,
+spectacle qui leur était assez
+habituel. Ils donnaient les mêmes signes
+de joie qu’à leurs combats de taureaux,
+et riaient de ce rire sauvage et amer
+que leur physionomie tient du sang
+arabe.
+</p>
+
+<p>
+A un signe de Gondi, les six chevaux
+partirent au galop, et se rencontrèrent
+sans se heurter au milieu de l’arène; à
+l’instant six coups de pistolet s’entendirent
+presque ensemble, et la fumée
+couvrit les combattants.
+</p>
+
+<p>
+Quand elle se dissipa, on ne vit, des
+six cavaliers et des six chevaux, que
+trois hommes et trois animaux en bon
+état. Cinq-Mars était à cheval, donnant
+la main à son adversaire aussi calme que
+lui; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait
+du sien, dont il avait tué le
+cheval, et l’aidait à se relever; pour
+Gondi et de Launay, on ne les voyait
+plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les
+cherchant avec inquiétude, aperçut en
+<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span>
+avant le cheval de l’abbé qui sautait et
+caracolait, traînant à sa suite le futur
+cardinal, qui avait le pied pris dans
+l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais
+étudié autre chose que le langage des
+camps: il avait le nez et les mains tout
+en sang de sa chute et de ses efforts
+pour s’accrocher au gazon, et voyait avec
+assez d’humeur son cheval, que son
+pied chatouillait bien malgré lui, se diriger
+vers le fossé rempli d’eau qui entourait
+le bastion, lorsque heureusement
+Cinq-Mars, passant entre le bord du
+marécage et le cheval, le saisit par la
+bride et l’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! mon cher abbé, je vois
+que vous n’êtes pas bien malade, car
+vous parlez énergiquement.
+</p>
+
+<p>
+—Par la corbleu! criait Gondi en se
+débarbouillant de la terre qu’il avait
+dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet
+à la figure de ce géant, il a bien
+fallu me pencher en avant et m’élever
+sur l’étrier; aussi ai-je un peu perdu
+l’équilibre; mais je crois qu’il est à terre
+aussi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span>
+—Vous ne vous trompez guère, monsieur,
+dit de Thou, qui arriva; voilà son
+cheval qui nage dans le fossé avec son
+maître, dont la cervelle est emportée; il
+faut songer à nous évader.
+</p>
+
+<p>
+—Nous évader? c’est assez difficile,
+messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars
+survenant, voici le coup de canon, signal
+de l’attaque; je ne croyais pas qu’il
+partît si tôt: si nous retournons, nous
+rencontrerons les Suisses et les lansquenets
+qui sont en bataille sur ce point.
+</p>
+
+<p>
+—M. de Fontrailles a raison, dit de
+Thou; mais, si nous ne retournons pas,
+voici les Espagnols qui courent aux
+armes et nous feront siffler des balles
+sur la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! tenons conseil, dit Gondi;
+appelez donc M. de Montrésor, qui
+s’occupe inutilement de chercher le
+corps de ce pauvre de Launay. Vous
+ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou?
+</p>
+
+<p>
+—Non, monsieur l’abbé, tout le
+monde n’a pas la main si heureuse que
+la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui
+venait boitant un peu à cause de sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>
+chute; nous n’aurons pas le temps de
+continuer avec l’épée.
+</p>
+
+<p>
+—Quant à continuer, je n’en suis
+pas, messieurs, dit Fontrailles; M. de
+Cinq-Mars en a agi trop noblement avec
+moi: mon pistolet avait fait long feu, et,
+ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue,
+j’en sens encore le froid; il a eu la
+bonté de l’ôter et de le tirer en l’air; je
+ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à
+la vie à la mort.
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit pas de cela, messieurs,
+interrompit Cinq-Mars; voici une balle
+qui m’a sifflé à l’oreille; l’attaque est
+commencée de toutes parts, et nous
+sommes enveloppés par les amis et les
+ennemis.
+</p>
+
+<p>
+En effet, la canonnade était générale;
+la citadelle, la ville et l’armée
+étaient couvertes de fumée; le bastion
+seul qui leur faisait face n’était pas attaqué;
+et ses gardes semblaient moins
+se préparer à le défendre qu’à examiner
+le sort des fortifications.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que l’ennemi a fait une
+sortie, dit Montrésor, car la fumée a
+<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span>
+cessé dans la plaine, et je vois des
+masses de cavaliers qui chargent pendant
+que le canon de la place les protège.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait
+cessé d’observer les murailles, nous
+pourrions prendre un parti: ce serait
+d’entrer dans ce bastion mal gardé.
+</p>
+
+<p>
+—C’est très bien dit, monsieur, dit
+Fontrailles; mais nous ne sommes que
+cinq contre trente au moins, et nous
+voilà bien découverts et faciles à compter.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise,
+dit Gondi: il vaut mieux être fusillé là-haut
+que pendu là-bas, si l’on vient à
+nous trouver; car ils doivent déjà s’être
+aperçus que M. de Launay manque à
+sa compagnie, et toute la cour sait notre
+affaire.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu! messieurs, dit Montrésor,
+voilà du secours qui nous vient.
+</p>
+
+<p>
+Une troupe nombreuse à cheval, mais
+fort en désordre, arrivait sur eux au
+plus grand galop; des habits rouges les
+faisaient voir de loin; ils semblaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span>
+avoir pour but de s’arrêter dans le champ
+même où se trouvaient nos duellistes
+embarrassés, car à peine les premiers
+chevaux y furent-ils, que les cris de <i>halte</i>
+se répétèrent et se prolongèrent par la
+voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.
+</p>
+
+<p>
+—Allons au-devant d’eux, ce sont les
+gens d’armes de la garde du Roi, dit
+Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes
+noires. Je vois aussi beaucoup
+de chevau-légers avec eux; mêlons-nous
+à leur désordre, car je crois qu’ils
+sont <i>ramenés</i>.
+</p>
+
+<p>
+Ce mot est un terme honnête qui voulait
+dire et signifie encore <i>en déroute</i>
+dans le langage militaire. Tous les cinq
+s’avancèrent vers cette troupe vive et
+bruyante, et virent que cette conjecture
+était très juste. Mais, au lieu de
+la consternation qu’on pourrait attendre
+en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une
+gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent
+que des éclats de rire de ces deux
+compagnies.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pardieu, Cahuzac, disait l’un,
+ton cheval courait mieux que le mien;
+<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span>
+je crois que tu l’as exercé aux chasses
+du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—C’est pour que nous soyons plus
+tôt ralliés que tu es arrivé le premier
+ici, répondait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que le marquis de Coislin
+est fou de nous faire charger quatre
+cents contre huit régiments espagnols.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache
+est bien arrangé! il a l’air d’un
+saule pleureur. Si nous suivons celui-là,
+ce sera à l’enterrement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! messieurs, je vous l’ai dit d’avance,
+répondait d’assez mauvaise humeur
+ce jeune officier; j’étais sûr que
+ce capucin de Joseph, qui se mêle de
+tout, se trompait en nous disant de
+charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous
+été contents si ceux qui ont
+l’honneur de vous commander avaient
+refusé la charge?
+</p>
+
+<p>
+—Non! non! non! répondirent tous
+ces jeunes gens en reprenant rapidement
+leurs rangs.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai dit, reprit le vieux marquis de
+Coislin, qui, avec ses cheveux blancs,
+<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span>
+avait encore le feu de la jeunesse dans
+les yeux, que si l’on vous ordonnait de
+monter à l’assaut à cheval, vous le feriez.
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! bravo! crièrent tous les
+gens d’armes en battant des mains.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, monsieur le marquis, dit
+Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion
+d’exécuter ce que vous avez promis;
+je ne suis qu’un simple volontaire,
+mais il y a déjà un instant que ces
+messieurs et moi examinons ce bastion,
+et je crois qu’on en pourrait venir à
+bout.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, au préalable, il faudrait
+sonder le gué pour...
+</p>
+
+<p>
+En ce moment, une balle partie du
+rempart même dont on parlait vint
+casser la tête au cheval du vieux capitaine.
+</p>
+
+<p>
+—Locmaria, de Mouy, prenez le commandement,
+et l’assaut, l’assaut! crièrent
+les deux compagnies nobles, le
+croyant mort.
+</p>
+
+<p>
+—Un moment, un moment, messieurs,
+dit le vieux Coislin en se relevant, je
+<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span>
+vous y conduirai, s’il vous plaît; guidez-nous,
+monsieur le volontaire, car
+les Espagnols nous invitent à ce bal, et
+il faut répondre poliment.
+</p>
+
+<p>
+A peine le vieillard fut-il sur un autre
+cheval que lui amenait un de ses gens,
+et eut-il tiré son épée, que, sans attendre
+son commandement, toute cette ardente
+jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses
+amis, dont les chevaux étaient poussés
+en avant par les escadrons, se jeta dans
+les marais, où, à son grand étonnement
+et à celui des Espagnols, qui comptaient
+trop sur sa profondeur, les chevaux ne
+s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et
+malgré une décharge à mitraille des
+deux plus grosses pièces, tous arrivèrent
+pêle-mêle sur un petit terrain de gazon
+au pied des remparts à demi ruinés.
+Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et
+Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent
+leurs chevaux sur le rempart
+même; mais une vive fusillade tua et
+renversa ces trois animaux, qui roulèrent
+avec leurs maîtres.
+</p>
+
+<p>
+—Pied à terre, messieurs! cria le
+<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span>
+vieux Coislin; le pistolet et l’épée, et en
+avant! abandonnez vos chevaux.
+</p>
+
+<p>
+Tous obéirent rapidement et vinrent
+se jeter en foule à la brèche.
+</p>
+
+<p>
+Cependant de Thou, que son sang-froid
+n’abandonnait jamais non plus que
+son amitié, n’avait pas perdu de vue son
+jeune Henri, et l’avait reçu dans ses
+bras lorsque son cheval était tombé. Il
+le remit debout, lui rendit son épée
+échappée, et lui dit avec le plus grand
+calme, malgré les balles qui pleuvaient
+de tous côtés:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule
+au milieu de toute cette bagarre,
+avec mon habit de conseiller au Parlement?
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait,
+voici l’abbé qui vous justifie bien.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le petit Gondi, repoussant
+des coudes les chevau-légers, criait de
+toutes ses forces:—Trois duels et un
+assaut! J’espère que j’y perdrai ma soutane,
+enfin!
+</p>
+
+<p>
+Et, en disant ces mots, il frappait
+<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span>
+d’estoc et de taille sur un grand Espagnol.
+</p>
+
+<p>
+La défense ne fut pas longue. Les
+soldats castillans ne tinrent pas longtemps
+contre les officiers français, et
+pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse
+de recharger son arme.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, nous raconterons cela à
+nos maîtresses, à Paris! s’écria Locmaria
+en jetant son chapeau en l’air.
+</p>
+
+<p>
+Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de
+Mouy, Londigny, officiers des compagnies
+rouges, et tous ces jeunes gentilshommes,
+l’épée dans la main droite, le
+pistolet dans la gauche, se heurtant, se
+poussant et se faisant autant de mal à
+eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement,
+débordèrent enfin sur la
+plate-forme du bastion, comme l’eau
+versée d’un vase dont l’entrée est trop
+étroite jaillit par torrents au dehors.
+</p>
+
+<p>
+Dédaignant de s’occuper des soldats
+vaincus qui se jetaient à leurs genoux,
+ils les laissèrent errer dans le fort sans
+même les désarmer, et se mirent à courir
+dans leur conquête comme des écoliers
+<span class='pagenum'><a id='Page_266' name='Page_266'>[266]</a></span>
+en vacances, riant de tout leur
+cœur comme après une partie de
+plaisir.
+</p>
+
+<p>
+Un officier espagnol, enveloppé dans
+son manteau brun, les regardait d’un
+air sombre.
+</p>
+
+<p>
+—Quels démons est-ce là, Ambrosio?
+disait-il à un soldat. Je ne les ai pas
+connus autrefois en France. Si Louis XIII
+a toute une armée ainsi composée, il
+est bien bon de ne pas conquérir l’Europe.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je ne les crois pas bien nombreux;
+il faut que ce soit un corps de
+pauvres aventuriers qui n’ont rien à
+perdre et tout à gagner par le pillage.
+</p>
+
+<p>
+—Tu as raison, dit l’officier; je vais
+tâcher d’en séduire un pour m’échapper.
+</p>
+
+<p>
+Et, s’approchant avec lenteur, il aborda
+un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit
+ans, qui était à l’écart assis sur le
+parapet; il avait le teint blanc et rose
+d’une jeune fille, sa main délicate tenait
+un mouchoir brodé dont il essuyait son
+front et ses cheveux d’un blond d’argent;
+il regardait l’heure à une grosse
+<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span>
+montre ronde couverte de rubis enchâssés
+et suspendue à sa ceinture par un
+nœud de rubans.
+</p>
+
+<p>
+L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne
+l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait
+cru capable que de chanter une
+romance couché sur un lit de repos.
+Mais, prévenu par les idées d’Ambrosio,
+il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé
+ces objets de luxe au pillage des appartements
+d’une femme; et, l’abordant
+brusquement, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Hombre!</i> je suis officier; veux-tu
+me rendre la liberté et me faire revoir
+mon pays?
+</p>
+
+<p>
+Le jeune Français le regarda avec l’air
+doux de son âge, et, songeant à sa
+propre famille, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je vais vous présenter au
+marquis de Coislin, qui vous accordera
+sans doute ce que vous demandez; votre
+famille est-elle de Castille ou d’Aragon?
+</p>
+
+<p>
+—Ton Coislin demandera une autre
+permission encore, et me fera attendre
+une année. Je te donnerai quatre mille
+ducats si tu me fais évader.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span>
+Cette figure douce, ces traits enfantins,
+se couvrirent de la pourpre de la fureur;
+ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et,
+en disant: De l’argent, à moi! va-t’en,
+imbécile! le jeune homme donna sur la
+joue de l’Espagnol un bruyant soufflet.
+Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard
+de sa poitrine, et, saisissant le
+bras du Français, crut le lui plonger
+facilement dans le cœur: mais, leste et
+vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même
+le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus
+de sa tête, le ramena avec le
+fer sur celle de l’Espagnol frémissant
+de rage.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! eh! doucement, Olivier!
+Olivier! crièrent de toutes parts ses
+camarades accourant: il y a assez
+d’Espagnols par terre.
+</p>
+
+<p>
+Et ils désarmèrent l’officier ennemi.
+</p>
+
+<p>
+—Que ferons-nous de cet enragé?
+disait l’un.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’en voudrais pas pour mon
+valet de chambre, répondait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Il mérite d’être pendu, disait un
+troisième; mais, ma foi, messieurs, nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span>
+ne savons pas pendre; envoyons-le à ce
+bataillon de Suisses qui passe dans la
+plaine.
+</p>
+
+<p>
+Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant
+de nouveau dans son manteau,
+se mit en marche de lui-même, suivi
+d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon,
+poussé par les épaules et hâté par
+cinq ou six de ces jeunes fous.
+</p>
+
+<p>
+Cependant la première troupe d’assiégeants,
+étonnée de son succès, l’avait
+suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé
+par le vieux Coislin, avait fait le tour
+du bastion, et ils virent tous deux avec
+chagrin qu’il était entièrement séparé de
+la ville, et que leur avantage ne pouvait
+se poursuivre. Ils revinrent donc sur la
+plate-forme, lentement et en causant,
+rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi,
+qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes
+chevau-légers.
+</p>
+
+<p>
+—Nous avions avec nous la Religion
+et la Justice, messieurs, nous ne pouvions
+pas manquer de triompher.
+</p>
+
+<p>
+—Comment donc? mais c’est qu’elles
+ont frappé aussi fort que nous!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span>
+Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars,
+et restèrent un instant à chuchoter
+et à demander son nom, puis tous
+l’entourèrent et lui prirent la main avec
+transport.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, vous avez raison, dit le
+vieux capitaine; c’est, comme disaient
+nos pères, <i>le mieux faisant de la journée</i>.
+C’est un volontaire qui doit être présenté
+aujourd’hui au Roi par le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Par le Cardinal! nous le présenterons
+nous-mêmes, ah! qu’il ne soit pas
+<i>Cardinaliste</i><a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, il est trop brave garçon
+pour cela, disaient avec vivacité tous
+ces jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je vous en dégoûterai
+bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en
+s’approchant, car j’ai été son page, et je
+le connais parfaitement. Servez plutôt
+dans les Compagnies Rouges; allez,
+vous aurez de bons camarades.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux marquis évita l’embarras de
+la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner
+<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span>
+les trompettes pour rallier ses brillantes
+compagnies. Le canon avait cessé de se
+faire entendre, et un Garde était venu
+l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient
+la ligne pour voir les résultats
+de la journée; il fit passer tous les chevaux
+par la brèche, ce qui fut assez long,
+et ranger les deux compagnies à cheval
+en bataille dans un lieu où il semblait
+impossible qu’une autre troupe que
+l’infanterie eût jamais pu pénétrer.
+</p>
+
+<h2 id="chap_10">
+CHAPITRE X
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES RÉCOMPENSES
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<p class="noindent center">
+LA MORT.
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux<br /></span>
+<span class="i0">Courent bride abattue au-devant de mes coups.<br /></span>
+<span class="i0">Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.<br /></span>
+<span class="i0">Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>N. Lemercier</span>, <i>Panhypocrisiade</i>.
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+«Pour assouvir le premier emportement
+du chagrin royal, avait dit Richelieu;
+pour ouvrir une source d’émotions
+<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span>
+qui détourne de la douleur cette âme
+incertaine, que cette ville soit assiégée,
+j’y consens; que Louis parte, je lui permets
+de frapper quelques pauvres soldats
+des coups qu’il voudrait et n’ose
+me donner; que sa colère s’éteigne dans
+ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice
+de gloire ne dérangera pas mes
+immuables desseins, cette ville ne tombera
+pas encore, elle ne sera française
+pour toujours que dans deux ans, elle
+viendra dans mes filets seulement au
+jour marqué dans ma pensée. Tonnez,
+bombes et canons: méditez vos opérations,
+savants capitaines; précipitez-vous,
+jeunes guerriers; je ferai taire votre
+bruit, évanouir vos projets, avorter vos
+efforts; tout finira par une vaine fumée,
+et je vais vous conduire pour vous
+égarer.»
+</p>
+
+<p>
+Voilà à peu près ce que roulait sous
+sa tête chauve le Cardinal-Duc avant
+l’attaque dont on vient de voir une
+partie. Il s’était placé à cheval au nord
+de la ville sur une des montagnes de
+Salces; de ce point il pouvait voir la
+<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span>
+plaine du Roussillon, devant lui, s’inclinant
+jusqu’à la Méditerranée; Perpignan,
+avec ses remparts de brique, ses
+bastions, sa citadelle et son clocher, y
+formait une masse ovale et sombre sur
+des prés larges et verdoyants, et les
+vastes montagnes l’enveloppaient avec
+la vallée comme un arc énorme courbé
+du nord au sud, tandis que, prolongeant
+sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer
+semblait en être la corde argentée. A sa
+droite s’élevait ce mont immense que
+l’on appelle le Canigou, dont les flancs
+épanchent deux rivières dans la plaine.
+La ligne française s’étendait jusqu’au
+pied de cette barrière de l’occident. Une
+foule de généraux et de grands seigneurs
+se tenaient à cheval derrière le
+ministre, mais à vingt pas de distance
+et dans un silence profond. Il avait
+commencé par suivre au plus petit pas
+la ligne d’opérations, et ensuite était
+revenu se placer immobile sur cette
+hauteur, d’où son œil et sa pensée planaient
+sur les destinées des assiégeants
+et des assiégés. L’armée avait les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span>
+sur lui, et de tout point on pouvait le
+voir. Chaque homme portant les armes
+le regardait comme son chef immédiat,
+et attendait son geste pour agir. Dès
+longtemps la France était ployée à son
+joug, et l’admiration en avait exclu de
+toutes ses actions le ridicule auquel un
+autre eût été quelquefois soumis. Ici,
+par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun
+homme de sourire ou même de s’étonner
+que la cuirasse revêtit un prêtre, et la
+sévérité de son caractère et de son
+aspect réprima toute idée de rapprochements
+ironiques ou de conjectures injurieuses.
+Ce jour-là le Cardinal parut revêtu
+d’un costume entièrement guerrier:
+c’était un habit couleur de feuille morte,
+bordé en or; une cuirasse couleur d’eau;
+l’épée au côté des pistolets à l’arçon de
+sa selle, et un chapeau à plumes qu’il
+mettait rarement sur sa tête, où il conservait
+toujours la calotte rouge. Deux
+pages étaient derrière lui: l’un portait
+ses gantelets, l’autre son casque, et le
+capitaine de ses gardes était à son côté.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span>
+Comme le Roi l’avait nouvellement
+nommé généralissime de ses troupes,
+c’était à lui que les généraux envoyaient
+demander des ordres; mais lui, connaissant
+trop bien les secrets motifs de la
+colère actuelle de son maître, affecta de
+renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient
+avoir une décision de sa bouche.
+Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait
+et calculait les mouvements de ce
+cœur comme ceux d’une horloge, et aurait
+pu dire avec exactitude par quelles
+sensations il avait passé. Louis XIII vint
+se placer à ses côtés, mais il vint comme
+vient l’élève adolescent forcé de reconnaître
+que son maître a raison. Son air
+était hautain et mécontent, ses paroles
+étaient brusques et sèches. Le Cardinal
+demeura impassible. Il fut remarquable
+que le Roi employait, en consultant, les
+paroles du commandement, conciliant
+ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son
+irrésolution et sa fierté, son impéritie et
+ses prétentions, tandis que son ministre
+lui dictait ses lois avec le ton de la
+plus profonde obéissance.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span>
+—Je veux que l’on attaque bientôt,
+Cardinal, dit le prince en arrivant; c’est-à-dire,
+ajouta-t-il avec un air d’insouciance,
+lorsque tous vos préparatifs
+seront faits et à l’heure dont vous serez
+convenu avec nos maréchaux.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, si j’osais dire ma pensée, je
+voudrais que Votre Majesté eût pour
+agréable d’attaquer dans un quart
+d’heure, car, la montre en main, il
+suffit de ce temps pour faire avancer la
+troisième ligne.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, c’est bon, monsieur le
+Cardinal; je le pensais aussi; je vais
+donner mes ordres moi-même; je veux
+faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg!
+dans un quart d’heure je veux
+entendre le canon du signal, je le veux!
+</p>
+
+<p>
+En partant pour commander la droite
+de l’armée, Schomberg ordonna, et le
+signal fut donné.
+</p>
+
+<p>
+Les batteries disposées depuis longtemps
+par le maréchal de La Meilleraie
+commencèrent à battre en brèche, mais
+mollement, parce que les artilleurs sentaient
+qu’on les avait dirigés sur deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span>
+points inexpugnables, et qu’avec leur
+expérience, et surtout le sens droit et la
+vue prompte du soldat français, chacun
+d’eux aurait pu indiquer la place qu’il
+eût fallu choisir.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi fut frappé de la lenteur des
+feux.
+</p>
+
+<p>
+—La Meilleraie, dit-il avec impatience,
+voici des batteries qui ne vont pas; vos
+canonniers dorment.
+</p>
+
+<p>
+Le maréchal, les mestres de camp
+d’artillerie étaient présents, mais aucun
+ne répondit une syllabe. Ils avaient
+jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait
+immobile comme une statue équestre,
+et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre
+que la faute n’était pas aux soldats,
+mais à celui qui avait ordonné
+cette fausse disposition de batteries; et
+c’était Richelieu lui-même qui, feignant
+de les croire plus utiles où elles se trouvaient,
+avait fait taire les observations
+des chefs.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi fut étonné de ce silence, et,
+craignant d’avoir commis, par cette
+question, quelque erreur grossière dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span>
+l’art militaire, rougit légèrement, et,
+se rapprochant du groupe des princes
+qui l’accompagnaient, leur dit pour
+prendre contenance:
+</p>
+
+<p>
+—D’Angoulême, Beaufort, c’est bien
+ennuyeux, n’est-il pas vrai? nous restons
+là comme des momies.
+</p>
+
+<p>
+Charles de Valois s’approcha et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Il me semble, Sire, que l’on n’a pas
+employé ici les machines de l’ingénieur
+Pompée-Targon.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, dit le duc de Beaufort en
+regardant fixement Richelieu, c’est que
+nous aimions beaucoup mieux prendre
+la Rochelle que Perpignan, dans le
+temps où vint cet Italien. Ici pas une
+machine préparée, pas une mine, un
+pétard sous ces murailles, et le maréchal
+de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il
+avait proposé d’en faire approcher pour
+ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet,
+ni ces six grands bastions de
+l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait
+attaquer. Si nous allons ce train, le
+grand bras de pierre de la citadelle nous
+montrera le poing longtemps encore.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span>
+Le Cardinal, toujours immobile, ne dit
+pas une seule parole, il fit seulement
+signe à Fabert de s’approcher; celui-ci
+sortit du groupe qui le suivait, et rangea
+son cheval derrière celui de Richelieu,
+près du capitaine de ses gardes.
+</p>
+
+<p>
+Le duc de La Rochefoucault, s’approchant
+du Roi, prit la parole:
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, que notre peu d’action
+à ouvrir la brèche donne de l’insolence
+à ces gens-là, car voici une sortie
+nombreuse qui se dirige justement vers
+Votre Majesté; les régiments de Biron
+et de Ponts se replient en faisant leurs
+feux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le Roi tirant son épée,
+chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins
+chez eux; lancez la cavalerie avec
+moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal?
+</p>
+
+<p>
+—Derrière cette colline, Sire, sont en
+colonne six régiments de dragons et les
+carabins de la Roque; vous voyez en
+bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers,
+dont je supplie Votre Majesté de
+se servir, car ceux de sa garde sont
+<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span>
+égarés en avant par le marquis de Coislin,
+toujours trop zélé. Joseph, va lui
+dire de revenir.
+</p>
+
+<p>
+Il parla bas au capucin, qui l’avait
+accompagné affublé d’un habit militaire
+qu’il portait gauchement, et qui s’avança
+aussitôt dans la plaine.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les colonnes serrées de la
+vieille infanterie espagnole sortaient de
+la porte Notre-Dame comme une forêt
+mouvante et sombre, tandis que par une
+autre porte une cavalerie pesante sortait
+aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée
+française, en bataille au pied de la
+colline du Roi, sur des forts de gazon
+et derrière des redoutes et des fascines,
+vit avec effroi les Gens d’armes et les
+Chevau-légers pressés entre ces deux
+corps dix fois supérieurs en nombre.
+</p>
+
+<p>
+—Sonnez donc la charge! cria
+Louis XIII, ou mon vieux Coislin est
+perdu.
+</p>
+
+<p>
+Et il descendit la colline avec toute sa
+suite, aussi ardente que lui; mais,
+avant qu’il fût au bas et à la tête de ses
+Mousquetaires, les deux Compagnies
+<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span>
+avaient pris leur parti; lancées avec la
+rapidité de la foudre et au cri de <i>vive le
+Roi!</i> elles fondirent sur la longue colonne
+de la cavalerie ennemie comme
+deux vautours sur les flancs d’un serpent,
+et, faisant une large et sanglante
+trouée, passèrent au travers pour aller
+se rallier derrière le bastion espagnol,
+comme nous l’avons vu, et laissèrent
+les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent
+qu’à se reformer et non à les
+poursuivre.
+</p>
+
+<p>
+L’armée battit des mains; le Roi
+étonné s’arrêta; il regarda autour de
+lui, et vit dans tous les yeux le brûlant
+désir de l’attaque; toute la valeur de sa
+race étincela dans les siens; il resta
+encore une seconde comme en suspens,
+écoutant avec ivresse le bruit du canon,
+respirant et savourant l’odeur de la
+poudre; il semblait reprendre une autre
+vie et redevenir Bourbon; tous ceux qui
+le virent alors se crurent commandés
+par un autre homme, lorsque, élevant
+son épée et ses yeux vers le soleil éclatant,
+il s’écria:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span>
+—Suivez-moi, braves amis! c’est ici
+que je suis roi de France!
+</p>
+
+<p>
+Sa cavalerie, se déployant, partit avec
+une ardeur qui dévorait l’espace, et,
+soulevant des flots de poussière du sol
+qu’elle faisait trembler, fut dans un
+instant mêlée à la cavalerie espagnole,
+engloutie comme elle dans un nuage
+immense et mobile.
+</p>
+
+<p>
+—A présent, c’est à présent! s’écria
+de sa hauteur le Cardinal avec une voix
+tonnante: qu’on arrache ces batteries à
+leur position inutile. Fabert, donnez vos
+ordres: qu’elles soient toutes dirigées
+sur cette infanterie qui va lentement
+envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez
+le Roi!
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable,
+s’agite en tous sens; les généraux
+donnent leurs ordres, les aides de
+camp disparaissent et fondent dans la
+plaine, où, franchissant les fossés, les
+barrières et les palissades, ils arrivent à
+leur but presque aussi promptement
+que la pensée qui les dirige et que le
+regard qui les suit. Tout à coup les
+<span class='pagenum'><a id='Page_283' name='Page_283'>[283]</a></span>
+éclairs lents et interrompus qui brillaient
+sur les batteries découragées deviennent
+une flamme immense et continuelle, ne
+laissant pas de place à la fumée qui
+s’élève jusqu’au ciel en formant un
+nombre infini de couronnes légères et
+flottantes; les volées du canon, qui semblaient
+de lointains et faibles échos, se
+changent en un tonnerre formidable
+dont les coups sont aussi rapides que
+ceux du tambour battant la charge;
+tandis que, de trois points opposés, les
+rayons larges et rouges des bouches à
+feu descendent sur les sombres colonnes
+qui sortaient de la ville assiégée.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Richelieu, sans changer de
+place, mais l’œil ardent et le geste impératif,
+ne cessait de multiplier les
+ordres en jetant sur ceux qui les recevaient
+un regard qui leur faisait entrevoir
+un arrêt de mort s’ils n’obéissaient
+pas assez vite.
+</p>
+
+<p>
+—Le Roi a culbuté cette cavalerie;
+mais les fantassins résistent encore; nos
+batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span>
+vaincu. Trois régiments d’infanterie en
+avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie
+et Lesdiguières! qu’on prenne les
+colonnes par le flanc. Portez l’ordre au
+reste de l’armée de ne plus attaquer et
+de rester sans mouvement sur toute la
+ligne. Un papier! que j’écrive moi-même
+à Schomberg.
+</p>
+
+<p>
+Un page mit pied à terre et s’avança
+tenant un crayon et du papier. Le ministre,
+soutenu par quatre hommes de
+sa suite, descendit de cheval péniblement
+et en jetant quelques cris involontaires
+que lui arrachaient ses douleurs;
+mais il les dompta et s’assit sur
+l’affût d’un canon: le page présenta son
+épaule comme pupitre en s’inclinant, et
+le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre,
+que les manuscrits contemporains nous
+ont transmis, et que pourront imiter les
+diplomates de nos jours, qui sont plus
+jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir
+parfaitement en équilibre sur la limite
+de deux pensées que de chercher ces
+combinaisons qui tranchent les destinées
+du monde, trouvant le génie trop
+<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span>
+grossier et trop clair pour prendre sa
+marche.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le maréchal, ne hasardez
+rien, et méditez bien avant d’attaquer.
+Quand on vous mande que le Roi désire
+que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que
+Sa Majesté vous défende absolument de
+combattre, mais son intention n’est pas
+que vous donniez un combat général, si
+ce n’est avec une notable espérance de
+gain pour l’avantage qu’une favorable
+situation vous pourrait donner, la responsabilité
+du combat devant naturellement
+retomber sur vous.»
+</p>
+
+<p>
+Tous ces ordres donnés, le vieux ministre,
+toujours assis sur l’affût, appuyant
+ses deux bras sur la lumière du
+canon, et son menton sur ses bras, dans
+l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe
+une pièce, continua en silence et en
+repos à regarder le combat du Roi,
+comme un vieux loup qui, rassasié de
+victimes et engourdi par l’âge, contemple
+dans la plaine le ravage du lion sur un
+troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer;
+de temps en temps son œil se
+<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span>
+ranime, l’odeur du sang lui donne de
+la joie, et pour n’en pas perdre le goût,
+il passe une langue ardente sur sa mâchoire
+démantelée.
+</p>
+
+<p>
+Ce jour-là, il fut remarqué par ses
+serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux
+qui l’approchaient) que, depuis son lever
+jusqu’à la nuit, il ne prit aucune
+nourriture, et tendit tellement toute l’application
+de son âme sur les événements
+nécessaires à conduire, qu’il triompha
+des douleurs de son corps, et sembla les
+avoir détruites à force de les oublier.
+C’était cette puissance d’attention et
+cette présence continuelle de l’esprit qui
+le haussaient presque jusqu’au génie. Il
+l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué
+l’élévation native de l’âme et la sensibilité
+généreuse du cœur.
+</p>
+
+<p>
+Tout s’accomplit sur le champ de
+bataille comme il l’avait voulu, et sa
+fortune du cabinet le suivit près du
+canon. Louis XIII prit d’une main avide
+la victoire que lui faisait son ministre,
+et y ajouta seulement cette part de
+<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span>
+grandeur et de bravoure qu’un homme
+apporte dans son triomphe.
+</p>
+
+<p>
+Le canon avait cessé de frapper lorsque
+les colonnes de l’infanterie furent
+rejetées brisées dans Perpignan; le reste
+avait eu le même sort, et l’on ne vit
+plus dans la plaine que les escadrons
+étincelants du Roi qui le suivaient en se
+reformant.
+</p>
+
+<p>
+Il revenait au pas et contemplait avec
+satisfaction le champ de bataille entièrement
+nettoyé d’ennemis; il passa fièrement
+sous le feu même des pièces
+espagnoles, qui, soit par maladresse,
+soit par une secrète convention avec le
+premier ministre, soit pudeur de tuer
+un Roi de France, ne lui envoyèrent que
+quelques boulets qui, passant à dix
+pieds sur sa tête, vinrent expirer devant
+les lignes du camp et ajouter à sa réputation
+de bravoure.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à chaque pas qu’il faisait
+vers la butte où l’attendait Richelieu, sa
+physionomie changeait d’aspect et se
+décomposait visiblement: il perdait
+cette rougeur du combat, et la noble
+<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span>
+sueur du triomphe tarissait sur son
+front. A mesure qu’il s’approchait, sa
+pâleur accoutumée s’emparait de ses
+traits comme ayant droit de siéger seule
+sur une tête royale; son regard perdait
+ses flammes passagères et enfin, lorsqu’il
+l’eut joint, une mélancolie profonde
+avait entièrement glacé son visage. Il retrouva
+le Cardinal comme il l’avait
+laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours
+froidement respectueux, s’inclina,
+et, après quelques mots de compliment,
+se plaça près de Louis pour suivre les
+lignes et voir les résultats de la journée,
+tandis que les princes et les grands
+seigneurs, marchant devant et derrière
+à quelque distance, formaient comme
+un nuage autour d’eux.
+</p>
+
+<p>
+L’habile ministre eut soin de ne rien
+dire et de ne faire aucun geste qui pût
+donner le soupçon qu’il eût la moindre
+part aux événements de la journée, et il
+fut remarquable que de tous ceux qui
+vinrent rendre compte, il n’y en eut pas
+un qui ne semblât deviner sa pensée et
+ne sût éviter de compromettre sa puissance
+<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span>
+occulte par une obéissance démonstrative;
+tout fut rapporté au Roi. Le
+Cardinal traversa donc, à côté de ce
+prince, la droite du camp qu’il n’avait
+pas eue sous les yeux de la hauteur où
+il s’était placé, et vit avec satisfaction que
+Schomberg, qui le connaissait bien,
+avait agi précisément comme le maître
+avait écrit, ne compromettant que quelques
+troupes légères, et combattant assez
+pour ne pas encourir de reproche d’inaction
+et pas assez pour obtenir un résultat
+quelconque. Cette conduite charma le
+ministre et ne déplut point au Roi, dont
+l’amour-propre caressait l’idée d’avoir
+vaincu seul dans la journée. Il voulut
+même se persuader et faire croire que
+tous les efforts de Schomberg avaient
+été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en
+voulait pas, qu’il venait d’éprouver par
+lui-même qu’il avait en face des ennemis
+moins méprisables qu’on ne l’avait cru
+d’abord.
+</p>
+
+<p>
+—Pour vous prouver que vous n’avez
+fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il,
+nous vous nommons chevalier de nos
+<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span>
+ordres et nous vous donnons les grandes
+et petites entrées près de notre personne.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui serra affectueusement
+la main en passant, et le maréchal,
+étonné de ce déluge de faveurs, suivit
+le prince la tête baissée, comme un
+coupable, ayant besoin pour s’en consoler
+de se rappeler toutes les actions d’éclat
+qu’il avait faites durant sa carrière, et
+qui étaient demeurées dans l’oubli, leur
+attribuant mentalement ces récompenses
+non méritées pour se réconcilier avec
+sa conscience.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi était prêt à revenir sur ses
+pas, quand le duc de Beaufort, le nez
+au vent et l’air étonné, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Sire, ai-je encore du feu dans
+les yeux, ou suis-je devenu fou d’un
+coup de soleil? Il me semble que je vois
+sur ce bastion des cavaliers en habits
+rouges qui ressemblent furieusement à
+vos Chevau-légers que nous avons crus
+morts.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—C’est impossible, monsieur, dit-il;
+<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span>
+l’imprudence de M. de Coislin a perdu
+les Gens d’armes de Sa Majesté et
+ces cavaliers; c’est pourquoi j’osais dire
+au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait
+ces corps inutiles, il pourrait
+en résulter de grands avantages, militairement
+parlant.
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, Votre Éminence me pardonnera,
+reprit le duc de Beaufort: mais
+je ne me trompe point, et en voici sept
+ou huit à pied qui poussent devant eux
+des prisonniers.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, allons donc visiter ce
+point, dit le Roi avec nonchalance; si
+j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai
+bien aise.
+</p>
+
+<p>
+Il fallut suivre.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut avec de grandes précautions
+que les chevaux du Roi et de sa suite
+passèrent à travers le marais et les débris,
+mais ce fut avec un grand étonnement
+qu’on aperçut en haut les deux
+Compagnies Rouges en bataille comme
+un jour de parade.
+</p>
+
+<p>
+—Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois
+qu’il n’en manque pas un. Eh bien,
+<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span>
+marquis, vous tenez parole, vous prenez
+des murailles à cheval.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que ce point a été mal
+choisi, dit Richelieu d’un air de dédain;
+il n’avance en rien la prise de Perpignan
+et a dû coûter du monde.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, vous avez raison, dit le
+Roi (adressant pour la première fois la
+parole au Cardinal avec un air moins
+sec, depuis l’entrevue qui suivit la
+nouvelle de la mort de la Reine), je
+regrette le sang qu’il a fallu verser ici.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’y a eu, Sire, que deux de nos
+jeunes gens blessés à cette attaque, dit
+le vieux Coislin, et nous y avons gagné
+de nouveaux compagnons d’armes dans
+les volontaires qui nous ont guidés.
+</p>
+
+<p>
+—Qui sont-ils? dit le prince.
+</p>
+
+<p>
+—Trois d’entre eux se sont retirés
+modestement, Sire; mais le plus jeune,
+que vous voyez, était le premier à l’assaut,
+et m’en a donné l’idée. Les deux
+Compagnies réclament l’honneur de le
+présenter à Votre Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux
+capitaine, ôta son chapeau, et découvrit
+<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span>
+sa jeune et pâle figure, ses grands
+yeux noirs et ses grands cheveux
+bruns.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà des traits qui me rappellent
+quelqu’un, dit le Roi; qu’en dites-vous,
+Cardinal?
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci avait déjà jeté un coup d’œil
+pénétrant sur le nouveau venu, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je me trompe, ou ce jeune homme
+est...
+</p>
+
+<p>
+—Henry d’Effiat, dit à haute voix le
+volontaire en s’inclinant.
+</p>
+
+<p>
+—Comment donc, Sire, c’est lui-même
+que j’avais annoncé à Votre Majesté,
+et qui devait lui être présenté de
+ma main, le second fils du maréchal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! dit Louis XIII avec vivacité,
+j’aime à le voir présenté par ce bastion.
+Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être
+ainsi quand on porte le nom de notre
+vieil ami. Vous allez nous suivre au
+camp, où nous avons beaucoup à vous
+dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur
+de Thou! qui êtes-vous venu juger?
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, répondit Coislin,
+<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span>
+qu’il a plutôt condamné à mort quelques
+Espagnols, car il est entré le second
+dans la place.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’ai frappé personne, monsieur,
+interrompit de Thou en rougissant; ce
+n’est point mon métier; ici je n’ai aucun
+mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars
+mon ami.
+</p>
+
+<p>
+—Nous aimons votre modestie autant
+que cette bravoure, et nous n’oublierons
+pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il
+pas quelque présidence vacante?
+</p>
+
+<p>
+Richelieu n’aimait pas M. de Thou;
+et, comme ses haines avaient toujours
+une cause mystérieuse, on en cherchait
+la cause vainement; elle se dévoila par
+un mot cruel qui lui échappa. Ce motif
+d’inimitié était une phrase des <cite>Histoires</cite>
+du président de Thou, père de celui-ci,
+où il flétrit aux yeux de la postérité un
+grand-oncle du Cardinal, moine d’abord,
+puis apostat, souillé de tous les vices
+humains.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu, se penchant à l’oreille
+de Joseph, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Tu vois bien cet homme, c’est lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span>
+dont le père a mis mon nom dans son
+histoire; eh bien! je mettrai son nom
+dans la mienne.
+</p>
+
+<p>
+En effet, il l’inscrivit plus tard avec
+du sang. En ce moment, pour éviter
+de répondre au Roi, il feignit de ne pas
+avoir entendu sa question et d’appuyer
+sur le mérite de Cinq-Mars et le désir
+de le voir placé à la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai promis d’avance de le faire
+capitaine dans mes gardes, dit le prince;
+faites-le nommer dès demain. Je veux
+le connaître davantage, et je lui réserve
+mieux que cela par la suite, s’il me
+plaît. Retirons-nous; le soleil est couché,
+et nous sommes loin de notre armée.
+Dites à mes deux bonnes Compagnies
+de nous suivre.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre, après avoir fait donner
+cet ordre, dont il eut soin de supprimer
+l’éloge, se mit à la droite du Roi, et
+toute l’escorte quitta le bastion confié à
+la garde des Suisses, pour retourner au
+camp.
+</p>
+
+<p>
+Les deux Compagnies Rouges défilèrent
+lentement par la trouée qu’elles
+<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span>
+avaient faite avec tant de promptitude;
+leur contenance était grave et silencieuse.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’approcha de son ami.
+</p>
+
+<p>
+—Voici des héros bien mal récompensés,
+lui dit-il; pas une faveur, pas
+une question flatteuse!
+</p>
+
+<p>
+—En revanche, répondit le simple
+de Thou, moi qui vins un peu malgré
+moi, je reçois des compliments. Voilà
+les cours et la vie; mais le vrai juge
+est en haut, que l’on n’aveugle pas.
+</p>
+
+<p>
+—Cela ne nous empêchera pas de
+nous faire tuer demain s’il le faut, dit
+le jeune Olivier en riant.
+</p>
+
+<h2 id="chap_11">
+CHAPITRE XI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES MÉPRISES
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Quand vint le tour de saint Guilin,<br /></span>
+<span class="i0">Il jeta trois dés sur la table.<br /></span>
+<span class="i0">Ensuite il regarda le diable,<br /></span>
+<span class="i0">Et lui dit d’un air très-malin:<br /></span>
+<span class="i0">Jouons donc cette vieille femme!<br /></span>
+<span class="i0">Qui de nous deux aura son âme!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Anciennes légendes.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars
+avait été forcé de monter le cheval de
+l’un des Chevau-légers blessés dans l’affaire,
+ayant perdu le sien au pied du
+rempart. Pendant l’espace de temps
+assez long qu’exigea la sortie des deux
+Compagnies, il se sentit frapper sur l’épaule
+et vit en se retournant le vieux
+Grandchamp tenant en main un cheval
+gris fort beau.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le marquis veut-il bien
+monter un cheval qui lui appartienne?
+<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span>
+dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse
+de velours brodée en or qui étaient restées
+dans le fossé. Hélas! mon Dieu!
+quand je pense qu’un Espagnol aurait
+fort bien pu la prendre, ou même un
+Français; car, dans ce temps-ci, il y a
+tant de gens qui prennent tout ce qu’ils
+trouvent comme leur appartenant; et
+puis, comme dit le proverbe: Ce qui
+tombe dans le fossé est pour le soldat.
+Ils auraient pu prendre aussi, quand j’y
+pense, ces quatre cents écus en or que
+M. le Marquis, soit dit sans reproche,
+avait oubliés dans les fontes de ses pistolets.
+Et les pistolets, quels pistolets!
+Je les avais achetés en Allemagne, et les
+voici encore aussi bons et avec une détente
+aussi parfaite que dans ce temps-là.
+C’était bien assez d’avoir fait tuer le
+pauvre petit cheval noir qui était né en
+Angleterre, aussi vrai que je le suis à
+Tours en Touraine; fallait-il encore exposer
+des objets précieux à passer à
+l’ennemi?
+</p>
+
+<p>
+Tout en faisant ses doléances, ce brave
+homme achevait de seller le cheval gris;
+<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span>
+la colonne était longue à défiler, et, ralentissant
+ses mouvements, il fit une
+attention scrupuleuse à la longueur des
+sangles et aux ardillons de chaque
+boucle de la selle, se donnant par là le
+temps de continuer ses discours.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous demande bien pardon,
+monsieur, si je suis un peu long, c’est
+que je me suis foulé tant soit peu le
+bras en relevant M. de Thou, qui lui-même
+relevait monsieur le marquis
+pendant la grande culbute.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! tu es venu là, vieux
+fou! dit Cinq-Mars: ce n’est pas ton
+métier; je t’ai dit de rester au camp.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! quant à ce qui est de rester au
+camp, c’est différent, je ne sais pas rester
+là; et, quand il se tire un coup de mousquet,
+je serais malade si je n’en voyais
+pas la lumière. Pour mon métier, c’est
+bien le mien d’avoir soin de vos chevaux,
+et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous
+que, si je l’avais pu, je n’aurais
+pas sauvé les jours de cette pauvre
+petite bête noire qui est là-bas dans le
+fossé. Ah! comme je l’aimais, monsieur!
+<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span>
+un cheval qui a gagné trois prix de
+course dans sa vie! Quand j’y pense,
+cette vie-là a été trop courte pour tous
+ceux qui savaient l’aimer comme moi.
+Il ne se laissait donner l’avoine que par
+son Grandchamp, et il me caressait
+avec sa tête dans ce moment-là; et la
+preuve, c’est le bout de l’oreille gauche
+qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre
+ami; mais ce n’était pas qu’il voulût me
+faire du mal, au contraire. Il fallait
+voir comme il hennissait de colère quand
+un autre l’approchait; il a cassé la
+jambe à Jean à cause de cela, ce bon
+animal; je l’aimais tant! Aussi, quand
+il est tombé, je le soutenais d’une main,
+M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru
+d’abord que lui et ce monsieur allaient
+se relever; mais malheureusement il n’y
+en a qu’un qui soit revenu en vie, et
+c’était celui que je connaissais le moins.
+Vous avez l’air d’en rire, de ce que je
+dis sur votre cheval, monsieur; mais
+vous oubliez qu’en temps de guerre le
+cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur,
+son âme, car, qui est-ce qui épouvante
+<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span>
+l’infanterie! c’est le cheval. Ce
+n’est certainement point l’homme qui,
+une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une
+botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des
+actions que l’on admire! c’est encore le
+cheval! Et quelquefois son maître voudrait
+être bien loin, qu’il se trouve malgré
+lui victorieux et récompensé, tandis
+que le pauvre animal n’y gagne que des
+coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la
+course? c’est le cheval, qui ne soupe
+guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que
+son maître met l’or dans sa poche, et il
+est envié de ses amis et considéré de
+tous les seigneurs comme s’il avait
+couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le
+chevreuil et qui n’en met pas un pauvre
+petit morceau sous sa dent? c’est encore
+le cheval! tandis qu’il arrive quelquefois
+qu’on le mange lui-même, ce pauvre
+animal; et, dans une campagne avec
+M. le maréchal, il m’est arrivé... Mais
+qu’avez-vous donc, monsieur le marquis?
+vous pâlissez...
+</p>
+
+<p>
+—Serre-moi la jambe avec quelque
+chose, un mouchoir, une courroie, ou ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span>
+que tu voudras, car je sens une douleur
+brûlante; je ne sais ce que c’est.
+</p>
+
+<p>
+—Votre botte est coupée, monsieur,
+et ce pourrait bien être quelque balle;
+mais <i>le plomb est ami de l’homme</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Il me fait cependant bien mal!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! <i>qui aime bien châtie bien</i>, monsieur:
+ah! le plomb! il ne faut pas dire
+du mal du plomb; qui est-ce qui...
+</p>
+
+<p>
+Tout en s’occupant de lier la jambe
+de Cinq-Mars au-dessous du genou, le
+bonhomme allait commencer l’apologie
+du plomb aussi sottement qu’il avait
+fait celle du cheval, quand il fut forcé,
+ainsi que son maître, de prêter l’oreille
+à une dispute vive et bruyante entre
+plusieurs soldats suisses restés très près
+d’eux après le départ de toutes les
+troupes; ils se parlaient en gesticulant
+beaucoup, et semblaient s’occuper de
+deux hommes que l’on voyait au milieu
+de trente soldats environ.
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat tendant toujours son pied à
+son domestique et appuyé sur la selle
+de son cheval, chercha, en écoutant
+attentivement, à comprendre leurs paroles;
+<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span>
+mais il ignorait absolument l’allemand,
+et ne put rien deviner de leur
+querelle. Grandchamp tenait toujours sa
+botte et écoutait aussi très sérieusement,
+et tout à coup se mit à rire de
+tout son cœur, se tenant les côtes, ce
+que l’on ne lui avait jamais vu faire.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents
+qui se disputent pour savoir
+lequel on doit pendre des deux Espagnols
+qui sont là; car vos camarades
+rouges ne se sont pas donné la peine de
+le dire; l’un de ces Suisses prétend que
+c’est l’officier; l’autre assure que c’est
+le soldat, et voilà un troisième qui
+vient de les mettre d’accord.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’a-t-il dit?
+</p>
+
+<p>
+—Il a dit de les pendre tous les deux.
+</p>
+
+<p>
+—Doucement! doucement! s’écria
+Cinq-Mars en faisant des efforts pour
+marcher.
+</p>
+
+<p>
+Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe.
+</p>
+
+<p>
+—Mets-moi à cheval, Grandchamp.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, vous n’y pensez pas,
+votre blessure...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span>
+—Fais ce que je te dis, et montes-y
+toi-même ensuite.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux domestique, tout en grondant,
+obéit et courut, d’après un autre
+ordre très absolu, arrêter les Suisses,
+déjà dans la plaine, prêts à suspendre
+leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt
+à les laisser s’y attacher; car l’officier,
+avec le sang-froid de son énergique nation,
+avait passé lui-même autour de
+son cou le nœud coulant d’une corde,
+et montait, sans en être prié, à une petite
+échelle appliquée à l’arbre pour y
+nouer l’autre bout. Le soldat, avec le
+même calme insouciant, regardait les
+Suisses se disputer autour de lui, et tenait
+l’échelle.
+</p>
+
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_313.jpg">
+ <img src='images/illus_313-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+
+<p>
+Cinq-Mars arriva à temps pour les
+sauver, se nomma au bas officier suisse,
+et, prenant Grandchamp pour interprète,
+dit que ces deux prisonniers étaient à
+lui, et qu’il allait les faire conduire à sa
+tente; qu’il était capitaine aux gardes,
+et s’en rendait responsable. L’Allemand,
+toujours discipliné, n’osa répliquer; il
+n’y eut de résistance que de la part du
+<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span>
+prisonnier. L’officier, encore au haut de
+l’échelle, se retourna, et parlant de là
+comme d’une chaire, dit avec un rire
+sardonique:
+</p>
+
+<p>
+—Je voudrais bien savoir ce que tu
+viens faire ici? Qui t’a dit que j’aime à
+vivre?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars,
+peu m’importe ce que vous deviendrez
+après; je veux dans ce moment
+empêcher un acte qui me paraît injuste
+et cruel. Tuez-vous ensuite si vous
+voulez.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien dit, reprit l’Espagnol
+farouche; tu me plais, toi. J’ai cru
+d’abord que tu venais faire le généreux
+pour me forcer d’être reconnaissant, ce
+que je déteste. Eh bien, je consens à
+descendre; mais je te haïrai autant
+qu’auparavant, parce que tu es Français,
+je t’en préviens, et je ne te remercierai
+pas, car tu ne fais que t’acquitter
+envers moi: c’est moi-même qui t’ai
+empêché ce matin d’être tué par ce
+jeune soldat, quand il te mit en joue, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span>
+il n’a jamais manqué un isard dans les
+montagnes de Léon.
+</p>
+
+<p>
+—Soit, dit Cinq-Mars, descendez.
+</p>
+
+<p>
+Il entrait dans son caractère d’être
+toujours avec les autres tel qu’ils se
+montraient dans leurs relations avec
+lui, et cette rudesse le rendit de fer.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà un fier gaillard, monsieur,
+dit Grandchamp; à votre place certainement
+M. le maréchal l’aurait laissé
+sur son échelle. Allons, Louis, Étienne,
+Germain, venez garder les prisonniers
+de monsieur et les conduire; voilà une
+jolie acquisition que nous faisons là; si
+cela nous porte bonheur, j’en serai bien
+étonné.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement
+de son cheval, se mit en marche
+assez lentement pour ne pas dépasser
+ces hommes à pied; il suivit de loin
+la colonne des Compagnies qui s’éloignaient
+à la suite du Roi, et songeait à
+ce que ce prince pouvait lui vouloir
+dire. Un rayon d’espoir lui fit voir
+l’image de Marie de Mantoue dans
+l’éloignement, et il eut un instant de
+<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span>
+calme dans les pensées. Mais tout son
+avenir était dans ce seul mot: <i>plaire au
+Roi</i>; il se mit à réfléchir à tout ce qu’il
+a d’amer.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment il vit arriver son ami
+de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était
+resté en arrière, le cherchait dans la
+plaine, et accourait pour le secourir s’il
+l’eût fallu.
+</p>
+
+<p>
+—Il est tard, mon ami, la nuit s’approche;
+vous vous êtes arrêté bien
+longtemps; j’ai craint pour vous. Qui
+amenez-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous
+arrêté? Le Roi va vous demander
+bientôt.
+</p>
+
+<p>
+Telles étaient les questions rapides du
+jeune conseiller, que l’inquiétude avait
+fait sortir de son calme accoutumé, ce
+que n’avait pu faire le combat.
+</p>
+
+<p>
+—J’étais un peu blessé; j’amène un prisonnier,
+et je songeais au Roi. Que
+peut-il me vouloir, mon ami? Que
+faut-il faire s’il veut m’approcher du
+trône? il faudra plaire. A cette idée,
+vous l’avouerai-je? je suis tenté de fuir,
+et j’espère que je n’aurai pas l’honneur
+<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span>
+fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce
+mot est humiliant! obéir ne l’est pas
+autant. Un soldat s’expose à mourir, et
+tout est dit. Mais que de souplesse, de
+sacrifices de son caractère, que de compositions
+avec sa conscience, que de
+dégradations de sa pensée dans la destinée
+d’un courtisan! Ah! de Thou, mon
+cher de Thou! je ne suis pas fait pour
+la cour, je le sens, quoique je ne l’aie
+vue qu’un instant; j’ai quelque chose de
+sauvage au fond du cœur, que l’éducation
+n’a poli qu’à la surface. De loin, je
+me suis cru propre à vivre dans ce
+monde tout-puissant, je l’ai même souhaité,
+guidé par un projet bien chéri de
+mon cœur; mais je recule au premier
+pas; la vue du Cardinal m’a fait frémir;
+le souvenir du dernier de ses crimes auquel
+j’assistai m’a empêché de lui parler;
+il me fait horreur, je ne le pourrai
+jamais. La faveur du Roi a aussi je ne
+sais quoi qui m’épouvante, comme si
+elle devait m’être funeste.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis heureux de vous voir cet
+effroi: il vous sera salutaire peut-être,
+<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span>
+reprit de Thou en cheminant. Vous allez
+entrer en contact et en commerce avec
+la Puissance; vous ne la sentirez pas,
+vous allez la toucher; vous verrez ce
+qu’elle est, et par quelle main la foudre
+est portée. Hélas! fasse le ciel qu’elle
+ne vous brûle pas! Vous assisterez
+peut-être à ces conseils où se règle la
+destinée des nations; vous verrez, vous
+ferez naître ces caprices d’où sortent les
+guerres sanglantes, les conquêtes et les
+traités; vous tiendrez dans votre main
+la goutte d’eau qui enfante les torrents.
+C’est d’en haut qu’on apprécie bien les
+choses humaines, mon ami; il faut avoir
+passé sur les points élevés pour connaître
+la petitesse de celles que nous
+voyons grandes.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! si j’en étais là, j’y gagnerais
+du moins cette leçon dont vous parlez,
+mon ami; mais ce Cardinal, cet homme
+auquel il me faut avoir une obligation,
+cet homme que je connais trop par son
+œuvre, que sera-t-il pour moi?
+</p>
+
+<p>
+—Un ami, un protecteur, sans doute,
+répondit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span>
+—Plutôt la mort mille fois que son
+amitié! J’ai tout son être et jusqu’à son
+nom même en haine; il verse le sang
+des hommes avec la croix du Rédempteur.
+</p>
+
+<p>
+—Quelles horreurs dites-vous, mon
+cher! Vous vous perdrez si vous montrez
+au roi ces sentiments pour le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, au milieu de ces sentiers
+tortueux, j’en veux prendre un
+nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière,
+la pensée de l’homme juste, se
+dévoilera aux regards du Roi même s’il
+l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je
+l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait
+peint si faible; je l’ai vu, et son aspect
+m’a touché le cœur malgré moi; certes,
+il est bien malheureux, mais il ne peut
+être cruel, il entendrait la vérité...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mais il n’oserait la faire triompher,
+répondit le sage de Thou. Garantissez-vous
+de cette chaleur de cœur
+qui vous entraîne souvent par des mouvements
+subits et bien dangereux. N’attaquez
+<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span>
+pas un colosse tel que Richelieu
+sans l’avoir mesuré.
+</p>
+
+<p>
+—Vous voilà comme mon gouverneur,
+l’abbé Quillet; mon cher et prudent ami,
+vous ne me connaissez ni l’un ni
+l’autre; vous ne savez pas combien je
+suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai
+jeté mes regards. Il me faut monter ou
+mourir.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! déjà ambitieux! s’écria de
+Thou avec une extrême surprise.
+</p>
+
+<p>
+Son ami inclina la tête sur ses mains
+en abandonnant les rênes de son cheval,
+et ne répondit pas.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! cette égoïste passion de l’âge
+mûr s’est emparée de vous, à vingt ans,
+Henri! L’ambition est la plus triste des
+espérances.
+</p>
+
+<p>
+—Et cependant elle me possède à
+présent tout entier, car je ne vis que par
+elle, tout mon cœur en est pénétré.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais
+plus! que vous étiez différent autrefois!
+Je ne vous le cache pas, vous me
+semblez bien déchu: dans ces promenades
+de notre enfance, où la vie et surtout
+<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span>
+la mort de Socrate faisaient couler
+de nos yeux des larmes d’admiration et
+d’envie; lorsque, nous élevant jusqu’à
+l’idéal de la plus haute vertu, nous
+désirions pour nous dans l’avenir ces
+malheurs illustres, ces infortunes sublimes
+qui font les grands hommes; quand
+nous composions pour nous des occasions
+imaginaires de sacrifices et de
+dévouement; si la voix d’un homme eût
+prononcé entre nous deux, tout à coup,
+le mot seul d’ambition, nous aurions
+cru toucher un serpent...
+</p>
+
+<p>
+De Thou parlait avec la chaleur de
+l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars
+continuait à marcher sans rien
+répondre, et la tête dans ses mains;
+après un instant de silence, il les ôta et
+laissa voir des yeux pleins de généreuses
+larmes; il serra fortement la main de
+son ami et lui dit avec un accent pénétrant:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Thou, vous m’avez
+rappelé les plus belles pensées de ma
+première jeunesse; croyez que je ne
+suis pas déchu, mais un secret espoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span>
+me dévore que je ne puis confier même
+à vous: je méprise autant que vous
+l’ambition qui paraîtra me posséder; la
+terre entière le croira, mais que m’importe
+la terre? Pour vous, noble ami,
+promettez-moi que vous ne cesserez pas
+de m’estimer, quelque chose que vous
+me voyiez faire. Je jure par le ciel que
+mes pensées sont pures comme lui.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit de Thou, je jure par
+lui que je vous en crois aveuglément;
+vous me rendez la vie!
+</p>
+
+<p>
+Ils se serraient encore la main avec
+effusion de cœur, lorsqu’ils s’aperçurent
+qu’ils étaient arrivés presque devant la
+tente du Roi.
+</p>
+
+<p>
+Le jour était entièrement tombé, mais
+on aurait pu croire qu’un jour plus doux
+se levait, car la lune sortait de la mer
+dans toute sa splendeur; le ciel transparent
+du Midi ne se chargeait d’aucun
+nuage, et semblait un voile d’un bleu
+pâle semé de paillettes argentées: l’air
+encore enflammé n’était agité que par le
+rare passage de quelques brises de la
+Méditerranée, et tous les bruits avaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span>
+cessé sur la terre. L’armée fatiguée reposait
+sous les tentes dont les feux
+marquaient la ligne, et la ville assiégée
+semblait accablée du même sommeil;
+on ne voyait, sur ses remparts, que le
+bout des armes des sentinelles qui
+brillaient aux clartés de la lune, ou le
+feu errant des rondes de nuit; on n’entendait
+que quelques cris sombres et prolongés
+de ces gardes qui s’avertissaient
+de ne pas dormir.
+</p>
+
+<p>
+C’était seulement autour du Roi que
+tout veillait, mais à une assez grande
+distance de lui. Ce prince avait fait
+éloigner toute sa suite; il se promenait
+seul devant sa tente, et, s’arrêtant quelquefois
+à contempler la beauté du ciel,
+il paraissait plongé dans une mélancolique
+méditation. Personne n’osait l’interrompre,
+et ce qui restait de seigneurs
+dans le quartier royal s’était approché
+du Cardinal, qui, à vingt pas du Roi,
+était assis sur un petit tertre de gazon
+façonné en banc par les soldats; là, il
+essuyait son front pâle; fatigué des soucis
+du jour et du poids inaccoutumé d’une
+<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span>
+armure, il congédiait par quelques mots
+précipités, mais toujours attentifs et
+polis, ceux qui venaient le saluer en se
+retirant; il n’avait déjà plus près de lui
+que Joseph, qui causait avec Laubardemont.
+Le Cardinal regardait du côté du
+Roi si, avant de rentrer, ce prince ne
+lui parlerait pas, lorsque le bruit des
+chevaux de Cinq-Mars se fit entendre;
+les gardes du Cardinal le questionnèrent
+et le laissèrent s’avancer sans suite, et
+seulement avec de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes arrivé trop tard, jeune
+homme, pour parler au Roi, dit d’une
+voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait
+pas attendre Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Les deux amis allaient se retirer,
+lorsque la voix même de Louis XIII se
+fit entendre. Ce prince était en ce moment
+dans une de ces fausses positions
+qui firent le malheur de sa vie entière.
+Irrité profondément contre son ministre,
+mais ne se dissimulant pas qu’il lui
+devait le succès de la journée, ayant
+d’ailleurs besoin de lui annoncer son
+intention de quitter l’armée et de suspendre
+<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span>
+le siège de Perpignan, il était
+combattu entre le désir de lui parler et
+la crainte de faiblir dans son mécontentement;
+de son côté, le ministre n’osait
+lui adresser la parole le premier, incertain
+sur les pensées qui roulaient dans
+la tête de son maître, et craignant de
+mal prendre son temps, mais ne pouvant
+non plus se décider à se retirer; tous
+deux se trouvaient précisément dans la
+situation de deux amants brouillés qui
+voudraient avoir une explication, lorsque
+le Roi saisit avec joie la première
+occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal
+au ministre; voilà à quoi tiennent ces
+destinées qu’on appelle grandes.
+</p>
+
+<p>
+—N’est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit
+le Roi d’une voix haute; qu’il vienne,
+je l’attends.
+</p>
+
+<p>
+Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval,
+et à quelques pas du Roi voulut mettre
+pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle
+touché le gazon qu’il tomba à
+genoux.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon, Sire, je crois que je suis
+blessé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span>
+Et le sang sortit violemment de sa
+botte.
+</p>
+
+<p>
+De Thou l’avait vu tomber, et s’était
+approché pour le soutenir; Richelieu
+saisit cette occasion de s’avancer aussi
+avec un empressement simulé.
+</p>
+
+<p>
+—Otez ce spectacle des yeux du Roi,
+s’écria-t-il; vous voyez bien que ce jeune
+homme se meurt.
+</p>
+
+<p>
+—Point du tout, dit Louis, le soutenant
+lui-même, un Roi de France sait
+voir mourir et n’a point peur du sang
+qui coule pour lui. Ce jeune homme
+m’intéresse; qu’on le fasse porter près
+de ma tente, et qu’il ait auprès de lui
+mes médecins; si sa blessure n’est pas
+grave, il viendra avec moi à Paris, car
+le siège est suspendu, monsieur le Cardinal,
+j’en ai vu assez. D’autres affaires
+m’appellent au centre du royaume; je
+vous laisserai ici commander en mon
+absence; c’est ce que je voulais vous
+dire.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, le Roi rentra brusquement
+dans sa tente, précédé par ses
+<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span>
+pages et ses officiers tenant des flambeaux.
+</p>
+
+<p>
+Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars
+emporté par de Thou et ses gens,
+que le duc de Richelieu, immobile et
+stupéfait, regardait encore la place où
+cette scène s’était passée; il semblait
+frappé de la foudre et incapable de voir
+ou d’entendre ceux qui l’observaient.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont, encore effrayé de sa
+mauvaise réception de la veille, n’osait
+lui dire un mot, et Joseph avait peine
+à reconnaître en lui son ancien maître;
+il sentit un moment le regret de s’être
+donné à lui, et crut que son étoile
+pâlissait; mais, songeant qu’il était haï
+de tous les hommes et n’avait de ressource
+qu’en Richelieu, il le saisit par
+le bras, et, le secouant fortement, lui
+dit à demi-voix, mais avec rudesse:
+</p>
+
+<p>
+—Allons donc, monseigneur, vous
+êtes une poule mouillée; venez avec
+nous.
+</p>
+
+<p>
+Et, comme s’il l’eût soutenu par le
+coude, mais en effet l’entraînant malgré
+lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer
+<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span>
+dans sa tente comme un maître
+d’école fait coucher un écolier pour lequel
+il redoute le brouillard du soir: Ce
+vieillard prématuré suivit lentement les
+volontés de ses deux acolytes, et la pourpre
+du pavillon retomba sur lui.
+</p>
+
+<h2 id="chap_12">
+CHAPITRE XII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA VEILLÉE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="i0">O coward conscience, how dost thou afflict me!<br /></span>
+<span class="i0">—The lights burn blue.—It is now dead midnight<br /></span>
+<span class="i0">Cold fearful drops stand on my trembling flesh.<br /></span>
+<span class="i0">—What do I fear? myself?...<br /></span>
+<span class="i0">—I love myself!...</span>
+</div>
+
+<p class="sig" lang="en" xml:lang="en">
+<span class='smcap'>Shakspeare.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A peine le cardinal fut-il dans sa tente
+qu’il tomba, encore armé et cuirassé, dans
+un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir
+sur sa bouche et le regard fixe, il
+demeura dans cette attitude, laissant ses
+deux noirs confidents chercher si la méditation
+<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span>
+ou l’anéantissement l’y retenait.
+Il était mortellement pâle, et une sueur
+froide ruisselait sur son front. En l’essuyant
+avec un mouvement brusque, il
+jeta en arrière sa calotte rouge, seul signe
+ecclésiastique qui lui restât, et retomba
+la bouche sur ses mains. Le capucin d’un
+côté, le sombre magistrat de l’autre, le
+considéraient en silence, et semblaient,
+avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre
+et le notaire d’un mourant.
+</p>
+
+<p>
+Le religieux, tirant du fond de sa poitrine
+une voix qui semblait plus propre
+à dire l’office des morts qu’à donner des
+consolations, parla cependant le premier:
+</p>
+
+<p>
+—Si monseigneur veut se souvenir de
+mes conseils donnés à Narbonne, il conviendra
+que j’avais un juste pressentiment
+des chagrins que lui causerait un
+jour ce jeune homme.
+</p>
+
+<p>
+Le maître des requêtes reprit:
+</p>
+
+<p>
+—J’ai su par le vieil abbé sourd qui
+était à dîner chez la maréchale d’Effiat, et
+qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars
+montrait plus d’énergie qu’on ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span>
+l’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le
+maréchal de Bassompierre. J’ai encore le
+rapport détaillé du sourd, qui a très bien
+joué son rôle; l’éminentissime Cardinal
+doit en être satisfait.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai dit à monseigneur, recommença
+Joseph, car ces deux séides farouches
+alternaient leurs discours comme les pasteurs
+de Virgile; j’ai dit qu’il serait bon
+de se défaire de ce petit d’Effiat, et que
+je m’en chargerais, si tel était son bon
+plaisir; il serait facile de le perdre dans
+l’esprit du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Il serait plus sûr de le faire mourir
+de sa blessure, reprit Laubardemont; si
+Son Eminence avait la bonté de m’en
+donner l’ordre, je connais intimement le
+médecin en second, qui m’a guéri d’un
+coup au front, et qui le soigne. C’est un
+homme prudent, tout dévoué à monseigneur
+le Cardinal-duc, et dont le brelan
+a un peu dérangé les affaires.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, repartit Joseph avec un air
+de modestie mêlé d’un peu d’aigreur,
+que si Son Eminence avait quelqu’un à
+employer à ce projet utile, ce serait plutôt
+<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span>
+son négociateur habituel, qui a eu
+quelque succès autrefois.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns
+assez marquants, reprit Laubardemont,
+et très nouveaux, dont la
+difficulté était grande.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! sans doute, dit le père avec un
+demi-salut et un air de considération et
+de politesse, votre mission la plus hardie
+et la plus habile fut le jugement
+d’Urbain Grandier, le magicien. Mais,
+avec l’aide de Dieu, on peut faire d’aussi
+bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans
+quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il
+en baissant les yeux comme une jeune
+fille, d’extirper vigoureusement une branche
+royale de Bourbon.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’était pas bien difficile, reprit
+avec amertume le maître des requêtes,
+de choisir un soldat aux gardes pour
+tuer le comte de Soissons; mais présider,
+juger...
+</p>
+
+<p>
+—Et exécuter soi-même, interrompit
+le capucin échauffé, est moins difficile
+certainement que d’élever un homme,
+dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir
+<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span>
+de grandes choses avec discrétion,
+et de supporter, s’il le fallait, toutes les
+tortures pour l’amour du ciel, plutôt
+que de révéler le nom de ceux qui l’ont
+armé de leur justice, ou de mourir courageusement
+sur le corps de celui qu’on
+a frappé, comme l’a fait celui que j’envoyai;
+il ne jeta pas un cri au coup
+d’épée de Riquemont, l’écuyer du
+prince; il finit comme un saint: c’était
+mon élève.
+</p>
+
+<p>
+—Autre chose est d’ordonner ou de
+courir les dangers.
+</p>
+
+<p>
+—Et n’en ai-je pas couru au siège de
+la Rochelle?
+</p>
+
+<p>
+—D’être noyé dans un égout, sans
+doute? dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils
+été de vous prendre les doigts dans
+les instruments de torture? et tout cela
+parce que l’abbesse des Ursulines est
+votre nièce.
+</p>
+
+<p>
+—C’était bon pour vos frères de
+Saint-François, qui tenaient les marteaux;
+mais moi, je fus frappé au front
+<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span>
+par ce même Cinq-Mars, qui guidait une
+populace effrénée.
+</p>
+
+<p>
+—En êtes-vous bien sûr? s’écria Joseph
+charmé; osa-t-il bien aller ainsi
+contre les ordres du Roi?
+</p>
+
+<p>
+La joie qu’il avait de cette découverte
+lui faisait oublier sa colère.
+</p>
+
+<p>
+—Impertinents! s’écria le Cardinal,
+rompant tout à coup le silence et ôtant
+de ses lèvres son mouchoir taché de
+sang, je punirais votre sanglante dispute,
+si elle ne m’avait appris bien des
+secrets d’infamie de votre part. On a
+dépassé mes ordres: je ne voulais
+point de torture, Laubardemont; c’est
+votre seconde faute; vous me ferez haïr
+pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph,
+ne négligez pas les détails de
+cette émeute où fut Cinq-Mars; cela
+peut servir par la suite.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai tous les noms et signalements,
+dit avec empressement le juge secret,
+inclinant jusqu’au fauteuil sa grande
+taille et son visage olivâtre et maigre,
+que sillonnait un rire servile.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dit le ministre,
+<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span>
+le repoussant; il ne s’agit pas
+encore de cela. Vous, Joseph, soyez à
+Paris avant ce jeune présomptueux qui
+va être favori, j’en suis certain; devenez
+son ami, tirez-en parti pour moi, ou
+perdez-le; qu’il me serve ou qu’il
+tombe. Mais, surtout, envoyez-moi des
+gens sûrs, et tous les jours, pour me
+rendre compte verbalement; jamais
+d’écrits à l’avenir. Je suis très mécontent
+de vous, Joseph; quel misérable
+courrier avez-vous choisi pour venir de
+Cologne! Il ne m’a pas su comprendre;
+il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà
+encore avec une disgrâce à combattre.
+Vous avez manqué me perdre entièrement.
+Vous allez voir ce qu’on va faire à
+Paris; on ne tardera pas à y tramer
+une conspiration contre moi; mais ce
+sera la dernière. Je reste ici pour les
+laisser tous plus libres d’agir. Sortez
+tous deux, envoyez-moi mon valet de
+chambre dans deux heures seulement:
+je veux être seul.
+</p>
+
+<p>
+On entendait encore les pas de ces
+deux hommes, et Richelieu, les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span>
+attachés sur l’entrée de sa tente, semblait
+les poursuivre de ses regards
+irrités.
+</p>
+
+<p>
+—Misérables! s’écria-t-il lorsqu’il fut
+seul, allez encore accomplir quelques
+œuvres secrètes, et ensuite je vous briserai
+vous-mêmes, ressorts impurs de
+mon pouvoir! Bientôt le roi succombera
+sous la lente maladie qui le consume; je
+serai régent alors, je serai roi de France
+moi-même; je n’aurai plus à redouter
+les caprices de sa faiblesse; je détruirai
+sans retour les races orgueilleuses de ce
+pays; j’y passerai un niveau terrible et
+la baguette de Tarquin; je serai seul
+sur eux tous, l’Europe tremblera, je...
+</p>
+
+<p>
+Ici le goût du sang qui remplissait de
+nouveau sa bouche le força d’y porter
+son mouchoir.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que dis-je? malheureux que je
+suis! Me voilà frappé à mort; je me
+dissous, mon sang s’écoule, et mon esprit
+veut travailler encore! Pour quoi?
+Pour qui? Est-ce pour la gloire, c’est un
+mot vide; est-ce pour les hommes; je
+les méprise. Pour qui donc, puisque je
+<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span>
+vais mourir avant deux, avant trois ans
+peut-être? Est-ce pour Dieu? quel
+nom!... je n’ai pas marché avec lui, il
+a tout vu...
+</p>
+
+<p>
+Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine,
+et ses yeux rencontrèrent la grande
+croix d’or qu’il portait au cou; il ne put
+s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’au
+fond du fauteuil; mais elle le suivait;
+il la prit, et, la considérant avec
+des regards fixes et dévorants:—Signe
+terrible! dit-il tout bas, tu me
+poursuis! Vous retrouverai-je encore
+ailleurs... divinité et supplice! que
+suis-je? qu’ai-je fait?...
+</p>
+
+<p>
+Pour la première fois, une terreur singulière
+et inconnue le pénétra; il trembla,
+glacé et brûlé par un frisson invincible;
+il n’osait lever les yeux, de
+crainte de rencontrer quelque vision
+effroyable; il n’osait appeler, de peur
+d’entendre le son de sa propre voix; il
+demeura profondément enfoncé dans la
+méditation de l’éternité, si terrible pour
+lui, et il murmura cette sorte de prière:
+</p>
+
+<p>
+—Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moi
+<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span>
+donc, mais ne m’isole pas pour me
+juger. Regarde-moi entouré des hommes
+de mon siècle; regarde l’ouvrage immense
+que j’avais entrepris; fallait-il
+moins qu’un énorme levier pour remuer
+ces masses? et si ce levier écrase en
+tombant quelques misérables inutiles,
+suis-je bien coupable? Je semblerai
+méchant aux hommes; mais toi, juge
+suprême, me verras-tu ainsi? Non; tu
+sais que c’est le pouvoir sans borne qui
+rend la créature coupable envers la
+créature; ce n’est pas Armand de Richelieu
+qui fait périr, c’est le premier ministre.
+Ce n’est pas pour ses injures
+personnelles, c’est pour suivre un système.
+Mais un système... qu’est-ce
+que ce mot? M’était-il permis de jouer
+ainsi avec les hommes, et de les regarder
+comme des nombres pour accomplir une
+pensée, fausse peut-être? Je renverse
+l’entourage du trône. Si, sans le savoir,
+je sapais ses fondements et hâtais sa
+chute! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’a
+séduit. O dédale! ô faiblesse de la pensée
+humaine!... Simple foi! pourquoi ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span>
+suis-je pas seulement un simple prêtre?
+Si j’osais rompre avec l’homme et me
+donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendrait
+encore dans mes songes!
+</p>
+
+<p>
+En ce moment son oreille fut frappée
+d’un grand bruit qui se faisait au dehors;
+des rires de soldats, des huées
+féroces et des jurements se mêlaient aux
+paroles, assez longtemps soutenues,
+d’une voix faible et claire; on eût dit le
+chant d’un ange entrecoupé par des
+rires de démons. Il se leva, et ouvrit
+une sorte de fenêtre en toile pratiquée
+sur un des côtés de sa tente carrée. Un
+singulier spectacle se présentait à sa
+vue; il resta quelques instants à le
+contempler, attentif aux discours qui se
+tenaient.
+</p>
+
+<p>
+—Écoute, écoute, La Valeur, disait un
+soldat à un autre, la voilà qui recommence
+à parler et à chanter; fais-la
+placer au milieu du cercle, entre nous
+et le feu.
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne sais pas, tu ne sais pas,
+disait un autre, voici Grand-Ferré qui
+dit qu’il la connaît.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span>
+—Oui, je te dis que je la connais, et,
+par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais
+que je l’ai vue dans mon village, quand
+j’étais en congé, et c’était à une affaire
+où il faisait chaud, mais dont on ne
+parle pas, surtout à un Cardinaliste
+comme toi.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi n’en parle-t-on pas,
+grand nigaud? reprit un vieux soldat en
+relevant sa moustache.
+</p>
+
+<p>
+—On n’en parle pas parce que cela
+brûle la langue, entends-tu cela?
+</p>
+
+<p>
+—Non, je ne l’entends pas.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! ni moi non plus; mais ce
+sont les bourgeois qui me l’ont dit.
+</p>
+
+<p>
+Ici un éclat de rire général l’interrompit.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! est-il bête! disait l’un; il
+écoute ce que disent les bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Ah bien! si tu les écoutes bavarder,
+tu as du temps à perdre, reprenait un
+autre.
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne sais donc pas ce que disait
+ma mère, blanc-bec? reprenait gravement
+le plus vieux en baissant les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span>
+d’un air farouche et solennel pour se
+faire écouter.
+</p>
+
+<p>
+—Et! comment veux-tu que je le sache,
+La Pipe? Ta mère doit être morte de
+vieillesse avant que mon grand-père fût
+au monde.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! blanc-bec, je vais te le
+dire. Tu sauras d’abord que ma mère était
+une respectable Bohémienne, aussi attachée
+au régiment des Carabins de la
+Roque que mon chien <i>Canon</i> que voilà;
+elle portait l’eau-de-vie à son cou, dans
+un baril, et la buvait mieux que le premier
+de chez nous; elle avait eu quatorze
+époux, tous militaires, et morts sur le
+champ de bataille.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ce qui s’appelle une femme!
+interrompirent les soldats pleins de respect.
+</p>
+
+<p>
+—Et jamais de sa vie elle ne parla à
+un bourgeois, si ce n’est pour lui dire en
+arrivant au logement: «Allume-moi
+une chandelle et fais chauffer ma soupe».
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait
+ta mère? dit Grand-Ferré.
+</p>
+
+<p>
+—Si tu es pressé, tu ne le sauras
+<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span>
+pas, blanc-bec; elle disait habituellement
+dans sa conversation: <i>Un soldat
+vaut bien mieux qu’un chien; mais un
+chien vaut mieux qu’un bourgeois</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! bravo! c’est bien dit!
+crièrent les soldats pleins d’enthousiasme
+à ces belles paroles.
+</p>
+
+<p>
+—Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré,
+que les bourgeois qui m’ont dit
+que ça brûlait la langue avaient raison;
+d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des
+bourgeois, car ils avaient des épées, et
+ils étaient fâchés de ce qu’on brûlait un
+curé, et moi aussi.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’est-ce que cela te faisait qu’on
+brûlât ton curé, grand innocent? reprit
+un sergent de bataille appuyé sur la
+fourche de son arquebuse; après lui un
+autre; tu aurais pu prendre à sa place
+un de nos généraux, qui sont tous curés
+à présent; moi, qui suis Royaliste, je le
+dis franchement.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous donc! cria La Pipe:
+laissez parler cette fille. Ce sont tous
+ces chiens de Royalistes, qui viennent
+<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span>
+nous déranger quand nous nous amusons.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré;
+sais-tu seulement ce que c’est
+que d’être Royaliste, toi?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, dit La Pipe, je vous connais
+bien tous, allez: vous êtes pour les
+anciens soi-disant Princes de la paix,
+avec les Croquants, contre le Cardinal et
+la gabelle; là! ai-je raison ou non?
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un
+Royaliste est celui qui est pour un roi:
+voilà ce que c’est. Et comme mon père
+était valet des émérillons du Roi, je suis
+pour le Roi; voilà. Et je n’aime pas les
+Bas-rouges, c’est tout simple.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! tu m’appelles Bas-rouge! reprit le
+vieux soldat: tu m’en feras raison demain
+matin. Si tu avais fait la guerre dans la
+Valteline, tu ne parlerais pas comme ça;
+et si tu avais vu l’Eminence se promener
+sur la digue de la Rochelle, avec le vieux
+marquis de Spinola, pendant qu’on lui
+envoyait des volées de canon, tu ne dirais
+rien des Bas-rouges, entends-tu?
+</p>
+
+<p>
+—Allons, amusons-nous au lieu de
+<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span>
+nous quereller, dirent les autres soldats.
+</p>
+
+<p>
+Les braves qui discouraient ainsi
+étaient debout autour d’un grand feu qui
+les éclairait plus que la lune, toute belle
+qu’elle était, et au milieu d’eux se trouvait
+le sujet de leur attroupement et de
+leurs cris. Le Cardinal distingua une
+jeune femme vêtue de noir et couverte
+d’un long voile blanc; ses pieds étaient
+nus: une corde grossière serrait sa taille
+élégante, un long rosaire tombait de son
+cou presque jusqu’aux pieds, ses mains
+délicates et blanches comme l’ivoire en
+agitaient les grains et les faisaient tournoyer
+rapidement sous ses doigts. Les
+soldats, avec une joie barbare, s’amusaient
+à préparer de petits charbons sur
+son chemin pour brûler ses pieds nus;
+le plus vieux prit la mèche fumante de
+son arquebuse, et, l’approchant du bas
+de sa robe, lui dit d’une voix rauque:
+</p>
+
+<p>
+—Allons, folle, recommence-nous ton
+histoire, ou bien je te remplirai de poudre,
+et je te ferai sauter comme une mine;
+prends-y garde, parce que j’ai déjà joué
+ce tour-là à d’autres que toi dans les
+<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span>
+vieilles guerres des Huguenots. Allons,
+chante!
+</p>
+
+<p>
+La jeune femme, les regardant avec
+gravité, ne répondit rien et baissa son
+voile.
+</p>
+
+<p>
+—Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré
+avec un rire bachique; tu vas la faire
+pleurer, tu ne sais pas le beau langage
+de la cour; je vais lui parler, moi.
+</p>
+
+<p>
+Et lui prenant le menton:
+</p>
+
+<p>
+—Mon petit cœur, lui dit-il, si tu voulais,
+ma mignonne, recommencer la jolie
+petite historiette que tu racontais tout à
+l’heure à ces messieurs, je te prierais de
+voyager avec moi sur le fleuve de Tendre,
+comme disent les grandes dames de Paris,
+et de prendre un verre d’eau-de-vie
+avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée
+autrefois à Loudun quand tu jouais
+la comédie pour faire brûler un pauvre
+diable...
+</p>
+
+<p>
+La jeune femme croisa ses bras, et
+regardant autour d’elle d’un air impérieux,
+s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Retirez-vous, au nom du Dieu des
+armées: retirez-vous, hommes impurs!
+<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span>
+il n’y a rien de commun entre nous. Je
+n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez
+pas la mienne. Allez vendre votre
+sang aux princes de la terre à tant d’oboles
+par jour, et laissez-moi accomplir
+ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal...
+</p>
+
+<p>
+Un rire grossier l’interrompit.
+</p>
+
+<p>
+—Crois-tu, dit un carabin de Maurevert,
+que son Éminence le généralissime
+te reçoive chez lui avec tes pieds nus?
+Va les laver.
+</p>
+
+<p>
+—Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève
+ta robe et passe les fleuves», répondit-elle
+les bras toujours en croix. Que l’on
+me conduise chez le Cardinal!
+</p>
+
+<p>
+Richelieu cria d’une voix forte:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on m’amène cette femme, et
+qu’on la laisse en repos!
+</p>
+
+<p>
+Tout se tut; on la conduisit au ministre.—Pourquoi,
+dit-elle en le voyant,
+m’amener devant un homme armé?
+</p>
+
+<p>
+On la laissa seule devant lui sans répondre.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal avait l’air soupçonneux en
+la regardant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span>
+—Madame, dit-il, que faites-vous au
+camp à cette heure; et, si votre esprit
+n’est pas égaré, pourquoi ces pieds nus?
+</p>
+
+<p>
+—C’est un vœu, c’est un vœu, répondit
+la jeune religieuse avec un air d’impatience
+en s’asseyant près de lui brusquement:
+j’ai fait aussi celui de ne pas manger
+que je n’aie rencontré l’homme que
+je cherche.
+</p>
+
+<p>
+—Ma sœur, dit le Cardinal étonné et
+radouci en s’approchant pour l’observer,
+Dieu n’exige pas de telles rigueurs dans
+un corps faible, et surtout à votre âge,
+car vous me semblez fort jeune.
+</p>
+
+<p>
+—Jeune? oh! oui, j’étais bien jeune il
+y a peu de jours encore; mais depuis
+j’ai passé deux existences au moins, j’ai
+tant pensé et tant souffert: regardez mon
+visage.
+</p>
+
+<p>
+Et elle découvrit une figure parfaitement
+belle; des yeux noirs très réguliers
+y donnaient la vie; mais sans eux on aurait
+cru que ces traits étaient ceux d’un
+fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres
+étaient violettes et tremblaient, un grand
+<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span>
+frisson faisait entendre le choc de ses
+dents.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes malade, ma sœur, dit le
+ministre ému en lui prenant la main,
+qu’il sentit brûlante. Une sorte d’habitude
+d’interroger sa santé et celle des
+autres, lui fit toucher le pouls sur son
+bras amaigri: il sentit les artères soulevées
+par les battements d’une fièvre
+effrayante.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, continua-t-il avec plus d’intérêt,
+vous vous êtes tuée avec des rigueurs
+plus grandes que les forces humaines;
+je les ai toujours blâmées, et surtout dans
+un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter?
+est-ce pour me le confier que vous
+êtes venue? Parlez avec calme et soyez
+sûre d’être secourue.
+</p>
+
+<p>
+—Se confier aux hommes! reprit la
+jeune femme, oh! non, jamais! Ils m’ont
+tous trompée; je ne me confierais à personne,
+pas même à M. de Cinq-Mars, qui
+cependant doit bientôt mourir.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! dit Richelieu en fronçant
+le sourcil, mais avec un rire amer; comment!
+<span class='pagenum'><a id='Page_339' name='Page_339'>[339]</a></span>
+vous connaissez ce jeune homme?
+est-ce lui qui a fait vos malheurs?
+</p>
+
+<p>
+—Oh! non, il est bon, et il déteste les
+méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs,
+dit-elle en prenant tout à coup
+un air dur et sauvage, les hommes sont
+faibles, et il y a des choses que les femmes
+doivent accomplir. Quand il ne s’est plus
+trouvé de vaillants dans Israël, Déborah
+s’est levée.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! comment savez-vous toutes ces
+belles choses? continua le Cardinal en
+lui tenant toujours la main.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! cela, je ne puis vous l’expliquer,
+reprit avec un air de naïveté touchante
+et une voix très douce la jeune religieuse,
+vous ne me comprendriez pas; c’est le
+démon qui m’a tout appris et qui m’a
+perdue.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon enfant, c’est toujours lui
+qui nous perd; mais il nous instruit mal,
+dit Richelieu avec l’air d’une protection
+paternelle et d’une pitié croissante.
+Quelles ont été vos fautes? dites-les moi;
+je peux beaucoup.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! dit-elle d’un air de doute, vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span>
+pouvez beaucoup sur des guerriers, sur
+des hommes braves et généreux; sous
+votre cuirasse doit battre un noble cœur;
+vous êtes un vieux général, qui ne savez
+rien des ruses du crime.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu sourit, cette méprise le flattait.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai entendu demander le Cardinal;
+que lui voulez-vous enfin? Qu’êtes-vous
+venue chercher?
+</p>
+
+<p>
+La religieuse se recueillit et mit un
+doigt sur son front.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne m’en souviens plus, dit-elle,
+vous m’avez trop parlé... J’ai perdu cette
+idée, c’était pourtant une grande idée...
+C’est pour elle que je suis condamnée à
+la faim qui me tue; il faut que je l’accomplisse,
+ou je vais mourir avant. Ah!
+dit-elle en portant sa main sous sa robe
+dans son sein, où elle parut prendre
+quelque chose, la voilà, cette idée...
+</p>
+
+<p>
+Elle rougit tout à coup, et ses yeux
+s’ouvrirent extraordinairement; elle continua
+en se penchant à l’oreille du
+Cardinal:
+</p>
+
+<p>
+—Je vais vous le dire: Urbain Grandier,
+<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span>
+mon amant Urbain, m’a dit cette
+nuit que c’était Richelieu qui l’avait
+fait périr; j’ai pris un couteau dans une
+auberge, et je viens ici pour le tuer,
+dites-moi où il est.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, effrayé et surpris, recula
+d’horreur. Il n’osait appeler ses gardes,
+craignant les cris de cette femme et ses
+accusations; et cependant un emportement
+de cette folle pouvait lui devenir
+fatal.
+</p>
+
+<p>
+—Cette histoire affreuse me poursuivra
+donc partout! s’écria-t-il en la regardant
+fixement, cherchant dans son
+esprit le parti qu’il devait prendre.
+</p>
+
+<p>
+Ils demeurèrent en silence l’un en
+face de l’autre dans la même attitude,
+comme deux lutteurs qui se contemplent
+avant de s’attaquer, ou comme le chien
+d’arrêt et sa victime pétrifiés par la
+puissance du regard.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Laubardemont et Joseph
+étaient sortis ensemble, et, avant de se
+séparer, ils se parlèrent un moment devant
+la tente du Cardinal, parce qu’ils
+avaient besoin de se tromper mutuellement;
+<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span>
+leur haine venait de prendre des
+forces dans leur querelle, et chacun
+avait résolu de perdre son rival près du
+maître. Le juge commença le dialogue,
+que chacun d’eux avait préparé en se
+prenant le bras, comme d’un seul et
+même mouvement:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! révérend père, que vous
+m’avez affligé en ayant l’air de prendre
+en mauvaise part quelques légères plaisanteries
+que je vous ai faites tout à
+l’heure!
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon Dieu, non, cher seigneur,
+je suis bien loin de là. La charité, où
+serait la charité? J’ai quelquefois une
+sainte chaleur dans le propos, pour ce
+qui est du bien de l’État et de monseigneur,
+à qui je suis tout dévoué.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! qui le sait mieux que moi, révérend
+père? mais vous me rendez justice,
+vous savez aussi combien je le suis
+à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel
+je dois tout. Hélas! je n’ai mis que trop
+de zèle à le servir, puisqu’il me le reproche.
+</p>
+
+<p>
+—Rassurez-vous, dit Joseph, il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span>
+vous en veut pas; je le connais bien, il
+conçoit qu’on fasse quelque chose pour
+sa famille; il est fort bon parent aussi.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, c’est cela, reprit Laubardemont,
+voilà mon affaire à moi; ma
+nièce était perdue tout à fait avec son
+couvent si Urbain eût triomphé; vous
+sentez cela comme moi, d’autant plus
+qu’elle ne nous avait pas bien compris,
+et qu’elle a fait l’enfant quand il a fallu
+paraître.
+</p>
+
+<p>
+—Est-il possible? en pleine audience!
+Ce que vous me dites là me fâche véritablement
+pour vous! Que cela dut être
+pénible!
+</p>
+
+<p>
+—Plus que vous ne l’imaginez! Elle
+oubliait tout ce qu’on lui disait dans la
+possession, faisait mille fautes de latin
+que nous avons raccommodées comme
+nous avons pu; et même elle a été
+cause d’une scène désagréable le jour du
+procès; fort désagréable pour moi et
+pour les juges: un évanouissement, des
+cris. Ah! je vous jure que je l’aurais
+bien chapitrée, si je n’eusse été forcé de
+quitter précipitamment cette petite ville
+<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span>
+de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout
+simple que j’y tienne, c’est ma plus
+proche parente; car mon fils a mal
+tourné, on ne sait ce qu’il est devenu
+depuis quatre ans. La pauvre petite
+Jeanne de Belfiel! je ne l’avais faite
+religieuse, et puis abbesse, que pour
+conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si
+j’avais pu prévoir sa conduite, je l’aurais
+réservée pour le monde.
+</p>
+
+<p>
+—On la dit d’une fort grande beauté,
+reprit Joseph; c’est un don très précieux
+pour une famille; on aurait pu la présenter
+à la cour, et le Roi... Ah! ah!...
+M<sup>lle</sup> de La Fayette... Eh!... eh!...
+M<sup>lle</sup> d’Hautefort... vous entendez... il
+serait même possible encore d’y penser.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que je vous reconnais bien
+là... monseigneur, car nous savons qu’on
+vous a nommé au cardinalat; que vous
+êtes bon de vous souvenir du plus dévoué
+de vos amis!
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont parlait encore à Joseph,
+lorsqu’ils se trouvèrent au bout de
+la rue du camp qui conduisait au quartier
+des volontaires.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span>
+—Que Dieu vous protège et sa sainte
+Mère pendant mon absence, dit Joseph
+s’arrêtant; je vais partir demain pour
+Paris; et, comme j’aurai affaire plus
+d’une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais
+le voir d’avance et savoir des nouvelles
+de sa blessure.
+</p>
+
+<p>
+—Si l’on m’avait écouté, dit Laubardemont,
+à l’heure qu’il est vous n’auriez
+pas cette peine.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! vous avez bien raison, répondit
+Joseph avec un soupir profond
+et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal
+n’est plus le même homme; il
+n’accueille pas les bonnes idées, il nous
+perdra s’il se conduit ainsi.
+</p>
+
+<p>
+Et, faisant une profonde révérence au
+juge, le capucin entra dans le chemin
+qu’il lui avait montré.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont le suivit quelque temps
+des yeux, et, quand il fut bien sûr de la
+route qu’il avait prise, il revint ou
+plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.—Le
+Cardinal l’éloigne, s’était-il
+dit; donc il s’en dégoûte; je sais des secrets
+qui peuvent le perdre. J’ajouterai
+<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span>
+qu’il est allé faire sa cour au futur favori;
+je remplacerai ce moine dans la faveur
+du ministre. L’instant est propice, il
+est minuit; il doit encore rester seul pendant
+une heure et demie. Courons.
+</p>
+
+<p>
+Il arrive à la tente des gardes qui
+précède le pavillon.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur reçoit quelqu’un, dit
+le capitaine hésitant, on ne peut pas
+entrer.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, vous m’avez vu sortir il
+y a une heure; il se passe des choses
+dont je dois rendre compte.
+</p>
+
+<p>
+—Entrez, Laubardemont, cria le ministre,
+entrez vite et seul! Il entra. Le
+Cardinal, toujours assis, tenait les deux
+mains d’une religieuse dans une des
+siennes, et de l’autre fit signe de garder
+le silence à son agent stupéfait, qui
+resta sans mouvement, ne voyant pas
+encore le visage de cette femme; elle
+parlait avec volubilité, et les choses
+étranges qu’elle disait contrastaient horriblement
+avec la douceur de sa voix.
+Richelieu semblait ému.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span>
+—Oui, je le frapperai avec un couteau;
+c’est un couteau que le démon
+Béhérith m’a donné à l’auberge; mais
+c’est le clou de Sisara. Il a un manche
+d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup
+pleuré dessus. N’est-ce pas singulier,
+mon bon général? Je le retournerai
+dans la gorge de celui qui a tué mon
+ami, comme il a dit lui-même de faire,
+et ensuite je brûlerai le corps, c’est la
+peine du talion, la peine que Dieu a
+permise à Adam... Vous avez l’air
+étonné, mon brave général... mais vous
+le seriez bien plus si je vous disais sa
+chanson... la chanson qu’il m’a chantée
+encore hier au soir, quand il est venu
+me voir à l’heure du bûcher, vous savez
+bien?... l’heure où il pleut, l’heure où
+mes mains commencent à brûler comme
+à présent; il m’a dit: «Ils sont bien
+trompés, les magistrats, les magistrats
+rouges... j’ai onze démons à mes ordres,
+et je reviens te voir quand la cloche
+sonne... sous un dais de velours pourpré,
+avec des torches, des torches de
+résine qui nous éclairent; ah! c’est de
+<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span>
+toute beauté!» Voilà, voilà ce qu’il
+chante.
+</p>
+
+<p>
+Et, sur l’air du <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>, elle
+chanta elle-même:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Je vais être prince d’Enfer,<br /></span>
+<span class="i0">Mon sceptre est un marteau de fer,<br /></span>
+<span class="i0">Ce sapin brûlant est mon trône.<br /></span>
+<span class="i0">Et ma robe est de soufre jaune;<br /></span>
+<span class="i0">Mais je veux t’épouser demain:<br /></span>
+<span class="i0">Viens, Jeanne, donne-moi la main.</span>
+</div>
+
+<p>
+N’est-ce pas singulier, mon bon général?
+Et moi je lui réponds tous les soirs;
+écoutez bien ceci, oh! écoutez bien...
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Le juge a parlé dans la nuit,<br /></span>
+<span class="i0">Et dans la tombe on me conduit,<br /></span>
+<span class="i0">Pourtant j’étais ta fiancée!<br /></span>
+<span class="i0">Viens... la pluie est longue et glacée;<br /></span>
+<span class="i0">Mais tu ne dormiras pas seul,<br /></span>
+<span class="i0">Je te prêterai mon linceul.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ensuite il parle, et parle comme les
+esprits et comme les prophètes. Il dit:
+«Malheur, malheur à celui qui a versé
+le sang! les juges de la terre sont-ils
+des dieux? Non, ce sont des hommes
+qui vieillissent et souffrent, et cependant
+ils osent dire à haute voix: Faites
+<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span>
+mourir cet homme! La peine de mort!
+la peine de mort! Qui a donné à l’homme
+le droit de l’exercer sur l’homme? Est-ce
+le nombre deux?... Un seul serait assassin,
+vois-tu! Mais compte bien, un,
+deux, trois... Voilà qu’ils sont sages et
+justes, ces scélérats graves et stipendiés!
+O crime! l’horreur du ciel! Si tu les
+voyais d’en haut, comme moi, Jeanne,
+combien tu serais plus pâle encore! La
+chair détruire la chair! elle qui vit de
+sang faire couler le sang! froidement et
+sans colère! comme Dieu qui a créé!»
+</p>
+
+<p>
+Les cris que jetait la malheureuse fille
+en disant rapidement ces paroles épouvantèrent
+Richelieu et Laubardemont
+au point de les tenir immobiles longtemps
+encore. Cependant le délire et la
+fièvre l’emportaient toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Les juges ont-ils frémi? m’a dit
+Urbain Grandier, frémissent-ils de se
+tromper? On agite la mort du juste.
+</p>
+
+<p>
+—La question!—On serre ses membres
+avec des cordes pour le faire parler;
+sa peau se coupe, s’arrache et se
+déroule comme un parchemin; ses nerfs
+<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span>
+sont à nu, rouges et luisants; ses os
+crient; la moelle en jaillit... Mais les
+juges dorment. Ils rêvent de fleurs et
+de printemps. Que la grand’salle est
+chaude! dit l’un en s’éveillant; cet
+homme n’a point voulu parler! Est-ce
+que la torture est finie! Et, miséricordieux
+enfin, il accorde la mort. La
+mort! seule crainte des vivants! la mort!
+le monde inconnu! il y jette avant lui
+une âme furieuse qui l’attendra. Oh! ne
+l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur!
+ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil,
+le prévaricateur écorché?
+</p>
+
+<p>
+Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue
+et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur
+et de pitié, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pour l’amour de Dieu! finissons
+cette affreuse scène; emmenez cette
+femme, elle est folle!
+</p>
+
+<p>
+L’insensée se retourna, et jetant tout
+à coup de grands cris:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le juge, le juge!... dit-elle en
+reconnaissant Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant
+<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span>
+devant le ministre, disait avec
+effroi:
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! monseigneur, pardonnez-moi,
+c’est ma nièce qui a perdu la
+raison: j’ignorais ce malheur-là, sans
+quoi elle serait enfermée depuis longtemps.
+Jeanne, Jeanne... allons, madame,
+à genoux; demandez pardon à
+monseigneur le Cardinal-Duc...
+</p>
+
+<p>
+—C’est Richelieu! cria-t-elle. Et l’étonnement
+sembla entièrement paralyser
+cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur
+qui l’avait animée d’abord fit place
+à une mortelle pâleur, ses cris à un
+silence immobile, ses regards égarés à
+une fixité effroyable de ses grands yeux,
+qui suivaient constamment le ministre
+attristé.
+</p>
+
+<p>
+—Emmenez vite cette malheureuse
+enfant, dit celui-ci hors de lui-même;
+elle est mourante et moi aussi; tant
+d’horreurs me poursuivent depuis cette
+condamnation, que je crois que tout
+l’enfer se déchaîne contre moi!
+</p>
+
+<p>
+Il se leva en parlant. Jeanne de
+Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite,
+<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span>
+les yeux hagards, la bouche ouverte,
+la tête penchée en avant, était
+restée sous le coup de sa double surprise,
+qui semblait avoir éteint le reste
+de sa raison et de ses forces. Au mouvement
+du Cardinal, elle frémit de se voir
+entre lui et Laubardemont, regarda tour
+à tour l’un et l’autre, laissa échapper de
+sa main le couteau qu’elle tenait, et se
+retira lentement vers la sortie de la
+tente, se couvrant tout entière de son
+voile, et tournant avec terreur ses yeux
+égarés derrière elle, sur son oncle qui
+la suivait, comme une brebis épouvantée
+qui sent déjà sur son dos l’haleine
+brûlante du loup prêt à la saisir.
+</p>
+
+<p>
+Ils sortirent tous deux ainsi, et à
+peine en plein air, le juge furieux s’empara
+des mains de sa victime, les lia par un
+mouchoir, et l’entraîna facilement, car
+elle ne poussa pas un cri, pas un soupir,
+mais le suivit, la tête toujours baissée
+sur son sein et comme plongée dans un
+profond somnambulisme.
+</p>
+
+<h2 id="chap_13">
+CHAPITRE XIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ESPAGNOL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Qu’un ami véritable est une douce chose<br /></span>
+<span class="i0">Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,<br /></span>
+<span class="i2">Il vous épargne la pudeur<br /></span>
+<span class="i2">De les lui découvrir vous-même.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Fontaine.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant une scène d’une autre nature
+se passait sous la tente de Cinq-Mars;
+les paroles du Roi, premier baume
+de ses blessures, avaient été suivies
+des soins empressés des chirurgiens de
+la cour; une balle morte, facilement
+extraite, avait causé seule son accident:
+le voyage lui était permis, tout était
+près pour l’accomplir. Le malade avait
+reçu jusqu’à minuit des visites amicales
+et intéressées; dans les premières furent
+celles du petit Gondi et de Fontrailles,
+qui se disposaient aussi à quitter Perpignan
+<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span>
+pour Paris; l’ancien page Olivier
+d’Entraigues s’était joint à eux pour
+complimenter l’heureux volontaire que
+le Roi semblait avoir distingué; la froideur
+habituelle du prince envers tout
+ce qui l’entourait ayant fait regarder,
+à tous ceux qui en furent instruits, le
+peu de mots qu’il avait dits comme des
+signes assurés d’une haute faveur, tous
+étaient venus le féliciter.
+</p>
+
+<p>
+Enfin il était seul, sur son lit de camp;
+M. de Thou, près de lui, tenait sa main,
+et Grandchamp, à ses pieds, grondait
+encore de toutes les visites qui avaient
+fatigué son maître blessé et prêt à partir
+pour un long voyage. Pour Cinq-Mars,
+il goûtait enfin un de ces instants
+de calme et d’espoir qui viennent en
+quelque sorte refraîchir l’âme en même
+temps que le sang; la main qu’il ne
+donnait pas à son ami pressait en secret
+la croix d’or attachée sur son cœur, en
+attendant la main adorée qui l’avait
+donnée, et qu’il allait bientôt presser elle-même.
+Il n’écoutait qu’avec le regard et le
+sourire les conseils du jeune magistrat,
+<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span>
+et rêvait au but de son voyage, qui
+était aussi le but de sa vie. Le grave
+de Thou lui disait d’une voix calme et
+douce:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous suivrai bientôt à Paris. Je
+suis heureux plus que vous-même de voir
+le Roi vous y mener avec lui; c’est un
+commencement d’amitié qu’il faut ménager,
+vous avez raison. J’ai réfléchi bien
+profondément aux causes secrètes de
+votre ambition, et je crois avoir deviné
+votre cœur. Oui, ce sentiment d’amour
+pour la France, qui le faisait battre dans
+votre jeunesse, a dû y prendre des forces
+plus grandes; vous voulez approcher le
+Roi pour servir votre pays, pour mettre
+en action ces songes dorés de nos premiers
+ans. Certes, la pensée est vaste et
+digne de vous! je vous admire; je m’incline!
+Abordez le monarque avec le dévouement
+chevaleresque de nos pères,
+avec un cœur plein de candeur et prêt à
+tous les sacrifices. Recevoir les confidences
+de son âme, verser dans la sienne
+celles de ses sujets, adoucir les chagrins
+du Roi en lui apprenant la confiance de
+<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span>
+son peuple en lui, fermer les plaies du
+peuple en les découvrant à son maître,
+et, par l’entremise de votre faveur, rétablir
+ainsi ce commerce d’amour du père
+aux enfants, qui fut interrompu pendant
+dix-huit ans par un homme au cœur de
+marbre: s’exposer pour cette noble entreprise
+à toutes les horreurs de sa vengeance,
+et, bien plus encore, braver les
+calomnies perfides qui poursuivent le
+favori jusque sur les marches du trône:
+ce songe était digne de vous. Poursuivez,
+mon ami, ne soyez jamais découragé;
+parlez hautement au Roi du mérite et des
+malheurs de ses plus illustres amis que
+l’on écrase; dites-lui sans crainte que sa
+vieille noblesse n’a jamais conspiré contre
+lui; et que, depuis le jeune Montmorency
+jusqu’à cet aimable comte de Soissons,
+tous avaient combattu le ministre et
+jamais le monarque; dites-lui que les
+vieilles races de France sont nées avec
+sa race, qu’en les frappant il remue toute
+la nation, et que, s’il les éteint, la sienne
+en souffrira, qu’elle demeurera seule exposée
+au souffle du temps et des événements,
+<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span>
+comme un vieux chêne frissonne
+et s’ébranle au vent de la plaine, lorsque
+l’on a renversé la forêt qui l’entoure et
+le soutient.—Oui, s’écria de Thou en
+s’animant, ce but est noble et beau:
+marchez dans votre route d’un pas inébranlable,
+chassez même cette honte secrète,
+cette pudeur qu’une âme noble
+éprouve avant de se décider à flatter, à
+faire ce que le monde appelle sa <i>cour</i>.
+Hélas! les rois sont accoutumés à ces
+paroles continuelles de fausse admiration
+pour eux; considérez-les comme une
+langue nouvelle qu’il faut apprendre,
+langue bien étrangère à vos lèvres jusqu’ici,
+mais que l’on peut parler noblement,
+croyez-moi, et qui saurait exprimer
+de belles et généreuses pensées.
+</p>
+
+<p>
+Pendant le discours enflammé de son
+ami, Cinq-Mars ne put se défendre d’une
+rougeur subite, et il tourna son visage
+sur l’oreiller, du côté de la tente, et de
+manière à ne pas être vu. De Thou s’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’avez-vous, Henri? vous ne me
+répondez pas; me serais-je trompé?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span>
+Cinq-Mars soupira profondément et se
+tut encore.
+</p>
+
+<p>
+—Votre cœur n’est-il pas ému de ces
+idées que je croyais devoir le transporter!
+</p>
+
+<p>
+Le blessé regarda son ami avec moins
+de trouble et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais, cher de Thou, que vous
+ne deviez plus m’interroger, et que vous
+vouliez avoir une aveugle confiance en
+moi. Quel mauvais génie vous pousse
+donc à vouloir sonder ainsi mon âme?
+Je ne suis pas étranger à ces idées qui
+vous possèdent. Qui vous dit que je ne
+les aie pas conçues! Qui vous dit que je
+n’aie pas formé la ferme résolution de
+les pousser plus loin dans l’action que
+vous n’osez le faire même dans vos paroles!
+L’amour de la France, la haine
+vertueuse de l’ambitieux qui l’opprime et
+brise ses antiques mœurs avec la hache
+du bourreau, la ferme croyance que la
+vertu peut être aussi habile que le crime,
+voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres.
+Mais, quand vous voyez un homme
+à genoux dans une église, lui demandez-vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span>
+quel saint ou quel ange protège et
+reçoit sa prière? Que vous importe,
+pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut?
+Eh! lorsque nos pères s’acheminaient
+pieds nus vers le saint sépulcre, un bourdon
+à la main, s’informait-on du vœu
+secret qui les conduisait à la terre sainte?
+Ils frappaient, ils mouraient, et les
+hommes et Dieu même peut-être, n’en
+demandaient pas plus; le pieux capitaine
+qui les guidait ne faisait pas dépouiller
+leurs corps pour voir si la croix rouge et
+le cilice ne cachaient pas quelque autre
+signe mystérieux; et, dans le ciel, sans
+doute, ils n’étaient pas jugés avec plus
+de rigueur pour avoir aidé la force de
+leurs résolutions sur la terre par quelque
+espoir permis au chrétien, quelque seconde
+et secrète pensée, plus humaine
+et plus proche du cœur mortel.
+</p>
+
+<p>
+De Thou sourit et rougit légèrement
+en baissant les yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, reprit-il avec gravité, cette
+agitation peut vous faire mal; ne continuons
+pas sur ce sujet; ne mêlons pas
+Dieu et le ciel dans nos discours, parce
+<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span>
+que cela n’est pas bien, et mettez vos
+draps sur votre épaule, parce qu’il fait
+froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il
+en recouvrant son jeune malade avec
+un soin maternel, je vous promets de
+ne plus vous mettre en colère par mes
+conseils.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! s’écria Cinq-Mars malgré la
+défense de parler, moi je vous jure, par
+cette croix d’or que vous voyez, et par
+sainte Marie, de mourir plutôt que de
+renoncer à ce plan même que vous avez
+tracé le premier; vous serez peut-être
+un jour forcé de m’arrêter; mais il ne
+sera plus temps.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dormez, répéta
+le conseiller; si vous ne vous arrêtez pas,
+alors je continuerai avec vous, quelque
+part que cela me conduise.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant dans sa poche un livre
+d’heures, il se mit à lire attentivement;
+un instant après, il regarda Cinq-Mars,
+qui ne dormait pas encore; il fit signe à
+Grandchamp de changer la lampe de
+place pour la vue du malade: mais ce
+soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci,
+<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span>
+les yeux toujours ouverts, s’agitait
+sur sa couche étroite.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, vous n’êtes pas calme, dit
+de Thou en souriant; je vais faire quelque
+lecture pieuse qui vous remette l’esprit
+en repos. Ah! mon ami, c’est là qu’il
+est le repos véritable, c’est dans ce livre
+consolateur! car, ouvrez-le où vous voudrez,
+et toujours vous y verrez, d’un côté
+l’homme dans le seul état qui convienne
+à sa faiblesse: la prière et l’incertitude
+de sa destinée; et, de l’autre, Dieu lui
+parlant lui-même de ses infirmités. Quel
+magnifique et céleste spectacle! quel lien
+sublime entre le ciel et la terre! la vie,
+la mort et l’éternité sont là: ouvrez-le au
+hasard.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant
+encore avec une vivacité qui avait quelque
+chose d’enfantin, je le veux bien, laissez-moi
+l’ouvrir; vous savez la vieille superstition
+de notre pays? quand on ouvre un
+livre de messe avec une épée, la première
+page que l’on trouve à gauche est la destinée
+de celui qui la lit, et le premier qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span>
+entre quand il a fini doit influer puissamment
+sur l’avenir du lecteur.
+</p>
+
+<p>
+—Quel enfantillage! Mais je le veux
+bien. Voici votre épée; prenez la pointe...
+voyons...
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi lire moi-même, dit
+Cinq-Mars, prenant du bord de son lit
+un côté du livre. Le vieux Grandchamp
+avança gravement sa figure basanée et
+ses cheveux gris sur le pied du lit pour
+écouter. Son maître lut, s’interrompit à
+la première phrase, mais, avec un sourire
+un peu forcé peut-être, poursuivit
+jusqu’au bout:
+</p>
+
+<p>
+I. Or c’était dans la cité de Mediolanum
+qu’ils comparurent.
+</p>
+
+<p>
+II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous
+et adorez les dieux.
+</p>
+
+<p>
+III. Et le peuple était silencieux,
+regardant leurs visages, qui parurent
+comme les visages des anges.
+</p>
+
+<p>
+IV. Mais Gervais, prenant la main de
+Protais, s’écria, levant les yeux au ciel,
+et tout rempli du Saint-Esprit.
+</p>
+
+<p>
+V. O mon frère! je vois le fils de
+<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span>
+l’homme qui nous sourit; laisse-moi
+mourir le premier.
+</p>
+
+<p>
+VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais
+de verser des larmes indignes du
+Seigneur notre Dieu.
+</p>
+
+<p>
+VII. Or Protais lui répondit ces
+paroles:
+</p>
+
+<p>
+VIII. Mon frère, il est juste que je
+périsse après toi, car j’ai plus d’années
+et des forces plus grandes pour te voir
+souffrir.
+</p>
+
+<p>
+IX. Mais les sénateurs et le peuple
+grinçaient des dents contre eux.
+</p>
+
+<p>
+X. Et, les soldats les ayant frappés,
+leurs têtes tombèrent ensemble sur la
+même pierre.
+</p>
+
+<p>
+XI. Or c’est en ce lieu même que le
+bienheureux saint Ambroise trouva la
+cendre des deux martyrs, qui rendit la
+vue à un aveugle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant
+son ami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous
+à cela?
+</p>
+
+<p>
+—La volonté de Dieu soit faite; mais
+nous ne devons pas la sonder.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span>
+—Ni reculer dans nos desseins pour
+un jeu d’enfant, reprit d’Effiat avec impatience
+et s’enveloppant d’un manteau
+jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que
+nous récitions autrefois: <i lang="la" xml:lang="la">Justum et
+tenacem propositi virum</i>... ces mots de
+fer se sont imprimés dans ma tête. Oui,
+que l’univers s’écroule autour de moi,
+ses débris m’emporteront inébranlable.
+</p>
+
+<p>
+—Ne comparons pas les pensées de
+l’homme à celles du ciel, et soumettons-nous,
+dit de Thou gravement.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit le vieux Grandchamp,
+dont les yeux s’étaient remplis de larmes
+qu’il essuyait brusquement.
+</p>
+
+<p>
+—De quoi te mêles-tu, vieux soldat?
+tu pleures! lui dit son maître.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit à la porte de la tente
+une voix nasillarde.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, monsieur, faites plutôt
+cette question à l’Éminence grise qui
+vient chez vous, répondit le fidèle serviteur
+en montrant Joseph, qui s’avançait
+les bras croisés en saluant d’un air caressant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span>
+—Ah! ce sera donc lui! murmura
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Je viens peut-être mal à propos?
+dit Joseph doucement.
+</p>
+
+<p>
+—Fort à propos, peut-être, dit Henri
+d’Effiat en souriant avec un regard à de
+Thou. Qui peut vous amener, mon père,
+à une heure du matin? Ce doit être
+quelque bonne œuvre?
+</p>
+
+<p>
+Joseph se vit mal accueilli; et, comme
+il ne marchait jamais sans avoir au
+fond de l’âme cinq ou six reproches à
+se faire vis-à-vis des gens qu’il abordait,
+et autant de ressources dans l’esprit
+pour se tirer d’affaire, il crut ici que
+l’on avait découvert le but de sa visite,
+et sentit que ce n’était pas le moment
+de la mauvaise humeur qu’il fallait
+prendre pour préparer l’amitié. S’asseyant
+donc assez froidement près du
+lit:
+</p>
+
+<p>
+—Je viens, dit-il, monsieur, vous
+parler de la part du Cardinal généralissime
+des deux prisonniers espagnols
+que vous avez faits; il désire avoir des
+renseignements sur eux le plus promptement
+<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span>
+possible; je dois les voir et les
+interroger. Mais je ne comptais pas
+vous trouver veillant encore; je voulais
+seulement les recevoir de vos gens.
+</p>
+
+<p>
+Après un échange de politesses contraintes,
+on fit entrer dans la tente les
+deux prisonniers, que Cinq-Mars avait
+presque oubliés. Ils parurent, l’un jeune
+et montrant à découvert une physionomie
+vive et un peu sauvage: c’était
+le soldat; l’autre, cachant sa taille
+sous un manteau brun, et ses traits
+sombres, mais ambigus dans leur expression,
+sous l’ombre de son chapeau à
+larges bords, qu’il n’ôta pas: c’était
+l’officier; il parla seul et le premier:
+</p>
+
+<p>
+—Pourquoi me faites-vous quitter ma
+paille et mon sommeil? est-ce pour me
+délivrer ou me pendre?
+</p>
+
+<p>
+—Ni l’un ni l’autre, dit Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’ai-je à faire avec toi, homme à
+longue barbe? je ne t’ai pas vu à la
+brèche.
+</p>
+
+<p>
+Il fallut quelque temps, d’après cet
+exorde aimable, pour faire comprendre
+<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span>
+à l’étranger les droits qu’avait un capucin
+à l’interroger.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?
+</p>
+
+<p>
+—Je veux savoir votre nom et votre
+pays.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne dis pas mon nom; et quant
+à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol;
+mais je ne le suis peut-être pas, car un
+Espagnol ne l’est jamais.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, se retournant vers les
+deux amis, dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je suis bien trompé, ou j’ai entendu
+ce son de voix quelque part: cet
+homme parle français sans accent; mais
+il me semble qu’il veut nous donner des
+énigmes comme dans l’Orient.
+</p>
+
+<p>
+—L’Orient? c’est cela, dit le prisonnier,
+un Espagnol est un homme de
+l’Orient, c’est un Turc catholique; son
+sang languit ou bouillonne, il est paresseux
+ou infatigable; l’indolence le rend
+esclave; l’ardeur, cruel; immobile dans
+son ignorance, ingénieux dans sa superstition,
+il ne veut qu’un livre religieux,
+qu’un maître tyrannique; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span>
+obéit à la loi du bûcher, il commande
+par celle du poignard, il s’endort le
+soir dans sa misère sanglante, cuvant
+le fanatisme et rêvant le crime. Qui
+est-ce là, messieurs? est-ce l’Espagnol
+ou le Turc? devinez. Ah! ah! vous
+avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit
+parce que je rencontre un rapport.
+Vraiment, messieurs, vous me faites
+bien de l’honneur, et cependant l’idée
+pourrait se pousser plus loin, si l’on
+voulait; si je passais à l’ordre physique,
+par exemple, ne pourrais-je pas vous
+dire: Cet homme a les traits graves ou
+allongés, l’œil noir et coupé en amande,
+les sourcils durs, la bouche triste et
+mobile, les joues basanées, maigres et
+ridées; sa tête est rasée, et il la couvre
+d’un mouchoir noué en turban; il passe
+un jour entier couché ou debout sous
+un soleil brûlant, sans mouvement, sans
+parole, fumant un tabac qui l’enivre.
+Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous
+contents, messieurs? Vraiment,
+vous en avez l’air, vous riez; et de quoi
+riez-vous? Moi qui vous ai présenté cette
+<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span>
+seule idée, je n’ai pas ri; voyez, mon
+visage est triste. Ah! c’est peut-être
+parce que le sombre prisonnier est devenu
+bavard, et parle vite? Ah! ce n’est
+rien; je pourrais vous en dire d’autres,
+et vous rendre quelques services, mes
+braves amis. Si je me mettais dans
+les anecdotes, par exemple, si je vous
+disais que je connais un prêtre qui avait
+ordonné la mort de quelques hérétiques
+avant de dire la messe, et qui, furieux
+d’être interrompu à l’autel durant le
+saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient
+ses ordres: <i>Tuez tout! tuez
+tout!</i> ririez-vous bien tous, messieurs?
+Non, pas tous. Monsieur que voilà, par
+exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.
+Oh! il est vrai qu’il pourrait répondre
+qu’il a fait sagement, et qu’on avait tort
+d’interrompre sa pure prière. Mais si
+j’ajoutais qu’il s’est caché pendant une
+heure derrière la toile de votre tente,
+monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter
+parler, et qu’il est venu pour vous
+faire quelque perfidie, et non pour moi,
+que dirait-il? Maintenant, messieurs,
+<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span>
+êtes-vous contents? Puis-je me retirer
+après cette parade?
+</p>
+
+<p>
+Le prisonnier avait débité tout ceci
+avec la rapidité d’un vendeur d’orviétan,
+et avec une voix si haute, que Joseph
+en fut étourdi. Il se leva indigné à la
+fin, et s’adressant à Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Comment souffrez-vous, monsieur,
+lui dit-il, qu’un prisonnier qui devait
+être pendu vous parle ainsi?
+</p>
+
+<p>
+L’Espagnol, sans daigner s’occuper
+de lui davantage, se pencha vers d’Effiat,
+et lui dit à l’oreille:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous importe guère, donnez-moi
+ma liberté, j’ai déjà pu la prendre,
+mais je ne l’ai pas voulu sans votre
+consentement; donnez-la moi, ou faites-moi
+tuer.
+</p>
+
+<p>
+—Partez si vous le pouvez, lui répondit
+Cinq-Mars, je vous jure que j’en
+serai fort aise.
+</p>
+
+<p>
+Et il fit dire à ses gens de se retirer
+avec le soldat, qu’il voulut garder à son
+service.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut l’affaire d’un moment; il ne
+restait plus dans la tente que les deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span>
+amis, le père Joseph décontenancé et
+l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son
+chapeau, montra une figure française,
+mais féroce: il riait et semblait respirer
+plus d’air dans sa large poitrine.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je suis Français, dit-il à Joseph;
+mais je hais la France, parce
+qu’elle a donné le jour à mon père, qui
+est un monstre, et à moi, qui le suis
+devenu, et qui l’ai frappé une fois; je
+hais ses habitants parce qu’ils m’ont
+volé toute ma fortune au jeu, et que je
+les ai volés et tués depuis; j’ai été deux
+ans Espagnol pour faire mourir plus de
+Français; mais à présent je hais encore
+plus l’Espagne; on ne saura jamais
+pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation
+désormais; tous les hommes sont
+mes ennemis. Continue, Joseph, et tu
+me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu
+autrefois, continua-t-il en le poussant
+violemment par la poitrine et le renversant...
+je suis Jacques de Laubardemont,
+fils de ton digne ami.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, sortant brusquement de
+la tente, il disparut comme une apparition
+<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span>
+s’évanouirait. De Thou et les laquais,
+accourus à l’entrée, le virent
+s’élancer en deux bonds par-dessus un
+soldat surpris et désarmé, et courir
+vers les montagnes avec la vitesse d’un
+cerf, malgré plusieurs coups de mousquet
+inutiles. Joseph profita du désordre
+pour s’évader en balbutiant quelques
+mots de politesse, et laissa les
+deux amis riant de son aventure et de
+son désappointement, comme deux écoliers
+riraient d’avoir vu tomber les lunettes
+de leur pédagogue, et s’apprêtant
+enfin à chercher un sommeil dont ils
+avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils
+trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit,
+et le jeune conseiller dans son fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+Pour le capucin, il s’acheminait vers
+sa tente, méditant comment il tirerait
+parti de tout ceci pour la meilleure vengeance
+possible, lorsqu’il rencontra Laubardemont
+traînant par ses mains liées
+la jeune insensée. Ils se racontèrent leurs
+mutuelles et horribles aventures.
+</p>
+
+<p>
+Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner
+le poignard dans la plaie de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span>
+cœur en lui apprenant le sort de son fils.
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’êtes pas précisément heureux
+dans votre intérieur, ajouta t-il; je
+vous conseille de faire enfermer votre
+nièce et pendre votre héritier, si par bonheur
+vous le retrouvez.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont rit affreusement:—Quant
+à cette petite imbécile que voilà,
+je vais la donner à un ancien juge secret,
+à présent contrebandier dans les Pyrénées,
+à Oloron: il la fera ce qu’il voudra,
+servante dans sa <i lang="es" xml:lang="es">posada</i>, par exemple;
+je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur
+ne puisse jamais en entendre parler.
+</p>
+
+<p>
+Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne
+donna aucun signe d’intelligence; toute
+lueur de raison était éteinte en elle; un
+seul mot lui était resté sur les lèvres, elle
+le prononçait continuellement:—Le
+juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas.
+Et elle se tut.
+</p>
+
+<p>
+Son oncle et Joseph la chargèrent, à
+peu près comme un sac de blé, sur un
+des chevaux qu’amenèrent deux domestiques;
+Laubardemont en monta un, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span>
+se disposa à sortir du camp, voulant
+s’enfoncer dans les montagnes avant le
+jour.
+</p>
+
+<p>
+—Bon voyage! dit-il à Joseph, faites
+bien vos affaires à Paris; je vous recommande
+Oreste et Pylade.
+</p>
+
+<p>
+—Bon voyage! répondit celui-ci. Je
+vous recommande Cassandre et Å’dipe.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! il n’a ni tué son père, ni épousé
+sa mère...
+</p>
+
+<p>
+—Mais il est en bon chemin pour ces
+gentillesses.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, mon révérend père!
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils
+tout haut—mais tout bas:
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, assassin à robe grise: je
+retrouverai l’oreille du Cardinal en ton
+absence.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, scélérat à robe rouge: va
+détruire toi-même ta famille maudite;
+achève de répandre ton sang dans les
+autres; ce qui en restera en toi, je m’en
+charge... Je pars à présent. Voilà une
+nuit bien remplie!
+
+</p>
+
+<h2 id="notes1">
+<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span>
+<span class="xlarge">NOTES</span><br />
+<span class="small">ET</span><br />
+<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<div class="tem sep4">
+<p>
+Lorsque parut pour la première fois ce livre<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>,
+il parut seul, sans notes, comme œuvre d’art,
+comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute
+loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne
+voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent
+des recherches historiques, dont il est
+trop facile de décorer un livre nouveau. Il
+voulut, selon la théorie qui sert ici de préface:
+<i>Sur la vérité dans l’art</i>, ne point montrer le
+<i>vrai</i> détaillé, mais l’œuvre épique, la composition
+avec sa tragédie, dont les nœuds enveloppent
+tous les personnages éminents du temps de
+Louis XIII. Bientôt cependant l’auteur s’aperçut
+de la nécessité d’indiquer les sources principales
+<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span>
+de son travail; et comme il avait toujours
+voulu remonter aux plus pures, c’est à-dire aux
+manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines,
+il ajouta les renseignements les
+plus détaillés à la seconde édition de <cite>Cinq-Mars</cite><a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>,
+pour rectifier des erreurs répandues sur
+l’authenticité de quelques faits. Depuis lors il
+revint à la simple et primitive unité de son ouvrage.
+Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au
+delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production,
+qu’il est loin de croire irréprochable, il
+veut que les esprits curieux des détails du <i>vrai
+anecdotique</i> n’aient pas à chercher ailleurs des
+documents qu’il avait écartés.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_178">PAGE 178.</a>
+</p>
+
+<p>
+Une barbe plate et rousse à l’extrémité...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Pendant sa jeunesse, dit l’historien du père
+Joseph, il avait les cheveux et la barbe d’un
+roux un peu ardent. Il s’était aperçu que
+Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur;
+aussi avait-il pris soin de la brunir avec des
+peignes de plomb et d’acier, jusqu’à ce qu’il eût
+trouvé le secret de la blanchir, que lui donna
+plus tard un empirique. L’horreur du roi était
+telle pour cette couleur, qu’un jour son premier
+gentilhomme de la chambre (dont le frère avait
+le plus beau gouvernement du royaume), ayant
+<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span>
+l’honneur d’accompagner Sa Majesté à Fontainebleau,
+dans une partie de chasse, il fit tant
+de pluie qu’il emporta toute la peinture dont il
+cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince,
+l’ayant aperçue, en eut peur et lui dit:—Bon
+Dieu, que vois-je! ne paraissez plus devant
+moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de
+sa charge.»
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_180">PAGE 180.</a>
+</p>
+
+<p>
+Son confident...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ce trop célèbre capucin, que l’un de ses historiens
+appelle <i>l’esprit auxiliaire</i> du Cardinal,
+fut non seulement son confident, mais celui du
+Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait
+les pas du ministre dans les voies du sang,
+et l’aidait à y faire descendre le faible prince.
+L’histoire de cet homme est partout; mais voici
+les détails d’une de ses manœuvres que l’on connaît
+peu:
+</p>
+
+<p>
+M. de Montmorency était pris à Castelnaudary,
+Louis XIII hésitait à le faire périr. Monsieur,
+qui l’avait abandonné sur le champ de
+bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le
+Cardinal voulait sa mort, et ne savait comment
+obtenir cette précieuse faveur. Bullion était
+chargé de la négociation, et conseillait Gaston:
+ce fut à cet homme que Joseph s’adressa
+d’abord.
+</p>
+
+<p>
+Il s’empare de lui avec une adresse de serpent,
+et, par son organe, fait conseiller à Monsieur
+<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span>
+de ne plus demander au Roi des assurances
+pour la grâce du jeune duc, mais de s’en
+remettre à la bonté seule de Louis, dont on
+blessait le cœur en ayant l’air d’en douter.
+Monsieur croit voir dans ce discours l’intention
+de pardonner, insinuée par son frère même, et
+fait <i>son accommodement</i> pour lui seul, sans
+rien stipuler pour le jeune duc, et s’en remettant
+à la clémence du Roi. C’est alors qu’en un <i>conseil
+étroit</i> entre le Roi, le Cardinal et Joseph,
+celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant
+la fougue de ses vociférations politiques
+avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache
+de Louis la promesse, trop bien tenue,
+d’être inflexible.
+</p>
+
+<p>
+Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne
+avec Joseph, dit que le capucin n’avait de chrétien
+que le nom, et ne cherchait qu’à tromper
+tout le monde.
+</p>
+
+<p>
+Un ouvrage de 1635, intitulé <cite>la Vérité défendue</cite>,
+en parle en ces termes:
+</p>
+
+<p>
+«Il est le grand inquisiteur d’État, interroge
+les prétendus criminels, fait mettre les hommes
+en prison sans information, empêche que leur
+justification ne soit écoutée, et, par des terreurs
+paniques, il tire les déclarations qui servent
+pour couvrir l’injustice du Cardinal. Il fait indignement
+servir le ciel à la terre, le nom de
+Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses de
+l’État.»
+</p>
+
+<p>
+Du reste, il appartenait à une très bonne famille,
+dont le nom était <i>du Tremblay</i>.
+</p>
+
+<p>
+Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux
+ceux qui le voudront mieux connaître.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span>
+<a href="#Page_185">PAGE 185.</a>
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui dicta ces devoirs de
+nouvelle nature, etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ces insolents commandements de la <i>religion
+ministérielle</i>, fondée par Richelieu, sont extraits
+d’un manuscrit désigné dans l’histoire du père
+Joseph.
+</p>
+
+<p>
+Voici comment s’exprime à ce sujet le révérend
+et naïf historien et généalogiste, continuateur
+de l’abbé Richard:
+</p>
+
+<p>
+«Il composa avec le Cardinal un livre ayant
+pour titre: <cite>l’Unité du ministre, et les qualités
+qu’il doit avoir.</cite> Cet ouvrage n’a jamais vu le
+jour qu’entre les mains du Roi, et c’est ce traité
+qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement
+du gouvernement de son royaume sur Son
+Éminence. J’ai vu ce manuscrit <i lang="la" xml:lang="la">in-folio</i>, qui est
+très bien écrit. On n’aura pas de peine à reconnaître
+que le père Joseph en est l’auteur par la
+lecture des principales propositions qui y sont
+prouvées, premièrement comme vérités chrétiennes,
+secondement, comme vérités politiques.
+On pourrait intituler ce livre: Testament politique
+du père Joseph. Tous les <i>grands hommes</i>
+du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra aisément
+le <i>génie</i> du père dans l’extrait de ce testament.»
+(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) Suivent
+les articles tels qu’on vient de les lire.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span>
+<a href="#Page_194">PAGE 194.</a>
+</p>
+
+<p>
+Quant au Marillac, etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le maréchal de Marillac fut privé de ses
+juges légitimes; les membres du Parlement, qui
+voulurent en vain prendre connaissance de l’affaire,
+virent Molé, leur procureur-général, <i>décrété
+et interdit;</i> traîné innocent de tribunaux
+en tribunaux, sans en trouver un assez habile
+pour lui découvrir un crime, le maréchal de
+Marillac tomba enfin sous l’arrêt des <i>commissaires</i>,
+lu par un garde des sceaux <i>ecclésiastique</i>
+(Châteauneuf), auquel il fallut une dispense
+de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un
+homme sans reproche; et le Cardinal se prit à
+rire des <i>lumières</i> qu’il avait fait descendre forcément
+sur les juges. Quelle confusion! quel
+temps! On ne saurait trop éclairer les points
+principaux de l’histoire, pour éteindre les puérils
+regrets du passé dans quelques esprits qui
+n’examinent pas.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_274">PAGE 274.</a>
+</p>
+
+<p>
+Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu
+d’un costume entièrement guerrier...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ce costume est exactement décrit dans les
+<cite>Mémoires manuscrits de Pontis</cite>, tel qu’on le lit
+ici. (<i>Bibl. de l’Arsenal.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span>
+<a href="#Page_322">PAGE 322.</a>
+</p>
+
+<p>
+D’extirper une branche royale de
+Bourbon...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le comte de Soissons, assassiné à la bataille
+de la Marfée, qu’il gagnait sur les troupes du
+Cardinal. J’ai sous les yeux des relations contemporaines
+les plus détaillées de cette affaire.
+Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de
+Metternich et l’infanterie de Lamboy s’estant
+rompus, il ne resta près dudit comte que trois
+ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre,
+fut abordé d’un cavalier seul, que ses gens ne
+connurent dans cette confusion pour ennemy,
+qui lui donna un coup de pistolet au-dessous
+de l’œil, dont il fut tué tout roide... Ce grand
+prince, n’ayant d’autre dessein que de servir Sa
+Majesté et son État, et arrester les violences de
+celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de
+lui:... il (le Cardinal) vient d’extirper une
+branche royale de Bourbon, ayant fait choisir
+ce prince par un de ses gardes, qui s’était mis
+avec ce dessein exécrable, et par son commandement,
+parmy les gens d’armes de ce prince,
+<i>ayant été reconneu tel</i>, après qu’il fut tué sur
+la place par Riquemont, escuyer du même prince
+défunct.» (<i>Montglat. Fabert</i>, etc., etc. <cite>Relation
+de Montrésor</cite>, t. II, p. 520.)
+</p>
+
+<p>
+Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux
+autographe, qui montre quel prix mettait le Cardinal
+à ces sortes d’expéditions.
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span>
+<i>Billet de M. des Noyers, escrit à M. le
+maréchal de Châtillon après la bataille
+de Sedan.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT
+et une pension pour sa vie durante au
+gendarme qui a tué le général des ennemis.
+Monsieur le maréchal l’enverra à Reims trouver
+Sa Majesté aussitôt qu’il y sera arrivé. Fait à
+Péronne, ce 9 juillet 1641.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Des Noyers.</span>
+</p>
+
+<p class="right">
+Vol. g. 6, 233 MM.
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='smcap'>EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU
+CARDINAL DE RICHELIEU RELATIVE AU
+PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE
+THOU.</span>
+</p>
+
+<p>
+L’activité infatigable, la pénétration
+vive, la persévérance ingénieuse du cardinal
+de Richelieu à la fin de ses jours,
+quand les maladies, les fatigues, les
+chagrins, semblaient devoir amortir ses
+rares facultés, ne sont pas seulement en
+évidence dans la conduite de cette affaire;
+il est curieux d’y observer en gémissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span>
+les voies souterraines par lesquelles
+devait passer, pour arriver à son
+but, ce puissant mineur, comme disait
+Shakspeare: <i lang="en" xml:lang="en">O worthy pioneer!</i> Toutes
+les petitesses auxquelles sont forcés de
+descendre les travailleurs politiques,
+pourraient rendre plus modestes leurs
+imitateurs, s’ils considéraient que celui-ci,
+après tous ses efforts, après l’accomplissement
+entier de ses projets, ne
+réussit qu’à hâter et assurer la chute de
+la monarchie qu’il croyait affermir pour
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+Pour montrer ces écrits sous leur vrai
+jour, il est nécessaire d’en écarter les
+longues phrases de procès-verbal, dont
+la sécheresse et la confusion ont dégoûté
+sans doute tous ceux qui les ont
+parcourus. Mais il importe d’en extraire
+les traits singuliers et vifs que l’on démêle
+dans cette nuit, lorsqu’on y attache
+des regards attentifs.
+</p>
+
+<p>
+Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté
+et que le duc d’Orléans s’est excusé par
+la lettre que j’ai citée dans le cours de
+<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span>
+ce livre<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>, la première inquiétude du
+Cardinal est de savoir si M. de Bouillon
+est arrêté. Dans le doute, et craignant
+le retour de Louis XIII à sa première
+affection pour Cinq-Mars, il s’arrête à
+Tarascon, et de là veut s’assurer que son
+crédit est dans toute sa force: comme
+un athlète qui se prépare à un grand
+combat, il essaye son bras et pèse sa
+massue.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Instruction, après l’arrest de M. le Grand,
+à messieurs de Chavigny et des
+Noyers, estant près du Roy, pour
+sçavoir, entre autres choses, de Sa Majesté,
+si Son Éminence agira comme
+elle a fait ci-devant, ainsi qu’elle le
+jugera à propos.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Si monsieur de Bouillon est pris, il est question
+de faire voir promptement que <i>l’on l’a pris
+avec justice</i>; pour ce faire, il faut descouvrir
+les auteurs de Madame qui en ont donné advis,
+et qu’au cas que ladite dame ne voudroit, on
+peut trouver quelque invention par laquelle on
+<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span>
+puisse faire connoistre qu’on a cette découverte;
+on le peut faire en resserrant de toutes parts
+les prisonniers sans permettre de parler à personne,
+parce que par ce moyen on <i>pourroit faire
+croire aux uns que les autres ont dit ce que
+l’on scait: ce qui leur donnera lieu de se
+confesser</i>, et à tout le moins de le croire.
+</p>
+
+<p>
+Faut arrester Cloniac, que l’on dit avoir des
+papiers secrets. Faut retirer la <i>cassette de cheveux
+et amourettes</i> qu’a monsieur de Choisy.
+</p>
+
+<p>
+Faut représenter au Roy qu’il est très-important
+de ne dire pas qu’il ait bruslé tous les papiers,
+et en effet l’on croit qu’il ne l’a pas
+fait.
+</p>
+
+<p>
+Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir
+l’Italie d’un chef de grande fidélité, pour
+plusieurs raisons qui pressent. Il en faut un en
+Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant
+douteux si monsieur de <i>Turenne voudroit servir</i>,
+et si l’on doit le laisser seul, le Roy y pourvoira
+s’il lui plaist.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+On voit quel piège il indique; M. de
+Cinq-Mars y tomba le premier.
+</p>
+
+<p>
+La réponse ne se fait pas attendre:
+on a arrêté M. de Bouillon; le Roi a
+consenti à faire tous les mensonges qui
+lui sont dictés, et, pour preuve de son
+obéissance, il écrit de sa main la lettre
+qui suit:
+</p>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span>
+<i>Lettre du Roy à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Je ne me trouve jamais que bien de vous
+voir. Je me porte beaucoup mieux depuis hier;
+et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon,
+qui est un coup de parti, j’espère avec l’ayde de
+Dieu que tout ira bien, et qu’il me donnera la
+parfaite santé; c’est de quoi je le prie de tout
+mon cœur.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Louys.</span>
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Avec ce gage on peut agir: il a fait
+menacer <span class='smcap'>Monsieur</span>, et ne lui a répondu
+que vaguement. Gaston se remet à supplier:
+le même jour il écrit au Roi, au
+cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à
+M. de Chavigny et une seconde fois au
+Cardinal. Remarquez que c’était à lui
+d’abord qu’il avait demandé pardon le
+17 juin, avant de supplier le Roi le 25,
+suivant en cela la hiérarchie établie par
+le Cardinal. Il demande grâce à tout
+le monde et promet une entière confession.
+</p>
+
+<p>
+Là-dessus, le Cardinal met le pied sur
+le frère du Roi, et l’écrase par la lettre
+froide où il lui conseille de tout confesser.
+<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span>
+On l’a lue au chapitre <i>le Travail</i>.
+</p>
+
+<p>
+Reviennent de nouveaux rapports du
+fidèle agent Chavigny, lequel ne connaît
+pas d’assez humbles termes pour parler
+au Cardinal, dont il se dit sans cesse la
+créature. Chavigny se moque de <span class='smcap'>Monsieur</span>
+et du <i>choléra-morbus</i> (déjà connu,
+comme l’on voit), qui saisit l’agent de
+ce prince, dans la peur d’être arrêté.—Il
+fait conseiller à Gaston de se retirer
+hors de France. On voit que le Roi ne
+se permet pas de répondre sans que le
+Cardinal ait <i>corrigé</i> la lettre qu’il doit
+écrire.
+</p>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<i>M. de Chavigny à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière
+<i>aussi bien et aussi fortement qu’on le pouvoit
+désirer</i>. Je luy fis mettre par escrit et signer
+tout ce qu’il luy dit de la part de Monsieur, ainsi
+que Son Éminence verra par la copie que je luy
+envoye: et lorsqu’il fit difficulté d’obéir aux
+commandements de Sa Majesté, <i>elle luy parla
+en maistre</i>, et il eut si grand’peur qu’on l’arrestât,
+qu’il luy prit presque une défaillance, et
+ensuite une espèce de <i>choléra-morbus</i> dont il a
+esté guary en luy rasseurant l’esprit. Le Roy fut
+<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span>
+ravy de ce que Monseigneur n’eust pas la pensée
+de voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La
+Rivière, je l’ai fait tomber <i>insensiblement</i> dans
+le dessein de proposer à Monsieur qu’il confesse
+ingénuëment toutes les choses par un escrit qu’il
+envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté,
+s’en aller pendant un temps hors du
+royaume, avec ses bonnes grâces, et <i>celles de
+Son Eminence</i>.
+</p>
+
+<p>
+Il m’a dit qu’il feroit cette proposition à
+Monseigneur, et qu’il luy demanderoit sa parole,
+pour la seureté de Monsieur, au cas qu’en confessant
+toutes choses par escrit, il vinst trouver
+le Roy, pour s’en aller par après hors de
+France.
+</p>
+
+<p>
+En ce cas, Son Éminence aura agréable de
+faire sçavoir à ses <i>créatures</i> si Venise n’est pas
+le meilleur lieu où puisse aller Monsieur, et
+quelle somme elle estime qu’on puisse lui accorder
+par an.
+</p>
+
+<p>
+J’envoye à Monseigneur la réponse du Roy,
+qui doit estre mise au pied de la déclaration de
+La Rivière, afin qu’elle soit <i>corrigée comme il
+lui plaira</i>, et de la mettre entre ses mains quand
+il passera.
+</p>
+
+<p>
+Je seray jusques à la mort, sa très-humble,
+très-obligée et très-<i>fidèle créature</i>.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Chavigny.</span>
+</p>
+
+<p class="i2">
+A Montfrin, le dernier juin 1642.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Le Cardinal permet à <span class='smcap'>Monsieur</span> de
+sortir du royaume et aller à Venise, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span>
+stipule la pension qu’il aura, de façon
+à le rendre sage.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Mémoires de MM. de Chavigny
+et des Noyers.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Je ne fais point de difficulté, si le Roy le
+trouve bon, de donner parole à M. de La Rivière
+que, Monsieur, <i>déclarant au Roy tout ce
+qu’il sait par escrit, sans réserve</i>, venant voir Sa
+Majesté avant que de sortir du royaume, selon
+la proposition que nous en a fait ledit sieur de
+La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement,
+sans qu’il reçoive mal, s’il sort du consentement
+du Roy. Venise est une bonne demeure, et en ce
+cas, il faut que la permission qu’il demandera
+au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en
+France que lorsqu’il plaira au Roy nous le permettre
+et nous l’ordonner.»
+</p>
+
+<p>
+Quant à l’argent, je crois qu’il se doit contenter
+de ce que le Roy d’Espagne luy devoit
+donner, sçavoir: dix mille écus par mois. Car
+luy donner plus, c’est luy donner moyen de mal
+faire; et le Roy ne pouvant consentir qu’il
+meine avec luy les mauvais esprits qui l’ont
+perdu, il n’a pas besoin davantage pour luy et
+pour les gens de bien. Cependant, s’il faut passer
+jusqu’à quatre cent mille livres, je ne crois
+pas qu’il faille s’arrester pour peu de chose. Je
+suis entièrement à ceux qui m’aiment comme
+vous.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<i>Le cardinal</i> <span class='smcap'>de Richelieu</span>.
+</p>
+
+<p class="noindent">
+De Tarascon, ce dernier juin 1642.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span>
+Ou monsieur de La Rivière vient avec un
+simple compliment de parole et une confession
+de faute déguisée, ou il vient avec charge de
+descouvrir une partie de ce qui a esté fait.
+</p>
+
+<p>
+Si le premier, le Roi <i>doit adjouster foi (ou
+le témoigner) à ce qu’il dit</i>, et respondre qu’il
+pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de La
+Rivière luy rapporte ce qu’il a sur la conscience,
+qu’il n’en doit pas estre en peine:
+</p>
+
+<p>
+Si le second, il doit encore lui tesmoigner de
+croire que tout ce qu’il dit est tout, et respondre:
+«Ce que vous venez de descouvrir me surprend
+et ne me surprend pas.
+</p>
+
+<p>
+«Il me surprend, parce que je n’eusse pas attendu
+ce nouveau tesmoignage de manque d’affection
+de mon Frère. Il ne me surprend pas,
+parce que M. le Grand, estant pris, s’enquiert
+fort si on ne l’accuse point d’intelligence avec
+Monsieur.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur de La Rivière, je vous parleray
+franchement: ceux qui ont donné ces mauvais
+conseils à mon Frère ne doivent rien attendre de
+moi, que la rigueur de la justice: pour mon
+Frère, s’il me descouvre tout ce qu’il a fait sans
+réserve, il recevra des effets de ma bonté,
+comme il en a déjà receu plusieurs fois par le
+passé.»
+</p>
+
+<p>
+Quelque instance que La Rivière fasse d’avoir
+promesse d’un pardon général, sans obligation
+de descouvrir tout ce qui s’est passé, le Roy demeurera
+dans sa dernière response, luy disant
+qu’il ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de
+faire plus que Dieu, qui requiert un vrai repentir
+<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span>
+et une ingénue reconnoissance pour pardonner;
+</p>
+
+<p>
+Qu’il luy doit suffire qu’il l’asseure que Monsieur
+recevra les effets de sa bonté, s’il se gouverne
+envers Sa Majesté comme il doit, c’est-à-dire
+ainsi qu’il est dit cy-dessus.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+On voit que les rôles sont écrits mot
+pour mot, et que le Roi ne doit rien
+ajouter ni retrancher. Aussitôt l’agent
+de <span class='smcap'>Monsieur</span> (La Rivière) accourt, et le
+Cardinal l’envoie au Roi d’avance dicter
+sa réponse. Avec quelle souplesse chaque
+personnage obéit au directeur de cette
+sanglante comédie!
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Les observateurs politiques ne s’endorment
+pas: ils excitent Louis XIII par
+tous les moyens possibles contre le bouc
+émissaire sur qui tout péché doit retomber.
+On redouble de rigueurs avec
+le prisonnier.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au
+Cardinal:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy m’a dit qu’il croit que M. le Grand eût
+<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span>
+été capable <i>de se faire huguenot</i>. J’y ai
+adjousté qu’il se fût fait Turc pour régner et
+oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement
+donné. Sur quoi le Roy m’a dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je le crois...
+</p>
+
+<p>
+Sa Majesté m’a dit ce matin que Treville avoit
+entretenu M. le Marquis sur l’arrivée de M. le
+Grand à Montpellier, et qu’en entrant dans la citadelle
+il avoit dit:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il
+conspirer contre la patrie d’aussi bonne heure!
+Ce qu’elle avoit très-bien reçeu.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<i>M. des Noyers à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="right10">
+Paris, le 1<sup>er</sup> juillet.
+</p>
+
+<p>
+Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre
+M. le Grand, car elle a seu que, durant sa maladie,
+ce <i>misérable</i>, que M. le premier-président
+nomme fort bien le <i>perfide public</i>, avait dit du
+Roy:
+</p>
+
+<p>
+—Il traînera encore!
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Rien n’est oublié pour irriter Louis
+XIII, quoiqu’il nous soit difficile de sentir
+le sel du bon mot du premier-président.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span>
+Le même homme (des Noyers) écrit
+encore le 1<sup>er</sup> juillet 1642, de Pierrelatte:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations
+d’amour pour Monseigneur, et dans
+une exécration non pareille pour ce malheureux
+<i>perfide public</i>.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Ainsi le bulletin de la <i>colère royale</i> est
+envoyé au Cardinal heure par heure, et
+l’on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les
+parents des deux jeunes gens veulent
+supplier, on les arrête. M. de Chavigny
+écrit le 3 juillet 1642:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+L’abbé d’Effiat et l’abbé de Thou venoient trouver
+le Roy, à ce qu’on nous avoit assuré. Sa Majesté
+<i>a trouvé bon</i> qu’on envoyast au-devant d’eux
+pour leur recommander de se retirer.
+</p>
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+La correspondance est pressante. Le
+lendemain (4 juillet 1642), le Cardinal
+écrit de Tarascon:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Les énigmes les plus obscures commencent à
+s’expliquer: <i>le perfide public</i>, confessant au lieu
+où il est, <i>qu’il a eu de mauvais desseins contre
+la personne de M. le Cardinal, mais qu’il n’en a
+point eu que le Roy n’y ait consenti</i>; le mal est
+<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span>
+que la liberté qu’il a eue jusques à présent de se
+promener deux fois le jour, fait que ce discours
+commence d’être bien espandu en cette province,
+ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Une crainte mortelle agite le Cardinal
+qu’on ne vienne à savoir que le Roi a été
+de la conjuration: il rend la prison plus
+sévère. Il ajoute:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de
+soixante-six ans, a laissé promener M. le Grand
+deux fois le jour. Il n’y a que trois jours qu’il en
+usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les
+premiers ordres ont été perdus.
+</p>
+
+<p>
+M. de Bouillon n’a demandé qu’un médecin et
+deux valets de chambre; le <i>perfide public</i> a six
+personnes qui doivent être retranchées. Autrement,
+il est impossible qu’<i>il ne fasse sçavoir tout
+ce qu’il voudra</i>; jamais prince n’en eut davantage.
+</p>
+
+<p>
+Vous parlerez adroitement de ce que dessus,
+<i>sans me mettre en jeu aucunement</i>.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Comme il attend avec impatience un
+<i>bon commissaire</i>, il dit:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+J’attends M. de Chazé, que <i>nous essayerons par
+M. de Thou</i>.—Faites-le hâter par le Rhône, car
+le temps nous presse, et il est nécessaire que je
+sois icy pour l’aider à ses interrogations, que je
+lui donnerai <i>toutes digérées</i>.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span>
+Comme il faut envenimer la plaie du
+cœur royal, il n’oublie pas un trait qui
+puisse porter:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Il est bon que le <i>fidèle marquis de Mortemar</i>
+dise au Roy comme le <i>perfide public</i> disait que
+Fontrailles avoit dit un bon mot sur ses maladies,
+sçavoir, est:
+</p>
+
+<p>
+—<i>Il n’est pas encore assez mal.</i>
+</p>
+
+<p>
+Pour montrer comme le <i>perfide</i> et ses principaux
+confidents estoient mal intentionnez vers le
+Roy.
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+On voit que nulle légèreté de propos,
+nulle étourderie du jeune favori, vraie ou
+supposée, n’est omise par le rusé politique.
+Chavigny répond sur-le-champ et
+dans les mêmes termes:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le fidèle marquis n’a pu encore prendre son
+temps pour dire ce que M. le Cardinal a mandé:
+ce sera pour demain; nous verrons ce que le
+Roy en dira.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Puis, le lendemain, le même Chavigny
+écrit à la hâte:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de
+M. le Grand. Le Roy n’a pas manqué, aussitôt
+ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span>
+C’est-à-dire à lui-même: Il persifle
+ainsi Louis XIII sur sa docilité!
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Et je crois qu’il en fait de même à M. des
+Noyers.
+</p>
+
+<p>
+Le Roy m’a commandé expressément de le faire
+sçavoir à Son Eminence, et lui dire qu’il croyoit
+M. le Grand assez détestable pour avoir eu une
+si horrible pensée, et qu’il se souvient qu’il avoit
+<i>à Lyon plus de cinquante gentilshommes</i> qui
+dépendoient de luy.
+</p>
+
+<p>
+On n’a rien oublié pour entretenir Sa Majesté
+<i>en belle humeur</i>. Le Roy a répété plusieurs fois
+que M. le Grand estoit le plus grand menteur
+du monde. Ainsi on peut espérer que l’amitié est
+bien usée dans le cœur de Louis XIII.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Le 6 juillet 1642 (que l’on remarque
+cette rapidité), les deux créatures du
+Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers
+lui disaient le résultat de leurs insinuations:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Nous supplions très humblement Monseigneur
+de se mettre l’esprit en repos, et croire qu’il ne
+fut jamais si puissant auprès du Roy qu’il est,
+que sa présence opérera tout ce qu’elle voudra.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Le même jour, le Cardinal-Duc écrit
+au Roi très humblement et sur le ton
+<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span>
+d’une victime et d’un prêtre candide que
+le Roi défend.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Son Éminence au Roy.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu’il
+a pleu au Roy faire du mauvais dessein qu’avoit
+M. le Grand contre moy, contre un Cardinal, qui
+depuis vingt-cinq ans a, par la permission de
+Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus
+la malice de ce malheureux est grande, plus la
+bonté de Sa Majesté paroist. Du septiesme juillet
+1642.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Et le 7, il fait venir M. de Thou dans
+sa chambre, l’envoyant chercher dans la
+prison de Tarascon. J’ai sous les yeux ce
+curieux interrogatoire, et le donne tel
+qu’il a été conservé mot pour mot. Il n’est
+pas superflu de faire remarquer le ton
+de politesse exquise des deux personnages,
+dont aucun n’oublie le rang et le
+caractère de l’autre, et qui semblent
+toujours avoir dans la pensée leur
+vieil adage: <i>Un gentilhomme en vaut
+un autre.</i>
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span>
+<i>Interrogatoire et réponse de M. de Thou
+à Monseigneur le Cardinal-Duc, qui
+l’envoya querir en la prison du chasteau
+de Tarascon. (Journal de M. le cardinal
+de Richelieu, qu’il a fait durant le
+grand orage de la cour, en l’année 1642,
+et tiré des Mémoires qu’il a escrits de
+sa main M. DC. XLVIII.)</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de
+m’excuser de vous avoir donné la peine de venir
+icy.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, je la reçois avec
+honneur et faveur.
+</p>
+
+<p>
+Après, il lui fit donner une chaise près de son
+lit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de me
+dire l’origine des choses qui se sont passées cy-devant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, il n’y a personne
+qui le puisse mieux sçavoir que Votre Eminence.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Je n’ai point d’intelligence en
+Espagne pour le sçavoir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Le Roy en ayant donné l’ordre,
+Monseigneur, cela n’a peu estre sans vous l’avoir
+fait connoistre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous escrit à Rome et
+en Espagne?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, par le commandement
+du Roy.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Estes-vous secrétaire d’Etat
+pour l’avoir fait?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Non, Monseigneur; mais le Roy
+me l’avait commandé, je n’ai peu faillir de le
+faire.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous quelque pouvoir
+de cela?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, la parole du
+Roy, et un commandement de le faire par escrit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Si est-ce que M. de Cinq-Mars
+n’en a rien dit?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Il a eu tort, Monseigneur, de ne
+l’avoir dit; car il a receu le commandement aussi
+bien que moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Où sont ces commandements?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ils sont en bonnes mains, pour
+les produire quand il en sera besoin.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Mais c’est là ce qu’il faut éviter. Le
+Cardinal ne veut pas savoir que le Roi a
+donné des ordres contre lui. Il demande
+à Paris des commissaires, un surtout
+qu’il désigne, M. de Lamon, pour aider
+M. de Chazé à de nouveaux interrogatoires
+dirigés contre ce de Thou si imposant,
+si ferme, si grave, si loyal et si redoutable
+par sa vertu.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que ce jeune magistrat parle
+ainsi, Gaston d’Orléans, <span class='smcap'>Monsieur</span>, le
+frère du Roi, envoie sa confession et se
+met à genoux, en ces termes:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span>
+<p>
+Gaston, fils de France, frère unique du Roy,
+estant touché d’un véritable repentir d’avoir
+<i>encore</i> manqué à la fidélité que je dois au Roy
+mon seigneur, et désirant me rendre digne de la
+grâce et du pardon, j’avoue sincèrement toutes
+les choses dont je suis coupable.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Suivent les accusations contre M. le
+Grand, sur qui il rejette noblement toute
+l’affaire.
+</p>
+
+<p>
+Puis une seconde confession accompagne
+la première, touchant l’autre péché:
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="right5">
+D’Aigueperce, le 7 juillet.
+</p>
+
+<p>
+Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon
+cousin le Cardinal de Richelieu quelle est mon
+extrême douleur d’avoir pris des liaisons et correspondances
+avec ses ennemis... je proteste
+devant Dieu, et prie M. le Cardinal de croire que
+je n’ai pas eu plus grande connoissance de ce qui
+peut regarder sa personne, et que, pour mourir,
+je n’aurois jamais presté ny l’oreille ny le cœur
+à la moindre proposition qui eust esté contre elle,
+etc., etc.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+La politesse de la frayeur ne peut aller
+plus loin et plus bas assurément.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span>
+Mais le maître n’est pas content encore
+de ces mensonges et de ces humiliations.
+</p>
+
+<p>
+Il envoie ses ordres sur ce qui doit
+être dit par <span class='smcap'>Monsieur</span>, s’il veut qu’on lui
+permette de rester dans le royaume et
+qu’on lui donne de quoi vivre.
+</p>
+
+<p>
+On confrontera <span class='smcap'>Monsieur</span> et M. de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Instructions de Son Éminence</i>.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera
+la personne de <span class='smcap'>Monsieur</span>, <span class='smcap'>Monsieur</span> lui doit dire:
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de
+différente qualité, nous nous trouvons en mesme
+peine, mais il faut que nous ayons recours à
+mesme remède. Je confesse notre faute et supplie
+le Roy de la pardonner.»
+</p>
+
+<p>
+Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et
+demeurera d’accord de ce qu’aura dit <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+ou il voudra faire l’innocent; en quel cas <span class='smcap'>Monsieur</span>
+lui dira:
+</p>
+
+<p>
+«Vous m’avez parlé en tel lieu, vous m’avez
+dit cela, vous vinstes à Saint-Germain me trouvez
+en mon escurie avec M. de Bouillon (tel et moy,
+tels et tels)»... Ensuite <span class='smcap'>Monsieur</span> dira le reste
+de l’histoire.
+</p>
+
+<p>
+Il fera de même lorsqu’on luy amènera M. de
+Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Il se contentera de la promesse de rester dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span>
+le royaume, sans jamais prétendre charge ny
+emploi.
+</p>
+
+<p>
+Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur
+cette affaire, <i>qui peut estre celle de la plus
+grande importance qui soit jamais arrivée en ce
+royaume de cette nature</i>.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Mais <span class='smcap'>Monsieur</span> fait beaucoup de difficulté
+de se laisser confronter aux accusés;
+il craint de manquer d’assurance
+devant eux. Le Roi n’ose l’exiger de son
+frère; il faut trouver un biais; le chancelier
+Séguier le trouve et l’envoie bien
+vite:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+J’ai proposé au Roy de mander MM. Talon,
+conseiller d’Estat et advocat général, Le Bret et
+du Bignon, qui ont tous grande connoissance de
+matières criminelles, pour conférer avec moy sur
+toutes les propositions que je lui ferai.
+</p>
+
+<p>
+Leur advis est que l’on peut dispenser <span class='smcap'>Monsieur</span>
+d’être présent à la lecture de sa déclaration aux
+accusés.
+</p>
+
+<p>
+Cet advis est appuyé d’exemples et de raisons;
+quant aux exemples, nous avons la procédure faite
+de La Mole et de Coconas, accusés de lèze-majesté.
+En ce procès, les déclarations du Roy de
+Navarre et du duc d’Alençon furent receues et
+leues aux accusés sans confrontation, encore qu’ils
+l’eussent demandée.
+</p>
+
+<p>
+... Une déposition d’un témoin avec des <i>présomptions
+<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span>
+infaillibles servent de preuve et de
+conviction</i> contre un accusé en <i>crime de lèze-majesté</i>:
+ce qui n’est pas aux autres crimes.
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+On voit que le chancelier y met fort
+bonne volonté.
+</p>
+
+<p>
+Suit l’avis donné par Jacques Talon et
+Hierosme Bignon et Omer Talon, décidant
+«qu’aucun <i>fils de France</i> n’a esté
+ouy dans aucun procès, et que leur <i>déclaration</i>
+sert de preuve sans confrontation.»
+</p>
+
+<p>
+Le chancelier reçoit la déclaration de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, en compagnie des juges, sieurs
+de Laubardemont, Marca, de Paris,
+Champigny, Miraumesnil, de Chazé et
+de Sève, dans laquelle le duc d’Orléans
+avoue: <i>avoir donné deux blancs signés
+à Fontrailles pour traiter avec le roi d’Espagne</i>,
+à l’instigation de M. le Grand; il
+le présente comme ayant séduit aussi
+M. de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Après ces écrits, le Cardinal est armé
+de toutes pièces, et, sûr du succès, il
+peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis
+<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span>
+que l’on juge à Lyon Cinq-Mars et
+de Thou qu’il abandonne, il va remettre
+la main sur le Roi et faire grâce à <span class='smcap'>Monsieur</span>
+moyennant sa nullité politique, et
+à M. de Bouillon en échange de la place
+de Sedan.
+</p>
+
+<p>
+Le rapport du procès est très curieux
+à lire et trop volumineux pour être
+copié ici; il se trouve à la suite des
+interrogatoires. Le rapporteur charge
+ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé
+légèrement sur <span class='smcap'>Monsieur</span> et le duc de
+Bouillon:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement
+d’estre complice de cette conjuration, mais
+ensuite d’en estre auteur et promoteur.
+</p>
+
+<p>
+M. le Grand empoisonne l’esprit de <span class='smcap'>Monsieur</span>
+par des craintes imaginaires et supposées par lui.
+Voilà un crime.
+</p>
+
+<p>
+Pour se garantir de ses terreurs, <i>il le porte</i> à
+faire un parti dans l’Estat. En voilà deux.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à s’unir à l’Espagne. C’en est un
+troisième.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à ruiner M. le Cardinal, <i>et le faire
+chasser des affaires</i>. C’en est un quatrième.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à faire la guerre en France pendant
+le siége de Perpignan, pour interrompre le
+cours du bonheur de cet Estat. C’en est un cinquième.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span>
+Il dresse lui-même le <i>traité</i> d’Espagne. C’en
+est un sixième.
+</p>
+
+<p>
+Il produit Fontrailles à <span class='smcap'>Monsieur</span> pour estre
+envoyé pour le traité, et envoyé à M. le comte
+d’Aubijoux. Ces suites <i>peuvent être estimées un</i>
+septième crime, ou au moins l’accomplissement
+de tous les autres.
+</p>
+
+<p>
+Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui
+touche la personne des ministres des princes
+estant réputé, par les lois anciennes et constitutions
+des empereurs, de pareil poids que <i>ceux
+qui touchent leurs propres personnes</i>.
+</p>
+
+<p>
+Un ministre <i>sert bien</i> son prince et son Estat,
+on l’oste à tous les deux, c’est tout de mesme que
+qui priveroit le premier d’un bras et le second
+d’une partie de sa puissance.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Je livre ces arguments aux réflexions des
+jurisconsultes. Ils penseront peut-être
+qu’il y eût eu quelque réponse à faire si
+l’on eût regardé comme possible de répondre
+à ces absurdités d’un pouvoir
+sans contrôle. Le grand fait du traité
+d’Espagne suffisait, et je ne transcris ce
+que le rapporteur ajoute que pour montrer
+l’acharnement qui lui était prescrit
+contre l’ennemi, le rival de faveur du
+premier ministre<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span>
+Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent,
+moins hautain et plus habile, il
+ne devait pas se mettre dans son tort en
+traitant avec l’étranger. Il pouvait renverser
+le Cardinal à moins de frais et
+sans s’attacher au front l’écriteau <i>d’allié
+de l’étranger</i>, toujours détesté des nations
+monarchiques ou républicaines,
+celui du connétable de Bourbon et de
+Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et
+n’avait pas la tête tout entière aux grandes
+affaires. Il agissait trop vite, hâté par la
+passion, contre un homme d’expérience
+qui savait attendre avec froideur et
+mettre son ennemi dans son tort.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Sur l’interrogatoire secret.</i>
+</p>
+
+<p class="small center noindent">
+(Extrait des registres.)
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que
+la plus forte passion qui l’avoit emporté à ce
+qu’il avoit fait estoit de mettre hors des affaires
+<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span>
+M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion
+qu’il ne pouvoit vaincre ny modérer.
+</p>
+
+<p>
+Il disoit que six choses lui avoient donné cette
+adversion.
+</p>
+
+<p>
+1. La première, qu’après le siége d’Arras, à
+la fin duquel il s’estoit trouvé, M. le Cardinal
+avoit parlé de luy comme d’une personne qui
+n’avoit pas tesmoigné beaucoup de cœur.
+</p>
+
+<p>
+2. Qu’après l’alliance de M. le marquis de Sourdis
+et de son frère, le Cardinal avoit dit que
+M. de Sourdis avoit faict honneur à sa maison.
+</p>
+
+<p>
+3. Qu’ayant souhaité d’estre fait Duc et Pair,
+M. le Cardinal en avoit destourné le Roy.
+</p>
+
+<p>
+4. Qu’il s’estoit senti obligé de prendre la protection
+de M. l’archevesque de Bordeaux, lequel
+il avoit cru qu’on vouloit perdre.
+</p>
+
+<p>
+5. <i>Que luy parlant de la princesse Marie, il
+dit que sa mère vouloit faire le mariage de luy
+avec elle</i>; Son Eminence dict que <i>sa mère,
+M<sup>me</sup> d’Effiat, estoit une folle, et que si la princesse
+Marie avoit cette pensée, qu’elle estoit plus
+folle encore</i>. Qu’ayant été proposée pour femme
+de <span class='smcap'>Monsieur</span>, il auroit bien de la vanité et de la
+présomption de la prétendre; que c’estoit ridicule.
+</p>
+
+<p>
+6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que
+le Roy l’eust admis au conseil, et l’en avoit faict
+sortir.
+</p>
+
+</div>
+
+<h2 id="tdm2">
+<span class="xlarge">TABLE</span>
+</h2>
+
+<hr class="c10" />
+
+<table id="tdm" summary="" class="sep2">
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Réflexions sur la vérité dans l’art</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#intro">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre I.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les adieux</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_1">19</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre II.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La rue</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_2">63</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre III.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le bon prêtre</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_3">85</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le procès</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_4">110</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre V.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le martyre</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_5">131</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le songe</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_6">152</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le cabinet</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_7">171</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’entrevue</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_8">218</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le siège</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_9">245</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre X.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les récompenses</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_10">271</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les méprises</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_11">297</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La veillée</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_12">319</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’Espagnol</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_13">353</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#notes1">375</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<hr class="c25 sep4" />
+
+<p class="center noindent">
+Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span>
+</p>
+
+<div class='footnotes newpage'>
+
+<h2>Notes de bas de page</h2>
+
+<div class='footnote' id='FN_1'>
+<p>
+<a href='#FA_1'>[1]</a> Treize éditions réelles de formats divers et
+des traductions dans toutes les langues peuvent
+en être la preuve.
+</p>
+
+<p class="right5">
+(<i>Note de l’Éditeur.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_2'>
+<p>
+<a href='#FA_2'>[2]</a> De nos jours un général russe n’a-t-il pas
+renié l’incendie de Moscou, que nous avons fait
+tout romain, et qui demeurera tel? Un général
+français n’a-t-il pas nié le mot du champ de
+bataille de Waterloo qui l’immortalisera? Et si
+le respect d’un évènement sacré ne me retenait,
+je rappellerais qu’un prêtre a cru devoir désavouer
+publiquement un mot sublime qui restera
+comme le plus beau qui ait été prononcé sur
+un échafaud: <i>Fils de saint Louis, montez au
+ciel!</i> Lorsque je connus tout dernièrement son
+auteur véritable, je m’affligeai tout d’abord de
+la perte de mon illusion, mais bientôt je fus
+consolé par une idée qui honore l’humanité à
+mes yeux. Il me semble que la France a consacré
+ce mot, parce qu’elle a éprouvé le besoin de se
+réconcilier avec elle-même, de s’étourdir sur
+son énorme égarement, et de croire qu’alors
+il se trouva un honnête homme qui osa parler
+haut.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_3'>
+<p>
+<a href='#FA_3'>[3]</a> Il y resta douze ans.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_4'>
+<p>
+<a href='#FA_4'>[4]</a> La France et l’armée étaient divisées en
+Royalistes et Cardinalistes.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_5'>
+<p>
+<a href='#FA_5'>[5]</a> Mars 1826. — 2 vol. in-18.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_6'>
+<p>
+<a href='#FA_6'>[6]</a> Juin 1826. — 4 vol. in-12.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_7'>
+<p>
+<a href='#FA_7'>[7]</a> Chapitre <span class='smcap'>XXIV</span>, intitulé <span class='smcap'>Le Travail</span>.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_8'>
+<p>
+<a href='#FA_8'>[8]</a> Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement
+comiques que celui-ci répété si souvent: <i>Il le porte
+à</i>, etc. <span class='smcap'>Monsieur</span> se trouve ainsi présenté comme un écolier
+au-dessous de l’âge de raison et irresponsable, que son
+gouverneur porte à quelques petites erreurs. Gouverneur
+de <i>vingt-deux ans</i>, élève de <i>trente-quatre</i>. Sanglante
+facétie!
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p>
+
+<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p>
+
+<ul>
+<li>p. 20, ajout d’une virgule après «qu’entourent des bosquets»;</li>
+<li>p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était éblouissante»);</li>
+<li>p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux châtains»);</li>
+<li>p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de femmes et d’hommes
+de la lie du peuple s’agitait»);</li>
+<li>p. 122, ajout d’un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;</li>
+<li>p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et nasillardes»);</li>
+<li>p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j’ai un diadème»);</li>
+<li>p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);</li>
+<li>p. 223, ajout d’une virgule manquante après «et» dans «et, du plus loin qu’ils le voyaient venir»;</li>
+<li>p. 236, suppression d’une virgule parasite dans «l’éternité s’approche pour moi»;</li>
+<li>p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses gardes était à son côté.»;</li>
+<li>p. 284, «qui» corrigé en «que» («et que pourront imiter les diplomates»);</li>
+<li>p. 298, ajout d’un point-virgule manquant après «le cheval gris»;</li>
+<li>p. 328, ajout d’un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;</li>
+<li>p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;</li>
+<li>p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau de fer,»);</li>
+<li>p. 352, ajout d’une virgule manquante après «des mains de sa victime,»;</li>
+<li>p. 378, ajout d’une virgule manquante après «aux plus pures,»;</li>
+<li>p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;</li>
+<li>p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» («il faut descouvrir les auteurs»);</li>
+<li>p. 403, ajout d’un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, quoyque».</li>
+</ul>
+
+<p>
+Les variations dans l’orthographe n’ont pas été corrigées. On trouve par exemple «siége»
+et «siège», «évènement» et «événement», ou encore «Reine mère», «Reine-Mère»,
+«reine-mère» et «Reine-mère».
+</p>
+
+<p>
+En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer».
+</p>
+
+<p class="bot25">En page 359, la phrase</p>
+ <p class="i2 small bot25 sep25 left5">Que vous importe,
+ pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut?
+ </p>
+<p class="bot25 sep25">est incomplète dans cette édition. Il faut lire:</p>
+ <p class="i2 small sep25 left5">
+ Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied des autels
+ que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr s’il le faut?
+</p>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44198 ***</div>
+</body>
+</html>
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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+The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Cinq-Mars, (Tome I of 2)
+ ou, Une conjuration sous Louis XIII
+
+Author: Alfred de Vigny
+
+Illustrator: Pierre Georges Jeanniot
+
+Release Date: November 16, 2013 [EBook #44198]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/American Libraries.)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Note de transcription:
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée.
+
+Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
+
+
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+ PAR LE COMTE
+ ALFRED DE VIGNY
+
+ AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+ _Reproduits en fac simile._
+
+ TOME PREMIER
+
+ PARIS
+ G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+ ÉDITEURS
+
+ 1882
+
+
+
+
+RÉFLEXIONS SUR LA VÉRITÉ DANS L'ART
+
+
+L'étude du destin général des sociétés n'est pas moins nécessaire
+aujourd'hui dans les écrits que l'analyse du coeur humain. Nous sommes
+dans un temps où l'on veut tout connaître et où l'on cherche la source
+de tous les fleuves. La France surtout aime à la fois l'Histoire et
+le Drame, parce que l'une retrace les vastes destinées de l'HUMANITÉ,
+et l'autre le sort particulier de l'HOMME. C'est là toute la vie. Or,
+ce n'est qu'à la Religion, à la Philosophie, à la Poésie pure, qu'il
+appartient d'aller plus loin que la vie, au-delà des temps, jusqu'à
+l'éternité.
+
+Dans ces dernières années (et c'est peut-être une suite de nos
+mouvements politiques), l'Art s'est empreint d'histoire plus fortement
+que jamais. Nous avons tous les yeux attachés sur nos Chroniques, comme
+si, parvenus à la virilité en marchant vers de plus grandes choses,
+nous nous arrêtions un moment pour nous rendre compte de notre jeunesse
+et de ses erreurs. Il a donc fallu doubler l'INTÉRÊT en y ajoutant le
+SOUVENIR.
+
+Comme la France allait plus loin que les autres nations dans cet amour
+des faits, et que j'avais choisi une époque récente et connue, je crus
+aussi ne pas devoir imiter les étrangers, qui, dans leurs tableaux,
+montrent à peine à l'horizon les hommes dominants de leur histoire;
+je plaçai les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux
+acteurs de cette tragédie dans laquelle j'avais dessein de peindre les
+trois sortes d'ambition qui nous peuvent remuer, et, à côté d'elles, la
+beauté du sacrifice de soi-même à une généreuse pensée. Un traité sur
+la chute de la féodalité, sur la position extérieure et intérieure de
+la France au XVIIe siècle, sur la question des alliances avec les armes
+étrangères, sur la justice aux mains des parlements ou des commissions
+secrètes, et sur les accusations de sorcellerie, n'eût pas été lu
+peut-être; le roman le fut.
+
+Je n'ai point dessein de défendre ce dernier système de composition
+plus historique, convaincu que le germe de la grandeur d'une oeuvre est
+dans l'ensemble des idées et des sentiments d'un homme, et non pas dans
+le genre qui leur sert de forme. Le choix de telle époque nécessitera
+cette MANIÈRE, telle autre la devra repousser; ce sont là des secrets
+du travail de la pensée qu'il n'importe point de faire connaître. A
+quoi bon qu'une théorie nous apprenne pourquoi nous sommes charmés?
+Nous entendons les sons de la harpe; mais sa forme élégante nous cache
+les ressorts de fer. Cependant, puisqu'il m'est prouvé que ce livre
+a en lui quelque vitalité[1], je ne puis m'empêcher de jeter ici ces
+réflexions sur la liberté que doit avoir l'imagination d'enlacer dans
+ses noeuds formateurs toutes les figures principales d'un siècle, et,
+pour donner plus d'ensemble à leurs actions, de faire céder parfois la
+réalité des faits à l'IDÉE que chacun d'eux doit représenter aux yeux
+de la postérité; enfin sur la différence que je vois entre la VÉRITÉ de
+l'Art et le VRAI du Fait.
+
+ [1] Treize éditions réelles de formats divers et des traductions
+ dans toutes les langues peuvent en être la preuve.
+
+ (_Note de l'Éditeur._)
+
+De même que l'on descend dans sa conscience pour juger des actions qui
+sont douteuses pour l'esprit, ne pourrions-nous pas aussi chercher
+en nous-mêmes le sentiment primitif qui donne naissance aux formes
+de la pensée, toujours indécises et flottantes? Nous trouverions dans
+notre coeur plein de trouble, où rien n'est d'accord, deux besoins qui
+semblent opposés, mais qui se confondent, à mon sens, dans une source
+commune; l'un est l'amour du VRAI, l'autre l'amour du FABULEUX. Le jour
+où l'homme a raconté sa vie à l'homme, l'Histoire est née. Mais à quoi
+bon la mémoire des faits véritables, si ce n'est à servir d'exemple
+de bien ou de mal? Or les exemples que présente la succession lente
+des événements sont épars et incomplets; il leur manque toujours un
+enchaînement palpable et visible, qui puisse amener sans divergence
+à une conclusion morale; les actes de la famille humaine sur le
+théâtre du monde ont sans doute un ensemble, mais le sens de cette
+vaste tragédie qu'elle y joue ne sera visible qu'à l'oeil de Dieu,
+jusqu'au dénoûment qui le révélera peut-être au dernier homme. Toutes
+les philosophies se sont en vain épuisées à l'expliquer, roulant sans
+cesse leur rocher, qui n'arrive jamais et retombe sur elles, chacune
+élevant son frêle édifice sur la ruine des autres et le voyant crouler
+à son tour. Il me semble donc que l'homme, après avoir satisfait
+à cette première curiosité des faits, désira quelque chose de plus
+complet, quelque groupe, quelque réduction, à sa portée et à son usage,
+des anneaux de cette vaste chaîne d'événements que sa vue ne pouvait
+embrasser; car il voulait aussi trouver, dans les récits, des exemples
+qui pussent servir aux vérités morales dont il avait la conscience;
+peu de destinées particulières suffisaient à ce désir, n'étant que
+les parties incomplètes du TOUT insaisissable de l'histoire du monde;
+l'une était pour ainsi dire un quart, l'autre une moitié de preuve;
+l'imagination fit le reste et les compléta. De là, sans doute, sortit
+la fable.--L'homme la créa vraie, parce qu'il ne lui est pas donné de
+voir autre chose que lui-même et la nature qui l'entoure; mais il la
+créa VRAIE d'une VÉRITÉ toute particulière.
+
+Cette VÉRITÉ toute belle, tout intellectuelle, que je sens, que je vois
+et voudrais définir, dont j'ose ici distinguer le nom de celui du VRAI,
+pour me mieux faire entendre, est comme l'âme de tous les arts. C'est
+un choix du signe caractéristique dans toutes les beautés et toutes
+les grandeurs du VRAI visible; mais ce n'est pas lui-même, c'est mieux
+que lui; c'est un ensemble idéal de ses principales formes, une teinte
+lumineuse qui comprend ses plus vives couleurs, un baume enivrant
+de ses parfums les plus purs, un élixir délicieux de ses sucs les
+meilleurs, une harmonie parfaite de ses sons les plus mélodieux; enfin
+c'est une somme complète de toutes ses valeurs. A cette seule VÉRITÉ
+doivent prétendre les oeuvres de l'Art qui sont une représentation
+morale de la vie, les oeuvres dramatiques. Pour l'atteindre, il faut
+sans doute commencer par connaître tout le VRAI de chaque siècle, être
+imbu profondément de son ensemble et de ses détails; ce n'est là qu'un
+pauvre mérite d'attention, de patience et de mémoire; mais ensuite il
+faut choisir et grouper autour d'un centre inventé: c'est là l'oeuvre
+de l'imagination et de ce grand BON SENS qui est le génie lui-même.
+
+A quoi bon les Arts, s'ils n'étaient que le redoublement et la
+contre-épreuve de l'existence? Eh! bon Dieu, nous ne voyons que trop
+autour de nous la triste et désenchanteresse réalité: la tiédeur
+insupportable des demi-caractères, des ébauches de vertus et de vices,
+des amours irrésolus, des haines mitigées, des amitiés tremblotantes,
+des doctrines variables, des fidélités qui ont leur hausse et leur
+baisse, des opinions qui s'évaporent; laissez-nous rêver que parfois
+ont paru des hommes plus forts et plus grands, qui furent des bons ou
+des méchants plus résolus; cela fait du bien. Si la pâleur de votre
+VRAI nous poursuit dans l'Art, nous fermerons ensemble le théâtre et
+le livre pour ne pas le rencontrer deux fois. Ce que l'on veut des
+oeuvres qui font mouvoir des fantômes d'hommes, c'est, je le répète,
+le spectacle philosophique de l'homme profondément travaillé par les
+passions de son caractère et de son temps; c'est donc la VÉRITÉ de cet
+homme et de ce TEMPS, mais tous deux élevés à une puissance supérieure
+et idéale qui en concentre toutes les forces. On la reconnaît, cette
+VÉRITÉ, dans les oeuvres de la pensée, comme l'on se récrie sur la
+ressemblance d'un portrait dont on n'a jamais vu l'original; car un
+beau talent peint la vie plus encore que le vivant.
+
+Pour achever de dissiper sur ce point les scrupules de quelques
+consciences littérairement timorées que j'ai vues saisies d'un
+trouble tout particulier en considérant la hardiesse avec laquelle
+l'imagination se jouait des personnages les plus graves qui aient
+jamais eu vie, je me hasarderai jusqu'à avancer que, non dans son
+entier, je ne l'oserais dire, mais dans beaucoup de ces pages, et qui
+ne sont peut-être pas les moins belles, L'HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE
+PEUPLE EST L'AUTEUR.--L'esprit humain ne me semble se soucier du VRAI
+que dans le caractère général d'une époque; ce qui lui importe surtout,
+c'est la masse des événements et les grands pas de l'humanité qui
+emportent les individus; mais, indifférent sur les détails, il les aime
+moins réels que beaux, ou plutôt grands et complets.
+
+Examinez de près l'origine de certaines actions, de certains cris
+héroïques qui s'enfantent on ne sait comment: vous les verrez sortir
+tout faits des ON DIT et des murmures de la foule, sans avoir
+en eux-mêmes autre chose qu'une ombre de vérité; et pourtant ils
+demeureront historiques à jamais.--Comme par plaisir et pour se jouer
+de la postérité, la voix publique invente des mots sublimes pour les
+prêter, de leur vivant même et sous leurs yeux, à des personnages qui,
+tout confus, s'en excusent de leur mieux comme ne méritant pas tant de
+gloire[2] et ne pouvant porter si haute renommée. N'importe, on n'admet
+point leurs réclamations; qu'ils les crient, qu'ils les écrivent,
+qu'ils les publient, qu'ils les signent, on ne veut pas les écouter,
+leurs paroles sont sculptées dans le bronze, les pauvres gens demeurent
+historiques et sublimes malgré eux. Et je ne vois pas que tout cela se
+soit fait seulement dans les âges de barbarie, cela se passe à présent
+encore, et accommode l'Histoire de la veille au gré de l'opinion
+générale, muse tyrannique et capricieuse qui conserve l'ensemble et
+se joue du détail. Eh! qui de vous n'a assisté à ses transformations?
+Ne voyez-vous pas de vos yeux la chrysalide du FAIT prendre par degré
+les ailes de la FICTION? Formé à demi par les nécessités du temps,
+un FAIT est enfoui tout obscur et embarrassé, tout naïf, tout rude,
+quelquefois mal construit, comme un bloc de marbre non dégrossi;
+les premiers qui le déterrent et le prennent en main le voudraient
+autrement tourné, et le passent à d'autres mains déjà un peu arrondi;
+d'autres le polissent en le faisant circuler; en moins de rien, il
+arrive au grand jour transformé en statue impérissable. Nous nous
+récrions; les témoins oculaires et auriculaires entassent réfutations
+sur explications; les savants fouillent, feuillettent et écrivent; on
+ne les écoute pas plus que les humbles héros qui se renient; le torrent
+coule et emporte le tout sous la forme qu'il lui a plu de donner à
+ces actions individuelles. Qu'a-t-il fallu pour toute cette oeuvre?
+Un rien, un mot; quelquefois le caprice d'un journaliste désoeuvré. Et
+y perdons-nous? Non. Le fait adopté est toujours mieux composé que le
+vrai, et n'est même adopté que parce qu'il est plus beau que lui; c'est
+que l'HUMANITÉ ENTIÈRE a besoin que ses destinées soient pour elle-même
+une suite de leçons; plus indifférente qu'on ne pense sur la RÉALITÉ
+DES FAITS, elle cherche à perfectionner l'événement pour lui donner une
+grande signification morale; sentant bien que la succession des scènes
+qu'elle joue sur la terre n'est pas une comédie, et que, puisqu'elle
+avance, elle marche à un but dont il faut chercher l'explication
+au-delà de ce qui se voit.
+
+ [2] De nos jours un général russe n'a-t-il pas renié l'incendie de
+ Moscou, que nous avons fait tout romain, et qui demeurera tel? Un
+ général français n'a-t-il pas nié le mot du champ de bataille de
+ Waterloo qui l'immortalisera? Et si le respect d'un évènement sacré
+ ne me retenait, je rappellerais qu'un prêtre a cru devoir désavouer
+ publiquement un mot sublime qui restera comme le plus beau qui
+ ait été prononcé sur un échafaud: _Fils de saint Louis, montez au
+ ciel!_ Lorsque je connus tout dernièrement son auteur véritable, je
+ m'affligeai tout d'abord de la perte de mon illusion, mais bientôt
+ je fus consolé par une idée qui honore l'humanité à mes yeux. Il
+ me semble que la France a consacré ce mot, parce qu'elle a éprouvé
+ le besoin de se réconcilier avec elle-même, de s'étourdir sur son
+ énorme égarement, et de croire qu'alors il se trouva un honnête
+ homme qui osa parler haut.
+
+Quant à moi, j'avoue que je sais bon gré à la voix publique d'en
+agir ainsi, car souvent sur la plus belle vie se trouvent des taches
+bizarres et des défauts d'accord qui me font peine lorsque je les
+aperçois. Si un homme me paraît un modèle parfait d'une grande et
+noble faculté de l'âme, et que l'on vienne m'apprendre quelque ignoble
+trait qui le défigure, je m'en attriste, sans le connaître, comme d'un
+malheur qui me serait personnel, et je voudrais presque qu'il fût mort
+avant l'altération de son caractère.
+
+Aussi, lorsque la MUSE (et j'appelle ainsi l'Art tout entier, tout
+ce qui est du domaine de l'imagination, à peu près comme les anciens
+nommaient MUSIQUE l'éducation entière), lorsque la MUSE vient raconter,
+dans ses formes passionnées, les aventures d'un personnage que je sais
+avoir vécu, et qu'elle recompose ses événements, selon la plus grande
+idée de vice ou de vertu que l'on puisse concevoir de lui, réparant
+les vides, voilant les disparates de sa vie et lui rendant cette
+unité parfaite de conduite que nous aimons à voir représentée même
+dans le mal; si elle conserve d'ailleurs la seule chose essentielle à
+l'instruction du monde, le génie de l'époque, je ne sais pourquoi l'on
+serait plus difficile avec elle qu'avec cette voix des peuples qui fait
+subir chaque jour à chaque fait de si grandes mutations.
+
+Cette liberté, les anciens la portaient dans l'histoire même; ils
+n'y voulaient voir que la marche générale et le large mouvement des
+sociétés et des nations, et, sur ces grands fleuves déroulés dans
+un cours bien distinct et bien pur, ils jetaient quelques figures
+colossales, symboles d'un grand caractère et d'une haute pensée. On
+pourrait presque calculer géométriquement que, soumise à la double
+composition de l'opinion et de l'écrivain, leur histoire nous arrive de
+troisième main et éloignée de deux degrés de la vérité du fait.
+
+C'est qu'à leurs yeux l'Histoire aussi était une oeuvre de l'Art; et,
+pour avoir méconnu que c'est là sa nature, le monde chrétien tout
+entier a encore à désirer un monument historique pareil à ceux qui
+dominent l'ancien monde et consacrent la mémoire de ses destinées,
+comme ses pyramides, ses obélisques, ses pylônes et ses portiques
+dominent encore la terre qui lui fut connue, et y consacrent la
+grandeur antique.
+
+Si donc nous trouvons partout les traces de ce penchant à déserter le
+POSITIF, pour apporter l'IDÉAL jusque dans les annales, je crois qu'à
+plus forte raison l'on doit s'abandonner à une grande indifférence
+de la réalité historique pour juger les oeuvres dramatiques, poèmes,
+romans ou tragédies, qu'empruntent à l'histoire des personnages
+mémorables. L'ART ne doit jamais être considéré que dans ses rapports
+avec sa BEAUTÉ IDÉALE. Il faut le dire, ce qu'il y a de VRAI n'est que
+secondaire, c'est seulement une illusion de plus dont il s'embellit, un
+de nos penchants qu'il caresse. Il pourrait s'en passer, car la VÉRITÉ
+dont il doit se nourrir est la _vérité d'observation sur la nature
+humaine, et non l'authenticité du fait_. Les noms des personnages ne
+font rien à la chose.
+
+L'_Idée_ est tout. Le nom propre n'est rien que l'exemple et la preuve
+de l'idée.
+
+Tant mieux pour la mémoire de ceux que l'on choisit pour représenter
+des idées philosophiques ou morales; mais, encore une fois, la question
+n'est pas là: l'imagination fait d'aussi belles choses sans eux;
+elle est une puissance toute créatrice; les êtres fabuleux qu'elle
+anime sont doués de vie autant que les êtres réels qu'elle ranime.
+Nous croyons à Othello comme à Richard III, dont le monument est à
+Westminster; à Lovelace et à Clarisse autant qu'à Paul et à Virginie,
+dont les tombes sont à l'île de France. C'est du même oeil qu'il faut
+voir jouer ses personnages et ne demander à la MUSE que sa VÉRITÉ plus
+belle que le VRAI; soit que, rassemblant les traits d'un CARACTÈRE
+épars dans mille individus complets, elle en compose un TYPE dont le
+nom seul est imaginaire; soit qu'elle aille choisir sous leur tombe
+et toucher de sa chaîne galvanique les morts dont on sait de grandes
+choses, les force à se lever encore et les traîne, tout éblouis, au
+grand jour, où dans le cercle qu'a tracé cette fée ils reprennent à
+regret leurs passions d'autrefois et recommencent par-devant leurs
+neveux le triste drame de la vie.
+
+ Écrit en 1827.
+
+
+
+
+[Illustration]
+
+
+
+
+CINQ-MARS
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LES ADIEUX
+
+ Fare thee well, and if for ever,
+ Still for ever fare thee well.
+
+ LORD BYRON.
+
+ Adieu! et, si c'est pour toujours, pour toujours encore adieu...
+
+
+Connaissez-vous cette contrée que l'on a surnommée le jardin de
+la France, ce pays où l'on respire un air si pur dans des plaines
+verdoyantes arrosées par un grand fleuve? Si vous avez traversé,
+dans les mois d'été, la belle Touraine, vous aurez longtemps suivi la
+Loire paisible avec enchantement, vous aurez regretté de ne pouvoir
+déterminer, entre les deux rives, celle où vous choisiriez votre
+demeure, pour y oublier les hommes auprès d'un être aimé. Lorsque
+l'on accompagne le flot jaune et lent du beau fleuve, on ne cesse
+de perdre ses regards dans les riants détails de la rive droite. Des
+vallons peuplés de jolies maisons blanches qu'entourent des bosquets,
+des coteaux jaunis par les vignes ou blanchis par les fleurs du
+cerisier, de vieux murs couverts de chèvrefeuilles naissants, des
+jardins de roses d'où sort tout à coup une tour élancée, tout rappelle
+la fécondité de la terre ou l'ancienneté de ses monuments, et tout
+intéresse dans les oeuvres de ses habitants industrieux. Rien ne leur a
+été inutile: il semble que, dans leur amour d'une aussi belle patrie,
+seule province de France que n'occupa jamais l'étranger, ils n'aient
+pas voulu perdre le moindre espace de son terrain, le plus léger grain
+de son sable. Vous croyez que cette vieille tour démolie n'est habitée
+que par les oiseaux hideux de la nuit? Non. Au bruit de vos chevaux,
+la tête riante d'une jeune fille sort du lierre poudreux, blanchi sous
+la poussière de la grande route; si vous gravissez un coteau hérissé de
+raisins, une petite fumée vous avertit tout à coup qu'une cheminée est
+à vos pieds; c'est que le rocher même est habité, et que des familles
+de vignerons respirent dans ces profonds souterrains, abritées dans la
+nuit par la terre nourricière qu'elles cultivent laborieusement pendant
+le jour. Les bons Tourangeaux sont simples comme leur vie, doux comme
+l'air qu'ils respirent, et forts comme le sol qu'ils fertilisent. On
+ne voit sur leurs traits bruns ni la froide immobilité du Nord, ni
+la vivacité grimacière du Midi; leur visage a, comme leur caractère,
+quelque chose de la candeur du vrai peuple de saint Louis; leurs
+cheveux châtains sont encore longs et arrondis autour des oreilles
+comme les statues de pierre de nos vieux rois; leur langage est le plus
+pur français, sans lenteur, sans vitesse, sans accent; le berceau de la
+langue est là, près du berceau de la monarchie.
+
+Mais la rive gauche de la Loire se montre plus sérieuse dans ses
+aspects: ici c'est Chambord que l'on aperçoit de loin, et qui, avec
+ses dômes bleus et ses petites coupoles, ressemble à une grande
+ville de l'Orient; là c'est Chanteloup, suspendant au milieu de l'air
+son élégante pagode. Non loin de ces palais un bâtiment plus simple
+attire les yeux du voyageur par sa position magnifique et sa masse
+imposante; c'est le château de Chaumont. Construit sur la colline la
+plus élevée du rivage de la Loire, il encadre ce large sommet avec ses
+hautes murailles et ses énormes tours; de longs clochers d'ardoise
+les élèvent aux yeux, et donnent à l'édifice cet air de couvent,
+cette forme religieuse de tous nos vieux châteaux, qui imprime un
+caractère plus grave aux paysages de la plupart de nos provinces. Des
+arbres noirs et touffus entourent de tous côtés cet ancien manoir,
+et de loin ressemblent à ces plumes qui environnaient le chapeau du
+roi Henri; un joli village s'étend au pied du mont, sur le bord de
+la rivière, et l'on dirait que ses maisons blanches sortent du sable
+doré; il est lié au château qui le protège par un étroit sentier qui
+circule dans le rocher; une chapelle est au milieu de la colline; les
+seigneurs descendaient et les villageois montaient à son autel: terrain
+d'égalité, placé comme une ville neutre entre la misère et la grandeur
+qui se sont trop souvent fait la guerre.
+
+Ce fut là que, dans une matinée du mois de juin 1639, la cloche du
+château ayant sonné à midi, selon l'usage, le dîner de la famille
+qui l'habitait, il se passa dans cette antique demeure des choses qui
+n'étaient pas habituelles. Les nombreux domestiques remarquèrent qu'en
+disant la prière du matin à toute la maison assemblée, la maréchale
+d'Effiat avait parlé d'une voix moins assurée et les larmes dans les
+yeux, qu'elle avait paru vêtue d'un deuil plus austère que de coutume.
+Les gens de la maison et les Italiens de la duchesse de Mantoue, qui
+s'était alors retirée momentanément à Chaumont, virent avec surprise
+des préparatifs de départ se faire tout à coup. Le vieux domestique
+du maréchal d'Effiat, mort depuis six mois, avait repris ses bottes
+qu'il avait juré précédemment d'abandonner pour toujours. Ce brave
+homme, nommé Grandchamp, avait suivi partout le chef de la famille
+dans les guerres et dans ses travaux de finance; il avait été son
+écuyer dans les unes et son secrétaire dans les autres; il était
+revenu d'Allemagne, depuis peu de temps, apprendre à la mère et aux
+enfants la mort du maréchal, dont il avait reçu les derniers soupirs
+à Luzzelstein; c'était un de ces fidèles serviteurs dont les modèles
+sont devenus trop rares en France, qui souffrent des malheurs de la
+famille et se réjouissent de ses joies, désirent qu'il se forme des
+mariages pour avoir à élever de jeunes maîtres, grondent les enfants et
+quelquefois les pères, s'exposent à la mort pour eux, les servent sans
+gages dans les révolutions, travaillent pour les nourrir, et, dans les
+temps prospères, les suivent partout et disent: «Voilà nos vignes» en
+revenant au château. Il avait une figure sévère très remarquable, un
+teint fort cuivré, des cheveux gris argentés et dont quelques mèches,
+encore noires comme ses sourcils épais, lui donnaient un air dur au
+premier aspect; mais un regard pacifique adoucissait cette première
+impression. Cependant le son de sa voix était rude. Il s'occupait
+beaucoup ce jour-là de hâter le dîner, et commandait à tous les gens du
+château, vêtus de noir comme lui.
+
+--Allons, disait-il, dépêchez-vous de servir, pendant que Germain,
+Louis et Etienne vont seller leurs chevaux; M. Henri et nous, il faut
+que nous soyons loin d'ici à huit heures du soir. Et vous, messieurs
+les Italiens, avez-vous averti votre jeune princesse? Je gage qu'elle
+est allée lire avec ses dames au bout du parc ou sur le bord de l'eau.
+Elle arrive toujours après le premier service, pour faire lever tout le
+monde de table.
+
+--Ah! mon cher Grandchamp, dit à voix basse une jeune femme de chambre
+qui passait et s'arrêta, ne faites pas songer à la duchesse; elle est
+bien triste et je crois qu'elle restera dans son appartement. _Sancta
+Maria!_ je vous plains de voyager aujourd'hui, partir un vendredi, le
+treize du mois, et le jour de saint Gervais et saint Protais, le jour
+des deux martyrs. J'ai dit mon chapelet toute la matinée pour M. de
+Cinq-Mars; mais en vérité je n'ai pu m'empêcher de songer à tout ce que
+je vous dis; ma maîtresse y pense aussi bien que moi, toute grande dame
+qu'elle est; ainsi n'ayez pas l'air d'en rire.
+
+En disant cela, la jeune Italienne se glissa comme un oiseau à travers
+la grande salle à manger, et disparut dans un corridor, effrayée de
+voir ouvrir les doubles battants des grandes portes du salon.
+
+Grandchamp s'était à peine aperçu de ce qu'elle avait dit, et semblait
+ne s'occuper que des apprêts du dîner; il remplissait les devoirs
+importants de maître d'hôtel, et jetait le regard le plus sévère sur
+les domestiques, pour voir s'ils étaient tous à leur poste, se plaçant
+lui-même derrière la chaise du fils aîné de la maison, lorsque tous
+les habitants du château entrèrent successivement dans la salle:
+onze personnes, hommes et femmes, se placèrent à table. La maréchale
+avait passé la dernière, donnant le bras à un beau vieillard vêtu
+magnifiquement, qu'elle fit placer à sa gauche. Elle s'assit dans un
+grand fauteuil doré, au milieu de la table, dont la forme était un
+carré long. Un autre siège un peu plus orné était à sa droite, mais
+il resta vide. Le jeune marquis d'Effiat, placé en face de sa mère,
+devait l'aider à faire les honneurs; il n'avait pas plus de vingt
+ans, et son visage était assez insignifiant; beaucoup de gravité et
+des manières distinguées annonçaient pourtant un naturel sociable,
+mais rien de plus. Sa jeune soeur de quatorze ans, deux gentilshommes
+de la province, trois jeunes seigneurs italiens de la suite de Marie
+de Gonzague (duchesse de Mantoue), une demoiselle de compagnie,
+gouvernante de la jeune fille du maréchal, et un abbé du voisinage,
+vieux et fort sourd, composaient l'assemblée. Une place, à la gauche du
+fils aîné, restait vacante encore.
+
+La maréchale, avant de s'asseoir, fit le signe de la croix et dit
+le _Benedicite_ à haute voix: tout le monde y répondit en faisant le
+signe entier, ou sur la poitrine seulement. Cet usage s'est conservé
+en France dans beaucoup de familles jusqu'à la révolution de 1789;
+quelques-unes l'ont encore, mais plus en province qu'à Paris, et non
+sans quelque embarras et quelque phrase préliminaire sur le bon temps,
+accompagnées d'un sourire d'excuse, quand il se présente un étranger:
+car il est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur.
+
+La maréchale était une femme d'une taille imposante, dont les yeux
+grands et bleus étaient d'une beauté remarquable. Elle ne paraissait
+pas encore avoir atteint quarante-cinq ans; mais, abattue par le
+chagrin, elle marchait avec lenteur et ne parlait qu'avec peine,
+fermant les yeux et laissant tomber sa tête sur sa poitrine pendant un
+moment, lorsqu'elle avait été forcée d'élever la voix. Alors sa main,
+appuyée sur son sein montrait qu'elle y ressentait une vive douleur.
+Aussi vit-elle avec satisfaction que le personnage placé à sa gauche,
+s'emparant, sans en être prié par personne, du dé de la conversation,
+le tint avec un sang-froid imperturbable pendant tout le repas.
+C'était le vieux maréchal de Bassompierre; il avait conservé sous ses
+cheveux blancs un air de vivacité et de jeunesse fort étrange à voir;
+ses manières nobles et polies avaient quelque chose d'une galanterie
+surannée comme son costume, car il portait une fraise à la Henri IV
+et les manches tailladées à la manière du dernier règne, ridicule
+impardonnable aux yeux des _beaux_ de la cour. Cela ne nous paraît pas
+plus singulier qu'autre chose à présent; mais il est convenu que dans
+chaque siècle on rira de l'habitude de son père, et je ne vois guère
+que les Orientaux qui ne soient pas attaqués de ce mal.
+
+L'un des gentilshommes italiens avait à peine fait une question au
+maréchal sur ce qu'il pensait de la manière dont le Cardinal traitait
+la fille du duc de Mantoue, que celui-ci s'écria dans son langage
+familier:
+
+--Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous? Puis-je rien comprendre
+à ce régime nouveau sous lequel vit la France? Nous autres, vieux
+compagnons d'armes du feu roi, nous entendons mal la langue que parle
+la cour nouvelle, et elle ne sait plus la nôtre. Que dis-je? on n'en
+parle aucune dans ce triste pays, car tout le monde s'y tait devant
+le Cardinal; cet orgueilleux petit vassal nous regarde comme de vieux
+portraits de famille et de temps en temps il en retranche la tête; mais
+la devise y reste toujours, heureusement. N'est-il pas vrai, mon cher
+Puy-Laurens?
+
+Ce convive était à peu près du même âge que le maréchal; mais plus
+grave et plus circonspect que lui, il répondit quelques mots vagues,
+et fit un signe à son contemporain pour lui faire remarquer l'émotion
+désagréable qu'il avait fait éprouver à la maîtresse de la maison
+en lui rappelant la mort récente de son mari et en parlant ainsi du
+ministre son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre, content du
+signe de demi-approbation, vida d'un trait un fort grand verre de vin,
+remède qu'il vante dans ses Mémoires comme parfait contre la peste et
+la réserve, et, se penchant en arrière pour en recevoir un autre de son
+écuyer, s'établit plus carrément que jamais sur sa chaise et dans ses
+idées favorites.
+
+--Oui, nous sommes tous de trop ici; je le dis l'autre jour à mon cher
+duc de Guise, qu'ils ont ruiné. On compte les minutes qui nous restent
+à vivre, et l'on secoue notre sablier pour le hâter. Quand M. le
+Cardinal-duc voit dans un coin trois ou quatre de nos grandes figures
+qui ne quittaient pas les côtés du feu roi, il sent bien qu'il ne peut
+pas mouvoir ces statues de fer, et qu'il y fallait la main du grand
+homme; il passe vite et n'ose pas se mêler à nous, qui ne le craignons
+pas. Il croit toujours que nous conspirons, et, à l'heure qu'il est, on
+dit qu'il est question de me mettre à la Bastille.
+
+--Eh! monsieur le maréchal, qu'attendez-vous pour partir? dit
+l'Italien; je ne vois que la Flandre qui vous puisse être un abri.
+
+--Ah! monsieur, vous ne me connaissez guère; au lieu de fuir, j'ai
+été trouver le roi avant son départ, et je lui ai dit que c'était afin
+qu'on n'eût pas la peine de me chercher, et que si je savais où il veut
+m'envoyer, j'irais moi-même sans qu'on m'y menât. Il a été aussi bon
+que je m'y attendais, et m'a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu la
+pensée que je le voulusse faire? Tu sais bien que je t'aime.»
+
+--Ah! mon cher maréchal, je vous fais compliment, dit madame d'Effiat
+d'une voix douce; je reconnais la bonté du roi à ce mot-là: il se
+souvient de la tendresse que le roi son père avait pour vous: il me
+semble même qu'il vous a accordé tout ce que vous vouliez pour les
+vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation, pour le remettre dans la
+voie de l'éloge et le tirer du mécontentement qu'il avait entamé si
+hautement.
+
+--Certes, madame, reprit-il, personne ne sait mieux reconnaître ses
+vertus que François de Bassompierre; je lui serai fidèle jusqu'à la
+fin, parce que je me suis donné corps et biens à son père dans un bal;
+et je jure que, de mon consentement du moins, personne de ma famille
+ne manquera à son devoir envers le roi de France. Quoique les _Bestein_
+soient étrangers et Lorrains, mordieu! une poignée de main de Henri IV
+nous a conquis pour toujours: ma plus grande douleur a été de voir mon
+frère mourir au service de l'Espagne, et je viens d'écrire à mon neveu
+que je le déshériterais s'il passait à l'empereur, comme le bruit en a
+couru.
+
+Un des gentilshommes, qui n'avait rien dit encore, et que l'on pouvait
+remarquer à la profusion des noeuds de rubans et d'aiguillettes qui
+couvraient son habit, et à l'ordre de Saint-Michel dont le cordon noir
+ornait son cou, s'inclina en disant que c'était ainsi que tout sujet
+fidèle devait parler.
+
+--Pardieu, monsieur de Launay, vous vous trompez fort, dit le maréchal,
+en qui revint le souvenir de ses ancêtres; les gens de notre sang
+sont sujets par le coeur, car Dieu nous a fait naître tout aussi bien
+seigneurs de nos terres que le roi l'est des siennes. Quand je suis
+venu en France, c'était pour me promener, et suivi de mes gentilshommes
+et de mes pages. Je m'aperçois que plus nous allons, plus on perd cette
+idée, et surtout à la cour. Mais voilà un jeune homme qui arrive bien à
+propos pour m'entendre.
+
+La porte s'ouvrit, en effet, et l'on vit entrer un jeune homme d'une
+assez belle taille; il était pâle, ses cheveux étaient bruns, ses yeux
+noirs, son air triste et insouciant: c'était Henri d'Effiat, marquis de
+CINQ-MARS (nom tiré d'une terre de famille); son costume et son manteau
+court étaient noirs; un collet de dentelle tombait de son cou jusqu'au
+milieu de sa poitrine; de petites bottes fortes très évasées et ses
+éperons faisaient assez de bruit sur les dalles du salon pour qu'on
+l'entendît venir de loin. Il marcha droit à la maréchale d'Effiat en la
+saluant profondément, et lui baisa la main.
+
+--Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos chevaux sont-ils prêts? A quelle
+heure partez-vous?
+
+--Après le dîner, sur-le-champ, madame, si vous permettez, dit-il à sa
+mère avec le cérémonieux respect du temps.
+
+Et, passant derrière elle, il fut saluer M. de Bassompierre, avant de
+s'asseoir à la gauche de son frère aîné.
+
+--Eh bien, dit le maréchal tout en dînant de fort bon appétit, vous
+allez partir, mon enfant; vous allez à la cour; c'est un terrain
+glissant aujourd'hui. Je regrette pour vous qu'il ne soit pas resté
+ce qu'il était. La cour autrefois n'était autre chose que le salon du
+roi, où il recevait ses amis naturels; les nobles des grandes maisons,
+ses pairs, qui lui faisaient visite pour lui montrer leur dévouement
+et leur amitié, jouaient leur argent avec lui et l'accompagnaient
+dans ses parties de plaisir, mais ne recevaient rien de lui que la
+permission de conduire leurs vassaux se faire casser la tête avec eux
+pour son service. Les honneurs que recevait un homme de qualité ne
+l'enrichissaient guère, car il les payait de sa bourse; j'ai vendu une
+terre à chaque grade que j'ai reçu; le titre de colonel général des
+Suisses m'a coûté quatre cent mille écus, et le baptême du roi actuel
+me fit acheter un habit de cent mille francs.
+
+--Ah! pour le coup, vous conviendrez, dit en riant la maîtresse de la
+maison, que rien ne vous y forçait: nous avons entendu parler de la
+magnificence de votre habit de perles; mais je serais très fâchée qu'il
+fût encore de mode d'en porter de pareils.
+
+--Ah! madame la marquise, soyez tranquille, ce temps de magnificence
+ne reviendra plus. Nous faisions des folies, sans doute, mais elles
+prouvaient notre indépendance; il est clair qu'alors on n'eût pas
+enlevé au roi des serviteurs que l'amour seul attachait à lui, et dont
+les couronnes de duc ou de marquis avaient autant de diamants que
+sa couronne fermée. Il est visible aussi que l'ambition ne pouvait
+s'emparer de toutes les classes, puisque de semblables dépenses ne
+pouvaient sortir que des mains riches, et que l'or ne vient que des
+mines. Les grandes maisons que l'on détruit avec tant d'acharnement
+n'étaient point ambitieuses, et souvent, ne voulant aucun emploi du
+gouvernement, tenaient leur place à la cour par leur propre poids,
+existaient de leur propre être, et disaient comme l'une d'elles:
+_Prince ne daigne, Rohan je suis_. Il en était de même de toute famille
+noble à qui sa noblesse suffisait, et que le roi relevait lui-même en
+écrivant à l'un de mes amis: _L'argent n'est pas chose commune entre
+gentilshommes comme vous et moi_.
+
+--Mais, monsieur le maréchal, interrompit froidement et avec beaucoup
+de politesse M. de Launay, qui peut-être avait dessein de l'échauffer,
+cette indépendance a produit aussi bien des guerres civiles et des
+révoltes comme celles de M. de Montmorency.
+
+--Corbleu, monsieur, je ne puis entendre parler ainsi! dit le fougueux
+maréchal en sautant sur son fauteuil. Ces révoltes et ces guerres,
+monsieur, n'ôtaient rien aux lois fondamentales de l'Etat et ne
+pouvaient pas plus renverser le trône que ne le ferait un duel. De tous
+ces grands chefs de parti il n'en est pas un qui n'eût mis sa victoire
+aux pieds du roi s'il eût réussi, sachant bien que tous les autres
+seigneurs aussi grands que lui l'eussent abandonné ennemi du souverain
+légitime. Nul ne s'est armé que contre une faction et non contre
+l'autorité souveraine, et, cet accident détruit, tout fût rentré dans
+l'ordre. Mais qu'avez-vous fait en nous écrasant? Vous avez cassé les
+bras du trône et ne mettrez rien à leur place. Oui, je n'en doute plus
+à présent, le Cardinal-duc accomplira son dessein en entier, la grande
+noblesse quittera et perdra ses terres, et, cessant d'être la grande
+propriété, cessera d'être une puissance; la cour n'est déjà plus qu'un
+palais où l'on sollicite: elle deviendra plus tard une antichambre,
+quand elle ne se composera plus que des gens de la suite du roi; les
+grands noms commenceront par ennoblir des charges viles; mais, par une
+terrible réaction, ces charges finiront par avilir les grands noms.
+Etrangère à ses foyers, la Noblesse ne sera plus rien que par les
+emplois qu'elle aura reçus, et si les peuples, sur lesquels elle n'aura
+plus d'influence, veulent se révolter...
+
+--Que vous êtes sinistre aujourd'hui, maréchal! interrompit la
+marquise. J'espère que ni moi ni mes enfants ne verrons ces temps-là.
+Je ne reconnais plus votre caractère enjoué à toute cette politique;
+je m'attendais à vous entendre donner des conseils à mon fils. Eh bien!
+Henri, qu'avez-vous donc? Vous êtes bien distrait!
+
+Cinq-Mars, les yeux attachés sur la grande croisée de la salle à
+manger, regardait avec tristesse le magnifique paysage qu'il avait
+sous les yeux. Le soleil était dans toute sa splendeur et colorait
+les sables de la Loire, les arbres et les gazons d'or et d'émeraude;
+le ciel était d'azur, les flots d'un jaune transparent, les îles
+d'un vert plein d'éclat; derrière leurs têtes arrondies, on voyait
+s'élever les grandes voiles latines des bateaux marchands comme une
+flotte en embuscade.--O nature, nature! se disait-il, belle nature,
+adieu. Bientôt mon coeur ne sera plus assez simple pour te sentir,
+et tu ne plairas plus qu'à mes yeux, ce coeur est déjà brûlé par
+une passion profonde, et le récit des intérêts des hommes y jette un
+trouble inconnu: il faut donc entrer dans ce labyrinthe; je m'y perdrai
+peut-être, mais pour Marie...
+
+Se réveillant alors au mot de sa mère, et craignant de montrer un
+regret trop enfantin de son beau pays et de sa famille:
+
+--Je songeais, madame, à la route que je vais prendre pour aller à
+Perpignan, et aussi à celle qui me ramènera chez vous.
+
+--N'oubliez pas de prendre celle de Poitiers et d'aller à Loudun voir
+votre ancien gouverneur, notre bon abbé Quillet; il vous donnera
+d'utiles conseils sur la cour, il est fort bien avec le duc de
+Bouillon; et, d'ailleurs, quand il ne vous serait pas très nécessaire,
+c'est une marque de déférence que vous lui devez bien.
+
+--C'est donc au siège de Perpignan que vous vous rendez, mon ami?
+répondit le vieux maréchal, qui commençait à trouver qu'il était resté
+bien longtemps dans le silence. Ah! c'est bien heureux pour vous.
+Peste! un siège! c'est un joli début: j'aurais donné bien des choses
+pour en faire un avec le feu roi à mon arrivée à sa cour; j'aurais
+mieux aimé m'y faire arracher les entrailles du ventre qu'à un tournoi,
+comme je fis. Mais on était en paix, et je fus obligé d'aller faire
+le coup de pistolet contre les Turcs avec le Rosworm des Hongrois,
+pour ne pas affliger ma famille par mon désoeuvrement. Du reste, je
+souhaite que Sa Majesté vous reçoive d'une manière aussi aimable que
+son père me reçut. Certes, le roi est brave et bon; mais on l'a habitué
+malheureusement à cette froide étiquette espagnole qui arrête tous
+les mouvements du coeur; il contient lui-même et les autres par cet
+abord immobile et cet aspect de glace: pour moi, j'avoue que j'attends
+toujours l'instant du dégel, mais en vain. Nous étions accoutumés à
+d'autres manières par ce spirituel et simple Henri, et nous avions du
+moins la liberté de lui dire que nous l'aimions.
+
+Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux de Bassompierre, comme pour se
+contraindre lui-même à faire attention à ses discours, lui demanda
+quelle était la manière de parler du feu roi.
+
+--Vive et franche, dit-il. Quelques temps après mon arrivée en France,
+je jouais avec lui et la duchesse de Beaufort, à Fontainebleau;
+car il voulait, disait-il, me gagner mes pièces d'or et mes belles
+portugalaises. Il me demanda ce qui m'avait fait venir dans ce pays.
+«Ma foi, sire, lui dis-je franchement, je ne suis point venu à dessein
+de m'embarquer à votre service, mais bien pour passer quelque temps
+à votre cour, et de là à celle d'Espagne; mais vous m'avez tellement
+charmé que, sans aller plus loin, si vous voulez de mon service, je
+m'y voue jusqu'à la mort.» Alors il m'embrassa et m'assura que je
+n'eusse pu trouver un meilleur maître, qui m'aimât plus; hélas! je l'ai
+bien éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié, jusqu'à mon amour, et
+j'aurais fait plus encore, s'il se pouvait faire plus que de renoncer à
+Mlle de Montmorency.
+
+Le bon maréchal avait les yeux attendris; mais le jeune marquis
+d'Effiat et les Italiens, se regardant, ne purent s'empêcher de sourire
+en pensant qu'alors la princesse de Condé n'était rien moins que jeune
+et jolie. Cinq-Mars s'aperçut de ces signes d'intelligence, et rit
+aussi, mais d'un rire amer.--Est-il donc vrai, se disait-il, que les
+passions puissent avoir la destinée des modes, et que peu d'années
+puissent frapper du même ridicule un habit et un amour? Heureux celui
+qui ne survit pas à sa jeunesse, à ses illusions, et qui emporte dans
+la tombe tout son trésor!
+
+Mais, rompant encore avec effort le cours mélancolique de ses idées, et
+voulant que le bon maréchal ne lût rien de déplaisant sur le visage de
+ses hôtes:
+
+--On parlait donc alors avec beaucoup de liberté au roi Henri? dit-il.
+Peut-être aussi au commencement de son règne avait-il besoin d'établir
+ce ton-là; mais, lorsqu'il fut le maître, changea-t-il?
+
+--Jamais, non, jamais notre grand roi ne cessa d'être le même jusqu'au
+dernier jour; il ne rougissait pas d'être un homme, et parlait à des
+hommes avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu! je le vois encore
+embrassant le duc de Guise en carrosse, le jour même de sa mort; il
+m'avait fait une de ses spirituelles plaisanteries, et le duc lui dit:
+«Vous êtes à mon gré un des plus agréables hommes du monde, et notre
+destin portait que nous fussions l'un à l'autre; car, si vous n'eussiez
+été qu'un homme ordinaire, je vous aurais pris à mon service, à quelque
+prix que c'eût été; mais, puisque Dieu vous a fait naître un grand roi,
+il fallait bien que je fusse à vous.» Ah! grand homme! tu l'avais bien
+dit, s'écria Bassompierre, les larmes aux yeux, et peut-être un peu
+animé par les fréquentes rasades qu'il se versait: «_Quand vous m'aurez
+perdu, vous connaîtrez ce que je valais._»
+
+Pendant cette sortie, les différents personnages de la table avaient
+pris des attitudes diverses, selon leurs rôles dans les affaires
+publiques. L'un des Italiens affectait de causer et de rire tout bas
+avec la jeune fille de la maréchale; l'autre prenait soin du vieux
+abbé sourd, qui, mettant une main derrière son oreille pour mieux
+entendre, était le seul qui eût l'air attentif; Cinq-Mars avait repris
+sa distraction mélancolique après avoir lancé le maréchal, comme on
+regarde ailleurs après avoir jeté une balle à la paume jusqu'à ce
+qu'elle revienne; son frère aîné faisait les honneurs de la table
+avec le même calme; Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse de la
+maison: il était tout au duc d'Orléans et craignait le Cardinal; pour
+la maréchale, elle avait l'air affligé et inquiet; souvent des mots
+rudes lui avaient rappelé ou la mort de son mari ou le départ de son
+fils; plus souvent encore elle avait craint pour Bassompierre lui-même
+qu'il ne se compromît, et l'avait poussé plusieurs fois en regardant M.
+de Launay, qu'elle connaissait peu, et qu'elle avait quelque raison de
+croire dévoué au premier ministre; mais avec un homme de ce caractère,
+de tels avertissements étaient inutiles; il eut l'air de n'y point
+faire attention; et, au contraire, écrasant ce gentilhomme de ses
+regards hardis et du son de sa voix, il affecta de se tourner vers lui
+et de lui adresser tout son discours. Pour celui-ci, il prit un air
+d'indifférence et de politesse consentante qu'il ne quitta pas jusqu'au
+moment où, les deux battants étant ouverts, on annonça _mademoiselle la
+duchesse de Mantoue_.
+
+Les propos que nous venons de transcrire longuement furent pourtant
+assez rapides, et le dîner n'était pas à la moitié quand l'arrivée de
+Marie de Gonzague fit lever tout le monde. Elle était petite, mais fort
+bien faite, et quoique ses yeux et ses cheveux fussent très noirs, sa
+fraîcheur était éblouissante comme la beauté de sa peau. La maréchale
+fit le geste de se lever pour son rang, et l'embrassa sur le front pour
+sa bonté et son bel âge.
+
+--Nous vous avons attendue longtemps aujourd'hui, chère Marie, lui
+dit-elle en la plaçant près d'elle; vous me restez heureusement pour
+remplacer un de mes enfants qui part.
+
+La jeune duchesse rougit et baissa la tête et les yeux pour qu'on ne
+vît pas leur rougeur, et dit d'une voix timide:--Madame, il le faut
+bien, puisque vous remplacez ma mère auprès de moi. Et un regard fit
+pâlir Cinq-Mars à l'autre bout de la table.
+
+Cette arrivée changea la conversation; elle cessa d'être générale,
+et chacun parla bas à son voisin. Le maréchal seul continuait à dire
+quelques mots de la magnificence de l'ancienne cour, et de ses guerres
+en Turquie, et des tournois, et de l'avarice de la cour nouvelle;
+mais, à son grand regret, personne ne relevait ses paroles, et on
+allait sortir de table, lorsque l'horloge ayant sonné deux heures, cinq
+chevaux parurent dans la grande cour: quatre seulement étaient montés
+par des domestiques en manteaux et bien armés; l'autre cheval, noir et
+très vif, était tenu en main par le vieux Grandchamp: c'était celui de
+son jeune maître.
+
+--Ah! Ah! s'écria Bassompierre, voilà notre cheval de bataille tout
+sellé et bridé; allons, jeune homme, il faut dire comme notre vieux
+Marot:
+
+ Adieu la Court, adieu les dames!
+ Adieu les filles et les femmes!
+ Adieu vous dy pour quelque temps;
+ Adieu vos plaisans passe-temps;
+ Adieu le bal, adieu la dance,
+ Adieu mesure, adieu cadance,
+ Tabourins, Hauts-bois, Violons,
+ Puisqu'à la guerre nous allons.
+
+Ces vieux vers et l'air du maréchal faisaient rire toute la table,
+hormis trois personnes.
+
+--Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il, que je n'ai que dix-sept ans
+comme lui; il va nous revenir tout brodé, madame; il faut laisser son
+fauteuil vacant.
+
+Ici tout à coup la maréchale pâlit, sortit de table en fondant en
+larmes, et tout le monde se leva avec elle: elle ne put faire que deux
+pas et retomba assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa fille et
+la jeune duchesse l'entourèrent avec une vive inquiétude et démêlèrent
+parmi des étouffements et des pleurs qu'elle voulait retenir:
+Pardon!... mes amis... c'est une folie... un enfantillage... mais je
+suis si faible à présent, que je n'en ai pas été maîtresse. Nous étions
+treize à table, et c'est vous qui en avez été cause, ma chère duchesse.
+Mais c'est bien mal à moi d'avoir montré tant de faiblesse devant lui.
+Adieu, mon enfant, donnez-moi votre front à baiser, et que Dieu vous
+conduise! Soyez digne de votre nom et de votre père.
+
+Puis, comme a dit Homère, _riant sous les pleurs_, elle se leva en le
+poussant et disant:--Allons, que je vous voie à cheval, bel écuyer!
+
+Le silencieux voyageur baisa les mains de sa mère et la salua ensuite
+profondément: il s'inclina aussi devant la duchesse sans lever les
+yeux; puis, embrassant son frère aîné, serrant la main au maréchal
+et baisant le front de sa jeune soeur presque à la fois, il sortit
+et dans un instant fut à cheval. Tout le monde se mit aux fenêtres
+qui donnaient sur la cour, excepté madame d'Effiat, encore assise et
+souffrante.
+
+--Il part au galop; c'est bon signe, dit en riant le maréchal.
+
+--Ah! Dieu! cria la jeune princesse en se retirant de la croisée.
+
+--Qu'est-ce donc! dit la mère.
+
+--Ce n'est rien, ce n'est rien, dit M. de Launay: le cheval de monsieur
+votre fils s'est abattu sous la porte, mais il l'a bientôt relevé de la
+main: tenez, le voilà qui salue de la route.
+
+--Encore un présage funeste! dit la marquise en se retirant dans ses
+appartements.
+
+Chacun l'imita en se taisant ou en parlant bas.
+
+La journée fut triste et le souper silencieux au château de Chaumont.
+
+Quand vinrent dix heures du soir, le vieux maréchal, conduit par
+son valet de chambre, se retira dans la tour du nord, voisine de la
+porte et opposée à la rivière. La chaleur était extrême; il ouvrit la
+fenêtre, et, s'enveloppant d'une vaste robe de soie, plaça un flambeau
+pesant sur une table et voulut rester seul. Sa croisée donnait sur la
+plaine, que la lune dans son premier quartier n'éclairait que d'une
+lumière incertaine; le ciel se chargeait de nuages épais, et tout
+disposait à la mélancolie. Quoique Bassompierre n'eût rien de rêveur
+dans le caractère, la tournure qu'avait prise le dîner lui revint à
+la mémoire, et il se mit à repasser en lui-même toute sa vie et les
+tristes changements que le nouveau règne y avait apportés, règne qui
+semblait avoir soufflé sur lui un vent d'infortune: la mort d'une
+soeur chérie, les désordres de l'héritier de son nom, les pertes de ses
+terres et de sa faveur, la fin récente de son ami le maréchal d'Effiat
+dont il occupait la chambre, toutes ces pensées lui arrachèrent un
+soupir involontaire; il se mit à la fenêtre pour respirer.
+
+En ce moment il crut entendre du côté du bois la marche d'une troupe
+de chevaux; mais le vent qui vint à augmenter le dissuada de cette
+première pensée, et tout bruit cessant tout à coup, il l'oublia. Il
+regarda encore quelque temps tous les feux du château qui s'éteignirent
+successivement après avoir serpenté dans les ogives des escaliers et
+rôdé dans les cours et les écuries; retombant ensuite sur son grand
+fauteuil de tapisserie, le coude appuyé sur la table, il se livra
+profondément à ses réflexions; et bientôt après, tirant de son sein un
+médaillon qu'il y cachait suspendu à un ruban noir:--Viens, mon bon
+et vieux maître, viens, dit-il, viens causer avec moi comme tu fis
+si souvent; viens, grand roi, oublier ta cour pour le rire d'un ami
+véritable; viens, grand homme, me consulter sur l'ambitieuse Autriche;
+viens, inconstant chevalier, me parler de la bonhomie de ton amour et
+de la bonne foi de ton infidélité; viens, héroïque soldat, me crier
+encore que je t'offusque au combat; ah! que ne l'ai-je fait dans Paris!
+que n'ai-je reçu ta blessure! Avec ton sang, le monde a perdu les
+bienfaits de ton règne interrompu...
+
+Les larmes du maréchal troublaient la glace du large médaillon, et
+il les effaçait par de respectueux baisers, quand la porte, ouverte
+brusquement, le fit sauter sur son épée.
+
+--Qui va là? cria-t-il dans sa surprise. Elle fut bien plus grande
+quand il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau à la main, s'avança
+jusqu'à lui, et lui dit avec embarras:
+
+--Monsieur le maréchal, c'est le coeur navré de douleur que je me
+vois forcé de vous dire que le roi m'a commandé de vous arrêter. Un
+carrosse vous attend à la grille avec trente mousquetaires de M. le
+Cardinal-duc.
+
+Bassompierre ne s'était point levé, et avait encore le médaillon
+dans la main gauche et l'épée dans l'autre main; il la tendit
+dédaigneusement à cet homme, et lui dit:
+
+--Monsieur, je sais que j'ai vécu trop longtemps, et c'est à quoi je
+pensais; c'est au nom de ce grand Henri que je remets paisiblement
+cette épée à son fils. Suivez-moi.
+
+Il accompagna ces mots d'un regard si ferme, que de Launay fut attéré
+et le suivit en baissant la tête, comme si lui-même eût été arrêté par
+le noble vieillard, qui, saisissant un flambeau, sortit de la cour et
+trouva toutes les portes ouvertes par des gardes à cheval, qui avaient
+effrayé les gens du château, au nom du roi, et ordonné le silence.
+Le carrosse était préparé et partit rapidement, suivi de beaucoup
+de chevaux. Le maréchal, assis à côté de M. de Launay, commençait
+à s'endormir, bercé par le mouvement de la voiture, lorsqu'une voix
+forte cria au cocher: _Arrête!_ et, comme il poursuivait, un coup de
+pistolet partit... Les chevaux s'arrêtèrent.--Je déclare, monsieur, que
+ceci se fait sans ma participation, dit Bassompierre. Puis, mettant la
+tête à la portière, il vit qu'il se trouvait dans un petit bois et un
+chemin trop étroit pour que les chevaux pussent passer à droite ou à
+gauche de la voiture, avantage très grand pour les agresseurs, puisque
+les mousquetaires ne pouvaient avancer; il cherchait à voir ce qui se
+passait, lorsqu'un cavalier, ayant à la main une longue épée dont il
+parait les coups que lui portait un garde, s'approcha de la portière en
+criant: _Venez, venez, monsieur le maréchal_.
+
+--Eh quoi! c'est vous, étourdi d'Henri qui faites de ces escapades?
+Messieurs, messieurs, laissez-le, c'est un enfant.
+
+Et de Launay ayant crié aux mousquetaires de le quitter, on eut le
+temps de se reconnaître.
+
+--Et comment diable êtes-vous ici? reprit Bassompierre; je vous croyais
+à Tours, et même plus loin, si vous aviez fait votre devoir, et vous
+voilà revenu pour faire une folie?
+
+--Ce n'était point pour vous que je revenais seul ici, c'est pour
+affaire secrète, dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme je pense bien
+qu'on vous mène à la Bastille, je suis bien sûr que vous n'en direz
+rien; c'est le temple de la discrétion. Cependant, si vous aviez voulu,
+continua-t-il très haut, je vous aurais délivré de ces messieurs dans
+ce bois où un cheval ne pouvait remuer; à présent il n'est plus temps.
+Un paysan m'avait appris l'insulte faite à nous plus qu'à vous par cet
+enlèvement dans la maison de mon père.
+
+--C'est par ordre du roi, mon enfant, et nous devons respecter ses
+volontés; gardez cette ardeur pour son service; je vous en remercie
+cependant de bon coeur; touchez là, et laissez-moi continuer ce joli
+voyage.
+
+De Launay ajouta:--Il m'est permis d'ailleurs de vous dire, monsieur
+de Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi même d'assurer monsieur le
+maréchal qu'il est fort affligé de ceci, mais que c'est de peur qu'on
+ne le porte à mal faire qu'il le prie de demeurer quelques jours à la
+Bastille[3].
+
+ [3] Il y resta douze ans.
+
+Bassompierre reprit en riant très haut:--Vous voyez, mon ami, comment
+on met les jeunes gens en tutelle; ainsi, prenez garde à vous.
+
+--Eh bien, soit, partez donc, dit Henri, je ne ferai plus le chevalier
+errant pour les gens malgré eux. Et, rentrant dans le bois pendant que
+la voiture repartait au grand trot, il prit par des sentiers détournés
+le chemin du château.
+
+Ce fut au pied de la tour de l'ouest qu'il s'arrêta. Il était seul en
+avant de Grandchamp et de sa petite escorte et ne descendit point de
+cheval; mais s'approchant du mur de manière à y coller sa botte, il
+souleva la jalousie d'une fenêtre du rez-de-chaussée, faite en forme de
+herse, comme on en voit encore dans quelques vieux bâtiments.
+
+Il était alors plus de minuit, et la lune s'était cachée. Tout autre
+que le maître de la maison n'eût jamais su trouver son chemin par une
+obscurité si grande. Les tours et les toits ne formaient qu'une masse
+noire qui se détachait à peine sur le ciel un peu plus transparent;
+aucune lumière ne brillait dans toute la maison endormie. Cinq-Mars,
+caché sous un chapeau à larges bords et un grand manteau, attendait
+avec anxiété.
+
+Qu'attendait-il? Qu'était-il venu chercher? un mot d'une voix qui se
+fit entendre très bas derrière la croisée:
+
+--Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars?
+
+--Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait comme un malfaiteur toucher la
+maison paternelle sans y rentrer et sans dire encore adieu à sa mère?
+Qui reviendrait pour se plaindre du présent, sans rien attendre de
+l'avenir, si ce n'était moi?
+
+La voix douce se troubla, et il fut aisé d'entendre que des pleurs
+accompagnaient sa réponse:--Hélas! Henri, de quoi vous plaignez-vous?
+N'ai-je pas fait plus et bien plus que je ne devais? Est-ce ma faute
+si mon malheur a voulu qu'un prince souverain fût mon père? Peut-on
+choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai bergère?» Vous savez
+bien quelle est toute l'infortune d'une princesse: on lui ôte son
+coeur en naissant, toute la terre est avertie de son âge, un traité
+la cède comme une ville, et elle ne peut jamais pleurer. Depuis que
+je vous connais, que n'ai-je pas fait pour me rapprocher du bonheur
+et m'éloigner des trônes! Depuis deux ans j'ai lutté en vain contre
+ma mauvaise fortune, qui me sépare de vous, et contre vous, qui me
+détournez de mes devoirs. Vous le savez bien, j'ai désiré qu'on me crût
+morte; que dis-je? j'ai presque souhaité des révolutions! J'aurais
+peut-être béni le coup qui m'eût ôté mon rang, comme j'ai remercié
+Dieu lorsque mon père fut renversé; mais la cour s'étonne, la reine me
+demande; nos rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil a été trop long;
+réveillons-nous avec courage. Ne songez plus à ces deux belles années:
+oubliez tout pour ne plus vous souvenir que de notre grande résolution;
+n'ayez qu'une seule pensée, soyez ambitieux... ambitieux pour moi...
+
+--Faut-il donc oublier tout, ô Marie! dit Cinq-Mars avec douceur.
+
+Elle hésita...
+
+--Oui, tout ce que j'ai oublié moi-même, reprit-elle. Puis un instant
+après, elle continua avec vivacité:
+
+--Oui, oubliez nos jours heureux, nos longues soirées et même nos
+promenades de l'étang et du bois; mais souvenez-vous de l'avenir;
+partez. Votre père était maréchal, soyez plus, connétable, prince.
+Partez, vous êtes jeune, noble, riche, brave, aimé...
+
+--Pour toujours? dit Henri.
+
+--Pour la vie et l'éternité.
+
+Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la main, s'écria:
+
+--Eh bien! j'en jure par la Vierge dont vous portez le nom, vous serez
+à moi, Marie, ou ma tête tombera sur l'échafaud.
+
+--O ciel! que dites-vous! s'écria-t-elle en prenant sa main avec une
+main blanche qui sortit de la fenêtre. Non, vos efforts ne seront
+jamais coupables, jurez-le-moi; vous n'oublierez jamais que le roi de
+France est votre maître; aimez-le plus que tout, après celle pourtant
+qui vous sacrifiera tout et vous attendra en souffrant. Prenez cette
+petite croix d'or; mettez-la sur votre coeur, elle a reçu beaucoup de
+mes larmes. Songez que si jamais vous étiez coupable envers le roi,
+j'en verserais de bien plus amères. Donnez-moi cette bague que je vois
+briller à votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre sont toutes rouges
+de sang!
+
+--Qu'importe? il n'a pas coulé pour vous; n'avez-vous rien entendu il y
+a une heure?
+
+--Non; mais à présent n'entendez-vous rien vous-même?
+
+--Non, Marie, si ce n'est un oiseau de nuit sur la tour.
+
+--On a parlé de nous, j'en suis sûre. Mais d'où vient donc ce sang!
+Dites vite, et partez.
+
+--Oui, je pars; voici un nuage qui nous rend la nuit. Adieu, ange
+céleste, je vous invoquerai. L'amour a versé l'ambition dans mon
+coeur comme un poison brûlant; oui, je le sens pour la première fois,
+l'ambition peut être ennoblie par son but. Adieu, je vais accomplir ma
+destinée.
+
+--Adieu! mais songez à la mienne.
+
+--Peuvent-elles se séparer?
+
+--Jamais, s'écria Marie, que par la mort!
+
+--Je crains plus encore l'absence, dit Cinq-Mars.
+
+--Adieu! je tremble; adieu! dit la voix chérie. Et la fenêtre s'abaissa
+lentement sur les deux mains encore unies.
+
+Cependant le cheval noir ne cessait de piaffer et de s'agiter en
+hennissant; son maître inquiet lui permit de partir au galop, et
+bientôt ils furent rendus dans la ville de Tours, que les clochers de
+Saint-Gatien annonçaient de loin.
+
+Le vieux Grandchamp, non sans murmurer, avait attendu son jeune
+seigneur, et gronda de voir qu'il ne voulait pas se coucher. Toute
+l'escorte partit, et cinq jours après entra dans la vieille cité de
+Loudun en Poitou, silencieusement et sans événement.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA RUE
+
+ Je m'avançais d'un pas pénible et mal assuré vers le but de ce
+ convoi tragique.
+
+ CH. NODIER, _Smarra_.
+
+
+Ce règne dont nous vous voulons peindre quelques années, règne de
+faiblesse qui fut comme une éclipse de la couronne entre les splendeurs
+de Henri IV et de Louis le Grand, afflige les yeux qui le contemplent
+par quelques souillures sanglantes. Elles ne furent pas toutes l'oeuvre
+d'un homme, de grands corps y prirent part. Il est triste de voir
+que, dans ce siècle encore désordonné, le clergé, pareil à une grande
+nation, eut sa populace, comme il eut sa noblesse, ses ignorants
+et ses criminels, comme ses savants et vertueux prélats. Depuis ce
+temps, ce qui lui restait de barbarie fut poli par le long règne de
+Louis XIV, et ce qu'il eut de corruption fut lavé dans le sang des
+martyrs qu'il offrit à la Révolution de 1793. Ainsi, par une destinée
+toute particulière, perfectionné par la monarchie et la république,
+adouci par l'une, châtié par l'autre, il nous est arrivé ce qu'il est
+aujourd'hui, austère et rarement vicieux.
+
+Nous avons éprouvé le besoin de nous arrêter un moment à cette pensée
+avant d'entrer dans le récit des faits que nous offre l'histoire de
+ces temps, et, malgré cette consolante observation, nous n'avons pu
+nous empêcher d'écarter des détails trop odieux en gémissant encore
+sur ce qui reste de coupables actions, comme, en racontant la vie
+d'un vieillard vertueux, on pleure sur les emportements de sa jeunesse
+passionnée ou les penchants corrompus de son âge mûr.
+
+Lorsque la cavalcade entra dans les rues étroites de Loudun, un
+bruit étrange s'y faisait entendre; elles étaient remplies d'une
+foule immense; les cloches de l'église et du couvent sonnaient de
+manière à faire croire à un incendie, et tout le monde, sans nulle
+attention aux voyageurs, se pressait vers un grand bâtiment attenant
+à l'église. Il était facile de distinguer sur les physionomies des
+traces d'impressions fort différentes et souvent opposées entre elles.
+Des groupes et des attroupements nombreux se formaient, le bruit des
+conversations y cessait tout à coup, et l'on n'y entendait plus qu'une
+voix qui semblait exhorter ou lire, puis des cris furieux mêlés de
+quelques exclamations pieuses s'élevaient de tous côtés; le groupe
+se dissipait, et l'on voyait que l'orateur était un capucin ou un
+récollet, qui, tenant à la main un crucifix de bois, montrait à la
+foule le grand bâtiment vers lequel elle se dirigeait.--_Jesus Marie!_
+s'écriait une vieille femme, qui aurait jamais cru que le malin esprit
+eût choisi notre bonne ville pour demeure?
+
+--Et que les bonnes Ursulines eussent été possédées? disait l'autre.
+
+--On dit que le démon qui agite la supérieure se nomme _Légion_, disait
+une troisième.
+
+--Que dites-vous, ma chère? interrompit une religieuse; il y en a
+sept dans son pauvre corps, auquel sans doute elle avait attaché trop
+de soin à cause de sa grande beauté; à présent, il est le réceptacle
+de l'enfer; M. le prieur des Carmes, dans l'exorcisme d'hier, a fait
+sortir de sa bouche le démon _Eazas_, et le révérend père Lactance a
+chassé aussi le démon _Beherit_. Mais les cinq autres n'ont pas voulu
+partir, et, quand les saints exorcistes, que Dieu soutienne! les ont
+sommés, en latin, de se retirer, ils ont dit qu'ils ne le feraient
+pas qu'ils n'eussent prouvé leur puissance, dont les huguenots et les
+hérétiques ont l'air de douter; et le démon _Elimi_, qui est le plus
+méchant, comme vous le savez, a prétendu qu'aujourd'hui il enlèverait
+la calotte de M. de Laubardemont, et la tiendrait suspendue en l'air
+pendant un _Miserere_.
+
+--Ah! sainte Vierge! reprenait la première, je tremble déjà de tout
+mon corps. Et quand je pense que j'ai été plusieurs fois demander des
+messes à ce magicien d'Urbain!
+
+--Et moi, dit une jeune fille en se signant, moi qui me suis confessée
+à lui il y a dix mois, j'aurais été sûrement possédée sans la relique
+de sainte Geneviève que j'avais heureusement sous ma robe, et...
+
+--Et, sans reproche, Martine, interrompit une grosse marchande, vous
+étiez restée assez longtemps, pour cela, seule avec le beau sorcier.
+
+--Eh bien, la belle, il y a maintenant un mois que vous seriez
+dépossédée, dit un jeune soldat qui vint se mêler au groupe en fumant
+sa pipe.
+
+La jeune fille rougit, et ramena sur sa jolie figure le capuchon de sa
+pelisse noire. Les vieilles femmes jetèrent un regard de mépris sur le
+soldat, et, comme elles se trouvaient alors près de la porte d'entrée
+encore fermée, elles reprirent leurs conversations avec plus de chaleur
+que jamais, voyant qu'elles étaient sûres d'entrer les premières;
+et, s'asseyant sur les bornes et les bancs de pierre, elles se
+préparèrent par leurs récits au bonheur qu'elles allaient goûter d'être
+spectatrices de quelque chose d'étrange, d'une apparition, ou au moins
+d'un supplice.
+
+--Est-il vrai, ma tante, dit la jeune Martine à la plus vieille, que
+vous ayez entendu parler les démons?
+
+--Vrai comme je vous vois, et tous les assistants en peuvent dire
+autant, ma nièce; c'est pour que votre âme soit édifiée que je vous
+ai fait venir avec moi aujourd'hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez
+véritablement la puissance de l'esprit malin.
+
+--Quelle voix a-t-il, ma chère tante? continua la jeune fille, charmée
+de réveiller une conversation qui détournait d'elle les idées de ceux
+qui l'entouraient.
+
+--Il n'a pas d'autre voix que la voix même de la supérieure, à qui
+Notre-Dame fasse grâce. Cette pauvre jeune femme, je l'ai entendue
+hier bien longtemps: cela faisait peine de la voir se déchirer le
+sein et tourner ses pieds et ses bras en dehors et les réunir tout à
+coup derrière son dos. Quand le saint père Lactance est arrivé et a
+prononcé le nom d'Urbain Grandier, l'écume est sortie de sa bouche et
+elle a parlé latin comme si elle lisait la Bible. Aussi je n'ai pas
+bien compris, et je n'ai retenu que _Urbanus magicus rosas diabolica_;
+ce qui voulait dire que le magicien Urbain l'avait ensorcelée avec des
+roses que le diable lui avait données, et il est sorti de ses oreilles
+et de son cou des roses couleur de flamme, qui sentaient le soufre, au
+point que M. le lieutenant-criminel a crié que chacun ferait bien de
+fermer ses narines et ses yeux, parce que les démons allaient sortir.
+
+--Voyez-vous cela! crièrent d'une voix glapissante et d'un air de
+triomphe toutes les femmes assemblées en se tournant du côté de la
+foule, et particulièrement vers un groupe d'hommes habillés en noir,
+parmi lesquels se trouvait le jeune soldat qui les avait apostrophées
+en passant.
+
+--Voilà encore ces vieilles folles qui se croient au sabbat, dit-il,
+et qui font plus de bruit que lorsqu'elles y arrivent à cheval sur un
+manche à balai.
+
+--Jeune homme, jeune homme, dit un bourgeois d'un air triste, ne faites
+pas de ces plaisanteries en plein air: le vent deviendrait de flamme
+pour vous, par le temps qu'il fait.
+
+--Ma foi, je me moque bien de tous ces exorcistes, moi! reprit le
+soldat; je m'appelle Grand-Ferré, et il n'y en a pas beaucoup qui aient
+un goupillon comme le mien.
+
+Et, prenant la poignée de son sabre d'une main, il retroussa sa
+moustache blonde et regarda autour de lui en fronçant le sourcil; mais
+comme il n'aperçut dans la foule aucun regard qui cherchât à braver le
+sien, il partit lentement en avançant le pied gauche le premier, et se
+promena dans les rues étroites et noires avec cette insouciance d'un
+militaire qui débute, et un mépris profond pour tout ce qui ne porte
+pas son habit.
+
+Cependant huit ou dix habitants raisonnables de cette petite ville
+se promenaient ensemble et en silence à travers la foule agitée;
+ils semblaient consternés de cette étonnante et soudaine rumeur, et
+s'interrogeaient du regard à chaque nouveau spectacle de folie qui
+frappait leurs yeux. Ce mécontentement muet attristait les hommes du
+peuple et les nombreux paysans venus de leurs campagnes, qui tous
+cherchaient leur opinion dans les regards des propriétaires, leurs
+patrons pour la plupart; ils voyaient que quelque chose de fâcheux
+se préparait, et avaient recours au seul remède que puisse prendre le
+sujet ignorant et trompé, la résignation et l'immobilité.
+
+Néanmoins le paysan de France a dans le caractère certaine naïveté
+moqueuse dont il se sert avec ses égaux souvent, et toujours avec ses
+supérieurs. Il fait des questions embarrassantes pour le pouvoir, comme
+le sont celles de l'enfance pour l'âge mûr; il se rapetisse à l'infini,
+pour que celui qu'il interroge se trouve embarrassé dans sa propre
+élévation; il redouble de gaucherie dans les manières et de grossièreté
+dans les expressions, pour mieux voir le but secret de sa pensée; tout
+prend, malgré lui cependant, quelque chose d'insidieux et d'effrayant
+qui le trahit; et son sourire sardonique, et la pesanteur affectée
+avec laquelle il s'appuie sur son long bâton, indiquent trop à quelles
+espérances il se livre, et quel est le soutien sur lequel il compte.
+
+L'un des plus âgés s'avança suivi de dix ou douze jeunes paysans,
+ses fils et neveux; ils portaient tous le grand chapeau et cette
+blouse bleue, ancien habit des Gaulois, que le peuple de France met
+encore sur tous ses autres vêtements, et qui convient si bien à son
+climat pluvieux et à ses laborieux usages. Quand il fut à portée des
+personnages dont nous avons parlé, il ôta son chapeau, et toute sa
+famille en fit autant: on vit alors sa figure brune et son front nu
+et ridé, couronné de cheveux blancs fort longs; ses épaules étaient
+voûtées par l'âge et le travail. Il fut accueilli avec un air de
+satisfaction et presque de respect par un homme très grave du groupe
+noir, qui, sans se découvrir, lui tendit la main.
+
+--Eh bien, mon père Guillaume Leroux, lui dit-il, vous aussi, vous
+quittez votre ferme de la Chênaie pour la ville quand ce n'est pas jour
+de marché? C'est comme si vos bons boeufs se dételaient pour aller à la
+chasse aux étourneaux, et abandonnaient le labourage pour voir forcer
+un pauvre lièvre.
+
+--Ma fine, monsieur le comte du Lude, reprit le fermier, quelquefois
+le lièvre se vient jeter devant iceux; il m'est advis qu'on veut nous
+jouer, et je v'nons voir un peu comment.
+
+--Brisons là, mon ami, reprit le comte; voici M. Fournier, l'avocat,
+qui ne vous trompera pas, car il s'est démis de sa charge de procureur
+du roi hier au soir, et dorénavant son éloquence ne servira plus qu'à
+sa noble pensée: vous l'entendrez peut-être aujourd'hui; mais je le
+crains autant pour lui que je le souhaite pour l'accusé.
+
+--N'importe, monsieur, la vérité est une passion pour moi, dit Fournier.
+
+C'était un jeune homme d'une extrême pâleur, mais dont le visage était
+plein de noblesse et d'expression; ses cheveux blonds, ses yeux bleus,
+mobiles et très clairs, sa maigreur et sa taille mince lui donnaient
+l'air d'être plus jeune qu'il n'était; mais son visage pensif et
+passionné annonçait beaucoup de supériorité, et cette maturité précoce
+de l'âme que donnent l'étude et l'énergie naturelle. Il portait un
+habit et un manteau noirs assez courts, à la mode du temps, et, sous
+son bras gauche, un rouleau de papiers, qu'en parlant il prenait et
+serrait convulsivement de la main droite, comme un guerrier en colère
+saisit le pommeau de son épée. On eût dit qu'il voulait le dérouler
+et en faire sortir la foudre sur ceux qu'il poursuivait de ses regards
+indignés. C'étaient trois capucins et un récollet qui passaient dans la
+foule.
+
+--Père Guillaume, poursuivit M. du Lude, pourquoi n'avez-vous amené que
+vos enfants mâles avec vous, et pourquoi ces bâtons?
+
+--Ma fine, monsieur, c'est que je n'aimerions pas que nos filles
+apprinsent à danser comme les religieuses; et puis, pa' l'temps qui
+court, les garçons savons mieux se remuer que les femmes.
+
+--Ne nous _remuons_ pas, mon vieux ami, croyez-moi, dit le comte,
+rangez-vous tous plutôt pour voir la procession qui vient à nous, et
+souvenez-vous que vous avez soixante et dix ans.
+
+--Ah! ah! dit le vieux père, tout en faisant ranger ses douze enfants
+comme des soldats, j'avons fait la guerre avec le feu roi Henri, et
+j'savons jouer du pistolet tout aussi bien que les _ligueux_ faisiont.
+Et il branla la tête et s'assit sur une borne, son bâton noueux entre
+les jambes, ses mains croisées dessus et son menton à barbe blanche
+par-dessus ses mains. Là, il ferma à demi les yeux comme s'il se
+livrait tout entier à ses souvenirs d'enfance.
+
+On voyait avec étonnement son habit rayé comme du temps du roi
+béarnais, et sa ressemblance avec ce prince dans les derniers temps de
+sa vie, quoique ses cheveux eussent été privés par le poignard de cette
+blancheur que ceux du paysan avaient paisiblement acquise. Mais un
+grand bruit de cloches attira l'attention vers l'extrémité de la grande
+rue de Loudun.
+
+On voyait venir de loin une longue procession dont la bannière et les
+piques s'élevaient au-dessus de la foule qui s'ouvrit en silence pour
+examiner cet appareil à moitié ridicule et à moitié sinistre.
+
+Des archers, à barbe pointue, portant de larges chapeaux à plumes,
+marchaient d'abord sur deux rangs avec de longues hallebardes, puis, se
+partageant en deux files de chaque côté de la rue, renfermaient dans
+cette double ligne deux lignes pareilles de pénitents gris; du moins
+donnerons-nous ce nom, connu dans quelques provinces du midi de la
+France, à des hommes revêtus d'une longue robe de cette couleur, qui
+leur couvre entièrement la tête en forme de capuchon, et dont le masque
+de la même étoffe se termine en pointe sous le menton comme une longue
+barbe, et n'a que trois trous pour les yeux et le nez. On voit encore
+de nos jours quelques enterrements suivis et honorés par des costumes
+semblables, surtout dans les Pyrénées. Les pénitents de Loudun avaient
+des cierges énormes à la main, et leur marche lente, et leurs yeux
+qui semblaient flamboyants sous le masque, leur donnaient un air de
+fantômes qui attristait involontairement.
+
+Les murmures en sens divers commencèrent dans le peuple.
+
+--Il y a bien des coquins cachés sous ce masque, dit un bourgeois.
+
+--Et dont la figure est plus laide encore que lui, reprit un jeune
+homme.
+
+--Ils me font peur! s'écriait une jeune femme.
+
+--Je ne crains que pour ma bourse, répondit un passant.
+
+--Ah! Jésus! voilà donc nos saints frères de la Pénitence, disait une
+vieille en écartant sa mante noire. Voyez-vous quelle bannière ils
+portent? quel bonheur qu'elle soit avec nous! certainement elle nous
+sauvera: voyez-vous dessus le diable dans les flammes, et un moine
+qui lui attache une chaîne au cou? Voici actuellement les juges qui
+viennent: ah! les honnêtes gens! voyez leurs robes rouges, comme elles
+sont belles! Ah! sainte Vierge! qu'on les a biens choisis!
+
+--Ce sont les ennemis personnels du curé, dit tout bas le comte du Lude
+à l'avocat Fournier, qui prit une note.
+
+--Les reconnaissez-vous bien tous? continua la vieille en distribuant
+des coups de poing à ses voisines, et en pinçant le bras à ses voisins
+jusqu'au sang pour exciter leur attention: voici ce bon M. Mignon qui
+parle tout bas à messieurs les conseillers du présidial de Poitiers;
+que Dieu répande sa sainte bénédiction sur eux!
+
+--C'est Roatin, Richard et Chevalier, qui voulaient le faire destituer
+il y a un an, continuait à demi-voix M. du Lude au jeune avocat, qui
+écrivait toujours sous son manteau, entouré et caché par le groupe noir
+des bourgeois.
+
+--Ah! voyez, voyez, rangez-vous donc! voici M. Barré, le curé de
+Saint-Jacques de Chinon, dit la vieille.
+
+--C'est un saint, dit un autre.
+
+--C'est un hypocrite, dit une voix d'homme.
+
+--Voyez comme le jeûne l'a rendu maigre!
+
+--Comme les remords le rendent pâle!
+
+--C'est lui qui fait fuir les diables.
+
+--C'est lui qui les souffle.
+
+Ce dialogue fut interrompu par un cri général:--Qu'elle est belle!
+
+La supérieure des Ursulines s'avançait suivie de toutes ses
+religieuses; son voile blanc était relevé. Pour que le peuple pût voir
+les traits des possédées, on avait voulu que cela fût ainsi pour elle
+et six autres soeurs. Rien ne la distinguait dans son costume qu'un
+immense rosaire à grains noirs tombant de son cou à ses pieds, et
+se terminant par une croix d'or; mais la blancheur éclatante de son
+visage, que relevait encore la couleur brune de son capuchon, attirait
+d'abord tous les regards; ses yeux noirs semblaient porter l'empreinte
+d'une profonde et brûlante passion; ils étaient couverts par les arcs
+parfaits de deux sourcils que la nature avait dessinés avec autant de
+soin que les Circassiennes en mettent à les arrondir avec le pinceau;
+mais un léger pli entre eux deux révélait une agitation forte et
+habituelle dans les pensées. Cependant elle affectait un grand calme
+dans tous ses mouvements et dans tout son être; ses pas étaient lents
+et cadencés; ses deux belles mains étaient réunies, aussi blanches
+et aussi immobiles que celles des statues de marbre qui prient
+éternellement sur les tombeaux.
+
+--Oh! remarquez-vous, ma tante, dit la jeune Martine, soeur Agnès et
+soeur Claire qui pleurent auprès d'elle?
+
+--Ma nièce, elles se désolent d'être la proie du démon.
+
+--Ou se repentent, dit la même voix d'homme, d'avoir joué le ciel.
+
+Cependant un silence profond s'établit partout, et nul mouvement
+n'agita le peuple; il sembla glacé tout à coup par quelque
+enchantement, lorsque à la suite des religieuses parut, au milieu
+des quatre pénitents qui le tenaient enchaîné, le curé de l'église
+de Sainte-Croix, revêtu de la robe du pasteur; la noblesse de son
+visage était remarquable et rien n'égalait la douceur de ses traits;
+sans affecter un calme insultant, il regardait avec bonté et semblait
+chercher à droite et à gauche s'il ne rencontrerait pas le regard
+attendri d'un ami; il le rencontra, il le reconnut, et ce dernier
+bonheur d'un homme qui voit approcher son heure dernière ne lui fut pas
+refusé: il entendit même quelques sanglots; il vit des bras s'étendre
+vers lui, et quelques-uns n'étaient pas sans armes; mais il ne répondit
+à aucun signe; il baissa les yeux, ne voulant pas perdre ceux qui
+l'aimaient et leur communiquer par un coup d'oeil la contagion de
+l'infortune. C'était Urbain Grandier.
+
+Tout à coup la procession s'arrêta à un signe du dernier homme qui la
+suivait et qui semblait commander à tous. Il était grand, sec, pâle,
+revêtu d'une longue robe noire, la tête couverte d'une calotte de même
+couleur; il avait la figure d'un Basile, avec le regard de Néron. Il
+fit signe aux gardes de l'entourer, voyant avec effroi le groupe noir
+dont nous avons parlé, et que les paysans se serraient de près pour
+l'écouter; les chanoines et les capucins se placèrent près de lui, et
+il prononça d'une voix glapissante ce singulier arrêt:
+
+«Nous, sieur de Laubardemont, maître des requêtes étant envoyé et
+subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire relativement au procès
+du magicien _Urbain Grandier_, pour le juger sur tous les chefs
+d'accusation, assisté des révérends pères _Mignon_, chanoine; _Barré_,
+curé de Saint-Jacques de Chinon; du père Lactance et de tous les
+juges appelés à juger icelui magicien; avons préalablement décrété ce
+qui suit: _Primo_, la prétendue assemblée de propriétaires nobles,
+bourgeois de la ville et des terres environnantes est cassée, comme
+tendant à une sédition populaire; ses actes seront déclarés nuls, et
+sa prétendue lettre au roi contre nous, juges, interceptée et brûlée en
+place publique, comme calomniant les bonnes Ursulines et les révérends
+pères et juges. _Secundo_, il sera défendu de dire publiquement ou en
+particulier que les susdites religieuses ne sont point possédées du
+malin esprit, et de douter du pouvoir des exorcistes, à peine de vingt
+mille livres d'amende et de punition corporelle.
+
+«Les baillis et échevins s'y conformeront. Ce 18 juin de l'an de grâce
+1639.»
+
+A peine eut-il fini cette lecture, qu'un bruit discordant de trompettes
+partit avant la dernière syllabe de ces paroles, et couvrit, quoique
+imparfaitement, les murmures qui le poursuivaient: il pressa la
+marche de la procession, qui entra dans le grand bâtiment qui tenait
+à l'église, ancien couvent dont les étages étaient tous tombés en
+ruine, et qui ne formait plus qu'une seule et immense salle propre à
+l'usage qu'on en voulait faire. Laubardemont ne se crut en sûreté que
+lorsqu'il y fut entré, et qu'il entendit les lourdes et doubles portes
+se refermer en criant sur la foule qui hurlait encore.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LE BON PRÊTRE
+
+ L'homme de paix me parla ainsi.
+
+ VICAIRE SAVOYARD.
+
+
+A présent que la procession diabolique est entrée dans la salle de
+son spectacle, et tandis qu'elle arrange sa sanglante représentation,
+voyons ce qu'avait fait Cinq-Mars au milieu des spectateurs en émoi.
+Il était naturellement doué de beaucoup de tact, et sentit qu'il ne
+parviendrait pas facilement à son but de trouver l'abbé Quillet dans
+un moment où la fermentation des esprits était à son comble. Il resta
+donc à cheval avec ses quatre domestiques dans une petite rue fort
+obscure qui donnait dans la grande, et d'où il put voir facilement tout
+ce qui s'était passé. Personne ne fit d'abord attention à lui; mais,
+lorsque la curiosité publique n'eut pas d'autre aliment, il devint le
+but de tous les regards. Fatigués de tant de scènes, les habitants le
+voyaient avec assez de mécontentement, et se demandaient à demi-voix si
+c'était encore un exorciseur qui leur arrivait; quelques paysans même
+commençaient à trouver qu'il embarrassait la rue avec ses cinq chevaux.
+Il sentit qu'il était temps de prendre son parti, et, choisissant sans
+hésiter les gens les mieux mis, comme ferait chacun à sa place, il
+s'avança avec sa suite le chapeau à la main vers le groupe noir dont
+nous avons parlé, et, s'adressant au personnage qui lui parut le plus
+distingué:
+
+--Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir M. l'abbé Quillet?
+
+A ce nom, tout le monde le regarda avec un air d'effroi, comme s'il eût
+prononcé celui de Lucifer. Cependant personne n'en eut l'air offensé;
+il semblait, au contraire, que cette demande fît naître sur lui une
+opinion favorable dans les esprits. Du reste le hasard l'avait bien
+servi dans son choix. Le comte du Lude s'approcha de son cheval en le
+saluant:
+
+--Mettez pied à terre, monsieur, lui dit-il, et je vous pourrai donner
+sur son compte d'utiles renseignements.
+
+Après avoir parlé fort bas, tous deux se quittèrent avec la
+cérémonieuse politesse du temps. Cinq-Mars remonta sur son cheval noir,
+et, passant dans plusieurs petites rues, fut bientôt hors de la foule
+avec sa suite.
+
+--Que je suis heureux! disait-il chemin faisant: je vais voir du moins
+un instant ce bon et doux abbé qui m'a élevé; je me rappelle encore ses
+traits, son air calme et sa voix pleine de bonté.
+
+Comme il pensait tout ceci avec attendrissement, il se trouva dans une
+petite rue noire qu'on lui avait indiquée; elle était si étroite, que
+les genouillères de ses bottes touchaient aux deux murs. Il trouva au
+bout une maison de bois à un seul étage, et, dans son empressement,
+frappa à coups redoublés.
+
+--Qui va là? cria une voix furieuse.
+
+Et presque aussitôt la porte s'ouvrant laissa voir un petit homme gros,
+court et tout rouge, portant une calotte noire, une immense fraise
+blanche, des bottes à l'écuyère qui engloutissaient ses petites jambes
+dans leurs énormes tuyaux, et deux pistolets d'arçon à sa main.
+
+--Je vendrai chèrement ma vie! cria-t-il, et...
+
+--Doucement, l'abbé, doucement, lui dit son élève en lui prenant le
+bras: ce sont vos amis.
+
+--Ah! mon pauvre enfant, c'est vous! dit le bonhomme, laissant tomber
+ses pistolets, que ramassa avec précaution un domestique armé aussi
+jusqu'aux dents. Eh? que venez vous faire ici? L'abomination y est
+venue, et j'attends la nuit pour partir. Entrez vite, mon ami, vous
+et vos gens; je vous ai pris pour les archers de Laubardemont et, ma
+foi, j'allais sortir un peu de mon caractère. Vous voyez ces chevaux;
+je vais en Italie rejoindre notre ami le duc de Bouillon. Jean, Jean,
+fermez vite la grande porte par dessus ces braves domestiques et
+recommandez leur de ne pas faire trop de bruit, quoiqu'il n'y ait pas
+d'habitation près de celle-ci.
+
+Grandchamp obéit à l'intrépide petit abbé, qui embrassa quatre fois
+Cinq-Mars en s'élevant sur la pointe de ses bottes pour atteindre
+le milieu de sa poitrine. Il le conduisit bien vite dans une étroite
+chambre, qui semblait un grenier abandonné, et, s'asseyant avec lui sur
+une malle de cuir noir, il lui dit avec chaleur:
+
+--Eh! mon enfant, où allez-vous? A quoi pense madame la maréchale de
+vous laisser venir ici? Ne voyez-vous pas bien tout ce qui se fait
+contre un malheureux qu'il faut perdre? Ah! bon Dieu! était-ce là le
+premier spectacle que mon cher élève devait avoir sous les yeux? Ah!
+ciel! quand vous voilà à cet âge charmant où l'amitié, les tendres
+affections, la douce confiance, devaient vous entourer, quand tout
+devait vous donner une bonne opinion de votre espèce, à votre entrée
+dans le monde! quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi êtes-vous venu?
+
+Quand le bon abbé eut ainsi gémi en serrant affectueusement les deux
+mains du jeune voyageur dans ses mains rouges et ridées, son élève eut
+enfin le temps de lui dire:
+
+--Mais ne devinez-vous pas, mon cher abbé, que c'est parce que vous
+étiez à Loudun que je suis venu? Quant à ces spectacles dont vous
+parlez, ils ne m'ont paru que ridicules, et je vous jure que je n'en
+aime pas moins l'espèce humaine, dont vos vertus et vos leçons m'ont
+donné une excellente idée; et parce que cinq ou six folles...
+
+--Ne perdons pas de temps; je vous dirai cette folie, je vous
+l'expliquerai. Mais répondez, où allez-vous? que faites-vous?
+
+--Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc doit me présenter au roi.
+
+Ici le bon et vif abbé se leva de sa malle, et, marchant ou plutôt
+courant de long en large dans la chambre en frappant du pied:
+
+--Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il en étouffant, devenant tout
+rouge et les larmes dans les yeux, pauvre enfant! ils vont le perdre!
+Ah! mon Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer là! que lui
+veulent-ils? Ah! qui vous gardera, mon ami, dans ce pays dangereux?
+dit-il en se rasseyant et reprenant les deux mains de son élève dans
+les siennes avec une sollicitude paternelle, et cherchant à lire dans
+ses regards.
+
+--Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars en regardant au plafond; je pense
+que ce sera le cardinal de Richelieu, qui était l'ami de mon père.
+
+--Ah! mon cher Henri, vous me faites trembler, mon enfant; il vous
+perdra si vous n'êtes pas son instrument docile. Ah! que ne puis-je
+aller avec vous! Pourquoi faut-il que j'aie montré une tête de vingt
+ans dans cette malheureuse affaire?... Hélas! non, je vous serais
+dangereux; au contraire, il faut que je me cache. Mais vous aurez M.
+de Thou près de vous, mon fils, n'est-ce pas? dit-il en cherchant
+à se calmer; c'est votre ami d'enfance, un peu plus âgé que vous;
+écoutez-le, mon enfant; c'est un sage jeune homme: il a réfléchi, il a
+des idées à lui.
+
+--Oh! oui, mon cher abbé, comptez sur mon tendre attachement pour lui;
+je n'ai pas cessé de l'aimer...
+
+--Mais vous avez sûrement cessé de lui écrire, n'est-ce pas? reprit en
+souriant un peu le bon abbé.
+
+--Je vous demande pardon, mon bon abbé; je lui ai écrit une fois, et
+hier, pour lui annoncer que le Cardinal m'appelle à la cour.
+
+--Quoi! lui-même a voulu vous voir!
+
+Alors Cinq-Mars montra la lettre du Cardinal-duc à sa mère, et peu à
+peu son ancien gouverneur se calma et s'adoucit.
+
+--Allons, allons, disait-il tout bas, allons, ce n'est pas mal, cela
+promet: capitaine aux gardes à vingt ans, ce n'est pas mal.
+
+Et il sourit.
+
+Et le jeune homme, transporté de voir ce sourire qui s'accordait enfin
+avec tous les siens, sauta au cou de l'abbé et l'embrassa comme s'il se
+fût emparé de tout un avenir de plaisir, de gloire et d'amour.
+
+Cependant, se dégageant avec peine de cette chaude embrassade, le bon
+abbé reprit sa promenade et ses réflexions. Il toussait souvent et
+branlait la tête, et Cinq-Mars, sans oser reprendre la conversation, le
+suivait des yeux et devenait triste en le voyant redevenu sérieux.
+
+Le vieillard se rassit enfin, et commença d'un ton grave le discours
+suivant:
+
+--Mon ami, mon enfant, je me suis livré en père à vos espérances; je
+dois pourtant vous dire, et ce n'est point pour vous affliger, qu'elles
+me semblent excessives et peu naturelles. Si le Cardinal n'avait
+pour but que de témoigner à votre famille de l'attachement et de la
+reconnaissance, il n'irait pas si loin dans ses faveurs; mais il est
+probable qu'il a jeté les yeux sur vous. D'après ce qu'on lui aura dit,
+vous lui semblez propre à jouer tel ou tel rôle impossible à deviner et
+dont il aura tracé l'emploi dans le repli le plus profond de sa pensée.
+Il veut vous y élever, vous y dresser, passez-moi cette expression
+en faveur de sa justesse, et pensez-y sérieusement quand le temps en
+viendra. Mais n'importe, je crois qu'au point où en sont les choses,
+vous feriez bien de suivre cette veine; c'est ainsi que de grandes
+fortunes ont commencé; il s'agit seulement de ne point se laisser
+aveugler et gouverner. Tâchez que les faveurs ne vous étourdissent
+pas, mon pauvre enfant, et que l'élévation ne vous fasse pas tourner
+la tête; ne vous effarouchez pas de ce soupçon, c'est arrivé à de plus
+vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi qu'à votre mère; voyez M.
+de Thou, et nous tâcherons de vous bien conseiller. En attendant, mon
+fils, ayez la bonté de fermer cette fenêtre, d'où il me vient du vent
+sur la tête, et je vais vous conter ce qui s'est passé ici.
+
+Henri, espérant que la partie morale du discours était finie, et ne
+voyant plus dans la seconde qu'un récit, ferma vite la vieille fenêtre
+tapissée de toiles d'araignées, et revint à sa place sans parler.
+
+--A présent que j'y réfléchis mieux, je pense qu'il ne vous sera
+peut-être pas inutile d'avoir passé par ici, quoique ce soit une triste
+expérience que vous y deviez trouver; mais elle suppléera à ce que
+je ne vous ai pas dit autrefois de la perversité des hommes; j'espère
+d'ailleurs que la fin ne sera pas sanglante, et que la lettre que nous
+avons écrite au roi aura le temps d'arriver.
+
+--J'ai entendu dire qu'elle était interceptée, dit Cinq-Mars.
+
+--C'en est fait alors, dit l'abbé Quillet; le curé est perdu. Mais
+écoutez-moi bien.
+
+A Dieu ne plaise, mon enfant, que ce soit moi, votre ancien
+instituteur, qui veuille attaquer mon propre ouvrage et porter atteinte
+à votre foi. Conservez-la toujours et partout, cette foi simple dont
+votre noble famille vous a donné l'exemple, que nos pères avaient plus
+encore que nous-mêmes, et dont les plus grands capitaines de nos temps
+ne rougissent pas. En portant votre épée, souvenez-vous qu'elle est
+à Dieu. Mais aussi, lorsque vous serez au milieu des hommes, tâchez
+de ne pas vous laisser tromper par l'hypocrite; il vous entourera,
+vous prendra, mon fils, par le côté vulnérable de votre coeur naïf,
+en parlant à votre religion; et, témoin des extravagances de son zèle
+affecté, vous vous croirez tiède auprès de lui, vous croirez que votre
+conscience parle contre vous-même; mais ce ne sera pas sa voix que vous
+entendrez. Quels cris elle jetterait, combien elle serait plus soulevée
+contre vous, si vous aviez contribué à perdre l'innocence en appelant
+contre elle le ciel même en faux témoignage!
+
+--O mon père! est-ce possible? dit Henri d'Effiat en joignant les
+mains.
+
+--Que trop véritable, continua l'abbé; vous en avez vu l'exécution en
+partie ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez pas témoin d'horreurs
+plus grandes! Mais écoutez bien: quelque chose que vous voyiez se
+passer, quelque crime que l'on ose commettre, je vous en conjure, au
+nom de votre mère et de tout ce qui vous est cher, ne prononcez pas une
+parole, ne faites pas un geste qui manifeste une opinion quelconque
+sur cet évènement. Je connais votre caractère ardent, vous le tenez
+du maréchal votre père; modérez-le, ou vous êtes perdu; ces petites
+colères de sang procurent peu de satisfaction et attirent de grands
+revers; je vous y ai vu trop enclin; si vous saviez combien le calme
+donne de supériorité sur les hommes! Les anciens l'avaient empreint
+sur le front de la Divinité, comme son plus bel attribut, parce que
+l'impassibilité attestait l'être placé au-dessus de nos craintes, de
+nos espérances, de nos plaisirs et de nos peines. Restez donc aussi
+impassible dans les scènes que vous allez voir, mon cher enfant; mais
+voyez-les, il le faut; assistez à ce jugement funeste; pour moi, je
+vais subir les conséquences de ma sottise d'écolier. La voici: elle
+vous montrera qu'avec une tête chauve on peut être encore enfant comme
+sous vos beaux cheveux châtains.
+
+Ici l'abbé Quillet lui prit la tête dans ses deux mains et continua
+ainsi.
+
+--Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursulines tout comme
+un autre, mon cher fils; et sachant qu'ils s'annonçaient pour parler
+toutes les langues, j'ai eu l'imprudence de quitter le latin et de
+leur faire quelques questions en grec; la supérieure est fort jolie,
+mais elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan
+a fait tout haut l'observation qu'il était surprenant que le démon,
+qui n'ignorait rien, fît des barbarismes et des solécismes, et ne pût
+répondre en grec. La jeune supérieure, qui était alors sur son lit de
+parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas au père
+Barré: _Monsieur! je n'y tiens plus_; je le répétai tout haut, et je
+mis en fureur tous les exorcistes: ils s'écrièrent que je devais savoir
+qu'il y avait des démons plus ignorants que des paysans, et dirent que
+pour leur puissance et leur force physique nous n'en pouvions douter,
+puisque les esprits nommés _Grésil des Trônes_, _Aman des puissances_
+et _Asmodée_ avaient promis d'enlever la calotte de M. de Laubardemont.
+Ils s'y préparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant
+et probe, mais assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit
+attaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté, de manière
+à retomber, sans être vu, fort près du maître des requêtes; cette fois
+on l'appela huguenot, et je crois que, si le maréchal de Brézé n'était
+son protecteur, il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé
+alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exorcistes d'agir
+devant lui. Le père Lactance, ce capucin dont la figure est si noire et
+le regard si dur, s'est chargé de la soeur Agnès et de la soeur Claire;
+il a élevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderait
+deux colombes, et a crié d'une voix terrible: _Quis te misit, Diabole?_
+et les deux filles ont dit parfaitement ensemble: _Urbanus_. Il allait
+continuer, quand M. du Lude, tirant d'un air de componction une petite
+boîte d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses ancêtres,
+et que, ne doutant pas de la possession, il voulait l'éprouver. Le père
+Lactance, ravi, s'est saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché
+le front des deux filles, qu'elles ont fait des sauts prodigieux, se
+tordant les pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes, Barré
+se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et les
+juges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans être
+foudroyé!) le signe de la croix.
+
+Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les religieuses sont restées
+paisibles:--_Je ne crains pas_, a dit fièrement Lactance, _que vous
+doutiez de la vérité de vos reliques!_
+
+--_Pas plus que de celle de la possession_, a répondu M. du Lude en
+ouvrant sa boîte.
+
+Elle était vide.
+
+--Messieurs, vous vous moquez de nous, a dit Lactance.
+
+J'étais indigné de ces momeries et lui dis:
+
+--Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu et des hommes. C'est
+pour cela que vous me voyez, mon cher ami, des bottes de sept lieues
+si lourdes et si grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs
+pistolets; car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de corps, et
+je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux qu'il est.
+
+--Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puissant?
+
+--Plus qu'on ne le croit et qu'on ne le peut croire; je sais que
+l'abbesse possédée est sa nièce, et qu'il est muni d'un arrêt du
+conseil qui lui ordonne de juger, sans s'arrêter à tous les appels
+interjetés au parlement, à qui le Cardinal interdit connaissance de la
+cause d'Urbain Grandier.
+
+--Et enfin quels sont ses torts? dit le jeune homme, déjà puissamment
+intéressé.
+
+--Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une volonté inflexible
+qui a irrité la puissance contre lui, et une passion profonde qui a
+entraîné son coeur et lui a fait commettre le seul péché mortel que
+je croie pouvoir lui être reproché; mais ce n'a été qu'en violant
+le secret de ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre,
+sa mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour la belle
+Madeleine de Brou; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier et
+voulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle
+d'aujourd'hui! L'éloquence de Grandier et sa beauté angélique ont
+souvent exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre parler;
+j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons; d'autres s'écrier que c'était
+un ange, toucher ses vêtements et baiser ses mains lorsqu'il descendait
+de la chaire. Il est certain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait
+la sublimité de ses discours, toujours inspirés: le miel pur des
+Évangiles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des
+prophéties, et l'on sentait au son de sa voix un coeur tout plein d'une
+sainte pitié pour les maux de l'homme, et tout gonflé de larmes prêtes
+à couler sur nous.
+
+Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait des pleurs dans
+la voix et dans les yeux; sa figure ronde et naturellement gaie était
+plus touchante qu'une autre dans cet état, car la tristesse semblait ne
+pouvoir l'atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main
+sans rien dire, de crainte de l'interrompre. L'abbé tira un mouchoir
+rouge, s'essuya les yeux, se moucha et reprit:
+
+--Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Urbain est la seconde;
+il avait déjà été accusé d'avoir ensorcelé les religieuses et examiné
+par de saints prélats, par des magistrats éclairés, par des médecins
+instruits, qui l'avaient absous, et qui, tout indignés, avaient imposé
+silence à ces démons de fabrique humaine. Le bon et pieux archevêque
+de Bordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de ces
+prétendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire
+leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de voir
+Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il fut se jeter à ses
+pieds à Paris, ils ont compris que, s'il triomphait, ils étaient perdus
+et regardés comme des imposteurs; déjà le couvent des Ursulines ne
+semblait plus être qu'un théâtre d'indignes comédies; les religieuses,
+des actrices déhontées; plus de cent personnes acharnées contre le curé
+s'étaient compromises dans l'espoir de le perdre: leur conjuration,
+loin de se dissoudre, a repris des forces par son premier échec: voici
+les moyens que ses ennemis implacables ont mis en usage.
+
+Connaissez-vous un homme appelé l'Eminence grise, ce capucin redouté
+que le Cardinal emploie à tout, consulte souvent et méprise toujours?
+c'est à lui que les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de
+ce pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire
+à la reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l'attacha
+à son service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle du
+Cardinal, vous savez qu'Anne d'Autriche et M. de Richelieu se sont
+quelque temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux soleils,
+la France ne savait jamais lequel se lèverait le lendemain. Dans un
+moment d'éclipse du Cardinal, une satire parut, sortie du système
+planétaire de la Reine; elle avait pour titre la _Cordonnière de la
+Reine mère_; elle était bassement écrite et conçue, mais renfermait des
+choses si injurieuses sur la naissance et la personne du Cardinal, que
+les ennemis de ce ministre s'en emparèrent et lui donnèrent une vogue
+qui l'irrita. On y révélait beaucoup d'intrigues et de mystères qu'il
+croyait impénétrables; il lut cet ouvrage anonyme et voulut en savoir
+l'auteur. Ce fut dans ce temps même que les capucins de cette petite
+ville écrivirent au père Joseph qu'une correspondance continuelle
+entre Grandier et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu'il ne fût
+l'auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précédemment des
+livres religieux de prières et de méditations dont le style seul devait
+l'absoudre d'avoir mis la main à un libelle écrit dans le langage des
+halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu
+voir que lui de coupable: on lui a rappelé que lorsqu'il n'était encore
+que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le prit même avant
+lui: je suis bien trompé si ce pas ne met son pied dans la tombe...
+
+Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du bon abbé.
+
+--Quoi! vous croyez que cela ira jusqu'à la mort?
+
+--Oui, mon enfant, oui, jusqu'à la mort; déjà on a enlevé toutes
+les pièces et les sentences d'absolution qui pouvaient lui servir de
+défense, malgré l'opposition de sa pauvre mère, qui les conservait
+comme la permission de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de
+regarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses
+papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable sans
+doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque pur qu'il puisse être, est
+une faute énorme dans l'homme qui est consacré à Dieu seul; mais ce
+pauvre prêtre était loin de vouloir encourager l'hérésie, et c'était,
+dit-on, pour apaiser les remords de mademoiselle de Brou qu'il l'avait
+composé. On a si bien vu que ces fautes véritables ne suffisaient pas
+pour le faire mourir, qu'on a réveillé l'accusation de sorcellerie
+assoupie depuis longtemps, et que, feignant d'y croire, le Cardinal a
+établi dans cette ville un tribunal nouveau, et enfin mis à sa tête
+Laubardemont; c'est un signe de mort. Ah! fasse le ciel que vous ne
+connaissiez jamais ce que la corruption des gouvernements appelle
+_coups d'État_.
+
+En ce moment un cri horrible retentit au-delà d'un petit mur de la
+cour; l'abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit autant.
+
+--C'est un cri de femme, dit le vieillard.
+
+--Qu'il est déchirant! dit le jeune homme. Qu'est-ce? cria-t-il à ses
+gens qui étaient tous sortis dans la cour.
+
+Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien.
+
+--C'est bon, c'est bon! cria l'abbé, ne faites plus de bruit.
+
+Il referma la fenêtre et mit ses deux mains sur ses yeux.
+
+--Ah! quel cri! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle), quel cri!
+il m'a percé le coeur; c'est quelque malheur; Ah! mon Dieu! il m'a
+troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il que je l'aie
+entendu quand je vous parlais de votre destinée! Mon cher enfant, que
+Dieu vous bénisse. Mettez-vous à genoux.
+
+Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un baiser sur ses
+cheveux que le vieillard l'avait béni et le relevait en disant:
+
+--Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pourrait vous trouver avec
+moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux ici; enveloppez-vous
+dans un manteau et partez. J'ai beaucoup à écrire avant l'heure où
+l'obscurité me permettra de prendre la route d'Italie.
+
+Ils s'embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, et
+Henri s'éloigna. L'abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre,
+lui cria:--Soyez bien sage, quelque chose qu'il arrive; et lui envoya
+encore une fois sa bénédiction en disant:--Pauvre enfant!
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LE PROCÈS
+
+ Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei
+ Esser temuta da ciascun che legge
+ Cio, che fu manifesto agli occhi miei.
+
+ DANTE.
+
+ O vengeance de Dieu, combien tu dois être redoutable à quiconque va
+ lire ceci, qui se manifesta sous mes yeux!
+
+
+Malgré l'usage des séances secrètes, alors mis en vigueur par
+Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient voulu que la salle fût
+ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s'en repentir. Mais d'abord
+ils crurent en avoir assez imposé à la multitude par leurs jongleries,
+qui durèrent près de six mois; ils étaient tous intéressés à la
+perte d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du pays
+sanctionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu'ils préparaient et
+qu'ils avaient ordre de porter, comme l'avait dit le bon abbé à son
+élève.
+
+Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que le Cardinal
+envoyait toujours quand sa vengeance voulait un agent sûr et prompt,
+et, en cette occasion, il justifia le choix qu'on avait fait de
+sa personne. Il ne fit qu'une faute, celle de permettre la séance
+publique, contre l'usage; il avait l'intention d'intimider et
+d'effrayer; il effraya, mais fit horreur.
+
+La foule que nous avons laissée à la porte y était restée deux heures,
+pendant qu'un bruit sourd de marteaux annonçait que l'on achevait
+dans l'intérieur de la grande salle des préparatifs inconnus et faits
+à la hâte. Des archers firent tourner péniblement sur leurs gonds
+les lourdes portes de la rue, et le peuple avide s'y précipita. Le
+jeune Cinq-Mars fut jeté dans l'intérieur avec le second flot, et,
+placé derrière un pilier fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour
+voir sans être vu. Il remarqua avec déplaisir que le groupe noir des
+bourgeois était près de lui; mais les grandes portes, en se refermant,
+laissèrent toute la partie du local où était le peuple dans une telle
+obscurité, qu'on n'eût pu le reconnaître. Quoique l'on ne fût qu'au
+milieu du jour, des flambeaux éclairaient la salle, mais étaient
+presque tous placés à l'extrémité, où s'élevait l'estrade des juges,
+rangés derrière une table fort longue; les fauteuils, les tables, les
+degrés, tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures de
+livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé sur la gauche,
+et sur le crêpe qui le couvrait on avait brodé en relief des flammes
+d'or, pour figurer la cause de l'accusation. Le prévenu y était assis,
+entouré d'archers, et toujours les mains attachées par des chaînes que
+deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affectant de s'écarter
+au plus léger de ses mouvements, comme s'ils eussent tenu en laisse
+un tigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs
+vêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pût voir sa
+figure.
+
+Le visage impassible de M. de Laubardemont paraissait dominer les
+juges de son choix; plus grand qu'eux presque de toute la tête, il
+était placé sur un siège plus élevé que les leurs; chacun de ses
+regards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu
+d'une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses
+cheveux; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il faisait
+passer aux juges et circuler dans leurs mains. Des accusateurs, tous
+ecclésiastiques, siégeaient à droite des juges: ils étaient revêtus
+d'aubes et d'étoles; on distinguait le père Lactance à la simplicité
+de son habit de capucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits.
+Dans une tribune était l'évêque de Poitiers; d'autres tribunes étaient
+pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une foule ignoble de
+femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait derrière six jeunes
+religieuses des Ursulines dégoûtées de les approcher: c'étaient les
+témoins.
+
+Le reste de la salle était plein d'une foule immense, sombre,
+silencieuse, suspendue aux corniches, aux portes, aux poutres, et
+pleine d'une terreur qui en donnait aux juges, car cette stupeur venait
+de l'intérêt du peuple pour l'accusé. Des archers nombreux, armés de
+longues piques, encadraient ce lugubre tableau d'une manière digne de
+ce farouche aspect de la multitude.
+
+Au geste du président on fit retirer les témoins, auxquels un huissier
+ouvrit une porte étroite. On remarqua la supérieure des Ursulines,
+qui, en passant devant M. de Laubardemont, s'avança, et dit assez
+haut:--Vous m'avez trompée, monsieur. Il demeura impassible: elle
+sortit.
+
+Un silence profond régnait dans l'assemblée.
+
+Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un des juges,
+nommé Houmain, lieutenant criminel d'Orléans, lut une espèce de mise en
+accusation d'une voix très basse et si enrouée, qu'il était impossible
+d'en saisir aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce
+qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. Il divisa les
+preuves du procès en deux sortes: les unes résultant des dépositions
+de soixante-douze témoins; les autres, et les plus certaines, des
+exorcismes des révérends pères ici présents, s'écria-t-il en faisant le
+signe de la croix.
+
+Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent profondément
+en répétant aussi ce signe sacré.--Oui, messeigneurs, dit-il en
+s'adressant aux juges, on a reconnu et déposé devant vous ce bouquet
+de roses blanches et ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du
+pacte qu'il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de porter sur
+lui pour conserver sa puissance. On lit encore avec horreur ces paroles
+écrites au bas du parchemin: _La minute est aux enfers, dans le cabinet
+de Lucifer_.
+
+Un éclat de rire qui semblait sortir d'une poitrine forte s'entendit
+dans la foule. Le président rougit, et fit signe à des archers, qui
+essayèrent en vain de trouver le perturbateur. Le rapporteur continua:
+
+--Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms par la bouche de
+leurs victimes. Ces noms et leurs faits sont déposés sur cette table:
+ils s'appellent Astaroth, de l'ordre des Séraphins; Easas, Celsus,
+Acaos, Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham,
+Uriel et Achas, des Principautés, etc.; car le nombre en était infini.
+Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin?
+
+Un long murmure sortit de l'assemblée; on imposa silence, quelques
+hallebardes s'avancèrent, tout se tut.
+
+--Nous avons vu avec douleur la jeune et respectable supérieure des
+Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans
+la poussière; les autres soeurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la
+modestie de leur sexe par des gestes passionnés ou des rires immodérés.
+Lorsque des impies ont voulu douter de la présence des démons, et
+que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée, parce qu'ils
+refusaient de s'expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en
+arabe, les révérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer
+que, la malice des mauvais esprits étant extrême, il n'était pas
+surprenant qu'ils eussent feint cette ignorance pour être moins pressés
+de questions; qu'ils avaient même fait, dans leurs réponses, quelques
+barbarismes, solécismes et autres fautes, pour qu'on les méprisât, et
+que par dédain les saints docteurs les laissassent en repos; et que
+leur haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs tours
+miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au plancher pour faire
+accuser de supercherie des personnages aussi révérés, tandis qu'il a
+été affirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais il
+n'y eut de corde en cet endroit.
+
+Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi miraculeusement
+par ses saints interprètes, une autre lumière nous est venue tout
+à l'heure: à l'instant même où les juges étaient plongés dans leurs
+profondes méditations, un grand cri a été entendu près de la salle du
+conseil; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons trouvé
+le corps d'une jeune demoiselle d'une haute naissance; elle venait
+de rendre le dernier soupir dans la voie publique, entre les mains du
+révérend père Mignon, chanoine; et nous avons su de ce même père, ici
+présent, et de plusieurs autres personnages graves, que, soupçonnant
+cette demoiselle d'être possédée, à cause du bruit qui s'était répandu
+dès longtemps de l'admiration d'Urbain Grandier pour elle, il eut
+l'heureuse idée de l'éprouver, et lui dit tout à coup en l'abordant:
+_Grandier vient d'être mis à mort_; sur quoi elle ne poussa qu'un seul
+grand cri, et tomba morte, privée par le démon du temps nécessaire pour
+les secours de notre sainte mère l'Église catholique.
+
+Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le mot d'_assassin_
+fut prononcé; les huissiers imposèrent silence à haute voix; mais le
+rapporteur le rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité
+générale triompha.
+
+--Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cherchant à s'affermir
+par des exclamations, on a trouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main
+d'Urbain Grandier.
+
+Et il tira de ses papiers un livre couvert en parchemin.
+
+--Ciel! s'écria Urbain de son banc.
+
+--Prenez garde! s'écrièrent les juges aux archers qui l'entouraient.
+
+--Le démon va sans doute se manifester, dit le père Lactance d'une voix
+sinistre; resserrez ses liens.
+
+On obéit.
+
+Le lieutenant criminel continua:--Elle se nommait Madeleine de Brou,
+âgée de dix-neuf ans.
+
+--Ciel! ô ciel! c'en est trop! s'écria l'accusé, tombant évanoui sur le
+parquet.
+
+L'assemblée s'émut en sens divers; il y eut un moment de tumulte.--Le
+malheureux! il l'aimait, disaient quelques-uns. Une demoiselle si
+bonne! disaient les femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de
+l'eau froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha sur la
+banquette. Le rapporteur continua:
+
+--Il nous est enjoint de lire le début de ce livre à la cour. Et il lut
+ce qui suit:
+
+«C'est pour toi, douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos
+ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée
+de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu'elles y
+retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que
+je t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par toi, et
+retourne à toi seule.
+
+«Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce
+que je t'adore. Les anges du ciel, que font-ils? et les âmes des
+bienheureux, que leur est-il promis? Sommes-nous moins purs que les
+anges? nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la
+mort? O Madeleine! qu'y a-t-il en nous dont le regard du Seigneur
+s'indigne? Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que, le front
+prosterné dans la poussière devant ses autels, nous demandons une mort
+prochaine qui nous vienne saisir durant la jeunesse et l'amour? Est-ce
+au temps où, rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous
+cherchons une double tombe, souriant à notre mort et pleurant sur
+notre vie? Serait-ce lorsque tu viens t'agenouiller devant moi-même au
+tribunal de la pénitence, et que, parlant en présence de Dieu, tu ne
+peux rien trouver de mal à me révéler, tant j'ai soutenu ton âme dans
+les régions pures du ciel? Qui pourrait donc offenser notre Créateur?
+Peut-être, oui, peut-être seulement, je le crois, quelque esprit du
+ciel aurait pu m'envier ma félicité, lorsqu'au jour de Pâques je te
+vis prosternée devant moi, épurée par de longues austérités du peu
+de souillure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que tu
+étais belle! ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et ma main
+tremblante l'apporta sur tes lèvres pures que jamais lèvre humaine
+n'osa effleurer. Etre angélique, j'étais seul à partager les secrets
+du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme; je
+t'unissais à ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein.
+Hymen ineffable dont l'Eternel fut le prêtre lui-même, vous étiez seul
+permis entre la Vierge et le Pasteur; la seule volupté de chacun de
+nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de
+respirer ensemble les parfums du ciel, de prêter déjà l'oreille à ses
+concerts, et d'être sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul et à nous
+étaient dignes de l'adorer ensemble.
+
+«Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma soeur? Ne crois-tu pas que
+j'aie rendu un culte trop grand à ta vertu? Crains-tu qu'une si pure
+admiration ne m'ait détourné de celle du Seigneur?...»
+
+Houmain en était là quand la porte par laquelle étaient sortis les
+témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, se parlèrent à
+l'oreille. Laubardemont, incertain, fit signe aux pères pour savoir
+si c'était quelque scène exécutée par leur ordre; mais, étant placés
+à quelque distance de lui et surpris eux-mêmes, ils ne purent lui
+faire entendre que ce n'était point eux qui avaient préparé cette
+interruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés,
+l'on vit, à la grande stupéfaction de l'assemblée, trois femmes en
+chemise, pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s'avançant
+jusqu'au milieu de l'estrade. C'était la supérieure, suivie des soeurs
+Agnès et Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure était fort pâle,
+mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis: elle se mit à
+genoux; ses compagnes l'imitèrent; tout fut si troublé que personne ne
+songea à l'arrêter, et d'une voix claire et ferme, elle prononça ces
+mots, qui retentirent dans tous les coins de la salle:
+
+--Au nom de la très sainte Trinité, moi Jeanne de Belfiel, fille du
+baron de Cose; moi, supérieure indigne du couvent des Ursulines de
+Loudun, je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis
+en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma possession était fausse, mes
+paroles suggérées, le remords m'accable...
+
+--Bravo! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frappant des
+mains. Les juges se levèrent; les archers, incertains, regardèrent le
+président: il frémit de tout son corps, mais resta immobile.
+
+--Que chacun se taise! dit-il d'une voix aigre; archers, faites votre
+devoir.
+
+Cet homme se sentait soutenu par une main si puissante, que rien ne
+l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui était jamais venue.
+
+--Mes pères, que pensez-vous? dit-il en faisant signe aux moines.
+
+--Que le démon veut sauver son ami... _Obmutesce, Satanas!_ s'écria le
+père Lactance d'une voix terrible, ayant l'air d'exorciser encore la
+supérieure.
+
+Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus prompt que de
+ce seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement, elle se leva dans
+toute sa beauté de vingt ans, que sa nudité terrible augmentait encore;
+on eût dit une âme échappée de l'enfer apparaissant à son séducteur;
+elle promena ses yeux noirs sur les moines, Lactance baissa les siens;
+elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dont les talons firent
+retentir fortement l'échafaudage; son cierge semblait, dans sa main, le
+glaive de l'ange.
+
+--Taisez-vous! imposteur! dit-elle avec énergie; le démon, qui m'a
+possédée, c'est vous: vous m'avez trompée, il ne devait pas être jugé;
+d'aujourd'hui seulement je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entrevois
+sa mort; je parlerai.
+
+--Femme, le démon vous égare!
+
+--Dites que le repentir m'éclaire: filles aussi malheureuses que moi,
+levez-vous: n'est-il pas innocent?
+
+--Nous le jurons! dirent encore à genoux les deux jeunes soeurs laies
+en fondant en larmes, parce qu'elles n'étaient pas animées par une
+résolution aussi forte que celle de la supérieure. Agnès même eut à
+peine dit ce mot que se tournant du côté du peuple:--Secourez-moi,
+s'écria-t-elle; ils me puniront, ils me feront mourir! Et, traînant sa
+compagne, elle se jeta dans la foule, qui les accueillit avec amour;
+mille voix leur jurèrent protection, des imprécations s'élevèrent, les
+hommes agitèrent leurs bâtons contre terre; on n'osa pas empêcher le
+peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à la rue.
+
+Pendant cette nouvelle scène, les juges interdits chuchotaient,
+Laubardemont regardait les archers et leur indiquait les points où leur
+surveillance devait se porter; souvent il montra du doigt le groupe
+noir. Les accusateurs regardèrent à la tribune de l'évêque de Poitiers,
+mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure apathique.
+C'était un de ces vieillards dont la mort s'empare dix ans avant que
+le mouvement cesse tout à fait en eux; sa vue semblait voilée par un
+demi sommeil; sa bouche béante ruminait quelques paroles vagues et
+habituelles de piété qui n'avaient aucun sens; il lui était resté assez
+d'intelligence pour distinguer le plus fort parmi les hommes et lui
+obéir, ne songeant même pas un moment à quel prix. Il avait donc signé
+la sentence des docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses
+possédées, sans en tirer seulement la conséquence de la mort d'Urbain;
+le reste lui semblait une des cérémonies plus ou moins longues
+auxquelles il ne prêtait aucune attention, accoutumé qu'il était à les
+voir et à vivre au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et
+un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cette
+occasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble et nul.
+
+Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour se remettre de sa
+vive attaque, se tourna vers le président et dit:
+
+--Voici une preuve bien claire que le ciel nous envoie sur la
+possession, car jamais madame la supérieure n'avait oublié la modestie
+et la sévérité de son ordre.
+
+--Que tout l'univers n'est-il ici pour me voir! dit Jeanne de Belfiel,
+toujours aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée sur la terre, et
+le ciel me repoussera, car j'ai été votre complice.
+
+La sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Cependant, essayant
+de se remettre:--Quel conte absurde! et qui vous y força donc, ma
+soeur?
+
+La voix de la jeune fille devint sépulcrale; elle en réunit toutes
+les forces, appuya la main sur son coeur, comme si elle eût voulu
+l'arracher, et, regardant Urbain Grandier, elle répondit:--L'amour!
+
+L'assemblée frémit; Urbain, qui, depuis son évanouissement, était resté
+la tête baissée et comme mort, leva lentement ses yeux sur elle et
+revint entièrement à la vie pour subir une douleur nouvelle. La jeune
+pénitente continua:
+
+--Oui, l'amour qu'il a repoussé, qu'il n'a jamais connu tout entier,
+que j'avais respiré dans ses discours, que mes yeux avaient puisé dans
+ses regards célestes, que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est
+pur comme l'ange, mais bon comme l'homme qui a aimé; je ne le savais
+pas qu'il eût aimé! C'est vous, dit-elle alors plus vivement, montrant
+Lactance, Barré et Mignon, et quittant l'accent de la passion pour
+celui de l'indignation, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous
+qui ce matin m'avez trop cruellement vengée en tuant ma rivale par
+un mot! Hélas! je ne voulais que les séparer. C'était un crime; mais
+je suis Italienne par ma mère; je brûlais, j'étais jalouse; vous me
+permettiez de voir Urbain, de l'avoir pour ami et de le voir tous les
+jours...
+
+Elle se tut; puis, criant:--Peuple, il est innocent! Martyr,
+pardonne-moi! j'embrasse tes pieds! Elle tomba aux pieds d'Urbain, et
+versa enfin des torrents de larmes.
+
+Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui donnant sa
+bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible:
+
+--Allez, ma soeur, je vous pardonne au nom de Celui que je verrai
+bientôt; je vous l'avais dit autrefois, et vous le voyez à présent, les
+passions font bien du mal quand on ne cherche pas à les tourner vers le
+ciel!
+
+La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de
+Laubardemont:--Malheureux! dit-il, tu prononces les paroles de
+l'Église.
+
+--Je n'ai pas quitté son sein, dit Urbain.
+
+--Qu'on emporte cette fille! dit le président.
+
+Quand les archers voulurent obéir, ils s'aperçurent qu'elle avait serré
+avec tant de force la corde suspendue à son cou, qu'elle était rouge et
+presque sans vie. L'effroi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée,
+plusieurs furent emportées évanouies; mais la salle n'en fut pas moins
+pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaient
+dans l'intérieur.
+
+Les juges épouvantés se levèrent, et le président essaya de faire
+vider la salle; mais le peuple se couvrant, demeura dans une effrayante
+immobilité; les archers n'étaient plus assez nombreux, il fallut céder,
+et Laubardemont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se
+retirer pour une demi-heure. Il leva la séance; le public, sombre,
+demeura debout.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LE MARTYRE
+
+ La torture interroge et la douleur répond.
+
+ _Les Templiers._
+
+
+L'intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses
+interruptions, tout avait tenu l'esprit public si attentif, que nulle
+conversation particulière n'avait pu s'engager. Quelques cris avaient
+été jetés, mais simultanément, mais sans qu'aucun spectateur se doutât
+des impressions de son voisin, ou cherchât même à les deviner ou à
+communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut abandonné
+à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On
+distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit
+général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d'un
+orchestre.
+
+Il y avait encore à cette époque assez de simplicité primitive dans
+les gens du peuple pour qu'ils fussent persuadés par les mystérieuses
+fables des agents qui les travaillaient, au point de n'oser porter un
+jugement d'après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la
+rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un
+certain air de mystère et d'importance qui sont ordinairement le cachet
+de la sottise craintive:--On ne sait qu'en penser, monsieur!--Vraiment,
+madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent!--Nous vivons
+dans un temps bien singulier!--Je me serais bien douté d'une partie de
+tout ceci; mais, ma foi, je n'aurais pas prononcé, et je ne le ferais
+pas encore!--Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne
+servent qu'à montrer qu'elle est au premier qui la saisira fortement.
+Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait
+d'autres choses:--Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser
+l'audace jusqu'à brûler notre lettre au Roi! Si le roi le savait!--Les
+barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé!
+le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces
+archers?--Non, non, non. C'étaient les trompettes et les dessus de ce
+bruyant orchestre.
+
+On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par
+déchirer en mille pièces un cahier de papier; ensuite, élevant la
+voix: Oui, s'écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que
+j'avais préparé en faveur de l'accusé; on a supprimé les débats: il
+ne m'est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu'à vous,
+peuple, et je m'en applaudis; vous avez vu ces juges infâmes: lequel
+peut encore entendre la vérité? lequel est digne d'écouter l'homme de
+bien? lequel osera soutenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent
+tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable; elle
+ronge leur coeur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire,
+où ils dévorent sans doute leur victime; ils tremblent parce qu'ils
+ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu'allais-je faire?
+j'allais parler pour Urbain Grandier! Quelle éloquence eût égalé celle
+de ces infortunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son
+innocence? Le ciel s'est armé pour lui en les appelant au repentir et
+au dévoûment, le ciel achèvera son ouvrage.
+
+--_Vade retrò, Satanas!_ prononcèrent des voix entendues par une
+fenêtre assez élevée.
+
+Fournier s'interrompit un moment:
+
+--Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin.
+Je suis bien trompé, ou ces instruments d'un pouvoir infernal préparent
+par ce chant quelque nouveau maléfice.
+
+--Mais, s'écrièrent tous ceux qui l'entouraient, guidez-nous: que
+ferons-nous? qu'ont-ils fait de lui?
+
+--Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune
+avocat; l'inertie d'un peuple est toute-puissante, c'est là sa sagesse,
+c'est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler.
+
+--Ils n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude.
+
+--Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui
+n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu.
+
+--Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux
+en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant
+et comptant les archers. Ils se moquaient même de leur habit, et
+commençaient à les montrer au doigt.
+
+Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s'était placé
+d'abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux
+tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce que l'on disait,
+et remplissait son coeur de fiel et d'amertume; de violents désirs
+de meurtre et de vengeance, une envie indéterminée de frapper, le
+saisissaient malgré lui; c'est la première impression que produise le
+mal sur l'âme d'un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la
+colère; plus tard c'est l'indifférence et le mépris; plus tard encore,
+une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais
+c'est lorsque, des deux éléments de l'homme, la boue l'emporte sur
+l'âme.
+
+Cependant, à droite de la salle, et près de l'estrade élevée pour les
+juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant
+d'environ huit ans, qui s'était avisé de monter sur une corniche, à
+l'aide des bras de sa soeur Martine que nous avons vue plaisantée à
+toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n'ayant
+plus rien à voir après la sortie du tribunal, s'était élevé, à l'aide
+des pieds et des mains, jusqu'à une petite lucarne qui laissait passer
+une lumière très faible, et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles
+ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi
+les deux pieds sur la corniche du mur et les mains attachées aux
+barreaux d'une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien
+loin et cria:
+
+--Oh! ma soeur, ma soeur, donne-moi la main pour descendre!
+
+--Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine.
+
+--Oh! je n'ose pas le dire; mais je veux descendre. Et il se mit à
+pleurer.
+
+--Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n'aie pas
+peur, et dis-nous bien ce que tu vois.
+
+--Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux grandes planches qui
+lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches.
+
+--Ah! c'est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon
+ami, que vois-tu encore?
+
+L'enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et,
+retirant sa tête, il reprit:
+
+--Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui
+à le regarder, et que leurs grandes robes m'empêchent de voir. Il y a
+aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas.
+
+La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et
+chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si
+la vie de tout le monde en eût dépendu.
+
+--Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois
+entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les
+clous... Ah! mon Dieu! ma soeur, comme ils ont l'air fâché contre lui,
+parce qu'il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux
+descendre.
+
+Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit plus que
+des visages mâles qui le regardaient avec une avidité triste et lui
+faisaient signe de continuer. Il n'osa pas descendre, et se remit à la
+fenêtre en tremblant.
+
+--Oh! je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes
+d'autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Oh! comme il est
+pâle! il a l'air de prier Dieu; mais voilà sa tête qui tombe en arrière
+comme s'il mourait. Ah! ôtez-moi de là...
+
+Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de
+Cinq-Mars, qui s'étaient approchés pour le soutenir.
+
+--_Deus stetit in synagoga deorum: in medio autem Deus dijudicat_...,
+chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette
+petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes
+entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la
+mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de l'antre d'un
+forgeron; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que
+l'enclume était le corps d'un homme.
+
+--Silence! dit Fournier, il parle; les chants et les coups
+s'interrompent.
+
+Une faible voix en effet dit lentement: --O mes pères! adoucissez la
+rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et
+je chercherais à me donner la mort.
+
+Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des cris du peuple;
+les hommes, furieux, se jettent sur l'estrade et l'emportent d'assaut
+sur les archers étonnés et hésitants; la foule sans armes les pousse,
+les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans
+mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la
+chambre de la question, et, les faisant crier sous leur poids, menacent
+de les enfoncer; l'injure retentit par mille voix formidables et va
+épouvanter les juges.
+
+--Ils sont partis, ils l'ont emporté! s'écrie un homme.
+
+Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s'enfuit
+de ce lieu détestable et s'écoule rapidement dans les rues. Une
+singulière confusion y régnait.
+
+La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie
+tombaient du ciel. L'obscurité était effrayante; les cris des femmes
+glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes,
+les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, et le
+tintement continuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les
+coups répétés de l'agonie, les roulements d'un tonnerre lointain, tout
+s'unissait pour le désordre. Si l'oreille était étonnée, les yeux ne
+l'étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des
+rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et
+à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule: ils couraient
+se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient
+quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable
+éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion
+était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant
+par toutes les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché,
+le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplie de gardes
+à cheval et d'archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en
+fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses
+étaient auprès. Sur le milieu de la place s'élevait un bûcher composé
+de poutres énormes posées les unes sur les autres de manière à former
+un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger le recouvrait; un
+immense poteau s'élevait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de
+rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de
+mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à
+cause de la pluie, était à ses pieds.
+
+A ce spectacle la terreur ramena partout un profond silence; pendant
+un instant on n'entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par
+torrents, et du tonnerre qui s'approchait.
+
+Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous
+les personnages les plus importants, s'était mis à l'abri de l'orage
+sous le péristyle de l'église de Sainte-Croix, élevé sur vingt degrés
+de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait
+voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide,
+et l'eau seule des larges ruisseaux la traversait; mais toutes les
+fenêtres des maisons s'éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir
+en noir les têtes d'hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons.
+Le jeune d'Effiat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil;
+élevé dans des sentiments d'honneur, et bien loin de toutes ces
+noires pensées que la haine et l'ambition peuvent faire naître dans
+le coeur de l'homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être
+fait sans quelque motif puissant et secret; l'audace d'une telle
+condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait
+à la justifier à ses yeux; une secrète horreur se glissa dans son âme,
+la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque l'intérêt que
+le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s'il n'était pas
+possible que quelque intelligence secrète avec l'enfer eût justement
+provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des
+religieuses et les récits de son respectable gouverneur s'affaiblirent
+dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres
+distingués! tant la force en impose à l'homme, malgré la voix de
+sa conscience! Le jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas
+probable que la torture eût arraché quelque monstrueux aveu à l'accusé,
+lorsque l'obscurité dans laquelle était l'église cessa tout à coup;
+ses deux grandes portes s'ouvrirent, et à la lueur d'un nombre infini
+de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés
+de gardes; au milieu d'eux s'avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté
+par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambes unies et
+entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables
+de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne
+l'avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu'il
+avait remarquée à l'audience: toute couleur, tout embonpoint en avaient
+disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme
+l'ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne
+restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus
+deux fois plus grands, et dont il promenait les regards languissants
+autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou, et sur
+une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à
+larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur
+de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur
+son sein. Il ressemblait à un fantôme, mais à celui d'un martyr.
+
+Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péristyle de l'église: le
+capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche
+ardente, et lui dit avec une dureté inflexible:--Fais amende honorable,
+et demande pardon à Dieu de ton crime de magie.
+
+Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel:
+
+--Au nom du Dieu vivant, je t'ajourne à trois ans, Laubardemont, juge
+prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, et j'ai été réduit à verser
+mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent: j'en
+atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magicien; je n'ai
+connu de mystères que ceux de la religion catholique, apostolique et
+romaine, dans laquelle je meurs: j'ai beaucoup péché contre moi, mais
+jamais contre Dieu et Notre-Seigneur...
+
+--N'achève pas! s'écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche
+avant qu'il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au
+démon qui t'a envoyé!
+
+Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des goupillons
+à la main exorcisèrent l'air que le magicien respirait, la terre qu'il
+touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant cette cérémonie, le
+lieutenant criminel lut à la hâte l'arrêt, que l'on trouve encore dans
+les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, _déclarant Urbain
+Grandier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice,
+possession, ès personnes d'aucunes religieuses ursulines de Loudun, et
+autres, séculiers_, etc.
+
+Le lecteur, ébloui par un éclair, s'arrêta un instant, et, se tournant
+du côté de M. de Laubardemont, lui demanda si, vu le temps qu'il
+faisait, l'exécution ne pouvait pas être remise au lendemain; celui-ci
+répondit:
+
+--L'arrêt porte exécution dans les vingt-quatre heures: ne craignez
+point ce peuple incrédule, il va être convaincu...
+
+Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d'étrangers
+étaient sous le péristyle et s'avancèrent, Cinq-Mars parmi eux.
+
+--... Le magicien n'a jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse
+son image.
+
+Lactance sortit en ce moment du milieu des pénitents, ayant dans sa
+main un énorme crucifix de fer qu'il semblait tenir avec précaution et
+respect; il l'approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se
+jeta en arrière, et réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras
+qui fit tomber la croix des mains du capucin.
+
+--Vous le voyez, s'écria celui-ci, il a renversé le crucifix!
+
+Un murmure s'éleva dont le sens était incertain.
+
+--Profanation! s'écrièrent les prêtres.
+
+On s'avança vers le bûcher.
+
+Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé
+d'un oeil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant
+sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait
+fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que
+l'attention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta une
+main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indignation et de toute
+la fureur d'un coeur loyal, il prend le crucifix avec les plis de son
+manteau, s'avance vers Laubardemont, et le frappant au front:
+
+--Scélérat, s'écrie-t-il, porte la marque de ce fer rougi!
+
+La foule entend ce mot et se précipite.
+
+--Arrêtez cet insensé! dit en vain l'indigne magistrat.
+
+Il était saisi lui-même par des mains d'hommes qui criaient:--Justice!
+au nom du Roi!
+
+--Nous sommes perdus! dit Lactance, au bûcher! au bûcher!
+
+Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et
+les archers rentrent dans l'église et se débattent contre des citoyens
+furieux; le bourreau, sans avoir le temps d'attacher la victime, se
+hâta de la coucher sur le bois et d'y mettre la flamme. Mais la pluie
+tombait par torrents, et chaque poutre à peine enflammée, s'éteignait
+en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes
+excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l'eau qui tombait du ciel.
+
+Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l'église s'était
+étendu tout autour de la place. Le cri de _justice_ se répétait et
+circulait avec le récit de ce qui s'était découvert; deux barricades
+avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers
+étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain
+faisaient-ils bondir leurs chevaux dans la foule, elle les pressait
+de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte,
+où la garde reculait toujours vers le bûcher, qu'elle cachait en se
+resserrant.
+
+--Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne
+frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent: Voyez-vous, Dieu
+ne veut pas qu'il meure. Le bûcher s'éteint; amis, encore un
+effort.--Bien.--Renversez ce cheval.--Poussez, précipitez-vous.
+
+La garde était rompue et renversée de toutes parts, le peuple se jette
+en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n'y brillait plus: tout
+avait disparu, même le bourreau. On arrache, on disperse les planches:
+l'une d'elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de
+cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par
+un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de
+l'ouvrir; les doigts serraient une petite croix d'ivoire et une image
+de sainte Madeleine.
+
+--Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.
+
+--Dites les reliques du martyr, répondit un homme.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LE SONGE
+
+ Le bien de la fortune est un bien périssable.
+ Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;
+ Plus on est élevé, plus on court de dangers.
+ Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..
+
+ RACAN.
+
+ Les vergers languissants, altérés de chaleurs,
+ Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,
+ Il semble que l'hiver ne quitte pas les cieux.
+
+ _Maria_, JULES LEFÈVRE.
+
+
+Cependant Cinq-Mars, au milieu de la mêlée que son emportement avait
+provoquée, s'était senti saisir le bras gauche par une main aussi dure
+que le fer, qui, le tirant de la foule jusqu'au bas des degrés, le jeta
+derrière le mur de l'église, et lui fit voir la figure noire du vieux
+Grandchamp, qui dit d'une voix brusque:--Monsieur, ce n'était rien
+que d'attaquer trente mousquetaires dans un bois à Chaumont, parce que
+nous étions à quelques pas de vous sans que vous l'ayez su, que nous
+vous aurions aidé au besoin, et que d'ailleurs vous aviez affaire à des
+gens d'honneur; mais ici c'est différent. Voici vos chevaux et vos gens
+au bout de la rue: je vous prie de monter à cheval et de sortir de la
+ville, ou bien de me renvoyer chez madame la maréchale, parce que je
+suis responsable de vos bras et de vos jambes, que vous exposez bien
+lestement.
+
+Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de cette manière brusque de rendre
+service, ne fut pas fâché de sortir d'affaire ainsi, ayant eu le temps
+de réfléchir au désagrément d'être reconnu pour ce qu'il était, après
+avoir frappé le chef de l'autorité judiciaire et l'agent du Cardinal
+même qui allait le présenter au Roi. Il remarqua aussi qu'il s'était
+assemblé autour de lui une foule de gens de la lie du peuple, parmi
+lesquels il rougissait de se trouver. Il suivit donc sans raisonner
+son vieux domestique, et trouva en effet les trois autres serviteurs
+qui l'attendaient. Malgré la pluie et le vent, il monta à cheval et fut
+bientôt sur la grand'route avec son escorte, ayant pris le galop pour
+ne pas être poursuivi.
+
+A peine sorti de Loudun, le sable du chemin, sillonné par de profondes
+ornières que l'eau remplissait entièrement, le força de ralentir le
+pas. La pluie continuait à tomber par torrents, et son manteau était
+presque traversé. Il en sentit un plus épais recouvrir ses épaules;
+c'était encore son vieux valet de chambre qui l'approchait et lui
+donnait ces soins maternels.
+
+--Eh bien, Grandchamp, à présent que nous voilà hors de cette bagarre,
+dis-moi donc comment tu t'es trouvé là, dit Cinq-Mars, quand je t'avais
+ordonné de rester chez l'abbé.--Parbleu! monsieur, répondit d'un air
+grondeur le vieux serviteur, croyez-vous que je vous obéisse plus
+qu'à M. le Maréchal? Quand feu mon maître me disait de rester dans sa
+tente et qu'il me voyait derrière lui dans la fumée du canon, il ne se
+plaignait pas, parce qu'il avait un cheval de rechange quand le sien
+était tué, et il ne me grondait qu'à la réflexion. Il est vrai que
+pendant quarante ans que je l'ai servi, je ne lui ai jamais rien vu
+faire de semblable à ce que vous avez fait depuis quinze jours que je
+suis avec vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous allons bien, et, si
+cela continue, je suis destiné à en voir de belles, à ce qu'il paraît.
+
+--Mais sais-tu, Grandchamp, que ces coquins avaient fait rougir le
+crucifix, et qu'il n'y a pas d'honnête homme qui ne se fût mis en
+fureur comme moi?
+
+--Excepté M. le Maréchal votre père, qui n'aurait point fait ce que
+vous faites, monsieur.
+
+--Et qu'aurait-il donc fait?
+
+--Il aurait laissé brûler très tranquillement ce curé par les autres
+curés, et m'aurait dit: «Grandchamp, aie soin que mes chevaux aient de
+l'avoine, et qu'on ne la retire pas;» ou bien: «Grandchamp, prends bien
+garde que la pluie ne fasse rouiller mon épée dans le fourreau et ne
+mouille l'amorce de mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait à tout
+et ne se mêlait jamais de ce qui ne le regardait pas. C'était son grand
+principe; et, comme il était, Dieu merci, aussi bon soldat que général,
+il avait toujours soin de ses armes comme le premier lansquenet venu,
+et il n'aurait pas été seul contre trente jeunes gaillards avec une
+petite épée de bal.
+
+Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes épigrammes du bonhomme, et
+craignait qu'il ne l'eût suivi plus loin que le bois de Chaumont;
+mais il ne voulait pas l'apprendre, de peur d'avoir des explications
+à donner, ou un mensonge à faire, ou le silence à ordonner, ce qui eût
+été un aveu et une confidence; il prit le parti de piquer son cheval et
+de passer devant son vieux domestique; mais celui-ci n'avait pas fini,
+et, au lieu de marcher à la droite de son maître, il revint à sa gauche
+et continua la conversation.
+
+--Croyez-vous, monsieur, par exemple, que je me permette de vous
+laisser aller où vous voudrez sans vous suivre? Non, monsieur, j'ai
+trop avant dans l'âme le respect que je dois à madame la marquise
+pour me mettre dans le cas de m'entendre dire: «Grandchamp, mon fils
+a été tué d'une balle ou d'un coup d'épée; pourquoi n'étiez-vous pas
+devant lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de stylet d'un Italien, parce
+qu'il allait la nuit sous la fenêtre d'une grande princesse; pourquoi
+n'avez-vous pas arrêté l'assassin?» Cela serait fort désagréable pour
+moi, monsieur, et jamais on n'a rien eu de ce genre à me reprocher.
+Une fois M. le Maréchal me prêta à son neveu, M. le Comte, pour faire
+une campagne dans les Pays-Bas, parce que je sais l'espagnol; eh bien,
+je m'en suis tiré avec honneur, comme je le fais toujours. Quand M.
+le Comte reçut son boulet dans le bas-ventre, je ramenai moi seul ses
+chevaux, ses mulets, sa tente et tout son équipage sans qu'il manquât
+un mouchoir, monsieur; et je puis vous assurer que les chevaux étaient
+aussi bien pansés et harnachés, en rentrant à Chaumont, que si M. le
+Comte eût été prêt à partir pour la chasse. Aussi n'ai-je reçu que des
+compliments et des choses agréables de toute la famille, comme j'aime à
+m'en entendre dire.
+
+--C'est très bien, mon ami, dit Henri d'Effiat; je te donnerai
+peut-être un jour des chevaux à ramener; mais, en attendant, prends
+donc cette grande bourse d'or que j'ai pensé perdre deux ou trois fois,
+et tu payeras pour moi partout; cela m'ennuie tant!...
+
+--M. le Maréchal ne faisait pas cela, monsieur. Comme il avait été
+surintendant des finances, il comptait son argent de sa main; et
+je crois que vos terres ne seraient pas en si bon état et que vous
+n'auriez pas tant d'or à compter vous-même s'il eût fait autrement;
+ayez donc la bonté de garder votre bourse, dont vous ne savez sûrement
+pas le contenu exactement.
+
+--Ma foi non!
+
+Grandchamp fit entendre un profond soupir à cette exclamation
+dédaigneuse de son maître.
+
+--Ah! monsieur le marquis! monsieur le marquis! quand je pense que
+le grand roi Henri, devant mes yeux, mit dans sa poche ses gants de
+chamois parce que la pluie les gâtait; quand je pense que M. de Rosny
+lui refusait de l'argent, quand il en avait trop dépensé; quand je
+pense...
+
+--Quand tu penses, tu es bien ennuyeux, mon ami, interrompit son
+maître, et tu ferais mieux de me dire ce que c'est que cette figure
+noire qui me semble marcher dans la boue derrière nous.
+
+--Je crois que c'est quelque pauvre paysanne qui veut demander
+l'aumône; elle peut nous suivre aisément, car nous n'allons pas vite
+avec ce sable où s'enfoncent les chevaux jusqu'aux jarrets. Nous irons
+peut-être aux Landes un jour, monsieur, et vous verrez alors un pays
+comme celui-ci, des sables et de grands sapins tout noirs; c'est un
+cimetière continuel à droite et à gauche de la route, et en voici un
+petit échantillon. Tenez, à présent que la pluie a cessé et qu'on y
+voit un peu, regardez toutes ces bruyères et cette grande plaine sans
+un village ni une maison. Je ne sais pas trop où nous passerons la
+nuit; mais, si monsieur me croit, nous couperons des branches d'arbres,
+et nous bivouaquerons; vous verrez comme je sais faire une baraque avec
+un peu de terre: on a chaud là-dessous comme dans un bon lit.
+
+--J'aime mieux continuer jusqu'à cette lumière que j'aperçois à
+l'horizon, dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois, un peu de fièvre,
+et j'ai soif. Mais va-t'en derrière, je veux marcher seul; rejoins les
+autres, et suis-moi.
+
+Grandchamp obéit, et se consola en donnant à Germain, Louis et Étienne,
+des leçons sur la manière de reconnaître le terrain la nuit.
+
+Cependant son jeune maître était accablé de fatigue. Les émotions
+violentes de la journée avaient remué profondément son âme; et ce long
+voyage à cheval, ces deux derniers jours, presque sans nourriture,
+à cause des événements précipités, la chaleur du soleil, le froid
+glacial de la nuit, tout contribuait à augmenter son malaise, à
+briser son corps délicat. Pendant trois heures il marcha en silence
+devant ses gens, sans que la lumière qu'il avait vue à l'horizon
+parût s'approcher; il finit par ne plus la suivre des yeux, et sa
+tête, devenue plus pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna les
+rênes à son cheval fatigué, qui suivit de lui-même la grand'route, et,
+croisant les bras, il se laissa bercer par le mouvement monotone de
+son compagnon de voyage, qui buttait souvent contre de gros cailloux
+jetés par les chemins. La pluie avait cessé, ainsi que la voix des
+domestiques, dont les chevaux suivaient à la file celui du maître.
+Le jeune homme s'abandonna librement à l'amertume de ses pensées: il
+se demanda si le but éclatant de ses espérances ne le fuirait pas
+dans l'avenir et de jour en jour, comme cette lumière phosphorique
+le fuyait dans l'horizon de pas en pas. Etait-il probable que cette
+jeune Princesse, rappelée presque de force à la cour galante d'Anne
+d'Autriche, refusât toujours les mains, peut-être royales, qui lui
+seraient offertes? Quelle apparence qu'elle se résignât à renoncer
+au trône pour attendre qu'un caprice de la fortune vînt réaliser
+des espérances romanesques et saisir un adolescent presque dans les
+derniers rangs de l'armée, pour le porter à une telle élévation avant
+que l'âge de l'amour fût passé! Qui l'assurait que les voeux mêmes de
+Marie de Gonzague eussent été bien sincères?--Hélas! se disait-il,
+peut-être est-elle parvenue à s'étourdir elle-même sur ses propres
+sentiments; la solitude de la campagne avait préparé son âme à recevoir
+des impressions profondes. J'ai paru, elle a cru que j'étais celui
+qu'elle avait rêvé; notre âge et mon amour ont fait le reste. Mais
+lorsqu'à la cour elle aura mieux appris, par l'intimité de la Reine,
+à contempler de bien haut les grandeurs auxquelles j'aspire, et que
+je ne vois encore que de bien bas; quand elle se verra tout à coup en
+possession de tout son avenir, et qu'elle mesurera d'un coup d'oeil
+sûr le chemin qu'il me faut faire; quand elle entendra, autour d'elle,
+prononcer des serments semblables aux miens par des voix qui n'auraient
+qu'un mot à dire pour me perdre et détruire celui qu'elle attend pour
+son mari, pour son seigneur, ah! insensé que j'ai été! elle verra toute
+sa folie et s'irritera de la mienne.
+
+C'était ainsi que le plus grand malheur de l'amour, le doute,
+commençait à déchirer son coeur malade; il sentait son sang brûlé se
+porter à la tête et l'appesantir; souvent il tombait sur le cou de son
+cheval ralenti, et un demi-sommeil accablait ses yeux; les sapins noirs
+qui bordaient la route lui paraissaient de gigantesques cadavres qui
+passaient à ses côtés; il vit ou crut voir la même femme vêtue de noir
+qu'il avait montrée à Grandchamp s'approcher de lui jusqu'à toucher
+les crins de son cheval, tirer son manteau, et s'enfuir en ricanant; le
+sable de la route lui parut une rivière qui coulait sur lui en voulant
+remonter vers sa source: cette vue bizarre éblouit ses yeux affaiblis;
+il les ferma et s'endormit sur son cheval.
+
+Bientôt il se sentit arrêté; mais le froid l'avait saisi. Il entrevit
+des paysans, des flambeaux, une masure, une grande chambre où on le
+transportait, un vaste lit dont Grandchamp fermait les lourds rideaux,
+et se rendormit étourdi par la fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.
+
+Des songes plus rapides que les grains de poussière chassés par le
+vent tourbillonnaient sous son front; il ne pouvait les arrêter et
+s'agitait sur sa couche. Urbain Grandier torturé, sa mère en larmes,
+son gouverneur armé, Bassompierre chargé de chaînes, passaient en lui
+faisant un signe d'adieu; il porta la main sur sa tête en dormant et
+fixa le rêve, qui sembla se développer sous ses yeux comme un tableau
+de sable mouvant.
+
+Une place publique couverte d'un peuple étranger, un peuple du Nord qui
+jetait des cris de joie, mais des cris sauvages; une haie de gardes, de
+soldats farouches; ceux-ci étaient Français.
+
+--Viens avec moi, dit d'une voix douce Marie de Gonzague en lui prenant
+la main. Vois-tu, j'ai un diadème; voici ton trône, viens avec moi.
+
+Et elle l'entraînait, et le peuple criait toujours.
+
+Il marcha, il marcha longtemps.
+
+--Pourquoi donc êtes-vous triste, si vous êtes reine? disait-il en
+tremblant. Mais elle était pâle, et sourit sans parler. Elle monta et
+s'élança sur les degrés, sur un trône, et s'assit:--Monte, disait-elle
+en tirant sa main avec force.
+
+Mais ses pieds faisaient crouler toujours de lourdes solives, et il ne
+pouvait monter.
+
+--Rends grâce à l'amour, reprit-elle.
+
+Et la main, plus forte, le souleva jusqu'en haut. Le peuple cria.
+
+Il s'inclinait pour baiser cette main secourable, cette main adorée...
+c'était celle du bourreau!
+
+--O ciel! cria Cinq-Mars en poussant un profond soupir.
+
+Et il ouvrit les yeux: une lampe vacillante éclairait la chambre
+délabrée de l'auberge; il referma sa paupière, car il avait vu, assise
+sur son lit, une femme, une religieuse, si jeune, si belle! Il crut
+rêver encore, mais elle serrait fortement sa main. Il rouvrit ses yeux
+brûlants et les fixa sur cette femme.
+
+--O Jeanne de Belfiel! est-ce vous? La pluie a mouillé votre voile et
+vos cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse femme?
+
+--Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain; il est dans la chambre
+voisine qui dort avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et mes pieds,
+regarde-les; mes pieds étaient si blancs autrefois! Vois comme la boue
+les a souillés. Mais j'ai fait un voeu, je ne les laverai que chez le
+Roi, quand il m'aura donné la grâce d'Urbain. Je vais à l'armée pour le
+trouver; je lui parlerai, comme Grandier m'a appris à lui parler, et
+il lui pardonnera; mais écoute, je lui demanderai aussi ta grâce; car
+j'ai lu sur ton visage que tu es condamné à mort. Pauvre enfant! tu es
+bien jeune pour mourir, tes cheveux bouclés sont beaux; mais cependant
+tu es condamné, car tu as sur le front une ligne qui ne trompe jamais.
+L'homme que tu as frappé te tuera. Tu t'es trop servi de la croix,
+c'est là ce qui te porte malheur; tu as frappé avec elle, et tu la
+portes au cou avec des cheveux... Ne cache pas ta tête sous tes draps!
+T'aurais-je dit quelque chose qui t'afflige? ou bien est-ce que vous
+aimez, jeune homme? Ah, soyez tranquille, je ne dirai pas tout cela à
+votre amie; je suis folle, mais je suis bonne, bien bonne, et il y a
+trois jours encore que j'étais bien belle. Est-elle belle aussi? Oh!
+comme elle pleurera un jour! Ah! si elle peut pleurer, elle sera bien
+heureuse.
+
+Et Jeanne se mit tout à coup à réciter l'office des morts d'une voix
+monotone, avec une volubilité incroyable, toujours assise sur le lit,
+et tournant dans ses doigts les grains d'un long rosaire.
+
+Tout à coup la porte s'ouvre; elle regarde et s'enfuit par une entrée
+pratiquée dans une cloison.
+
+--Que diable est-ce que ceci? Est-ce un lutin ou un ange qui dit la
+messe des morts sur vous, monsieur? et vous voilà sous vos draps comme
+dans un linceul.
+
+C'était la grosse voix de Grandchamp, qui fut si étonné, qu'il laissa
+tomber un verre de limonade qu'il apportait. Voyant que son maître ne
+lui répondait pas, il s'effraya encore plus et souleva les couvertures.
+Cinq-Mars était fort rouge et semblait dormir; mais son vieux
+domestique jugeait que le sang lui portant à la tête l'avait presque
+suffoqué, et, s'emparant d'un vase plein d'eau froide, il le lui versa
+tout entier sur le front. Ce remède militaire manque rarement son
+effet, et Cinq-Mars revint à lui en sautant.
+
+--Ah! c'est toi, Grandchamp! quels rêves affreux je viens de faire!
+
+--Peste! monsieur, vos rêves sont fort jolis, au contraire: j'ai vu la
+queue du dernier, vous choisissez très-bien.
+
+--Qu'est-ce que tu dis, vieux fou?
+
+--Je ne suis pas fou, monsieur; j'ai de bons yeux, et j'ai vu ce que
+j'ai vu. Mais certainement, étant malade comme vous l'êtes, monsieur le
+Maréchal ne...
+
+--Tu radotes, mon cher; donne-moi à boire, car la soif me dévore. O
+ciel! quelle nuit! je vois encore toutes ces femmes.
+
+--Toutes ces femmes, monsieur? Et combien y en a-t-il ici?
+
+--Je te parle d'un rêve, imbécile! Quand tu resteras là immobile au
+lieu de me donner à boire!
+
+--Cela me suffit, monsieur; je vais demander d'autre limonade.
+
+Et, s'avançant à la porte, il cria du haut de l'escalier:
+
+--Eh! Germain? Étienne! Louis!
+
+L'aubergiste répondit d'en bas:
+
+--On y va, monsieur, on y va; c'est qu'ils viennent de m'aider à courir
+après la folle.
+
+--Quelle folle? dit Cinq-Mars s'avançant hors de son lit.
+
+L'aubergiste entra, et ôtant son bonnet de coton, dit avec respect:
+
+--Ce n'est rien, monsieur le marquis; c'est une folle qui est arrivée à
+pied ici cette nuit, et qu'on avait fait coucher près de cette chambre;
+mais elle vient de s'échapper: on n'a pas pu la rattraper.
+
+--Comment, dit Cinq-Mars comme revenant à lui et passant la main
+sur ses yeux, je n'ai donc pas rêvé? Et ma mère, où est-elle? et le
+maréchal, et... Ah! c'est un songe affreux. Sortez tous.
+
+En même temps il se retourna du côté du mur, et ramena encore les
+couvertures sur sa tête.
+
+L'aubergiste, interdit, frappa trois fois de suite sur son front avec
+le bout du doigt en regardant Grandchamp, comme pour lui demander si
+son maître était aussi en délire.
+
+Celui-ci fit signe de sortir en silence; et pour veiller pendant
+le reste de la nuit près de Cinq-Mars, profondément endormi, il
+s'assit seul dans un grand fauteuil de tapisserie, en exprimant des
+citrons dans un verre d'eau, avec un air aussi grave et aussi sévère
+qu'Archimède calculant les flammes de ses miroirs.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LE CABINET
+
+ Les hommes ont rarement le courage d'être tout à fait bons ou
+ tout à fait méchants.
+
+ MACHIAVEL.
+
+
+Laissons notre jeune voyageur endormi. Bientôt il va suivre en paix
+une grande et belle route. Puisque nous avons la liberté de promener
+nos yeux sur tous les points de la carte, arrêtons-les sur la ville de
+Narbonne.
+
+Voyez la Méditerranée, qui étend, non loin de là, ses flots bleuâtres
+sur des rives sablonneuses. Pénétrez dans cette cité semblable à
+celle d'Athènes; mais pour trouver celui qui y règne, suivez cette rue
+inégale et obscure, montez les degrés du vieux archevêché, et entrons
+dans la première et la plus grande des salles.
+
+Elle était fort longue, mais éclairée par une suite de hautes fenêtres
+en ogive, dont la partie supérieure seulement avait conservé les
+vitraux bleus, jaunes et rouges, qui répandaient une lueur mystérieuse
+dans l'appartement. Une table ronde énorme la remplissait dans toute sa
+largeur, du côté de la grande cheminée; autour de cette table, couverte
+d'un tapis bariolé et chargée de papiers et de portefeuilles, étaient
+assis et courbés sous leurs plumes huit secrétaires occupés à copier
+des lettres qu'on leur passait d'une table plus petite. D'autres hommes
+debout rangeaient les papiers dans les rayons d'une bibliothèque, que
+les livres reliés en noir ne remplissaient pas tout entière, et ils
+marchaient avec précaution sur le tapis dont la salle était garnie.
+
+Malgré cette quantité de personnes réunies, on eût entendu les ailes
+d'une mouche. Le seul bruit qui s'élevât était celui des plumes qui
+couraient rapidement sur le papier, et une voix grêle qui dictait,
+en s'interrompant pour tousser. Elle sortait d'un immense fauteuil
+à grands bras, placé au coin du feu, allumé en dépit des chaleurs de
+la saison et du pays. C'était un de ces fauteuils qu'on voit encore
+dans quelques vieux châteaux, et qui semblent faits pour s'endormir en
+lisant sur eux, quelque livre que ce soit, tant chaque compartiment
+est soigné: un croissant de plumes y soutient les reins; si la tête
+se penche, elle trouve ses joues reçues par des oreillers couverts de
+soie, et le coussin du siège déborde tellement les coudes, qu'il est
+permis de croire que les prévoyants tapissiers de nos pères avaient
+pour but d'éviter que le livre ne fît du bruit et ne les réveillât en
+tombant.
+
+Mais quittons cette digression pour parler de l'homme qui s'y trouvait
+et qui n'y dormait pas. Il avait le front large et quelques cheveux
+fort blancs, des yeux grands et doux, une figure pâle et effilée à
+laquelle une petite barbe blanche et pointue donnait cet air de finesse
+que l'on remarque dans tous les portraits du siècle de Louis XIII.
+Une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d'avouer que
+Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n'en pouvoir
+douter; une bouche pincée, disons-nous, était encadrée par deux petites
+moustaches grises et par une _royale_, ornement alors à la mode, et
+qui ressemble assez à une virgule par sa forme. Ce vieillard avait
+sur la tête une calotte rouge et était enveloppé dans une vaste robe
+de chambre et portait des bas de soie pourprée, et n'était rien moins
+qu'Armand Duplessis, cardinal de Richelieu.
+
+Il avait très près de lui, autour de la plus petite table dont il a
+été question, quatre jeunes gens de quinze à vingt ans: ils étaient
+pages ou domestiques, selon l'expression du temps, qui signifiait alors
+familier, ami de la maison. Cet usage était un reste de patronage
+féodal demeuré dans nos moeurs. Les cadets gentilshommes des plus
+hautes familles recevaient des _gages_ des grands seigneurs, et leur
+étaient dévoués en toute circonstance, allant appeler en duel le
+premier venu au moindre désir de leur patron. Les pages dont nous
+parlons rédigeaient des lettres dont le Cardinal leur avait donné la
+substance; et, après un coup d'oeil du maître, ils les passaient aux
+secrétaires, qui les mettaient au net. Le Cardinal-duc, de son côté,
+écrivait sur son genou des notes secrètes sur de petits papiers, qu'il
+glissait dans presque tous les paquets avant de les fermer de sa propre
+main.
+
+Il y avait quelques instants qu'il écrivait, lorsqu'il aperçut, dans
+une glace placée en face de lui, le plus jeune de ses pages traçant
+quelques lignes interrompues, sur une feuille d'une taille inférieure
+à celle du papier ministériel; il se hâtait d'y mettre quelques mots,
+puis la glissait rapidement sous la grande feuille qu'il était chargé
+de remplir à son grand regret; mais, placé derrière le Cardinal, il
+espérait que sa difficulté à se retourner l'empêcherait de s'apercevoir
+du petit manège qu'il semblait exercer avec assez d'habitude. Tout à
+coup, Richelieu, lui adressant la parole sèchement, lui dit:
+
+--Venez ici, monsieur Olivier.
+
+Ces deux mots furent comme un coup de foudre pour ce pauvre enfant,
+qui paraissait n'avoir que seize ans. Il se leva pourtant très vite, et
+vint se placer debout devant le ministre, les bras pendants et la tête
+baissée.
+
+Les autres pages et les secrétaires ne remuèrent pas plus que des
+soldats lorsque l'un d'eux tombe frappé d'une balle, tant ils étaient
+accoutumés à ces sortes d'appels. Celui-ci pourtant s'annonçait d'une
+manière plus vive que les autres.
+
+--Qu'écrivez-vous là?
+
+--Monseigneur... ce que Votre Éminence me dicte.
+
+--Quoi?
+
+--Monseigneur... la lettre à don Juan de Bragance.
+
+--Point de détours, monsieur, vous faites autre chose.
+
+--Monseigneur, dit alors le page les larmes aux yeux, c'était un billet
+à une de mes cousines.
+
+--Voyons-le.
+
+Alors un tremblement universel l'agita, et il fut obligé de s'appuyer
+sur la cheminée en disant à demi-voix:
+
+--C'est impossible.
+
+--Monsieur le vicomte Olivier d'Entraigues, dit le ministre sans
+marquer la moindre émotion, vous n'êtes plus à mon service.
+
+Et le page sortit, il savait qu'il n'y avait pas à répliquer; il
+glissa son billet dans sa poche, et, ouvrant la porte à deux battants,
+justement assez pour qu'il y eût place pour lui, il s'y glissa comme un
+oiseau qui s'échappe de sa cage.
+
+Le ministre continua les notes qu'il traçait sur son genou.
+
+Les secrétaires redoublaient de silence et d'ardeur, lorsque la porte
+s'ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître, entre les deux
+battants, un capucin qui, s'inclinant les bras croisés sur la poitrine,
+semblait attendre l'aumône ou l'ordre de se retirer. Il avait un teint
+rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez
+doux, mais un peu louches et toujours couverts par des sourcils qui se
+joignaient au milieu du front; une bouche dont le sourire était rusé,
+malfaisant et sinistre; une barbe plate et rousse à l'extrémité, et le
+costume de l'ordre de Saint-François dans toute son horreur, avec des
+sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s'essuyer
+sur un tapis.
+
+Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande sensation
+dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot
+commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se
+tenait toujours debout, les uns le saluant en passant, les autres
+détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par
+derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque
+tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une profonde
+révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais, sitôt qu'elle
+fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s'asseoir auprès du
+Cardinal, qui, l'ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit
+une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement
+comme pour attendre une nouvelle, et ne pouvant s'empêcher de froncer
+le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou de quelque autre animal
+désagréable.
+
+Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce
+qu'il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans
+ces conversations profondes et pénibles dont il s'était reposé pendant
+quelques jours dans un pays dont l'air lui était favorable, et dont
+le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie; elle s'était
+changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs
+pour qu'il pût oublier, pendant son absence, qu'elle devait revenir.
+Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu'alors infatigable,
+il attendait sans impatience, pour la première fois de ses jours
+peut-être, le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes
+les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait seul la vie
+et le mouvement à la France. Il ne s'attendait pas à la visite qu'il
+recevait alors, et la vue d'un de ces hommes qu'il _trempait dans le
+crime_, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes
+habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper le nuage de
+mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées.
+
+Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de
+ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort
+que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcément dans le
+monde réel.
+
+Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le premier, le fit
+assez brusquement.
+
+--Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
+
+--Hélas! Joseph, à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes,
+sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je
+songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m'ont trop
+détourné de cette unique pensée: et je me repens d'avoir employé
+quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes
+tragédies d'_Europe_ et de _Mirame_, malgré la gloire que j'en ai
+tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans
+l'avenir.
+
+Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut d'abord
+surpris de ce début; mais il connaissait trop son maître pour en rien
+témoigner, et sachant bien par où il le ramènerait à d'autres idées, il
+entra dans les siennes sans hésiter.
+
+--Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il avec un air de regret,
+et la France gémira de ce que ces oeuvres immortelles ne sont pas
+suivies de productions semblables.
+
+--Oui, mon cher Joseph, c'est en vain que des hommes tels que
+Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre
+Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que
+les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche,
+je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe, dans mes
+heures de repos, que de ma _Méthode des controverses_ et du livre sur
+la _Perfection du chrétien_. Je songe que j'ai cinquante-six ans et une
+maladie qui ne pardonne guère.
+
+--Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre
+Éminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de
+l'humeur, et qui voulait en sortir au plus vite.
+
+Le rouge monta au visage du Cardinal.
+
+--Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur,
+et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau?
+
+--Nous étions convenus déjà, monseigneur, de remplacer mademoiselle
+d'Hautefort; nous l'avons éloignée comme mademoiselle de La Fayette,
+c'est fort bien; mais sa place n'est pas remplie, et le Roi...
+
+--Eh bien?
+
+--Le Roi a des idées qu'il n'avait pas eues encore.
+
+--Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le
+ministre avec ironie.
+
+--Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de
+favori vacante? Ce n'est pas prudent, permettez que je le dise.
+
+--Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte
+d'effroi; et lesquelles?
+
+--Il a parlé de rappeler la Reine-Mère, dit le Capucin à voix basse, de
+la rappeler de Cologne.
+
+--Marie de Médicis! s'écria le Cardinal en frappant sur les bras de
+son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant! elle ne
+rentrera pas sur le sol de France, d'où je l'ai chassée pied par pied!
+L'Angleterre n'a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint
+de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Non, non, cette idée
+n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon ennemie, rappeler sa mère,
+quelle perfidie! non, il n'aurait jamais osé y penser...
+
+Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard
+pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph:
+
+--Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots
+précis.
+
+--Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur: «Je sens
+bien que l'un des premiers devoirs d'un chrétien est d'être bon fils,
+et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma conscience.»
+
+--Chrétien! conscience! ce ne sont pas ses expressions; c'est le père
+Caussin, c'est son confesseur qui me trahit! s'écria le Cardinal.
+Perfide jésuite! je t'ai pardonné ton intrigue de La Fayette mais je ne
+te passerai pas tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur,
+Joseph, il est l'ennemi de l'État, je le vois bien. Mais aussi j'ai agi
+avec négligence depuis quelques jours; je n'ai pas assez hâté l'arrivée
+de ce petit d'Effiat, qui réussira, sans doute: il est bien fait et
+spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je mériterais une bonne disgrâce
+moi-même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné
+mes instructions secrètes, sans avoir un otage, un gage de sa fidélité
+à mes ordres! quel oubli! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci
+pour l'autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père
+Sirmond...
+
+Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt à écrire, et le
+Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps
+après, il osa faire remettre au Roi, qui les reçut, les respecta, et
+les apprit par coeur comme les commandements de l'Église. Ils nous
+sont demeurés comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme peut
+arracher à force de temps, d'intrigues et d'audace:
+
+I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre
+trois qualités: 1º qu'il n'ait pas d'autre passion que son prince; 2º
+qu'il soit habile et fidèle; 3º qu'il soit ecclésiastique.
+
+II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre.
+
+III. Ne doit jamais changer son premier ministre.
+
+IV. Doit lui dire toutes choses.
+
+V. Lui donner libre accès auprès de sa personne.
+
+VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple.
+
+VII. De grands honneurs et de grands biens.
+
+VIII. Un prince n'a pas de plus riche trésor que son premier ministre.
+
+IX. Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu'on dit contre son premier
+ministre, ni se plaire à en entendre médire.
+
+X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu'on a dit
+contre lui, _quand même on aurait exigé du prince qu'il garderait le
+secret_.
+
+XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais son
+premier ministre à tous ses parents.
+
+Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants
+encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres
+à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui.
+
+Tandis qu'il dictait son instruction, en lisant sur un petit papier
+écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s'emparer de
+lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut au bout, il tomba au fond de son
+fauteuil, les bras croisés et la tête penchée sur son estomac.
+
+Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui
+demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit sortir du fond de sa
+poitrine ces paroles lugubres et mémorables:
+
+--Quel ennui profond! quelles interminables inquiétudes! Si l'ambitieux
+me voyait, il fuirait dans un désert. Qu'est-ce que ma puissance? Un
+misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon
+étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente
+inutilement. Je ne comprends rien à cet homme! il n'ose pas me fuir;
+mais on me l'enlève: il me glisse entre les doigts... Que de choses
+j'aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus!
+Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre! que reste-t-il
+de génie pour les entreprises? J'ai l'Europe dans ma main, et je
+suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire de porter mes
+regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont renfermés
+dans mon étroit cabinet? Ses six pieds d'espace me donnent plus de
+peine à gouverner que toute la terre. Voilà donc ce qu'est un premier
+ministre! Enviez-moi mes gardes à présent!
+
+Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque
+accident, et il lui prit une toux violente et longue qui finit par un
+léger crachement de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait
+saisir une clochette d'or posée sur la table, et, se levant tout à coup
+avec la vivacité d'un jeune homme, il l'arrêta et lui dit:
+
+--Ce n'est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au
+découragement; mais ces moments sont courts, et j'en sors plus fort
+qu'avant. Pour ma santé, je sais parfaitement où j'en suis; mais il ne
+s'agit pas de cela. Qu'avez-vous fait à Paris? Je suis content de voir
+le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais: nous le veillerons
+mieux. Que lui avez-vous montré pour le faire partir?
+
+--Une bataille à Perpignan.
+
+--Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pouvons la lui arranger:
+autant vaut cette application qu'une autre à présent. Mais la jeune
+Reine, la jeune Reine, que dit-elle?
+
+--Elle est encore furieuse contre vous. Sa correspondance découverte,
+l'interrogatoire que vous lui fîtes subir!
+
+--Bah! un madrigal et un moment de soumission lui feront oublier que je
+l'ai séparée de sa maison d'Autriche et du pays de son Buckingham. Mais
+que fait-elle?
+
+--D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes
+sont à nous, en voici les rapports jour par jour.
+
+--Je ne me donnerai pas la peine de les lire: tant que le duc de
+Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là; elle peut rêver de
+petites conjurations avec Gaston au coin du feu; il s'en tient toujours
+aux aimables intentions qu'il a quelquefois, et n'exécute bien que
+ses sorties du royaume; il en est à la troisième. Je lui procurerai
+la quatrième quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que
+tu fis donner au comte de Soissons. Ce pauvre comte n'avait cependant
+guère plus d'énergie.
+
+Ici le cardinal, se rasseyant dans son fauteuil, se mit à rire assez
+gaîment pour un homme d'État.
+
+--Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens. Ils me tenaient
+là tous les deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de
+lui, armés jusqu'aux dents, et tout prêts à m'expédier comme Concini:
+mais le grand Vitry n'était plus là; ils m'ont laissé parler une heure
+fort tranquillement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni
+l'un ni l'autre n'a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous
+avons su depuis par Chavigny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet
+heureux moment. Pour moi, en vérité, je ne remarquai rien du tout, si
+ce n'est ce petit brigand d'abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et
+avait l'air de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me
+fit monter en carrosse.
+
+--A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument.
+
+--Elle est folle! il la perdra si elle s'y attache: c'est un
+mousquetaire manqué, un diable en soutane; lisez son _Histoire de
+Fiesque_, vous l'y verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai.
+
+--Eh quoi! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux
+de son âge?
+
+--Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que
+ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qu'à sa fraise et à ses aiguillettes;
+sa jolie tournure m'en répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je
+l'ai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons.
+
+--Ah! monseigneur, dit le père d'un air de doute, je ne me suis jamais
+fié aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en
+est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d'Effiat, son père.
+
+--Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je l'élèverai; au lieu que
+le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n'arrête;
+il a osé me disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous cela?
+est-ce croyable, à moi? Un petit prestolet, qui n'a d'autre mérite
+qu'un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le
+mari a pris soin lui-même de l'éloigner.
+
+Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lorsqu'il parlait
+de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu'il voulait
+rendre fine et qui ne fut que laide et gauche; il s'imagina que
+l'expression de sa bouche, tordue comme celle d'un singe, voulait dire:
+_Ah! qui peut résister à monseigneur?_ mais monseigneur y lut: _Je suis
+un cuistre qui ne sais rien du grand monde_, et, sans transition, il
+dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépêches:
+
+--Le duc de Rohan est mort, c'est une bonne nouvelle; voilà les
+huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur: je l'avais fait condamner
+par le parlement de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt
+tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu'importe?
+le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre! Comme
+elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n'en vois plus guère
+qui ne s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes
+nos dupes de Versailles; certes, on n'a rien à me reprocher: j'exerce
+contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me
+traiter au conseil de la reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre
+en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assassin
+maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette peine pour moi.
+Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier
+faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être
+juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon,
+à qui son Sedan donne de l'orgueil; mais je le lui ferai bien rendre.
+C'est une chose merveilleuse que leur aveuglement! ils se croient tous
+libres de conspirer, et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au
+bout des fils que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois
+pour leur donner de l'air et de l'espace. Et pour la mort de leur cher
+duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme?
+
+--Moins que pour l'affaire de Loudun, qui s'est pourtant terminée
+heureusement.
+
+--Quoi! _heureusement?_ J'espère que Grandier est mort?
+
+--Oui; c'est ce que je voulais dire. Votre Eminence doit être
+satisfaite; tout a été fini dans les vingt-quatre heures; on n'y pense
+plus. Seulement Laubardemont a fait une petite étourderie, qui était de
+rendre la séance publique; c'est ce qui a causé un peu de tumulte; mais
+nous avons les signalements des perturbateurs que l'on suit.
+
+--C'est bien, c'est très bien. Urbain était un homme trop supérieur
+pour le laisser là; il tournait au protestantisme; je parierais qu'il
+aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres
+me l'a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph: il
+faut toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soit poussé. Ces
+huguenots, vois-tu, sont une vraie république dans l'Etat: si une fois
+ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue; ils
+établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.
+
+--Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre
+saint-père le pape! dit Joseph.
+
+--Ah! interrompit le cardinal, je te vois venir: tu veux me rappeler
+son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j'en
+parlerai aujourd'hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le
+maréchal d'Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans
+que nous t'avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que
+la pourpre t'irait bien, car les taches de sang ne s'y voient pas.
+
+Et tous deux se mirent à rire, l'un comme un maître qui accable de tout
+son mépris le sicaire qu'il paye, l'autre comme un esclave résigné à
+toutes les humiliations par lesquelles on s'élève.
+
+Le rire qu'avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre
+durait encore, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, et un page
+annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points;
+le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre
+le mur, comme une momie égyptienne, ne laissa plus paraître sur
+son visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent
+successivement, revêtus de déguisements divers: l'un semblait un
+soldat suisse; un autre un vivandier; un troisième, un maître maçon;
+on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor
+secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle
+qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer
+rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait un paquet de papiers
+roulés ou pliés sur la grande table, parlait un instant au Cardinal
+dans l'embrasure d'une croisée, et partait. Richelieu s'était levé
+brusquement dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire
+par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur
+eux la porte de sortie. Il fit signe au père Joseph quand le dernier
+fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent
+les paquets des dépêches, et se dirent, en deux mots, le sujet des
+lettres.
+
+--Le duc de Weimar poursuit ses avantages; le duc Charles est battu;
+l'esprit de notre général est assez bon, voici de bons propos qu'il a
+tenus à dîner. Je suis content.
+
+--Monseigneur, le vicomte de Turenne a repris les places de Lorraine;
+voici ses conversations particulières...
+
+--Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce
+sera toujours un bon et honnête homme, ne se mêlant point de politique;
+pourvu qu'on lui donne une petite armée à disposer comme une partie
+d'échecs, n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours
+bons amis.
+
+--Voici le Long-Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes
+poursuivent leur projet: voici des massacres en Irlande... Le comte de
+Strafford est condamné à mort.
+
+--A mort! quelle horreur!
+
+--Je lis: «Sa Majesté Charles Ier n'a pas eu le courage de signer
+l'arrêt, mais il a désigné quatre commissaires...»
+
+--Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre argent. Tombe,
+puisque tu es ingrat!... Oh malheureux Wentworth!
+
+Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait
+de jouer avec la vie de tant d'autres, pleura un ministre abandonné
+de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l'avait
+frappé, et c'était lui-même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa
+de lire à haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident
+l'imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports
+détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de
+tout personnage un peu important; rapports qu'il faisait toujours
+joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces
+rapports secrets aux dépêches du Roi, qui devaient toutes passer par
+les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au
+prince épurées et telles qu'on voulait les lui faire lire. Les notes
+particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le
+Cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait
+point satisfait: il se promenait fort vite en long et en large dans
+l'appartement avec des gestes d'inquiétude, lorsque la porte s'ouvrit
+et un treizième courrier entra. Ce nouveau messager avait l'air d'un
+enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet
+cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet
+sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre
+mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à
+l'oreille de l'enfant, lui parla assez longtemps sans réponse; tout ce
+que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle:
+_Fais-y bien attention, pas avant douze heures d'ici_.
+
+Pendant cet _a parte_ du Cardinal, Joseph était occupé à soustraire
+de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et
+d'Allemagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu'ils
+fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philosophie qu'il était
+loin d'avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient, il
+feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'avaient pas tout
+à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui
+avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient
+une rage profonde sous cette apparente modération, et savaient qu'il
+n'était satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Parlement
+le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme _injurieux au
+Roi en la personne de son ministre l'illustrissime Cardinal_, comme
+on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que
+l'auteur ne fût pas à la place de l'ouvrage: satisfaction qu'il se
+donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier.
+
+C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se l'avouer à
+lui-même, et travaillant longtemps, un an quelquefois, à se persuader
+que l'intérêt de l'État y était engagé. Ingénieux à rattacher ses
+affaires particulières à celles de la France, il s'était convaincu
+lui-même qu'elle saignait des blessures qu'il recevait. Joseph, très
+attentif à ne pas provoquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à
+part et déroba un livre intitulé: _Mystères politiques du Cardinal de
+la Rochelle_; un autre, attribué à un moine de Munich, dont le titre
+était: _Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété
+sanglante du dieu Mars_. L'honnête avocat Aubery, qui nous a transmis
+une des plus fidèles histoires de _l'éminentissime_ Cardinal, est
+transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s'écrie
+que le _grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis,
+inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre des
+oracles à l'ânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus
+indignes du don de la prophétie, l'appelaient à bon titre Cardinal de
+la Rochelle, puisqu'il avait, trois ans après leurs écrits, réduit
+cette ville, de même que Scipion a été nommé l'Africain pour avoir
+subjugué cette_ PROVINCE. Peu s'en fallut que le père Joseph, qui
+était nécessairement dans les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes
+termes son indignation; car il se rappelait avec douleur la part de
+ridicule qu'il avait prise dans le siége de la Rochelle, qui, tout en
+n'étant pas une _province_ comme l'Afrique, s'était permis de résister
+à _l'éminentissime_ Cardinal, quoique le père Joseph eût voulu faire
+passer les troupes par un égout, se piquant d'être assez habile dans
+l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de
+cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le
+ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la
+table.
+
+--Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette
+cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi, qui m'attend à Perpignan;
+je le tiens cette fois pour toujours.
+
+Le capucin se retira, et bientôt les pages, ouvrant les doubles portes
+dorées, annoncèrent successivement les plus grands seigneurs de cette
+époque, qui avaient obtenu du Roi la permission de le quitter pour
+venir saluer le ministre; quelques-uns même, sous prétexte de maladie
+ou d'affaires de service, étaient partis à la dérobée pour ne pas être
+les derniers dans son antichambre, et le triste monarque s'était trouvé
+presque tout seul, comme les autres rois ne se voient d'ordinaire qu'à
+leur lit de mort; mais il semblait que le trône fût sa couche funèbre
+aux yeux de la cour, son règne une continuelle agonie, et son ministre
+un successeur menaçant.
+
+Deux pages des meilleures maisons de France se tenaient près de la
+porte où les huissiers annonçaient chaque personnage qui, dans le
+salon précédent, avait trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours
+assis dans son grand fauteuil, restait immobile pour le commun des
+courtisans, faisait une inclination de tête aux plus distingués, et
+pour les princes seulement s'aidait de ses deux bras pour se soulever
+légèrement; chaque courtisan allait le saluer profondément, et, se
+tenant debout devant lui près de la cheminée, attendait qu'il lui
+adressât la parole; ensuite, selon le signe du Cardinal, il continuait
+à faire le tour du salon pour sortir par la même porte par où l'on
+entrait, restait un moment à saluer le père Joseph, qui singeait son
+maître et que l'on avait pour cela nommé l'Éminence grise, et sortait
+enfin du palais, ou bien se rangeait debout derrière son fauteuil, si
+le ministre l'y engageait, ce qui était une marque de la plus grande
+faveur.
+
+Il laissa passer d'abord quelques personnages insignifiants et beaucoup
+de mérites inutiles, et n'arrêta cette procession qu'au maréchal
+d'Estrées, qui, partant pour l'ambassade de Rome, venait lui faire
+ses adieux: tout ce qui suivait cessa d'avancer. Ce mouvement avertit
+dans le salon précédent qu'une conversation plus longue s'engageait,
+et le père Joseph, paraissant, échangea avec le Cardinal un regard qui
+voulait dire d'une part: Souvenez-vous de la promesse que vous venez
+de me faire; de l'autre: Soyez tranquille. En même temps, l'adroit
+capucin fit voir à son maître qu'il tenait sous le bras une de ses
+victimes qu'il préparait à être un docile instrument: c'était un jeune
+gentilhomme qui portait un manteau vert très court et une veste de même
+couleur, un pantalon rouge fort serré, avec de brillantes jarretières
+d'or dessous, habit des pages de Monsieur. Le père Joseph lui parlait
+bien en secret, mais point dans le sens de son maître; il ne pensait
+qu'à être cardinal, et se préparait d'autres intelligences en cas de
+défection de la part du premier ministre.
+
+--Dites à Monsieur qu'il ne se fie pas aux apparences, et qu'il n'a pas
+de plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal commence à baisser; et
+je crois de ma conscience d'avertir de ses fautes celui qui pourrait
+hériter du pouvoir royal pendant la minorité. Pour donner à votre grand
+prince une preuve de ma bonne foi, dites-lui qu'on veut faire arrêter
+Puy-Laurens, qui est à lui; qu'il le fasse cacher, ou bien le Cardinal
+le mettra aussi à la Bastille.
+
+Tandis que le serviteur trahissait ainsi son maître, le maître ne
+restait pas en arrière et trahissait le serviteur. Son amour-propre et
+un reste de respect pour les choses de l'Église le faisaient souffrir
+à l'idée de voir le méprisable agent couvert du même chapeau qui était
+une couronne pour lui, et assis aussi haut que lui-même, à cela près
+de l'emploi passager de ministre. Parlant donc à demi-voix au maréchal
+d'Estrées:
+
+--Il n'est pas nécessaire, lui dit-il, de persécuter plus longtemps
+Urbain VIII en faveur de ce capucin que vous voyez là-bas; c'est bien
+assez que Sa Majesté ait daigné le nommer au cardinalat, nous concevons
+les répugnances de Sa Sainteté à couvrir ce mendiant de la pourpre
+romaine.
+
+Puis, passant de cette idée aux choses générales:
+
+--Je ne sais vraiment pas ce qui peut refroidir le Saint-Père à notre
+égard; qu'avons-nous fait qui ne fût pour la gloire de notre sainte
+mère l'Église catholique? J'ai dit moi-même la première messe à la
+Rochelle, et vous le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal, notre
+habit est partout, et même dans vos armées; le cardinal de La Valette
+vient de commander glorieusement dans le Palatinat.
+
+--Et vient de faire une très belle retraite, dit le maréchal, appuyant
+légèrement sur le mot _retraite_.
+
+Le ministre continua, sans faire attention à ce petit mot de jalousie
+de métier et en élevant la voix:
+
+--Dieu a montré qu'il ne dédaignait pas d'envoyer l'esprit de victoire
+à ses Lévites, car le duc de Weimar n'aida pas plus puissamment à la
+conquête de la Lorraine que ce pieux cardinal, et jamais une armée
+navale ne fut mieux commandée que par notre archevêque de Bordeaux à la
+Rochelle.
+
+On savait que dans ce moment le ministre était assez aigri contre ce
+prélat, dont la hauteur était telle et les impertinences si fréquentes,
+qu'il y avait eu deux affaires assez désagréables dans Bordeaux. Il y
+avait quatre ans, le duc d'Épernon, alors gouverneur de la Guyenne,
+suivi de tous ses gentilshommes et de ses troupes, le rencontrant
+au milieu de son clergé dans une procession, l'appela insolent et
+lui donna deux coups de canne très vigoureux; sur quoi l'archevêque
+l'excommunia; et tout récemment encore, malgré cette leçon, il avait eu
+une querelle avec le maréchal de Vitry, dont il avait reçu _vingt coups
+de canne ou de bâton, comme il vous plaira_, écrivait le Cardinal-duc
+au cardinal de La Valette, _et je crois qu'il veut remplir la France
+d'excommuniés_. En effet, il excommunia encore le bâton du maréchal,
+se souvenant qu'autrefois le pape avait forcé le duc d'Epernon à lui
+demander pardon; mais Vitry, qui avait fait assassiner le maréchal
+d'Ancre, était trop bien en cour pour cela, et l'archevêque fut battu
+et de plus grondé par le ministre.
+
+M. d'Estrées pensa donc avec assez de tact qu'il pouvait y avoir un peu
+d'ironie dans la manière dont le Cardinal vantait les talents guerriers
+et maritimes de l'archevêque, et lui répondit avec un sang-froid
+inaltérable:
+
+--En effet, monseigneur, personne ne peut dire que ce soit sur mer
+qu'il ait été battu.
+
+Son Eminence ne peut s'empêcher de sourire; mais, voyant que
+l'expression électrique de ce sourire en avait fait naître d'autres
+dans la salle, et des chuchotements et des conjectures, il reprit toute
+sa gravité sur-le-champ, et prenant le bras familièrement au maréchal:
+
+--Allons, allons, monsieur l'ambassadeur, dit-il, vous avez la répartie
+bonne. Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal Albornos, ni tous
+les Borgia du monde, ni tous les efforts de leur Espagne près du
+Saint-Père.
+
+Puis, élevant la voix et regardant tout autour de lui comme pour
+s'adresser au salon silencieux et captivé:
+
+--J'espère, continua-t-il, qu'on ne nous persécutera plus comme l'on
+fit autrefois pour avoir fait une juste alliance avec l'un des plus
+grands hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe est mort, le roi
+catholique n'aura plus de prétexte pour solliciter l'excommunication
+du roi très chrétien. N'êtes-vous pas de mon avis, mon cher seigneur?
+dit-il en s'adressant au cardinal de La Valette qui s'approchait et
+n'avait heureusement rien entendu sur son compte. Monsieur d'Estrées,
+restez près de notre fauteuil: nous avons encore bien des choses à vous
+dire, et vous n'êtes pas de trop dans toutes nos conversations, car
+nous n'avons pas de secrets; notre politique est franche et au grand
+jour: l'intérêt de Sa Majesté et de l'Etat, voilà tout.
+
+Le maréchal fit un profond salut, se rangea derrière le siège du
+ministre, et laissa sa place au cardinal de La Valette, qui, ne cessant
+de se prosterner, et de flatter et de jurer dévouement et totale
+obéissance au Cardinal, comme pour expier la roideur de son père le
+duc d'Epernon, n'eut aussi de lui que quelques mots vagues et une
+conversation distraite et sans intérêt, pendant laquelle il ne cessa
+de regarder à la porte quelle personne lui succédait. Il eut même le
+chagrin de se voir interrompu brusquement par le Cardinal-duc, qui
+s'écria, au moment le plus flatteur de son discours mielleux:
+
+--Ah! c'est donc vous enfin, mon cher Fabert! Qu'il me tardait de vous
+voir pour vous parler du siège!
+
+Le général salua d'un air brusque et assez gauchement le Cardinal
+généralissime, et lui présenta les officiers venus du camp avec lui. Il
+parla quelque temps des opérations du siège, et le Cardinal semblait
+lui faire, en quelque sorte, la cour pour le préparer à recevoir plus
+tard ses ordres sur le champ de bataille même; il parla aux officiers
+qui le suivaient, les appelant par leurs noms et leur faisant des
+questions sur le camp.
+
+Ils se rangèrent tous pour laisser approcher le duc d'Angoulême; ce
+Valois, après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait devant
+Richelieu. Il sollicitait un commandement qu'il n'avait eu qu'en
+troisième au siège de la Rochelle. A sa suite parut le jeune Mazarin,
+toujours souple et insinuant, mais déjà confiant dans sa fortune.
+
+Le duc d'Halluin vint après eux: le Cardinal interrompit les
+compliments qu'il leur adressait pour lui dire à haute voix:
+
+--Monsieur le duc, je vous annonce avec plaisir que le Roi a créé en
+votre faveur un office de maréchal de France; vous signerez Schomberg,
+n'est-il pas vrai? A Leucate, délivrée par vous, on le pense ainsi.
+Mais pardon, voici M. de Montauron qui a sans doute quelque chose
+d'important à me dire.
+
+--Oh! mon Dieu, non, monseigneur, je voulais seulement vous dire que
+ce pauvre jeune homme, que vous avez daigné regarder comme à votre
+service, meurt de faim.
+
+--Ah! comment, dans ce moment-ci, me parlez-vous de choses semblables?
+Votre petit Corneille ne veut rien faire de bon; nous n'avons vu que
+_le Cid_ et _les Horaces_ encore; qu'il travaille, qu'il travaille,
+on sait qu'il est à moi, c'est désagréable pour moi-même. Cependant,
+puisque vous vous y intéressez, je lui ferai une pension de cinq cents
+écus sur ma cassette.
+
+Et le trésorier de l'épargne se retira, charmé de la libéralité du
+ministre, et fut chez lui recevoir, avec assez de bonté, la dédicace de
+_Cinna_, où le grand Corneille compare son âme à celle d'Auguste, et le
+remercie d'avoir fait l'aumône à _quelques Muses_.
+
+Le Cardinal, troublé par cette importunité, se leva en disant que la
+matinée s'avançait et qu'il était temps de partir pour aller trouver le
+Roi.
+
+En cet instant même, et comme les plus grands seigneurs s'approchaient
+pour l'aider à marcher, un homme en robe de maître des requêtes
+s'avança vers lui en saluant avec un sourire avantageux et confiant
+qui étonna tous les gens habitués au grand monde; il semblait dire:
+_Nous avons des affaires secrètes ensemble; vous allez voir comme il
+sera bien pour moi; je suis chez moi dans son cabinet_. Sa manière
+lourde et gauche trahissait pourtant un être très inférieur: c'était
+Laubardemont.
+
+Richelieu fronça le sourcil en le voyant en face de lui, et lança un
+regard de feu à Joseph; puis, se tournant vers ceux qui l'entouraient,
+il dit avec un rire amer:
+
+--Est-ce qu'il y a quelque criminel autour de nous?
+
+Puis, lui tournant le dos, le Cardinal le laissa plus rouge que sa
+robe; et, précédé de la foule des personnages qui devaient l'escorter
+en voiture ou à cheval, il descendit le grand escalier de l'archevêché.
+
+Tout le peuple de Narbonne et ses autorités regardèrent avec
+stupéfaction ce départ royal.
+
+Le Cardinal seul entra dans une ample et spacieuse litière de forme
+carrée, dans laquelle il devait voyager jusqu'à Perpignan, ses
+infirmités ne lui permettant ni d'aller en voiture, ni de faire toute
+cette route à cheval. Cette sorte de chambre nomade renfermait un lit,
+une table, et une petite chaise pour un page qui devait écrire ou lui
+faire la lecture. Cette machine, couverte de damas couleur de pourpre,
+fut portée par dix-huit hommes qui, de lieue en lieue, se relevaient;
+ils étaient choisis dans ses gardes, et ne faisaient ce service
+d'honneur que la tête nue, quelle que fût la chaleur ou la pluie. Le
+duc d'Angoulême, les maréchaux de Schomberg et d'Estrées, Fabert et
+d'autres dignitaires étaient à cheval aux portières. On distinguait le
+cardinal de La Valette et Mazarin parmi les plus empressés, ainsi que
+Chavigny et le maréchal de Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille,
+dont il était menacé, disait-on.
+
+Deux carrosses suivaient pour les secrétaires du Cardinal, ses
+médecins et son confesseur; huit voitures et quatre chevaux pour ses
+gentilshommes, et vingt-quatre mulets pour ses bagages; deux cents
+mousquetaires à pied l'escortaient de très près; sa compagnie de
+gens d'armes de la garde et ses chevau-légers, tous gentilshommes,
+marchaient devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques chevaux.
+
+Ce fut dans cet équipage que le premier ministre se rendit en peu de
+jours à Perpignan. La dimension de la litière obligea plusieurs fois de
+faire élargir les chemins et abattre les murailles de quelques _villes
+et villages_ où elle ne pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs
+des manuscrits du temps, tous pleins d'une sincère admiration pour ce
+luxe, _en sorte qu'il semblait un conquérant qui entre par la brèche_.
+Nous avons cherché en vain avec beaucoup de soin quelque manuscrit des
+propriétaires ou habitants des maisons qui s'ouvraient à son passage
+où la même admiration fût témoignée, et nous avouons ne l'avoir pu
+trouver.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+L'ENTREVUE
+
+ Mon génie étonné tremble devant le sien.
+
+
+Le pompeux cortège du Cardinal s'était arrêté à l'entrée du camp;
+toutes les troupes sous les armes étaient rangées dans le plus bel
+ordre, et ce fut au bruit du canon et de la musique successive de
+chaque régiment que la litière traversa une longue haie de cavalerie
+et d'infanterie, formée depuis la première tente jusqu'à celle du
+ministre, disposée à quelque distance du quartier royal, et que la
+pourpre dont elle était couverte faisait reconnaître de loin. Chaque
+chef de corps obtint un signe ou un mot du Cardinal, qui, enfin rendu
+sous sa tente, congédia sa suite, s'y enferma, attendant l'heure de
+se présenter chez le Roi. Mais, avant lui, chaque personnage de son
+escorte s'y était porté individuellement, et, sans entrer dans la
+demeure royale, tous attendaient dans de longues galeries couvertes
+de coutil rayé et disposées comme des avenues qui conduisaient chez
+le prince. Les courtisans s'y rencontraient et se promenaient par
+groupes, se saluaient et se présentaient la main, ou se regardaient
+avec hauteur, selon leurs intérêts ou les seigneurs auxquels ils
+appartenaient. D'autres chuchotaient longtemps et donnaient des signes
+d'étonnement, de plaisir ou de mauvaise humeur, qui montraient que
+quelque chose d'extraordinaire venait de se passer. Un singulier
+dialogue, entre mille autres, s'éleva dans un coin de la galerie
+principale.
+
+--Puis-je savoir, monsieur l'abbé, pourquoi vous me regardez d'une
+manière si assurée?
+
+--Parbleu! monsieur de Launay, c'est que je suis curieux de voir ce que
+vous allez faire. Tout le monde abandonne votre Cardinal-duc depuis
+votre voyage en Touraine; vous n'y pensez pas, allez donc causer un
+moment avec les gens de Monsieur ou de la Reine; vous êtes en retard
+de dix minutes sur la montre du cardinal de La Valette, qui vient de
+toucher la main à Rochepot et à tous les gentilshommes du feu comte de
+Soissons, que je pleurerai toute ma vie.
+
+--Voilà qui est bien, monsieur de Gondi, je vous entends assez; c'est
+un appel que vous me faites l'honneur de m'adresser.
+
+--Oui, monsieur le comte, reprit le jeune abbé en saluant avec toute la
+gravité du temps; je cherchais l'occasion de vous appeler au nom de M.
+d'Attichi, mon ami, avec qui vous eûtes quelque chose à Paris.
+
+--Monsieur l'abbé, je suis à vos ordres; je vais chercher mes seconds,
+cherchez les vôtres.
+
+--Ce sera à cheval, avec l'épée et le pistolet, n'est-il pas vrai?
+ajouta Gondi, avec le même air dont on arrangerait une partie de
+campagne, en époussetant la manche de sa soutane avec le doigt.
+
+--Si tel est votre bon plaisir, reprit l'autre.
+
+Et ils se séparèrent pour un instant en se saluant avec grande
+politesse et de profondes révérences.
+
+Une foule brillante de jeunes gentilshommes passait et repassait autour
+d'eux dans la galerie. Ils s'y mêlèrent pour chercher leurs amis.
+Toute l'élégance des costumes du temps était déployée par la cour
+dans cette matinée: les petits manteaux de toutes les couleurs, en
+velours, en satin, brodés d'or ou d'argent, des croix de Saint-Michel
+et du Saint-Esprit, les fraises, les plumes nombreuses des chapeaux,
+les aiguillettes d'or, les chaînes qui suspendaient de longues épées,
+tout brillait, tout étincelait, moins encore que le feu des regards de
+cette jeunesse guerrière, que ses propos vifs, ses rires spirituels
+et éclatants. Au milieu de cette assemblée passaient lentement des
+personnages graves et de grands seigneurs suivis de leurs nombreux
+gentilshommes.
+
+Le petit abbé de Gondi, qui avait la vue très basse, se promenait parmi
+la foule, fronçant les sourcils, fermant à demi les yeux pour mieux
+voir, et relevant sa moustache, car les ecclésiastiques en portaient
+alors. Il regardait chacun sous le nez pour reconnaître ses amis, et
+s'arrêta enfin à un jeune homme d'une fort grande taille, vêtu de noir
+de la tête aux pieds, et dont l'épée même était d'acier bronzé fort
+noir. Il causait avec un capitaine des gardes, lorsque l'abbé de Gondi
+le tira à part:
+
+--Monsieur de Thou, lui dit-il, j'aurai besoin de vous pour second
+dans une heure, à cheval, avec l'épée et le pistolet, si vous voulez me
+faire cet honneur...
+
+--Monsieur, vous savez que je suis des vôtres tout à fait et à tout
+venant. Où nous trouverons-nous?
+
+--Devant le bastion espagnol, s'il vous plaît.
+
+--Pardon si je retourne à une conversation qui m'intéressait beaucoup;
+je serai exact au rendez-vous.
+
+Et de Thou le quitta pour retourner à son capitaine. Il avait dit tout
+ceci avec une voix fort douce, le plus inaltérable sang-froid, et même
+quelque chose de distrait.
+
+Le petit abbé lui serra la main avec une vive satisfaction, et continua
+sa recherche.
+
+Il ne lui fut pas si facile de conclure le marché avec les jeunes
+seigneurs auxquels il s'adressa, car ils le connaissaient mieux que M.
+de Thou, et, du plus loin qu'ils le voyaient venir, ils cherchaient à
+l'éviter, ou riaient de lui-même avec lui, et ne s'engageaient point à
+le servir.
+
+--Eh! l'abbé, vous voilà encore à chercher; je gage que c'est un second
+qu'il vous faut? dit le duc de Beaufort.
+
+--Et moi, je parie, ajouta M. de La Rochefoucauld, que c'est contre
+quelqu'un du Cardinal-duc.
+
+--Vous avez raison tous deux, messieurs; mais depuis quand riez-vous
+des affaires d'honneur?
+
+--Dieu m'en garde! reprit M. de Beaufort; des hommes d'épée comme nous
+sommes vénèrent toujours tierce, quarte et octave; mais, quant aux plis
+de la soutane, je n'y connais rien.
+
+--Parbleu, monsieur, vous savez bien qu'elle ne m'embarrasse pas le
+poignet, et je le prouverai à qui voudra. Je ne cherche du reste qu'à
+jeter ce froc aux orties.
+
+--C'est donc pour le déchirer que vous vous battez si souvent? dit
+La Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon cher abbé, que vous êtes
+dessous.
+
+Gondi tourna le dos en regardant à une pendule et ne voulant pas
+perdre plus de temps à de mauvaises plaisanteries; mais il n'eut
+pas plus de succès ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes de
+la jeune Reine, qu'il supposait mécontents du Cardinal, et heureux
+par conséquent de se mesurer avec ses créatures, l'un lui dit fort
+gravement:
+
+--Monsieur de Gondi, vous savez ce qui vient de se passer? Le Roi a dit
+tout haut: «Que notre impérieux Cardinal le veuille ou non, la veuve
+de Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps exilée.» _Impérieux_,
+monsieur l'abbé, sentez-vous cela? Le Roi n'avait encore rien dit
+d'aussi fort contre lui. _Impérieux!_ c'est une disgrâce complète.
+Vraiment, personne n'osera plus lui parler; il va quitter la cour
+aujourd'hui certainement.
+
+--On m'a dit cela, monsieur; mais j'ai une affaire...
+
+--C'est heureux pour vous, qu'il arrêtait tout court dans votre
+carrière.
+
+--Une affaire d'honneur...
+
+--Au lieu que Mazarin est pour vous...
+
+--Mais voulez-vous, ou non, m'écouter?
+
+--Ah! s'il est pour vous, vos aventures ne peuvent lui sortir de
+la tête, votre beau duel avec M. de Coutenan et la jolie petite
+épinglière; il en a même parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé, nous
+sommes fort pressés; adieu, adieu...
+
+Et, reprenant le bras de son ami, le jeune persifleur, sans écouter un
+mot de plus, marcha vite dans la galerie et se perdit dans la multitude
+des passants.
+
+Le pauvre abbé restait donc fort mortifié de ne pouvoir trouver
+qu'un second, et regardait tristement s'écouler l'heure et la foule,
+lorsqu'il aperçut un jeune gentilhomme qui lui était inconnu, assis
+près d'une table et appuyé sur son coude d'un air mélancolique.
+Il portait des habits de deuil qui n'indiquaient aucun attachement
+particulier à une grande maison ou à un corps; et, paraissant attendre
+sans impatience le moment d'entrer chez le Roi, il regardait d'un air
+insouciant ceux qui l'entouraient et semblait ne les pas voir et n'en
+connaître aucun.
+
+Gondi, jetant les yeux sur lui, l'aborda sans hésiter.
+
+--Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n'ai pas l'honneur de vous
+connaître; mais une partie d'escrime ne peut jamais déplaire à un
+homme comme il faut; et, si vous voulez être mon second, dans un quart
+d'heure nous serons sur le pré. Je suis Paul de Gondi, et j'ai appelé
+M. de Launay, qui est au Cardinal, fort galant homme d'ailleurs.
+
+L'inconnu, sans être étonné de cette apostrophe, lui répondit sans
+changer d'attitude:
+
+--Et quels sont ses seconds?
+
+--Ma foi, je n'en sais rien; mais que vous importe qui le servira? On
+n'en est pas plus mal avec ses amis pour leur avoir donné un petit coup
+de pointe.
+
+L'étranger sourit nonchalamment, resta un instant à passer sa main
+dans ses longs cheveux châtains, et lui dit enfin avec indolence et
+regardant à une grosse montre ronde suspendue à sa ceinture:
+
+--Au fait, monsieur, comme je n'ai rien de mieux à faire et que je n'ai
+pas d'amis ici, je vous suis: j'aime autant faire cela qu'autre chose.
+
+Et, prenant sur la table son large chapeau à plumes noires, il partit
+lentement, suivant le martial abbé, qui allait vite devant lui et
+revenait le hâter, comme un enfant qui court devant son père, ou un
+jeune carlin qui va et revient vingt fois avant d'arriver au bout d'une
+allée.
+
+Cependant, deux huissiers, vêtus de livrées royales, ouvrirent les
+grands rideaux qui séparaient la galerie de la tente du roi, et le
+silence s'établit partout. On commença à entrer successivement et avec
+lenteur dans la demeure passagère du prince. Il reçut avec grâce toute
+sa cour, et c'était lui-même qui le premier s'offrait à la vue de
+chaque personne introduite.
+
+Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout
+le roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne; son
+costume était fort élégant: une sorte de veste couleur chamois, avec
+les manches ouvertes et ornées d'aiguillettes et de rubans bleus, le
+couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausse large et flottant ne
+lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était
+ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant
+guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied,
+étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles
+semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau
+de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait le
+bras gauche du roi, appuyé sur le pommeau de son épée.
+
+Il avait la tête découverte, et l'on voyait parfaitement sa figure
+pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente
+laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors
+augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accroissait aussi
+l'expression mélancolique; à son front élevé, à son profil antique,
+à son nez aquilin, on reconnaissait un prince de la grande race des
+Bourbons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard;
+ses yeux semblaient rougis par les larmes et voilés par un sommeil
+perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré.
+
+Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'écouter avec
+attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu'il attendait à
+chaque minute, en se balançant un peu d'un pied sur l'autre, habitude
+héréditaire de sa famille; il parlait avec assez de vitesse, mais
+s'interrompant pour faire un signe de tête gracieux ou un geste de la
+main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément.
+
+Il y avait deux heures pour ainsi dire que l'on passait devant le Roi
+sans que le Cardinal eût paru, toute la cour était accumulée et serrée
+derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolongeaient
+derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à
+séparer les noms des courtisans que l'on annonçait.
+
+--Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal, dit le Roi en se
+retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour
+l'encourager à répondre.
+
+--Sire, on le croit fort malade en cet instant, répartit celui-ci.
+
+--Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le
+duc de Beaufort.
+
+--Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux
+du Cardinal sont toujours si mystérieux, que nous avouons n'y rien
+connaître.
+
+Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des
+forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable,
+mais si difficile à soulever. Il croyait presque y avoir réussi,
+et, soutenu par l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il
+s'applaudissait déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême
+et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se croyait. Un
+trouble involontaire au fond du coeur lui disait bien que, cette heure
+passée, tout le fardeau de l'Etat allait retomber sur lui seul; mais il
+parlait pour s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissimulant
+le sentiment intime qu'il avait de son impuissance à régner, il ne
+laissait plus flotter son imagination sur le résultat des entreprises,
+se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui
+peuvent y conduire. Des phrases rapides se succédaient sur ses lèvres.
+
+--Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait-il de loin à
+Fabert.--Eh bien, Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour La
+Valette.
+
+Puis touchant le bras de Mazarin:
+
+--Il n'est pas si difficile que l'on croit de mener tout un royaume,
+n'est-ce pas?
+
+L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le commun des
+courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre:
+
+--Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et
+au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses
+instruments et à les diriger, et...
+
+Mais le duc de Beaufort, l'interrompant avec cette confiance, cette
+voix élevée et cet air qui lui méritèrent par la suite le surnom
+d'_Important_, s'écria tout haut de sa tête:
+
+--Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme
+un cheval avec l'éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons
+cavaliers, on n'a qu'à prendre parmi nous tous.
+
+Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de faire son effet, car
+deux huissiers à la fois crièrent:--Son Eminence!
+
+Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit;
+mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui
+n'échappa point au ministre.
+
+Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur
+deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de
+cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s'avança vers le Roi
+lentement, et s'arrêtant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances
+qui l'y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu'il
+avait en face. Un coup d'oeil lui suffit.
+
+Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et, de tous ceux qui
+la remplissaient, pas un n'eut l'assurance de le saluer ou de jeter
+un regard sur lui; La Valette même feignait d'être fort occupé d'une
+conversation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir,
+affecta de le saluer légèrement et de continuer un _a parte_ à voix
+basse avec le duc de Beaufort.
+
+Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s'arrêter et de
+passer du côté de la foule des courtisans, comme s'il eût voulu s'y
+confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près; ils
+reculèrent tous, comme à l'aspect d'un lépreux; le seul Fabert s'avança
+vers lui avec l'air franc et brusque qui lui était habituel, et,
+employant dans son langage les expressions de son métier:
+
+--Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d'eux comme un
+boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux.
+
+--Et vous tenez ferme devant moi comme devant l'ennemi, dit le
+Cardinal-duc; vous n'en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert.
+
+Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et,
+donnant à ses traits mobiles l'expression d'une tristesse profonde, lui
+fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe
+du Roi, de sorte que l'on pouvait les prendre de là pour ces saluts
+froids et précipités que l'on fait à quelqu'un dont on veut se défaire,
+et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d'une discrète et
+silencieuse douleur.
+
+Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard
+fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers
+imminents, il s'appuya de nouveau sur ses pages, et, sans attendre
+un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti
+et marcha directement vers lui en traversant la tente dans toute sa
+longueur. Personne ne l'avait perdu de vue, tout en faisant paraître
+le contraire, et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient au Roi; tous les
+courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.
+
+Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit lui manquant
+totalement, il demeura immobile et attendit avec un regard glacé, qui
+était sa seule force, force d'inertie très grande dans un prince.
+
+Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'inclina pas; mais, sans
+changer d'attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur
+l'épaule des deux enfants à demi courbés, il dit:
+
+--Sire, je viens supplier Votre Majesté de m'accorder enfin une
+retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé
+chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; l'éternité
+s'approche pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais
+le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez
+remis entre les mains un royaume faible et divisé; je vous le rends
+uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon oeuvre est
+accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à
+Cîteaux, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière
+et la méditation.
+
+Le Roi, choqué de quelques expressions hautaines de ces paroles, ne
+donna aucun des signes de faiblesse qu'attendait le Cardinal, et qu'il
+lui avait vus toutes les fois qu'il l'avait menacé de quitter les
+affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le
+regarda en roi et dit froidement:
+
+--Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et
+nous vous souhaitons le repos que vous demandez.
+
+Richelieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de colère qui ne laissa
+nulle trace sur ses traits. «Voilà bien cette froideur, se dit-il
+en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne
+m'échapperas pas ainsi.» Il reprit la parole en s'inclinant:
+
+--La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre
+Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé
+de mes deniers dans Paris.
+
+Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise
+agita un moment la cour attentive.
+
+--Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu'elle veuille
+m'accorder la révocation d'une rigueur que j'ai provoquée (je l'avoue
+publiquement), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile
+au repos de l'État. Oui, quand j'étais de ce monde, j'oubliais trop
+mes plus anciens sentiments de respect et d'attachement pour le bien
+général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je
+vois que j'ai eu tort; et je me repens.
+
+L'attention redoubla, et l'inquiétude du Roi devint visible.
+
+--Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours aimée, malgré
+ses torts envers vous et l'éloignement que les affaires du royaume
+me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j'ai dû beaucoup, et
+qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre
+vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de
+l'exil: je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.
+
+Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loin de
+s'attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur
+toutes les physionomies. On attendait en silence les paroles royales.
+Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce
+regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous
+les services infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes,
+sa surprenante capacité, et s'étonna d'avoir voulu s'en séparer; il
+se sentit profondément attendri à cette demande, qui allait chercher
+sa colère au fond de son coeur pour l'en arracher, et lui faisait
+tomber des mains la seule arme qu'il eût contre son ancien serviteur;
+l'amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses
+yeux; heureux d'accorder ce qu'il désirait le plus au monde, il tendit
+la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon. Le
+Cardinal s'inclina, la baisa avec respect; et son coeur, qui aurait dû
+se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d'un orgueilleux
+triomphe.
+
+Le prince, touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers
+sa cour, et dit d'une voix très émue:
+
+--Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître
+un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais,
+j'espère, puisqu'il a un coeur aussi bon que sa tête.
+
+Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du manteau du
+Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant, et le jeune Mazarin en
+fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage
+rayonnant de joie et d'attendrissement avec l'admirable souplesse
+italienne. Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'autre
+sur le ministre: le premier groupe, non moins adroit que le second,
+quoique moins direct, n'adressait au prince que les remercîments que
+pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l'un l'encens
+qu'il destinait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe
+de tête à droite et donnant un sourire à gauche, il fit deux pas, et
+se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un
+étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche.--Le
+maréchal d'Estrées et tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulême,
+le duc d'Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les
+grands officiers de l'armée et de la couronne l'entouraient, et
+chacun d'eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût
+achevé pour apporter le sien, craignant qu'on ne s'emparât du madrigal
+flatteur qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation qu'il
+inventait. Pour Fabert, il s'était retiré dans un coin de la tente,
+et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il
+causait avec Montrésor et les gentilshommes de Monsieur, tous ennemis
+jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait
+trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une extrême
+maladresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en
+vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues; et on
+disait qu'il revenait d'une bataille gagnée comme le cheval du Roi de
+la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la
+curée, sans chercher à rappeler la part qu'il avait eue au triomphe.
+
+L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes
+de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux
+interrompu par des rires agréables, et l'éclat des protestations
+d'attachement, étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix
+du Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier:--Cette pauvre
+Reine! nous allons donc la revoir! je n'aurais jamais osé espérer
+ce bonheur avant de mourir! Le Roi l'écoutait avec confiance et ne
+cherchait pas à cacher sa satisfaction:--C'est vraiment une idée qui
+lui est venue d'en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel
+on m'avait tant fâché, ne songeait qu'à l'union de ma famille; depuis
+la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté de plus vive satisfaction
+qu'en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le
+royaume.
+
+En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l'oreille du prince.
+
+--Un courrier de Cologne? dit le Roi; qu'il m'attende dans mon cabinet.
+
+Puis, n'y tenant pas:--J'y vais, j'y vais, dit-il. Et il entra seul
+dans une petite tente carrée attenante à la grande. On y vit un jeune
+courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s'abaissèrent sur
+le Roi.
+
+Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les
+adorations; mais on s'aperçut qu'il ne les recevait plus avec la même
+présence d'esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et
+témoigna un trouble qui n'était pas joué; ses regards durs et inquiets
+se tournaient vers le cabinet: il s'ouvrit tout à coup; le Roi reparut
+seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à l'ordinaire
+et tremblait de tout son corps; il tenait à la main une large lettre
+couverte de cinq cachets noirs.
+
+--Messieurs, dit-il avec une voix haute mais entrecoupée, la Reine-mère
+vient de mourir à Cologne, et je n'ai peut-être pas été le premier à
+l'apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Cardinal
+impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque
+des lignes. Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.
+
+Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux.
+
+La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de
+tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'il était entré, mais
+en vainqueur.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LE SIÈGE
+
+ Il papa alzato le mani e fattomi un patente crocione supra la mia
+ figura, mi disse, che mi benediva e che mi perdonava tutti gli
+ omicidii che io avevo mai fatti, e tutti quelli che mai io farei
+ in servizio della Chiesa apostolica.
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+
+Il est des moments dans la vie où l'on souhaite avec ardeur les fortes
+commotions pour se tirer des petites douleurs; des époques où l'âme,
+semblable au lion de la fable et fatiguée des atteintes continuelles
+de l'insecte, souhaite un plus fort ennemi, et appelle les dangers
+de toute la puissance de son désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette
+disposition d'esprit, qui naît toujours d'une sensibilité maladive des
+organes et d'une perpétuelle agitation du coeur. Las de retourner sans
+cesse en lui-même les combinaisons d'événements qu'il souhaitait et
+celles qu'il avait à redouter; las d'appliquer à des probabilités tout
+ce que sa tête avait de force pour les calculs, d'appeler à son secours
+tout ce que son éducation lui avait fait apprendre de la vie des hommes
+illustres pour le rapprocher de sa situation présente; accablé de ses
+regrets, de ses songes, des prédictions, des chimères, des craintes
+et de tout ce monde imaginaire dans lequel il avait vécu pendant son
+voyage solitaire, il respira en se trouvant jeté dans un monde réel
+presque aussi bruyant, et le sentiment de deux dangers véritables
+rendit à son sang la circulation, et la jeunesse à tout son être.
+
+Depuis la scène nocturne de son auberge près de Loudun, il n'avait
+pu reprendre assez d'empire sur son esprit pour s'occuper d'autre
+chose que de ses chères et douloureuses pensées; et une sorte de
+consomption s'emparait déjà de lui, lorsque heureusement il arriva au
+camp de Perpignan, et heureusement encore eut occasion d'accepter la
+proposition de l'abbé de Gondi; car on a sans doute reconnu Cinq-Mars
+dans la personne de ce jeune étranger en deuil, si insouciant et si
+mélancolique, que le duelliste en soutane avait pris pour témoin.
+
+Il avait fait établir sa tente comme volontaire dans la rue du camp
+assignée aux jeunes seigneurs qui devaient être présentés au Roi et
+servir comme aides de camp des généraux; il s'y rendit promptement,
+fut bientôt armé, à cheval et cuirassé selon la coutume qui subsistait
+encore alors, et partit seul pour le bastion espagnol, lieu du
+rendez-vous. Il s'y trouva le premier, et reconnut qu'un petit champ
+de gazon caché par les ouvrages de la place assiégée avait été fort
+bien choisi par le petit abbé pour ses projets homicides; car, outre
+que personne n'eût soupçonné des officiers d'aller se battre sous la
+ville même qu'ils attaquaient, le corps du bastion les séparait du camp
+français, et devait les voiler comme un immense paravent. Il était bon
+de prendre ces précautions, car il n'en coûtait pas moins que la tête
+alors pour s'être donné la satisfaction de risquer son corps.
+
+En attendant ses amis et ses adversaires, Cinq-Mars eut le temps
+d'examiner le côté du sud de Perpignan, devant lequel il se trouvait.
+Il avait entendu dire que ce n'était pas ces ouvrages que l'on
+attaquerait, et cherchait en vain à se rendre compte de ces projets.
+Entre cette face méridionale de la ville, les montagnes de l'Albère
+et le col du Perthus, on aurait pu tracer des lignes d'attaque et des
+redoutes contre le point accessible; mais pas un soldat de l'armée
+n'y était placé; toutes les forces semblaient dirigées sur le nord
+de Perpignan, du côté le plus difficile, contre un fort de brique
+nommé le Castillet, qui surmonte la porte de Notre-Dame. Il vit qu'un
+terrain en apparence marécageux, mais très solide, conduisait jusqu'au
+pied du bastion espagnol; que ce poste était gardé avec toute la
+négligence castillane, et ne pouvait avoir cependant de force que par
+ses défenseurs, car ses créneaux et ses meurtrières étaient ruinés et
+garnis de quatre pièces de canon d'un énorme calibre, encaissées dans
+du gazon, et par là rendues immobiles et impossibles à diriger contre
+une troupe qui se précipiterait rapidement au pied du mur.
+
+Il était aisé de voir que ces énormes pièces avaient ôté aux
+assiégeants l'idée d'attaquer ce point, et aux assiégés celle d'y
+multiplier les moyens de défense. Aussi, d'un côté, les postes avancés
+et les vedettes étaient fort éloignés; de l'autre, les sentinelles
+étaient rares et mal soutenues. Un jeune Espagnol, tenant une longue
+escopette avec sa fourche suspendue à son côté, et la mèche fumante
+dans la main droite, se promenait nonchalamment sur le rempart, et
+s'arrêta à considérer Cinq-Mars, qui faisait à cheval le tour des
+fossés et du marais.
+
+--_Senor Caballero_, lui dit-il, est-ce que vous voulez prendre le
+bastion à vous seul et à cheval, comme don Quixote-Quixada de la
+Mancha?
+
+Et en même temps il détacha la fourche ferrée qu'il avait au côté, la
+planta en terre, et y appuyait le bout de son escopette pour ajuster,
+lorsqu'un grave Espagnol plus âgé, enveloppé dans un sale manteau brun,
+lui dit dans sa langue:
+
+--_Ambrosio de demonio_, ne sais-tu pas bien qu'il est défendu de
+perdre la poudre inutilement jusqu'aux sorties ou aux attaques, pour
+avoir le plaisir de tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche! C'est
+ici même que Charles-Quint a jeté et noyé dans le fossé la sentinelle
+endormie. Fais ton devoir, ou je l'imiterai.
+
+Ambrosio remit son fusil sur son épaule, son bâton fourchu à son côté,
+et reprit sa promenade sur le rempart.
+
+Cinq-Mars avait été fort peu ému de ce geste menaçant, et s'était
+contenté d'élever les rênes de son cheval et de lui approcher les
+éperons, sachant que d'un saut de ce léger animal il serait transporté
+derrière un petit mur d'une cabane qui s'élevait dans le champ où il
+se trouvait, et serait à l'abri du fusil espagnol avant que l'opération
+de la fourche et de la mèche fût terminée. Il savait d'ailleurs qu'une
+convention tacite des deux armées empêchait que les tirailleurs ne
+fissent feu sur les sentinelles, ce qui eût été regardé comme un
+assassinat de chaque côté. Il fallait même que le soldat qui s'était
+disposé ainsi à l'attaque fût dans l'ignorance des consignes pour
+l'avoir fait. Le jeune d'Effiat ne fit donc aucun mouvement apparent:
+et lorsque le factionnaire reprit sa promenade sur le rempart, il
+reprit la sienne sur le gazon, et aperçut bientôt cinq cavaliers qui
+se dirigeaient vers lui. Les deux premiers qui arrivèrent au plus
+grand galop ne le saluèrent pas; mais, s'arrêtant presque sur lui, se
+jetèrent à terre, et il se trouva dans les bras du conseiller de Thou,
+qui le serrait tendrement, tandis que le petit abbé de Gondi, riant de
+tout son coeur, s'écriait:
+
+--Voici encore un Oreste qui retrouve son Pylade, et au moment
+d'immoler un coquin qui n'est pas de la famille du Roi des rois, je
+vous assure!
+
+--Eh quoi! c'est vous, cher Cinq-Mars! s'écriait de Thou; quoi! sans
+que j'aie su votre arrivée au camp? Oui, c'est bien vous; je vous
+reconnais, quoique vous soyez plus pâle. Avez-vous été malade, cher
+ami? je vous ai écrit bien souvent; car notre amitié d'enfance m'est
+demeurée bien avant dans le coeur.
+
+--Et moi, répondit Henri d'Effiat, j'ai été bien coupable envers vous:
+mais je vous conterai tout ce qui m'étourdissait; je pourrai vous en
+parler, et j'avais honte de vous l'écrire. Mais que vous êtes bon!
+votre amitié ne s'est point lassée.
+
+--Je vous connais trop bien, reprenait de Thou; je savais qu'il ne
+pouvait y avoir d'orgueil entre nous, et que mon âme avait un écho dans
+la vôtre.
+
+Avec ces paroles, ils s'embrassaient les yeux humides de ces larmes
+douces que l'on verse si rarement dans la vie, et dont il semble
+cependant que le coeur soit toujours chargé, tant elles font de bien en
+coulant.
+
+Cet instant fut court; et, pendant ce peu de mots, Gondi n'avait cessé
+de les tirer par leur manteau en disant:
+
+--A cheval! à cheval! messieurs. Eh! pardieu, vous aurez le temps
+de vous embrasser, si vous êtes si tendres; mais ne vous faites pas
+arrêter, et songeons à en finir bien vite avec nos bons amis qui
+arrivent. Nous sommes dans une mauvaise position, avec ces trois
+gaillards-là en face, les archers pas loin d'ici, et les Espagnols
+là-haut; il faut tenir tête à trois feux.
+
+Il parlait encore lorsque M. de Launay, se trouvant à soixante pas
+de là avec ses seconds, choisis dans ses amis plutôt que dans les
+partisans du Cardinal, _embarqua_ son cheval au petit galop, selon
+les termes du manège, et, avec toute la précision des leçons qu'on y
+reçoit, s'avança de très bonne grâce vers ses jeunes adversaires et les
+salua gravement:
+
+--Messieurs, dit-il, je crois que nous ferions bien de nous choisir et
+de prendre du champ; car il est question d'attaquer les lignes et il
+faut que je sois à mon poste.
+
+--Nous sommes prêts, monsieur, dit Cinq-Mars; et, quant à nous choisir,
+je serai bien aise de me trouver en face de vous; car je n'ai point
+oublié le maréchal de Bassompierre et le bois de Chaumont; vous savez
+mon avis sur votre insolente visite chez ma mère.
+
+--Vous êtes jeune, monsieur; j'ai rempli chez madame votre mère les
+devoirs d'homme du monde; chez le maréchal, ceux de capitaine des
+gardes; ici, ceux de gentilhomme avec monsieur l'abbé qui m'a appelé;
+et ensuite j'aurai cet honneur avec vous.
+
+--Si je vous le permets, dit l'abbé déjà à cheval.
+
+Ils prirent soixante pas de champ, et c'était tout ce qu'offrait
+d'étendue le pré qui les renfermait; l'abbé de Gondi fut placé entre
+de Thou et son ami, qui se trouvait le plus rapproché des remparts,
+où deux officiers espagnols et une vingtaine de soldats se placèrent,
+comme au balcon, pour voir ce duel de six personnes, spectacle qui leur
+était assez habituel. Ils donnaient les mêmes signes de joie qu'à leurs
+combats de taureaux, et riaient de ce rire sauvage et amer que leur
+physionomie tient du sang arabe.
+
+A un signe de Gondi, les six chevaux partirent au galop, et se
+rencontrèrent sans se heurter au milieu de l'arène; à l'instant six
+coups de pistolet s'entendirent presque ensemble, et la fumée couvrit
+les combattants.
+
+Quand elle se dissipa, on ne vit, des six cavaliers et des six chevaux,
+que trois hommes et trois animaux en bon état. Cinq-Mars était à
+cheval, donnant la main à son adversaire aussi calme que lui; à l'autre
+extrémité, de Thou s'approchait du sien, dont il avait tué le cheval,
+et l'aidait à se relever; pour Gondi et de Launay, on ne les voyait
+plus ni l'un ni l'autre. Cinq-Mars, les cherchant avec inquiétude,
+aperçut en avant le cheval de l'abbé qui sautait et caracolait,
+traînant à sa suite le futur cardinal, qui avait le pied pris dans
+l'étrier et jurait comme s'il n'eût jamais étudié autre chose que le
+langage des camps: il avait le nez et les mains tout en sang de sa
+chute et de ses efforts pour s'accrocher au gazon, et voyait avec assez
+d'humeur son cheval, que son pied chatouillait bien malgré lui, se
+diriger vers le fossé rempli d'eau qui entourait le bastion, lorsque
+heureusement Cinq-Mars, passant entre le bord du marécage et le cheval,
+le saisit par la bride et l'arrêta.
+
+--Eh bien! mon cher abbé, je vois que vous n'êtes pas bien malade, car
+vous parlez énergiquement.
+
+--Par la corbleu! criait Gondi en se débarbouillant de la terre qu'il
+avait dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet à la figure de ce
+géant, il a bien fallu me pencher en avant et m'élever sur l'étrier;
+aussi ai-je un peu perdu l'équilibre; mais je crois qu'il est à terre
+aussi.
+
+--Vous ne vous trompez guère, monsieur, dit de Thou, qui arriva; voilà
+son cheval qui nage dans le fossé avec son maître, dont la cervelle est
+emportée; il faut songer à nous évader.
+
+--Nous évader? c'est assez difficile, messieurs, dit l'adversaire de
+Cinq-Mars survenant, voici le coup de canon, signal de l'attaque; je ne
+croyais pas qu'il partît si tôt: si nous retournons, nous rencontrerons
+les Suisses et les lansquenets qui sont en bataille sur ce point.
+
+--M. de Fontrailles a raison, dit de Thou; mais, si nous ne retournons
+pas, voici les Espagnols qui courent aux armes et nous feront siffler
+des balles sur la tête.
+
+--Eh bien! tenons conseil, dit Gondi; appelez donc M. de Montrésor, qui
+s'occupe inutilement de chercher le corps de ce pauvre de Launay. Vous
+ne l'avez pas blessé, monsieur de Thou?
+
+--Non, monsieur l'abbé, tout le monde n'a pas la main si heureuse que
+la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui venait boitant un peu à cause de
+sa chute; nous n'aurons pas le temps de continuer avec l'épée.
+
+--Quant à continuer, je n'en suis pas, messieurs, dit Fontrailles;
+M. de Cinq-Mars en a agi trop noblement avec moi: mon pistolet avait
+fait long feu, et, ma foi, le sien s'est appuyé sur ma joue, j'en sens
+encore le froid; il a eu la bonté de l'ôter et de le tirer en l'air; je
+ne l'oublierai jamais, et je suis à lui à la vie à la mort.
+
+--Il ne s'agit pas de cela, messieurs, interrompit Cinq-Mars; voici
+une balle qui m'a sifflé à l'oreille; l'attaque est commencée de toutes
+parts, et nous sommes enveloppés par les amis et les ennemis.
+
+En effet, la canonnade était générale; la citadelle, la ville et
+l'armée étaient couvertes de fumée; le bastion seul qui leur faisait
+face n'était pas attaqué; et ses gardes semblaient moins se préparer à
+le défendre qu'à examiner le sort des fortifications.
+
+--Je crois que l'ennemi a fait une sortie, dit Montrésor, car la fumée
+a cessé dans la plaine, et je vois des masses de cavaliers qui chargent
+pendant que le canon de la place les protège.
+
+--Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n'avait cessé d'observer les murailles,
+nous pourrions prendre un parti: ce serait d'entrer dans ce bastion mal
+gardé.
+
+--C'est très bien dit, monsieur, dit Fontrailles; mais nous ne sommes
+que cinq contre trente au moins, et nous voilà bien découverts et
+faciles à compter.
+
+--Ma foi, l'idée n'est pas mauvaise, dit Gondi: il vaut mieux être
+fusillé là-haut que pendu là-bas, si l'on vient à nous trouver; car ils
+doivent déjà s'être aperçus que M. de Launay manque à sa compagnie, et
+toute la cour sait notre affaire.
+
+--Parbleu! messieurs, dit Montrésor, voilà du secours qui nous vient.
+
+Une troupe nombreuse à cheval, mais fort en désordre, arrivait sur eux
+au plus grand galop; des habits rouges les faisaient voir de loin;
+ils semblaient avoir pour but de s'arrêter dans le champ même où se
+trouvaient nos duellistes embarrassés, car à peine les premiers chevaux
+y furent-ils, que les cris de _halte_ se répétèrent et se prolongèrent
+par la voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.
+
+--Allons au-devant d'eux, ce sont les gens d'armes de la garde du Roi,
+dit Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes noires. Je vois
+aussi beaucoup de chevau-légers avec eux; mêlons-nous à leur désordre,
+car je crois qu'ils sont _ramenés_.
+
+Ce mot est un terme honnête qui voulait dire et signifie encore _en
+déroute_ dans le langage militaire. Tous les cinq s'avancèrent vers
+cette troupe vive et bruyante, et virent que cette conjecture était
+très juste. Mais, au lieu de la consternation qu'on pourrait attendre
+en pareil cas, ils ne trouvèrent qu'une gaieté jeune et bruyante, et
+n'entendirent que des éclats de rire de ces deux compagnies.
+
+--Ah! pardieu, Cahuzac, disait l'un, ton cheval courait mieux que le
+mien; je crois que tu l'as exercé aux chasses du Roi.
+
+--C'est pour que nous soyons plus tôt ralliés que tu es arrivé le
+premier ici, répondait l'autre.
+
+--Je crois que le marquis de Coislin est fou de nous faire charger
+quatre cents contre huit régiments espagnols.
+
+--Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache est bien arrangé! il a l'air d'un
+saule pleureur. Si nous suivons celui-là, ce sera à l'enterrement.
+
+--Eh! messieurs, je vous l'ai dit d'avance, répondait d'assez mauvaise
+humeur ce jeune officier; j'étais sûr que ce capucin de Joseph, qui
+se mêle de tout, se trompait en nous disant de charger de la part du
+Cardinal. Mais auriez-vous été contents si ceux qui ont l'honneur de
+vous commander avaient refusé la charge?
+
+--Non! non! non! répondirent tous ces jeunes gens en reprenant
+rapidement leurs rangs.
+
+--J'ai dit, reprit le vieux marquis de Coislin, qui, avec ses cheveux
+blancs, avait encore le feu de la jeunesse dans les yeux, que si l'on
+vous ordonnait de monter à l'assaut à cheval, vous le feriez.
+
+--Bravo! bravo! crièrent tous les gens d'armes en battant des mains.
+
+--Eh bien, monsieur le marquis, dit Cinq-Mars en s'approchant, voici
+l'occasion d'exécuter ce que vous avez promis; je ne suis qu'un simple
+volontaire, mais il y a déjà un instant que ces messieurs et moi
+examinons ce bastion, et je crois qu'on en pourrait venir à bout.
+
+--Monsieur, au préalable, il faudrait sonder le gué pour...
+
+En ce moment, une balle partie du rempart même dont on parlait vint
+casser la tête au cheval du vieux capitaine.
+
+--Locmaria, de Mouy, prenez le commandement, et l'assaut, l'assaut!
+crièrent les deux compagnies nobles, le croyant mort.
+
+--Un moment, un moment, messieurs, dit le vieux Coislin en se
+relevant, je vous y conduirai, s'il vous plaît; guidez-nous, monsieur
+le volontaire, car les Espagnols nous invitent à ce bal, et il faut
+répondre poliment.
+
+A peine le vieillard fut-il sur un autre cheval que lui amenait un de
+ses gens, et eut-il tiré son épée, que, sans attendre son commandement,
+toute cette ardente jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses amis, dont
+les chevaux étaient poussés en avant par les escadrons, se jeta dans
+les marais, où, à son grand étonnement et à celui des Espagnols, qui
+comptaient trop sur sa profondeur, les chevaux ne s'enfoncèrent que
+jusqu'aux jarrets, et malgré une décharge à mitraille des deux plus
+grosses pièces, tous arrivèrent pêle-mêle sur un petit terrain de gazon
+au pied des remparts à demi ruinés. Dans l'ardeur du passage, Cinq-Mars
+et Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent leurs chevaux sur
+le rempart même; mais une vive fusillade tua et renversa ces trois
+animaux, qui roulèrent avec leurs maîtres.
+
+--Pied à terre, messieurs! cria le vieux Coislin; le pistolet et
+l'épée, et en avant! abandonnez vos chevaux.
+
+Tous obéirent rapidement et vinrent se jeter en foule à la brèche.
+
+Cependant de Thou, que son sang-froid n'abandonnait jamais non plus que
+son amitié, n'avait pas perdu de vue son jeune Henri, et l'avait reçu
+dans ses bras lorsque son cheval était tombé. Il le remit debout, lui
+rendit son épée échappée, et lui dit avec le plus grand calme, malgré
+les balles qui pleuvaient de tous côtés:
+
+--Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule au milieu de toute cette
+bagarre, avec mon habit de conseiller au Parlement?
+
+--Parbleu, dit Montrésor qui s'avançait, voici l'abbé qui vous justifie
+bien.
+
+En effet, le petit Gondi, repoussant des coudes les chevau-légers,
+criait de toutes ses forces:--Trois duels et un assaut! J'espère que
+j'y perdrai ma soutane, enfin!
+
+Et, en disant ces mots, il frappait d'estoc et de taille sur un grand
+Espagnol.
+
+La défense ne fut pas longue. Les soldats castillans ne tinrent pas
+longtemps contre les officiers français, et pas un d'eux n'eut le temps
+ni la hardiesse de recharger son arme.
+
+--Messieurs, nous raconterons cela à nos maîtresses, à Paris! s'écria
+Locmaria en jetant son chapeau en l'air.
+
+Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de Mouy, Londigny, officiers des
+compagnies rouges, et tous ces jeunes gentilshommes, l'épée dans la
+main droite, le pistolet dans la gauche, se heurtant, se poussant et se
+faisant autant de mal à eux-mêmes qu'à l'ennemi par leur empressement,
+débordèrent enfin sur la plate-forme du bastion, comme l'eau versée
+d'un vase dont l'entrée est trop étroite jaillit par torrents au
+dehors.
+
+Dédaignant de s'occuper des soldats vaincus qui se jetaient à leurs
+genoux, ils les laissèrent errer dans le fort sans même les désarmer,
+et se mirent à courir dans leur conquête comme des écoliers en
+vacances, riant de tout leur coeur comme après une partie de plaisir.
+
+Un officier espagnol, enveloppé dans son manteau brun, les regardait
+d'un air sombre.
+
+--Quels démons est-ce là, Ambrosio? disait-il à un soldat. Je ne les ai
+pas connus autrefois en France. Si Louis XIII a toute une armée ainsi
+composée, il est bien bon de ne pas conquérir l'Europe.
+
+--Oh! je ne les crois pas bien nombreux; il faut que ce soit un corps
+de pauvres aventuriers qui n'ont rien à perdre et tout à gagner par le
+pillage.
+
+--Tu as raison, dit l'officier; je vais tâcher d'en séduire un pour
+m'échapper.
+
+Et, s'approchant avec lenteur, il aborda un jeune chevau-léger,
+d'environ dix-huit ans, qui était à l'écart assis sur le parapet; il
+avait le teint blanc et rose d'une jeune fille, sa main délicate tenait
+un mouchoir brodé dont il essuyait son front et ses cheveux d'un blond
+d'argent; il regardait l'heure à une grosse montre ronde couverte de
+rubis enchâssés et suspendue à sa ceinture par un noeud de rubans.
+
+L'Espagnol étonné s'arrêta. S'il ne l'eût vu renverser ses soldats, il
+ne l'aurait cru capable que de chanter une romance couché sur un lit
+de repos. Mais, prévenu par les idées d'Ambrosio, il songea qu'il se
+pouvait qu'il eût volé ces objets de luxe au pillage des appartements
+d'une femme; et, l'abordant brusquement, lui dit:
+
+--_Hombre!_ je suis officier; veux-tu me rendre la liberté et me faire
+revoir mon pays?
+
+Le jeune Français le regarda avec l'air doux de son âge, et, songeant à
+sa propre famille, lui dit:
+
+--Monsieur, je vais vous présenter au marquis de Coislin, qui vous
+accordera sans doute ce que vous demandez; votre famille est-elle de
+Castille ou d'Aragon?
+
+--Ton Coislin demandera une autre permission encore, et me fera
+attendre une année. Je te donnerai quatre mille ducats si tu me fais
+évader.
+
+Cette figure douce, ces traits enfantins, se couvrirent de la pourpre
+de la fureur; ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et, en disant: De
+l'argent, à moi! va-t'en, imbécile! le jeune homme donna sur la joue
+de l'Espagnol un bruyant soufflet. Celui-ci, sans hésiter, tira un
+long poignard de sa poitrine, et, saisissant le bras du Français, crut
+le lui plonger facilement dans le coeur: mais, leste et vigoureux,
+l'adolescent lui prit lui-même le bras droit, et, l'élevant avec force
+au-dessus de sa tête, le ramena avec le fer sur celle de l'Espagnol
+frémissant de rage.
+
+--Eh! eh! eh! doucement, Olivier! Olivier! crièrent de toutes parts ses
+camarades accourant: il y a assez d'Espagnols par terre.
+
+Et ils désarmèrent l'officier ennemi.
+
+--Que ferons-nous de cet enragé? disait l'un.
+
+--Je n'en voudrais pas pour mon valet de chambre, répondait l'autre.
+
+--Il mérite d'être pendu, disait un troisième; mais, ma foi, messieurs,
+nous ne savons pas pendre; envoyons-le à ce bataillon de Suisses qui
+passe dans la plaine.
+
+Et cet homme sombre et calme, s'enveloppant de nouveau dans son
+manteau, se mit en marche de lui-même, suivi d'Ambrosio, pour aller
+joindre le bataillon, poussé par les épaules et hâté par cinq ou six de
+ces jeunes fous.
+
+Cependant la première troupe d'assiégeants, étonnée de son succès,
+l'avait suivi jusqu'au bout. Cinq-Mars, conseillé par le vieux Coislin,
+avait fait le tour du bastion, et ils virent tous deux avec chagrin
+qu'il était entièrement séparé de la ville, et que leur avantage ne
+pouvait se poursuivre. Ils revinrent donc sur la plate-forme, lentement
+et en causant, rejoindre de Thou et l'abbé de Gondi, qu'ils trouvèrent
+riant avec les jeunes chevau-légers.
+
+--Nous avions avec nous la Religion et la Justice, messieurs, nous ne
+pouvions pas manquer de triompher.
+
+--Comment donc? mais c'est qu'elles ont frappé aussi fort que nous!
+
+Ils se turent à l'approche de Cinq-Mars, et restèrent un instant à
+chuchoter et à demander son nom, puis tous l'entourèrent et lui prirent
+la main avec transport.
+
+--Messieurs, vous avez raison, dit le vieux capitaine; c'est, comme
+disaient nos pères, _le mieux faisant de la journée_. C'est un
+volontaire qui doit être présenté aujourd'hui au Roi par le Cardinal.
+
+--Par le Cardinal! nous le présenterons nous-mêmes, ah! qu'il ne soit
+pas _Cardinaliste_[4], il est trop brave garçon pour cela, disaient
+avec vivacité tous ces jeunes gens.
+
+ [4] La France et l'armée étaient divisées en Royalistes et
+ Cardinalistes.
+
+--Monsieur, je vous en dégoûterai bien, moi, dit Olivier d'Entraigues
+en s'approchant, car j'ai été son page, et je le connais parfaitement.
+Servez plutôt dans les Compagnies Rouges; allez, vous aurez de bons
+camarades.
+
+Le vieux marquis évita l'embarras de la réponse à Cinq-Mars en faisant
+sonner les trompettes pour rallier ses brillantes compagnies. Le canon
+avait cessé de se faire entendre, et un Garde était venu l'avertir que
+le Roi et le Cardinal parcouraient la ligne pour voir les résultats de
+la journée; il fit passer tous les chevaux par la brèche, ce qui fut
+assez long, et ranger les deux compagnies à cheval en bataille dans un
+lieu où il semblait impossible qu'une autre troupe que l'infanterie eût
+jamais pu pénétrer.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LES RÉCOMPENSES
+
+ LA MORT.
+
+ Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux
+ Courent bride abattue au-devant de mes coups.
+ Agitez tous leurs sens d'une rage insensée.
+ Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.
+
+ N. LEMERCIER, _Panhypocrisiade_.
+
+
+«Pour assouvir le premier emportement du chagrin royal, avait dit
+Richelieu; pour ouvrir une source d'émotions qui détourne de la douleur
+cette âme incertaine, que cette ville soit assiégée, j'y consens; que
+Louis parte, je lui permets de frapper quelques pauvres soldats des
+coups qu'il voudrait et n'ose me donner; que sa colère s'éteigne dans
+ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice de gloire ne dérangera pas
+mes immuables desseins, cette ville ne tombera pas encore, elle ne sera
+française pour toujours que dans deux ans, elle viendra dans mes filets
+seulement au jour marqué dans ma pensée. Tonnez, bombes et canons:
+méditez vos opérations, savants capitaines; précipitez-vous, jeunes
+guerriers; je ferai taire votre bruit, évanouir vos projets, avorter
+vos efforts; tout finira par une vaine fumée, et je vais vous conduire
+pour vous égarer.»
+
+Voilà à peu près ce que roulait sous sa tête chauve le Cardinal-Duc
+avant l'attaque dont on vient de voir une partie. Il s'était placé
+à cheval au nord de la ville sur une des montagnes de Salces; de ce
+point il pouvait voir la plaine du Roussillon, devant lui, s'inclinant
+jusqu'à la Méditerranée; Perpignan, avec ses remparts de brique, ses
+bastions, sa citadelle et son clocher, y formait une masse ovale et
+sombre sur des prés larges et verdoyants, et les vastes montagnes
+l'enveloppaient avec la vallée comme un arc énorme courbé du nord au
+sud, tandis que, prolongeant sa ligne blanchâtre à l'orient, la mer
+semblait en être la corde argentée. A sa droite s'élevait ce mont
+immense que l'on appelle le Canigou, dont les flancs épanchent deux
+rivières dans la plaine. La ligne française s'étendait jusqu'au pied
+de cette barrière de l'occident. Une foule de généraux et de grands
+seigneurs se tenaient à cheval derrière le ministre, mais à vingt pas
+de distance et dans un silence profond. Il avait commencé par suivre au
+plus petit pas la ligne d'opérations, et ensuite était revenu se placer
+immobile sur cette hauteur, d'où son oeil et sa pensée planaient sur
+les destinées des assiégeants et des assiégés. L'armée avait les yeux
+sur lui, et de tout point on pouvait le voir. Chaque homme portant les
+armes le regardait comme son chef immédiat, et attendait son geste pour
+agir. Dès longtemps la France était ployée à son joug, et l'admiration
+en avait exclu de toutes ses actions le ridicule auquel un autre
+eût été quelquefois soumis. Ici, par exemple, il ne vint à l'esprit
+d'aucun homme de sourire ou même de s'étonner que la cuirasse revêtit
+un prêtre, et la sévérité de son caractère et de son aspect réprima
+toute idée de rapprochements ironiques ou de conjectures injurieuses.
+Ce jour-là le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement guerrier:
+c'était un habit couleur de feuille morte, bordé en or; une cuirasse
+couleur d'eau; l'épée au côté des pistolets à l'arçon de sa selle,
+et un chapeau à plumes qu'il mettait rarement sur sa tête, où il
+conservait toujours la calotte rouge. Deux pages étaient derrière lui:
+l'un portait ses gantelets, l'autre son casque, et le capitaine de ses
+gardes était à son côté.
+
+Comme le Roi l'avait nouvellement nommé généralissime de ses troupes,
+c'était à lui que les généraux envoyaient demander des ordres; mais
+lui, connaissant trop bien les secrets motifs de la colère actuelle de
+son maître, affecta de renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient
+avoir une décision de sa bouche. Il arriva ce qu'il avait prévu, car
+il réglait et calculait les mouvements de ce coeur comme ceux d'une
+horloge, et aurait pu dire avec exactitude par quelles sensations il
+avait passé. Louis XIII vint se placer à ses côtés, mais il vint comme
+vient l'élève adolescent forcé de reconnaître que son maître a raison.
+Son air était hautain et mécontent, ses paroles étaient brusques et
+sèches. Le Cardinal demeura impassible. Il fut remarquable que le
+Roi employait, en consultant, les paroles du commandement, conciliant
+ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son irrésolution et sa fierté, son
+impéritie et ses prétentions, tandis que son ministre lui dictait ses
+lois avec le ton de la plus profonde obéissance.
+
+--Je veux que l'on attaque bientôt, Cardinal, dit le prince en
+arrivant; c'est-à-dire, ajouta-t-il avec un air d'insouciance, lorsque
+tous vos préparatifs seront faits et à l'heure dont vous serez convenu
+avec nos maréchaux.
+
+--Sire, si j'osais dire ma pensée, je voudrais que Votre Majesté eût
+pour agréable d'attaquer dans un quart d'heure, car, la montre en main,
+il suffit de ce temps pour faire avancer la troisième ligne.
+
+--Oui, oui, c'est bon, monsieur le Cardinal; je le pensais aussi;
+je vais donner mes ordres moi-même; je veux faire tout moi-même.
+Schomberg, Schomberg! dans un quart d'heure je veux entendre le canon
+du signal, je le veux!
+
+En partant pour commander la droite de l'armée, Schomberg ordonna, et
+le signal fut donné.
+
+Les batteries disposées depuis longtemps par le maréchal de La
+Meilleraie commencèrent à battre en brèche, mais mollement, parce
+que les artilleurs sentaient qu'on les avait dirigés sur deux points
+inexpugnables, et qu'avec leur expérience, et surtout le sens droit et
+la vue prompte du soldat français, chacun d'eux aurait pu indiquer la
+place qu'il eût fallu choisir.
+
+Le Roi fut frappé de la lenteur des feux.
+
+--La Meilleraie, dit-il avec impatience, voici des batteries qui ne
+vont pas; vos canonniers dorment.
+
+Le maréchal, les mestres de camp d'artillerie étaient présents,
+mais aucun ne répondit une syllabe. Ils avaient jeté les yeux sur
+le Cardinal, qui demeurait immobile comme une statue équestre, et
+ils l'imitèrent. Il eût fallu répondre que la faute n'était pas aux
+soldats, mais à celui qui avait ordonné cette fausse disposition de
+batteries; et c'était Richelieu lui-même qui, feignant de les croire
+plus utiles où elles se trouvaient, avait fait taire les observations
+des chefs.
+
+Le Roi fut étonné de ce silence, et, craignant d'avoir commis, par
+cette question, quelque erreur grossière dans l'art militaire,
+rougit légèrement, et, se rapprochant du groupe des princes qui
+l'accompagnaient, leur dit pour prendre contenance:
+
+--D'Angoulême, Beaufort, c'est bien ennuyeux, n'est-il pas vrai? nous
+restons là comme des momies.
+
+Charles de Valois s'approcha et dit:
+
+--Il me semble, Sire, que l'on n'a pas employé ici les machines de
+l'ingénieur Pompée-Targon.
+
+--Parbleu, dit le duc de Beaufort en regardant fixement Richelieu,
+c'est que nous aimions beaucoup mieux prendre la Rochelle que
+Perpignan, dans le temps où vint cet Italien. Ici pas une machine
+préparée, pas une mine, un pétard sous ces murailles, et le maréchal de
+La Meilleraie m'a dit ce matin qu'il avait proposé d'en faire approcher
+pour ouvrir la tranchée. Ce n'était ni le Castillet, ni ces six grands
+bastions de l'enveloppe, ni la demi-lune qu'il fallait attaquer. Si
+nous allons ce train, le grand bras de pierre de la citadelle nous
+montrera le poing longtemps encore.
+
+Le Cardinal, toujours immobile, ne dit pas une seule parole, il fit
+seulement signe à Fabert de s'approcher; celui-ci sortit du groupe qui
+le suivait, et rangea son cheval derrière celui de Richelieu, près du
+capitaine de ses gardes.
+
+Le duc de La Rochefoucault, s'approchant du Roi, prit la parole:
+
+--Je crois, Sire, que notre peu d'action à ouvrir la brèche donne de
+l'insolence à ces gens-là, car voici une sortie nombreuse qui se dirige
+justement vers Votre Majesté; les régiments de Biron et de Ponts se
+replient en faisant leurs feux.
+
+--Eh bien, dit le Roi tirant son épée, chargeons-les, et faisons
+rentrer ces coquins chez eux; lancez la cavalerie avec moi,
+d'Angoulême. Où est-elle, Cardinal?
+
+--Derrière cette colline, Sire, sont en colonne six régiments de
+dragons et les carabins de la Roque; vous voyez en bas mes Gens d'armes
+et mes Chevau-légers, dont je supplie Votre Majesté de se servir,
+car ceux de sa garde sont égarés en avant par le marquis de Coislin,
+toujours trop zélé. Joseph, va lui dire de revenir.
+
+Il parla bas au capucin, qui l'avait accompagné affublé d'un habit
+militaire qu'il portait gauchement, et qui s'avança aussitôt dans la
+plaine.
+
+Cependant les colonnes serrées de la vieille infanterie espagnole
+sortaient de la porte Notre-Dame comme une forêt mouvante et sombre,
+tandis que par une autre porte une cavalerie pesante sortait aussi et
+se rangeait dans la plaine. L'armée française, en bataille au pied de
+la colline du Roi, sur des forts de gazon et derrière des redoutes et
+des fascines, vit avec effroi les Gens d'armes et les Chevau-légers
+pressés entre ces deux corps dix fois supérieurs en nombre.
+
+--Sonnez donc la charge! cria Louis XIII, ou mon vieux Coislin est
+perdu.
+
+Et il descendit la colline avec toute sa suite, aussi ardente que lui;
+mais, avant qu'il fût au bas et à la tête de ses Mousquetaires, les
+deux Compagnies avaient pris leur parti; lancées avec la rapidité de
+la foudre et au cri de _vive le Roi!_ elles fondirent sur la longue
+colonne de la cavalerie ennemie comme deux vautours sur les flancs
+d'un serpent, et, faisant une large et sanglante trouée, passèrent au
+travers pour aller se rallier derrière le bastion espagnol, comme nous
+l'avons vu, et laissèrent les cavaliers si étonnés, qu'ils ne songèrent
+qu'à se reformer et non à les poursuivre.
+
+L'armée battit des mains; le Roi étonné s'arrêta; il regarda autour de
+lui, et vit dans tous les yeux le brûlant désir de l'attaque; toute la
+valeur de sa race étincela dans les siens; il resta encore une seconde
+comme en suspens, écoutant avec ivresse le bruit du canon, respirant et
+savourant l'odeur de la poudre; il semblait reprendre une autre vie et
+redevenir Bourbon; tous ceux qui le virent alors se crurent commandés
+par un autre homme, lorsque, élevant son épée et ses yeux vers le
+soleil éclatant, il s'écria:
+
+--Suivez-moi, braves amis! c'est ici que je suis roi de France!
+
+Sa cavalerie, se déployant, partit avec une ardeur qui dévorait
+l'espace, et, soulevant des flots de poussière du sol qu'elle faisait
+trembler, fut dans un instant mêlée à la cavalerie espagnole, engloutie
+comme elle dans un nuage immense et mobile.
+
+--A présent, c'est à présent! s'écria de sa hauteur le Cardinal avec
+une voix tonnante: qu'on arrache ces batteries à leur position inutile.
+Fabert, donnez vos ordres: qu'elles soient toutes dirigées sur cette
+infanterie qui va lentement envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez le
+Roi!
+
+Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable, s'agite en tous sens;
+les généraux donnent leurs ordres, les aides de camp disparaissent
+et fondent dans la plaine, où, franchissant les fossés, les barrières
+et les palissades, ils arrivent à leur but presque aussi promptement
+que la pensée qui les dirige et que le regard qui les suit. Tout à
+coup les éclairs lents et interrompus qui brillaient sur les batteries
+découragées deviennent une flamme immense et continuelle, ne laissant
+pas de place à la fumée qui s'élève jusqu'au ciel en formant un nombre
+infini de couronnes légères et flottantes; les volées du canon, qui
+semblaient de lointains et faibles échos, se changent en un tonnerre
+formidable dont les coups sont aussi rapides que ceux du tambour
+battant la charge; tandis que, de trois points opposés, les rayons
+larges et rouges des bouches à feu descendent sur les sombres colonnes
+qui sortaient de la ville assiégée.
+
+Cependant Richelieu, sans changer de place, mais l'oeil ardent et le
+geste impératif, ne cessait de multiplier les ordres en jetant sur ceux
+qui les recevaient un regard qui leur faisait entrevoir un arrêt de
+mort s'ils n'obéissaient pas assez vite.
+
+--Le Roi a culbuté cette cavalerie; mais les fantassins résistent
+encore; nos batteries n'ont fait que tuer et n'ont pas vaincu. Trois
+régiments d'infanterie en avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie
+et Lesdiguières! qu'on prenne les colonnes par le flanc. Portez l'ordre
+au reste de l'armée de ne plus attaquer et de rester sans mouvement sur
+toute la ligne. Un papier! que j'écrive moi-même à Schomberg.
+
+Un page mit pied à terre et s'avança tenant un crayon et du papier.
+Le ministre, soutenu par quatre hommes de sa suite, descendit de
+cheval péniblement et en jetant quelques cris involontaires que lui
+arrachaient ses douleurs; mais il les dompta et s'assit sur l'affût
+d'un canon: le page présenta son épaule comme pupitre en s'inclinant,
+et le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre, que les manuscrits
+contemporains nous ont transmis, et que pourront imiter les diplomates
+de nos jours, qui sont plus jaloux, à ce qu'il semble, de se tenir
+parfaitement en équilibre sur la limite de deux pensées que de chercher
+ces combinaisons qui tranchent les destinées du monde, trouvant le
+génie trop grossier et trop clair pour prendre sa marche.
+
+«Monsieur le maréchal, ne hasardez rien, et méditez bien avant
+d'attaquer. Quand on vous mande que le Roi désire que vous ne hasardiez
+rien, ce n'est pas que Sa Majesté vous défende absolument de combattre,
+mais son intention n'est pas que vous donniez un combat général, si
+ce n'est avec une notable espérance de gain pour l'avantage qu'une
+favorable situation vous pourrait donner, la responsabilité du combat
+devant naturellement retomber sur vous.»
+
+Tous ces ordres donnés, le vieux ministre, toujours assis sur l'affût,
+appuyant ses deux bras sur la lumière du canon, et son menton sur
+ses bras, dans l'attitude de l'homme qui ajuste et pointe une pièce,
+continua en silence et en repos à regarder le combat du Roi, comme un
+vieux loup qui, rassasié de victimes et engourdi par l'âge, contemple
+dans la plaine le ravage du lion sur un troupeau de boeufs qu'il
+n'oserait attaquer; de temps en temps son oeil se ranime, l'odeur du
+sang lui donne de la joie, et pour n'en pas perdre le goût, il passe
+une langue ardente sur sa mâchoire démantelée.
+
+Ce jour-là, il fut remarqué par ses serviteurs (c'étaient à peu près
+tous ceux qui l'approchaient) que, depuis son lever jusqu'à la nuit,
+il ne prit aucune nourriture, et tendit tellement toute l'application
+de son âme sur les événements nécessaires à conduire, qu'il triompha
+des douleurs de son corps, et sembla les avoir détruites à force de
+les oublier. C'était cette puissance d'attention et cette présence
+continuelle de l'esprit qui le haussaient presque jusqu'au génie. Il
+l'aurait atteint s'il ne lui eût manqué l'élévation native de l'âme et
+la sensibilité généreuse du coeur.
+
+Tout s'accomplit sur le champ de bataille comme il l'avait voulu, et sa
+fortune du cabinet le suivit près du canon. Louis XIII prit d'une main
+avide la victoire que lui faisait son ministre, et y ajouta seulement
+cette part de grandeur et de bravoure qu'un homme apporte dans son
+triomphe.
+
+Le canon avait cessé de frapper lorsque les colonnes de l'infanterie
+furent rejetées brisées dans Perpignan; le reste avait eu le même sort,
+et l'on ne vit plus dans la plaine que les escadrons étincelants du Roi
+qui le suivaient en se reformant.
+
+Il revenait au pas et contemplait avec satisfaction le champ de
+bataille entièrement nettoyé d'ennemis; il passa fièrement sous le
+feu même des pièces espagnoles, qui, soit par maladresse, soit par une
+secrète convention avec le premier ministre, soit pudeur de tuer un Roi
+de France, ne lui envoyèrent que quelques boulets qui, passant à dix
+pieds sur sa tête, vinrent expirer devant les lignes du camp et ajouter
+à sa réputation de bravoure.
+
+Cependant à chaque pas qu'il faisait vers la butte où l'attendait
+Richelieu, sa physionomie changeait d'aspect et se décomposait
+visiblement: il perdait cette rougeur du combat, et la noble sueur
+du triomphe tarissait sur son front. A mesure qu'il s'approchait, sa
+pâleur accoutumée s'emparait de ses traits comme ayant droit de siéger
+seule sur une tête royale; son regard perdait ses flammes passagères et
+enfin, lorsqu'il l'eut joint, une mélancolie profonde avait entièrement
+glacé son visage. Il retrouva le Cardinal comme il l'avait laissé.
+Remonté à cheval, celui-ci, toujours froidement respectueux, s'inclina,
+et, après quelques mots de compliment, se plaça près de Louis pour
+suivre les lignes et voir les résultats de la journée, tandis que les
+princes et les grands seigneurs, marchant devant et derrière à quelque
+distance, formaient comme un nuage autour d'eux.
+
+L'habile ministre eut soin de ne rien dire et de ne faire aucun geste
+qui pût donner le soupçon qu'il eût la moindre part aux événements de
+la journée, et il fut remarquable que de tous ceux qui vinrent rendre
+compte, il n'y en eut pas un qui ne semblât deviner sa pensée et ne
+sût éviter de compromettre sa puissance occulte par une obéissance
+démonstrative; tout fut rapporté au Roi. Le Cardinal traversa donc,
+à côté de ce prince, la droite du camp qu'il n'avait pas eue sous les
+yeux de la hauteur où il s'était placé, et vit avec satisfaction que
+Schomberg, qui le connaissait bien, avait agi précisément comme le
+maître avait écrit, ne compromettant que quelques troupes légères,
+et combattant assez pour ne pas encourir de reproche d'inaction
+et pas assez pour obtenir un résultat quelconque. Cette conduite
+charma le ministre et ne déplut point au Roi, dont l'amour-propre
+caressait l'idée d'avoir vaincu seul dans la journée. Il voulut
+même se persuader et faire croire que tous les efforts de Schomberg
+avaient été infructueux, et lui dit qu'il ne lui en voulait pas, qu'il
+venait d'éprouver par lui-même qu'il avait en face des ennemis moins
+méprisables qu'on ne l'avait cru d'abord.
+
+--Pour vous prouver que vous n'avez fait que gagner à nos yeux,
+ajouta-t-il, nous vous nommons chevalier de nos ordres et nous vous
+donnons les grandes et petites entrées près de notre personne.
+
+Le Cardinal lui serra affectueusement la main en passant, et le
+maréchal, étonné de ce déluge de faveurs, suivit le prince la tête
+baissée, comme un coupable, ayant besoin pour s'en consoler de se
+rappeler toutes les actions d'éclat qu'il avait faites durant sa
+carrière, et qui étaient demeurées dans l'oubli, leur attribuant
+mentalement ces récompenses non méritées pour se réconcilier avec sa
+conscience.
+
+Le Roi était prêt à revenir sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le
+nez au vent et l'air étonné, s'écria:
+
+--Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux, ou suis-je devenu
+fou d'un coup de soleil? Il me semble que je vois sur ce bastion
+des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos
+Chevau-légers que nous avons crus morts.
+
+Le Cardinal fronça le sourcil.
+
+--C'est impossible, monsieur, dit-il; l'imprudence de M. de Coislin a
+perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c'est pourquoi
+j'osais dire au Roi tout à l'heure que si l'on supprimait ces corps
+inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement
+parlant.
+
+--Pardieu, Votre Éminence me pardonnera, reprit le duc de Beaufort:
+mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui
+poussent devant eux des prisonniers.
+
+--Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance;
+si j'y retrouve mon vieux Coislin, j'en serai bien aise.
+
+Il fallut suivre.
+
+Ce fut avec de grandes précautions que les chevaux du Roi et de sa
+suite passèrent à travers le marais et les débris, mais ce fut avec un
+grand étonnement qu'on aperçut en haut les deux Compagnies Rouges en
+bataille comme un jour de parade.
+
+--Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque pas un. Eh
+bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval.
+
+--Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d'un air de
+dédain; il n'avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du
+monde.
+
+--Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première
+fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l'entrevue qui
+suivit la nouvelle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu'il a
+fallu verser ici.
+
+--Il n'y a eu, Sire, que deux de nos jeunes gens blessés à cette
+attaque, dit le vieux Coislin, et nous y avons gagné de nouveaux
+compagnons d'armes dans les volontaires qui nous ont guidés.
+
+--Qui sont-ils? dit le prince.
+
+--Trois d'entre eux se sont retirés modestement, Sire; mais le plus
+jeune, que vous voyez, était le premier à l'assaut, et m'en a donné
+l'idée. Les deux Compagnies réclament l'honneur de le présenter à Votre
+Majesté.
+
+Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et
+découvrit sa jeune et pâle figure, ses grands yeux noirs et ses grands
+cheveux bruns.
+
+--Voilà des traits qui me rappellent quelqu'un, dit le Roi; qu'en
+dites-vous, Cardinal?
+
+Celui-ci avait déjà jeté un coup d'oeil pénétrant sur le nouveau venu,
+et dit:
+
+--Je me trompe, ou ce jeune homme est...
+
+--Henry d'Effiat, dit à haute voix le volontaire en s'inclinant.
+
+--Comment donc, Sire, c'est lui-même que j'avais annoncé à Votre
+Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du
+maréchal.
+
+--Ah! dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir présenté par ce
+bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l'être ainsi quand on porte
+le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous
+avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de
+Thou! qui êtes-vous venu juger?
+
+--Je crois, Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt condamné à mort
+quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place.
+
+--Je n'ai frappé personne, monsieur, interrompit de Thou en rougissant;
+ce n'est point mon métier; ici je n'ai aucun mérite, j'accompagnais M.
+de Cinq-Mars mon ami.
+
+--Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous
+n'oublierons pas ce trait. Cardinal, n'y a-t-il pas quelque présidence
+vacante?
+
+Richelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses haines avaient
+toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement;
+elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d'inimitié
+était une phrase des _Histoires_ du président de Thou, père de
+celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du
+Cardinal, moine d'abord, puis apostat, souillé de tous les vices
+humains.
+
+Richelieu, se penchant à l'oreille de Joseph, lui dit:
+
+--Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a mis mon nom dans son
+histoire; eh bien! je mettrai son nom dans la mienne.
+
+En effet, il l'inscrivit plus tard avec du sang. En ce moment, pour
+éviter de répondre au Roi, il feignit de ne pas avoir entendu sa
+question et d'appuyer sur le mérite de Cinq-Mars et le désir de le voir
+placé à la cour.
+
+--Je vous ai promis d'avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit
+le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage,
+et je lui réserve mieux que cela par la suite, s'il me plaît.
+Retirons-nous; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre
+armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre.
+
+Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de
+supprimer l'éloge, se mit à la droite du Roi, et toute l'escorte quitta
+le bastion confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp.
+
+Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu'elles
+avaient faite avec tant de promptitude; leur contenance était grave et
+silencieuse.
+
+Cinq-Mars s'approcha de son ami.
+
+--Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas
+une question flatteuse!
+
+--En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré
+moi, je reçois des compliments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai
+juge est en haut, que l'on n'aveugle pas.
+
+--Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s'il le faut,
+dit le jeune Olivier en riant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LES MÉPRISES
+
+ Quand vint le tour de saint Guilin,
+ Il jeta trois dés sur la table.
+ Ensuite il regarda le diable,
+ Et lui dit d'un air très-malin:
+ Jouons donc cette vieille femme!
+ Qui de nous deux aura son âme!
+
+ ANCIENNES LÉGENDES.
+
+
+Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars avait été forcé de monter le
+cheval de l'un des Chevau-légers blessés dans l'affaire, ayant perdu le
+sien au pied du rempart. Pendant l'espace de temps assez long qu'exigea
+la sortie des deux Compagnies, il se sentit frapper sur l'épaule et vit
+en se retournant le vieux Grandchamp tenant en main un cheval gris fort
+beau.
+
+--Monsieur le marquis veut-il bien monter un cheval qui lui
+appartienne? dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse de velours
+brodée en or qui étaient restées dans le fossé. Hélas! mon Dieu!
+quand je pense qu'un Espagnol aurait fort bien pu la prendre, ou même
+un Français; car, dans ce temps-ci, il y a tant de gens qui prennent
+tout ce qu'ils trouvent comme leur appartenant; et puis, comme dit le
+proverbe: Ce qui tombe dans le fossé est pour le soldat. Ils auraient
+pu prendre aussi, quand j'y pense, ces quatre cents écus en or que M.
+le Marquis, soit dit sans reproche, avait oubliés dans les fontes de
+ses pistolets. Et les pistolets, quels pistolets! Je les avais achetés
+en Allemagne, et les voici encore aussi bons et avec une détente aussi
+parfaite que dans ce temps-là. C'était bien assez d'avoir fait tuer le
+pauvre petit cheval noir qui était né en Angleterre, aussi vrai que
+je le suis à Tours en Touraine; fallait-il encore exposer des objets
+précieux à passer à l'ennemi?
+
+Tout en faisant ses doléances, ce brave homme achevait de seller le
+cheval gris; la colonne était longue à défiler, et, ralentissant ses
+mouvements, il fit une attention scrupuleuse à la longueur des sangles
+et aux ardillons de chaque boucle de la selle, se donnant par là le
+temps de continuer ses discours.
+
+--Je vous demande bien pardon, monsieur, si je suis un peu long, c'est
+que je me suis foulé tant soit peu le bras en relevant M. de Thou, qui
+lui-même relevait monsieur le marquis pendant la grande culbute.
+
+--Comment! tu es venu là, vieux fou! dit Cinq-Mars: ce n'est pas ton
+métier; je t'ai dit de rester au camp.
+
+--Oh! quant à ce qui est de rester au camp, c'est différent, je ne sais
+pas rester là; et, quand il se tire un coup de mousquet, je serais
+malade si je n'en voyais pas la lumière. Pour mon métier, c'est bien
+le mien d'avoir soin de vos chevaux, et vous êtes dessus, monsieur.
+Croyez-vous que, si je l'avais pu, je n'aurais pas sauvé les jours de
+cette pauvre petite bête noire qui est là-bas dans le fossé. Ah! comme
+je l'aimais, monsieur! un cheval qui a gagné trois prix de course dans
+sa vie! Quand j'y pense, cette vie-là a été trop courte pour tous ceux
+qui savaient l'aimer comme moi. Il ne se laissait donner l'avoine que
+par son Grandchamp, et il me caressait avec sa tête dans ce moment-là;
+et la preuve, c'est le bout de l'oreille gauche qu'il m'a emporté un
+jour, ce pauvre ami; mais ce n'était pas qu'il voulût me faire du mal,
+au contraire. Il fallait voir comme il hennissait de colère quand un
+autre l'approchait; il a cassé la jambe à Jean à cause de cela, ce bon
+animal; je l'aimais tant! Aussi, quand il est tombé, je le soutenais
+d'une main, M. de Locmaria de l'autre. J'ai bien cru d'abord que lui
+et ce monsieur allaient se relever; mais malheureusement il n'y en a
+qu'un qui soit revenu en vie, et c'était celui que je connaissais le
+moins. Vous avez l'air d'en rire, de ce que je dis sur votre cheval,
+monsieur; mais vous oubliez qu'en temps de guerre le cheval est l'âme
+du cavalier, oui, monsieur, son âme, car, qui est-ce qui épouvante
+l'infanterie! c'est le cheval. Ce n'est certainement point l'homme qui,
+une fois lancé, n'y fait guère plus qu'une botte de foin. Qui est-ce
+qui fait bien des actions que l'on admire! c'est encore le cheval! Et
+quelquefois son maître voudrait être bien loin, qu'il se trouve malgré
+lui victorieux et récompensé, tandis que le pauvre animal n'y gagne que
+des coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la course? c'est le cheval,
+qui ne soupe guère mieux qu'à l'ordinaire, tandis que son maître met
+l'or dans sa poche, et il est envié de ses amis et considéré de tous
+les seigneurs comme s'il avait couru lui-même. Qui est-ce qui chasse
+le chevreuil et qui n'en met pas un pauvre petit morceau sous sa dent?
+c'est encore le cheval! tandis qu'il arrive quelquefois qu'on le mange
+lui-même, ce pauvre animal; et, dans une campagne avec M. le maréchal,
+il m'est arrivé... Mais qu'avez-vous donc, monsieur le marquis? vous
+pâlissez...
+
+--Serre-moi la jambe avec quelque chose, un mouchoir, une courroie, ou
+ce que tu voudras, car je sens une douleur brûlante; je ne sais ce que
+c'est.
+
+--Votre botte est coupée, monsieur, et ce pourrait bien être quelque
+balle; mais _le plomb est ami de l'homme_.
+
+--Il me fait cependant bien mal!
+
+--Ah! _qui aime bien châtie bien_, monsieur: ah! le plomb! il ne faut
+pas dire du mal du plomb; qui est-ce qui...
+
+Tout en s'occupant de lier la jambe de Cinq-Mars au-dessous du genou,
+le bonhomme allait commencer l'apologie du plomb aussi sottement qu'il
+avait fait celle du cheval, quand il fut forcé, ainsi que son maître,
+de prêter l'oreille à une dispute vive et bruyante entre plusieurs
+soldats suisses restés très près d'eux après le départ de toutes
+les troupes; ils se parlaient en gesticulant beaucoup, et semblaient
+s'occuper de deux hommes que l'on voyait au milieu de trente soldats
+environ.
+
+D'Effiat tendant toujours son pied à son domestique et appuyé sur la
+selle de son cheval, chercha, en écoutant attentivement, à comprendre
+leurs paroles; mais il ignorait absolument l'allemand, et ne put
+rien deviner de leur querelle. Grandchamp tenait toujours sa botte et
+écoutait aussi très sérieusement, et tout à coup se mit à rire de tout
+son coeur, se tenant les côtes, ce que l'on ne lui avait jamais vu
+faire.
+
+--Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents qui se disputent pour savoir
+lequel on doit pendre des deux Espagnols qui sont là; car vos camarades
+rouges ne se sont pas donné la peine de le dire; l'un de ces Suisses
+prétend que c'est l'officier; l'autre assure que c'est le soldat, et
+voilà un troisième qui vient de les mettre d'accord.
+
+--Et qu'a-t-il dit?
+
+--Il a dit de les pendre tous les deux.
+
+--Doucement! doucement! s'écria Cinq-Mars en faisant des efforts pour
+marcher.
+
+Mais il ne put s'appuyer sur sa jambe.
+
+--Mets-moi à cheval, Grandchamp.
+
+--Monsieur, vous n'y pensez pas, votre blessure...
+
+--Fais ce que je te dis, et montes-y toi-même ensuite.
+
+Le vieux domestique, tout en grondant, obéit et courut, d'après un
+autre ordre très absolu, arrêter les Suisses, déjà dans la plaine,
+prêts à suspendre leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt à les laisser
+s'y attacher; car l'officier, avec le sang-froid de son énergique
+nation, avait passé lui-même autour de son cou le noeud coulant d'une
+corde, et montait, sans en être prié, à une petite échelle appliquée
+à l'arbre pour y nouer l'autre bout. Le soldat, avec le même calme
+insouciant, regardait les Suisses se disputer autour de lui, et tenait
+l'échelle.
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+Cinq-Mars arriva à temps pour les sauver, se nomma au bas officier
+suisse, et, prenant Grandchamp pour interprète, dit que ces deux
+prisonniers étaient à lui, et qu'il allait les faire conduire à sa
+tente; qu'il était capitaine aux gardes, et s'en rendait responsable.
+L'Allemand, toujours discipliné, n'osa répliquer; il n'y eut de
+résistance que de la part du prisonnier. L'officier, encore au haut de
+l'échelle, se retourna, et parlant de là comme d'une chaire, dit avec
+un rire sardonique:
+
+--Je voudrais bien savoir ce que tu viens faire ici? Qui t'a dit que
+j'aime à vivre?
+
+--Je ne m'en informe pas, dit Cinq-Mars, peu m'importe ce que vous
+deviendrez après; je veux dans ce moment empêcher un acte qui me paraît
+injuste et cruel. Tuez-vous ensuite si vous voulez.
+
+--C'est bien dit, reprit l'Espagnol farouche; tu me plais, toi. J'ai
+cru d'abord que tu venais faire le généreux pour me forcer d'être
+reconnaissant, ce que je déteste. Eh bien, je consens à descendre; mais
+je te haïrai autant qu'auparavant, parce que tu es Français, je t'en
+préviens, et je ne te remercierai pas, car tu ne fais que t'acquitter
+envers moi: c'est moi-même qui t'ai empêché ce matin d'être tué par ce
+jeune soldat, quand il te mit en joue, et il n'a jamais manqué un isard
+dans les montagnes de Léon.
+
+--Soit, dit Cinq-Mars, descendez.
+
+Il entrait dans son caractère d'être toujours avec les autres tel
+qu'ils se montraient dans leurs relations avec lui, et cette rudesse le
+rendit de fer.
+
+--Voilà un fier gaillard, monsieur, dit Grandchamp; à votre place
+certainement M. le maréchal l'aurait laissé sur son échelle. Allons,
+Louis, Étienne, Germain, venez garder les prisonniers de monsieur et
+les conduire; voilà une jolie acquisition que nous faisons là; si cela
+nous porte bonheur, j'en serai bien étonné.
+
+Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement de son cheval, se mit en
+marche assez lentement pour ne pas dépasser ces hommes à pied; il
+suivit de loin la colonne des Compagnies qui s'éloignaient à la
+suite du Roi, et songeait à ce que ce prince pouvait lui vouloir
+dire. Un rayon d'espoir lui fit voir l'image de Marie de Mantoue dans
+l'éloignement, et il eut un instant de calme dans les pensées. Mais
+tout son avenir était dans ce seul mot: _plaire au Roi_; il se mit à
+réfléchir à tout ce qu'il a d'amer.
+
+En ce moment il vit arriver son ami de Thou, qui, inquiet de ce qu'il
+était resté en arrière, le cherchait dans la plaine, et accourait pour
+le secourir s'il l'eût fallu.
+
+--Il est tard, mon ami, la nuit s'approche; vous vous êtes arrêté bien
+longtemps; j'ai craint pour vous. Qui amenez-vous donc? Pourquoi vous
+êtes-vous arrêté? Le Roi va vous demander bientôt.
+
+Telles étaient les questions rapides du jeune conseiller, que
+l'inquiétude avait fait sortir de son calme accoutumé, ce que n'avait
+pu faire le combat.
+
+--J'étais un peu blessé; j'amène un prisonnier, et je songeais
+au Roi. Que peut-il me vouloir, mon ami? Que faut-il faire s'il
+veut m'approcher du trône? il faudra plaire. A cette idée, vous
+l'avouerai-je? je suis tenté de fuir, et j'espère que je n'aurai pas
+l'honneur fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce mot est humiliant!
+obéir ne l'est pas autant. Un soldat s'expose à mourir, et tout est
+dit. Mais que de souplesse, de sacrifices de son caractère, que de
+compositions avec sa conscience, que de dégradations de sa pensée
+dans la destinée d'un courtisan! Ah! de Thou, mon cher de Thou! je
+ne suis pas fait pour la cour, je le sens, quoique je ne l'aie vue
+qu'un instant; j'ai quelque chose de sauvage au fond du coeur, que
+l'éducation n'a poli qu'à la surface. De loin, je me suis cru propre
+à vivre dans ce monde tout-puissant, je l'ai même souhaité, guidé par
+un projet bien chéri de mon coeur; mais je recule au premier pas; la
+vue du Cardinal m'a fait frémir; le souvenir du dernier de ses crimes
+auquel j'assistai m'a empêché de lui parler; il me fait horreur, je
+ne le pourrai jamais. La faveur du Roi a aussi je ne sais quoi qui
+m'épouvante, comme si elle devait m'être funeste.
+
+--Je suis heureux de vous voir cet effroi: il vous sera salutaire
+peut-être, reprit de Thou en cheminant. Vous allez entrer en contact et
+en commerce avec la Puissance; vous ne la sentirez pas, vous allez la
+toucher; vous verrez ce qu'elle est, et par quelle main la foudre est
+portée. Hélas! fasse le ciel qu'elle ne vous brûle pas! Vous assisterez
+peut-être à ces conseils où se règle la destinée des nations; vous
+verrez, vous ferez naître ces caprices d'où sortent les guerres
+sanglantes, les conquêtes et les traités; vous tiendrez dans votre
+main la goutte d'eau qui enfante les torrents. C'est d'en haut qu'on
+apprécie bien les choses humaines, mon ami; il faut avoir passé sur
+les points élevés pour connaître la petitesse de celles que nous voyons
+grandes.
+
+--Eh! si j'en étais là, j'y gagnerais du moins cette leçon dont vous
+parlez, mon ami; mais ce Cardinal, cet homme auquel il me faut avoir
+une obligation, cet homme que je connais trop par son oeuvre, que
+sera-t-il pour moi?
+
+--Un ami, un protecteur, sans doute, répondit de Thou.
+
+--Plutôt la mort mille fois que son amitié! J'ai tout son être et
+jusqu'à son nom même en haine; il verse le sang des hommes avec la
+croix du Rédempteur.
+
+--Quelles horreurs dites-vous, mon cher! Vous vous perdrez si vous
+montrez au roi ces sentiments pour le Cardinal.
+
+--N'importe, au milieu de ces sentiers tortueux, j'en veux prendre
+un nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière, la pensée de l'homme
+juste, se dévoilera aux regards du Roi même s'il l'interroge, dût-elle
+me coûter la tête. Je l'ai vu enfin ce Roi, que l'on m'avait peint
+si faible; je l'ai vu, et son aspect m'a touché le coeur malgré
+moi; certes, il est bien malheureux, mais il ne peut être cruel, il
+entendrait la vérité...
+
+--Oui, mais il n'oserait la faire triompher, répondit le sage de Thou.
+Garantissez-vous de cette chaleur de coeur qui vous entraîne souvent
+par des mouvements subits et bien dangereux. N'attaquez pas un colosse
+tel que Richelieu sans l'avoir mesuré.
+
+--Vous voilà comme mon gouverneur, l'abbé Quillet; mon cher et prudent
+ami, vous ne me connaissez ni l'un ni l'autre; vous ne savez pas
+combien je suis las de moi-même, et jusqu'où j'ai jeté mes regards. Il
+me faut monter ou mourir.
+
+--Quoi! déjà ambitieux! s'écria de Thou avec une extrême surprise.
+
+Son ami inclina la tête sur ses mains en abandonnant les rênes de son
+cheval, et ne répondit pas.
+
+--Quoi! cette égoïste passion de l'âge mûr s'est emparée de vous, à
+vingt ans, Henri! L'ambition est la plus triste des espérances.
+
+--Et cependant elle me possède à présent tout entier, car je ne vis que
+par elle, tout mon coeur en est pénétré.
+
+--Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais plus! que vous étiez différent
+autrefois! Je ne vous le cache pas, vous me semblez bien déchu:
+dans ces promenades de notre enfance, où la vie et surtout la mort
+de Socrate faisaient couler de nos yeux des larmes d'admiration et
+d'envie; lorsque, nous élevant jusqu'à l'idéal de la plus haute vertu,
+nous désirions pour nous dans l'avenir ces malheurs illustres, ces
+infortunes sublimes qui font les grands hommes; quand nous composions
+pour nous des occasions imaginaires de sacrifices et de dévouement; si
+la voix d'un homme eût prononcé entre nous deux, tout à coup, le mot
+seul d'ambition, nous aurions cru toucher un serpent...
+
+De Thou parlait avec la chaleur de l'enthousiasme et du reproche.
+Cinq-Mars continuait à marcher sans rien répondre, et la tête dans ses
+mains; après un instant de silence, il les ôta et laissa voir des yeux
+pleins de généreuses larmes; il serra fortement la main de son ami et
+lui dit avec un accent pénétrant:
+
+--Monsieur de Thou, vous m'avez rappelé les plus belles pensées
+de ma première jeunesse; croyez que je ne suis pas déchu, mais
+un secret espoir me dévore que je ne puis confier même à vous: je
+méprise autant que vous l'ambition qui paraîtra me posséder; la terre
+entière le croira, mais que m'importe la terre? Pour vous, noble ami,
+promettez-moi que vous ne cesserez pas de m'estimer, quelque chose que
+vous me voyiez faire. Je jure par le ciel que mes pensées sont pures
+comme lui.
+
+--Eh bien, dit de Thou, je jure par lui que je vous en crois
+aveuglément; vous me rendez la vie!
+
+Ils se serraient encore la main avec effusion de coeur, lorsqu'ils
+s'aperçurent qu'ils étaient arrivés presque devant la tente du Roi.
+
+Le jour était entièrement tombé, mais on aurait pu croire qu'un jour
+plus doux se levait, car la lune sortait de la mer dans toute sa
+splendeur; le ciel transparent du Midi ne se chargeait d'aucun nuage,
+et semblait un voile d'un bleu pâle semé de paillettes argentées:
+l'air encore enflammé n'était agité que par le rare passage de
+quelques brises de la Méditerranée, et tous les bruits avaient cessé
+sur la terre. L'armée fatiguée reposait sous les tentes dont les feux
+marquaient la ligne, et la ville assiégée semblait accablée du même
+sommeil; on ne voyait, sur ses remparts, que le bout des armes des
+sentinelles qui brillaient aux clartés de la lune, ou le feu errant des
+rondes de nuit; on n'entendait que quelques cris sombres et prolongés
+de ces gardes qui s'avertissaient de ne pas dormir.
+
+C'était seulement autour du Roi que tout veillait, mais à une assez
+grande distance de lui. Ce prince avait fait éloigner toute sa suite;
+il se promenait seul devant sa tente, et, s'arrêtant quelquefois
+à contempler la beauté du ciel, il paraissait plongé dans une
+mélancolique méditation. Personne n'osait l'interrompre, et ce qui
+restait de seigneurs dans le quartier royal s'était approché du
+Cardinal, qui, à vingt pas du Roi, était assis sur un petit tertre
+de gazon façonné en banc par les soldats; là, il essuyait son front
+pâle; fatigué des soucis du jour et du poids inaccoutumé d'une armure,
+il congédiait par quelques mots précipités, mais toujours attentifs
+et polis, ceux qui venaient le saluer en se retirant; il n'avait
+déjà plus près de lui que Joseph, qui causait avec Laubardemont. Le
+Cardinal regardait du côté du Roi si, avant de rentrer, ce prince ne
+lui parlerait pas, lorsque le bruit des chevaux de Cinq-Mars se fit
+entendre; les gardes du Cardinal le questionnèrent et le laissèrent
+s'avancer sans suite, et seulement avec de Thou.
+
+--Vous êtes arrivé trop tard, jeune homme, pour parler au Roi, dit
+d'une voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait pas attendre Sa Majesté.
+
+Les deux amis allaient se retirer, lorsque la voix même de Louis XIII
+se fit entendre. Ce prince était en ce moment dans une de ces fausses
+positions qui firent le malheur de sa vie entière. Irrité profondément
+contre son ministre, mais ne se dissimulant pas qu'il lui devait le
+succès de la journée, ayant d'ailleurs besoin de lui annoncer son
+intention de quitter l'armée et de suspendre le siège de Perpignan, il
+était combattu entre le désir de lui parler et la crainte de faiblir
+dans son mécontentement; de son côté, le ministre n'osait lui adresser
+la parole le premier, incertain sur les pensées qui roulaient dans
+la tête de son maître, et craignant de mal prendre son temps, mais
+ne pouvant non plus se décider à se retirer; tous deux se trouvaient
+précisément dans la situation de deux amants brouillés qui voudraient
+avoir une explication, lorsque le Roi saisit avec joie la première
+occasion d'en sortir. Le hasard fut fatal au ministre; voilà à quoi
+tiennent ces destinées qu'on appelle grandes.
+
+--N'est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit le Roi d'une voix haute; qu'il
+vienne, je l'attends.
+
+Le jeune d'Effiat s'approcha à cheval, et à quelques pas du Roi voulut
+mettre pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle touché le gazon
+qu'il tomba à genoux.
+
+--Pardon, Sire, je crois que je suis blessé.
+
+Et le sang sortit violemment de sa botte.
+
+De Thou l'avait vu tomber, et s'était approché pour le soutenir;
+Richelieu saisit cette occasion de s'avancer aussi avec un empressement
+simulé.
+
+--Otez ce spectacle des yeux du Roi, s'écria-t-il; vous voyez bien que
+ce jeune homme se meurt.
+
+--Point du tout, dit Louis, le soutenant lui-même, un Roi de France
+sait voir mourir et n'a point peur du sang qui coule pour lui. Ce jeune
+homme m'intéresse; qu'on le fasse porter près de ma tente, et qu'il ait
+auprès de lui mes médecins; si sa blessure n'est pas grave, il viendra
+avec moi à Paris, car le siège est suspendu, monsieur le Cardinal, j'en
+ai vu assez. D'autres affaires m'appellent au centre du royaume; je
+vous laisserai ici commander en mon absence; c'est ce que je voulais
+vous dire.
+
+A ces mots, le Roi rentra brusquement dans sa tente, précédé par ses
+pages et ses officiers tenant des flambeaux.
+
+Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars emporté par de Thou et ses
+gens, que le duc de Richelieu, immobile et stupéfait, regardait encore
+la place où cette scène s'était passée; il semblait frappé de la foudre
+et incapable de voir ou d'entendre ceux qui l'observaient.
+
+Laubardemont, encore effrayé de sa mauvaise réception de la veille,
+n'osait lui dire un mot, et Joseph avait peine à reconnaître en lui son
+ancien maître; il sentit un moment le regret de s'être donné à lui,
+et crut que son étoile pâlissait; mais, songeant qu'il était haï de
+tous les hommes et n'avait de ressource qu'en Richelieu, il le saisit
+par le bras, et, le secouant fortement, lui dit à demi-voix, mais avec
+rudesse:
+
+--Allons donc, monseigneur, vous êtes une poule mouillée; venez avec
+nous.
+
+Et, comme s'il l'eût soutenu par le coude, mais en effet l'entraînant
+malgré lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer dans sa tente
+comme un maître d'école fait coucher un écolier pour lequel il redoute
+le brouillard du soir: Ce vieillard prématuré suivit lentement les
+volontés de ses deux acolytes, et la pourpre du pavillon retomba sur
+lui.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LA VEILLÉE
+
+ O coward conscience, how dost thou afflict me!
+ --The lights burn blue.--It is now dead midnight
+ Cold fearful drops stand on my trembling flesh.
+ --What do I fear? myself?...
+ --I love myself!...
+
+ SHAKSPEARE.
+
+
+A peine le cardinal fut-il dans sa tente qu'il tomba, encore armé et
+cuirassé, dans un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir sur sa
+bouche et le regard fixe, il demeura dans cette attitude, laissant ses
+deux noirs confidents chercher si la méditation ou l'anéantissement l'y
+retenait. Il était mortellement pâle, et une sueur froide ruisselait
+sur son front. En l'essuyant avec un mouvement brusque, il jeta en
+arrière sa calotte rouge, seul signe ecclésiastique qui lui restât,
+et retomba la bouche sur ses mains. Le capucin d'un côté, le sombre
+magistrat de l'autre, le considéraient en silence, et semblaient, avec
+leurs habits noirs et bruns, le prêtre et le notaire d'un mourant.
+
+Le religieux, tirant du fond de sa poitrine une voix qui semblait plus
+propre à dire l'office des morts qu'à donner des consolations, parla
+cependant le premier:
+
+--Si monseigneur veut se souvenir de mes conseils donnés à Narbonne,
+il conviendra que j'avais un juste pressentiment des chagrins que lui
+causerait un jour ce jeune homme.
+
+Le maître des requêtes reprit:
+
+--J'ai su par le vieil abbé sourd qui était à dîner chez la maréchale
+d'Effiat, et qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars montrait plus
+d'énergie qu'on ne l'imaginait, et qu'il tenta de délivrer le maréchal
+de Bassompierre. J'ai encore le rapport détaillé du sourd, qui a très
+bien joué son rôle; l'éminentissime Cardinal doit en être satisfait.
+
+--J'ai dit à monseigneur, recommença Joseph, car ces deux séides
+farouches alternaient leurs discours comme les pasteurs de Virgile;
+j'ai dit qu'il serait bon de se défaire de ce petit d'Effiat, et que je
+m'en chargerais, si tel était son bon plaisir; il serait facile de le
+perdre dans l'esprit du Roi.
+
+--Il serait plus sûr de le faire mourir de sa blessure, reprit
+Laubardemont; si Son Eminence avait la bonté de m'en donner l'ordre,
+je connais intimement le médecin en second, qui m'a guéri d'un coup
+au front, et qui le soigne. C'est un homme prudent, tout dévoué à
+monseigneur le Cardinal-duc, et dont le brelan a un peu dérangé les
+affaires.
+
+--Je crois, repartit Joseph avec un air de modestie mêlé d'un peu
+d'aigreur, que si Son Eminence avait quelqu'un à employer à ce projet
+utile, ce serait plutôt son négociateur habituel, qui a eu quelque
+succès autrefois.
+
+--Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns assez marquants, reprit
+Laubardemont, et très nouveaux, dont la difficulté était grande.
+
+--Ah! sans doute, dit le père avec un demi-salut et un air de
+considération et de politesse, votre mission la plus hardie et la
+plus habile fut le jugement d'Urbain Grandier, le magicien. Mais, avec
+l'aide de Dieu, on peut faire d'aussi bonnes et fortes choses. Il n'est
+pas sans quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il en baissant les yeux
+comme une jeune fille, d'extirper vigoureusement une branche royale de
+Bourbon.
+
+--Il n'était pas bien difficile, reprit avec amertume le maître
+des requêtes, de choisir un soldat aux gardes pour tuer le comte de
+Soissons; mais présider, juger...
+
+--Et exécuter soi-même, interrompit le capucin échauffé, est moins
+difficile certainement que d'élever un homme, dès l'enfance, dans la
+pensée d'accomplir de grandes choses avec discrétion, et de supporter,
+s'il le fallait, toutes les tortures pour l'amour du ciel, plutôt que
+de révéler le nom de ceux qui l'ont armé de leur justice, ou de mourir
+courageusement sur le corps de celui qu'on a frappé, comme l'a fait
+celui que j'envoyai; il ne jeta pas un cri au coup d'épée de Riquemont,
+l'écuyer du prince; il finit comme un saint: c'était mon élève.
+
+--Autre chose est d'ordonner ou de courir les dangers.
+
+--Et n'en ai-je pas couru au siège de la Rochelle?
+
+--D'être noyé dans un égout, sans doute? dit Laubardemont.
+
+--Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils été de vous prendre les
+doigts dans les instruments de torture? et tout cela parce que
+l'abbesse des Ursulines est votre nièce.
+
+--C'était bon pour vos frères de Saint-François, qui tenaient les
+marteaux; mais moi, je fus frappé au front par ce même Cinq-Mars, qui
+guidait une populace effrénée.
+
+--En êtes-vous bien sûr? s'écria Joseph charmé; osa-t-il bien aller
+ainsi contre les ordres du Roi?
+
+La joie qu'il avait de cette découverte lui faisait oublier sa colère.
+
+--Impertinents! s'écria le Cardinal, rompant tout à coup le silence
+et ôtant de ses lèvres son mouchoir taché de sang, je punirais votre
+sanglante dispute, si elle ne m'avait appris bien des secrets d'infamie
+de votre part. On a dépassé mes ordres: je ne voulais point de torture,
+Laubardemont; c'est votre seconde faute; vous me ferez haïr pour rien,
+c'était inutile. Mais vous, Joseph, ne négligez pas les détails de
+cette émeute où fut Cinq-Mars; cela peut servir par la suite.
+
+--J'ai tous les noms et signalements, dit avec empressement le juge
+secret, inclinant jusqu'au fauteuil sa grande taille et son visage
+olivâtre et maigre, que sillonnait un rire servile.
+
+--C'est bon, c'est bon, dit le ministre, le repoussant; il ne s'agit
+pas encore de cela. Vous, Joseph, soyez à Paris avant ce jeune
+présomptueux qui va être favori, j'en suis certain; devenez son ami,
+tirez-en parti pour moi, ou perdez-le; qu'il me serve ou qu'il tombe.
+Mais, surtout, envoyez-moi des gens sûrs, et tous les jours, pour me
+rendre compte verbalement; jamais d'écrits à l'avenir. Je suis très
+mécontent de vous, Joseph; quel misérable courrier avez-vous choisi
+pour venir de Cologne! Il ne m'a pas su comprendre; il a vu le Roi
+trop tôt, et nous voilà encore avec une disgrâce à combattre. Vous
+avez manqué me perdre entièrement. Vous allez voir ce qu'on va faire à
+Paris; on ne tardera pas à y tramer une conspiration contre moi; mais
+ce sera la dernière. Je reste ici pour les laisser tous plus libres
+d'agir. Sortez tous deux, envoyez-moi mon valet de chambre dans deux
+heures seulement: je veux être seul.
+
+On entendait encore les pas de ces deux hommes, et Richelieu, les
+yeux attachés sur l'entrée de sa tente, semblait les poursuivre de ses
+regards irrités.
+
+--Misérables! s'écria-t-il lorsqu'il fut seul, allez encore accomplir
+quelques oeuvres secrètes, et ensuite je vous briserai vous-mêmes,
+ressorts impurs de mon pouvoir! Bientôt le roi succombera sous la lente
+maladie qui le consume; je serai régent alors, je serai roi de France
+moi-même; je n'aurai plus à redouter les caprices de sa faiblesse; je
+détruirai sans retour les races orgueilleuses de ce pays; j'y passerai
+un niveau terrible et la baguette de Tarquin; je serai seul sur eux
+tous, l'Europe tremblera, je...
+
+Ici le goût du sang qui remplissait de nouveau sa bouche le força d'y
+porter son mouchoir.
+
+--Ah! que dis-je? malheureux que je suis! Me voilà frappé à mort; je me
+dissous, mon sang s'écoule, et mon esprit veut travailler encore! Pour
+quoi? Pour qui? Est-ce pour la gloire, c'est un mot vide; est-ce pour
+les hommes; je les méprise. Pour qui donc, puisque je vais mourir avant
+deux, avant trois ans peut-être? Est-ce pour Dieu? quel nom!... je n'ai
+pas marché avec lui, il a tout vu...
+
+Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux
+rencontrèrent la grande croix d'or qu'il portait au cou; il ne put
+s'empêcher de se jeter en arrière jusqu'au fond du fauteuil; mais
+elle le suivait; il la prit, et, la considérant avec des regards fixes
+et dévorants:--Signe terrible! dit-il tout bas, tu me poursuis! Vous
+retrouverai-je encore ailleurs... divinité et supplice! que suis-je?
+qu'ai-je fait?...
+
+Pour la première fois, une terreur singulière et inconnue le pénétra;
+il trembla, glacé et brûlé par un frisson invincible; il n'osait
+lever les yeux, de crainte de rencontrer quelque vision effroyable;
+il n'osait appeler, de peur d'entendre le son de sa propre voix; il
+demeura profondément enfoncé dans la méditation de l'éternité, si
+terrible pour lui, et il murmura cette sorte de prière:
+
+--Grand Dieu, si tu m'entends, juge-moi donc, mais ne m'isole pas
+pour me juger. Regarde-moi entouré des hommes de mon siècle; regarde
+l'ouvrage immense que j'avais entrepris; fallait-il moins qu'un énorme
+levier pour remuer ces masses? et si ce levier écrase en tombant
+quelques misérables inutiles, suis-je bien coupable? Je semblerai
+méchant aux hommes; mais toi, juge suprême, me verras-tu ainsi? Non;
+tu sais que c'est le pouvoir sans borne qui rend la créature coupable
+envers la créature; ce n'est pas Armand de Richelieu qui fait périr,
+c'est le premier ministre. Ce n'est pas pour ses injures personnelles,
+c'est pour suivre un système. Mais un système... qu'est-ce que ce mot?
+M'était-il permis de jouer ainsi avec les hommes, et de les regarder
+comme des nombres pour accomplir une pensée, fausse peut-être? Je
+renverse l'entourage du trône. Si, sans le savoir, je sapais ses
+fondements et hâtais sa chute! Oui, mon pouvoir d'emprunt m'a séduit.
+O dédale! ô faiblesse de la pensée humaine!... Simple foi! pourquoi ne
+suis-je pas seulement un simple prêtre? Si j'osais rompre avec l'homme
+et me donner à Dieu, l'échelle de Jacob descendrait encore dans mes
+songes!
+
+En ce moment son oreille fut frappée d'un grand bruit qui se faisait
+au dehors; des rires de soldats, des huées féroces et des jurements
+se mêlaient aux paroles, assez longtemps soutenues, d'une voix
+faible et claire; on eût dit le chant d'un ange entrecoupé par des
+rires de démons. Il se leva, et ouvrit une sorte de fenêtre en toile
+pratiquée sur un des côtés de sa tente carrée. Un singulier spectacle
+se présentait à sa vue; il resta quelques instants à le contempler,
+attentif aux discours qui se tenaient.
+
+--Écoute, écoute, La Valeur, disait un soldat à un autre, la voilà qui
+recommence à parler et à chanter; fais-la placer au milieu du cercle,
+entre nous et le feu.
+
+--Tu ne sais pas, tu ne sais pas, disait un autre, voici Grand-Ferré
+qui dit qu'il la connaît.
+
+--Oui, je te dis que je la connais, et, par Saint-Pierre de Loudun, je
+jurerais que je l'ai vue dans mon village, quand j'étais en congé, et
+c'était à une affaire où il faisait chaud, mais dont on ne parle pas,
+surtout à un Cardinaliste comme toi.
+
+--Et pourquoi n'en parle-t-on pas, grand nigaud? reprit un vieux soldat
+en relevant sa moustache.
+
+--On n'en parle pas parce que cela brûle la langue, entends-tu cela?
+
+--Non, je ne l'entends pas.
+
+--Eh bien! ni moi non plus; mais ce sont les bourgeois qui me l'ont dit.
+
+Ici un éclat de rire général l'interrompit.
+
+--Ah! ah! est-il bête! disait l'un; il écoute ce que disent les
+bourgeois.
+
+--Ah bien! si tu les écoutes bavarder, tu as du temps à perdre,
+reprenait un autre.
+
+--Tu ne sais donc pas ce que disait ma mère, blanc-bec? reprenait
+gravement le plus vieux en baissant les yeux d'un air farouche et
+solennel pour se faire écouter.
+
+--Et! comment veux-tu que je le sache, La Pipe? Ta mère doit être morte
+de vieillesse avant que mon grand-père fût au monde.
+
+--Eh bien! blanc-bec, je vais te le dire. Tu sauras d'abord que ma
+mère était une respectable Bohémienne, aussi attachée au régiment des
+Carabins de la Roque que mon chien _Canon_ que voilà; elle portait
+l'eau-de-vie à son cou, dans un baril, et la buvait mieux que le
+premier de chez nous; elle avait eu quatorze époux, tous militaires, et
+morts sur le champ de bataille.
+
+--Voilà ce qui s'appelle une femme! interrompirent les soldats pleins
+de respect.
+
+--Et jamais de sa vie elle ne parla à un bourgeois, si ce n'est pour
+lui dire en arrivant au logement: «Allume-moi une chandelle et fais
+chauffer ma soupe».
+
+--Eh bien, qu'est-ce qu'elle te disait ta mère? dit Grand-Ferré.
+
+--Si tu es pressé, tu ne le sauras pas, blanc-bec; elle disait
+habituellement dans sa conversation: _Un soldat vaut bien mieux qu'un
+chien; mais un chien vaut mieux qu'un bourgeois_.
+
+--Bravo! bravo! c'est bien dit! crièrent les soldats pleins
+d'enthousiasme à ces belles paroles.
+
+--Et ça n'empêche pas, dit Grand-Ferré, que les bourgeois qui m'ont dit
+que ça brûlait la langue avaient raison; d'ailleurs, ce n'était pas
+tout à fait des bourgeois, car ils avaient des épées, et ils étaient
+fâchés de ce qu'on brûlait un curé, et moi aussi.
+
+--Et qu'est-ce que cela te faisait qu'on brûlât ton curé, grand
+innocent? reprit un sergent de bataille appuyé sur la fourche de son
+arquebuse; après lui un autre; tu aurais pu prendre à sa place un de
+nos généraux, qui sont tous curés à présent; moi, qui suis Royaliste,
+je le dis franchement.
+
+--Taisez-vous donc! cria La Pipe: laissez parler cette fille. Ce sont
+tous ces chiens de Royalistes, qui viennent nous déranger quand nous
+nous amusons.
+
+--Qu'est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré; sais-tu seulement ce que
+c'est que d'être Royaliste, toi?
+
+--Oui, dit La Pipe, je vous connais bien tous, allez: vous êtes pour
+les anciens soi-disant Princes de la paix, avec les Croquants, contre
+le Cardinal et la gabelle; là! ai-je raison ou non?
+
+--Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un Royaliste est celui qui est pour un
+roi: voilà ce que c'est. Et comme mon père était valet des émérillons
+du Roi, je suis pour le Roi; voilà. Et je n'aime pas les Bas-rouges,
+c'est tout simple.
+
+--Ah! tu m'appelles Bas-rouge! reprit le vieux soldat: tu m'en feras
+raison demain matin. Si tu avais fait la guerre dans la Valteline, tu
+ne parlerais pas comme ça; et si tu avais vu l'Eminence se promener
+sur la digue de la Rochelle, avec le vieux marquis de Spinola,
+pendant qu'on lui envoyait des volées de canon, tu ne dirais rien des
+Bas-rouges, entends-tu?
+
+--Allons, amusons-nous au lieu de nous quereller, dirent les autres
+soldats.
+
+Les braves qui discouraient ainsi étaient debout autour d'un grand
+feu qui les éclairait plus que la lune, toute belle qu'elle était, et
+au milieu d'eux se trouvait le sujet de leur attroupement et de leurs
+cris. Le Cardinal distingua une jeune femme vêtue de noir et couverte
+d'un long voile blanc; ses pieds étaient nus: une corde grossière
+serrait sa taille élégante, un long rosaire tombait de son cou presque
+jusqu'aux pieds, ses mains délicates et blanches comme l'ivoire en
+agitaient les grains et les faisaient tournoyer rapidement sous ses
+doigts. Les soldats, avec une joie barbare, s'amusaient à préparer de
+petits charbons sur son chemin pour brûler ses pieds nus; le plus vieux
+prit la mèche fumante de son arquebuse, et, l'approchant du bas de sa
+robe, lui dit d'une voix rauque:
+
+--Allons, folle, recommence-nous ton histoire, ou bien je te remplirai
+de poudre, et je te ferai sauter comme une mine; prends-y garde, parce
+que j'ai déjà joué ce tour-là à d'autres que toi dans les vieilles
+guerres des Huguenots. Allons, chante!
+
+La jeune femme, les regardant avec gravité, ne répondit rien et baissa
+son voile.
+
+--Tu t'y prends mal, dit Grand-Ferré avec un rire bachique; tu vas la
+faire pleurer, tu ne sais pas le beau langage de la cour; je vais lui
+parler, moi.
+
+Et lui prenant le menton:
+
+--Mon petit coeur, lui dit-il, si tu voulais, ma mignonne, recommencer
+la jolie petite historiette que tu racontais tout à l'heure à ces
+messieurs, je te prierais de voyager avec moi sur le fleuve de Tendre,
+comme disent les grandes dames de Paris, et de prendre un verre
+d'eau-de-vie avec ton chevalier fidèle, qui t'a rencontrée autrefois à
+Loudun quand tu jouais la comédie pour faire brûler un pauvre diable...
+
+La jeune femme croisa ses bras, et regardant autour d'elle d'un air
+impérieux, s'écria:
+
+--Retirez-vous, au nom du Dieu des armées: retirez-vous, hommes impurs!
+il n'y a rien de commun entre nous. Je n'entends pas votre langue, et
+vous n'entendriez pas la mienne. Allez vendre votre sang aux princes de
+la terre à tant d'oboles par jour, et laissez-moi accomplir ma mission.
+Conduisez-moi vers le Cardinal...
+
+Un rire grossier l'interrompit.
+
+--Crois-tu, dit un carabin de Maurevert, que son Éminence le
+généralissime te reçoive chez lui avec tes pieds nus? Va les laver.
+
+--Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève ta robe et passe les fleuves»,
+répondit-elle les bras toujours en croix. Que l'on me conduise chez le
+Cardinal!
+
+Richelieu cria d'une voix forte:
+
+--Qu'on m'amène cette femme, et qu'on la laisse en repos!
+
+Tout se tut; on la conduisit au ministre.--Pourquoi, dit-elle en le
+voyant, m'amener devant un homme armé?
+
+On la laissa seule devant lui sans répondre.
+
+Le Cardinal avait l'air soupçonneux en la regardant.
+
+--Madame, dit-il, que faites-vous au camp à cette heure; et, si votre
+esprit n'est pas égaré, pourquoi ces pieds nus?
+
+--C'est un voeu, c'est un voeu, répondit la jeune religieuse avec un
+air d'impatience en s'asseyant près de lui brusquement: j'ai fait aussi
+celui de ne pas manger que je n'aie rencontré l'homme que je cherche.
+
+--Ma soeur, dit le Cardinal étonné et radouci en s'approchant pour
+l'observer, Dieu n'exige pas de telles rigueurs dans un corps faible,
+et surtout à votre âge, car vous me semblez fort jeune.
+
+--Jeune? oh! oui, j'étais bien jeune il y a peu de jours encore; mais
+depuis j'ai passé deux existences au moins, j'ai tant pensé et tant
+souffert: regardez mon visage.
+
+Et elle découvrit une figure parfaitement belle; des yeux noirs très
+réguliers y donnaient la vie; mais sans eux on aurait cru que ces
+traits étaient ceux d'un fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres
+étaient violettes et tremblaient, un grand frisson faisait entendre le
+choc de ses dents.
+
+--Vous êtes malade, ma soeur, dit le ministre ému en lui prenant la
+main, qu'il sentit brûlante. Une sorte d'habitude d'interroger sa santé
+et celle des autres, lui fit toucher le pouls sur son bras amaigri:
+il sentit les artères soulevées par les battements d'une fièvre
+effrayante.
+
+--Mais, continua-t-il avec plus d'intérêt, vous vous êtes tuée avec
+des rigueurs plus grandes que les forces humaines; je les ai toujours
+blâmées, et surtout dans un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter?
+est-ce pour me le confier que vous êtes venue? Parlez avec calme et
+soyez sûre d'être secourue.
+
+--Se confier aux hommes! reprit la jeune femme, oh! non, jamais! Ils
+m'ont tous trompée; je ne me confierais à personne, pas même à M. de
+Cinq-Mars, qui cependant doit bientôt mourir.
+
+--Comment! dit Richelieu en fronçant le sourcil, mais avec un rire
+amer; comment! vous connaissez ce jeune homme? est-ce lui qui a fait
+vos malheurs?
+
+--Oh! non, il est bon, et il déteste les méchants, c'est ce qui le
+perdra. D'ailleurs, dit-elle en prenant tout à coup un air dur et
+sauvage, les hommes sont faibles, et il y a des choses que les femmes
+doivent accomplir. Quand il ne s'est plus trouvé de vaillants dans
+Israël, Déborah s'est levée.
+
+--Eh! comment savez-vous toutes ces belles choses? continua le Cardinal
+en lui tenant toujours la main.
+
+--Oh! cela, je ne puis vous l'expliquer, reprit avec un air de naïveté
+touchante et une voix très douce la jeune religieuse, vous ne me
+comprendriez pas; c'est le démon qui m'a tout appris et qui m'a perdue.
+
+--Eh! mon enfant, c'est toujours lui qui nous perd; mais il nous
+instruit mal, dit Richelieu avec l'air d'une protection paternelle et
+d'une pitié croissante. Quelles ont été vos fautes? dites-les moi; je
+peux beaucoup.
+
+--Ah! dit-elle d'un air de doute, vous pouvez beaucoup sur des
+guerriers, sur des hommes braves et généreux; sous votre cuirasse doit
+battre un noble coeur; vous êtes un vieux général, qui ne savez rien
+des ruses du crime.
+
+Richelieu sourit, cette méprise le flattait.
+
+--Je vous ai entendu demander le Cardinal; que lui voulez-vous enfin?
+Qu'êtes-vous venue chercher?
+
+La religieuse se recueillit et mit un doigt sur son front.
+
+--Je ne m'en souviens plus, dit-elle, vous m'avez trop parlé...
+J'ai perdu cette idée, c'était pourtant une grande idée... C'est
+pour elle que je suis condamnée à la faim qui me tue; il faut que je
+l'accomplisse, ou je vais mourir avant. Ah! dit-elle en portant sa main
+sous sa robe dans son sein, où elle parut prendre quelque chose, la
+voilà, cette idée...
+
+Elle rougit tout à coup, et ses yeux s'ouvrirent extraordinairement;
+elle continua en se penchant à l'oreille du Cardinal:
+
+--Je vais vous le dire: Urbain Grandier, mon amant Urbain, m'a dit
+cette nuit que c'était Richelieu qui l'avait fait périr; j'ai pris un
+couteau dans une auberge, et je viens ici pour le tuer, dites-moi où il
+est.
+
+Le Cardinal, effrayé et surpris, recula d'horreur. Il n'osait appeler
+ses gardes, craignant les cris de cette femme et ses accusations; et
+cependant un emportement de cette folle pouvait lui devenir fatal.
+
+--Cette histoire affreuse me poursuivra donc partout! s'écria-t-il en
+la regardant fixement, cherchant dans son esprit le parti qu'il devait
+prendre.
+
+Ils demeurèrent en silence l'un en face de l'autre dans la même
+attitude, comme deux lutteurs qui se contemplent avant de s'attaquer,
+ou comme le chien d'arrêt et sa victime pétrifiés par la puissance du
+regard.
+
+Cependant Laubardemont et Joseph étaient sortis ensemble, et, avant de
+se séparer, ils se parlèrent un moment devant la tente du Cardinal,
+parce qu'ils avaient besoin de se tromper mutuellement; leur haine
+venait de prendre des forces dans leur querelle, et chacun avait résolu
+de perdre son rival près du maître. Le juge commença le dialogue, que
+chacun d'eux avait préparé en se prenant le bras, comme d'un seul et
+même mouvement:
+
+--Ah! révérend père, que vous m'avez affligé en ayant l'air de prendre
+en mauvaise part quelques légères plaisanteries que je vous ai faites
+tout à l'heure!
+
+--Eh! mon Dieu, non, cher seigneur, je suis bien loin de là. La
+charité, où serait la charité? J'ai quelquefois une sainte chaleur dans
+le propos, pour ce qui est du bien de l'État et de monseigneur, à qui
+je suis tout dévoué.
+
+--Ah! qui le sait mieux que moi, révérend père? mais vous me rendez
+justice, vous savez aussi combien je le suis à l'éminentissime
+Cardinal-Duc, auquel je dois tout. Hélas! je n'ai mis que trop de zèle
+à le servir, puisqu'il me le reproche.
+
+--Rassurez-vous, dit Joseph, il ne vous en veut pas; je le connais
+bien, il conçoit qu'on fasse quelque chose pour sa famille; il est fort
+bon parent aussi.
+
+--Oui, c'est cela, reprit Laubardemont, voilà mon affaire à moi; ma
+nièce était perdue tout à fait avec son couvent si Urbain eût triomphé;
+vous sentez cela comme moi, d'autant plus qu'elle ne nous avait pas
+bien compris, et qu'elle a fait l'enfant quand il a fallu paraître.
+
+--Est-il possible? en pleine audience! Ce que vous me dites là me fâche
+véritablement pour vous! Que cela dut être pénible!
+
+--Plus que vous ne l'imaginez! Elle oubliait tout ce qu'on lui disait
+dans la possession, faisait mille fautes de latin que nous avons
+raccommodées comme nous avons pu; et même elle a été cause d'une scène
+désagréable le jour du procès; fort désagréable pour moi et pour les
+juges: un évanouissement, des cris. Ah! je vous jure que je l'aurais
+bien chapitrée, si je n'eusse été forcé de quitter précipitamment
+cette petite ville de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout simple que
+j'y tienne, c'est ma plus proche parente; car mon fils a mal tourné,
+on ne sait ce qu'il est devenu depuis quatre ans. La pauvre petite
+Jeanne de Belfiel! je ne l'avais faite religieuse, et puis abbesse,
+que pour conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si j'avais pu prévoir sa
+conduite, je l'aurais réservée pour le monde.
+
+--On la dit d'une fort grande beauté, reprit Joseph; c'est un don
+très précieux pour une famille; on aurait pu la présenter à la cour,
+et le Roi... Ah! ah!... Mlle de La Fayette... Eh!... eh!... Mlle
+d'Hautefort... vous entendez... il serait même possible encore d'y
+penser.
+
+--Ah! que je vous reconnais bien là... monseigneur, car nous savons
+qu'on vous a nommé au cardinalat; que vous êtes bon de vous souvenir du
+plus dévoué de vos amis!
+
+Laubardemont parlait encore à Joseph, lorsqu'ils se trouvèrent au bout
+de la rue du camp qui conduisait au quartier des volontaires.
+
+--Que Dieu vous protège et sa sainte Mère pendant mon absence, dit
+Joseph s'arrêtant; je vais partir demain pour Paris; et, comme j'aurai
+affaire plus d'une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais le voir d'avance
+et savoir des nouvelles de sa blessure.
+
+--Si l'on m'avait écouté, dit Laubardemont, à l'heure qu'il est vous
+n'auriez pas cette peine.
+
+--Hélas! vous avez bien raison, répondit Joseph avec un soupir profond
+et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal n'est plus le même homme;
+il n'accueille pas les bonnes idées, il nous perdra s'il se conduit
+ainsi.
+
+Et, faisant une profonde révérence au juge, le capucin entra dans le
+chemin qu'il lui avait montré.
+
+Laubardemont le suivit quelque temps des yeux, et, quand il fut bien
+sûr de la route qu'il avait prise, il revint ou plutôt accourut jusqu'à
+la tente du ministre.--Le Cardinal l'éloigne, s'était-il dit; donc il
+s'en dégoûte; je sais des secrets qui peuvent le perdre. J'ajouterai
+qu'il est allé faire sa cour au futur favori; je remplacerai ce moine
+dans la faveur du ministre. L'instant est propice, il est minuit; il
+doit encore rester seul pendant une heure et demie. Courons.
+
+Il arrive à la tente des gardes qui précède le pavillon.
+
+--Monseigneur reçoit quelqu'un, dit le capitaine hésitant, on ne peut
+pas entrer.
+
+--N'importe, vous m'avez vu sortir il y a une heure; il se passe des
+choses dont je dois rendre compte.
+
+--Entrez, Laubardemont, cria le ministre, entrez vite et seul! Il
+entra. Le Cardinal, toujours assis, tenait les deux mains d'une
+religieuse dans une des siennes, et de l'autre fit signe de garder
+le silence à son agent stupéfait, qui resta sans mouvement, ne voyant
+pas encore le visage de cette femme; elle parlait avec volubilité, et
+les choses étranges qu'elle disait contrastaient horriblement avec la
+douceur de sa voix. Richelieu semblait ému.
+
+--Oui, je le frapperai avec un couteau; c'est un couteau que le démon
+Béhérith m'a donné à l'auberge; mais c'est le clou de Sisara. Il a un
+manche d'ivoire, voyez-vous, et j'ai beaucoup pleuré dessus. N'est-ce
+pas singulier, mon bon général? Je le retournerai dans la gorge de
+celui qui a tué mon ami, comme il a dit lui-même de faire, et ensuite
+je brûlerai le corps, c'est la peine du talion, la peine que Dieu a
+permise à Adam... Vous avez l'air étonné, mon brave général... mais
+vous le seriez bien plus si je vous disais sa chanson... la chanson
+qu'il m'a chantée encore hier au soir, quand il est venu me voir à
+l'heure du bûcher, vous savez bien?... l'heure où il pleut, l'heure où
+mes mains commencent à brûler comme à présent; il m'a dit: «Ils sont
+bien trompés, les magistrats, les magistrats rouges... j'ai onze démons
+à mes ordres, et je reviens te voir quand la cloche sonne... sous un
+dais de velours pourpré, avec des torches, des torches de résine qui
+nous éclairent; ah! c'est de toute beauté!» Voilà, voilà ce qu'il
+chante.
+
+Et, sur l'air du _De profundis_, elle chanta elle-même:
+
+ Je vais être prince d'Enfer,
+ Mon sceptre est un marteau de fer,
+ Ce sapin brûlant est mon trône.
+ Et ma robe est de soufre jaune;
+ Mais je veux t'épouser demain:
+ Viens, Jeanne, donne-moi la main.
+
+N'est-ce pas singulier, mon bon général? Et moi je lui réponds tous les
+soirs; écoutez bien ceci, oh! écoutez bien...
+
+ Le juge a parlé dans la nuit,
+ Et dans la tombe on me conduit,
+ Pourtant j'étais ta fiancée!
+ Viens... la pluie est longue et glacée;
+ Mais tu ne dormiras pas seul,
+ Je te prêterai mon linceul.
+
+Ensuite il parle, et parle comme les esprits et comme les prophètes.
+Il dit: «Malheur, malheur à celui qui a versé le sang! les juges de
+la terre sont-ils des dieux? Non, ce sont des hommes qui vieillissent
+et souffrent, et cependant ils osent dire à haute voix: Faites mourir
+cet homme! La peine de mort! la peine de mort! Qui a donné à l'homme
+le droit de l'exercer sur l'homme? Est-ce le nombre deux?... Un seul
+serait assassin, vois-tu! Mais compte bien, un, deux, trois... Voilà
+qu'ils sont sages et justes, ces scélérats graves et stipendiés!
+O crime! l'horreur du ciel! Si tu les voyais d'en haut, comme moi,
+Jeanne, combien tu serais plus pâle encore! La chair détruire la chair!
+elle qui vit de sang faire couler le sang! froidement et sans colère!
+comme Dieu qui a créé!»
+
+Les cris que jetait la malheureuse fille en disant rapidement ces
+paroles épouvantèrent Richelieu et Laubardemont au point de les
+tenir immobiles longtemps encore. Cependant le délire et la fièvre
+l'emportaient toujours.
+
+--Les juges ont-ils frémi? m'a dit Urbain Grandier, frémissent-ils de
+se tromper? On agite la mort du juste.
+
+--La question!--On serre ses membres avec des cordes pour le faire
+parler; sa peau se coupe, s'arrache et se déroule comme un parchemin;
+ses nerfs sont à nu, rouges et luisants; ses os crient; la moelle
+en jaillit... Mais les juges dorment. Ils rêvent de fleurs et de
+printemps. Que la grand'salle est chaude! dit l'un en s'éveillant;
+cet homme n'a point voulu parler! Est-ce que la torture est finie!
+Et, miséricordieux enfin, il accorde la mort. La mort! seule crainte
+des vivants! la mort! le monde inconnu! il y jette avant lui une âme
+furieuse qui l'attendra. Oh! ne l'a-t-il jamais vu, le tableau vengeur!
+ne l'a-t-il jamais vu avant son sommeil, le prévaricateur écorché?
+
+Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue et le chagrin, le Cardinal,
+saisi d'horreur et de pitié, s'écria:
+
+--Ah! pour l'amour de Dieu! finissons cette affreuse scène; emmenez
+cette femme, elle est folle!
+
+L'insensée se retourna, et jetant tout à coup de grands cris:
+
+--Ah! le juge, le juge!... dit-elle en reconnaissant Laubardemont.
+
+Celui-ci, joignant les mains et s'humiliant devant le ministre, disait
+avec effroi:
+
+--Hélas! monseigneur, pardonnez-moi, c'est ma nièce qui a perdu la
+raison: j'ignorais ce malheur-là, sans quoi elle serait enfermée depuis
+longtemps. Jeanne, Jeanne... allons, madame, à genoux; demandez pardon
+à monseigneur le Cardinal-Duc...
+
+--C'est Richelieu! cria-t-elle. Et l'étonnement sembla entièrement
+paralyser cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur qui l'avait
+animée d'abord fit place à une mortelle pâleur, ses cris à un silence
+immobile, ses regards égarés à une fixité effroyable de ses grands
+yeux, qui suivaient constamment le ministre attristé.
+
+--Emmenez vite cette malheureuse enfant, dit celui-ci hors de lui-même;
+elle est mourante et moi aussi; tant d'horreurs me poursuivent depuis
+cette condamnation, que je crois que tout l'enfer se déchaîne contre
+moi!
+
+Il se leva en parlant. Jeanne de Belfiel, toujours silencieuse et
+stupéfaite, les yeux hagards, la bouche ouverte, la tête penchée en
+avant, était restée sous le coup de sa double surprise, qui semblait
+avoir éteint le reste de sa raison et de ses forces. Au mouvement du
+Cardinal, elle frémit de se voir entre lui et Laubardemont, regarda
+tour à tour l'un et l'autre, laissa échapper de sa main le couteau
+qu'elle tenait, et se retira lentement vers la sortie de la tente, se
+couvrant tout entière de son voile, et tournant avec terreur ses yeux
+égarés derrière elle, sur son oncle qui la suivait, comme une brebis
+épouvantée qui sent déjà sur son dos l'haleine brûlante du loup prêt à
+la saisir.
+
+Ils sortirent tous deux ainsi, et à peine en plein air, le juge
+furieux s'empara des mains de sa victime, les lia par un mouchoir, et
+l'entraîna facilement, car elle ne poussa pas un cri, pas un soupir,
+mais le suivit, la tête toujours baissée sur son sein et comme plongée
+dans un profond somnambulisme.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+L'ESPAGNOL
+
+ Qu'un ami véritable est une douce chose
+ Il cherche vos besoins au fond de votre coeur,
+ Il vous épargne la pudeur
+ De les lui découvrir vous-même.
+
+ LA FONTAINE.
+
+
+Cependant une scène d'une autre nature se passait sous la tente de
+Cinq-Mars; les paroles du Roi, premier baume de ses blessures, avaient
+été suivies des soins empressés des chirurgiens de la cour; une
+balle morte, facilement extraite, avait causé seule son accident: le
+voyage lui était permis, tout était près pour l'accomplir. Le malade
+avait reçu jusqu'à minuit des visites amicales et intéressées; dans
+les premières furent celles du petit Gondi et de Fontrailles, qui se
+disposaient aussi à quitter Perpignan pour Paris; l'ancien page Olivier
+d'Entraigues s'était joint à eux pour complimenter l'heureux volontaire
+que le Roi semblait avoir distingué; la froideur habituelle du prince
+envers tout ce qui l'entourait ayant fait regarder, à tous ceux qui
+en furent instruits, le peu de mots qu'il avait dits comme des signes
+assurés d'une haute faveur, tous étaient venus le féliciter.
+
+Enfin il était seul, sur son lit de camp; M. de Thou, près de lui,
+tenait sa main, et Grandchamp, à ses pieds, grondait encore de toutes
+les visites qui avaient fatigué son maître blessé et prêt à partir pour
+un long voyage. Pour Cinq-Mars, il goûtait enfin un de ces instants
+de calme et d'espoir qui viennent en quelque sorte refraîchir l'âme en
+même temps que le sang; la main qu'il ne donnait pas à son ami pressait
+en secret la croix d'or attachée sur son coeur, en attendant la main
+adorée qui l'avait donnée, et qu'il allait bientôt presser elle-même.
+Il n'écoutait qu'avec le regard et le sourire les conseils du jeune
+magistrat, et rêvait au but de son voyage, qui était aussi le but de sa
+vie. Le grave de Thou lui disait d'une voix calme et douce:
+
+--Je vous suivrai bientôt à Paris. Je suis heureux plus que vous-même
+de voir le Roi vous y mener avec lui; c'est un commencement d'amitié
+qu'il faut ménager, vous avez raison. J'ai réfléchi bien profondément
+aux causes secrètes de votre ambition, et je crois avoir deviné votre
+coeur. Oui, ce sentiment d'amour pour la France, qui le faisait battre
+dans votre jeunesse, a dû y prendre des forces plus grandes; vous
+voulez approcher le Roi pour servir votre pays, pour mettre en action
+ces songes dorés de nos premiers ans. Certes, la pensée est vaste
+et digne de vous! je vous admire; je m'incline! Abordez le monarque
+avec le dévouement chevaleresque de nos pères, avec un coeur plein de
+candeur et prêt à tous les sacrifices. Recevoir les confidences de son
+âme, verser dans la sienne celles de ses sujets, adoucir les chagrins
+du Roi en lui apprenant la confiance de son peuple en lui, fermer les
+plaies du peuple en les découvrant à son maître, et, par l'entremise de
+votre faveur, rétablir ainsi ce commerce d'amour du père aux enfants,
+qui fut interrompu pendant dix-huit ans par un homme au coeur de
+marbre: s'exposer pour cette noble entreprise à toutes les horreurs de
+sa vengeance, et, bien plus encore, braver les calomnies perfides qui
+poursuivent le favori jusque sur les marches du trône: ce songe était
+digne de vous. Poursuivez, mon ami, ne soyez jamais découragé; parlez
+hautement au Roi du mérite et des malheurs de ses plus illustres amis
+que l'on écrase; dites-lui sans crainte que sa vieille noblesse n'a
+jamais conspiré contre lui; et que, depuis le jeune Montmorency jusqu'à
+cet aimable comte de Soissons, tous avaient combattu le ministre et
+jamais le monarque; dites-lui que les vieilles races de France sont
+nées avec sa race, qu'en les frappant il remue toute la nation, et
+que, s'il les éteint, la sienne en souffrira, qu'elle demeurera seule
+exposée au souffle du temps et des événements, comme un vieux chêne
+frissonne et s'ébranle au vent de la plaine, lorsque l'on a renversé
+la forêt qui l'entoure et le soutient.--Oui, s'écria de Thou en
+s'animant, ce but est noble et beau: marchez dans votre route d'un pas
+inébranlable, chassez même cette honte secrète, cette pudeur qu'une
+âme noble éprouve avant de se décider à flatter, à faire ce que le
+monde appelle sa _cour_. Hélas! les rois sont accoutumés à ces paroles
+continuelles de fausse admiration pour eux; considérez-les comme une
+langue nouvelle qu'il faut apprendre, langue bien étrangère à vos
+lèvres jusqu'ici, mais que l'on peut parler noblement, croyez-moi, et
+qui saurait exprimer de belles et généreuses pensées.
+
+Pendant le discours enflammé de son ami, Cinq-Mars ne put se défendre
+d'une rougeur subite, et il tourna son visage sur l'oreiller, du côté
+de la tente, et de manière à ne pas être vu. De Thou s'arrêta.
+
+--Qu'avez-vous, Henri? vous ne me répondez pas; me serais-je trompé?
+
+Cinq-Mars soupira profondément et se tut encore.
+
+--Votre coeur n'est-il pas ému de ces idées que je croyais devoir le
+transporter!
+
+Le blessé regarda son ami avec moins de trouble et lui dit:
+
+--Je croyais, cher de Thou, que vous ne deviez plus m'interroger,
+et que vous vouliez avoir une aveugle confiance en moi. Quel mauvais
+génie vous pousse donc à vouloir sonder ainsi mon âme? Je ne suis pas
+étranger à ces idées qui vous possèdent. Qui vous dit que je ne les aie
+pas conçues! Qui vous dit que je n'aie pas formé la ferme résolution de
+les pousser plus loin dans l'action que vous n'osez le faire même dans
+vos paroles! L'amour de la France, la haine vertueuse de l'ambitieux
+qui l'opprime et brise ses antiques moeurs avec la hache du bourreau,
+la ferme croyance que la vertu peut être aussi habile que le crime,
+voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres. Mais, quand vous voyez un
+homme à genoux dans une église, lui demandez-vous quel saint ou quel
+ange protège et reçoit sa prière? Que vous importe, pourvu qu'il y
+tombe martyr, s'il le faut? Eh! lorsque nos pères s'acheminaient pieds
+nus vers le saint sépulcre, un bourdon à la main, s'informait-on du
+voeu secret qui les conduisait à la terre sainte? Ils frappaient, ils
+mouraient, et les hommes et Dieu même peut-être, n'en demandaient pas
+plus; le pieux capitaine qui les guidait ne faisait pas dépouiller
+leurs corps pour voir si la croix rouge et le cilice ne cachaient
+pas quelque autre signe mystérieux; et, dans le ciel, sans doute, ils
+n'étaient pas jugés avec plus de rigueur pour avoir aidé la force de
+leurs résolutions sur la terre par quelque espoir permis au chrétien,
+quelque seconde et secrète pensée, plus humaine et plus proche du coeur
+mortel.
+
+De Thou sourit et rougit légèrement en baissant les yeux.
+
+--Mon ami, reprit-il avec gravité, cette agitation peut vous faire mal;
+ne continuons pas sur ce sujet; ne mêlons pas Dieu et le ciel dans nos
+discours, parce que cela n'est pas bien, et mettez vos draps sur votre
+épaule, parce qu'il fait froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il
+en recouvrant son jeune malade avec un soin maternel, je vous promets
+de ne plus vous mettre en colère par mes conseils.
+
+--Ah! s'écria Cinq-Mars malgré la défense de parler, moi je vous jure,
+par cette croix d'or que vous voyez, et par sainte Marie, de mourir
+plutôt que de renoncer à ce plan même que vous avez tracé le premier;
+vous serez peut-être un jour forcé de m'arrêter; mais il ne sera plus
+temps.
+
+--C'est bon, c'est bon, dormez, répéta le conseiller; si vous ne vous
+arrêtez pas, alors je continuerai avec vous, quelque part que cela me
+conduise.
+
+Et, prenant dans sa poche un livre d'heures, il se mit à lire
+attentivement; un instant après, il regarda Cinq-Mars, qui ne dormait
+pas encore; il fit signe à Grandchamp de changer la lampe de place pour
+la vue du malade: mais ce soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci,
+les yeux toujours ouverts, s'agitait sur sa couche étroite.
+
+--Allons, vous n'êtes pas calme, dit de Thou en souriant; je vais faire
+quelque lecture pieuse qui vous remette l'esprit en repos. Ah! mon ami,
+c'est là qu'il est le repos véritable, c'est dans ce livre consolateur!
+car, ouvrez-le où vous voudrez, et toujours vous y verrez, d'un côté
+l'homme dans le seul état qui convienne à sa faiblesse: la prière et
+l'incertitude de sa destinée; et, de l'autre, Dieu lui parlant lui-même
+de ses infirmités. Quel magnifique et céleste spectacle! quel lien
+sublime entre le ciel et la terre! la vie, la mort et l'éternité sont
+là: ouvrez-le au hasard.
+
+--Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant encore avec une vivacité qui avait
+quelque chose d'enfantin, je le veux bien, laissez-moi l'ouvrir; vous
+savez la vieille superstition de notre pays? quand on ouvre un livre de
+messe avec une épée, la première page que l'on trouve à gauche est la
+destinée de celui qui la lit, et le premier qui entre quand il a fini
+doit influer puissamment sur l'avenir du lecteur.
+
+--Quel enfantillage! Mais je le veux bien. Voici votre épée; prenez la
+pointe... voyons...
+
+--Laissez-moi lire moi-même, dit Cinq-Mars, prenant du bord de son
+lit un côté du livre. Le vieux Grandchamp avança gravement sa figure
+basanée et ses cheveux gris sur le pied du lit pour écouter. Son maître
+lut, s'interrompit à la première phrase, mais, avec un sourire un peu
+forcé peut-être, poursuivit jusqu'au bout:
+
+I. Or c'était dans la cité de Mediolanum qu'ils comparurent.
+
+II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous et adorez les dieux.
+
+III. Et le peuple était silencieux, regardant leurs visages, qui
+parurent comme les visages des anges.
+
+IV. Mais Gervais, prenant la main de Protais, s'écria, levant les yeux
+au ciel, et tout rempli du Saint-Esprit.
+
+V. O mon frère! je vois le fils de l'homme qui nous sourit; laisse-moi
+mourir le premier.
+
+VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais de verser des larmes
+indignes du Seigneur notre Dieu.
+
+VII. Or Protais lui répondit ces paroles:
+
+VIII. Mon frère, il est juste que je périsse après toi, car j'ai plus
+d'années et des forces plus grandes pour te voir souffrir.
+
+IX. Mais les sénateurs et le peuple grinçaient des dents contre eux.
+
+X. Et, les soldats les ayant frappés, leurs têtes tombèrent ensemble
+sur la même pierre.
+
+XI. Or c'est en ce lieu même que le bienheureux saint Ambroise trouva
+la cendre des deux martyrs, qui rendit la vue à un aveugle.
+
+--Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant son ami lorsqu'il eut fini, que
+répondez-vous à cela?
+
+--La volonté de Dieu soit faite; mais nous ne devons pas la sonder.
+
+--Ni reculer dans nos desseins pour un jeu d'enfant, reprit
+d'Effiat avec impatience et s'enveloppant d'un manteau jeté sur lui.
+Souvenez-vous des vers que nous récitions autrefois: _Justum et tenacem
+propositi virum_... ces mots de fer se sont imprimés dans ma tête.
+Oui, que l'univers s'écroule autour de moi, ses débris m'emporteront
+inébranlable.
+
+--Ne comparons pas les pensées de l'homme à celles du ciel, et
+soumettons-nous, dit de Thou gravement.
+
+--_Amen_, dit le vieux Grandchamp, dont les yeux s'étaient remplis de
+larmes qu'il essuyait brusquement.
+
+--De quoi te mêles-tu, vieux soldat? tu pleures! lui dit son maître.
+
+--_Amen_, dit à la porte de la tente une voix nasillarde.
+
+--Parbleu, monsieur, faites plutôt cette question à l'Éminence grise
+qui vient chez vous, répondit le fidèle serviteur en montrant Joseph,
+qui s'avançait les bras croisés en saluant d'un air caressant.
+
+--Ah! ce sera donc lui! murmura Cinq-Mars.
+
+--Je viens peut-être mal à propos? dit Joseph doucement.
+
+--Fort à propos, peut-être, dit Henri d'Effiat en souriant avec un
+regard à de Thou. Qui peut vous amener, mon père, à une heure du matin?
+Ce doit être quelque bonne oeuvre?
+
+Joseph se vit mal accueilli; et, comme il ne marchait jamais sans avoir
+au fond de l'âme cinq ou six reproches à se faire vis-à-vis des gens
+qu'il abordait, et autant de ressources dans l'esprit pour se tirer
+d'affaire, il crut ici que l'on avait découvert le but de sa visite, et
+sentit que ce n'était pas le moment de la mauvaise humeur qu'il fallait
+prendre pour préparer l'amitié. S'asseyant donc assez froidement près
+du lit:
+
+--Je viens, dit-il, monsieur, vous parler de la part du Cardinal
+généralissime des deux prisonniers espagnols que vous avez faits; il
+désire avoir des renseignements sur eux le plus promptement possible;
+je dois les voir et les interroger. Mais je ne comptais pas vous
+trouver veillant encore; je voulais seulement les recevoir de vos gens.
+
+Après un échange de politesses contraintes, on fit entrer dans la
+tente les deux prisonniers, que Cinq-Mars avait presque oubliés. Ils
+parurent, l'un jeune et montrant à découvert une physionomie vive et
+un peu sauvage: c'était le soldat; l'autre, cachant sa taille sous un
+manteau brun, et ses traits sombres, mais ambigus dans leur expression,
+sous l'ombre de son chapeau à larges bords, qu'il n'ôta pas: c'était
+l'officier; il parla seul et le premier:
+
+--Pourquoi me faites-vous quitter ma paille et mon sommeil? est-ce pour
+me délivrer ou me pendre?
+
+--Ni l'un ni l'autre, dit Joseph.
+
+--Qu'ai-je à faire avec toi, homme à longue barbe? je ne t'ai pas vu à
+la brèche.
+
+Il fallut quelque temps, d'après cet exorde aimable, pour faire
+comprendre à l'étranger les droits qu'avait un capucin à l'interroger.
+
+--Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?
+
+--Je veux savoir votre nom et votre pays.
+
+--Je ne dis pas mon nom; et quant à mon pays, j'ai l'air d'un Espagnol;
+mais je ne le suis peut-être pas, car un Espagnol ne l'est jamais.
+
+Le père Joseph, se retournant vers les deux amis, dit:
+
+--Je suis bien trompé, ou j'ai entendu ce son de voix quelque part:
+cet homme parle français sans accent; mais il me semble qu'il veut nous
+donner des énigmes comme dans l'Orient.
+
+--L'Orient? c'est cela, dit le prisonnier, un Espagnol est un homme de
+l'Orient, c'est un Turc catholique; son sang languit ou bouillonne, il
+est paresseux ou infatigable; l'indolence le rend esclave; l'ardeur,
+cruel; immobile dans son ignorance, ingénieux dans sa superstition, il
+ne veut qu'un livre religieux, qu'un maître tyrannique; il obéit à la
+loi du bûcher, il commande par celle du poignard, il s'endort le soir
+dans sa misère sanglante, cuvant le fanatisme et rêvant le crime. Qui
+est-ce là, messieurs? est-ce l'Espagnol ou le Turc? devinez. Ah! ah!
+vous avez l'air de trouver que j'ai de l'esprit parce que je rencontre
+un rapport. Vraiment, messieurs, vous me faites bien de l'honneur, et
+cependant l'idée pourrait se pousser plus loin, si l'on voulait; si
+je passais à l'ordre physique, par exemple, ne pourrais-je pas vous
+dire: Cet homme a les traits graves ou allongés, l'oeil noir et coupé
+en amande, les sourcils durs, la bouche triste et mobile, les joues
+basanées, maigres et ridées; sa tête est rasée, et il la couvre d'un
+mouchoir noué en turban; il passe un jour entier couché ou debout sous
+un soleil brûlant, sans mouvement, sans parole, fumant un tabac qui
+l'enivre. Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous contents, messieurs?
+Vraiment, vous en avez l'air, vous riez; et de quoi riez-vous? Moi qui
+vous ai présenté cette seule idée, je n'ai pas ri; voyez, mon visage
+est triste. Ah! c'est peut-être parce que le sombre prisonnier est
+devenu bavard, et parle vite? Ah! ce n'est rien; je pourrais vous en
+dire d'autres, et vous rendre quelques services, mes braves amis. Si
+je me mettais dans les anecdotes, par exemple, si je vous disais que
+je connais un prêtre qui avait ordonné la mort de quelques hérétiques
+avant de dire la messe, et qui, furieux d'être interrompu à l'autel
+durant le saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient ses ordres:
+_Tuez tout! tuez tout!_ ririez-vous bien tous, messieurs? Non, pas
+tous. Monsieur que voilà, par exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.
+Oh! il est vrai qu'il pourrait répondre qu'il a fait sagement, et qu'on
+avait tort d'interrompre sa pure prière. Mais si j'ajoutais qu'il s'est
+caché pendant une heure derrière la toile de votre tente, monsieur
+de Cinq-Mars, pour vous écouter parler, et qu'il est venu pour vous
+faire quelque perfidie, et non pour moi, que dirait-il? Maintenant,
+messieurs, êtes-vous contents? Puis-je me retirer après cette parade?
+
+Le prisonnier avait débité tout ceci avec la rapidité d'un vendeur
+d'orviétan, et avec une voix si haute, que Joseph en fut étourdi. Il se
+leva indigné à la fin, et s'adressant à Cinq-Mars:
+
+--Comment souffrez-vous, monsieur, lui dit-il, qu'un prisonnier qui
+devait être pendu vous parle ainsi?
+
+L'Espagnol, sans daigner s'occuper de lui davantage, se pencha vers
+d'Effiat, et lui dit à l'oreille:
+
+--Je ne vous importe guère, donnez-moi ma liberté, j'ai déjà pu la
+prendre, mais je ne l'ai pas voulu sans votre consentement; donnez-la
+moi, ou faites-moi tuer.
+
+--Partez si vous le pouvez, lui répondit Cinq-Mars, je vous jure que
+j'en serai fort aise.
+
+Et il fit dire à ses gens de se retirer avec le soldat, qu'il voulut
+garder à son service.
+
+Ce fut l'affaire d'un moment; il ne restait plus dans la tente que les
+deux amis, le père Joseph décontenancé et l'Espagnol, lorsque celui-ci,
+ôtant son chapeau, montra une figure française, mais féroce: il riait
+et semblait respirer plus d'air dans sa large poitrine.
+
+--Oui, je suis Français, dit-il à Joseph; mais je hais la France, parce
+qu'elle a donné le jour à mon père, qui est un monstre, et à moi, qui
+le suis devenu, et qui l'ai frappé une fois; je hais ses habitants
+parce qu'ils m'ont volé toute ma fortune au jeu, et que je les ai volés
+et tués depuis; j'ai été deux ans Espagnol pour faire mourir plus de
+Français; mais à présent je hais encore plus l'Espagne; on ne saura
+jamais pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation désormais; tous les
+hommes sont mes ennemis. Continue, Joseph, et tu me vaudras bientôt.
+Oui, tu m'as vu autrefois, continua-t-il en le poussant violemment par
+la poitrine et le renversant... je suis Jacques de Laubardemont, fils
+de ton digne ami.
+
+A ces mots, sortant brusquement de la tente, il disparut comme une
+apparition s'évanouirait. De Thou et les laquais, accourus à l'entrée,
+le virent s'élancer en deux bonds par-dessus un soldat surpris et
+désarmé, et courir vers les montagnes avec la vitesse d'un cerf,
+malgré plusieurs coups de mousquet inutiles. Joseph profita du désordre
+pour s'évader en balbutiant quelques mots de politesse, et laissa les
+deux amis riant de son aventure et de son désappointement, comme deux
+écoliers riraient d'avoir vu tomber les lunettes de leur pédagogue, et
+s'apprêtant enfin à chercher un sommeil dont ils avaient besoin l'un
+et l'autre, et qu'ils trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit, et le
+jeune conseiller dans son fauteuil.
+
+Pour le capucin, il s'acheminait vers sa tente, méditant comment il
+tirerait parti de tout ceci pour la meilleure vengeance possible,
+lorsqu'il rencontra Laubardemont traînant par ses mains liées la jeune
+insensée. Ils se racontèrent leurs mutuelles et horribles aventures.
+
+Joseph n'eut pas peu de plaisir à retourner le poignard dans la plaie
+de son coeur en lui apprenant le sort de son fils.
+
+--Vous n'êtes pas précisément heureux dans votre intérieur, ajouta
+t-il; je vous conseille de faire enfermer votre nièce et pendre votre
+héritier, si par bonheur vous le retrouvez.
+
+Laubardemont rit affreusement:--Quant à cette petite imbécile
+que voilà, je vais la donner à un ancien juge secret, à présent
+contrebandier dans les Pyrénées, à Oloron: il la fera ce qu'il voudra,
+servante dans sa _posada_, par exemple; je m'en soucie peu, pourvu que
+monseigneur ne puisse jamais en entendre parler.
+
+Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne donna aucun signe
+d'intelligence; toute lueur de raison était éteinte en elle;
+un seul mot lui était resté sur les lèvres, elle le prononçait
+continuellement:--Le juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas. Et elle
+se tut.
+
+Son oncle et Joseph la chargèrent, à peu près comme un sac de blé, sur
+un des chevaux qu'amenèrent deux domestiques; Laubardemont en monta un,
+et se disposa à sortir du camp, voulant s'enfoncer dans les montagnes
+avant le jour.
+
+--Bon voyage! dit-il à Joseph, faites bien vos affaires à Paris; je
+vous recommande Oreste et Pylade.
+
+--Bon voyage! répondit celui-ci. Je vous recommande Cassandre et OEdipe.
+
+--Oh! il n'a ni tué son père, ni épousé sa mère...
+
+--Mais il est en bon chemin pour ces gentillesses.
+
+--Adieu, mon révérend père!
+
+--Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils tout haut--mais tout bas:
+
+--Adieu, assassin à robe grise: je retrouverai l'oreille du Cardinal en
+ton absence.
+
+--Adieu, scélérat à robe rouge: va détruire toi-même ta famille
+maudite; achève de répandre ton sang dans les autres; ce qui en restera
+en toi, je m'en charge... Je pars à présent. Voilà une nuit bien
+remplie!
+
+
+
+
+NOTES
+ET
+DOCUMENTS HISTORIQUES
+
+
+ Lorsque parut pour la première fois ce livre[5], il parut seul,
+ sans notes, comme oeuvre d'art, comme résumé d'un siècle. Pour
+ qu'en toute loyauté il fût jugé par le public, l'auteur ne voulut
+ l'entourer en nulle façon de cet éclat apparent des recherches
+ historiques, dont il est trop facile de décorer un livre nouveau.
+ Il voulut, selon la théorie qui sert ici de préface: _Sur la
+ vérité dans l'art_, ne point montrer le _vrai_ détaillé, mais
+ l'oeuvre épique, la composition avec sa tragédie, dont les
+ noeuds enveloppent tous les personnages éminents du temps de
+ Louis XIII. Bientôt cependant l'auteur s'aperçut de la nécessité
+ d'indiquer les sources principales de son travail; et comme il
+ avait toujours voulu remonter aux plus pures, c'est à-dire aux
+ manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines,
+ il ajouta les renseignements les plus détaillés à la seconde
+ édition de _Cinq-Mars_[6], pour rectifier des erreurs répandues
+ sur l'authenticité de quelques faits. Depuis lors il revint à la
+ simple et primitive unité de son ouvrage. Mais aujourd'hui qu'on a
+ multiplié, au delà de ce qu'il eût pu attendre, cette production,
+ qu'il est loin de croire irréprochable, il veut que les esprits
+ curieux des détails du _vrai anecdotique_ n'aient pas à chercher
+ ailleurs des documents qu'il avait écartés.
+
+ [5] Mars 1826.--2 vol. in-18.
+
+ [6] Juin 1826.--4 vol. in-12.
+
+
+PAGE 178.
+
+Une barbe plate et rousse à l'extrémité...
+
+ «Pendant sa jeunesse, dit l'historien du père Joseph, il avait les
+ cheveux et la barbe d'un roux un peu ardent. Il s'était aperçu que
+ Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur; aussi avait-il pris
+ soin de la brunir avec des peignes de plomb et d'acier, jusqu'à
+ ce qu'il eût trouvé le secret de la blanchir, que lui donna plus
+ tard un empirique. L'horreur du roi était telle pour cette couleur,
+ qu'un jour son premier gentilhomme de la chambre (dont le frère
+ avait le plus beau gouvernement du royaume), ayant l'honneur
+ d'accompagner Sa Majesté à Fontainebleau, dans une partie de
+ chasse, il fit tant de pluie qu'il emporta toute la peinture dont
+ il cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince, l'ayant aperçue,
+ en eut peur et lui dit:--Bon Dieu, que vois-je! ne paraissez plus
+ devant moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de sa charge.»
+
+
+PAGE 180.
+
+Son confident...
+
+ Ce trop célèbre capucin, que l'un de ses historiens appelle
+ _l'esprit auxiliaire_ du Cardinal, fut non seulement son confident,
+ mais celui du Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait
+ les pas du ministre dans les voies du sang, et l'aidait à y faire
+ descendre le faible prince. L'histoire de cet homme est partout;
+ mais voici les détails d'une de ses manoeuvres que l'on connaît
+ peu:
+
+ M. de Montmorency était pris à Castelnaudary, Louis XIII hésitait
+ à le faire périr. Monsieur, qui l'avait abandonné sur le champ de
+ bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le Cardinal voulait sa
+ mort, et ne savait comment obtenir cette précieuse faveur. Bullion
+ était chargé de la négociation, et conseillait Gaston: ce fut à cet
+ homme que Joseph s'adressa d'abord.
+
+ Il s'empare de lui avec une adresse de serpent, et, par son
+ organe, fait conseiller à Monsieur de ne plus demander au Roi des
+ assurances pour la grâce du jeune duc, mais de s'en remettre à
+ la bonté seule de Louis, dont on blessait le coeur en ayant l'air
+ d'en douter. Monsieur croit voir dans ce discours l'intention de
+ pardonner, insinuée par son frère même, et fait _son accommodement_
+ pour lui seul, sans rien stipuler pour le jeune duc, et s'en
+ remettant à la clémence du Roi. C'est alors qu'en un _conseil
+ étroit_ entre le Roi, le Cardinal et Joseph, celui-ci ose prendre
+ la parole le premier, et, concertant la fougue de ses vociférations
+ politiques avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache de
+ Louis la promesse, trop bien tenue, d'être inflexible.
+
+ Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne avec Joseph, dit que
+ le capucin n'avait de chrétien que le nom, et ne cherchait qu'à
+ tromper tout le monde.
+
+ Un ouvrage de 1635, intitulé _la Vérité défendue_, en parle en ces
+ termes:
+
+ «Il est le grand inquisiteur d'État, interroge les prétendus
+ criminels, fait mettre les hommes en prison sans information,
+ empêche que leur justification ne soit écoutée, et, par des
+ terreurs paniques, il tire les déclarations qui servent pour
+ couvrir l'injustice du Cardinal. Il fait indignement servir le ciel
+ à la terre, le nom de Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses
+ de l'État.»
+
+ Du reste, il appartenait à une très bonne famille, dont le nom
+ était _du Tremblay_.
+
+ Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux ceux qui le
+ voudront mieux connaître.
+
+
+PAGE 185.
+
+Le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, etc.
+
+ Ces insolents commandements de la _religion ministérielle_, fondée
+ par Richelieu, sont extraits d'un manuscrit désigné dans l'histoire
+ du père Joseph.
+
+ Voici comment s'exprime à ce sujet le révérend et naïf historien et
+ généalogiste, continuateur de l'abbé Richard:
+
+ «Il composa avec le Cardinal un livre ayant pour titre: _l'Unité
+ du ministre, et les qualités qu'il doit avoir._ Cet ouvrage n'a
+ jamais vu le jour qu'entre les mains du Roi, et c'est ce traité
+ qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement du gouvernement
+ de son royaume sur Son Éminence. J'ai vu ce manuscrit _in-folio_,
+ qui est très bien écrit. On n'aura pas de peine à reconnaître que
+ le père Joseph en est l'auteur par la lecture des principales
+ propositions qui y sont prouvées, premièrement comme vérités
+ chrétiennes, secondement, comme vérités politiques. On pourrait
+ intituler ce livre: Testament politique du père Joseph. Tous les
+ _grands hommes_ du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra
+ aisément le _génie_ du père dans l'extrait de ce testament.»
+ (_Histoire du père Joseph._) Suivent les articles tels qu'on vient
+ de les lire.
+
+
+PAGE 194.
+
+Quant au Marillac, etc.
+
+ Le maréchal de Marillac fut privé de ses juges légitimes; les
+ membres du Parlement, qui voulurent en vain prendre connaissance
+ de l'affaire, virent Molé, leur procureur-général, _décrété et
+ interdit;_ traîné innocent de tribunaux en tribunaux, sans en
+ trouver un assez habile pour lui découvrir un crime, le maréchal
+ de Marillac tomba enfin sous l'arrêt des _commissaires_, lu par un
+ garde des sceaux _ecclésiastique_ (Châteauneuf), auquel il fallut
+ une dispense de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un homme
+ sans reproche; et le Cardinal se prit à rire des _lumières_ qu'il
+ avait fait descendre forcément sur les juges. Quelle confusion!
+ quel temps! On ne saurait trop éclairer les points principaux
+ de l'histoire, pour éteindre les puérils regrets du passé dans
+ quelques esprits qui n'examinent pas.
+
+
+PAGE 274.
+
+Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu d'un costume entièrement
+guerrier...
+
+ Ce costume est exactement décrit dans les _Mémoires manuscrits de
+ Pontis_, tel qu'on le lit ici. (_Bibl. de l'Arsenal._)
+
+
+PAGE 322.
+
+D'extirper une branche royale de Bourbon...
+
+ Le comte de Soissons, assassiné à la bataille de la Marfée,
+ qu'il gagnait sur les troupes du Cardinal. J'ai sous les yeux des
+ relations contemporaines les plus détaillées de cette affaire.
+ Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de Metternich et
+ l'infanterie de Lamboy s'estant rompus, il ne resta près dudit
+ comte que trois ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre, fut
+ abordé d'un cavalier seul, que ses gens ne connurent dans cette
+ confusion pour ennemy, qui lui donna un coup de pistolet au-dessous
+ de l'oeil, dont il fut tué tout roide... Ce grand prince, n'ayant
+ d'autre dessein que de servir Sa Majesté et son État, et arrester
+ les violences de celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de
+ lui:... il (le Cardinal) vient d'extirper une branche royale de
+ Bourbon, ayant fait choisir ce prince par un de ses gardes, qui
+ s'était mis avec ce dessein exécrable, et par son commandement,
+ parmy les gens d'armes de ce prince, _ayant été reconneu tel_,
+ après qu'il fut tué sur la place par Riquemont, escuyer du même
+ prince défunct.» (_Montglat. Fabert_, etc., etc. _Relation de
+ Montrésor_, t. II, p. 520.)
+
+ Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux autographe, qui
+ montre quel prix mettait le Cardinal à ces sortes d'expéditions.
+
+
+_Billet de M. des Noyers, escrit à M. le maréchal de Châtillon après
+la bataille de Sedan._
+
+ Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT et une pension pour sa
+ vie durante au gendarme qui a tué le général des ennemis. Monsieur
+ le maréchal l'enverra à Reims trouver Sa Majesté aussitôt qu'il y
+ sera arrivé. Fait à Péronne, ce 9 juillet 1641.
+
+ DES NOYERS.
+
+ Vol. g. 6, 233 MM.
+
+
+EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU CARDINAL DE RICHELIEU
+RELATIVE AU PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE THOU.
+
+L'activité infatigable, la pénétration vive, la persévérance ingénieuse
+du cardinal de Richelieu à la fin de ses jours, quand les maladies, les
+fatigues, les chagrins, semblaient devoir amortir ses rares facultés,
+ne sont pas seulement en évidence dans la conduite de cette affaire;
+il est curieux d'y observer en gémissant les voies souterraines par
+lesquelles devait passer, pour arriver à son but, ce puissant mineur,
+comme disait Shakspeare: _O worthy pioneer!_ Toutes les petitesses
+auxquelles sont forcés de descendre les travailleurs politiques,
+pourraient rendre plus modestes leurs imitateurs, s'ils considéraient
+que celui-ci, après tous ses efforts, après l'accomplissement entier de
+ses projets, ne réussit qu'à hâter et assurer la chute de la monarchie
+qu'il croyait affermir pour toujours.
+
+Pour montrer ces écrits sous leur vrai jour, il est nécessaire d'en
+écarter les longues phrases de procès-verbal, dont la sécheresse et la
+confusion ont dégoûté sans doute tous ceux qui les ont parcourus. Mais
+il importe d'en extraire les traits singuliers et vifs que l'on démêle
+dans cette nuit, lorsqu'on y attache des regards attentifs.
+
+Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté et que le duc d'Orléans s'est
+excusé par la lettre que j'ai citée dans le cours de ce livre[7],
+la première inquiétude du Cardinal est de savoir si M. de Bouillon
+est arrêté. Dans le doute, et craignant le retour de Louis XIII à sa
+première affection pour Cinq-Mars, il s'arrête à Tarascon, et de là
+veut s'assurer que son crédit est dans toute sa force: comme un athlète
+qui se prépare à un grand combat, il essaye son bras et pèse sa massue.
+
+ [7] Chapitre XXIV, intitulé LE TRAVAIL.
+
+
+_Instruction, après l'arrest de M. le Grand, à messieurs de Chavigny
+et des Noyers, estant près du Roy, pour sçavoir, entre autres choses,
+de Sa Majesté, si Son Éminence agira comme elle a fait ci-devant, ainsi
+qu'elle le jugera à propos._
+
+ Si monsieur de Bouillon est pris, il est question de faire voir
+ promptement que _l'on l'a pris avec justice_; pour ce faire, il
+ faut descouvrir les auteurs de Madame qui en ont donné advis, et
+ qu'au cas que ladite dame ne voudroit, on peut trouver quelque
+ invention par laquelle on puisse faire connoistre qu'on a cette
+ découverte; on le peut faire en resserrant de toutes parts les
+ prisonniers sans permettre de parler à personne, parce que par ce
+ moyen on _pourroit faire croire aux uns que les autres ont dit ce
+ que l'on scait: ce qui leur donnera lieu de se confesser_, et à
+ tout le moins de le croire.
+
+ Faut arrester Cloniac, que l'on dit avoir des papiers secrets. Faut
+ retirer la _cassette de cheveux et amourettes_ qu'a monsieur de
+ Choisy.
+
+ Faut représenter au Roy qu'il est très-important de ne dire pas
+ qu'il ait bruslé tous les papiers, et en effet l'on croit qu'il ne
+ l'a pas fait.
+
+ Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir l'Italie d'un
+ chef de grande fidélité, pour plusieurs raisons qui pressent. Il en
+ faut un en Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant douteux
+ si monsieur de _Turenne voudroit servir_, et si l'on doit le
+ laisser seul, le Roy y pourvoira s'il lui plaist.
+
+
+On voit quel piège il indique; M. de Cinq-Mars y tomba le premier.
+
+La réponse ne se fait pas attendre: on a arrêté M. de Bouillon; le Roi
+a consenti à faire tous les mensonges qui lui sont dictés, et, pour
+preuve de son obéissance, il écrit de sa main la lettre qui suit:
+
+
+_Lettre du Roy à Son Éminence._
+
+ Je ne me trouve jamais que bien de vous voir. Je me porte beaucoup
+ mieux depuis hier; et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon,
+ qui est un coup de parti, j'espère avec l'ayde de Dieu que tout ira
+ bien, et qu'il me donnera la parfaite santé; c'est de quoi je le
+ prie de tout mon coeur.
+
+ LOUYS.
+
+
+Avec ce gage on peut agir: il a fait menacer MONSIEUR, et ne lui a
+répondu que vaguement. Gaston se remet à supplier: le même jour il
+écrit au Roi, au cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à M. de Chavigny
+et une seconde fois au Cardinal. Remarquez que c'était à lui d'abord
+qu'il avait demandé pardon le 17 juin, avant de supplier le Roi le 25,
+suivant en cela la hiérarchie établie par le Cardinal. Il demande grâce
+à tout le monde et promet une entière confession.
+
+Là-dessus, le Cardinal met le pied sur le frère du Roi, et l'écrase par
+la lettre froide où il lui conseille de tout confesser. On l'a lue au
+chapitre _le Travail_.
+
+Reviennent de nouveaux rapports du fidèle agent Chavigny, lequel ne
+connaît pas d'assez humbles termes pour parler au Cardinal, dont il
+se dit sans cesse la créature. Chavigny se moque de MONSIEUR et du
+_choléra-morbus_ (déjà connu, comme l'on voit), qui saisit l'agent de
+ce prince, dans la peur d'être arrêté.--Il fait conseiller à Gaston
+de se retirer hors de France. On voit que le Roi ne se permet pas
+de répondre sans que le Cardinal ait _corrigé_ la lettre qu'il doit
+écrire.
+
+
+_M. de Chavigny à Son Éminence._
+
+ Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière _aussi bien et aussi
+ fortement qu'on le pouvoit désirer_. Je luy fis mettre par escrit
+ et signer tout ce qu'il luy dit de la part de Monsieur, ainsi que
+ Son Éminence verra par la copie que je luy envoye: et lorsqu'il
+ fit difficulté d'obéir aux commandements de Sa Majesté, _elle
+ luy parla en maistre_, et il eut si grand'peur qu'on l'arrestât,
+ qu'il luy prit presque une défaillance, et ensuite une espèce de
+ _choléra-morbus_ dont il a esté guary en luy rasseurant l'esprit.
+ Le Roy fut ravy de ce que Monseigneur n'eust pas la pensée de
+ voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La Rivière, je l'ai fait
+ tomber _insensiblement_ dans le dessein de proposer à Monsieur
+ qu'il confesse ingénuëment toutes les choses par un escrit qu'il
+ envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté, s'en aller pendant
+ un temps hors du royaume, avec ses bonnes grâces, et _celles de Son
+ Eminence_.
+
+ Il m'a dit qu'il feroit cette proposition à Monseigneur, et qu'il
+ luy demanderoit sa parole, pour la seureté de Monsieur, au cas
+ qu'en confessant toutes choses par escrit, il vinst trouver le Roy,
+ pour s'en aller par après hors de France.
+
+ En ce cas, Son Éminence aura agréable de faire sçavoir à ses
+ _créatures_ si Venise n'est pas le meilleur lieu où puisse aller
+ Monsieur, et quelle somme elle estime qu'on puisse lui accorder par
+ an.
+
+ J'envoye à Monseigneur la réponse du Roy, qui doit estre mise au
+ pied de la déclaration de La Rivière, afin qu'elle soit _corrigée
+ comme il lui plaira_, et de la mettre entre ses mains quand il
+ passera.
+
+ Je seray jusques à la mort, sa très-humble, très-obligée et
+ très-_fidèle créature_.
+
+ CHAVIGNY.
+
+ A Montfrin, le dernier juin 1642.
+
+
+Le Cardinal permet à MONSIEUR de sortir du royaume et aller à Venise,
+et stipule la pension qu'il aura, de façon à le rendre sage.
+
+
+_Mémoires de MM. de Chavigny et des Noyers._
+
+ Je ne fais point de difficulté, si le Roy le trouve bon, de donner
+ parole à M. de La Rivière que, Monsieur, _déclarant au Roy tout ce
+ qu'il sait par escrit, sans réserve_, venant voir Sa Majesté avant
+ que de sortir du royaume, selon la proposition que nous en a fait
+ ledit sieur de La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement,
+ sans qu'il reçoive mal, s'il sort du consentement du Roy. Venise
+ est une bonne demeure, et en ce cas, il faut que la permission
+ qu'il demandera au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en France
+ que lorsqu'il plaira au Roy nous le permettre et nous l'ordonner.»
+
+ Quant à l'argent, je crois qu'il se doit contenter de ce que le
+ Roy d'Espagne luy devoit donner, sçavoir: dix mille écus par mois.
+ Car luy donner plus, c'est luy donner moyen de mal faire; et le
+ Roy ne pouvant consentir qu'il meine avec luy les mauvais esprits
+ qui l'ont perdu, il n'a pas besoin davantage pour luy et pour les
+ gens de bien. Cependant, s'il faut passer jusqu'à quatre cent mille
+ livres, je ne crois pas qu'il faille s'arrester pour peu de chose.
+ Je suis entièrement à ceux qui m'aiment comme vous.
+
+ _Le cardinal_ DE RICHELIEU.
+
+ De Tarascon, ce dernier juin 1642.
+
+ Ou monsieur de La Rivière vient avec un simple compliment de parole
+ et une confession de faute déguisée, ou il vient avec charge de
+ descouvrir une partie de ce qui a esté fait.
+
+ Si le premier, le Roi _doit adjouster foi (ou le témoigner) à ce
+ qu'il dit_, et respondre qu'il pardonne volontiers à Monsieur, et
+ que M. de La Rivière luy rapporte ce qu'il a sur la conscience,
+ qu'il n'en doit pas estre en peine:
+
+ Si le second, il doit encore lui tesmoigner de croire que tout ce
+ qu'il dit est tout, et respondre: «Ce que vous venez de descouvrir
+ me surprend et ne me surprend pas.
+
+ «Il me surprend, parce que je n'eusse pas attendu ce nouveau
+ tesmoignage de manque d'affection de mon Frère. Il ne me surprend
+ pas, parce que M. le Grand, estant pris, s'enquiert fort si on ne
+ l'accuse point d'intelligence avec Monsieur.
+
+ «Monsieur de La Rivière, je vous parleray franchement: ceux qui ont
+ donné ces mauvais conseils à mon Frère ne doivent rien attendre
+ de moi, que la rigueur de la justice: pour mon Frère, s'il me
+ descouvre tout ce qu'il a fait sans réserve, il recevra des effets
+ de ma bonté, comme il en a déjà receu plusieurs fois par le passé.»
+
+ Quelque instance que La Rivière fasse d'avoir promesse d'un pardon
+ général, sans obligation de descouvrir tout ce qui s'est passé,
+ le Roy demeurera dans sa dernière response, luy disant qu'il
+ ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de faire plus que Dieu,
+ qui requiert un vrai repentir et une ingénue reconnoissance pour
+ pardonner;
+
+ Qu'il luy doit suffire qu'il l'asseure que Monsieur recevra les
+ effets de sa bonté, s'il se gouverne envers Sa Majesté comme il
+ doit, c'est-à-dire ainsi qu'il est dit cy-dessus.
+
+
+On voit que les rôles sont écrits mot pour mot, et que le Roi ne doit
+rien ajouter ni retrancher. Aussitôt l'agent de MONSIEUR (La Rivière)
+accourt, et le Cardinal l'envoie au Roi d'avance dicter sa réponse.
+Avec quelle souplesse chaque personnage obéit au directeur de cette
+sanglante comédie!
+
+ * * * * *
+
+Les observateurs politiques ne s'endorment pas: ils excitent Louis XIII
+par tous les moyens possibles contre le bouc émissaire sur qui tout
+péché doit retomber. On redouble de rigueurs avec le prisonnier.
+
+ * * * * *
+
+Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au Cardinal:
+
+ Le Roy m'a dit qu'il croit que M. le Grand eût été capable _de se
+ faire huguenot_. J'y ai adjousté qu'il se fût fait Turc pour régner
+ et oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement donné. Sur
+ quoi le Roy m'a dit:
+
+ --Je le crois...
+
+ Sa Majesté m'a dit ce matin que Treville avoit entretenu M. le
+ Marquis sur l'arrivée de M. le Grand à Montpellier, et qu'en
+ entrant dans la citadelle il avoit dit:
+
+ --Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il conspirer contre la
+ patrie d'aussi bonne heure! Ce qu'elle avoit très-bien reçeu.
+
+
+_M. des Noyers à Son Éminence._
+
+ Paris, le 1er juillet.
+
+ Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre M. le Grand,
+ car elle a seu que, durant sa maladie, ce _misérable_, que M. le
+ premier-président nomme fort bien le _perfide public_, avait dit du
+ Roy:
+
+ --Il traînera encore!
+
+ * * * * *
+
+Rien n'est oublié pour irriter Louis XIII, quoiqu'il nous soit
+difficile de sentir le sel du bon mot du premier-président.
+
+Le même homme (des Noyers) écrit encore le 1er juillet 1642, de
+Pierrelatte:
+
+ Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations d'amour
+ pour Monseigneur, et dans une exécration non pareille pour ce
+ malheureux _perfide public_.
+
+
+Ainsi le bulletin de la _colère royale_ est envoyé au Cardinal heure
+par heure, et l'on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les parents des
+deux jeunes gens veulent supplier, on les arrête. M. de Chavigny écrit
+le 3 juillet 1642:
+
+ L'abbé d'Effiat et l'abbé de Thou venoient trouver le Roy, à ce
+ qu'on nous avoit assuré. Sa Majesté _a trouvé bon_ qu'on envoyast
+ au-devant d'eux pour leur recommander de se retirer.
+
+ * * * * *
+
+La correspondance est pressante. Le lendemain (4 juillet 1642), le
+Cardinal écrit de Tarascon:
+
+ Les énigmes les plus obscures commencent à s'expliquer: _le
+ perfide public_, confessant au lieu où il est, _qu'il a eu de
+ mauvais desseins contre la personne de M. le Cardinal, mais qu'il
+ n'en a point eu que le Roy n'y ait consenti_; le mal est que la
+ liberté qu'il a eue jusques à présent de se promener deux fois le
+ jour, fait que ce discours commence d'être bien espandu en cette
+ province, ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets.
+
+
+Une crainte mortelle agite le Cardinal qu'on ne vienne à savoir que le
+Roi a été de la conjuration: il rend la prison plus sévère. Il ajoute:
+
+ Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de soixante-six ans,
+ a laissé promener M. le Grand deux fois le jour. Il n'y a que trois
+ jours qu'il en usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les
+ premiers ordres ont été perdus.
+
+ M. de Bouillon n'a demandé qu'un médecin et deux valets de chambre;
+ le _perfide public_ a six personnes qui doivent être retranchées.
+ Autrement, il est impossible qu'_il ne fasse sçavoir tout ce qu'il
+ voudra_; jamais prince n'en eut davantage.
+
+ Vous parlerez adroitement de ce que dessus, _sans me mettre en jeu
+ aucunement_.
+
+
+Comme il attend avec impatience un _bon commissaire_, il dit:
+
+ J'attends M. de Chazé, que _nous essayerons par M. de
+ Thou_.--Faites-le hâter par le Rhône, car le temps nous
+ presse, et il est nécessaire que je sois icy pour l'aider à ses
+ interrogations, que je lui donnerai _toutes digérées_.
+
+Comme il faut envenimer la plaie du coeur royal, il n'oublie pas un
+trait qui puisse porter:
+
+ Il est bon que le _fidèle marquis de Mortemar_ dise au Roy comme
+ le _perfide public_ disait que Fontrailles avoit dit un bon mot sur
+ ses maladies, sçavoir, est:
+
+ --_Il n'est pas encore assez mal._
+
+ Pour montrer comme le _perfide_ et ses principaux confidents
+ estoient mal intentionnez vers le Roy.
+
+ * * * * *
+
+On voit que nulle légèreté de propos, nulle étourderie du jeune favori,
+vraie ou supposée, n'est omise par le rusé politique. Chavigny répond
+sur-le-champ et dans les mêmes termes:
+
+ Le fidèle marquis n'a pu encore prendre son temps pour dire ce que
+ M. le Cardinal a mandé: ce sera pour demain; nous verrons ce que le
+ Roy en dira.
+
+
+Puis, le lendemain, le même Chavigny écrit à la hâte:
+
+ Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de M. le Grand. Le Roy n'a
+ pas manqué, aussitôt ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny.
+
+C'est-à-dire à lui-même: Il persifle ainsi Louis XIII sur sa docilité!
+
+ Et je crois qu'il en fait de même à M. des Noyers.
+
+ Le Roy m'a commandé expressément de le faire sçavoir à Son
+ Eminence, et lui dire qu'il croyoit M. le Grand assez détestable
+ pour avoir eu une si horrible pensée, et qu'il se souvient qu'il
+ avoit _à Lyon plus de cinquante gentilshommes_ qui dépendoient de
+ luy.
+
+ On n'a rien oublié pour entretenir Sa Majesté _en belle humeur_.
+ Le Roy a répété plusieurs fois que M. le Grand estoit le plus grand
+ menteur du monde. Ainsi on peut espérer que l'amitié est bien usée
+ dans le coeur de Louis XIII.
+
+
+Le 6 juillet 1642 (que l'on remarque cette rapidité), les deux
+créatures du Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers lui disaient le
+résultat de leurs insinuations:
+
+ Nous supplions très humblement Monseigneur de se mettre l'esprit
+ en repos, et croire qu'il ne fut jamais si puissant auprès du Roy
+ qu'il est, que sa présence opérera tout ce qu'elle voudra.
+
+
+Le même jour, le Cardinal-Duc écrit au Roi très humblement et sur le
+ton d'une victime et d'un prêtre candide que le Roi défend.
+
+ * * * * *
+
+_Son Éminence au Roy._
+
+ Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu'il a pleu au Roy
+ faire du mauvais dessein qu'avoit M. le Grand contre moy, contre
+ un Cardinal, qui depuis vingt-cinq ans a, par la permission de
+ Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus la malice de ce
+ malheureux est grande, plus la bonté de Sa Majesté paroist. Du
+ septiesme juillet 1642.
+
+
+Et le 7, il fait venir M. de Thou dans sa chambre, l'envoyant
+chercher dans la prison de Tarascon. J'ai sous les yeux ce curieux
+interrogatoire, et le donne tel qu'il a été conservé mot pour mot.
+Il n'est pas superflu de faire remarquer le ton de politesse exquise
+des deux personnages, dont aucun n'oublie le rang et le caractère
+de l'autre, et qui semblent toujours avoir dans la pensée leur vieil
+adage: _Un gentilhomme en vaut un autre._
+
+
+_Interrogatoire et réponse de M. de Thou à Monseigneur le
+Cardinal-Duc, qui l'envoya querir en la prison du chasteau de Tarascon.
+(Journal de M. le cardinal de Richelieu, qu'il a fait durant le grand
+orage de la cour, en l'année 1642, et tiré des Mémoires qu'il a escrits
+de sa main M. DC. XLVIII.)_
+
+ M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de m'excuser de vous avoir
+ donné la peine de venir icy.
+
+ M. DE THOU. Monseigneur, je la reçois avec honneur et faveur.
+
+ Après, il lui fit donner une chaise près de son lit.
+
+ M. LE CARDINAL. Monsieur, je vous prie de me dire l'origine des
+ choses qui se sont passées cy-devant.
+
+ M. DE THOU. Monseigneur, il n'y a personne qui le puisse mieux
+ sçavoir que Votre Eminence.
+
+ M. LE CARDINAL. Je n'ai point d'intelligence en Espagne pour le
+ sçavoir.
+
+ M. DE THOU. Le Roy en ayant donné l'ordre, Monseigneur, cela n'a
+ peu estre sans vous l'avoir fait connoistre.
+
+ M. LE CARDINAL. Avez-vous escrit à Rome et en Espagne?
+
+ M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, par le commandement du Roy.
+
+ M. LE CARDINAL. Estes-vous secrétaire d'Etat pour l'avoir fait?
+
+ M. DE THOU. Non, Monseigneur; mais le Roy me l'avait commandé, je
+ n'ai peu faillir de le faire.
+
+ M. LE CARDINAL. Avez-vous quelque pouvoir de cela?
+
+ M. DE THOU. Ouy, Monseigneur, la parole du Roy, et un commandement
+ de le faire par escrit.
+
+ M. LE CARDINAL. Si est-ce que M. de Cinq-Mars n'en a rien dit?
+
+ M. DE THOU. Il a eu tort, Monseigneur, de ne l'avoir dit; car il a
+ receu le commandement aussi bien que moi.
+
+ M. LE CARDINAL. Où sont ces commandements?
+
+ M. DE THOU. Ils sont en bonnes mains, pour les produire quand il en
+ sera besoin.
+
+
+Mais c'est là ce qu'il faut éviter. Le Cardinal ne veut pas savoir
+que le Roi a donné des ordres contre lui. Il demande à Paris des
+commissaires, un surtout qu'il désigne, M. de Lamon, pour aider M.
+de Chazé à de nouveaux interrogatoires dirigés contre ce de Thou si
+imposant, si ferme, si grave, si loyal et si redoutable par sa vertu.
+
+Tandis que ce jeune magistrat parle ainsi, Gaston d'Orléans, MONSIEUR,
+le frère du Roi, envoie sa confession et se met à genoux, en ces
+termes:
+
+ Gaston, fils de France, frère unique du Roy, estant touché d'un
+ véritable repentir d'avoir _encore_ manqué à la fidélité que je
+ dois au Roy mon seigneur, et désirant me rendre digne de la grâce
+ et du pardon, j'avoue sincèrement toutes les choses dont je suis
+ coupable.
+
+
+Suivent les accusations contre M. le Grand, sur qui il rejette
+noblement toute l'affaire.
+
+Puis une seconde confession accompagne la première, touchant l'autre
+péché:
+
+_Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence._
+
+ D'Aigueperce, le 7 juillet.
+
+ Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon cousin le Cardinal de
+ Richelieu quelle est mon extrême douleur d'avoir pris des liaisons
+ et correspondances avec ses ennemis... je proteste devant Dieu,
+ et prie M. le Cardinal de croire que je n'ai pas eu plus grande
+ connoissance de ce qui peut regarder sa personne, et que, pour
+ mourir, je n'aurois jamais presté ny l'oreille ny le coeur à la
+ moindre proposition qui eust esté contre elle, etc., etc.
+
+
+La politesse de la frayeur ne peut aller plus loin et plus bas
+assurément.
+
+Mais le maître n'est pas content encore de ces mensonges et de ces
+humiliations.
+
+Il envoie ses ordres sur ce qui doit être dit par MONSIEUR, s'il veut
+qu'on lui permette de rester dans le royaume et qu'on lui donne de quoi
+vivre.
+
+On confrontera MONSIEUR et M. de Cinq-Mars.
+
+
+_Instructions de Son Éminence_.
+
+ Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera la personne de
+ MONSIEUR, MONSIEUR lui doit dire:
+
+ «Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de différente qualité, nous
+ nous trouvons en mesme peine, mais il faut que nous ayons recours
+ à mesme remède. Je confesse notre faute et supplie le Roy de la
+ pardonner.»
+
+ Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et demeurera d'accord de ce
+ qu'aura dit MONSIEUR, ou il voudra faire l'innocent; en quel cas
+ MONSIEUR lui dira:
+
+ «Vous m'avez parlé en tel lieu, vous m'avez dit cela, vous vinstes
+ à Saint-Germain me trouvez en mon escurie avec M. de Bouillon
+ (tel et moy, tels et tels)»... Ensuite MONSIEUR dira le reste de
+ l'histoire.
+
+ Il fera de même lorsqu'on luy amènera M. de Bouillon.
+
+ Il se contentera de la promesse de rester dans le royaume, sans
+ jamais prétendre charge ny emploi.
+
+ Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur cette affaire, _qui
+ peut estre celle de la plus grande importance qui soit jamais
+ arrivée en ce royaume de cette nature_.
+
+
+Mais MONSIEUR fait beaucoup de difficulté de se laisser confronter
+aux accusés; il craint de manquer d'assurance devant eux. Le Roi n'ose
+l'exiger de son frère; il faut trouver un biais; le chancelier Séguier
+le trouve et l'envoie bien vite:
+
+ J'ai proposé au Roy de mander MM. Talon, conseiller d'Estat
+ et advocat général, Le Bret et du Bignon, qui ont tous grande
+ connoissance de matières criminelles, pour conférer avec moy sur
+ toutes les propositions que je lui ferai.
+
+ Leur advis est que l'on peut dispenser MONSIEUR d'être présent à la
+ lecture de sa déclaration aux accusés.
+
+ Cet advis est appuyé d'exemples et de raisons; quant aux exemples,
+ nous avons la procédure faite de La Mole et de Coconas, accusés
+ de lèze-majesté. En ce procès, les déclarations du Roy de Navarre
+ et du duc d'Alençon furent receues et leues aux accusés sans
+ confrontation, encore qu'ils l'eussent demandée.
+
+ ... Une déposition d'un témoin avec des _présomptions infaillibles
+ servent de preuve et de conviction_ contre un accusé en _crime de
+ lèze-majesté_: ce qui n'est pas aux autres crimes.
+
+ * * * * *
+
+On voit que le chancelier y met fort bonne volonté.
+
+Suit l'avis donné par Jacques Talon et Hierosme Bignon et Omer Talon,
+décidant «qu'aucun _fils de France_ n'a esté ouy dans aucun procès, et
+que leur _déclaration_ sert de preuve sans confrontation.»
+
+Le chancelier reçoit la déclaration de MONSIEUR, en compagnie des
+juges, sieurs de Laubardemont, Marca, de Paris, Champigny, Miraumesnil,
+de Chazé et de Sève, dans laquelle le duc d'Orléans avoue: _avoir donné
+deux blancs signés à Fontrailles pour traiter avec le roi d'Espagne_,
+à l'instigation de M. le Grand; il le présente comme ayant séduit aussi
+M. de Bouillon.
+
+Après ces écrits, le Cardinal est armé de toutes pièces, et, sûr du
+succès, il peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis que l'on juge à
+Lyon Cinq-Mars et de Thou qu'il abandonne, il va remettre la main sur
+le Roi et faire grâce à MONSIEUR moyennant sa nullité politique, et à
+M. de Bouillon en échange de la place de Sedan.
+
+Le rapport du procès est très curieux à lire et trop volumineux
+pour être copié ici; il se trouve à la suite des interrogatoires. Le
+rapporteur charge ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé légèrement
+sur MONSIEUR et le duc de Bouillon:
+
+ Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement d'estre complice
+ de cette conjuration, mais ensuite d'en estre auteur et promoteur.
+
+ M. le Grand empoisonne l'esprit de MONSIEUR par des craintes
+ imaginaires et supposées par lui. Voilà un crime.
+
+ Pour se garantir de ses terreurs, _il le porte_ à faire un parti
+ dans l'Estat. En voilà deux.
+
+ _Il le porte_ à s'unir à l'Espagne. C'en est un troisième.
+
+ _Il le porte_ à ruiner M. le Cardinal, _et le faire chasser des
+ affaires_. C'en est un quatrième.
+
+ _Il le porte_ à faire la guerre en France pendant le siége de
+ Perpignan, pour interrompre le cours du bonheur de cet Estat. C'en
+ est un cinquième.
+
+ Il dresse lui-même le _traité_ d'Espagne. C'en est un sixième.
+
+ Il produit Fontrailles à MONSIEUR pour estre envoyé pour le traité,
+ et envoyé à M. le comte d'Aubijoux. Ces suites _peuvent être
+ estimées un_ septième crime, ou au moins l'accomplissement de tous
+ les autres.
+
+ Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui touche la personne
+ des ministres des princes estant réputé, par les lois anciennes et
+ constitutions des empereurs, de pareil poids que _ceux qui touchent
+ leurs propres personnes_.
+
+ Un ministre _sert bien_ son prince et son Estat, on l'oste à tous
+ les deux, c'est tout de mesme que qui priveroit le premier d'un
+ bras et le second d'une partie de sa puissance.
+
+
+Je livre ces arguments aux réflexions des jurisconsultes. Ils penseront
+peut-être qu'il y eût eu quelque réponse à faire si l'on eût regardé
+comme possible de répondre à ces absurdités d'un pouvoir sans contrôle.
+Le grand fait du traité d'Espagne suffisait, et je ne transcris ce
+que le rapporteur ajoute que pour montrer l'acharnement qui lui était
+prescrit contre l'ennemi, le rival de faveur du premier ministre[8].
+
+ [8] Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement
+ comiques que celui-ci répété si souvent: _Il le porte à_, etc.
+ MONSIEUR se trouve ainsi présenté comme un écolier au-dessous
+ de l'âge de raison et irresponsable, que son gouverneur porte à
+ quelques petites erreurs. Gouverneur de _vingt-deux ans_, élève de
+ _trente-quatre_. Sanglante facétie!
+
+Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent, moins hautain et plus habile,
+il ne devait pas se mettre dans son tort en traitant avec l'étranger.
+Il pouvait renverser le Cardinal à moins de frais et sans s'attacher
+au front l'écriteau _d'allié de l'étranger_, toujours détesté des
+nations monarchiques ou républicaines, celui du connétable de Bourbon
+et de Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et n'avait pas la tête
+tout entière aux grandes affaires. Il agissait trop vite, hâté par la
+passion, contre un homme d'expérience qui savait attendre avec froideur
+et mettre son ennemi dans son tort.
+
+
+_Sur l'interrogatoire secret._
+
+ (Extrait des registres.)
+
+ M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que la plus forte passion
+ qui l'avoit emporté à ce qu'il avoit fait estoit de mettre hors des
+ affaires M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion qu'il
+ ne pouvoit vaincre ny modérer.
+
+ Il disoit que six choses lui avoient donné cette adversion.
+
+ 1. La première, qu'après le siége d'Arras, à la fin duquel il
+ s'estoit trouvé, M. le Cardinal avoit parlé de luy comme d'une
+ personne qui n'avoit pas tesmoigné beaucoup de coeur.
+
+ 2. Qu'après l'alliance de M. le marquis de Sourdis et de son frère,
+ le Cardinal avoit dit que M. de Sourdis avoit faict honneur à sa
+ maison.
+
+ 3. Qu'ayant souhaité d'estre fait Duc et Pair, M. le Cardinal en
+ avoit destourné le Roy.
+
+ 4. Qu'il s'estoit senti obligé de prendre la protection de M.
+ l'archevesque de Bordeaux, lequel il avoit cru qu'on vouloit
+ perdre.
+
+ 5. _Que luy parlant de la princesse Marie, il dit que sa mère
+ vouloit faire le mariage de luy avec elle_; Son Eminence dict que
+ _sa mère, Mme d'Effiat, estoit une folle, et que si la princesse
+ Marie avoit cette pensée, qu'elle estoit plus folle encore_.
+ Qu'ayant été proposée pour femme de MONSIEUR, il auroit bien de la
+ vanité et de la présomption de la prétendre; que c'estoit ridicule.
+
+ 6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que le Roy l'eust admis au
+ conseil, et l'en avoit faict sortir.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Réflexions sur la vérité dans l'art 1
+ Chapitre I. -- Les adieux 19
+ Chapitre II. -- La rue 63
+ Chapitre III. -- Le bon prêtre 85
+ Chapitre IV. -- Le procès 110
+ Chapitre V. -- Le martyre 131
+ Chapitre VI. -- Le songe 152
+ Chapitre VII. -- Le cabinet 171
+ Chapitre VIII. -- L'entrevue 218
+ Chapitre IX. -- Le siège 245
+ Chapitre X. -- Les récompenses 271
+ Chapitre XI. -- Les méprises 297
+ Chapitre XII. -- La veillée 319
+ Chapitre XIII. -- L'Espagnol 353
+ Notes et documents historiques 375
+
+
+ * * * * *
+
+ Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY
+
+
+
+
+Note de transcription détaillée:
+
+Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
+
+ p. 20, ajout d'une virgule après «qu'entourent des bosquets»;
+ p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était
+ éblouissante»);
+ p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux
+ châtains»);
+ p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de
+ femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait»);
+ p. 122, ajout d'un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;
+ p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et
+ nasillardes»);
+ p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j'ai un diadème»);
+ p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);
+ p. 223, ajout d'une virgule manquante après «et» dans «et, du plus
+ loin qu'ils le voyaient venir»;
+ p. 236, suppression d'une virgule parasite dans
+ «l'éternité s'approche pour moi»;
+ p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses
+ gardes était à son côté.»;
+ p. 284, «qui» corrigé en «que»
+ («et que pourront imiter les diplomates»);
+ p. 298, ajout d'un point-virgule manquant après «le cheval gris»;
+ p. 328, ajout d'un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;
+ p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;
+ p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau
+ de fer,»);
+ p. 352, ajout d'une virgule manquante après «des mains de sa
+ victime,»;
+ p. 378, ajout d'une virgule manquante après «aux plus pures,»;
+ p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;
+ p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir»
+ («il faut descouvrir les auteurs»);
+ p. 403, ajout d'un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand,
+ quoyque».
+
+Les variations dans l'orthographe n'ont pas été corrigées. On trouve
+par exemple «siége» et «siège», «évènement» et «événement», ou encore
+«Reine mère», «Reine-Mère», «reine-mère» et «Reine-mère».
+
+En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer».
+
+En page 359, la phrase
+
+ Que vous importe, pourvu qu'il y tombe martyr, s'il le faut?
+
+est incomplète dans cette édition. Il faut lire:
+
+ Que vous importe, pourvu qu'il prie au pied des autels que vous
+ adorez, pourvu qu'il y tombe martyr s'il le faut?
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) ***
+
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+
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+Foundation
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+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
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+ Dr. Gregory B. Newby
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+Literary Archive Foundation
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@@ -0,0 +1,15870 @@
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+/* Notes de bas de page et note de transcription */
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+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Cinq-Mars, (Tome I of 2)
+ ou, Une conjuration sous Louis XIII
+
+Author: Alfred de Vigny
+
+Illustrator: Pierre Georges Jeanniot
+
+Release Date: November 16, 2013 [EBook #44198]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/American Libraries.)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent">— Note de transcription —</p>
+
+<p>
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée.
+</p>
+
+<p>
+Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a>
+à la fin de ce livre.
+</p>
+
+<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h1 class="sep2">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br />
+<span class="medium">OU</span><br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</h1>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_004.jpg">
+ <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+OU<br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+PAR LE COMTE<br />
+<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>Reproduits en fac simile.</i>
+</p>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="large center noindent">
+TOME PREMIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="large center noindent sep2 xlarge">
+PARIS
+</p>
+
+<p class="large center noindent">
+G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+ÉDITEURS
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+1882
+</p>
+
+<h2 id="intro">
+<span class="large">RÉFLEXIONS</span><br />
+<span class="small">SUR</span><br />
+<span class="xlarge">LA VÉRITÉ DANS L’ART</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="sep4">
+L’étude du destin général des sociétés
+n’est pas moins nécessaire aujourd’hui
+dans les écrits que l’analyse du cœur
+humain. Nous sommes dans un temps
+où l’on veut tout connaître et où l’on
+cherche la source de tous les fleuves.
+La France surtout aime à la fois l’Histoire
+et le Drame, parce que l’une retrace
+les vastes destinées de l’<span class='smcap'>HUMANITÉ</span>,
+et l’autre le sort particulier de l’<span class='smcap'>HOMME</span>.
+C’est là toute la vie. Or, ce n’est qu’à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span>
+Religion, à la Philosophie, à la Poésie
+pure, qu’il appartient d’aller plus loin
+que la vie, au-delà des temps, jusqu’à
+l’éternité.
+</p>
+
+<p>
+Dans ces dernières années (et c’est
+peut-être une suite de nos mouvements
+politiques), l’Art s’est empreint d’histoire
+plus fortement que jamais. Nous
+avons tous les yeux attachés sur nos
+Chroniques, comme si, parvenus à la
+virilité en marchant vers de plus grandes
+choses, nous nous arrêtions un moment
+pour nous rendre compte de notre jeunesse
+et de ses erreurs. Il a donc fallu
+doubler l’<span class='smcap'>INTÉRÊT</span> en y ajoutant le <span class='smcap'>SOUVENIR</span>.
+</p>
+
+<p>
+Comme la France allait plus loin que
+les autres nations dans cet amour des
+faits, et que j’avais choisi une époque
+récente et connue, je crus aussi ne pas
+devoir imiter les étrangers, qui, dans
+leurs tableaux, montrent à peine à
+l’horizon les hommes dominants de leur
+histoire; je plaçai les nôtres sur le devant
+de la scène, je les fis principaux acteurs
+de cette tragédie dans laquelle j’avais
+<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span>
+dessein de peindre les trois sortes
+d’ambition qui nous peuvent remuer, et,
+à côté d’elles, la beauté du sacrifice de
+soi-même à une généreuse pensée. Un
+traité sur la chute de la féodalité, sur
+la position extérieure et intérieure de la
+France au <span class='smcap'>XVII</span><sup>e</sup> siècle, sur la question
+des alliances avec les armes étrangères,
+sur la justice aux mains des parlements
+ou des commissions secrètes, et sur les
+accusations de sorcellerie, n’eût pas été
+lu peut-être; le roman le fut.
+</p>
+
+<p>
+Je n’ai point dessein de défendre ce
+dernier système de composition plus historique,
+convaincu que le germe de la
+grandeur d’une œuvre est dans l’ensemble
+des idées et des sentiments d’un
+homme, et non pas dans le genre qui
+leur sert de forme. Le choix de telle
+époque nécessitera cette <span class='smcap'>MANIÈRE</span>, telle
+autre la devra repousser; ce sont là des
+secrets du travail de la pensée qu’il
+n’importe point de faire connaître. A
+quoi bon qu’une théorie nous apprenne
+pourquoi nous sommes charmés? Nous
+entendons les sons de la harpe; mais sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span>
+forme élégante nous cache les ressorts
+de fer. Cependant, puisqu’il m’est prouvé
+que ce livre a en lui quelque vitalité<a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a>,
+je ne puis m’empêcher de jeter ici ces
+réflexions sur la liberté que doit avoir
+l’imagination d’enlacer dans ses nœuds
+formateurs toutes les figures principales
+d’un siècle, et, pour donner plus d’ensemble
+à leurs actions, de faire céder
+parfois la réalité des faits à l’<span class='smcap'>IDÉE</span> que
+chacun d’eux doit représenter aux yeux
+de la postérité; enfin sur la différence
+que je vois entre la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de l’Art et le
+<span class='smcap'>VRAI</span> du Fait.
+</p>
+
+<p>
+De même que l’on descend dans sa
+conscience pour juger des actions qui
+sont douteuses pour l’esprit, ne pourrions-nous
+pas aussi chercher en nous-mêmes
+le sentiment primitif qui donne
+naissance aux formes de la pensée, toujours
+indécises et flottantes? Nous trouverions
+<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span>
+dans notre cœur plein de trouble,
+où rien n’est d’accord, deux besoins qui
+semblent opposés, mais qui se confondent,
+à mon sens, dans une source
+commune; l’un est l’amour du <span class='smcap'>VRAI</span>,
+l’autre l’amour du <span class='smcap'>FABULEUX</span>. Le jour où
+l’homme a raconté sa vie à l’homme,
+l’Histoire est née. Mais à quoi bon la
+mémoire des faits véritables, si ce n’est
+à servir d’exemple de bien ou de mal?
+Or les exemples que présente la succession
+lente des événements sont épars
+et incomplets; il leur manque toujours
+un enchaînement palpable et visible, qui
+puisse amener sans divergence à une
+conclusion morale; les actes de la
+famille humaine sur le théâtre du monde
+ont sans doute un ensemble, mais le
+sens de cette vaste tragédie qu’elle y
+joue ne sera visible qu’à l’œil de Dieu,
+jusqu’au dénoûment qui le révélera peut-être
+au dernier homme. Toutes les
+philosophies se sont en vain épuisées à
+l’expliquer, roulant sans cesse leur
+rocher, qui n’arrive jamais et retombe
+sur elles, chacune élevant son frêle
+<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span>
+édifice sur la ruine des autres et le
+voyant crouler à son tour. Il me semble
+donc que l’homme, après avoir satisfait
+à cette première curiosité des faits,
+désira quelque chose de plus complet,
+quelque groupe, quelque réduction, à sa
+portée et à son usage, des anneaux de
+cette vaste chaîne d’événements que sa
+vue ne pouvait embrasser; car il voulait
+aussi trouver, dans les récits, des exemples
+qui pussent servir aux vérités
+morales dont il avait la conscience;
+peu de destinées particulières suffisaient
+à ce désir, n’étant que les parties incomplètes
+du <span class='smcap'>TOUT</span> insaisissable de l’histoire
+du monde; l’une était pour ainsi
+dire un quart, l’autre une moitié de
+preuve; l’imagination fit le reste et les
+compléta. De là, sans doute, sortit la
+fable.—L’homme la créa vraie, parce
+qu’il ne lui est pas donné de voir autre
+chose que lui-même et la nature qui l’entoure;
+mais il la créa <span class='smcap'>VRAIE</span> d’une <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>
+toute particulière.
+</p>
+
+<p>
+Cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> toute belle, tout intellectuelle,
+que je sens, que je vois et voudrais
+<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span>
+définir, dont j’ose ici distinguer le nom
+de celui du <span class='smcap'>VRAI</span>, pour me mieux faire
+entendre, est comme l’âme de tous les
+arts. C’est un choix du signe caractéristique
+dans toutes les beautés et
+toutes les grandeurs du <span class='smcap'>VRAI</span> visible;
+mais ce n’est pas lui-même, c’est mieux
+que lui; c’est un ensemble idéal de ses
+principales formes, une teinte lumineuse
+qui comprend ses plus vives couleurs,
+un baume enivrant de ses parfums les
+plus purs, un élixir délicieux de ses sucs
+les meilleurs, une harmonie parfaite de
+ses sons les plus mélodieux; enfin c’est
+une somme complète de toutes ses valeurs.
+A cette seule <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> doivent prétendre
+les œuvres de l’Art qui sont une
+représentation morale de la vie, les
+œuvres dramatiques. Pour l’atteindre,
+il faut sans doute commencer par connaître
+tout le <span class='smcap'>VRAI</span> de chaque siècle, être
+imbu profondément de son ensemble et
+de ses détails; ce n’est là qu’un pauvre
+mérite d’attention, de patience et de
+mémoire; mais ensuite il faut choisir et
+grouper autour d’un centre inventé: c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span>
+là l’œuvre de l’imagination et de ce grand
+<span class='smcap'>BON SENS</span> qui est le génie lui-même.
+</p>
+
+<p>
+A quoi bon les Arts, s’ils n’étaient que
+le redoublement et la contre-épreuve de
+l’existence? Eh! bon Dieu, nous ne
+voyons que trop autour de nous la triste
+et désenchanteresse réalité: la tiédeur
+insupportable des demi-caractères, des
+ébauches de vertus et de vices, des
+amours irrésolus, des haines mitigées,
+des amitiés tremblotantes, des doctrines
+variables, des fidélités qui ont leur hausse
+et leur baisse, des opinions qui s’évaporent;
+laissez-nous rêver que parfois
+ont paru des hommes plus forts et plus
+grands, qui furent des bons ou des
+méchants plus résolus; cela fait du bien.
+Si la pâleur de votre <span class='smcap'>VRAI</span> nous poursuit
+dans l’Art, nous fermerons ensemble
+le théâtre et le livre pour ne pas le
+rencontrer deux fois. Ce que l’on veut
+des œuvres qui font mouvoir des fantômes
+d’hommes, c’est, je le répète, le
+spectacle philosophique de l’homme
+profondément travaillé par les passions
+de son caractère et de son temps; c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span>
+donc la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> de cet homme et de ce
+<span class='smcap'>TEMPS</span>, mais tous deux élevés à une
+puissance supérieure et idéale qui en
+concentre toutes les forces. On la reconnaît,
+cette <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>, dans les œuvres de
+la pensée, comme l’on se récrie sur la ressemblance
+d’un portrait dont on n’a
+jamais vu l’original; car un beau talent
+peint la vie plus encore que le vivant.
+</p>
+
+<p>
+Pour achever de dissiper sur ce point
+les scrupules de quelques consciences
+littérairement timorées que j’ai vues
+saisies d’un trouble tout particulier en
+considérant la hardiesse avec laquelle
+l’imagination se jouait des personnages
+les plus graves qui aient jamais eu vie,
+je me hasarderai jusqu’à avancer que,
+non dans son entier, je ne l’oserais
+dire, mais dans beaucoup de ces pages,
+et qui ne sont peut-être pas les moins
+belles, <span class='smcap'>L’HISTOIRE EST UN ROMAN DONT LE
+PEUPLE EST L’AUTEUR</span>.—L’esprit humain
+ne me semble se soucier du <span class='smcap'>VRAI</span> que
+dans le caractère général d’une époque;
+ce qui lui importe surtout, c’est la masse
+des événements et les grands pas de
+<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span>
+l’humanité qui emportent les individus;
+mais, indifférent sur les détails, il les
+aime moins réels que beaux, ou plutôt
+grands et complets.
+</p>
+
+<p>
+Examinez de près l’origine de certaines
+actions, de certains cris héroïques
+qui s’enfantent on ne sait comment: vous
+les verrez sortir tout faits des <span class='smcap'>ON DIT</span>
+et des murmures de la foule, sans
+avoir en eux-mêmes autre chose qu’une
+ombre de vérité; et pourtant ils demeureront
+historiques à jamais.—Comme
+par plaisir et pour se jouer de la
+postérité, la voix publique invente des
+mots sublimes pour les prêter, de leur
+vivant même et sous leurs yeux, à des
+personnages qui, tout confus, s’en excusent
+de leur mieux comme ne méritant
+pas tant de gloire<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a> et ne pouvant porter
+<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span>
+si haute renommée. N’importe, on n’admet
+point leurs réclamations; qu’ils
+les crient, qu’ils les écrivent, qu’ils les
+publient, qu’ils les signent, on ne veut
+pas les écouter, leurs paroles sont
+sculptées dans le bronze, les pauvres
+gens demeurent historiques et sublimes
+malgré eux. Et je ne vois pas que tout
+cela se soit fait seulement dans les âges
+de barbarie, cela se passe à présent
+encore, et accommode l’Histoire de la
+veille au gré de l’opinion générale, muse
+tyrannique et capricieuse qui conserve
+l’ensemble et se joue du détail. Eh! qui
+de vous n’a assisté à ses transformations?
+<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span>
+Ne voyez-vous pas de vos yeux
+la chrysalide du <span class='smcap'>FAIT</span> prendre par degré
+les ailes de la <span class='smcap'>FICTION</span>? Formé à demi
+par les nécessités du temps, un <span class='smcap'>FAIT</span> est
+enfoui tout obscur et embarrassé, tout
+naïf, tout rude, quelquefois mal construit,
+comme un bloc de marbre non
+dégrossi; les premiers qui le déterrent
+et le prennent en main le voudraient
+autrement tourné, et le passent à d’autres
+mains déjà un peu arrondi; d’autres
+le polissent en le faisant circuler; en
+moins de rien, il arrive au grand jour
+transformé en statue impérissable. Nous
+nous récrions; les témoins oculaires et
+auriculaires entassent réfutations sur
+explications; les savants fouillent, feuillettent
+et écrivent; on ne les écoute
+pas plus que les humbles héros qui
+se renient; le torrent coule et emporte
+le tout sous la forme qu’il lui a plu
+de donner à ces actions individuelles.
+Qu’a-t-il fallu pour toute cette œuvre? Un
+rien, un mot; quelquefois le caprice
+d’un journaliste désœuvré. Et y perdons-nous?
+Non. Le fait adopté est toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span>
+mieux composé que le vrai, et n’est
+même adopté que parce qu’il est plus
+beau que lui; c’est que l’<span class='smcap'>HUMANITÉ ENTIÈRE</span>
+a besoin que ses destinées soient pour
+elle-même une suite de leçons; plus indifférente
+qu’on ne pense sur la <span class='smcap'>RÉALITÉ
+DES FAITS</span>, elle cherche à perfectionner
+l’événement pour lui donner une grande
+signification morale; sentant bien que
+la succession des scènes qu’elle joue sur
+la terre n’est pas une comédie, et
+que, puisqu’elle avance, elle marche à
+un but dont il faut chercher l’explication
+au-delà de ce qui se voit.
+</p>
+
+<p>
+Quant à moi, j’avoue que je sais bon
+gré à la voix publique d’en agir ainsi,
+car souvent sur la plus belle vie se trouvent
+des taches bizarres et des défauts
+d’accord qui me font peine lorsque je
+les aperçois. Si un homme me paraît un
+modèle parfait d’une grande et noble
+faculté de l’âme, et que l’on vienne m’apprendre
+quelque ignoble trait qui le défigure,
+je m’en attriste, sans le connaître,
+comme d’un malheur qui me
+serait personnel, et je voudrais presque
+<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span>
+qu’il fût mort avant l’altération de son
+caractère.
+</p>
+
+<p>
+Aussi, lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span> (et j’appelle
+ainsi l’Art tout entier, tout ce qui est du
+domaine de l’imagination, à peu près
+comme les anciens nommaient <span class='smcap'>MUSIQUE</span>
+l’éducation entière), lorsque la <span class='smcap'>MUSE</span>
+vient raconter, dans ses formes passionnées,
+les aventures d’un personnage que
+je sais avoir vécu, et qu’elle recompose
+ses événements, selon la plus grande
+idée de vice ou de vertu que l’on
+puisse concevoir de lui, réparant les
+vides, voilant les disparates de sa vie et
+lui rendant cette unité parfaite de conduite
+que nous aimons à voir représentée
+même dans le mal; si elle conserve
+d’ailleurs la seule chose essentielle à
+l’instruction du monde, le génie de
+l’époque, je ne sais pourquoi l’on serait
+plus difficile avec elle qu’avec cette
+voix des peuples qui fait subir chaque
+jour à chaque fait de si grandes mutations.
+</p>
+
+<p>
+Cette liberté, les anciens la portaient
+dans l’histoire même; ils n’y voulaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span>
+voir que la marche générale et le large
+mouvement des sociétés et des nations,
+et, sur ces grands fleuves déroulés dans
+un cours bien distinct et bien pur, ils
+jetaient quelques figures colossales,
+symboles d’un grand caractère et d’une
+haute pensée. On pourrait presque calculer
+géométriquement que, soumise à
+la double composition de l’opinion et
+de l’écrivain, leur histoire nous arrive
+de troisième main et éloignée de deux
+degrés de la vérité du fait.
+</p>
+
+<p>
+C’est qu’à leurs yeux l’Histoire aussi
+était une œuvre de l’Art; et, pour avoir
+méconnu que c’est là sa nature, le
+monde chrétien tout entier a encore à
+désirer un monument historique pareil
+à ceux qui dominent l’ancien monde et
+consacrent la mémoire de ses destinées,
+comme ses pyramides, ses obélisques,
+ses pylônes et ses portiques dominent
+encore la terre qui lui fut connue, et y
+consacrent la grandeur antique.
+</p>
+
+<p>
+Si donc nous trouvons partout les
+traces de ce penchant à déserter le
+<span class='smcap'>POSITIF</span>, pour apporter l’<span class='smcap'>IDÉAL</span> jusque dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span>
+les annales, je crois qu’à plus forte
+raison l’on doit s’abandonner à une
+grande indifférence de la réalité historique
+pour juger les œuvres dramatiques,
+poèmes, romans ou tragédies,
+qu’empruntent à l’histoire des personnages
+mémorables. L’<span class='smcap'>ART</span> ne doit jamais
+être considéré que dans ses rapports
+avec sa <span class='smcap'>BEAUTÉ IDÉALE</span>. Il faut le dire, ce
+qu’il y a de <span class='smcap'>VRAI</span> n’est que secondaire,
+c’est seulement une illusion de plus
+dont il s’embellit, un de nos penchants
+qu’il caresse. Il pourrait s’en passer,
+car la <span class='smcap'>VÉRITÉ</span> dont il doit se nourrir est
+la <i>vérité d’observation sur la nature
+humaine, et non l’authenticité du fait</i>.
+Les noms des personnages ne font rien
+à la chose.
+</p>
+
+<p>
+L’<i>Idée</i> est tout. Le nom propre n’est
+rien que l’exemple et la preuve de
+l’idée.
+</p>
+
+<p>
+Tant mieux pour la mémoire de ceux
+que l’on choisit pour représenter des
+idées philosophiques ou morales; mais,
+encore une fois, la question n’est pas
+là: l’imagination fait d’aussi belles
+<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span>
+choses sans eux; elle est une puissance
+toute créatrice; les êtres fabuleux
+qu’elle anime sont doués de vie autant
+que les êtres réels qu’elle ranime. Nous
+croyons à Othello comme à Richard III,
+dont le monument est à Westminster;
+à Lovelace et à Clarisse autant qu’à
+Paul et à Virginie, dont les tombes sont
+à l’île de France. C’est du même œil
+qu’il faut voir jouer ses personnages et
+ne demander à la <span class='smcap'>MUSE</span> que sa <span class='smcap'>VÉRITÉ</span>
+plus belle que le <span class='smcap'>VRAI</span>; soit que, rassemblant
+les traits d’un <span class='smcap'>CARACTÈRE</span> épars
+dans mille individus complets, elle en
+compose un <span class='smcap'>TYPE</span> dont le nom seul est
+imaginaire; soit qu’elle aille choisir
+sous leur tombe et toucher de sa
+chaîne galvanique les morts dont on sait
+de grandes choses, les force à se lever
+encore et les traîne, tout éblouis, au
+grand jour, où dans le cercle qu’a tracé
+cette fée ils reprennent à regret leurs
+passions d’autrefois et recommencent
+par-devant leurs neveux le triste drame
+de la vie.
+</p>
+
+<p class="right10">
+Écrit en 1827.
+</p>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_025.jpg">
+ <img src='images/illus_025-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+</div>
+</div>
+
+<p class="xxlarge center noindent newpage">
+CINQ-MARS
+</p>
+
+<hr class="c50" />
+
+<h2 id="chap_1" class="no-break">
+CHAPITRE PREMIER
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES ADIEUX
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="i0">Fare thee well, and if for ever,<br /></span>
+<span class="i0">Still for ever fare thee well.</span>
+</div>
+
+<p class="sig" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="smcap">Lord Byron.</span>
+</p>
+
+<p>
+Adieu! et, si c’est pour toujours,
+pour toujours encore adieu...
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Connaissez-vous cette contrée que l’on
+a surnommée le jardin de la France, ce
+pays où l’on respire un air si pur dans
+des plaines verdoyantes arrosées par un
+grand fleuve? Si vous avez traversé, dans
+les mois d’été, la belle Touraine, vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span>
+aurez longtemps suivi la Loire paisible
+avec enchantement, vous aurez regretté
+de ne pouvoir déterminer, entre les
+deux rives, celle où vous choisiriez votre
+demeure, pour y oublier les hommes
+auprès d’un être aimé. Lorsque l’on
+accompagne le flot jaune et lent du beau
+fleuve, on ne cesse de perdre ses regards
+dans les riants détails de la rive droite.
+Des vallons peuplés de jolies maisons
+blanches qu’entourent des bosquets, des
+coteaux jaunis par les vignes ou blanchis
+par les fleurs du cerisier, de vieux murs
+couverts de chèvrefeuilles naissants, des
+jardins de roses d’où sort tout à coup une
+tour élancée, tout rappelle la fécondité
+de la terre ou l’ancienneté de ses monuments,
+et tout intéresse dans les œuvres
+de ses habitants industrieux. Rien ne
+leur a été inutile: il semble que, dans leur
+amour d’une aussi belle patrie, seule
+province de France que n’occupa jamais
+l’étranger, ils n’aient pas voulu perdre le
+moindre espace de son terrain, le plus
+léger grain de son sable. Vous croyez que
+cette vieille tour démolie n’est habitée
+<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span>
+que par les oiseaux hideux de la nuit?
+Non. Au bruit de vos chevaux, la tête
+riante d’une jeune fille sort du lierre
+poudreux, blanchi sous la poussière de la
+grande route; si vous gravissez un coteau
+hérissé de raisins, une petite fumée
+vous avertit tout à coup qu’une cheminée
+est à vos pieds; c’est que le rocher
+même est habité, et que des familles de
+vignerons respirent dans ces profonds
+souterrains, abritées dans la nuit par
+la terre nourricière qu’elles cultivent laborieusement
+pendant le jour. Les bons
+Tourangeaux sont simples comme leur
+vie, doux comme l’air qu’ils respirent,
+et forts comme le sol qu’ils fertilisent. On
+ne voit sur leurs traits bruns ni la froide
+immobilité du Nord, ni la vivacité grimacière
+du Midi; leur visage a, comme
+leur caractère, quelque chose de la candeur
+du vrai peuple de saint Louis;
+leurs cheveux châtains sont encore longs
+et arrondis autour des oreilles comme
+les statues de pierre de nos vieux rois;
+leur langage est le plus pur français,
+sans lenteur, sans vitesse, sans accent;
+<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span>
+le berceau de la langue est là, près du
+berceau de la monarchie.
+</p>
+
+<p>
+Mais la rive gauche de la Loire se
+montre plus sérieuse dans ses aspects:
+ici c’est Chambord que l’on aperçoit de
+loin, et qui, avec ses dômes bleus et ses
+petites coupoles, ressemble à une grande
+ville de l’Orient; là c’est Chanteloup,
+suspendant au milieu de l’air son élégante
+pagode. Non loin de ces palais un
+bâtiment plus simple attire les yeux du
+voyageur par sa position magnifique et
+sa masse imposante; c’est le château
+de Chaumont. Construit sur la colline
+la plus élevée du rivage de la Loire, il encadre
+ce large sommet avec ses hautes
+murailles et ses énormes tours; de longs
+clochers d’ardoise les élèvent aux yeux,
+et donnent à l’édifice cet air de couvent,
+cette forme religieuse de tous nos vieux
+châteaux, qui imprime un caractère plus
+grave aux paysages de la plupart de nos
+provinces. Des arbres noirs et touffus
+entourent de tous côtés cet ancien manoir,
+et de loin ressemblent à ces plumes
+qui environnaient le chapeau du roi
+<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span>
+Henri; un joli village s’étend au pied du
+mont, sur le bord de la rivière, et l’on
+dirait que ses maisons blanches sortent
+du sable doré; il est lié au château qui
+le protège par un étroit sentier qui circule
+dans le rocher; une chapelle est au
+milieu de la colline; les seigneurs descendaient
+et les villageois montaient à
+son autel: terrain d’égalité, placé comme
+une ville neutre entre la misère et la
+grandeur qui se sont trop souvent fait
+la guerre.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que, dans une matinée du
+mois de juin 1639, la cloche du château
+ayant sonné à midi, selon l’usage,
+le dîner de la famille qui l’habitait, il
+se passa dans cette antique demeure des
+choses qui n’étaient pas habituelles. Les
+nombreux domestiques remarquèrent
+qu’en disant la prière du matin à toute la
+maison assemblée, la maréchale d’Effiat
+avait parlé d’une voix moins assurée et
+les larmes dans les yeux, qu’elle avait
+paru vêtue d’un deuil plus austère que de
+coutume. Les gens de la maison et les
+Italiens de la duchesse de Mantoue, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span>
+s’était alors retirée momentanément à
+Chaumont, virent avec surprise des préparatifs
+de départ se faire tout à coup. Le
+vieux domestique du maréchal d’Effiat,
+mort depuis six mois, avait repris ses
+bottes qu’il avait juré précédemment
+d’abandonner pour toujours. Ce brave
+homme, nommé Grandchamp, avait suivi
+partout le chef de la famille dans les
+guerres et dans ses travaux de finance; il
+avait été son écuyer dans les unes et son
+secrétaire dans les autres; il était revenu
+d’Allemagne, depuis peu de temps,
+apprendre à la mère et aux enfants la
+mort du maréchal, dont il avait reçu les
+derniers soupirs à Luzzelstein; c’était un
+de ces fidèles serviteurs dont les modèles
+sont devenus trop rares en France, qui
+souffrent des malheurs de la famille et
+se réjouissent de ses joies, désirent
+qu’il se forme des mariages pour avoir
+à élever de jeunes maîtres, grondent les
+enfants et quelquefois les pères, s’exposent
+à la mort pour eux, les servent
+sans gages dans les révolutions, travaillent
+pour les nourrir, et, dans les temps
+<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span>
+prospères, les suivent partout et disent:
+«Voilà nos vignes» en revenant au château.
+Il avait une figure sévère très
+remarquable, un teint fort cuivré, des
+cheveux gris argentés et dont quelques
+mèches, encore noires comme ses sourcils
+épais, lui donnaient un air dur au premier
+aspect; mais un regard pacifique adoucissait
+cette première impression. Cependant
+le son de sa voix était rude. Il
+s’occupait beaucoup ce jour-là de hâter
+le dîner, et commandait à tous les gens
+du château, vêtus de noir comme lui.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, disait-il, dépêchez-vous de
+servir, pendant que Germain, Louis et
+Etienne vont seller leurs chevaux;
+M. Henri et nous, il faut que nous soyons
+loin d’ici à huit heures du soir. Et vous,
+messieurs les Italiens, avez-vous averti
+votre jeune princesse? Je gage qu’elle
+est allée lire avec ses dames au bout du
+parc ou sur le bord de l’eau. Elle
+arrive toujours après le premier service,
+pour faire lever tout le monde
+de table.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher Grandchamp, dit à
+<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span>
+voix basse une jeune femme de chambre
+qui passait et s’arrêta, ne faites pas
+songer à la duchesse; elle est bien triste
+et je crois qu’elle restera dans son appartement.
+<i lang="la" xml:lang="la">Sancta Maria!</i> je vous plains de
+voyager aujourd’hui, partir un vendredi,
+le treize du mois, et le jour de saint
+Gervais et saint Protais, le jour des deux
+martyrs. J’ai dit mon chapelet toute la
+matinée pour M. de Cinq-Mars; mais en
+vérité je n’ai pu m’empêcher de songer à
+tout ce que je vous dis; ma maîtresse
+y pense aussi bien que moi, toute
+grande dame qu’elle est; ainsi n’ayez
+pas l’air d’en rire.
+</p>
+
+<p>
+En disant cela, la jeune Italienne se
+glissa comme un oiseau à travers la
+grande salle à manger, et disparut dans
+un corridor, effrayée de voir ouvrir les
+doubles battants des grandes portes du
+salon.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp s’était à peine aperçu
+de ce qu’elle avait dit, et semblait ne
+s’occuper que des apprêts du dîner; il
+remplissait les devoirs importants de
+maître d’hôtel, et jetait le regard le plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span>
+sévère sur les domestiques, pour voir
+s’ils étaient tous à leur poste, se plaçant
+lui-même derrière la chaise du fils
+aîné de la maison, lorsque tous les habitants
+du château entrèrent successivement
+dans la salle: onze personnes,
+hommes et femmes, se placèrent à table.
+La maréchale avait passé la dernière,
+donnant le bras à un beau vieillard vêtu
+magnifiquement, qu’elle fit placer à sa
+gauche. Elle s’assit dans un grand fauteuil
+doré, au milieu de la table, dont
+la forme était un carré long. Un autre
+siège un peu plus orné était à sa droite,
+mais il resta vide. Le jeune marquis
+d’Effiat, placé en face de sa mère, devait
+l’aider à faire les honneurs; il n’avait pas
+plus de vingt ans, et son visage était
+assez insignifiant; beaucoup de gravité et
+des manières distinguées annonçaient
+pourtant un naturel sociable, mais rien
+de plus. Sa jeune sœur de quatorze ans,
+deux gentilshommes de la province, trois
+jeunes seigneurs italiens de la suite de
+Marie de Gonzague (duchesse de Mantoue),
+une demoiselle de compagnie, gouvernante
+<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span>
+de la jeune fille du maréchal,
+et un abbé du voisinage, vieux et fort
+sourd, composaient l’assemblée. Une
+place, à la gauche du fils aîné, restait
+vacante encore.
+</p>
+
+<p>
+La maréchale, avant de s’asseoir, fit
+le signe de la croix et dit le <i>Benedicite</i> à
+haute voix: tout le monde y répondit en
+faisant le signe entier, ou sur la poitrine
+seulement. Cet usage s’est conservé en
+France dans beaucoup de familles jusqu’à
+la révolution de 1789; quelques-unes l’ont
+encore, mais plus en province qu’à Paris,
+et non sans quelque embarras et quelque
+phrase préliminaire sur le bon temps,
+accompagnées d’un sourire d’excuse,
+quand il se présente un étranger: car il
+est trop vrai que le bien a aussi sa rougeur.
+</p>
+
+<p>
+La maréchale était une femme d’une
+taille imposante, dont les yeux grands
+et bleus étaient d’une beauté remarquable.
+Elle ne paraissait pas encore
+avoir atteint quarante-cinq ans; mais,
+abattue par le chagrin, elle marchait
+avec lenteur et ne parlait qu’avec peine,
+<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span>
+fermant les yeux et laissant tomber sa
+tête sur sa poitrine pendant un moment,
+lorsqu’elle avait été forcée d’élever la
+voix. Alors sa main, appuyée sur son sein
+montrait qu’elle y ressentait une vive
+douleur. Aussi vit-elle avec satisfaction
+que le personnage placé à sa gauche,
+s’emparant, sans en être prié par personne,
+du dé de la conversation, le tint
+avec un sang-froid imperturbable pendant
+tout le repas. C’était le vieux maréchal
+de Bassompierre; il avait conservé
+sous ses cheveux blancs un air de vivacité
+et de jeunesse fort étrange à voir; ses
+manières nobles et polies avaient quelque
+chose d’une galanterie surannée comme
+son costume, car il portait une fraise à la
+Henri IV et les manches tailladées à la
+manière du dernier règne, ridicule impardonnable
+aux yeux des <i>beaux</i> de la
+cour. Cela ne nous paraît pas plus singulier
+qu’autre chose à présent; mais il
+est convenu que dans chaque siècle on rira
+de l’habitude de son père, et je ne vois
+guère que les Orientaux qui ne soient
+pas attaqués de ce mal.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span>
+L’un des gentilshommes italiens avait
+à peine fait une question au maréchal
+sur ce qu’il pensait de la manière dont
+le Cardinal traitait la fille du duc de
+Mantoue, que celui-ci s’écria dans son
+langage familier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh corbleu! monsieur, à qui parlez-vous?
+Puis-je rien comprendre à ce régime
+nouveau sous lequel vit la France?
+Nous autres, vieux compagnons d’armes
+du feu roi, nous entendons mal la langue
+que parle la cour nouvelle, et elle ne
+sait plus la nôtre. Que dis-je? on n’en
+parle aucune dans ce triste pays, car
+tout le monde s’y tait devant le Cardinal;
+cet orgueilleux petit vassal nous regarde
+comme de vieux portraits de famille
+et de temps en temps il en retranche
+la tête; mais la devise y reste toujours,
+heureusement. N’est-il pas vrai, mon
+cher Puy-Laurens?
+</p>
+
+<p>
+Ce convive était à peu près du même
+âge que le maréchal; mais plus grave
+et plus circonspect que lui, il répondit
+quelques mots vagues, et fit un signe à
+son contemporain pour lui faire remarquer
+<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span>
+l’émotion désagréable qu’il avait
+fait éprouver à la maîtresse de la maison
+en lui rappelant la mort récente de
+son mari et en parlant ainsi du ministre
+son ami; mais ce fut en vain, car Bassompierre,
+content du signe de demi-approbation,
+vida d’un trait un fort
+grand verre de vin, remède qu’il vante
+dans ses Mémoires comme parfait contre
+la peste et la réserve, et, se penchant
+en arrière pour en recevoir un autre de
+son écuyer, s’établit plus carrément que
+jamais sur sa chaise et dans ses idées
+favorites.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, nous sommes tous de trop ici;
+je le dis l’autre jour à mon cher duc de
+Guise, qu’ils ont ruiné. On compte les
+minutes qui nous restent à vivre, et l’on
+secoue notre sablier pour le hâter.
+Quand M. le Cardinal-duc voit dans un
+coin trois ou quatre de nos grandes
+figures qui ne quittaient pas les côtés
+du feu roi, il sent bien qu’il ne peut
+pas mouvoir ces statues de fer, et qu’il
+y fallait la main du grand homme; il
+passe vite et n’ose pas se mêler à nous,
+<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span>
+qui ne le craignons pas. Il croit toujours
+que nous conspirons, et, à l’heure
+qu’il est, on dit qu’il est question de
+me mettre à la Bastille.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! monsieur le maréchal, qu’attendez-vous
+pour partir? dit l’Italien; je
+ne vois que la Flandre qui vous puisse
+être un abri.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monsieur, vous ne me connaissez
+guère; au lieu de fuir, j’ai été
+trouver le roi avant son départ, et je
+lui ai dit que c’était afin qu’on n’eût
+pas la peine de me chercher, et que si
+je savais où il veut m’envoyer, j’irais
+moi-même sans qu’on m’y menât. Il
+a été aussi bon que je m’y attendais, et
+m’a dit: «Comment, vieil ami, aurais-tu
+la pensée que je le voulusse faire? Tu
+sais bien que je t’aime.»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher maréchal, je vous
+fais compliment, dit madame d’Effiat
+d’une voix douce; je reconnais la bonté
+du roi à ce mot-là: il se souvient de la
+tendresse que le roi son père avait pour
+vous: il me semble même qu’il vous a
+accordé tout ce que vous vouliez pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span>
+les vôtres, ajouta-t-elle avec insinuation,
+pour le remettre dans la voie de
+l’éloge et le tirer du mécontentement
+qu’il avait entamé si hautement.
+</p>
+
+<p>
+—Certes, madame, reprit-il, personne
+ne sait mieux reconnaître ses vertus
+que François de Bassompierre; je lui
+serai fidèle jusqu’à la fin, parce que je
+me suis donné corps et biens à son père
+dans un bal; et je jure que, de mon
+consentement du moins, personne de
+ma famille ne manquera à son devoir
+envers le roi de France. Quoique les
+<i>Bestein</i> soient étrangers et Lorrains, mordieu!
+une poignée de main de Henri IV
+nous a conquis pour toujours: ma plus
+grande douleur a été de voir mon frère
+mourir au service de l’Espagne, et je
+viens d’écrire à mon neveu que je le
+déshériterais s’il passait à l’empereur,
+comme le bruit en a couru.
+</p>
+
+<p>
+Un des gentilshommes, qui n’avait rien
+dit encore, et que l’on pouvait remarquer
+à la profusion des nœuds de rubans et
+d’aiguillettes qui couvraient son habit,
+et à l’ordre de Saint-Michel dont le
+<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span>
+cordon noir ornait son cou, s’inclina
+en disant que c’était ainsi que tout
+sujet fidèle devait parler.
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, monsieur de Launay, vous
+vous trompez fort, dit le maréchal, en
+qui revint le souvenir de ses ancêtres;
+les gens de notre sang sont sujets par
+le cœur, car Dieu nous a fait naître tout
+aussi bien seigneurs de nos terres que
+le roi l’est des siennes. Quand je suis
+venu en France, c’était pour me promener,
+et suivi de mes gentilshommes
+et de mes pages. Je m’aperçois que
+plus nous allons, plus on perd cette
+idée, et surtout à la cour. Mais voilà un
+jeune homme qui arrive bien à propos
+pour m’entendre.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit, en effet, et l’on vit
+entrer un jeune homme d’une assez
+belle taille; il était pâle, ses cheveux
+étaient bruns, ses yeux noirs, son air
+triste et insouciant: c’était Henri d’Effiat,
+marquis de <span class='smcap'>Cinq-Mars</span> (nom tiré
+d’une terre de famille); son costume et
+son manteau court étaient noirs; un
+collet de dentelle tombait de son cou
+<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span>
+jusqu’au milieu de sa poitrine; de
+petites bottes fortes très évasées et ses
+éperons faisaient assez de bruit sur les
+dalles du salon pour qu’on l’entendît
+venir de loin. Il marcha droit à la maréchale
+d’Effiat en la saluant profondément,
+et lui baisa la main.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! Henri, lui dit-elle, vos
+chevaux sont-ils prêts? A quelle heure
+partez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Après le dîner, sur-le-champ, madame,
+si vous permettez, dit-il à sa mère
+avec le cérémonieux respect du temps.
+</p>
+
+<p>
+Et, passant derrière elle, il fut saluer
+M. de Bassompierre, avant de s’asseoir
+à la gauche de son frère aîné.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le maréchal tout en
+dînant de fort bon appétit, vous allez
+partir, mon enfant; vous allez à la cour;
+c’est un terrain glissant aujourd’hui. Je
+regrette pour vous qu’il ne soit pas resté
+ce qu’il était. La cour autrefois n’était
+autre chose que le salon du roi, où il
+recevait ses amis naturels; les nobles
+des grandes maisons, ses pairs, qui
+lui faisaient visite pour lui montrer leur
+<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span>
+dévouement et leur amitié, jouaient leur
+argent avec lui et l’accompagnaient dans
+ses parties de plaisir, mais ne recevaient
+rien de lui que la permission de
+conduire leurs vassaux se faire casser
+la tête avec eux pour son service. Les
+honneurs que recevait un homme de
+qualité ne l’enrichissaient guère, car il
+les payait de sa bourse; j’ai vendu une
+terre à chaque grade que j’ai reçu; le
+titre de colonel général des Suisses m’a
+coûté quatre cent mille écus, et le
+baptême du roi actuel me fit acheter
+un habit de cent mille francs.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pour le coup, vous conviendrez,
+dit en riant la maîtresse de la maison,
+que rien ne vous y forçait: nous avons
+entendu parler de la magnificence de
+votre habit de perles; mais je serais
+très fâchée qu’il fût encore de mode
+d’en porter de pareils.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame la marquise, soyez
+tranquille, ce temps de magnificence ne
+reviendra plus. Nous faisions des folies,
+sans doute, mais elles prouvaient notre
+indépendance; il est clair qu’alors on
+<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span>
+n’eût pas enlevé au roi des serviteurs
+que l’amour seul attachait à lui, et dont
+les couronnes de duc ou de marquis
+avaient autant de diamants que sa couronne
+fermée. Il est visible aussi que
+l’ambition ne pouvait s’emparer de toutes
+les classes, puisque de semblables dépenses
+ne pouvaient sortir que des
+mains riches, et que l’or ne vient que
+des mines. Les grandes maisons que
+l’on détruit avec tant d’acharnement
+n’étaient point ambitieuses, et souvent,
+ne voulant aucun emploi du gouvernement,
+tenaient leur place à la cour
+par leur propre poids, existaient de
+leur propre être, et disaient comme
+l’une d’elles: <i>Prince ne daigne, Rohan je
+suis</i>. Il en était de même de toute
+famille noble à qui sa noblesse suffisait,
+et que le roi relevait lui-même en écrivant
+à l’un de mes amis: <i>L’argent n’est
+pas chose commune entre gentilshommes
+comme vous et moi</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, monsieur le maréchal, interrompit
+froidement et avec beaucoup de
+politesse M. de Launay, qui peut-être
+<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span>
+avait dessein de l’échauffer, cette indépendance
+a produit aussi bien des
+guerres civiles et des révoltes comme
+celles de M. de Montmorency.
+</p>
+
+<p>
+—Corbleu, monsieur, je ne puis
+entendre parler ainsi! dit le fougueux
+maréchal en sautant sur son fauteuil.
+Ces révoltes et ces guerres, monsieur,
+n’ôtaient rien aux lois fondamentales
+de l’Etat et ne pouvaient pas plus renverser
+le trône que ne le ferait un duel.
+De tous ces grands chefs de parti il n’en
+est pas un qui n’eût mis sa victoire aux
+pieds du roi s’il eût réussi, sachant
+bien que tous les autres seigneurs aussi
+grands que lui l’eussent abandonné
+ennemi du souverain légitime. Nul ne
+s’est armé que contre une faction et
+non contre l’autorité souveraine, et,
+cet accident détruit, tout fût rentré
+dans l’ordre. Mais qu’avez-vous fait en
+nous écrasant? Vous avez cassé les bras
+du trône et ne mettrez rien à leur place.
+Oui, je n’en doute plus à présent, le
+Cardinal-duc accomplira son dessein en
+entier, la grande noblesse quittera et
+<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span>
+perdra ses terres, et, cessant d’être la
+grande propriété, cessera d’être une
+puissance; la cour n’est déjà plus
+qu’un palais où l’on sollicite: elle
+deviendra plus tard une antichambre,
+quand elle ne se composera plus que
+des gens de la suite du roi; les grands
+noms commenceront par ennoblir des
+charges viles; mais, par une terrible
+réaction, ces charges finiront par avilir
+les grands noms. Etrangère à ses foyers,
+la Noblesse ne sera plus rien que par
+les emplois qu’elle aura reçus, et si les
+peuples, sur lesquels elle n’aura plus
+d’influence, veulent se révolter...
+</p>
+
+<p>
+—Que vous êtes sinistre aujourd’hui,
+maréchal! interrompit la marquise. J’espère
+que ni moi ni mes enfants ne
+verrons ces temps-là. Je ne reconnais
+plus votre caractère enjoué à toute cette
+politique; je m’attendais à vous entendre
+donner des conseils à mon fils. Eh bien!
+Henri, qu’avez-vous donc? Vous êtes
+bien distrait!
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, les yeux attachés sur la
+grande croisée de la salle à manger,
+<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span>
+regardait avec tristesse le magnifique
+paysage qu’il avait sous les yeux. Le
+soleil était dans toute sa splendeur et
+colorait les sables de la Loire, les arbres
+et les gazons d’or et d’émeraude; le ciel
+était d’azur, les flots d’un jaune transparent,
+les îles d’un vert plein d’éclat;
+derrière leurs têtes arrondies, on voyait
+s’élever les grandes voiles latines des
+bateaux marchands comme une flotte en
+embuscade.—O nature, nature! se
+disait-il, belle nature, adieu. Bientôt
+mon cœur ne sera plus assez simple
+pour te sentir, et tu ne plairas plus
+qu’à mes yeux, ce cœur est déjà brûlé
+par une passion profonde, et le récit
+des intérêts des hommes y jette un
+trouble inconnu: il faut donc entrer
+dans ce labyrinthe; je m’y perdrai peut-être,
+mais pour Marie...
+</p>
+
+<p>
+Se réveillant alors au mot de sa mère,
+et craignant de montrer un regret trop
+enfantin de son beau pays et de sa
+famille:
+</p>
+
+<p>
+—Je songeais, madame, à la route
+que je vais prendre pour aller à Perpignan,
+<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span>
+et aussi à celle qui me ramènera
+chez vous.
+</p>
+
+<p>
+—N’oubliez pas de prendre celle de
+Poitiers et d’aller à Loudun voir votre
+ancien gouverneur, notre bon abbé
+Quillet; il vous donnera d’utiles conseils
+sur la cour, il est fort bien avec le duc
+de Bouillon; et, d’ailleurs, quand il ne
+vous serait pas très nécessaire, c’est une
+marque de déférence que vous lui devez
+bien.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc au siège de Perpignan
+que vous vous rendez, mon ami? répondit
+le vieux maréchal, qui commençait à
+trouver qu’il était resté bien longtemps
+dans le silence. Ah! c’est bien heureux
+pour vous. Peste! un siège! c’est un joli
+début: j’aurais donné bien des choses
+pour en faire un avec le feu roi à
+mon arrivée à sa cour; j’aurais mieux
+aimé m’y faire arracher les entrailles du
+ventre qu’à un tournoi, comme je
+fis. Mais on était en paix, et je fus obligé
+d’aller faire le coup de pistolet contre
+les Turcs avec le Rosworm des Hongrois,
+pour ne pas affliger ma famille
+<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span>
+par mon désœuvrement. Du reste, je
+souhaite que Sa Majesté vous reçoive
+d’une manière aussi aimable que son
+père me reçut. Certes, le roi est brave
+et bon; mais on l’a habitué malheureusement
+à cette froide étiquette espagnole
+qui arrête tous les mouvements du
+cœur; il contient lui-même et les autres
+par cet abord immobile et cet aspect
+de glace: pour moi, j’avoue que j’attends
+toujours l’instant du dégel, mais en
+vain. Nous étions accoutumés à d’autres
+manières par ce spirituel et simple
+Henri, et nous avions du moins la
+liberté de lui dire que nous l’aimions.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, les yeux fixés sur ceux
+de Bassompierre, comme pour se contraindre
+lui-même à faire attention à
+ses discours, lui demanda quelle était
+la manière de parler du feu roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vive et franche, dit-il. Quelques
+temps après mon arrivée en France,
+je jouais avec lui et la duchesse de
+Beaufort, à Fontainebleau; car il voulait,
+disait-il, me gagner mes pièces d’or et
+mes belles portugalaises. Il me demanda
+<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span>
+ce qui m’avait fait venir dans ce pays.
+«Ma foi, sire, lui dis-je franchement,
+je ne suis point venu à dessein de
+m’embarquer à votre service, mais bien
+pour passer quelque temps à votre cour,
+et de là à celle d’Espagne; mais vous
+m’avez tellement charmé que, sans
+aller plus loin, si vous voulez de mon
+service, je m’y voue jusqu’à la mort.»
+Alors il m’embrassa et m’assura que je
+n’eusse pu trouver un meilleur maître,
+qui m’aimât plus; hélas! je l’ai bien
+éprouvé... et moi je lui ai tout sacrifié,
+jusqu’à mon amour, et j’aurais fait
+plus encore, s’il se pouvait faire plus
+que de renoncer à M<sup>lle</sup> de Montmorency.
+</p>
+
+<p>
+Le bon maréchal avait les yeux attendris;
+mais le jeune marquis d’Effiat et
+les Italiens, se regardant, ne purent
+s’empêcher de sourire en pensant
+qu’alors la princesse de Condé n’était
+rien moins que jeune et jolie. Cinq-Mars
+s’aperçut de ces signes d’intelligence, et
+rit aussi, mais d’un rire amer.—Est-il
+donc vrai, se disait-il, que les passions
+puissent avoir la destinée des modes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span>
+et que peu d’années puissent frapper du
+même ridicule un habit et un amour?
+Heureux celui qui ne survit pas à sa
+jeunesse, à ses illusions, et qui emporte
+dans la tombe tout son trésor!
+</p>
+
+<p>
+Mais, rompant encore avec effort le
+cours mélancolique de ses idées, et
+voulant que le bon maréchal ne lût rien
+de déplaisant sur le visage de ses
+hôtes:
+</p>
+
+<p>
+—On parlait donc alors avec beaucoup
+de liberté au roi Henri? dit-il.
+Peut-être aussi au commencement de son
+règne avait-il besoin d’établir ce ton-là;
+mais, lorsqu’il fut le maître, changea-t-il?
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, non, jamais notre grand
+roi ne cessa d’être le même jusqu’au
+dernier jour; il ne rougissait pas d’être
+un homme, et parlait à des hommes
+avec force et sensibilité. Eh! mon Dieu!
+je le vois encore embrassant le duc de
+Guise en carrosse, le jour même de sa
+mort; il m’avait fait une de ses spirituelles
+plaisanteries, et le duc lui dit:
+«Vous êtes à mon gré un des plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span>
+agréables hommes du monde, et notre
+destin portait que nous fussions l’un à
+l’autre; car, si vous n’eussiez été qu’un
+homme ordinaire, je vous aurais pris à
+mon service, à quelque prix que c’eût
+été; mais, puisque Dieu vous a fait naître
+un grand roi, il fallait bien que je
+fusse à vous.» Ah! grand homme! tu
+l’avais bien dit, s’écria Bassompierre,
+les larmes aux yeux, et peut-être un peu
+animé par les fréquentes rasades qu’il se
+versait: «<i>Quand vous m’aurez perdu,
+vous connaîtrez ce que je valais.</i>»
+</p>
+
+<p>
+Pendant cette sortie, les différents personnages
+de la table avaient pris des
+attitudes diverses, selon leurs rôles
+dans les affaires publiques. L’un des
+Italiens affectait de causer et de rire
+tout bas avec la jeune fille de la maréchale;
+l’autre prenait soin du vieux abbé
+sourd, qui, mettant une main derrière
+son oreille pour mieux entendre, était
+le seul qui eût l’air attentif; Cinq-Mars
+avait repris sa distraction mélancolique
+après avoir lancé le maréchal, comme
+on regarde ailleurs après avoir jeté une
+<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span>
+balle à la paume jusqu’à ce qu’elle revienne;
+son frère aîné faisait les honneurs
+de la table avec le même calme;
+Puy-Laurens regardait avec soin la maîtresse
+de la maison: il était tout au duc
+d’Orléans et craignait le Cardinal; pour
+la maréchale, elle avait l’air affligé et
+inquiet; souvent des mots rudes lui
+avaient rappelé ou la mort de son mari
+ou le départ de son fils; plus souvent
+encore elle avait craint pour Bassompierre
+lui-même qu’il ne se compromît, et
+l’avait poussé plusieurs fois en regardant
+M. de Launay, qu’elle connaissait peu,
+et qu’elle avait quelque raison de croire
+dévoué au premier ministre; mais avec
+un homme de ce caractère, de tels
+avertissements étaient inutiles; il eut
+l’air de n’y point faire attention; et, au
+contraire, écrasant ce gentilhomme de
+ses regards hardis et du son de sa voix,
+il affecta de se tourner vers lui et de lui
+adresser tout son discours. Pour celui-ci,
+il prit un air d’indifférence et de politesse
+consentante qu’il ne quitta pas
+jusqu’au moment où, les deux battants
+<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span>
+étant ouverts, on annonça <i>mademoiselle
+la duchesse de Mantoue</i>.
+</p>
+
+<p>
+Les propos que nous venons de transcrire
+longuement furent pourtant assez
+rapides, et le dîner n’était pas à la
+moitié quand l’arrivée de Marie de Gonzague
+fit lever tout le monde. Elle était
+petite, mais fort bien faite, et quoique
+ses yeux et ses cheveux fussent très
+noirs, sa fraîcheur était éblouissante
+comme la beauté de sa peau. La maréchale
+fit le geste de se lever pour son
+rang, et l’embrassa sur le front pour sa
+bonté et son bel âge.
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous avons attendue longtemps
+aujourd’hui, chère Marie, lui dit-elle
+en la plaçant près d’elle; vous me
+restez heureusement pour remplacer un
+de mes enfants qui part.
+</p>
+
+<p>
+La jeune duchesse rougit et baissa la
+tête et les yeux pour qu’on ne vît pas leur
+rougeur, et dit d’une voix timide:—Madame,
+il le faut bien, puisque vous
+remplacez ma mère auprès de moi. Et
+un regard fit pâlir Cinq-Mars à l’autre
+bout de la table.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span>
+Cette arrivée changea la conversation;
+elle cessa d’être générale, et chacun parla
+bas à son voisin. Le maréchal seul continuait
+à dire quelques mots de la magnificence
+de l’ancienne cour, et de ses
+guerres en Turquie, et des tournois, et
+de l’avarice de la cour nouvelle; mais,
+à son grand regret, personne ne relevait
+ses paroles, et on allait sortir de table,
+lorsque l’horloge ayant sonné deux
+heures, cinq chevaux parurent dans la
+grande cour: quatre seulement étaient
+montés par des domestiques en manteaux
+et bien armés; l’autre cheval, noir et très
+vif, était tenu en main par le vieux
+Grandchamp: c’était celui de son jeune
+maître.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Ah! s’écria Bassompierre,
+voilà notre cheval de bataille tout sellé
+et bridé; allons, jeune homme, il faut
+dire comme notre vieux Marot:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Adieu la Court, adieu les dames!<br /></span>
+<span class="i0">Adieu les filles et les femmes!<br /></span>
+<span class="i0">Adieu vous dy pour quelque temps;<br /></span>
+<span class="i0">Adieu vos plaisans passe-temps;<br /></span>
+<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span>
+<span class="i0">Adieu le bal, adieu la dance,<br /></span>
+<span class="i0">Adieu mesure, adieu cadance,<br /></span>
+<span class="i0">Tabourins, Hauts-bois, Violons,<br /></span>
+<span class="i0">Puisqu’à la guerre nous allons.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ces vieux vers et l’air du maréchal
+faisaient rire toute la table, hormis trois
+personnes.
+</p>
+
+<p>
+—Jésus-Dieu! il me semble, continua-t-il,
+que je n’ai que dix-sept ans
+comme lui; il va nous revenir tout
+brodé, madame; il faut laisser son fauteuil
+vacant.
+</p>
+
+<p>
+Ici tout à coup la maréchale pâlit,
+sortit de table en fondant en larmes,
+et tout le monde se leva avec elle: elle
+ne put faire que deux pas et retomba
+assise sur un autre fauteuil. Ses fils et sa
+fille et la jeune duchesse l’entourèrent
+avec une vive inquiétude et démêlèrent
+parmi des étouffements et des pleurs
+qu’elle voulait retenir: Pardon!... mes
+amis... c’est une folie... un enfantillage...
+mais je suis si faible à présent,
+que je n’en ai pas été maîtresse. Nous
+étions treize à table, et c’est vous qui
+en avez été cause, ma chère duchesse.
+<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span>
+Mais c’est bien mal à moi d’avoir montré
+tant de faiblesse devant lui. Adieu,
+mon enfant, donnez-moi votre front à
+baiser, et que Dieu vous conduise!
+Soyez digne de votre nom et de votre
+père.
+</p>
+
+<p>
+Puis, comme a dit Homère, <i>riant sous
+les pleurs</i>, elle se leva en le poussant et
+disant:—Allons, que je vous voie à
+cheval, bel écuyer!
+</p>
+
+<p>
+Le silencieux voyageur baisa les mains
+de sa mère et la salua ensuite profondément:
+il s’inclina aussi devant la duchesse
+sans lever les yeux; puis, embrassant
+son frère aîné, serrant la main
+au maréchal et baisant le front de sa
+jeune sœur presque à la fois, il sortit et
+dans un instant fut à cheval. Tout le
+monde se mit aux fenêtres qui donnaient
+sur la cour, excepté madame d’Effiat, encore
+assise et souffrante.
+</p>
+
+<p>
+—Il part au galop; c’est bon signe,
+dit en riant le maréchal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Dieu! cria la jeune princesse
+en se retirant de la croisée.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce donc! dit la mère.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span>
+—Ce n’est rien, ce n’est rien, dit
+M. de Launay: le cheval de monsieur
+votre fils s’est abattu sous la porte, mais
+il l’a bientôt relevé de la main: tenez,
+le voilà qui salue de la route.
+</p>
+
+<p>
+—Encore un présage funeste! dit la
+marquise en se retirant dans ses appartements.
+</p>
+
+<p>
+Chacun l’imita en se taisant ou en parlant
+bas.
+</p>
+
+<p>
+La journée fut triste et le souper silencieux
+au château de Chaumont.
+</p>
+
+<p>
+Quand vinrent dix heures du soir, le
+vieux maréchal, conduit par son valet de
+chambre, se retira dans la tour du nord,
+voisine de la porte et opposée à la rivière.
+La chaleur était extrême; il ouvrit
+la fenêtre, et, s’enveloppant d’une vaste
+robe de soie, plaça un flambeau pesant
+sur une table et voulut rester seul. Sa
+croisée donnait sur la plaine, que la
+lune dans son premier quartier n’éclairait
+que d’une lumière incertaine; le ciel
+se chargeait de nuages épais, et tout disposait
+à la mélancolie. Quoique Bassompierre
+n’eût rien de rêveur dans le caractère,
+<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span>
+la tournure qu’avait prise le
+dîner lui revint à la mémoire, et il se
+mit à repasser en lui-même toute sa vie
+et les tristes changements que le nouveau
+règne y avait apportés, règne qui semblait
+avoir soufflé sur lui un vent d’infortune:
+la mort d’une sœur chérie, les
+désordres de l’héritier de son nom, les
+pertes de ses terres et de sa faveur, la
+fin récente de son ami le maréchal
+d’Effiat dont il occupait la chambre,
+toutes ces pensées lui arrachèrent un
+soupir involontaire; il se mit à la fenêtre
+pour respirer.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment il crut entendre du côté
+du bois la marche d’une troupe de
+chevaux; mais le vent qui vint à augmenter
+le dissuada de cette première pensée,
+et tout bruit cessant tout à coup, il l’oublia.
+Il regarda encore quelque temps
+tous les feux du château qui s’éteignirent
+successivement après avoir serpenté dans
+les ogives des escaliers et rôdé dans les
+cours et les écuries; retombant ensuite
+sur son grand fauteuil de tapisserie,
+le coude appuyé sur la table, il se livra
+<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span>
+profondément à ses réflexions; et bientôt
+après, tirant de son sein un médaillon
+qu’il y cachait suspendu à un ruban noir:—Viens,
+mon bon et vieux maître, viens,
+dit-il, viens causer avec moi comme tu
+fis si souvent; viens, grand roi, oublier
+ta cour pour le rire d’un ami véritable;
+viens, grand homme, me consulter sur
+l’ambitieuse Autriche; viens, inconstant
+chevalier, me parler de la bonhomie de
+ton amour et de la bonne foi de ton infidélité;
+viens, héroïque soldat, me crier
+encore que je t’offusque au combat; ah!
+que ne l’ai-je fait dans Paris! que n’ai-je
+reçu ta blessure! Avec ton sang, le
+monde a perdu les bienfaits de ton règne
+interrompu...
+</p>
+
+<p>
+Les larmes du maréchal troublaient la
+glace du large médaillon, et il les effaçait
+par de respectueux baisers, quand
+la porte, ouverte brusquement, le fit
+sauter sur son épée.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? cria-t-il dans sa surprise.
+Elle fut bien plus grande quand
+il reconnut M. de Launay, qui, le chapeau
+<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span>
+à la main, s’avança jusqu’à lui, et
+lui dit avec embarras:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le maréchal, c’est le cœur
+navré de douleur que je me vois forcé de
+vous dire que le roi m’a commandé de
+vous arrêter. Un carrosse vous attend
+à la grille avec trente mousquetaires
+de M. le Cardinal-duc.
+</p>
+
+<p>
+Bassompierre ne s’était point levé, et
+avait encore le médaillon dans la main
+gauche et l’épée dans l’autre main; il la
+tendit dédaigneusement à cet homme,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je sais que j’ai vécu trop
+longtemps, et c’est à quoi je pensais;
+c’est au nom de ce grand Henri que je
+remets paisiblement cette épée à son
+fils. Suivez-moi.
+</p>
+
+<p>
+Il accompagna ces mots d’un regard
+si ferme, que de Launay fut attéré et le
+suivit en baissant la tête, comme si lui-même
+eût été arrêté par le noble vieillard,
+qui, saisissant un flambeau, sortit
+de la cour et trouva toutes les portes
+ouvertes par des gardes à cheval, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span>
+avaient effrayé les gens du château, au
+nom du roi, et ordonné le silence. Le
+carrosse était préparé et partit rapidement,
+suivi de beaucoup de chevaux.
+Le maréchal, assis à côté de M. de Launay,
+commençait à s’endormir, bercé
+par le mouvement de la voiture, lorsqu’une
+voix forte cria au cocher: <i>Arrête!</i>
+et, comme il poursuivait, un coup de
+pistolet partit... Les chevaux s’arrêtèrent.—Je
+déclare, monsieur, que ceci
+se fait sans ma participation, dit Bassompierre.
+Puis, mettant la tête à la portière,
+il vit qu’il se trouvait dans un petit
+bois et un chemin trop étroit pour
+que les chevaux pussent passer à droite
+ou à gauche de la voiture, avantage très
+grand pour les agresseurs, puisque les
+mousquetaires ne pouvaient avancer;
+il cherchait à voir ce qui se passait,
+lorsqu’un cavalier, ayant à la main une
+longue épée dont il parait les coups que
+lui portait un garde, s’approcha de la
+portière en criant: <i>Venez, venez, monsieur
+le maréchal</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! c’est vous, étourdi d’Henri
+<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span>
+qui faites de ces escapades? Messieurs,
+messieurs, laissez-le, c’est un enfant.
+</p>
+
+<p>
+Et de Launay ayant crié aux mousquetaires
+de le quitter, on eut le temps de
+se reconnaître.
+</p>
+
+<p>
+—Et comment diable êtes-vous ici?
+reprit Bassompierre; je vous croyais à
+Tours, et même plus loin, si vous aviez
+fait votre devoir, et vous voilà revenu
+pour faire une folie?
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’était point pour vous que je revenais
+seul ici, c’est pour affaire secrète,
+dit Cinq-Mars plus bas; mais, comme
+je pense bien qu’on vous mène à la
+Bastille, je suis bien sûr que vous n’en
+direz rien; c’est le temple de la discrétion.
+Cependant, si vous aviez voulu,
+continua-t-il très haut, je vous aurais
+délivré de ces messieurs dans ce bois
+où un cheval ne pouvait remuer; à présent
+il n’est plus temps. Un paysan
+m’avait appris l’insulte faite à nous plus
+qu’à vous par cet enlèvement dans la
+maison de mon père.
+</p>
+
+<p>
+—C’est par ordre du roi, mon enfant,
+et nous devons respecter ses volontés;
+<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span>
+gardez cette ardeur pour son service;
+je vous en remercie cependant de bon
+cœur; touchez là, et laissez-moi continuer
+ce joli voyage.
+</p>
+
+<p>
+De Launay ajouta:—Il m’est permis
+d’ailleurs de vous dire, monsieur de
+Cinq-Mars, que je suis chargé par le roi
+même d’assurer monsieur le maréchal
+qu’il est fort affligé de ceci, mais que
+c’est de peur qu’on ne le porte à mal
+faire qu’il le prie de demeurer quelques
+jours à la Bastille<a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Bassompierre reprit en riant très haut:—Vous
+voyez, mon ami, comment on
+met les jeunes gens en tutelle; ainsi,
+prenez garde à vous.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, soit, partez donc, dit
+Henri, je ne ferai plus le chevalier
+errant pour les gens malgré eux. Et,
+rentrant dans le bois pendant que la
+voiture repartait au grand trot, il prit
+par des sentiers détournés le chemin
+du château.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut au pied de la tour de l’ouest
+<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span>
+qu’il s’arrêta. Il était seul en avant de
+Grandchamp et de sa petite escorte et
+ne descendit point de cheval; mais s’approchant
+du mur de manière à y coller
+sa botte, il souleva la jalousie d’une fenêtre
+du rez-de-chaussée, faite en forme
+de herse, comme on en voit encore dans
+quelques vieux bâtiments.
+</p>
+
+<p>
+Il était alors plus de minuit, et la
+lune s’était cachée. Tout autre que le
+maître de la maison n’eût jamais su
+trouver son chemin par une obscurité si
+grande. Les tours et les toits ne formaient
+qu’une masse noire qui se détachait
+à peine sur le ciel un peu plus
+transparent; aucune lumière ne brillait
+dans toute la maison endormie. Cinq-Mars,
+caché sous un chapeau à larges
+bords et un grand manteau, attendait
+avec anxiété.
+</p>
+
+<p>
+Qu’attendait-il? Qu’était-il venu chercher?
+un mot d’une voix qui se fit entendre
+très bas derrière la croisée:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce vous, monsieur de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! qui serait-ce? Qui reviendrait
+<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span>
+comme un malfaiteur toucher la
+maison paternelle sans y rentrer et sans
+dire encore adieu à sa mère? Qui reviendrait
+pour se plaindre du présent,
+sans rien attendre de l’avenir, si ce n’était
+moi?
+</p>
+
+<p>
+La voix douce se troubla, et il fut aisé
+d’entendre que des pleurs accompagnaient
+sa réponse:—Hélas! Henri, de
+quoi vous plaignez-vous? N’ai-je pas fait
+plus et bien plus que je ne devais? Est-ce
+ma faute si mon malheur a voulu qu’un
+prince souverain fût mon père? Peut-on
+choisir son berceau? et dit-on: «Je naîtrai
+bergère?» Vous savez bien quelle est
+toute l’infortune d’une princesse: on lui
+ôte son cœur en naissant, toute la terre
+est avertie de son âge, un traité la cède
+comme une ville, et elle ne peut jamais
+pleurer. Depuis que je vous connais, que
+n’ai-je pas fait pour me rapprocher du
+bonheur et m’éloigner des trônes! Depuis
+deux ans j’ai lutté en vain contre ma
+mauvaise fortune, qui me sépare de vous,
+et contre vous, qui me détournez de mes
+devoirs. Vous le savez bien, j’ai désiré
+<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span>
+qu’on me crût morte; que dis-je? j’ai
+presque souhaité des révolutions! J’aurais
+peut-être béni le coup qui m’eût ôté
+mon rang, comme j’ai remercié Dieu
+lorsque mon père fut renversé; mais la
+cour s’étonne, la reine me demande; nos
+rêves sont évanouis, Henri; notre sommeil
+a été trop long; réveillons-nous avec
+courage. Ne songez plus à ces deux belles
+années: oubliez tout pour ne plus
+vous souvenir que de notre grande résolution;
+n’ayez qu’une seule pensée, soyez
+ambitieux... ambitieux pour moi...
+</p>
+
+<p>
+—Faut-il donc oublier tout, ô Marie!
+dit Cinq-Mars avec douceur.
+</p>
+
+<p>
+Elle hésita...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, tout ce que j’ai oublié moi-même,
+reprit-elle. Puis un instant après,
+elle continua avec vivacité:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oubliez nos jours heureux, nos
+longues soirées et même nos promenades
+de l’étang et du bois; mais souvenez-vous
+de l’avenir; partez. Votre père
+était maréchal, soyez plus, connétable,
+prince. Partez, vous êtes jeune, noble,
+riche, brave, aimé...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span>
+—Pour toujours? dit Henri.
+</p>
+
+<p>
+—Pour la vie et l’éternité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars tressaillit, et, tendant la
+main, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! j’en jure par la Vierge
+dont vous portez le nom, vous serez à
+moi, Marie, ou ma tête tombera sur l’échafaud.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! que dites-vous! s’écria-t-elle
+en prenant sa main avec une main blanche
+qui sortit de la fenêtre. Non, vos
+efforts ne seront jamais coupables, jurez-le-moi;
+vous n’oublierez jamais que le
+roi de France est votre maître; aimez-le
+plus que tout, après celle pourtant qui
+vous sacrifiera tout et vous attendra en
+souffrant. Prenez cette petite croix d’or;
+mettez-la sur votre cœur, elle a reçu
+beaucoup de mes larmes. Songez que si
+jamais vous étiez coupable envers le roi,
+j’en verserais de bien plus amères. Donnez-moi
+cette bague que je vois briller à
+votre doigt. O Dieu! ma main et la vôtre
+sont toutes rouges de sang!
+</p>
+
+<p>
+—Qu’importe? il n’a pas coulé pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span>
+vous; n’avez-vous rien entendu il y a une
+heure?
+</p>
+
+<p>
+—Non; mais à présent n’entendez-vous
+rien vous-même?
+</p>
+
+<p>
+—Non, Marie, si ce n’est un oiseau de
+nuit sur la tour.
+</p>
+
+<p>
+—On a parlé de nous, j’en suis sûre.
+Mais d’où vient donc ce sang! Dites vite,
+et partez.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je pars; voici un nuage qui
+nous rend la nuit. Adieu, ange céleste,
+je vous invoquerai. L’amour a versé l’ambition
+dans mon cœur comme un poison
+brûlant; oui, je le sens pour la première
+fois, l’ambition peut être ennoblie par
+son but. Adieu, je vais accomplir ma
+destinée.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu! mais songez à la mienne.
+</p>
+
+<p>
+—Peuvent-elles se séparer?
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, s’écria Marie, que par la
+mort!
+</p>
+
+<p>
+—Je crains plus encore l’absence, dit
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu! je tremble; adieu! dit la
+voix chérie. Et la fenêtre s’abaissa lentement
+sur les deux mains encore unies.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_63' name='Page_63'>[63]</a></span>
+Cependant le cheval noir ne cessait
+de piaffer et de s’agiter en hennissant;
+son maître inquiet lui permit de partir
+au galop, et bientôt ils furent rendus
+dans la ville de Tours, que les clochers
+de Saint-Gatien annonçaient de loin.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux Grandchamp, non sans murmurer,
+avait attendu son jeune seigneur,
+et gronda de voir qu’il ne voulait pas se
+coucher. Toute l’escorte partit, et cinq
+jours après entra dans la vieille cité de
+Loudun en Poitou, silencieusement et
+sans événement.
+</p>
+
+<h2 id="chap_2">
+CHAPITRE II
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA RUE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Je m’avançais d’un pas pénible
+et mal assuré vers le but de ce
+convoi tragique.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <cite>Smarra</cite>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Ce règne dont nous vous voulons peindre
+quelques années, règne de faiblesse
+qui fut comme une éclipse de la couronne
+<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span>
+entre les splendeurs de Henri IV et de
+Louis le Grand, afflige les yeux qui le
+contemplent par quelques souillures sanglantes.
+Elles ne furent pas toutes l’œuvre
+d’un homme, de grands corps y prirent
+part. Il est triste de voir que, dans
+ce siècle encore désordonné, le clergé,
+pareil à une grande nation, eut sa populace,
+comme il eut sa noblesse, ses ignorants
+et ses criminels, comme ses savants
+et vertueux prélats. Depuis ce temps, ce
+qui lui restait de barbarie fut poli par le
+long règne de Louis XIV, et ce qu’il eut
+de corruption fut lavé dans le sang des
+martyrs qu’il offrit à la Révolution de
+1793. Ainsi, par une destinée toute particulière,
+perfectionné par la monarchie
+et la république, adouci par l’une, châtié
+par l’autre, il nous est arrivé ce qu’il
+est aujourd’hui, austère et rarement vicieux.
+</p>
+
+<p>
+Nous avons éprouvé le besoin de nous
+arrêter un moment à cette pensée avant
+d’entrer dans le récit des faits que nous
+offre l’histoire de ces temps, et, malgré
+cette consolante observation, nous n’avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span>
+pu nous empêcher d’écarter des
+détails trop odieux en gémissant encore
+sur ce qui reste de coupables actions,
+comme, en racontant la vie d’un vieillard
+vertueux, on pleure sur les emportements
+de sa jeunesse passionnée ou les
+penchants corrompus de son âge mûr.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque la cavalcade entra dans les
+rues étroites de Loudun, un bruit étrange
+s’y faisait entendre; elles étaient remplies
+d’une foule immense; les cloches de
+l’église et du couvent sonnaient de manière
+à faire croire à un incendie, et tout
+le monde, sans nulle attention aux voyageurs,
+se pressait vers un grand bâtiment
+attenant à l’église. Il était facile
+de distinguer sur les physionomies des
+traces d’impressions fort différentes et
+souvent opposées entre elles. Des groupes
+et des attroupements nombreux se formaient,
+le bruit des conversations y
+cessait tout à coup, et l’on n’y entendait
+plus qu’une voix qui semblait exhorter
+ou lire, puis des cris furieux mêlés de
+quelques exclamations pieuses s’élevaient
+de tous côtés; le groupe se dissipait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span>
+et l’on voyait que l’orateur était un
+capucin ou un récollet, qui, tenant à la
+main un crucifix de bois, montrait à la
+foule le grand bâtiment vers lequel elle
+se dirigeait.—<i>Jesus Marie!</i> s’écriait une
+vieille femme, qui aurait jamais cru que
+le malin esprit eût choisi notre bonne
+ville pour demeure?
+</p>
+
+<p>
+—Et que les bonnes Ursulines eussent
+été possédées? disait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—On dit que le démon qui agite la
+supérieure se nomme <i>Légion</i>, disait une
+troisième.
+</p>
+
+<p>
+—Que dites-vous, ma chère? interrompit
+une religieuse; il y en a sept dans
+son pauvre corps, auquel sans doute elle
+avait attaché trop de soin à cause de sa
+grande beauté; à présent, il est le réceptacle
+de l’enfer; M. le prieur des Carmes,
+dans l’exorcisme d’hier, a fait sortir de
+sa bouche le démon <i>Eazas</i>, et le révérend
+père Lactance a chassé aussi le démon
+<i>Beherit</i>. Mais les cinq autres n’ont pas
+voulu partir, et, quand les saints exorcistes,
+que Dieu soutienne! les ont sommés,
+en latin, de se retirer, ils ont dit
+<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span>
+qu’ils ne le feraient pas qu’ils n’eussent
+prouvé leur puissance, dont les huguenots
+et les hérétiques ont l’air de douter;
+et le démon <i>Elimi</i>, qui est le plus
+méchant, comme vous le savez, a prétendu
+qu’aujourd’hui il enlèverait la calotte
+de M. de Laubardemont, et la tiendrait
+suspendue en l’air pendant un
+<i>Miserere</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! sainte Vierge! reprenait la première,
+je tremble déjà de tout mon corps.
+Et quand je pense que j’ai été plusieurs
+fois demander des messes à ce magicien
+d’Urbain!
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, dit une jeune fille en se
+signant, moi qui me suis confessée à lui
+il y a dix mois, j’aurais été sûrement possédée
+sans la relique de sainte Geneviève
+que j’avais heureusement sous ma robe,
+et...
+</p>
+
+<p>
+—Et, sans reproche, Martine, interrompit
+une grosse marchande, vous étiez
+restée assez longtemps, pour cela, seule
+avec le beau sorcier.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, la belle, il y a maintenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span>
+un mois que vous seriez dépossédée, dit
+un jeune soldat qui vint se mêler au
+groupe en fumant sa pipe.
+</p>
+
+<p>
+La jeune fille rougit, et ramena sur sa
+jolie figure le capuchon de sa pelisse
+noire. Les vieilles femmes jetèrent un
+regard de mépris sur le soldat, et, comme
+elles se trouvaient alors près de la porte
+d’entrée encore fermée, elles reprirent
+leurs conversations avec plus de chaleur
+que jamais, voyant qu’elles étaient sûres
+d’entrer les premières; et, s’asseyant sur
+les bornes et les bancs de pierre, elles se
+préparèrent par leurs récits au bonheur
+qu’elles allaient goûter d’être spectatrices
+de quelque chose d’étrange, d’une
+apparition, ou au moins d’un supplice.
+</p>
+
+<p>
+—Est-il vrai, ma tante, dit la jeune
+Martine à la plus vieille, que vous ayez
+entendu parler les démons?
+</p>
+
+<p>
+—Vrai comme je vous vois, et tous
+les assistants en peuvent dire autant, ma
+nièce; c’est pour que votre âme soit édifiée
+que je vous ai fait venir avec moi
+aujourd’hui, ajouta-t-elle, et vous connaîtrez
+<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span>
+véritablement la puissance de
+l’esprit malin.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle voix a-t-il, ma chère tante?
+continua la jeune fille, charmée de réveiller
+une conversation qui détournait
+d’elle les idées de ceux qui l’entouraient.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’a pas d’autre voix que la voix
+même de la supérieure, à qui Notre-Dame
+fasse grâce. Cette pauvre jeune
+femme, je l’ai entendue hier bien longtemps:
+cela faisait peine de la voir se
+déchirer le sein et tourner ses pieds et
+ses bras en dehors et les réunir tout à
+coup derrière son dos. Quand le saint
+père Lactance est arrivé et a prononcé
+le nom d’Urbain Grandier, l’écume est
+sortie de sa bouche et elle a parlé latin
+comme si elle lisait la Bible. Aussi je n’ai
+pas bien compris, et je n’ai retenu que
+<i lang="la" xml:lang="la">Urbanus magicus rosas diabolica</i>; ce qui
+voulait dire que le magicien Urbain l’avait
+ensorcelée avec des roses que le
+diable lui avait données, et il est sorti
+de ses oreilles et de son cou des roses
+couleur de flamme, qui sentaient le
+soufre, au point que M. le lieutenant-criminel
+<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span>
+a crié que chacun ferait bien de
+fermer ses narines et ses yeux, parce que
+les démons allaient sortir.
+</p>
+
+<p>
+—Voyez-vous cela! crièrent d’une voix
+glapissante et d’un air de triomphe
+toutes les femmes assemblées en se tournant
+du côté de la foule, et particulièrement
+vers un groupe d’hommes habillés
+en noir, parmi lesquels se trouvait le
+jeune soldat qui les avait apostrophées
+en passant.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore ces vieilles folles qui
+se croient au sabbat, dit-il, et qui font
+plus de bruit que lorsqu’elles y arrivent à
+cheval sur un manche à balai.
+</p>
+
+<p>
+—Jeune homme, jeune homme, dit
+un bourgeois d’un air triste, ne faites
+pas de ces plaisanteries en plein air:
+le vent deviendrait de flamme pour
+vous, par le temps qu’il fait.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, je me moque bien de tous
+ces exorcistes, moi! reprit le soldat; je
+m’appelle Grand-Ferré, et il n’y en a
+pas beaucoup qui aient un goupillon
+comme le mien.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant la poignée de son sabre
+<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span>
+d’une main, il retroussa sa moustache
+blonde et regarda autour de lui en fronçant
+le sourcil; mais comme il n’aperçut
+dans la foule aucun regard qui cherchât
+à braver le sien, il partit lentement en
+avançant le pied gauche le premier, et
+se promena dans les rues étroites et
+noires avec cette insouciance d’un militaire
+qui débute, et un mépris profond
+pour tout ce qui ne porte pas son habit.
+</p>
+
+<p>
+Cependant huit ou dix habitants raisonnables
+de cette petite ville se promenaient
+ensemble et en silence à travers
+la foule agitée; ils semblaient consternés
+de cette étonnante et soudaine
+rumeur, et s’interrogeaient du regard à
+chaque nouveau spectacle de folie qui
+frappait leurs yeux. Ce mécontentement
+muet attristait les hommes du peuple et
+les nombreux paysans venus de leurs
+campagnes, qui tous cherchaient leur
+opinion dans les regards des propriétaires,
+leurs patrons pour la plupart;
+ils voyaient que quelque chose de fâcheux
+se préparait, et avaient recours
+au seul remède que puisse prendre le
+<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span>
+sujet ignorant et trompé, la résignation
+et l’immobilité.
+</p>
+
+<p>
+Néanmoins le paysan de France a
+dans le caractère certaine naïveté moqueuse
+dont il se sert avec ses égaux
+souvent, et toujours avec ses supérieurs.
+Il fait des questions embarrassantes
+pour le pouvoir, comme le sont celles de
+l’enfance pour l’âge mûr; il se rapetisse
+à l’infini, pour que celui qu’il interroge
+se trouve embarrassé dans sa propre
+élévation; il redouble de gaucherie dans
+les manières et de grossièreté dans les
+expressions, pour mieux voir le but
+secret de sa pensée; tout prend, malgré
+lui cependant, quelque chose d’insidieux
+et d’effrayant qui le trahit; et son
+sourire sardonique, et la pesanteur
+affectée avec laquelle il s’appuie sur son
+long bâton, indiquent trop à quelles
+espérances il se livre, et quel est le
+soutien sur lequel il compte.
+</p>
+
+<p>
+L’un des plus âgés s’avança suivi de
+dix ou douze jeunes paysans, ses fils et
+neveux; ils portaient tous le grand chapeau
+et cette blouse bleue, ancien habit
+<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span>
+des Gaulois, que le peuple de France
+met encore sur tous ses autres vêtements,
+et qui convient si bien à son climat
+pluvieux et à ses laborieux usages.
+Quand il fut à portée des personnages
+dont nous avons parlé, il ôta son chapeau,
+et toute sa famille en fit autant:
+on vit alors sa figure brune et son front
+nu et ridé, couronné de cheveux blancs
+fort longs; ses épaules étaient voûtées
+par l’âge et le travail. Il fut accueilli
+avec un air de satisfaction et presque
+de respect par un homme très grave
+du groupe noir, qui, sans se découvrir,
+lui tendit la main.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, mon père Guillaume Leroux,
+lui dit-il, vous aussi, vous quittez
+votre ferme de la Chênaie pour la ville
+quand ce n’est pas jour de marché?
+C’est comme si vos bons bœufs se
+dételaient pour aller à la chasse aux
+étourneaux, et abandonnaient le labourage
+pour voir forcer un pauvre lièvre.
+</p>
+
+<p>
+—Ma fine, monsieur le comte du
+Lude, reprit le fermier, quelquefois le
+lièvre se vient jeter devant iceux; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span>
+m’est advis qu’on veut nous jouer, et je
+v’nons voir un peu comment.
+</p>
+
+<p>
+—Brisons là, mon ami, reprit le
+comte; voici M. Fournier, l’avocat, qui
+ne vous trompera pas, car il s’est démis
+de sa charge de procureur du roi hier
+au soir, et dorénavant son éloquence
+ne servira plus qu’à sa noble pensée:
+vous l’entendrez peut-être aujourd’hui;
+mais je le crains autant pour lui que
+je le souhaite pour l’accusé.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, monsieur, la vérité est
+une passion pour moi, dit Fournier.
+</p>
+
+<p>
+C’était un jeune homme d’une extrême
+pâleur, mais dont le visage était plein
+de noblesse et d’expression; ses cheveux
+blonds, ses yeux bleus, mobiles et très
+clairs, sa maigreur et sa taille mince lui
+donnaient l’air d’être plus jeune qu’il
+n’était; mais son visage pensif et passionné
+annonçait beaucoup de supériorité,
+et cette maturité précoce de l’âme
+que donnent l’étude et l’énergie naturelle.
+Il portait un habit et un manteau
+noirs assez courts, à la mode du temps,
+et, sous son bras gauche, un rouleau
+<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span>
+de papiers, qu’en parlant il prenait et
+serrait convulsivement de la main droite,
+comme un guerrier en colère saisit le
+pommeau de son épée. On eût dit qu’il
+voulait le dérouler et en faire sortir la
+foudre sur ceux qu’il poursuivait de ses
+regards indignés. C’étaient trois capucins
+et un récollet qui passaient dans la
+foule.
+</p>
+
+<p>
+—Père Guillaume, poursuivit M. du
+Lude, pourquoi n’avez-vous amené que
+vos enfants mâles avec vous, et pourquoi
+ces bâtons?
+</p>
+
+<p>
+—Ma fine, monsieur, c’est que je
+n’aimerions pas que nos filles apprinsent
+à danser comme les religieuses; et puis,
+pa’ l’temps qui court, les garçons savons
+mieux se remuer que les femmes.
+</p>
+
+<p>
+—Ne nous <i>remuons</i> pas, mon vieux
+ami, croyez-moi, dit le comte, rangez-vous
+tous plutôt pour voir la procession
+qui vient à nous, et souvenez-vous
+que vous avez soixante et dix ans.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit le vieux père, tout
+en faisant ranger ses douze enfants
+comme des soldats, j’avons fait la guerre
+<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span>
+avec le feu roi Henri, et j’savons jouer
+du pistolet tout aussi bien que les <i>ligueux</i>
+faisiont. Et il branla la tête et
+s’assit sur une borne, son bâton noueux
+entre les jambes, ses mains croisées
+dessus et son menton à barbe blanche
+par-dessus ses mains. Là, il ferma à
+demi les yeux comme s’il se livrait tout
+entier à ses souvenirs d’enfance.
+</p>
+
+<p>
+On voyait avec étonnement son habit
+rayé comme du temps du roi béarnais, et
+sa ressemblance avec ce prince dans les
+derniers temps de sa vie, quoique ses
+cheveux eussent été privés par le poignard
+de cette blancheur que ceux du
+paysan avaient paisiblement acquise.
+Mais un grand bruit de cloches attira
+l’attention vers l’extrémité de la grande
+rue de Loudun.
+</p>
+
+<p>
+On voyait venir de loin une longue
+procession dont la bannière et les
+piques s’élevaient au-dessus de la foule
+qui s’ouvrit en silence pour examiner
+cet appareil à moitié ridicule et à moitié
+sinistre.
+</p>
+
+<p>
+Des archers, à barbe pointue, portant
+<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span>
+de larges chapeaux à plumes, marchaient
+d’abord sur deux rangs avec de
+longues hallebardes, puis, se partageant
+en deux files de chaque côté de la rue,
+renfermaient dans cette double ligne
+deux lignes pareilles de pénitents gris;
+du moins donnerons-nous ce nom, connu
+dans quelques provinces du midi de la
+France, à des hommes revêtus d’une
+longue robe de cette couleur, qui leur
+couvre entièrement la tête en forme de
+capuchon, et dont le masque de la
+même étoffe se termine en pointe sous
+le menton comme une longue barbe, et
+n’a que trois trous pour les yeux et le
+nez. On voit encore de nos jours quelques
+enterrements suivis et honorés par
+des costumes semblables, surtout dans
+les Pyrénées. Les pénitents de Loudun
+avaient des cierges énormes à la main,
+et leur marche lente, et leurs yeux qui
+semblaient flamboyants sous le masque,
+leur donnaient un air de fantômes qui
+attristait involontairement.
+</p>
+
+<p>
+Les murmures en sens divers commencèrent
+dans le peuple.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span>
+—Il y a bien des coquins cachés sous
+ce masque, dit un bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Et dont la figure est plus laide encore
+que lui, reprit un jeune homme.
+</p>
+
+<p>
+—Ils me font peur! s’écriait une
+jeune femme.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crains que pour ma bourse,
+répondit un passant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Jésus! voilà donc nos saints
+frères de la Pénitence, disait une vieille
+en écartant sa mante noire. Voyez-vous
+quelle bannière ils portent? quel bonheur
+qu’elle soit avec nous! certainement
+elle nous sauvera: voyez-vous
+dessus le diable dans les flammes, et
+un moine qui lui attache une chaîne
+au cou? Voici actuellement les juges qui
+viennent: ah! les honnêtes gens! voyez
+leurs robes rouges, comme elles sont
+belles! Ah! sainte Vierge! qu’on les a
+biens choisis!
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont les ennemis personnels
+du curé, dit tout bas le comte du Lude à
+l’avocat Fournier, qui prit une note.
+</p>
+
+<p>
+—Les reconnaissez-vous bien tous?
+continua la vieille en distribuant des
+<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span>
+coups de poing à ses voisines, et en
+pinçant le bras à ses voisins jusqu’au
+sang pour exciter leur attention: voici
+ce bon M. Mignon qui parle tout bas à
+messieurs les conseillers du présidial de
+Poitiers; que Dieu répande sa sainte
+bénédiction sur eux!
+</p>
+
+<p>
+—C’est Roatin, Richard et Chevalier,
+qui voulaient le faire destituer il y a un
+an, continuait à demi-voix M. du Lude
+au jeune avocat, qui écrivait toujours
+sous son manteau, entouré et caché par
+le groupe noir des bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! voyez, voyez, rangez-vous
+donc! voici M. Barré, le curé de Saint-Jacques
+de Chinon, dit la vieille.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un saint, dit un autre.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un hypocrite, dit une voix
+d’homme.
+</p>
+
+<p>
+—Voyez comme le jeûne l’a rendu
+maigre!
+</p>
+
+<p>
+—Comme les remords le rendent
+pâle!
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui qui fait fuir les diables.
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui qui les souffle.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_80' name='Page_80'>[80]</a></span>
+Ce dialogue fut interrompu par un
+cri général:—Qu’elle est belle!
+</p>
+
+<p>
+La supérieure des Ursulines s’avançait
+suivie de toutes ses religieuses; son
+voile blanc était relevé. Pour que le
+peuple pût voir les traits des possédées,
+on avait voulu que cela fût ainsi pour elle
+et six autres sœurs. Rien ne la distinguait
+dans son costume qu’un immense
+rosaire à grains noirs tombant de son
+cou à ses pieds, et se terminant par une
+croix d’or; mais la blancheur éclatante
+de son visage, que relevait encore la
+couleur brune de son capuchon, attirait
+d’abord tous les regards; ses yeux noirs
+semblaient porter l’empreinte d’une
+profonde et brûlante passion; ils étaient
+couverts par les arcs parfaits de deux
+sourcils que la nature avait dessinés
+avec autant de soin que les Circassiennes
+en mettent à les arrondir avec le pinceau;
+mais un léger pli entre eux deux
+révélait une agitation forte et habituelle
+dans les pensées. Cependant elle affectait
+un grand calme dans tous ses mouvements
+et dans tout son être; ses pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span>
+étaient lents et cadencés; ses deux
+belles mains étaient réunies, aussi
+blanches et aussi immobiles que celles
+des statues de marbre qui prient éternellement
+sur les tombeaux.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! remarquez-vous, ma tante, dit
+la jeune Martine, sœur Agnès et sœur
+Claire qui pleurent auprès d’elle?
+</p>
+
+<p>
+—Ma nièce, elles se désolent d’être
+la proie du démon.
+</p>
+
+<p>
+—Ou se repentent, dit la même
+voix d’homme, d’avoir joué le ciel.
+</p>
+
+<p>
+Cependant un silence profond s’établit
+partout, et nul mouvement n’agita
+le peuple; il sembla glacé tout à coup
+par quelque enchantement, lorsque à
+la suite des religieuses parut, au milieu
+des quatre pénitents qui le tenaient
+enchaîné, le curé de l’église de Sainte-Croix,
+revêtu de la robe du pasteur;
+la noblesse de son visage était remarquable
+et rien n’égalait la douceur de
+ses traits; sans affecter un calme insultant,
+il regardait avec bonté et semblait
+chercher à droite et à gauche s’il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span>
+rencontrerait pas le regard attendri d’un
+ami; il le rencontra, il le reconnut, et
+ce dernier bonheur d’un homme qui
+voit approcher son heure dernière ne lui
+fut pas refusé: il entendit même quelques
+sanglots; il vit des bras s’étendre
+vers lui, et quelques-uns n’étaient pas
+sans armes; mais il ne répondit à aucun
+signe; il baissa les yeux, ne voulant
+pas perdre ceux qui l’aimaient et leur
+communiquer par un coup d’œil la
+contagion de l’infortune. C’était Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup la procession s’arrêta à
+un signe du dernier homme qui la suivait
+et qui semblait commander à tous.
+Il était grand, sec, pâle, revêtu d’une
+longue robe noire, la tête couverte d’une
+calotte de même couleur; il avait la
+figure d’un Basile, avec le regard de
+Néron. Il fit signe aux gardes de
+l’entourer, voyant avec effroi le groupe
+noir dont nous avons parlé, et que
+les paysans se serraient de près pour
+l’écouter; les chanoines et les capucins
+se placèrent près de lui, et il prononça
+<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span>
+d’une voix glapissante ce singulier
+arrêt:
+</p>
+
+<p>
+«Nous, sieur de Laubardemont,
+maître des requêtes étant envoyé et
+subdélégué, revêtu du pouvoir discrétionnaire
+relativement au procès du magicien
+<i>Urbain Grandier</i>, pour le juger
+sur tous les chefs d’accusation, assisté
+des révérends pères <i>Mignon</i>, chanoine;
+<i>Barré</i>, curé de Saint-Jacques de Chinon;
+du père Lactance et de tous les
+juges appelés à juger icelui magicien;
+avons préalablement décrété ce qui
+suit: <i lang="la" xml:lang="la">Primo</i>, la prétendue assemblée
+de propriétaires nobles, bourgeois de
+la ville et des terres environnantes est
+cassée, comme tendant à une sédition
+populaire; ses actes seront déclarés
+nuls, et sa prétendue lettre au roi contre
+nous, juges, interceptée et brûlée en
+place publique, comme calomniant les
+bonnes Ursulines et les révérends pères
+et juges. <i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, il sera défendu de
+dire publiquement ou en particulier que
+les susdites religieuses ne sont point
+possédées du malin esprit, et de douter
+<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span>
+du pouvoir des exorcistes, à peine de
+vingt mille livres d’amende et de punition
+corporelle.
+</p>
+
+<p>
+«Les baillis et échevins s’y conformeront.
+Ce 18 juin de l’an de grâce 1639.»
+</p>
+
+<p>
+A peine eut-il fini cette lecture, qu’un
+bruit discordant de trompettes partit
+avant la dernière syllabe de ces paroles,
+et couvrit, quoique imparfaitement, les
+murmures qui le poursuivaient: il
+pressa la marche de la procession, qui
+entra dans le grand bâtiment qui tenait
+à l’église, ancien couvent dont les étages
+étaient tous tombés en ruine, et qui ne
+formait plus qu’une seule et immense
+salle propre à l’usage qu’on en voulait
+faire. Laubardemont ne se crut en sûreté
+que lorsqu’il y fut entré, et qu’il entendit
+les lourdes et doubles portes se refermer
+en criant sur la foule qui hurlait
+encore.
+</p>
+
+<h2 id="chap_3">
+CHAPITRE III
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE BON PRÊTRE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+L’homme de paix me parla ainsi.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Vicaire savoyard.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A présent que la procession diabolique
+est entrée dans la salle de son
+spectacle, et tandis qu’elle arrange sa
+sanglante représentation, voyons ce
+qu’avait fait Cinq-Mars au milieu des
+spectateurs en émoi. Il était naturellement
+doué de beaucoup de tact, et
+sentit qu’il ne parviendrait pas facilement
+à son but de trouver l’abbé Quillet
+dans un moment où la fermentation
+des esprits était à son comble. Il resta
+donc à cheval avec ses quatre domestiques
+dans une petite rue fort obscure
+qui donnait dans la grande, et d’où il
+put voir facilement tout ce qui s’était
+<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span>
+passé. Personne ne fit d’abord attention
+à lui; mais, lorsque la curiosité publique
+n’eut pas d’autre aliment, il devint le
+but de tous les regards. Fatigués de
+tant de scènes, les habitants le voyaient
+avec assez de mécontentement, et se
+demandaient à demi-voix si c’était encore
+un exorciseur qui leur arrivait; quelques
+paysans même commençaient à
+trouver qu’il embarrassait la rue avec
+ses cinq chevaux. Il sentit qu’il était
+temps de prendre son parti, et, choisissant
+sans hésiter les gens les mieux
+mis, comme ferait chacun à sa place, il
+s’avança avec sa suite le chapeau à la
+main vers le groupe noir dont nous
+avons parlé, et, s’adressant au personnage
+qui lui parut le plus distingué:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, dit-il, où pourrais-je voir
+M. l’abbé Quillet?
+</p>
+
+<p>
+A ce nom, tout le monde le regarda
+avec un air d’effroi, comme s’il eût prononcé
+celui de Lucifer. Cependant personne
+n’en eut l’air offensé; il semblait,
+au contraire, que cette demande fît
+naître sur lui une opinion favorable
+<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span>
+dans les esprits. Du reste le hasard l’avait
+bien servi dans son choix. Le comte
+du Lude s’approcha de son cheval en
+le saluant:
+</p>
+
+<p>
+—Mettez pied à terre, monsieur, lui
+dit-il, et je vous pourrai donner sur son
+compte d’utiles renseignements.
+</p>
+
+<p>
+Après avoir parlé fort bas, tous deux
+se quittèrent avec la cérémonieuse politesse
+du temps. Cinq-Mars remonta
+sur son cheval noir, et, passant dans
+plusieurs petites rues, fut bientôt hors
+de la foule avec sa suite.
+</p>
+
+<p>
+—Que je suis heureux! disait-il chemin
+faisant: je vais voir du moins un
+instant ce bon et doux abbé qui m’a
+élevé; je me rappelle encore ses traits,
+son air calme et sa voix pleine de
+bonté.
+</p>
+
+<p>
+Comme il pensait tout ceci avec attendrissement,
+il se trouva dans une petite
+rue noire qu’on lui avait indiquée; elle
+était si étroite, que les genouillères de
+ses bottes touchaient aux deux murs.
+Il trouva au bout une maison de bois à
+<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span>
+un seul étage, et, dans son empressement,
+frappa à coups redoublés.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? cria une voix furieuse.
+</p>
+
+<p>
+Et presque aussitôt la porte s’ouvrant
+laissa voir un petit homme gros,
+court et tout rouge, portant une calotte
+noire, une immense fraise blanche, des
+bottes à l’écuyère qui engloutissaient
+ses petites jambes dans leurs énormes
+tuyaux, et deux pistolets d’arçon à sa
+main.
+</p>
+
+<p>
+—Je vendrai chèrement ma vie!
+cria-t-il, et...
+</p>
+
+<p>
+—Doucement, l’abbé, doucement, lui
+dit son élève en lui prenant le bras: ce
+sont vos amis.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon pauvre enfant, c’est
+vous! dit le bonhomme, laissant tomber
+ses pistolets, que ramassa avec précaution
+un domestique armé aussi jusqu’aux
+dents. Eh? que venez vous faire
+ici? L’abomination y est venue, et j’attends
+la nuit pour partir. Entrez vite,
+mon ami, vous et vos gens; je vous ai
+pris pour les archers de Laubardemont
+et, ma foi, j’allais sortir un peu de mon
+<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span>
+caractère. Vous voyez ces chevaux; je
+vais en Italie rejoindre notre ami le
+duc de Bouillon. Jean, Jean, fermez vite
+la grande porte par dessus ces braves
+domestiques et recommandez leur de ne
+pas faire trop de bruit, quoiqu’il n’y ait
+pas d’habitation près de celle-ci.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp obéit à l’intrépide petit
+abbé, qui embrassa quatre fois Cinq-Mars
+en s’élevant sur la pointe de ses
+bottes pour atteindre le milieu de sa poitrine.
+Il le conduisit bien vite dans une
+étroite chambre, qui semblait un grenier
+abandonné, et, s’asseyant avec lui
+sur une malle de cuir noir, il lui dit
+avec chaleur:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon enfant, où allez-vous? A
+quoi pense madame la maréchale de
+vous laisser venir ici? Ne voyez-vous
+pas bien tout ce qui se fait contre un
+malheureux qu’il faut perdre? Ah! bon
+Dieu! était-ce là le premier spectacle
+que mon cher élève devait avoir sous les
+yeux? Ah! ciel! quand vous voilà à cet
+âge charmant où l’amitié, les tendres
+affections, la douce confiance, devaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span>
+vous entourer, quand tout devait vous
+donner une bonne opinion de votre espèce,
+à votre entrée dans le monde!
+quel malheur! ah! mon Dieu! pourquoi
+êtes-vous venu?
+</p>
+
+<p>
+Quand le bon abbé eut ainsi gémi en
+serrant affectueusement les deux mains
+du jeune voyageur dans ses mains
+rouges et ridées, son élève eut enfin le
+temps de lui dire:
+</p>
+
+<p>
+—Mais ne devinez-vous pas, mon
+cher abbé, que c’est parce que vous étiez
+à Loudun que je suis venu? Quant à ces
+spectacles dont vous parlez, ils ne m’ont
+paru que ridicules, et je vous jure que
+je n’en aime pas moins l’espèce humaine,
+dont vos vertus et vos leçons
+m’ont donné une excellente idée; et
+parce que cinq ou six folles...
+</p>
+
+<p>
+—Ne perdons pas de temps; je vous
+dirai cette folie, je vous l’expliquerai.
+Mais répondez, où allez-vous? que
+faites-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Je vais à Perpignan, où le Cardinal-duc
+doit me présenter au roi.
+</p>
+
+<p>
+Ici le bon et vif abbé se leva de sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span>
+malle, et, marchant ou plutôt courant
+de long en large dans la chambre en
+frappant du pied:
+</p>
+
+<p>
+—Le Cardinal! le Cardinal! répéta-t-il
+en étouffant, devenant tout rouge
+et les larmes dans les yeux, pauvre
+enfant! ils vont le perdre! Ah! mon
+Dieu! quel rôle veulent-ils lui faire jouer
+là! que lui veulent-ils? Ah! qui vous
+gardera, mon ami, dans ce pays dangereux?
+dit-il en se rasseyant et reprenant
+les deux mains de son élève dans
+les siennes avec une sollicitude paternelle,
+et cherchant à lire dans ses regards.
+</p>
+
+<p>
+—Mais je ne sais trop, dit Cinq-Mars
+en regardant au plafond; je pense
+que ce sera le cardinal de Richelieu,
+qui était l’ami de mon père.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon cher Henri, vous me faites
+trembler, mon enfant; il vous perdra
+si vous n’êtes pas son instrument docile.
+Ah! que ne puis-je aller avec vous!
+Pourquoi faut-il que j’aie montré une
+tête de vingt ans dans cette malheureuse
+affaire?... Hélas! non, je vous serais
+<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span>
+dangereux; au contraire, il faut que je
+me cache. Mais vous aurez M. de Thou
+près de vous, mon fils, n’est-ce pas?
+dit-il en cherchant à se calmer; c’est
+votre ami d’enfance, un peu plus âgé que
+vous; écoutez-le, mon enfant; c’est un
+sage jeune homme: il a réfléchi, il a
+des idées à lui.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! oui, mon cher abbé, comptez
+sur mon tendre attachement pour lui;
+je n’ai pas cessé de l’aimer...
+</p>
+
+<p>
+—Mais vous avez sûrement cessé de
+lui écrire, n’est-ce pas? reprit en souriant
+un peu le bon abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous demande pardon, mon
+bon abbé; je lui ai écrit une fois, et
+hier, pour lui annoncer que le Cardinal
+m’appelle à la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! lui-même a voulu vous voir!
+</p>
+
+<p>
+Alors Cinq-Mars montra la lettre du
+Cardinal-duc à sa mère, et peu à peu
+son ancien gouverneur se calma et s’adoucit.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, disait-il tout bas,
+allons, ce n’est pas mal, cela promet:
+<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span>
+capitaine aux gardes à vingt ans, ce n’est
+pas mal.
+</p>
+
+<p>
+Et il sourit.
+</p>
+
+<p>
+Et le jeune homme, transporté de voir
+ce sourire qui s’accordait enfin avec
+tous les siens, sauta au cou de l’abbé
+et l’embrassa comme s’il se fût emparé
+de tout un avenir de plaisir, de gloire
+et d’amour.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, se dégageant avec peine
+de cette chaude embrassade, le bon abbé
+reprit sa promenade et ses réflexions. Il
+toussait souvent et branlait la tête,
+et Cinq-Mars, sans oser reprendre la
+conversation, le suivait des yeux et
+devenait triste en le voyant redevenu
+sérieux.
+</p>
+
+<p>
+Le vieillard se rassit enfin, et commença
+d’un ton grave le discours suivant:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, mon enfant, je me suis
+livré en père à vos espérances; je dois
+pourtant vous dire, et ce n’est point
+pour vous affliger, qu’elles me semblent
+excessives et peu naturelles. Si le Cardinal
+n’avait pour but que de témoigner
+<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span>
+à votre famille de l’attachement et de la
+reconnaissance, il n’irait pas si loin dans
+ses faveurs; mais il est probable qu’il
+a jeté les yeux sur vous. D’après ce
+qu’on lui aura dit, vous lui semblez
+propre à jouer tel ou tel rôle impossible
+à deviner et dont il aura tracé l’emploi
+dans le repli le plus profond de sa pensée.
+Il veut vous y élever, vous y dresser,
+passez-moi cette expression en faveur
+de sa justesse, et pensez-y sérieusement
+quand le temps en viendra. Mais n’importe,
+je crois qu’au point où en sont
+les choses, vous feriez bien de suivre
+cette veine; c’est ainsi que de grandes
+fortunes ont commencé; il s’agit seulement
+de ne point se laisser aveugler et
+gouverner. Tâchez que les faveurs ne
+vous étourdissent pas, mon pauvre enfant,
+et que l’élévation ne vous fasse
+pas tourner la tête; ne vous effarouchez
+pas de ce soupçon, c’est arrivé à de plus
+vieux que vous. Ecrivez-moi souvent ainsi
+qu’à votre mère; voyez M. de Thou, et
+nous tâcherons de vous bien conseiller.
+En attendant, mon fils, ayez la bonté
+<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span>
+de fermer cette fenêtre, d’où il me vient
+du vent sur la tête, et je vais vous conter
+ce qui s’est passé ici.
+</p>
+
+<p>
+Henri, espérant que la partie morale
+du discours était finie, et ne voyant plus
+dans la seconde qu’un récit, ferma vite
+la vieille fenêtre tapissée de toiles d’araignées,
+et revint à sa place sans parler.
+</p>
+
+<p>
+—A présent que j’y réfléchis mieux,
+je pense qu’il ne vous sera peut-être pas
+inutile d’avoir passé par ici, quoique ce
+soit une triste expérience que vous y
+deviez trouver; mais elle suppléera à ce
+que je ne vous ai pas dit autrefois de
+la perversité des hommes; j’espère
+d’ailleurs que la fin ne sera pas sanglante,
+et que la lettre que nous avons
+écrite au roi aura le temps d’arriver.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai entendu dire qu’elle était interceptée,
+dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—C’en est fait alors, dit l’abbé Quillet;
+le curé est perdu. Mais écoutez-moi
+bien.
+</p>
+
+<p>
+A Dieu ne plaise, mon enfant, que
+ce soit moi, votre ancien instituteur, qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span>
+veuille attaquer mon propre ouvrage et
+porter atteinte à votre foi. Conservez-la
+toujours et partout, cette foi simple dont
+votre noble famille vous a donné
+l’exemple, que nos pères avaient plus
+encore que nous-mêmes, et dont les
+plus grands capitaines de nos temps
+ne rougissent pas. En portant votre épée,
+souvenez-vous qu’elle est à Dieu. Mais
+aussi, lorsque vous serez au milieu des
+hommes, tâchez de ne pas vous laisser
+tromper par l’hypocrite; il vous entourera,
+vous prendra, mon fils, par le côté
+vulnérable de votre cœur naïf, en parlant
+à votre religion; et, témoin des
+extravagances de son zèle affecté, vous
+vous croirez tiède auprès de lui, vous
+croirez que votre conscience parle contre
+vous-même; mais ce ne sera pas sa voix
+que vous entendrez. Quels cris elle jetterait,
+combien elle serait plus soulevée
+contre vous, si vous aviez contribué à
+perdre l’innocence en appelant contre
+elle le ciel même en faux témoignage!
+</p>
+
+<p>
+—O mon père! est-ce possible? dit
+Henri d’Effiat en joignant les mains.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span>
+—Que trop véritable, continua l’abbé;
+vous en avez vu l’exécution en partie
+ce matin. Dieu veuille que vous ne soyez
+pas témoin d’horreurs plus grandes!
+Mais écoutez bien: quelque chose que
+vous voyiez se passer, quelque crime
+que l’on ose commettre, je vous en conjure,
+au nom de votre mère et de tout
+ce qui vous est cher, ne prononcez pas
+une parole, ne faites pas un geste qui
+manifeste une opinion quelconque sur
+cet évènement. Je connais votre caractère
+ardent, vous le tenez du maréchal
+votre père; modérez-le, ou vous êtes
+perdu; ces petites colères de sang procurent
+peu de satisfaction et attirent
+de grands revers; je vous y ai vu trop
+enclin; si vous saviez combien le calme
+donne de supériorité sur les hommes!
+Les anciens l’avaient empreint sur le
+front de la Divinité, comme son plus
+bel attribut, parce que l’impassibilité
+attestait l’être placé au-dessus de nos
+craintes, de nos espérances, de nos plaisirs
+et de nos peines. Restez donc aussi
+impassible dans les scènes que vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span>
+allez voir, mon cher enfant; mais voyez-les,
+il le faut; assistez à ce jugement
+funeste; pour moi, je vais subir les conséquences
+de ma sottise d’écolier. La
+voici: elle vous montrera qu’avec une
+tête chauve on peut être encore enfant
+comme sous vos beaux cheveux châtains.
+</p>
+
+<p>
+Ici l’abbé Quillet lui prit la tête dans
+ses deux mains et continua ainsi.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, j’ai été curieux de voir les
+diables des Ursulines tout comme un
+autre, mon cher fils; et sachant qu’ils
+s’annonçaient pour parler toutes les
+langues, j’ai eu l’imprudence de quitter
+le latin et de leur faire quelques questions
+en grec; la supérieure est fort
+jolie, mais elle n’a pas pu répondre
+dans cette langue. Le médecin Duncan
+a fait tout haut l’observation qu’il était
+surprenant que le démon, qui n’ignorait
+rien, fît des barbarismes et des solécismes,
+et ne pût répondre en grec. La
+jeune supérieure, qui était alors sur son
+lit de parade, se tourna du côté du mur
+pour pleurer, et dit tout bas au père
+<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span>
+Barré: <i>Monsieur! je n’y tiens plus</i>; je
+le répétai tout haut, et je mis en fureur
+tous les exorcistes: ils s’écrièrent que
+je devais savoir qu’il y avait des démons
+plus ignorants que des paysans, et dirent
+que pour leur puissance et leur force
+physique nous n’en pouvions douter,
+puisque les esprits nommés <i>Grésil des
+Trônes</i>, <i>Aman des puissances</i> et <i>Asmodée</i>
+avaient promis d’enlever la calotte de
+M. de Laubardemont. Ils s’y préparaient,
+quand le chirurgien Duncan, qui est
+homme savant et probe, mais assez
+moqueur, s’avisa de tirer un fil qu’il découvrit
+attaché à une colonne et caché
+par un tableau de sainteté, de manière
+à retomber, sans être vu, fort près du
+maître des requêtes; cette fois on l’appela
+huguenot, et je crois que, si le
+maréchal de Brézé n’était son protecteur,
+il s’en tirerait mal. M. le comte
+du Lude s’est avancé alors avec son sang-froid
+ordinaire, et a prié les exorcistes
+d’agir devant lui. Le père Lactance, ce
+capucin dont la figure est si noire et
+le regard si dur, s’est chargé de la sœur
+<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span>
+Agnès et de la sœur Claire; il a élevé
+ses deux mains, les regardant comme le
+serpent regarderait deux colombes, et
+a crié d’une voix terrible: <i lang="la" xml:lang="la">Quis te misit,
+Diabole?</i> et les deux filles ont dit parfaitement
+ensemble: <i lang="la" xml:lang="la">Urbanus</i>. Il allait
+continuer, quand M. du Lude, tirant
+d’un air de componction une petite
+boîte d’or, a dit qu’il tenait là une relique
+laissée par ses ancêtres, et que, ne
+doutant pas de la possession, il voulait
+l’éprouver. Le père Lactance, ravi, s’est
+saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il
+touché le front des deux filles, qu’elles
+ont fait des sauts prodigieux, se tordant
+les pieds et les mains; Lactance hurlait
+ses exorcismes, Barré se jetait à genoux
+avec toutes les vieilles femmes, Mignon
+et les juges applaudissaient. Laubardemont,
+impassible, faisait (sans être
+foudroyé!) le signe de la croix.
+</p>
+
+<p>
+Quand, M. du Lude reprenant sa boîte,
+les religieuses sont restées paisibles:—<i>Je
+ne crains pas</i>, a dit fièrement Lactance,
+<i>que vous doutiez de la vérité de vos reliques!</i>
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span>
+—<i>Pas plus que de celle de la possession</i>,
+a répondu M. du Lude en ouvrant
+sa boîte.
+</p>
+
+<p>
+Elle était vide.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, vous vous moquez de
+nous, a dit Lactance.
+</p>
+
+<p>
+J’étais indigné de ces momeries et
+lui dis:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, comme vous vous
+moquez de Dieu et des hommes. C’est
+pour cela que vous me voyez, mon cher
+ami, des bottes de sept lieues si lourdes
+et si grosses, qui me font mal aux pieds,
+et de longs pistolets; car notre ami
+Laubardemont m’a décrété de prise de
+corps, et je ne veux point le lui laisser
+saisir, tout vieux qu’il est.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, s’écria Cinq-Mars, est-il donc
+si puissant?
+</p>
+
+<p>
+—Plus qu’on ne le croit et qu’on
+ne le peut croire; je sais que l’abbesse
+possédée est sa nièce, et qu’il est muni
+d’un arrêt du conseil qui lui ordonne
+de juger, sans s’arrêter à tous les appels
+interjetés au parlement, à qui le Cardinal
+<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span>
+interdit connaissance de la cause d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+—Et enfin quels sont ses torts? dit
+le jeune homme, déjà puissamment intéressé.
+</p>
+
+<p>
+—Ceux d’une âme forte et d’un génie
+supérieur, une volonté inflexible qui a
+irrité la puissance contre lui, et une passion
+profonde qui a entraîné son cœur
+et lui a fait commettre le seul péché
+mortel que je croie pouvoir lui être
+reproché; mais ce n’a été qu’en violant
+le secret de ses papiers, qu’en les arrachant
+à Jeanne d’Estièvre, sa mère
+octogénaire, qu’on a su et publié son
+amour pour la belle Madeleine de Brou;
+cette jeune demoiselle avait refusé de
+se marier et voulait prendre le voile.
+Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle
+d’aujourd’hui! L’éloquence de
+Grandier et sa beauté angélique ont
+souvent exalté des femmes qui venaient
+de loin pour l’entendre parler; j’en ai
+vu s’évanouir durant ses sermons; d’autres
+s’écrier que c’était un ange, toucher
+ses vêtements et baiser ses mains lorsqu’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span>
+descendait de la chaire. Il est certain
+que, si ce n’est sa beauté, rien
+n’égalait la sublimité de ses discours,
+toujours inspirés: le miel pur des
+Évangiles s’unissait, sur ses lèvres, à la
+flamme étincelante des prophéties, et
+l’on sentait au son de sa voix un cœur
+tout plein d’une sainte pitié pour les
+maux de l’homme, et tout gonflé de
+larmes prêtes à couler sur nous.
+</p>
+
+<p>
+Le bon prêtre s’interrompit, parce
+que lui-même avait des pleurs dans la
+voix et dans les yeux; sa figure ronde et
+naturellement gaie était plus touchante
+qu’une autre dans cet état, car la tristesse
+semblait ne pouvoir l’atteindre.
+Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra
+la main sans rien dire, de crainte de
+l’interrompre. L’abbé tira un mouchoir
+rouge, s’essuya les yeux, se moucha et
+reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Cette effrayante attaque de tous
+les ennemis d’Urbain est la seconde;
+il avait déjà été accusé d’avoir ensorcelé
+les religieuses et examiné par de saints
+prélats, par des magistrats éclairés, par
+<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span>
+des médecins instruits, qui l’avaient
+absous, et qui, tout indignés, avaient
+imposé silence à ces démons de fabrique
+humaine. Le bon et pieux archevêque
+de Bordeaux se contenta de choisir lui-même
+les examinateurs de ces prétendus
+exorcistes, et son ordonnance
+fit fuir ces prophètes et taire leur enfer.
+Mais, humiliés par la publicité des débats,
+honteux de voir Grandier bien
+accueilli de notre bon roi lorsqu’il fut
+se jeter à ses pieds à Paris, ils ont
+compris que, s’il triomphait, ils étaient
+perdus et regardés comme des imposteurs;
+déjà le couvent des Ursulines
+ne semblait plus être qu’un théâtre d’indignes
+comédies; les religieuses, des
+actrices déhontées; plus de cent personnes
+acharnées contre le curé s’étaient
+compromises dans l’espoir de le perdre:
+leur conjuration, loin de se dissoudre,
+a repris des forces par son premier
+échec: voici les moyens que ses ennemis
+implacables ont mis en usage.
+</p>
+
+<p>
+Connaissez-vous un homme appelé
+l’Eminence grise, ce capucin redouté que
+<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span>
+le Cardinal emploie à tout, consulte
+souvent et méprise toujours? c’est à lui
+que les capucins de Loudun se sont
+adressés. Une femme de ce pays et du
+petit peuple, nommée Hamon, ayant
+eu le bonheur de plaire à la reine quand
+elle passa dans ce pays, cette princesse
+l’attacha à son service. Vous savez
+quelle haine sépare sa cour de celle
+du Cardinal, vous savez qu’Anne d’Autriche
+et M. de Richelieu se sont quelque
+temps disputé la faveur du roi, et que,
+de ces deux soleils, la France ne savait
+jamais lequel se lèverait le lendemain.
+Dans un moment d’éclipse du Cardinal,
+une satire parut, sortie du système
+planétaire de la Reine; elle avait pour
+titre la <i>Cordonnière de la Reine mère</i>;
+elle était bassement écrite et conçue,
+mais renfermait des choses si injurieuses
+sur la naissance et la personne
+du Cardinal, que les ennemis de
+ce ministre s’en emparèrent et lui
+donnèrent une vogue qui l’irrita. On y
+révélait beaucoup d’intrigues et de mystères
+qu’il croyait impénétrables; il lut
+<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span>
+cet ouvrage anonyme et voulut en savoir
+l’auteur. Ce fut dans ce temps même
+que les capucins de cette petite ville
+écrivirent au père Joseph qu’une correspondance
+continuelle entre Grandier
+et la Hamon ne leur laissait aucun
+doute qu’il ne fût l’auteur de cette
+diatribe. En vain avait-il publié précédemment
+des livres religieux de prières
+et de méditations dont le style seul
+devait l’absoudre d’avoir mis la main à
+un libelle écrit dans le langage des
+halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu
+contre Urbain, n’a voulu voir que
+lui de coupable: on lui a rappelé que
+lorsqu’il n’était encore que prieur de
+Coussay, Grandier lui disputa le pas,
+le prit même avant lui: je suis bien
+trompé si ce pas ne met son pied dans
+la tombe...
+</p>
+
+<p>
+Un triste sourire accompagna ce mot
+sur les lèvres du bon abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! vous croyez que cela ira
+jusqu’à la mort?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon enfant, oui, jusqu’à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span>
+mort; déjà on a enlevé toutes les pièces
+et les sentences d’absolution qui pouvaient
+lui servir de défense, malgré
+l’opposition de sa pauvre mère, qui les
+conservait comme la permission de vivre
+donnée à son fils; déjà on a affecté de
+regarder un ouvrage contre le célibat
+des prêtres, trouvé dans ses papiers,
+comme destiné à propager le schisme.
+Il est bien coupable sans doute, et
+l’amour qui l’a dicté, quelque pur qu’il
+puisse être, est une faute énorme dans
+l’homme qui est consacré à Dieu seul;
+mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir
+encourager l’hérésie, et c’était, dit-on,
+pour apaiser les remords de mademoiselle
+de Brou qu’il l’avait composé.
+On a si bien vu que ces fautes véritables
+ne suffisaient pas pour le faire
+mourir, qu’on a réveillé l’accusation de
+sorcellerie assoupie depuis longtemps,
+et que, feignant d’y croire, le Cardinal a
+établi dans cette ville un tribunal nouveau,
+et enfin mis à sa tête Laubardemont;
+c’est un signe de mort. Ah! fasse
+le ciel que vous ne connaissiez jamais
+<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span>
+ce que la corruption des gouvernements
+appelle <i>coups d’État</i>.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment un cri horrible retentit
+au-delà d’un petit mur de la cour;
+l’abbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fit
+autant.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un cri de femme, dit le vieillard.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’il est déchirant! dit le jeune
+homme. Qu’est-ce? cria-t-il à ses gens qui
+étaient tous sortis dans la cour.
+</p>
+
+<p>
+Ils répondirent qu’on n’entendait plus
+rien.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon! cria l’abbé,
+ne faites plus de bruit.
+</p>
+
+<p>
+Il referma la fenêtre et mit ses deux
+mains sur ses yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! quel cri! mon enfant, dit-il
+(et il était fort pâle), quel cri! il m’a
+percé le cœur; c’est quelque malheur;
+Ah! mon Dieu! il m’a troublé, je ne
+puis plus continuer à vous parler. Faut-il
+que je l’aie entendu quand je vous
+parlais de votre destinée! Mon cher enfant,
+que Dieu vous bénisse. Mettez-vous
+à genoux.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span>
+Cinq-Mars fit ce qu’il voulait, et fut
+averti par un baiser sur ses cheveux
+que le vieillard l’avait béni et le relevait
+en disant:
+</p>
+
+<p>
+—Allez vite, mon ami, l’heure s’avance;
+on pourrait vous trouver avec
+moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux
+ici; enveloppez-vous dans un manteau
+et partez. J’ai beaucoup à écrire
+avant l’heure où l’obscurité me permettra
+de prendre la route d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+Ils s’embrassèrent une seconde fois
+en se promettant des lettres, et Henri
+s’éloigna. L’abbé, le suivant encore des
+yeux par la fenêtre, lui cria:—Soyez
+bien sage, quelque chose qu’il arrive;
+et lui envoya encore une fois sa bénédiction
+en disant:—Pauvre enfant!
+</p>
+
+<h2 id="chap_4">
+CHAPITRE IV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE PROCÈS
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Oh! vendetta di Dio, quanto tu dei<br /></span>
+<span class="i0">Esser temuta da ciascun che legge<br /></span>
+<span class="i0">Cio, che fu manifesto agli occhi miei.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Dante.</span>
+</p>
+
+<p>
+O vengeance de Dieu, combien tu
+dois être redoutable à quiconque va lire
+ceci, qui se manifesta sous mes yeux!
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Malgré l’usage des séances secrètes,
+alors mis en vigueur par Richelieu, les
+juges du curé de Loudun avaient voulu
+que la salle fût ouverte au peuple, et
+ne tardèrent pas à s’en repentir. Mais
+d’abord ils crurent en avoir assez imposé
+à la multitude par leurs jongleries, qui
+durèrent près de six mois; ils étaient
+tous intéressés à la perte d’Urbain Grandier,
+mais ils voulaient que l’indignation
+du pays sanctionnât en quelque sorte
+<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span>
+l’arrêt de mort qu’ils préparaient et qu’ils
+avaient ordre de porter, comme l’avait
+dit le bon abbé à son élève.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont était une espèce d’oiseau
+de proie que le Cardinal envoyait
+toujours quand sa vengeance voulait un
+agent sûr et prompt, et, en cette occasion,
+il justifia le choix qu’on avait
+fait de sa personne. Il ne fit qu’une
+faute, celle de permettre la séance publique,
+contre l’usage; il avait l’intention
+d’intimider et d’effrayer; il effraya, mais
+fit horreur.
+</p>
+
+<p>
+La foule que nous avons laissée à
+la porte y était restée deux heures, pendant
+qu’un bruit sourd de marteaux
+annonçait que l’on achevait dans l’intérieur
+de la grande salle des préparatifs
+inconnus et faits à la hâte. Des
+archers firent tourner péniblement sur
+leurs gonds les lourdes portes de la rue,
+et le peuple avide s’y précipita. Le jeune
+Cinq-Mars fut jeté dans l’intérieur avec
+le second flot, et, placé derrière un pilier
+fort lourd de ce bâtiment, il y resta pour
+voir sans être vu. Il remarqua avec
+<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span>
+déplaisir que le groupe noir des bourgeois
+était près de lui; mais les grandes portes,
+en se refermant, laissèrent toute la partie
+du local où était le peuple dans une telle
+obscurité, qu’on n’eût pu le reconnaître.
+Quoique l’on ne fût qu’au milieu du
+jour, des flambeaux éclairaient la salle,
+mais étaient presque tous placés à l’extrémité,
+où s’élevait l’estrade des juges,
+rangés derrière une table fort longue; les
+fauteuils, les tables, les degrés, tout était
+couvert de drap noir et jetait sur les
+figures de livides reflets. Un banc réservé
+à l’accusé était placé sur la gauche, et
+sur le crêpe qui le couvrait on avait
+brodé en relief des flammes d’or, pour
+figurer la cause de l’accusation. Le prévenu
+y était assis, entouré d’archers, et
+toujours les mains attachées par des
+chaînes que deux moines tenaient avec
+une frayeur simulée, affectant de s’écarter
+au plus léger de ses mouvements,
+comme s’ils eussent tenu en laisse un
+tigre ou un loup enragé, ou que la
+flamme eût dû s’attacher à leurs vêtements.
+Ils empêchaient aussi avec soin
+<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span>
+que le peuple ne pût voir sa figure.
+</p>
+
+<p>
+Le visage impassible de M. de Laubardemont
+paraissait dominer les juges
+de son choix; plus grand qu’eux presque
+de toute la tête, il était placé sur un
+siège plus élevé que les leurs; chacun
+de ses regards ternes et inquiets leur
+envoyait un ordre. Il était vêtu d’une
+longue et large robe rouge, une calotte
+noire couvrait ses cheveux; il semblait
+occupé à débrouiller des papiers qu’il
+faisait passer aux juges et circuler dans
+leurs mains. Des accusateurs, tous ecclésiastiques,
+siégeaient à droite des juges:
+ils étaient revêtus d’aubes et d’étoles;
+on distinguait le père Lactance à la
+simplicité de son habit de capucin, à sa
+tonsure et à la rudesse de ses traits.
+Dans une tribune était l’évêque de Poitiers;
+d’autres tribunes étaient pleines
+de femmes voilées. Aux pieds des juges,
+une foule ignoble de femmes et d’hommes
+de la lie du peuple s’agitait
+derrière six jeunes religieuses des Ursulines
+dégoûtées de les approcher:
+c’étaient les témoins.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span>
+Le reste de la salle était plein d’une
+foule immense, sombre, silencieuse,
+suspendue aux corniches, aux portes,
+aux poutres, et pleine d’une terreur qui
+en donnait aux juges, car cette stupeur
+venait de l’intérêt du peuple pour
+l’accusé. Des archers nombreux, armés
+de longues piques, encadraient ce lugubre
+tableau d’une manière digne de
+ce farouche aspect de la multitude.
+</p>
+
+<p>
+Au geste du président on fit retirer les
+témoins, auxquels un huissier ouvrit une
+porte étroite. On remarqua la supérieure
+des Ursulines, qui, en passant devant
+M. de Laubardemont, s’avança, et dit
+assez haut:—Vous m’avez trompée,
+monsieur. Il demeura impassible: elle
+sortit.
+</p>
+
+<p>
+Un silence profond régnait dans l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Se levant avec gravité, mais avec un
+trouble visible, un des juges, nommé
+Houmain, lieutenant criminel d’Orléans,
+lut une espèce de mise en accusation
+d’une voix très basse et si enrouée, qu’il
+était impossible d’en saisir aucune parole.
+<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span>
+Cependant il se faisait entendre
+lorsque ce qu’il avait à dire devait
+frapper l’esprit du peuple. Il divisa
+les preuves du procès en deux sortes:
+les unes résultant des dépositions de
+soixante-douze témoins; les autres,
+et les plus certaines, des exorcismes
+des révérends pères ici présents, s’écria-t-il
+en faisant le signe de la
+croix.
+</p>
+
+<p>
+Les pères Lactance, Barré et Mignon
+s’inclinèrent profondément en répétant
+aussi ce signe sacré.—Oui, messeigneurs,
+dit-il en s’adressant aux juges,
+on a reconnu et déposé devant vous ce
+bouquet de roses blanches et ce manuscrit
+signé du sang du magicien, copie
+du pacte qu’il avait fait avec Lucifer, et
+qu’il était forcé de porter sur lui pour
+conserver sa puissance. On lit encore
+avec horreur ces paroles écrites au bas du
+parchemin: <i>La minute est aux enfers,
+dans le cabinet de Lucifer</i>.
+</p>
+
+<p>
+Un éclat de rire qui semblait sortir
+d’une poitrine forte s’entendit dans la
+foule. Le président rougit, et fit signe à
+<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span>
+des archers, qui essayèrent en vain de
+trouver le perturbateur. Le rapporteur
+continua:
+</p>
+
+<p>
+—Les démons ont été forcés de déclarer
+leurs noms par la bouche de leurs
+victimes. Ces noms et leurs faits sont
+déposés sur cette table: ils s’appellent
+Astaroth, de l’ordre des Séraphins; Easas,
+Celsus, Acaos, Cédron, Asmodée, de
+l’ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham,
+Uriel et Achas, des Principautés, etc.;
+car le nombre en était infini. Quant à
+leurs actions, qui de nous n’en fut témoin?
+</p>
+
+<p>
+Un long murmure sortit de l’assemblée;
+on imposa silence, quelques hallebardes
+s’avancèrent, tout se tut.
+</p>
+
+<p>
+—Nous avons vu avec douleur la jeune
+et respectable supérieure des Ursulines
+déchirer son sein de ses propres mains
+et se rouler dans la poussière; les autres
+sœurs, Agnès, Claire, etc., sortir de la
+modestie de leur sexe par des gestes
+passionnés ou des rires immodérés.
+Lorsque des impies ont voulu douter de
+la présence des démons, et que nous-mêmes
+<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span>
+avons senti notre conviction
+ébranlée, parce qu’ils refusaient de s’expliquer
+devant des inconnus, soit en
+grec, soit en arabe, les révérends pères
+nous ont raffermi en daignant nous
+expliquer que, la malice des mauvais
+esprits étant extrême, il n’était pas surprenant
+qu’ils eussent feint cette ignorance
+pour être moins pressés de questions;
+qu’ils avaient même fait, dans
+leurs réponses, quelques barbarismes,
+solécismes et autres fautes, pour qu’on
+les méprisât, et que par dédain les saints
+docteurs les laissassent en repos; et que
+leur haine était si forte, que, sur le point
+de faire un de leurs tours miraculeux,
+ils avaient fait suspendre une corde au
+plancher pour faire accuser de supercherie
+des personnages aussi révérés,
+tandis qu’il a été affirmé sous serment,
+par des personnes respectables, que
+jamais il n’y eut de corde en cet endroit.
+</p>
+
+<p>
+Mais, messieurs, tandis que le ciel
+s’expliquait ainsi miraculeusement par
+ses saints interprètes, une autre lumière
+nous est venue tout à l’heure: à l’instant
+<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span>
+même où les juges étaient plongés dans
+leurs profondes méditations, un grand cri
+a été entendu près de la salle du conseil;
+et, nous étant transportés sur les lieux,
+nous avons trouvé le corps d’une jeune
+demoiselle d’une haute naissance; elle
+venait de rendre le dernier soupir dans
+la voie publique, entre les mains du
+révérend père Mignon, chanoine; et
+nous avons su de ce même père, ici
+présent, et de plusieurs autres personnages
+graves, que, soupçonnant cette
+demoiselle d’être possédée, à cause du
+bruit qui s’était répandu dès longtemps
+de l’admiration d’Urbain Grandier pour
+elle, il eut l’heureuse idée de l’éprouver,
+et lui dit tout à coup en l’abordant:
+<i>Grandier vient d’être mis à mort</i>; sur
+quoi elle ne poussa qu’un seul grand
+cri, et tomba morte, privée par le
+démon du temps nécessaire pour les
+secours de notre sainte mère l’Église
+catholique.
+</p>
+
+<p>
+Un murmure d’indignation s’éleva dans
+la foule, où le mot d’<i>assassin</i> fut prononcé;
+les huissiers imposèrent silence
+<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span>
+à haute voix; mais le rapporteur le rétablit
+en reprenant la parole, ou plutôt la
+curiosité générale triompha.
+</p>
+
+<p>
+—Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il,
+cherchant à s’affermir par des
+exclamations, on a trouvé sur elle cet
+ouvrage écrit de la main d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Et il tira de ses papiers un livre couvert
+en parchemin.
+</p>
+
+<p>
+—Ciel! s’écria Urbain de son banc.
+</p>
+
+<p>
+—Prenez garde! s’écrièrent les juges
+aux archers qui l’entouraient.
+</p>
+
+<p>
+—Le démon va sans doute se manifester,
+dit le père Lactance d’une voix
+sinistre; resserrez ses liens.
+</p>
+
+<p>
+On obéit.
+</p>
+
+<p>
+Le lieutenant criminel continua:—Elle
+se nommait Madeleine de Brou, âgée
+de dix-neuf ans.
+</p>
+
+<p>
+—Ciel! ô ciel! c’en est trop! s’écria
+l’accusé, tombant évanoui sur le parquet.
+</p>
+
+<p>
+L’assemblée s’émut en sens divers;
+il y eut un moment de tumulte.—Le
+malheureux! il l’aimait, disaient quelques-uns.
+Une demoiselle si bonne!
+<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span>
+disaient les femmes. La pitié commençait
+à gagner. On jeta de l’eau froide
+sur Grandier sans le faire sortir, et on
+l’attacha sur la banquette. Le rapporteur
+continua:
+</p>
+
+<p>
+—Il nous est enjoint de lire le début
+de ce livre à la cour. Et il lut ce qui
+suit:
+</p>
+
+<p>
+«C’est pour toi, douce et belle Madeleine,
+c’est pour mettre en repos ta conscience
+troublée, que j’ai peint dans un
+livre une seule pensée de mon âme.
+Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce
+qu’elles y retournent comme au but de
+toute mon existence; mais cette pensée
+que je t’envoie comme une fleur vient
+de toi, n’existe que par toi, et retourne
+à toi seule.
+</p>
+
+<p>
+«Ne sois pas triste parce que tu m’aimes;
+ne sois pas affligée parce que je
+t’adore. Les anges du ciel, que font-ils?
+et les âmes des bienheureux, que
+leur est-il promis? Sommes-nous moins
+purs que les anges? nos âmes sont-elles
+moins détachées de la terre qu’après la
+mort? O Madeleine! qu’y a-t-il en nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span>
+dont le regard du Seigneur s’indigne?
+Est-ce lorsque nous prions ensemble, et
+que, le front prosterné dans la poussière
+devant ses autels, nous demandons
+une mort prochaine qui nous vienne
+saisir durant la jeunesse et l’amour?
+Est-ce au temps où, rêvant seuls sous
+les arbres funèbres du cimetière, nous
+cherchons une double tombe, souriant
+à notre mort et pleurant sur notre vie?
+Serait-ce lorsque tu viens t’agenouiller
+devant moi-même au tribunal de la pénitence,
+et que, parlant en présence de
+Dieu, tu ne peux rien trouver de mal à
+me révéler, tant j’ai soutenu ton âme
+dans les régions pures du ciel? Qui
+pourrait donc offenser notre Créateur?
+Peut-être, oui, peut-être seulement, je
+le crois, quelque esprit du ciel aurait pu
+m’envier ma félicité, lorsqu’au jour de
+Pâques je te vis prosternée devant moi,
+épurée par de longues austérités du peu
+de souillure qu’avait pu laisser en toi la
+tache originelle. Que tu étais belle! ton
+regard cherchait ton Dieu dans le ciel,
+et ma main tremblante l’apporta sur tes
+<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span>
+lèvres pures que jamais lèvre humaine
+n’osa effleurer. Etre angélique, j’étais seul
+à partager les secrets du Seigneur, ou
+plutôt l’unique secret de la pureté de ton
+âme; je t’unissais à ton Créateur, qui
+venait de descendre aussi dans mon
+sein. Hymen ineffable dont l’Eternel fut
+le prêtre lui-même, vous étiez seul
+permis entre la Vierge et le Pasteur;
+la seule volupté de chacun de nous
+fut de voir une éternité de bonheur
+commencer pour l’autre, et de respirer
+ensemble les parfums du ciel, de prêter
+déjà l’oreille à ses concerts, et d’être
+sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul
+et à nous étaient dignes de l’adorer ensemble.
+</p>
+
+<p>
+«Quel scrupule pèse encore sur ton
+âme, ô ma sœur? Ne crois-tu pas que
+j’aie rendu un culte trop grand à ta
+vertu? Crains-tu qu’une si pure admiration
+ne m’ait détourné de celle du
+Seigneur?...»
+</p>
+
+<p>
+Houmain en était là quand la porte
+par laquelle étaient sortis les témoins
+s’ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets,
+<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span>
+se parlèrent à l’oreille. Laubardemont,
+incertain, fit signe aux pères pour savoir
+si c’était quelque scène exécutée
+par leur ordre; mais, étant placés à
+quelque distance de lui et surpris eux-mêmes,
+ils ne purent lui faire entendre
+que ce n’était point eux qui avaient
+préparé cette interruption. D’ailleurs,
+avant que leurs regards eussent été
+échangés, l’on vit, à la grande stupéfaction
+de l’assemblée, trois femmes en
+chemise, pieds nus, la corde au cou,
+un cierge à la main, s’avançant jusqu’au
+milieu de l’estrade. C’était la
+supérieure, suivie des sœurs Agnès et
+Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure
+était fort pâle, mais son port
+était assuré et ses yeux fixes et hardis:
+elle se mit à genoux; ses compagnes
+l’imitèrent; tout fut si troublé que personne
+ne songea à l’arrêter, et d’une
+voix claire et ferme, elle prononça ces
+mots, qui retentirent dans tous les coins
+de la salle:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom de la très sainte Trinité,
+moi Jeanne de Belfiel, fille du baron de
+<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span>
+Cose; moi, supérieure indigne du couvent
+des Ursulines de Loudun, je demande
+pardon à Dieu et aux hommes
+du crime que j’ai commis en accusant
+l’innocent Urbain Grandier. Ma possession
+était fausse, mes paroles suggérées,
+le remords m’accable...
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! s’écrièrent les tribunes et
+le peuple en frappant des mains. Les
+juges se levèrent; les archers, incertains,
+regardèrent le président: il frémit
+de tout son corps, mais resta immobile.
+</p>
+
+<p>
+—Que chacun se taise! dit-il d’une
+voix aigre; archers, faites votre devoir.
+</p>
+
+<p>
+Cet homme se sentait soutenu par
+une main si puissante, que rien ne
+l’effrayait, car la pensée du ciel ne lui
+était jamais venue.
+</p>
+
+<p>
+—Mes pères, que pensez-vous? dit-il
+en faisant signe aux moines.
+</p>
+
+<p>
+—Que le démon veut sauver son
+ami... <i lang="la" xml:lang="la">Obmutesce, Satanas!</i> s’écria le
+père Lactance d’une voix terrible, ayant
+l’air d’exorciser encore la supérieure.
+</p>
+
+<p>
+Jamais le feu mis à la poudre ne produisit
+<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span>
+un effet plus prompt que de ce
+seul mot. Jeanne de Belfiel se leva subitement,
+elle se leva dans toute sa
+beauté de vingt ans, que sa nudité terrible
+augmentait encore; on eût dit une
+âme échappée de l’enfer apparaissant à
+son séducteur; elle promena ses yeux
+noirs sur les moines, Lactance baissa
+les siens; elle fit deux pas vers lui avec
+ses pieds nus, dont les talons firent retentir
+fortement l’échafaudage; son
+cierge semblait, dans sa main, le glaive
+de l’ange.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous! imposteur! dit-elle
+avec énergie; le démon, qui m’a possédée,
+c’est vous: vous m’avez trompée,
+il ne devait pas être jugé; d’aujourd’hui
+seulement je sais qu’il l’est; d’aujourd’hui
+j’entrevois sa mort; je parlerai.
+</p>
+
+<p>
+—Femme, le démon vous égare!
+</p>
+
+<p>
+—Dites que le repentir m’éclaire:
+filles aussi malheureuses que moi, levez-vous:
+n’est-il pas innocent?
+</p>
+
+<p>
+—Nous le jurons! dirent encore à genoux
+les deux jeunes sœurs laies en
+<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span>
+fondant en larmes, parce qu’elles n’étaient
+pas animées par une résolution
+aussi forte que celle de la supérieure.
+Agnès même eut à peine dit ce mot que
+se tournant du côté du peuple:—Secourez-moi,
+s’écria-t-elle; ils me puniront,
+ils me feront mourir! Et, traînant
+sa compagne, elle se jeta dans la foule,
+qui les accueillit avec amour; mille
+voix leur jurèrent protection, des imprécations
+s’élevèrent, les hommes agitèrent
+leurs bâtons contre terre; on
+n’osa pas empêcher le peuple de les
+faire sortir de bras en bras jusqu’à
+la rue.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cette nouvelle scène, les
+juges interdits chuchotaient, Laubardemont
+regardait les archers et leur indiquait
+les points où leur surveillance
+devait se porter; souvent il montra du
+doigt le groupe noir. Les accusateurs
+regardèrent à la tribune de l’évêque de
+Poitiers, mais ils ne trouvèrent aucune
+expression sur sa figure apathique. C’était
+un de ces vieillards dont la mort
+s’empare dix ans avant que le mouvement
+<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span>
+cesse tout à fait en eux; sa vue
+semblait voilée par un demi sommeil;
+sa bouche béante ruminait quelques
+paroles vagues et habituelles de piété
+qui n’avaient aucun sens; il lui était
+resté assez d’intelligence pour distinguer
+le plus fort parmi les hommes et lui
+obéir, ne songeant même pas un moment
+à quel prix. Il avait donc signé
+la sentence des docteurs de Sorbonne
+qui déclarait les religieuses possédées,
+sans en tirer seulement la conséquence
+de la mort d’Urbain; le reste lui semblait
+une des cérémonies plus ou moins
+longues auxquelles il ne prêtait aucune
+attention, accoutumé qu’il était à les
+voir et à vivre au milieu de leurs
+pompes, en étant même une partie et
+un meuble indispensable. Il ne donna
+donc aucun signe de vie en cette occasion,
+mais il conserva seulement un air
+parfaitement noble et nul.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le père Lactance, ayant eu
+un moment pour se remettre de sa vive
+attaque, se tourna vers le président et
+dit:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span>
+—Voici une preuve bien claire que
+le ciel nous envoie sur la possession,
+car jamais madame la supérieure n’avait
+oublié la modestie et la sévérité de
+son ordre.
+</p>
+
+<p>
+—Que tout l’univers n’est-il ici pour
+me voir! dit Jeanne de Belfiel, toujours
+aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée
+sur la terre, et le ciel me repoussera,
+car j’ai été votre complice.
+</p>
+
+<p>
+La sueur ruisselait sur le front de
+Laubardemont. Cependant, essayant de
+se remettre:—Quel conte absurde!
+et qui vous y força donc, ma sœur?
+</p>
+
+<p>
+La voix de la jeune fille devint sépulcrale;
+elle en réunit toutes les forces,
+appuya la main sur son cœur, comme
+si elle eût voulu l’arracher, et, regardant
+Urbain Grandier, elle répondit:—L’amour!
+</p>
+
+<p>
+L’assemblée frémit; Urbain, qui, depuis
+son évanouissement, était resté la
+tête baissée et comme mort, leva lentement
+ses yeux sur elle et revint entièrement
+à la vie pour subir une douleur
+nouvelle. La jeune pénitente continua:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span>
+—Oui, l’amour qu’il a repoussé,
+qu’il n’a jamais connu tout entier, que
+j’avais respiré dans ses discours, que
+mes yeux avaient puisé dans ses regards
+célestes, que ses conseils mêmes ont
+accru. Oui, Urbain est pur comme l’ange,
+mais bon comme l’homme qui a aimé;
+je ne le savais pas qu’il eût aimé!
+C’est vous, dit-elle alors plus vivement,
+montrant Lactance, Barré et Mignon, et
+quittant l’accent de la passion pour celui
+de l’indignation, c’est vous qui m’avez
+appris qu’il aimait, vous qui ce matin
+m’avez trop cruellement vengée en tuant
+ma rivale par un mot! Hélas! je ne voulais
+que les séparer. C’était un crime;
+mais je suis Italienne par ma mère; je
+brûlais, j’étais jalouse; vous me permettiez
+de voir Urbain, de l’avoir pour ami
+et de le voir tous les jours...
+</p>
+
+<p>
+Elle se tut; puis, criant:—Peuple,
+il est innocent! Martyr, pardonne-moi!
+j’embrasse tes pieds! Elle tomba aux
+pieds d’Urbain, et versa enfin des torrents
+de larmes.
+</p>
+
+<p>
+Urbain éleva ses mains liées étroitement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span>
+et, lui donnant sa bénédiction,
+dit d’une voix douce, mais faible:
+</p>
+
+<p>
+—Allez, ma sœur, je vous pardonne
+au nom de Celui que je verrai bientôt;
+je vous l’avais dit autrefois, et vous le
+voyez à présent, les passions font bien
+du mal quand on ne cherche pas à les
+tourner vers le ciel!
+</p>
+
+<p>
+La rougeur monta pour la seconde
+fois sur le front de Laubardemont:—Malheureux!
+dit-il, tu prononces les paroles
+de l’Église.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’ai pas quitté son sein, dit Urbain.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on emporte cette fille! dit le
+président.
+</p>
+
+<p>
+Quand les archers voulurent obéir,
+ils s’aperçurent qu’elle avait serré avec
+tant de force la corde suspendue à son
+cou, qu’elle était rouge et presque sans
+vie. L’effroi fit sortir toutes les femmes
+de l’assemblée, plusieurs furent emportées
+évanouies; mais la salle n’en fut
+pas moins pleine, les rangs se serraient,
+et les hommes de la rue débordaient
+dans l’intérieur.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span>
+Les juges épouvantés se levèrent, et
+le président essaya de faire vider la
+salle; mais le peuple se couvrant, demeura
+dans une effrayante immobilité;
+les archers n’étaient plus assez nombreux,
+il fallut céder, et Laubardemont,
+d’une voix troublée, dit que le conseil
+allait se retirer pour une demi-heure.
+Il leva la séance; le public, sombre, demeura
+debout.
+</p>
+
+<h2 id="chap_5">
+CHAPITRE V
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE MARTYRE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">La torture interroge et la douleur répond.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<i>Les Templiers.</i>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+L’intérêt non suspendu de ce demi-procès,
+son appareil et ses interruptions,
+tout avait tenu l’esprit public si attentif,
+que nulle conversation particulière
+n’avait pu s’engager. Quelques cris
+<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span>
+avaient été jetés, mais simultanément,
+mais sans qu’aucun spectateur se doutât
+des impressions de son voisin, ou
+cherchât même à les deviner ou à communiquer
+les siennes. Cependant, lorsque
+le public fut abandonné à lui-même,
+il se fit comme une explosion de
+paroles bruyantes. On distinguait plusieurs
+voix, dans ce chaos, qui dominaient
+le bruit général, comme un chant
+de trompettes domine la basse continue
+d’un orchestre.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait encore à cette époque assez
+de simplicité primitive dans les gens du
+peuple pour qu’ils fussent persuadés
+par les mystérieuses fables des agents
+qui les travaillaient, au point de n’oser
+porter un jugement d’après l’évidence,
+et la plupart attendirent avec effroi la
+rentrée des juges, se disant à demi-voix
+ces mots prononcés avec un certain air
+de mystère et d’importance qui sont
+ordinairement le cachet de la sottise
+craintive:—On ne sait qu’en penser,
+monsieur!—Vraiment, madame, voilà
+des choses extraordinaires qui se passent!—Nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span>
+vivons dans un temps bien singulier!—Je
+me serais bien douté
+d’une partie de tout ceci; mais, ma foi,
+je n’aurais pas prononcé, et je ne le ferais
+pas encore!—Qui vivra verra, etc.
+Discours idiots de la foule, qui ne servent
+qu’à montrer qu’elle est au premier
+qui la saisira fortement. Ceci était la
+basse continue; mais du côté du groupe
+noir on entendait d’autres choses:—Nous
+laisserons-nous faire ainsi? Quoi!
+pousser l’audace jusqu’à brûler notre
+lettre au Roi! Si le roi le savait!—Les
+barbares! les imposteurs! avec quelle
+adresse leur complot est formé! le meurtre
+s’accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous
+peur de ces archers?—Non,
+non, non. C’étaient les trompettes et les
+dessus de ce bruyant orchestre.
+</p>
+
+<p>
+On remarquait le jeune avocat, qui,
+monté sur un banc, commença par déchirer
+en mille pièces un cahier de papier;
+ensuite, élevant la voix: Oui, s’écria-t-il,
+je déchire et jette au vent le plaidoyer
+que j’avais préparé en faveur de
+l’accusé; on a supprimé les débats: il
+<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span>
+ne m’est pas permis de parler pour lui;
+je ne peux parler qu’à vous, peuple,
+et je m’en applaudis; vous avez vu ces
+juges infâmes: lequel peut encore entendre
+la vérité? lequel est digne d’écouter
+l’homme de bien? lequel osera
+soutenir son regard? Que dis-je? ils la
+connaissent tout entière, la vérité, ils la
+portent dans leur sein coupable; elle
+ronge leur cœur comme un serpent; ils
+tremblent dans leur repaire, où ils dévorent
+sans doute leur victime; ils
+tremblent parce qu’ils ont entendu les
+cris de trois femmes abusées. Ah! qu’allais-je
+faire? j’allais parler pour Urbain
+Grandier! Quelle éloquence eût égalé
+celle de ces infortunées? quelles paroles
+vous eussent fait mieux voir son innocence?
+Le ciel s’est armé pour lui en les
+appelant au repentir et au dévoûment,
+le ciel achèvera son ouvrage.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Vade retrò, Satanas!</i> prononcèrent
+des voix entendues par une fenêtre
+assez élevée.
+</p>
+
+<p>
+Fournier s’interrompit un moment:
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous, reprit-il, ces voix
+<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span>
+qui parodient le langage divin. Je suis
+bien trompé, ou ces instruments d’un
+pouvoir infernal préparent par ce chant
+quelque nouveau maléfice.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, s’écrièrent tous ceux qui l’entouraient,
+guidez-nous: que ferons-nous?
+qu’ont-ils fait de lui?
+</p>
+
+<p>
+—Restez ici, soyez immobiles, soyez
+silencieux, répondit le jeune avocat;
+l’inertie d’un peuple est toute-puissante,
+c’est là sa sagesse, c’est là sa force.
+Regardez en silence, et vous ferez trembler.
+</p>
+
+<p>
+—Ils n’oseront sans doute pas reparaître,
+dit le comte du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Je voudrais bien revoir ce grand
+coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n’avait
+rien perdu de tout ce qu’il avait vu.
+</p>
+
+<p>
+—Et ce bon monsieur le curé, murmura
+le vieux père Guillaume Leroux
+en regardant tous ses enfants irrités
+qui se parlaient bas en mesurant et
+comptant les archers. Ils se moquaient
+même de leur habit, et commençaient
+à les montrer au doigt.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, toujours adossé au pilier
+<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span>
+derrière lequel il s’était placé d’abord,
+toujours enveloppé dans son manteau
+noir, dévorait des yeux tout ce qui se
+passait, ne perdait pas un mot de ce
+que l’on disait, et remplissait son cœur
+de fiel et d’amertume; de violents désirs
+de meurtre et de vengeance, une
+envie indéterminée de frapper, le saisissaient
+malgré lui; c’est la première impression
+que produise le mal sur l’âme
+d’un jeune homme; plus tard, la tristesse
+remplace la colère; plus tard c’est l’indifférence
+et le mépris; plus tard encore,
+une admiration calculée pour les grands
+scélérats qui ont réussi; mais c’est
+lorsque, des deux éléments de l’homme,
+la boue l’emporte sur l’âme.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, à droite de la salle, et
+près de l’estrade élevée pour les juges,
+un groupe de femmes semblait fort occupé
+à considérer un enfant d’environ
+huit ans, qui s’était avisé de monter
+sur une corniche, à l’aide des bras de sa
+sœur Martine que nous avons vue plaisantée
+à toute outrance par le jeune
+soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n’ayant
+<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span>
+plus rien à voir après la sortie du tribunal,
+s’était élevé, à l’aide des pieds
+et des mains, jusqu’à une petite lucarne
+qui laissait passer une lumière très faible,
+et qu’il pensa renfermer un nid d’hirondelles
+ou quelque autre trésor de son
+âge; mais, quand il se fut bien établi
+les deux pieds sur la corniche du mur
+et les mains attachées aux barreaux
+d’une ancienne châsse de saint Jérôme,
+il eût voulu être bien loin et cria:
+</p>
+
+<p>
+—Oh! ma sœur, ma sœur, donne-moi
+la main pour descendre!
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu vois donc? s’écria
+Martine.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je n’ose pas le dire; mais je
+veux descendre. Et il se mit à pleurer.
+</p>
+
+<p>
+—Reste, reste, dirent toutes les femmes,
+reste, mon enfant, n’aie pas peur,
+et dis-nous bien ce que tu vois.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, c’est qu’on a couché le
+curé entre deux grandes planches qui lui
+serrent les jambes, il y a des cordes
+autour des planches.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est la question, dit un homme
+<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span>
+de la ville. Regarde bien, mon ami,
+que vois-tu encore?
+</p>
+
+<p>
+L’enfant, rassuré, se remit à la lucarne
+avec plus de confiance, et, retirant
+sa tête, il reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vois plus le curé, parce que
+tous les juges sont autour de lui à le
+regarder, et que leurs grandes robes
+m’empêchent de voir. Il y a aussi des capucins
+qui se penchent pour lui parler
+tout bas.
+</p>
+
+<p>
+La curiosité assembla plus de monde
+aux pieds du jeune garçon, et chacun fit
+silence, attendant avec anxiété sa première
+parole, comme si la vie de tout
+le monde en eût dépendu.
+</p>
+
+<p>
+—Je vois, reprit-il, le bourreau qui
+enfonce quatre morceaux de bois entre
+les cordes, après que les capucins ont
+béni les marteaux et les clous... Ah!
+mon Dieu! ma sœur, comme ils ont l’air
+fâché contre lui, parce qu’il ne parle
+pas... Maman, maman, donne-moi la
+main, je veux descendre.
+</p>
+
+<p>
+Au lieu de sa mère, l’enfant, en se
+retournant, ne vit plus que des visages
+<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span>
+mâles qui le regardaient avec une avidité
+triste et lui faisaient signe de continuer.
+Il n’osa pas descendre, et se remit
+à la fenêtre en tremblant.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je vois le père Lactance et le
+père Barré qui enfoncent eux-mêmes
+d’autres morceaux de bois qui lui serrent
+les jambes. Oh! comme il est pâle! il
+a l’air de prier Dieu; mais voilà sa tête
+qui tombe en arrière comme s’il mourait.
+Ah! ôtez-moi de là...
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba dans les bras du jeune
+avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars,
+qui s’étaient approchés pour le soutenir.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Deus stetit in synagoga deorum: in
+medio autem Deus dijudicat</i>..., chantèrent
+des voix fortes et nasillardes qui
+sortaient de cette petite fenêtre; elles
+continuèrent longtemps un plain-chant
+de psaumes entrecoupé par des coups de
+marteau, ouvrage infernal qui marquait
+la mesure des chants célestes. On aurait
+pu se croire près de l’antre d’un forgeron;
+mais les coups étaient sourds et faisaient
+bien sentir que l’enclume était le corps
+d’un homme.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span>
+—Silence! dit Fournier, il parle; les
+chants et les coups s’interrompent.
+</p>
+
+<p>
+Une faible voix en effet dit lentement:
+—O mes pères! adoucissez la rigueur
+de vos tourments, car vous réduiriez
+mon âme au désespoir, et je chercherais
+à me donner la mort.
+</p>
+
+<p>
+Ici partit et s’élança jusqu’aux voûtes
+l’explosion des cris du peuple; les
+hommes, furieux, se jettent sur l’estrade
+et l’emportent d’assaut sur les archers
+étonnés et hésitants; la foule sans armes
+les pousse, les presse, les étouffe contre
+les murs, et tient leurs bras sans mouvement;
+ses flots se précipitent sur les
+portes qui conduisent à la chambre de
+la question, et, les faisant crier sous
+leur poids, menacent de les enfoncer;
+l’injure retentit par mille voix formidables
+et va épouvanter les juges.
+</p>
+
+<p>
+—Ils sont partis, ils l’ont emporté!
+s’écrie un homme.
+</p>
+
+<p>
+Tout s’arrête aussitôt, et, changeant
+de direction, la foule s’enfuit de ce lieu
+détestable et s’écoule rapidement dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span>
+les rues. Une singulière confusion y régnait.
+</p>
+
+<p>
+La nuit était venue pendant la longue
+séance, et des torrents de pluie tombaient
+du ciel. L’obscurité était effrayante; les
+cris des femmes glissant sur le pavé ou
+repoussées par le pas des chevaux des
+gardes, les cris sourds et simultanés des
+hommes rassemblés et furieux, et le tintement
+continuel des cloches qui annonçaient
+le supplice avec les coups
+répétés de l’agonie, les roulements d’un
+tonnerre lointain, tout s’unissait pour le
+désordre. Si l’oreille était étonnée, les
+yeux ne l’étaient pas moins; quelques
+torches funèbres allumées au coin des
+rues et jetant une lumière capricieuse
+montraient des gens armés et à cheval
+qui passaient au galop en écrasant la
+foule: ils couraient se réunir sur la
+place de Saint-Pierre; des tuiles les
+frappaient quelquefois dans leur passage,
+mais, ne pouvant atteindre le
+coupable éloigné, ces tuiles tombaient
+sur le voisin innocent. La confusion
+était extrême, et devint plus grande
+<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span>
+encore lorsque, débouchant par toutes
+les rues sur cette place nommée Saint-Pierre-le-Marché,
+le peuple la trouva
+barricadée de tous côtés et remplie de
+gardes à cheval et d’archers. Des
+charrettes liées aux bornes des rues en
+fermaient toutes les issues, et des sentinelles
+armées d’arquebuses étaient auprès.
+Sur le milieu de la place s’élevait
+un bûcher composé de poutres énormes
+posées les unes sur les autres de
+manière à former un carré parfait; un
+bois plus blanc et plus léger le recouvrait;
+un immense poteau s’élevait
+au centre de cet échafaud. Un homme
+vêtu de rouge et tenant une torche
+baissée était debout près de cette sorte
+de mât, qui s’apercevait de loin. Un réchaud
+énorme, recouvert de tôle à cause
+de la pluie, était à ses pieds.
+</p>
+
+<p>
+A ce spectacle la terreur ramena partout
+un profond silence; pendant un instant
+on n’entendit plus que le bruit de
+la pluie qui tombait par torrents, et du
+tonnerre qui s’approchait.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, accompagné de
+<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span>
+MM. du Lude et Fournier, et de tous les
+personnages les plus importants, s’était
+mis à l’abri de l’orage sous le péristyle
+de l’église de Sainte-Croix, élevé sur vingt
+degrés de pierre. Le bûcher était en face,
+et de cette hauteur on pouvait voir la
+place dans toute son étendue. Elle était
+entièrement vide, et l’eau seule des larges
+ruisseaux la traversait; mais toutes les
+fenêtres des maisons s’éclairaient peu à
+peu, et faisaient ressortir en noir les
+têtes d’hommes et de femmes qui se
+pressaient aux balcons. Le jeune d’Effiat
+contemplait avec tristesse ce menaçant
+appareil; élevé dans des sentiments
+d’honneur, et bien loin de toutes ces
+noires pensées que la haine et l’ambition
+peuvent faire naître dans le cœur de
+l’homme, il ne comprenait pas que tant
+de mal pût être fait sans quelque motif
+puissant et secret; l’audace d’une telle
+condamnation lui sembla si incroyable,
+que sa cruauté même commençait à la
+justifier à ses yeux; une secrète horreur
+se glissa dans son âme, la même qui
+faisait taire le peuple; il oublia presque
+<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span>
+l’intérêt que le malheureux Urbain lui
+avait inspiré, pour chercher s’il n’était
+pas possible que quelque intelligence
+secrète avec l’enfer eût justement provoqué
+de si excessives rigueurs; et les
+révélations publiques des religieuses et
+les récits de son respectable gouverneur
+s’affaiblirent dans sa mémoire, tant le
+succès est puissant, même aux yeux des
+êtres distingués! tant la force en impose
+à l’homme, malgré la voix de sa conscience!
+Le jeune voyageur se demandait
+déjà s’il n’était pas probable que la torture
+eût arraché quelque monstrueux
+aveu à l’accusé, lorsque l’obscurité dans
+laquelle était l’église cessa tout à coup;
+ses deux grandes portes s’ouvrirent, et
+à la lueur d’un nombre infini de flambeaux
+parurent tous les juges et les ecclésiastiques
+entourés de gardes; au
+milieu d’eux s’avançait Urbain, soulevé
+ou plutôt porté par six hommes vêtus
+en pénitents noirs, car ses jambes unies
+et entourées de bandages ensanglantés,
+semblaient rompues et incapables de le
+soutenir. Il y avait tout au plus deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span>
+heures que Cinq-Mars ne l’avait vu, et
+cependant il eut peine à reconnaître la
+figure qu’il avait remarquée à l’audience:
+toute couleur, tout embonpoint en
+avaient disparu; une pâleur mortelle
+couvrait une peau jaune et luisante
+comme l’ivoire; le sang paraissait avoir
+quitté toutes ses veines; il ne restait de
+vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient
+être devenus deux fois plus
+grands, et dont il promenait les regards
+languissants autour de lui; ses cheveux
+bruns étaient épars sur son cou, et sur
+une chemise blanche qui le couvrait tout
+entier; cette sorte de robe à larges
+manches avait une teinte jaunâtre et
+portait avec elle une odeur de soufre;
+une longue et forte corde entourait son
+cou et tombait sur son sein. Il ressemblait
+à un fantôme, mais à celui d’un
+martyr.
+</p>
+
+<p>
+Urbain s’arrêta, ou plutôt fut arrêté
+sur le péristyle de l’église: le capucin
+Lactance lui plaça dans la main droite
+et y soutint une torche ardente, et lui
+dit avec une dureté inflexible:—Fais
+<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span>
+amende honorable, et demande pardon
+à Dieu de ton crime de magie.
+</p>
+
+<p>
+Le malheureux éleva la voix avec
+peine, et dit, les yeux au ciel:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom du Dieu vivant, je t’ajourne
+à trois ans, Laubardemont, juge prévaricateur!
+On a éloigné mon confesseur,
+et j’ai été réduit à verser mes fautes
+dans le sein de Dieu même, car mes
+ennemis m’entourent: j’en atteste ce
+Dieu de miséricorde, je n’ai jamais été
+magicien; je n’ai connu de mystères
+que ceux de la religion catholique,
+apostolique et romaine, dans laquelle je
+meurs: j’ai beaucoup péché contre moi,
+mais jamais contre Dieu et Notre-Seigneur...
+</p>
+
+<p>
+—N’achève pas! s’écria le capucin, affectant
+de lui fermer la bouche avant
+qu’il prononçât le nom du Sauveur;
+misérable endurci, retourne au démon
+qui t’a envoyé!
+</p>
+
+<p>
+Il fit signe à quatre prêtres, qui, s’approchant
+avec des goupillons à la main
+exorcisèrent l’air que le magicien respirait,
+la terre qu’il touchait et le bois
+<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span>
+qui devait le brûler. Pendant cette
+cérémonie, le lieutenant criminel lut à
+la hâte l’arrêt, que l’on trouve encore
+dans les pièces de ce procès, en date du
+18 août 1639, <i>déclarant Urbain Grandier
+dûment atteint et convaincu du crime de
+magie, maléfice, possession, ès personnes
+d’aucunes religieuses ursulines de Loudun,
+et autres, séculiers</i>, etc.
+</p>
+
+<p>
+Le lecteur, ébloui par un éclair,
+s’arrêta un instant, et, se tournant du
+côté de M. de Laubardemont, lui demanda
+si, vu le temps qu’il faisait,
+l’exécution ne pouvait pas être remise
+au lendemain; celui-ci répondit:
+</p>
+
+<p>
+—L’arrêt porte exécution dans les
+vingt-quatre heures: ne craignez point
+ce peuple incrédule, il va être convaincu...
+</p>
+
+<p>
+Toutes les personnes les plus considérables
+et beaucoup d’étrangers étaient
+sous le péristyle et s’avancèrent, Cinq-Mars
+parmi eux.
+</p>
+
+<p>
+—... Le magicien n’a jamais pu prononcer
+le nom du Sauveur et repousse
+son image.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span>
+Lactance sortit en ce moment du
+milieu des pénitents, ayant dans sa
+main un énorme crucifix de fer qu’il
+semblait tenir avec précaution et respect;
+il l’approcha des lèvres du patient, qui,
+effectivement, se jeta en arrière, et
+réunissant toutes ses forces, fit un geste
+du bras qui fit tomber la croix des
+mains du capucin.
+</p>
+
+<p>
+—Vous le voyez, s’écria celui-ci, il a
+renversé le crucifix!
+</p>
+
+<p>
+Un murmure s’éleva dont le sens était
+incertain.
+</p>
+
+<p>
+—Profanation! s’écrièrent les prêtres.
+</p>
+
+<p>
+On s’avança vers le bûcher.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, se glissant
+derrière un pilier, avait tout observé
+d’un œil avide; il vit avec étonnement
+que le crucifix, en tombant sur les degrés,
+plus exposés à la pluie que la plate-forme,
+avait fumé et produit le bruit du
+plomb fondu jeté dans l’eau. Pendant
+que l’attention publique se portait
+ailleurs, il s’avança et y porta une
+main qu’il sentit vivement brûlée. Saisi
+d’indignation et de toute la fureur d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span>
+cœur loyal, il prend le crucifix avec les
+plis de son manteau, s’avance vers Laubardemont,
+et le frappant au front:
+</p>
+
+<p>
+—Scélérat, s’écrie-t-il, porte la marque
+de ce fer rougi!
+</p>
+
+<p>
+La foule entend ce mot et se précipite.
+</p>
+
+<p>
+—Arrêtez cet insensé! dit en vain
+l’indigne magistrat.
+</p>
+
+<p>
+Il était saisi lui-même par des mains
+d’hommes qui criaient:—Justice! au
+nom du Roi!
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes perdus! dit Lactance,
+au bûcher! au bûcher!
+</p>
+
+<p>
+Les pénitents traînent Urbain vers la
+place, tandis que les juges et les archers
+rentrent dans l’église et se débattent
+contre des citoyens furieux; le bourreau,
+sans avoir le temps d’attacher la victime,
+se hâta de la coucher sur le bois et d’y
+mettre la flamme. Mais la pluie tombait
+par torrents, et chaque poutre à peine
+enflammée, s’éteignait en fumant. En
+vain Lactance et les autres chanoines
+eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span>
+pouvait vaincre l’eau qui tombait du
+ciel.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le tumulte qui avait lieu
+au péristyle de l’église s’était étendu
+tout autour de la place. Le cri de <i>justice</i>
+se répétait et circulait avec le récit
+de ce qui s’était découvert; deux barricades
+avaient été forcées, et, malgré
+trois coups de fusil, les archers étaient
+repoussés peu à peu vers le centre de
+la place. En vain faisaient-ils bondir
+leurs chevaux dans la foule, elle les
+pressait de ses flots croissants. Une
+demi-heure se passa dans cette lutte, où
+la garde reculait toujours vers le bûcher,
+qu’elle cachait en se resserrant.
+</p>
+
+<p>
+—Avançons, avançons, disait un
+homme, nous le délivrerons; ne frappez
+pas les soldats, mais qu’ils reculent:
+Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu’il
+meure. Le bûcher s’éteint; amis, encore
+un effort.—Bien.—Renversez ce cheval.—Poussez,
+précipitez-vous.
+</p>
+
+<p>
+La garde était rompue et renversée de
+toutes parts, le peuple se jette en hurlant
+sur le bûcher; mais aucune lumière n’y
+<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span>
+brillait plus: tout avait disparu, même
+le bourreau. On arrache, on disperse les
+planches: l’une d’elles brûlait encore,
+et sa lueur fit voir sous un amas de
+cendre et de boue sanglante une main
+noircie, préservée du feu par un énorme
+bracelet de fer et une chaîne. Une
+femme eut le courage de l’ouvrir; les
+doigts serraient une petite croix d’ivoire
+et une image de sainte Madeleine.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.
+</p>
+
+<p>
+—Dites les reliques du martyr, répondit
+un homme.
+</p>
+
+<h2 id="chap_6">
+CHAPITRE VI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SONGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Le bien de la fortune est un bien périssable.<br /></span>
+<span class="i0">Quand on bastit sur elle, on bastit sur le sable;<br /></span>
+<span class="i0">Plus on est élevé, plus on court de dangers.<br /></span>
+<span class="i0">Les grands pins sont en butte aux coups de la tempeste..</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Racan.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Les vergers languissants, altérés de chaleurs,<br /></span>
+<span class="i0">Balancent des rameaux dépourvus de feuillage,<br /></span>
+<span class="i0">Il semble que l’hiver ne quitte pas les cieux.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<i>Maria</i>, <span class='smcap'>Jules Lefèvre</span>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant Cinq-Mars, au milieu de la
+mêlée que son emportement avait provoquée,
+s’était senti saisir le bras gauche
+par une main aussi dure que le fer, qui,
+le tirant de la foule jusqu’au bas des
+degrés, le jeta derrière le mur de l’église,
+et lui fit voir la figure noire du vieux
+Grandchamp, qui dit d’une voix brusque:—Monsieur,
+ce n’était rien que
+d’attaquer trente mousquetaires dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span>
+un bois à Chaumont, parce que nous
+étions à quelques pas de vous sans que
+vous l’ayez su, que nous vous aurions
+aidé au besoin, et que d’ailleurs vous
+aviez affaire à des gens d’honneur; mais
+ici c’est différent. Voici vos chevaux et
+vos gens au bout de la rue: je vous prie
+de monter à cheval et de sortir de la
+ville, ou bien de me renvoyer chez madame
+la maréchale, parce que je suis
+responsable de vos bras et de vos
+jambes, que vous exposez bien lestement.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, quoique un peu étourdi de
+cette manière brusque de rendre service,
+ne fut pas fâché de sortir d’affaire
+ainsi, ayant eu le temps de réfléchir au
+désagrément d’être reconnu pour ce
+qu’il était, après avoir frappé le chef de
+l’autorité judiciaire et l’agent du Cardinal
+même qui allait le présenter au Roi.
+Il remarqua aussi qu’il s’était assemblé
+autour de lui une foule de gens de la
+lie du peuple, parmi lesquels il rougissait
+de se trouver. Il suivit donc sans
+raisonner son vieux domestique, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span>
+trouva en effet les trois autres serviteurs
+qui l’attendaient. Malgré la pluie et le
+vent, il monta à cheval et fut bientôt
+sur la grand’route avec son escorte,
+ayant pris le galop pour ne pas être
+poursuivi.
+</p>
+
+<p>
+A peine sorti de Loudun, le sable du
+chemin, sillonné par de profondes ornières
+que l’eau remplissait entièrement,
+le força de ralentir le pas. La pluie continuait
+à tomber par torrents, et son
+manteau était presque traversé. Il en
+sentit un plus épais recouvrir ses
+épaules; c’était encore son vieux valet
+de chambre qui l’approchait et lui donnait
+ces soins maternels.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, Grandchamp, à présent
+que nous voilà hors de cette bagarre,
+dis-moi donc comment tu t’es trouvé là,
+dit Cinq-Mars, quand je t’avais ordonné
+de rester chez l’abbé.—Parbleu! monsieur,
+répondit d’un air grondeur le
+vieux serviteur, croyez-vous que je vous
+obéisse plus qu’à M. le Maréchal?
+Quand feu mon maître me disait de rester
+dans sa tente et qu’il me voyait derrière
+<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span>
+lui dans la fumée du canon, il ne
+se plaignait pas, parce qu’il avait un
+cheval de rechange quand le sien était
+tué, et il ne me grondait qu’à la réflexion.
+Il est vrai que pendant quarante ans
+que je l’ai servi, je ne lui ai jamais rien
+vu faire de semblable à ce que vous avez
+fait depuis quinze jours que je suis avec
+vous. Ah! ajouta-t-il en soupirant, nous
+allons bien, et, si cela continue, je suis
+destiné à en voir de belles, à ce qu’il
+paraît.
+</p>
+
+<p>
+—Mais sais-tu, Grandchamp, que ces
+coquins avaient fait rougir le crucifix,
+et qu’il n’y a pas d’honnête homme qui
+ne se fût mis en fureur comme moi?
+</p>
+
+<p>
+—Excepté M. le Maréchal votre père,
+qui n’aurait point fait ce que vous faites,
+monsieur.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’aurait-il donc fait?
+</p>
+
+<p>
+—Il aurait laissé brûler très tranquillement
+ce curé par les autres curés, et
+m’aurait dit: «Grandchamp, aie soin
+que mes chevaux aient de l’avoine, et
+qu’on ne la retire pas;» ou bien:
+«Grandchamp, prends bien garde que
+<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span>
+la pluie ne fasse rouiller mon épée dans
+le fourreau et ne mouille l’amorce de
+mes pistolets»; car M. le Maréchal pensait
+à tout et ne se mêlait jamais de ce
+qui ne le regardait pas. C’était son grand
+principe; et, comme il était, Dieu
+merci, aussi bon soldat que général, il
+avait toujours soin de ses armes comme
+le premier lansquenet venu, et il n’aurait
+pas été seul contre trente jeunes gaillards
+avec une petite épée de bal.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars sentait fort bien les pesantes
+épigrammes du bonhomme, et craignait
+qu’il ne l’eût suivi plus loin que le bois
+de Chaumont; mais il ne voulait pas
+l’apprendre, de peur d’avoir des explications
+à donner, ou un mensonge à
+faire, ou le silence à ordonner, ce qui
+eût été un aveu et une confidence; il
+prit le parti de piquer son cheval et de
+passer devant son vieux domestique;
+mais celui-ci n’avait pas fini, et, au lieu
+de marcher à la droite de son maître,
+il revint à sa gauche et continua la
+conversation.
+</p>
+
+<p>
+—Croyez-vous, monsieur, par exemple,
+<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span>
+que je me permette de vous laisser
+aller où vous voudrez sans vous suivre?
+Non, monsieur, j’ai trop avant dans l’âme
+le respect que je dois à madame la marquise
+pour me mettre dans le cas de
+m’entendre dire: «Grandchamp, mon
+fils a été tué d’une balle ou d’un coup
+d’épée; pourquoi n’étiez-vous pas devant
+lui?» ou bien: «Il a reçu un coup de
+stylet d’un Italien, parce qu’il allait la
+nuit sous la fenêtre d’une grande princesse;
+pourquoi n’avez-vous pas arrêté
+l’assassin?» Cela serait fort désagréable
+pour moi, monsieur, et jamais on n’a
+rien eu de ce genre à me reprocher. Une
+fois M. le Maréchal me prêta à son neveu,
+M. le Comte, pour faire une campagne
+dans les Pays-Bas, parce que je
+sais l’espagnol; eh bien, je m’en suis tiré
+avec honneur, comme je le fais toujours.
+Quand M. le Comte reçut son boulet
+dans le bas-ventre, je ramenai moi seul
+ses chevaux, ses mulets, sa tente et tout
+son équipage sans qu’il manquât un
+mouchoir, monsieur; et je puis vous
+assurer que les chevaux étaient aussi
+<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span>
+bien pansés et harnachés, en rentrant à
+Chaumont, que si M. le Comte eût été
+prêt à partir pour la chasse. Aussi n’ai-je
+reçu que des compliments et des
+choses agréables de toute la famille,
+comme j’aime à m’en entendre dire.
+</p>
+
+<p>
+—C’est très bien, mon ami, dit Henri
+d’Effiat; je te donnerai peut-être un
+jour des chevaux à ramener; mais, en
+attendant, prends donc cette grande
+bourse d’or que j’ai pensé perdre deux
+ou trois fois, et tu payeras pour moi
+partout; cela m’ennuie tant!...
+</p>
+
+<p>
+—M. le Maréchal ne faisait pas cela,
+monsieur. Comme il avait été surintendant
+des finances, il comptait son argent
+de sa main; et je crois que vos
+terres ne seraient pas en si bon état et
+que vous n’auriez pas tant d’or à compter
+vous-même s’il eût fait autrement;
+ayez donc la bonté de garder votre
+bourse, dont vous ne savez sûrement
+pas le contenu exactement.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi non!
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp fit entendre un profond
+<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span>
+soupir à cette exclamation dédaigneuse
+de son maître.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monsieur le marquis! monsieur
+le marquis! quand je pense que
+le grand roi Henri, devant mes yeux,
+mit dans sa poche ses gants de chamois
+parce que la pluie les gâtait; quand je
+pense que M. de Rosny lui refusait de
+l’argent, quand il en avait trop dépensé;
+quand je pense...
+</p>
+
+<p>
+—Quand tu penses, tu es bien ennuyeux,
+mon ami, interrompit son
+maître, et tu ferais mieux de me dire ce
+que c’est que cette figure noire qui me
+semble marcher dans la boue derrière
+nous.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que c’est quelque pauvre
+paysanne qui veut demander l’aumône;
+elle peut nous suivre aisément, car nous
+n’allons pas vite avec ce sable où s’enfoncent
+les chevaux jusqu’aux jarrets.
+Nous irons peut-être aux Landes un
+jour, monsieur, et vous verrez alors un
+pays comme celui-ci, des sables et de
+grands sapins tout noirs; c’est un cimetière
+continuel à droite et à gauche de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span>
+route, et en voici un petit échantillon.
+Tenez, à présent que la pluie a cessé
+et qu’on y voit un peu, regardez toutes
+ces bruyères et cette grande plaine sans
+un village ni une maison. Je ne sais
+pas trop où nous passerons la nuit;
+mais, si monsieur me croit, nous couperons
+des branches d’arbres, et nous bivouaquerons;
+vous verrez comme je sais
+faire une baraque avec un peu de terre:
+on a chaud là-dessous comme dans un
+bon lit.
+</p>
+
+<p>
+—J’aime mieux continuer jusqu’à
+cette lumière que j’aperçois à l’horizon,
+dit Cinq-Mars; car je me sens, je crois,
+un peu de fièvre, et j’ai soif. Mais
+va-t’en derrière, je veux marcher seul;
+rejoins les autres, et suis-moi.
+</p>
+
+<p>
+Grandchamp obéit, et se consola en
+donnant à Germain, Louis et Étienne,
+des leçons sur la manière de reconnaître
+le terrain la nuit.
+</p>
+
+<p>
+Cependant son jeune maître était
+accablé de fatigue. Les émotions violentes
+de la journée avaient remué profondément
+son âme; et ce long voyage
+<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span>
+à cheval, ces deux derniers jours, presque
+sans nourriture, à cause des événements
+précipités, la chaleur du soleil,
+le froid glacial de la nuit, tout contribuait
+à augmenter son malaise, à briser son
+corps délicat. Pendant trois heures il
+marcha en silence devant ses gens, sans
+que la lumière qu’il avait vue à l’horizon
+parût s’approcher; il finit par ne plus la
+suivre des yeux, et sa tête, devenue plus
+pesante, tomba sur sa poitrine; il abandonna
+les rênes à son cheval fatigué,
+qui suivit de lui-même la grand’route,
+et, croisant les bras, il se laissa bercer
+par le mouvement monotone de son
+compagnon de voyage, qui buttait souvent
+contre de gros cailloux jetés par
+les chemins. La pluie avait cessé, ainsi
+que la voix des domestiques, dont les
+chevaux suivaient à la file celui du maître.
+Le jeune homme s’abandonna librement
+à l’amertume de ses pensées: il se demanda
+si le but éclatant de ses espérances
+ne le fuirait pas dans l’avenir et
+de jour en jour, comme cette lumière
+phosphorique le fuyait dans l’horizon
+<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span>
+de pas en pas. Etait-il probable que
+cette jeune Princesse, rappelée presque
+de force à la cour galante d’Anne
+d’Autriche, refusât toujours les mains,
+peut-être royales, qui lui seraient offertes?
+Quelle apparence qu’elle se résignât à
+renoncer au trône pour attendre qu’un
+caprice de la fortune vînt réaliser des
+espérances romanesques et saisir un
+adolescent presque dans les derniers
+rangs de l’armée, pour le porter à une
+telle élévation avant que l’âge de l’amour
+fût passé! Qui l’assurait que les vœux
+mêmes de Marie de Gonzague eussent
+été bien sincères?—Hélas! se disait-il,
+peut-être est-elle parvenue à s’étourdir
+elle-même sur ses propres sentiments;
+la solitude de la campagne avait préparé
+son âme à recevoir des impressions profondes.
+J’ai paru, elle a cru que j’étais
+celui qu’elle avait rêvé; notre âge et
+mon amour ont fait le reste. Mais lorsqu’à
+la cour elle aura mieux appris, par
+l’intimité de la Reine, à contempler de
+bien haut les grandeurs auxquelles j’aspire,
+et que je ne vois encore que de
+<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span>
+bien bas; quand elle se verra tout à
+coup en possession de tout son avenir,
+et qu’elle mesurera d’un coup d’œil sûr
+le chemin qu’il me faut faire; quand elle
+entendra, autour d’elle, prononcer des
+serments semblables aux miens par des
+voix qui n’auraient qu’un mot à dire
+pour me perdre et détruire celui qu’elle
+attend pour son mari, pour son seigneur,
+ah! insensé que j’ai été! elle verra
+toute sa folie et s’irritera de la mienne.
+</p>
+
+<p>
+C’était ainsi que le plus grand malheur
+de l’amour, le doute, commençait à
+déchirer son cœur malade; il sentait son
+sang brûlé se porter à la tête et l’appesantir;
+souvent il tombait sur le cou de
+son cheval ralenti, et un demi-sommeil
+accablait ses yeux; les sapins noirs qui
+bordaient la route lui paraissaient de
+gigantesques cadavres qui passaient à
+ses côtés; il vit ou crut voir la même
+femme vêtue de noir qu’il avait montrée
+à Grandchamp s’approcher de lui jusqu’à
+toucher les crins de son cheval,
+tirer son manteau, et s’enfuir en ricanant;
+le sable de la route lui parut une
+<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span>
+rivière qui coulait sur lui en voulant
+remonter vers sa source: cette vue bizarre
+éblouit ses yeux affaiblis; il les
+ferma et s’endormit sur son cheval.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt il se sentit arrêté; mais le
+froid l’avait saisi. Il entrevit des paysans,
+des flambeaux, une masure, une grande
+chambre où on le transportait, un vaste
+lit dont Grandchamp fermait les lourds
+rideaux, et se rendormit étourdi par la
+fièvre qui bourdonnait à ses oreilles.
+</p>
+
+<p>
+Des songes plus rapides que les grains
+de poussière chassés par le vent tourbillonnaient
+sous son front; il ne pouvait
+les arrêter et s’agitait sur sa couche.
+Urbain Grandier torturé, sa mère en
+larmes, son gouverneur armé, Bassompierre
+chargé de chaînes, passaient en
+lui faisant un signe d’adieu; il porta la
+main sur sa tête en dormant et fixa le
+rêve, qui sembla se développer sous ses
+yeux comme un tableau de sable mouvant.
+</p>
+
+<p>
+Une place publique couverte d’un
+peuple étranger, un peuple du Nord qui
+jetait des cris de joie, mais des cris
+<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span>
+sauvages; une haie de gardes, de soldats
+farouches; ceux-ci étaient Français.
+</p>
+
+<p>
+—Viens avec moi, dit d’une voix
+douce Marie de Gonzague en lui prenant
+la main. Vois-tu, j’ai un diadème; voici
+ton trône, viens avec moi.
+</p>
+
+<p>
+Et elle l’entraînait, et le peuple criait
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+Il marcha, il marcha longtemps.
+</p>
+
+<p>
+—Pourquoi donc êtes-vous triste, si
+vous êtes reine? disait-il en tremblant.
+Mais elle était pâle, et sourit sans parler.
+Elle monta et s’élança sur les degrés,
+sur un trône, et s’assit:—Monte, disait-elle
+en tirant sa main avec force.
+</p>
+
+<p>
+Mais ses pieds faisaient crouler toujours
+de lourdes solives, et il ne pouvait
+monter.
+</p>
+
+<p>
+—Rends grâce à l’amour, reprit-elle.
+</p>
+
+<p>
+Et la main, plus forte, le souleva jusqu’en
+haut. Le peuple cria.
+</p>
+
+<p>
+Il s’inclinait pour baiser cette main
+secourable, cette main adorée... c’était
+celle du bourreau!
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! cria Cinq-Mars en poussant
+un profond soupir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span>
+Et il ouvrit les yeux: une lampe
+vacillante éclairait la chambre délabrée
+de l’auberge; il referma sa paupière,
+car il avait vu, assise sur son lit, une
+femme, une religieuse, si jeune, si belle!
+Il crut rêver encore, mais elle serrait
+fortement sa main. Il rouvrit ses yeux
+brûlants et les fixa sur cette femme.
+</p>
+
+<p>
+—O Jeanne de Belfiel! est-ce vous?
+La pluie a mouillé votre voile et vos
+cheveux noirs: que faites-vous ici, malheureuse
+femme?
+</p>
+
+<p>
+—Tais-toi, ne réveille pas mon Urbain;
+il est dans la chambre voisine qui dort
+avec moi. Oui, ma tête est mouillée, et
+mes pieds, regarde-les; mes pieds étaient
+si blancs autrefois! Vois comme la
+boue les a souillés. Mais j’ai fait un
+vœu, je ne les laverai que chez le Roi,
+quand il m’aura donné la grâce d’Urbain.
+Je vais à l’armée pour le trouver; je lui
+parlerai, comme Grandier m’a appris à
+lui parler, et il lui pardonnera; mais
+écoute, je lui demanderai aussi ta
+grâce; car j’ai lu sur ton visage que tu
+es condamné à mort. Pauvre enfant! tu
+<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span>
+es bien jeune pour mourir, tes cheveux
+bouclés sont beaux; mais cependant tu
+es condamné, car tu as sur le front une
+ligne qui ne trompe jamais. L’homme
+que tu as frappé te tuera. Tu t’es trop
+servi de la croix, c’est là ce qui te porte
+malheur; tu as frappé avec elle, et tu la
+portes au cou avec des cheveux... Ne
+cache pas ta tête sous tes draps! T’aurais-je
+dit quelque chose qui t’afflige?
+ou bien est-ce que vous aimez, jeune
+homme? Ah, soyez tranquille, je ne
+dirai pas tout cela à votre amie; je suis
+folle, mais je suis bonne, bien bonne, et
+il y a trois jours encore que j’étais bien
+belle. Est-elle belle aussi? Oh! comme
+elle pleurera un jour! Ah! si elle peut
+pleurer, elle sera bien heureuse.
+</p>
+
+<p>
+Et Jeanne se mit tout à coup à réciter
+l’office des morts d’une voix monotone,
+avec une volubilité incroyable, toujours
+assise sur le lit, et tournant dans ses
+doigts les grains d’un long rosaire.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup la porte s’ouvre; elle
+regarde et s’enfuit par une entrée pratiquée
+dans une cloison.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span>
+—Que diable est-ce que ceci? Est-ce
+un lutin ou un ange qui dit la messe
+des morts sur vous, monsieur? et vous
+voilà sous vos draps comme dans un
+linceul.
+</p>
+
+<p>
+C’était la grosse voix de Grandchamp,
+qui fut si étonné, qu’il laissa tomber
+un verre de limonade qu’il apportait.
+Voyant que son maître ne lui
+répondait pas, il s’effraya encore plus
+et souleva les couvertures. Cinq-Mars
+était fort rouge et semblait dormir;
+mais son vieux domestique jugeait que
+le sang lui portant à la tête l’avait
+presque suffoqué, et, s’emparant d’un
+vase plein d’eau froide, il le lui versa
+tout entier sur le front. Ce remède
+militaire manque rarement son effet,
+et Cinq-Mars revint à lui en sautant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est toi, Grandchamp! quels
+rêves affreux je viens de faire!
+</p>
+
+<p>
+—Peste! monsieur, vos rêves sont
+fort jolis, au contraire: j’ai vu la queue
+du dernier, vous choisissez très-bien.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu dis, vieux fou?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne suis pas fou, monsieur; j’ai
+<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span>
+de bons yeux, et j’ai vu ce que j’ai vu.
+Mais certainement, étant malade comme
+vous l’êtes, monsieur le Maréchal ne...
+</p>
+
+<p>
+—Tu radotes, mon cher; donne-moi
+à boire, car la soif me dévore. O ciel!
+quelle nuit! je vois encore toutes ces
+femmes.
+</p>
+
+<p>
+—Toutes ces femmes, monsieur? Et
+combien y en a-t-il ici?
+</p>
+
+<p>
+—Je te parle d’un rêve, imbécile!
+Quand tu resteras là immobile au lieu
+de me donner à boire!
+</p>
+
+<p>
+—Cela me suffit, monsieur; je vais
+demander d’autre limonade.
+</p>
+
+<p>
+Et, s’avançant à la porte, il cria du
+haut de l’escalier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! Germain? Étienne! Louis!
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste répondit d’en bas:
+</p>
+
+<p>
+—On y va, monsieur, on y va; c’est
+qu’ils viennent de m’aider à courir après
+la folle.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle folle? dit Cinq-Mars s’avançant
+hors de son lit.
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste entra, et ôtant son bonnet
+de coton, dit avec respect:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span>
+—Ce n’est rien, monsieur le marquis;
+c’est une folle qui est arrivée à pied ici
+cette nuit, et qu’on avait fait coucher
+près de cette chambre; mais elle vient
+de s’échapper: on n’a pas pu la rattraper.
+</p>
+
+<p>
+—Comment, dit Cinq-Mars comme
+revenant à lui et passant la main sur
+ses yeux, je n’ai donc pas rêvé? Et ma
+mère, où est-elle? et le maréchal, et...
+Ah! c’est un songe affreux. Sortez tous.
+</p>
+
+<p>
+En même temps il se retourna du côté
+du mur, et ramena encore les couvertures
+sur sa tête.
+</p>
+
+<p>
+L’aubergiste, interdit, frappa trois fois
+de suite sur son front avec le bout du
+doigt en regardant Grandchamp, comme
+pour lui demander si son maître était
+aussi en délire.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci fit signe de sortir en silence;
+et pour veiller pendant le reste de la nuit
+près de Cinq-Mars, profondément endormi,
+il s’assit seul dans un grand fauteuil
+de tapisserie, en exprimant des
+citrons dans un verre d’eau, avec un
+<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span>
+air aussi grave et aussi sévère qu’Archimède
+calculant les flammes de ses miroirs.
+</p>
+
+<h2 id="chap_7">
+CHAPITRE VII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE CABINET
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="noindent bot25">
+Les hommes ont rarement le
+courage d’être tout à fait bons ou
+tout à fait méchants.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Machiavel.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Laissons notre jeune voyageur endormi.
+Bientôt il va suivre en paix une
+grande et belle route. Puisque nous
+avons la liberté de promener nos yeux
+sur tous les points de la carte, arrêtons-les
+sur la ville de Narbonne.
+</p>
+
+<p>
+Voyez la Méditerranée, qui étend, non
+loin de là, ses flots bleuâtres sur des
+rives sablonneuses. Pénétrez dans cette
+cité semblable à celle d’Athènes; mais
+<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span>
+pour trouver celui qui y règne, suivez
+cette rue inégale et obscure, montez les
+degrés du vieux archevêché, et entrons
+dans la première et la plus grande des
+salles.
+</p>
+
+<p>
+Elle était fort longue, mais éclairée
+par une suite de hautes fenêtres en
+ogive, dont la partie supérieure seulement
+avait conservé les vitraux bleus,
+jaunes et rouges, qui répandaient une
+lueur mystérieuse dans l’appartement.
+Une table ronde énorme la remplissait
+dans toute sa largeur, du côté de la
+grande cheminée; autour de cette table,
+couverte d’un tapis bariolé et chargée de
+papiers et de portefeuilles, étaient assis
+et courbés sous leurs plumes huit secrétaires
+occupés à copier des lettres
+qu’on leur passait d’une table plus petite.
+D’autres hommes debout rangeaient
+les papiers dans les rayons d’une bibliothèque,
+que les livres reliés en noir
+ne remplissaient pas tout entière, et ils
+marchaient avec précaution sur le tapis
+dont la salle était garnie.
+</p>
+
+<p>
+Malgré cette quantité de personnes
+<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span>
+réunies, on eût entendu les ailes d’une
+mouche. Le seul bruit qui s’élevât était
+celui des plumes qui couraient rapidement
+sur le papier, et une voix grêle
+qui dictait, en s’interrompant pour
+tousser. Elle sortait d’un immense fauteuil
+à grands bras, placé au coin du
+feu, allumé en dépit des chaleurs de la
+saison et du pays. C’était un de ces fauteuils
+qu’on voit encore dans quelques
+vieux châteaux, et qui semblent faits
+pour s’endormir en lisant sur eux, quelque
+livre que ce soit, tant chaque compartiment
+est soigné: un croissant de
+plumes y soutient les reins; si la tête
+se penche, elle trouve ses joues reçues
+par des oreillers couverts de soie, et le
+coussin du siège déborde tellement les
+coudes, qu’il est permis de croire que
+les prévoyants tapissiers de nos pères
+avaient pour but d’éviter que le livre ne
+fît du bruit et ne les réveillât en tombant.
+</p>
+
+<p>
+Mais quittons cette digression pour
+parler de l’homme qui s’y trouvait et
+qui n’y dormait pas. Il avait le front
+<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span>
+large et quelques cheveux fort blancs,
+des yeux grands et doux, une figure
+pâle et effilée à laquelle une petite
+barbe blanche et pointue donnait cet
+air de finesse que l’on remarque dans
+tous les portraits du siècle de Louis XIII.
+Une bouche presque sans lèvres, et nous
+sommes forcé d’avouer que Lavater regarde
+ce signe comme indiquant la méchanceté
+à n’en pouvoir douter; une
+bouche pincée, disons-nous, était encadrée
+par deux petites moustaches grises
+et par une <i>royale</i>, ornement alors à la
+mode, et qui ressemble assez à une virgule
+par sa forme. Ce vieillard avait sur
+la tête une calotte rouge et était enveloppé
+dans une vaste robe de chambre
+et portait des bas de soie pourprée, et
+n’était rien moins qu’Armand Duplessis,
+cardinal de Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Il avait très près de lui, autour de la
+plus petite table dont il a été question,
+quatre jeunes gens de quinze à vingt
+ans: ils étaient pages ou domestiques,
+selon l’expression du temps, qui signifiait
+alors familier, ami de la maison. Cet
+<span class='pagenum'><a id='Page_175' name='Page_175'>[175]</a></span>
+usage était un reste de patronage féodal
+demeuré dans nos mœurs. Les cadets
+gentilshommes des plus hautes familles
+recevaient des <i>gages</i> des grands seigneurs,
+et leur étaient dévoués en toute
+circonstance, allant appeler en duel le
+premier venu au moindre désir de leur
+patron. Les pages dont nous parlons
+rédigeaient des lettres dont le Cardinal
+leur avait donné la substance; et, après
+un coup d’œil du maître, ils les passaient
+aux secrétaires, qui les mettaient
+au net. Le Cardinal-duc, de son côté,
+écrivait sur son genou des notes secrètes
+sur de petits papiers, qu’il glissait dans
+presque tous les paquets avant de les
+fermer de sa propre main.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait quelques instants qu’il écrivait,
+lorsqu’il aperçut, dans une glace
+placée en face de lui, le plus jeune de
+ses pages traçant quelques lignes interrompues,
+sur une feuille d’une taille inférieure
+à celle du papier ministériel; il
+se hâtait d’y mettre quelques mots, puis
+la glissait rapidement sous la grande
+feuille qu’il était chargé de remplir à
+<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span>
+son grand regret; mais, placé derrière
+le Cardinal, il espérait que sa difficulté
+à se retourner l’empêcherait de s’apercevoir
+du petit manège qu’il semblait
+exercer avec assez d’habitude. Tout à
+coup, Richelieu, lui adressant la parole
+sèchement, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Venez ici, monsieur Olivier.
+</p>
+
+<p>
+Ces deux mots furent comme un coup
+de foudre pour ce pauvre enfant, qui
+paraissait n’avoir que seize ans. Il se
+leva pourtant très vite, et vint se placer
+debout devant le ministre, les bras pendants
+et la tête baissée.
+</p>
+
+<p>
+Les autres pages et les secrétaires ne
+remuèrent pas plus que des soldats
+lorsque l’un d’eux tombe frappé d’une
+balle, tant ils étaient accoutumés à ces
+sortes d’appels. Celui-ci pourtant s’annonçait
+d’une manière plus vive que les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’écrivez-vous là?
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur... ce que Votre Éminence
+me dicte.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span>
+—Monseigneur... la lettre à don Juan
+de Bragance.
+</p>
+
+<p>
+—Point de détours, monsieur, vous
+faites autre chose.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, dit alors le page les
+larmes aux yeux, c’était un billet à une
+de mes cousines.
+</p>
+
+<p>
+—Voyons-le.
+</p>
+
+<p>
+Alors un tremblement universel l’agita,
+et il fut obligé de s’appuyer sur la cheminée
+en disant à demi-voix:
+</p>
+
+<p>
+—C’est impossible.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le vicomte Olivier d’Entraigues,
+dit le ministre sans marquer
+la moindre émotion, vous n’êtes plus à
+mon service.
+</p>
+
+<p>
+Et le page sortit, il savait qu’il n’y
+avait pas à répliquer; il glissa son billet
+dans sa poche, et, ouvrant la porte à
+deux battants, justement assez pour qu’il
+y eût place pour lui, il s’y glissa comme
+un oiseau qui s’échappe de sa cage.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre continua les notes qu’il
+traçait sur son genou.
+</p>
+
+<p>
+Les secrétaires redoublaient de silence
+et d’ardeur, lorsque la porte s’ouvrant
+<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span>
+rapidement de chaque côté, on vit paraître,
+entre les deux battants, un capucin
+qui, s’inclinant les bras croisés sur
+la poitrine, semblait attendre l’aumône
+ou l’ordre de se retirer. Il avait un teint
+rembruni, profondément sillonné par la
+petite vérole; des yeux assez doux,
+mais un peu louches et toujours couverts
+par des sourcils qui se joignaient
+au milieu du front; une bouche dont
+le sourire était rusé, malfaisant et sinistre;
+une barbe plate et rousse à l’extrémité,
+et le costume de l’ordre de
+Saint-François dans toute son horreur,
+avec des sandales et des pieds nus qui
+paraissaient fort indignes de s’essuyer
+sur un tapis.
+</p>
+
+<p>
+Tel qu’il était, ce personnage parut
+faire une grande sensation dans toute la
+salle; car, sans achever la phrase, la
+ligne ou le mot commencé, chaque
+écrivain se leva et sortit par la porte,
+où il se tenait toujours debout, les uns
+le saluant en passant, les autres détournant
+la tête, les jeunes pages se bouchant
+le nez, mais par derrière lui, car
+<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span>
+ils paraissaient en avoir peur en secret.
+Lorsque tout le monde eut défilé, il
+entra enfin, faisant une profonde révérence,
+parce que la porte était encore
+ouverte; mais, sitôt qu’elle fut fermée,
+marchant sans cérémonie, il vint s’asseoir
+auprès du Cardinal, qui, l’ayant
+reconnu au mouvement qui se faisait,
+lui fit une inclination de tête sèche et
+silencieuse, le regardant fixement comme
+pour attendre une nouvelle, et ne pouvant
+s’empêcher de froncer le sourcil,
+comme à l’aspect d’une araignée ou de
+quelque autre animal désagréable.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal n’avait pu résister à ce
+mouvement de déplaisir, parce qu’il se
+sentait obligé, par la présence de son
+agent, à rentrer dans ces conversations
+profondes et pénibles dont il s’était reposé
+pendant quelques jours dans un
+pays dont l’air lui était favorable, et
+dont le calme avait un peu ralenti les
+douleurs de la maladie; elle s’était changée
+en une fièvre lente; mais ses intervalles
+étaient assez longs pour qu’il pût
+oublier, pendant son absence, qu’elle
+<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span>
+devait revenir. Donnant donc un peu
+de repos à son imagination jusqu’alors
+infatigable, il attendait sans impatience,
+pour la première fois de ses jours peut-être,
+le retour des courriers qu’il avait
+fait partir dans toutes les directions,
+comme les rayons d’un soleil qui donnait
+seul la vie et le mouvement à la
+France. Il ne s’attendait pas à la visite
+qu’il recevait alors, et la vue d’un de
+ces hommes qu’il <i>trempait dans le
+crime</i>, selon sa propre expression, lui
+rendit toutes les inquiétudes habituelles
+de sa vie plus présentes, sans dissiper
+le nuage de mélancolie qui venait d’obscurcir
+ses pensées.
+</p>
+
+<p>
+Le commencement de sa conversation
+fut empreint de la couleur sombre de
+ses dernières rêveries; mais bientôt il
+en sortit plus vif et plus fort que jamais,
+quand la vigueur de son esprit rentra
+forcément dans le monde réel.
+</p>
+
+<p>
+Son confident, voyant qu’il devait
+rompre le silence le premier, le fit assez
+brusquement.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span>
+—Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Joseph, à quoi devons-nous
+penser tous tant que nous sommes, sinon
+à notre bonheur futur dans une vie
+meilleure que celle-ci? Je songe, depuis
+plusieurs jours, que les intérêts humains
+m’ont trop détourné de cette
+unique pensée: et je me repens d’avoir
+employé quelques instants de loisir à
+des ouvrages profanes, tels que mes
+tragédies d’<i>Europe</i> et de <i>Mirame</i>, malgré
+la gloire que j’en ai tirée déjà parmi
+nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra
+dans l’avenir.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, plein des choses qu’il
+avait à dire, fut d’abord surpris de ce
+début; mais il connaissait trop son
+maître pour en rien témoigner, et sachant
+bien par où il le ramènerait à
+d’autres idées, il entra dans les siennes
+sans hésiter.
+</p>
+
+<p>
+—Le mérite en est pourtant bien
+grand, dit-il avec un air de regret, et la
+France gémira de ce que ces œuvres
+<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span>
+immortelles ne sont pas suivies de productions
+semblables.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon cher Joseph, c’est en
+vain que des hommes tels que Boisrobert,
+Claveret, Colletet, Corneille, et
+surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces
+tragédies les plus belles de toutes celles
+que les temps présents et passés ont vu
+représenter; je me les reproche, je vous
+jure, comme un vrai péché mortel, et
+je ne m’occupe, dans mes heures de repos,
+que de ma <i>Méthode des controverses</i>
+et du livre sur la <i>Perfection du chrétien</i>.
+Je songe que j’ai cinquante-six ans et
+une maladie qui ne pardonne guère.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont des calculs que vos ennemis
+font aussi exactement que Votre
+Éminence, dit le père, à qui cette conversation
+commençait à donner de l’humeur,
+et qui voulait en sortir au plus
+vite.
+</p>
+
+<p>
+Le rouge monta au visage du Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je le sais, je le sais bien, dit-il, je
+connais toute leur noirceur, et je m’attends
+<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span>
+à tout. Mais qu’y a-t-il donc de
+nouveau?
+</p>
+
+<p>
+—Nous étions convenus déjà, monseigneur,
+de remplacer mademoiselle
+d’Hautefort; nous l’avons éloignée comme
+mademoiselle de La Fayette, c’est fort
+bien; mais sa place n’est pas remplie,
+et le Roi...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien?
+</p>
+
+<p>
+—Le Roi a des idées qu’il n’avait pas
+eues encore.
+</p>
+
+<p>
+—Vraiment? et qui ne viennent pas
+de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre
+avec ironie.
+</p>
+
+<p>
+—Aussi, monseigneur, pourquoi laisser
+six jours entiers la place de favori
+vacante? Ce n’est pas prudent, permettez
+que je le dise.
+</p>
+
+<p>
+—Il a des idées, des idées! répétait
+Richelieu avec une sorte d’effroi; et lesquelles?
+</p>
+
+<p>
+—Il a parlé de rappeler la Reine-Mère,
+dit le Capucin à voix basse, de la rappeler
+de Cologne.
+</p>
+
+<p>
+—Marie de Médicis! s’écria le Cardinal
+en frappant sur les bras de son fauteuil
+<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span>
+avec ses deux mains. Non, par le
+Dieu vivant! elle ne rentrera pas sur le
+sol de France, d’où je l’ai chassée pied
+par pied! L’Angleterre n’a pas osé la garder
+exilée par moi; la Hollande a craint
+de crouler sous elle, et mon royaume
+la recevrait! Non, non, cette idée
+n’a pu lui venir par lui-même. Rappeler
+mon ennemie, rappeler sa mère, quelle
+perfidie! non, il n’aurait jamais osé y
+penser...
+</p>
+
+<p>
+Puis, après avoir rêvé un instant, il
+ajouta en fixant un regard pénétrant et
+encore plein du feu de sa colère sur le
+père Joseph:
+</p>
+
+<p>
+—Mais... dans quels termes a-t-il
+exprimé ce désir? Dites-moi les mots
+précis.
+</p>
+
+<p>
+—Il a dit assez publiquement, et en
+présence de Monsieur: «Je sens bien
+que l’un des premiers devoirs d’un
+chrétien est d’être bon fils, et je ne résisterai
+pas longtemps aux murmures
+de ma conscience.»
+</p>
+
+<p>
+—Chrétien! conscience! ce ne sont
+pas ses expressions; c’est le père Caussin,
+<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span>
+c’est son confesseur qui me trahit!
+s’écria le Cardinal. Perfide jésuite! je
+t’ai pardonné ton intrigue de La Fayette
+mais je ne te passerai pas tes conseils
+secrets. Je ferai chasser ce confesseur,
+Joseph, il est l’ennemi de l’État, je le
+vois bien. Mais aussi j’ai agi avec négligence
+depuis quelques jours; je n’ai pas
+assez hâté l’arrivée de ce petit d’Effiat,
+qui réussira, sans doute: il est bien
+fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute!
+je mériterais une bonne disgrâce moi-même.
+Laisser près du Roi ce renard
+jésuite, sans lui avoir donné mes instructions
+secrètes, sans avoir un otage,
+un gage de sa fidélité à mes ordres!
+quel oubli! Joseph, prenez une plume
+et écrivez vite ceci pour l’autre confesseur
+que nous choisirons mieux. Je
+pense au père Sirmond...
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph se mit devant la
+grande table, prêt à écrire, et le Cardinal
+lui dicta ces devoirs de nouvelle nature,
+que, peu de temps après, il osa faire
+remettre au Roi, qui les reçut, les respecta,
+et les apprit par cœur comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span>
+les commandements de l’Église. Ils nous
+sont demeurés comme un monument
+effrayant de l’empire qu’un homme peut
+arracher à force de temps, d’intrigues et
+d’audace:
+</p>
+
+<p>
+I. Un prince doit avoir un premier
+ministre, et ce premier ministre trois
+qualités: 1<sup>o</sup> qu’il n’ait pas d’autre passion
+que son prince; 2<sup>o</sup> qu’il soit habile
+et fidèle; 3<sup>o</sup> qu’il soit ecclésiastique.
+</p>
+
+<p>
+II. Un prince doit parfaitement aimer
+son premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+III. Ne doit jamais changer son premier
+ministre.
+</p>
+
+<p>
+IV. Doit lui dire toutes choses.
+</p>
+
+<p>
+V. Lui donner libre accès auprès de
+sa personne.
+</p>
+
+<p>
+VI. Lui donner une souveraine autorité
+sur le peuple.
+</p>
+
+<p>
+VII. De grands honneurs et de grands
+biens.
+</p>
+
+<p>
+VIII. Un prince n’a pas de plus riche
+trésor que son premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+IX. Un prince ne doit pas ajouter foi
+à ce qu’on dit contre son premier ministre,
+ni se plaire à en entendre médire.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span>
+X. Un prince doit révéler à son premier
+ministre tout ce qu’on a dit contre
+lui, <i>quand même on aurait exigé du
+prince qu’il garderait le secret</i>.
+</p>
+
+<p>
+XI. Un prince doit non seulement préférer
+le bien de son État, mais son premier
+ministre à tous ses parents.
+</p>
+
+<p>
+Tels étaient les commandements du
+dieu de la France, moins étonnants encore
+que la terrible naïveté qui lui fait
+léguer lui-même ses ordres à la postérité,
+comme si, elle aussi, devait croire
+en lui.
+</p>
+
+<p>
+Tandis qu’il dictait son instruction,
+en lisant sur un petit papier écrit de sa
+main, une tristesse profonde paraissait
+s’emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu’il
+fut au bout, il tomba au fond de
+son fauteuil, les bras croisés et la tête
+penchée sur son estomac.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, interrompant son écriture,
+se leva, et allait lui demander s’il
+se trouvait mal, lorsqu’il entendit sortir
+du fond de sa poitrine ces paroles lugubres
+et mémorables:
+</p>
+
+<p>
+—Quel ennui profond! quelles interminables
+<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span>
+inquiétudes! Si l’ambitieux
+me voyait, il fuirait dans un désert.
+Qu’est-ce que ma puissance? Un misérable
+reflet du pouvoir royal; et que de
+travaux pour fixer sur mon étoile ce
+rayon qui flotte sans cesse! Depuis
+vingt ans je le tente inutilement. Je
+ne comprends rien à cet homme! il
+n’ose pas me fuir; mais on me l’enlève:
+il me glisse entre les doigts... Que de
+choses j’aurais pu faire avec ses droits
+héréditaires, si je les avais eus! Mais
+employer tant de calculs à se tenir en
+équilibre! que reste-t-il de génie pour
+les entreprises? J’ai l’Europe dans ma
+main, et je suis suspendu à un cheveu
+qui tremble. Qu’ai-je affaire de porter
+mes regards sur les cartes du monde, si
+tous mes intérêts sont renfermés dans
+mon étroit cabinet? Ses six pieds d’espace
+me donnent plus de peine à gouverner
+que toute la terre. Voilà donc ce
+qu’est un premier ministre! Enviez-moi
+mes gardes à présent!
+</p>
+
+<p>
+Ses traits étaient décomposés de manière
+à faire craindre quelque accident,
+<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span>
+et il lui prit une toux violente et longue
+qui finit par un léger crachement de
+sang. Il vit que le père Joseph, effrayé,
+allait saisir une clochette d’or posée
+sur la table, et, se levant tout à coup
+avec la vivacité d’un jeune homme, il
+l’arrêta et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est rien, Joseph, je me laisse
+quelquefois aller au découragement;
+mais ces moments sont courts, et j’en
+sors plus fort qu’avant. Pour ma santé,
+je sais parfaitement où j’en suis; mais
+il ne s’agit pas de cela. Qu’avez-vous
+fait à Paris? Je suis content de voir le
+Roi arrivé dans le Béarn comme je le
+voulais: nous le veillerons mieux. Que
+lui avez-vous montré pour le faire partir?
+</p>
+
+<p>
+—Une bataille à Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, ce n’est pas mal. Eh bien,
+nous pouvons la lui arranger: autant
+vaut cette application qu’une autre à
+présent. Mais la jeune Reine, la jeune
+Reine, que dit-elle?
+</p>
+
+<p>
+—Elle est encore furieuse contre
+vous. Sa correspondance découverte,
+<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span>
+l’interrogatoire que vous lui fîtes subir!
+</p>
+
+<p>
+—Bah! un madrigal et un moment
+de soumission lui feront oublier que je
+l’ai séparée de sa maison d’Autriche et
+du pays de son Buckingham. Mais que
+fait-elle?
+</p>
+
+<p>
+—D’autres intrigues avec Monsieur.
+Mais, comme toutes ses confidentes sont
+à nous, en voici les rapports jour par
+jour.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne me donnerai pas la peine de
+les lire: tant que le duc de Bouillon sera
+en Italie, je ne crains rien de là; elle
+peut rêver de petites conjurations avec
+Gaston au coin du feu; il s’en tient toujours
+aux aimables intentions qu’il a
+quelquefois, et n’exécute bien que ses
+sorties du royaume; il en est à la troisième.
+Je lui procurerai la quatrième
+quand il voudra; il ne vaut pas le coup
+de pistolet que tu fis donner au comte
+de Soissons. Ce pauvre comte n’avait
+cependant guère plus d’énergie.
+</p>
+
+<p>
+Ici le cardinal, se rasseyant dans son
+fauteuil, se mit à rire assez gaîment
+pour un homme d’État.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span>
+—Je rirai toute ma vie de leur expédition
+d’Amiens. Ils me tenaient là tous
+les deux. Chacun avait bien cinq cents
+gentilshommes autour de lui, armés
+jusqu’aux dents, et tout prêts à m’expédier
+comme Concini: mais le grand
+Vitry n’était plus là; ils m’ont laissé
+parler une heure fort tranquillement
+avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu,
+et ni l’un ni l’autre n’a osé faire
+un signe à tous ces coupe-jarrets. Nous
+avons su depuis par Chavigny, qu’ils
+attendaient depuis deux mois cet heureux
+moment. Pour moi, en vérité, je ne
+remarquai rien du tout, si ce n’est ce
+petit brigand d’abbé de Gondi qui rôdait
+autour de moi et avait l’air de cacher
+quelque chose dans sa manche; ce fut
+ce qui me fit monter en carrosse.
+</p>
+
+<p>
+—A propos, monseigneur, la reine
+veut le faire coadjuteur absolument.
+</p>
+
+<p>
+—Elle est folle! il la perdra si elle s’y
+attache: c’est un mousquetaire manqué,
+un diable en soutane; lisez son <cite>Histoire
+de Fiesque</cite>, vous l’y verrez lui-même. Il
+ne sera rien tant que je vivrai.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span>
+—Eh quoi! vous jugez si bien et vous
+faites venir un autre ambitieux de son
+âge?
+</p>
+
+<p>
+—Quelle différence! Ce sera une
+poupée, mon ami, une vraie poupée,
+que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera
+qu’à sa fraise et à ses aiguillettes; sa
+jolie tournure m’en répond, et je sais
+qu’il est doux et faible. Je l’ai préféré
+pour cela à son frère aîné; il fera ce que
+nous voudrons.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit le père d’un
+air de doute, je ne me suis jamais fié
+aux gens dont les formes sont si calmes,
+la flamme intérieure en est plus dangereuse.
+Souvenez-vous du maréchal d’Effiat,
+son père.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, encore une fois, c’est un
+enfant, et je l’élèverai; au lieu que le
+Gondi est déjà un factieux accompli, un
+audacieux que rien n’arrête; il a osé me
+disputer madame de La Meilleraie, concevez-vous
+cela? est-ce croyable, à moi?
+Un petit prestolet, qui n’a d’autre mérite
+qu’un mince babil assez vif et un
+<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span>
+air cavalier. Heureusement que le mari
+a pris soin lui-même de l’éloigner.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, qui n’aimait pas mieux
+son maître lorsqu’il parlait de ses bonnes
+fortunes que de ses vers, fit une grimace
+qu’il voulait rendre fine et qui ne fut
+que laide et gauche; il s’imagina que
+l’expression de sa bouche, tordue comme
+celle d’un singe, voulait dire: <i>Ah! qui
+peut résister à monseigneur?</i> mais monseigneur
+y lut: <i>Je suis un cuistre qui ne
+sais rien du grand monde</i>, et, sans transition,
+il dit tout à coup, en prenant
+sur la table une lettre de dépêches:
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Rohan est mort, c’est
+une bonne nouvelle; voilà les huguenots
+perdus. Il a eu bien du bonheur:
+je l’avais fait condamner par le parlement
+de Toulouse à être tiré à quatre
+chevaux, et il meurt tranquillement sur
+le champ de bataille de Rheinfeld. Mais
+qu’importe? le résultat est le même.
+Voilà encore une grande tête par terre!
+Comme elles sont tombées depuis celle
+de Montmorency! Je n’en vois plus guère
+qui ne s’incline devant moi. Nous avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span>
+déjà à peu près puni toutes nos dupes
+de Versailles; certes, on n’a rien à me
+reprocher: j’exerce contre eux la loi du
+talion, et je les traite comme ils ont
+voulu me traiter au conseil de la reine-mère.
+Le vieux radoteur de Bassompierre
+en sera quitte pour la prison
+perpétuelle, ainsi que l’assassin maréchal
+de Vitry, car ils n’avaient voté que
+cette peine pour moi. Quant au Marillac,
+qui conseilla la mort, je la lui réserve
+au premier faux pas, et te recommande,
+Joseph, de me le rappeler; il faut être
+juste avec tout le monde. Reste donc
+encore debout ce duc de Bouillon, à qui
+son Sedan donne de l’orgueil; mais je le
+lui ferai bien rendre. C’est une chose
+merveilleuse que leur aveuglement! ils
+se croient tous libres de conspirer, et ne
+voient pas qu’ils ne font que voltiger
+au bout des fils que je tiens d’une main,
+et que j’allonge quelquefois pour leur
+donner de l’air et de l’espace. Et pour
+la mort de leur cher duc, les huguenots
+ont-ils bien crié comme un seul homme?
+</p>
+
+<p>
+—Moins que pour l’affaire de Loudun,
+<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span>
+qui s’est pourtant terminée heureusement.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! <i>heureusement?</i> J’espère que
+Grandier est mort?
+</p>
+
+<p>
+—Oui; c’est ce que je voulais dire.
+Votre Eminence doit être satisfaite; tout
+a été fini dans les vingt-quatre heures;
+on n’y pense plus. Seulement Laubardemont
+a fait une petite étourderie, qui
+était de rendre la séance publique; c’est
+ce qui a causé un peu de tumulte; mais
+nous avons les signalements des perturbateurs
+que l’on suit.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, c’est très bien. Urbain
+était un homme trop supérieur pour le
+laisser là; il tournait au protestantisme;
+je parierais qu’il aurait fini par abjurer;
+son ouvrage contre le célibat des prêtres
+me l’a fait conjecturer; et, dans le doute,
+retiens ceci, Joseph: il faut toujours
+mieux couper l’arbre avant que le fruit
+soit poussé. Ces huguenots, vois-tu, sont
+une vraie république dans l’Etat: si une
+fois ils avaient la majorité en France, la
+monarchie serait perdue; ils établiraient
+<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span>
+quelque gouvernement populaire qui
+pourrait être durable.
+</p>
+
+<p>
+—Et quelles peines profondes ils
+causent tous les jours à notre saint-père
+le pape! dit Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! interrompit le cardinal, je te
+vois venir: tu veux me rappeler son
+entêtement à ne pas te donner le chapeau.
+Sois tranquille, j’en parlerai aujourd’hui
+au nouvel ambassadeur que
+nous envoyons. Le maréchal d’Estrées
+obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis
+deux ans que nous t’avons nommé au
+cardinalat; je commence aussi à trouver
+que la pourpre t’irait bien, car les
+taches de sang ne s’y voient pas.
+</p>
+
+<p>
+Et tous deux se mirent à rire, l’un
+comme un maître qui accable de tout
+son mépris le sicaire qu’il paye, l’autre
+comme un esclave résigné à toutes les
+humiliations par lesquelles on s’élève.
+</p>
+
+<p>
+Le rire qu’avait excité la sanglante
+plaisanterie du vieux ministre durait
+encore, lorsque la porte du cabinet s’ouvrit,
+et un page annonça plusieurs courriers
+qui arrivaient à la fois de divers
+<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span>
+points; le père Joseph se leva, et, se
+plaçant debout, le dos appuyé contre le
+mur, comme une momie égyptienne,
+ne laissa plus paraître sur son visage
+qu’une stupide contemplation. Douze
+messagers entrèrent successivement,
+revêtus de déguisements divers: l’un
+semblait un soldat suisse; un autre un
+vivandier; un troisième, un maître maçon;
+on les faisait entrer dans le palais
+par un escalier et un corridor secrets,
+et ils sortaient du cabinet par une porte
+opposée à celle qui les introduisait,
+sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer
+rien de leurs dépêches. Chacun
+d’eux déposait un paquet de papiers
+roulés ou pliés sur la grande table, parlait
+un instant au Cardinal dans l’embrasure
+d’une croisée, et partait. Richelieu
+s’était levé brusquement dès l’entrée du
+premier messager, et, attentif à tout
+faire par lui-même, il les reçut tous, les
+écouta et referma de sa main sur eux la
+porte de sortie. Il fit signe au père
+Joseph quand le dernier fut parti, et,
+sans parler, tous deux ouvrirent ou
+<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span>
+plutôt arrachèrent les paquets des dépêches,
+et se dirent, en deux mots, le
+sujet des lettres.
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Weimar poursuit ses
+avantages; le duc Charles est battu;
+l’esprit de notre général est assez bon,
+voici de bons propos qu’il a tenus à
+dîner. Je suis content.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, le vicomte de Turenne
+a repris les places de Lorraine; voici
+ses conversations particulières...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! passez, passez cela; elles ne
+peuvent pas être dangereuses. Ce sera
+toujours un bon et honnête homme, ne
+se mêlant point de politique; pourvu
+qu’on lui donne une petite armée à disposer
+comme une partie d’échecs, n’importe
+contre qui, il est content; nous
+serons toujours bons amis.
+</p>
+
+<p>
+—Voici le Long-Parlement qui dure
+encore en Angleterre. Les communes
+poursuivent leur projet: voici des massacres
+en Irlande... Le comte de Strafford
+est condamné à mort.
+</p>
+
+<p>
+—A mort! quelle horreur!
+</p>
+
+<p>
+—Je lis: «Sa Majesté Charles I<sup>er</sup> n’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span>
+pas eu le courage de signer l’arrêt, mais
+il a désigné quatre commissaires...»
+</p>
+
+<p>
+—Roi faible, je t’abandonne. Tu
+n’auras plus notre argent. Tombe, puisque
+tu es ingrat!... Oh malheureux
+Wentworth!
+</p>
+
+<p>
+Et une larme parut aux yeux de
+Richelieu; ce même homme qui venait
+de jouer avec la vie de tant d’autres,
+pleura un ministre abandonné de son
+prince. Le rapport de cette situation à
+la sienne l’avait frappé, et c’était lui-même
+qu’il pleurait dans cet étranger. Il
+cessa de lire à haute voix les dépêches
+qu’il ouvrait, et son confident l’imita. Il
+parcourut avec une scrupuleuse attention
+tous les rapports détaillés des actions
+les plus minutieuses et les plus secrètes
+de tout personnage un peu important;
+rapports qu’il faisait toujours joindre à
+ses nouvelles par ses habiles espions.
+On attachait ces rapports secrets aux
+dépêches du Roi, qui devaient toutes
+passer par les mains du Cardinal, et être
+soigneusement repliées, pour arriver au
+prince épurées et telles qu’on voulait
+<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span>
+les lui faire lire. Les notes particulières
+furent toutes brûlées avec soin par le
+Père, quand le Cardinal en eut pris connaissance;
+et celui-ci cependant ne
+paraissait point satisfait: il se promenait
+fort vite en long et en large dans l’appartement
+avec des gestes d’inquiétude,
+lorsque la porte s’ouvrit et un treizième
+courrier entra. Ce nouveau messager
+avait l’air d’un enfant de quatorze ans
+à peine; il tenait sous le bras un paquet
+cacheté de noir pour le Roi, et ne donna
+au Cardinal qu’un petit billet sur lequel
+un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir
+que quatre mots. Le Duc tressaillit,
+le déchira en mille pièces, et, se
+courbant à l’oreille de l’enfant, lui parla
+assez longtemps sans réponse; tout ce
+que Joseph entendit fut, lorsque le
+Cardinal le fit sortir de la salle: <i>Fais-y
+bien attention, pas avant douze heures
+d’ici</i>.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cet <i>a parte</i> du Cardinal, Joseph
+était occupé à soustraire de sa vue un
+nombre infini de libelles qui venaient de
+Flandre et d’Allemagne, et que le ministre
+<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span>
+voulait voir, quelque amers qu’ils fussent
+pour lui. Il affectait à cet égard une
+philosophie qu’il était loin d’avoir, et,
+pour faire illusion à ceux qui l’entouraient,
+il feignait quelquefois de
+trouver que ses ennemis n’avaient pas
+tout à fait tort, et de rire de leurs
+plaisanteries; cependant ceux qui avaient
+une connaissance plus approfondie de
+son caractère démêlaient une rage profonde
+sous cette apparente modération,
+et savaient qu’il n’était satisfait que lorsqu’il
+avait fait condamner par le Parlement
+le livre ennemi à être brûlé en
+place de Grève, comme <i>injurieux au
+Roi en la personne de son ministre
+l’illustrissime Cardinal</i>, comme on le
+voit dans les arrêts du temps, et que
+son seul regret était que l’auteur ne fût
+pas à la place de l’ouvrage: satisfaction
+qu’il se donnait quand il le pouvait,
+comme il le fit pour Urbain Grandier.
+</p>
+
+<p>
+C’était son orgueil colossal qu’il vengeait
+ainsi sans se l’avouer à lui-même,
+et travaillant longtemps, un an quelquefois,
+à se persuader que l’intérêt de l’État
+<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span>
+y était engagé. Ingénieux à rattacher ses
+affaires particulières à celles de la France,
+il s’était convaincu lui-même qu’elle
+saignait des blessures qu’il recevait.
+Joseph, très attentif à ne pas provoquer
+sa mauvaise humeur dans ce moment,
+mit à part et déroba un livre intitulé:
+<cite>Mystères politiques du Cardinal de la
+Rochelle</cite>; un autre, attribué à un moine
+de Munich, dont le titre était: <cite>Questions
+quolibétiques, ajustées au temps présent,
+et Impiété sanglante du dieu Mars</cite>.
+L’honnête avocat Aubery, qui nous a
+transmis une des plus fidèles histoires
+de <i>l’éminentissime</i> Cardinal, est transporté
+de fureur au seul titre du premier
+de ces livres, et s’écrie que le <i>grand
+ministre eut bien sujet de se glorifier que
+ces ennemis, inspirés contre leur gré du
+même enthousiasme qui a fait rendre des
+oracles à l’ânesse de Balaam, à Caïphe
+et autres qui semblaient plus indignes
+du don de la prophétie, l’appelaient à
+bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu’il
+avait, trois ans après leurs écrits,
+réduit cette ville, de même que Scipion
+<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span>
+a été nommé l’Africain pour avoir subjugué
+cette</i> <span class='smcap'>PROVINCE</span>. Peu s’en fallut que
+le père Joseph, qui était nécessairement
+dans les mêmes idées, n’exprimât dans
+les mêmes termes son indignation; car
+il se rappelait avec douleur la part de
+ridicule qu’il avait prise dans le siége
+de la Rochelle, qui, tout en n’étant
+pas une <i>province</i> comme l’Afrique,
+s’était permis de résister à <i>l’éminentissime</i>
+Cardinal, quoique le père Joseph
+eût voulu faire passer les troupes
+par un égout, se piquant d’être
+assez habile dans l’art des sièges. Cependant
+il se contint, et eut encore le temps
+de cacher le libelle moqueur dans la
+poche de sa robe brune avant que le
+ministre eût congédié son jeune courrier
+et fût revenu de la porte à la table.
+</p>
+
+<p>
+—Le départ, Joseph, le départ! dit-il.
+Ouvre les portes à toute cette cour qui
+m’assiège, et allons trouver le Roi, qui
+m’attend à Perpignan; je le tiens cette
+fois pour toujours.
+</p>
+
+<p>
+Le capucin se retira, et bientôt les
+pages, ouvrant les doubles portes dorées,
+<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span>
+annoncèrent successivement les plus
+grands seigneurs de cette époque, qui
+avaient obtenu du Roi la permission de
+le quitter pour venir saluer le ministre;
+quelques-uns même, sous prétexte de
+maladie ou d’affaires de service, étaient
+partis à la dérobée pour ne pas être les
+derniers dans son antichambre, et le
+triste monarque s’était trouvé presque
+tout seul, comme les autres rois ne se
+voient d’ordinaire qu’à leur lit de mort;
+mais il semblait que le trône fût sa
+couche funèbre aux yeux de la cour,
+son règne une continuelle agonie, et son
+ministre un successeur menaçant.
+</p>
+
+<p>
+Deux pages des meilleures maisons de
+France se tenaient près de la porte où les
+huissiers annonçaient chaque personnage
+qui, dans le salon précédent, avait
+trouvé le père Joseph. Le Cardinal, toujours
+assis dans son grand fauteuil, restait
+immobile pour le commun des courtisans,
+faisait une inclination de tête aux
+plus distingués, et pour les princes
+seulement s’aidait de ses deux bras
+pour se soulever légèrement; chaque
+<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span>
+courtisan allait le saluer profondément,
+et, se tenant debout devant lui près de
+la cheminée, attendait qu’il lui adressât
+la parole; ensuite, selon le signe du
+Cardinal, il continuait à faire le tour du
+salon pour sortir par la même porte par
+où l’on entrait, restait un moment à
+saluer le père Joseph, qui singeait son
+maître et que l’on avait pour cela
+nommé l’Éminence grise, et sortait enfin
+du palais, ou bien se rangeait debout
+derrière son fauteuil, si le ministre l’y
+engageait, ce qui était une marque de
+la plus grande faveur.
+</p>
+
+<p>
+Il laissa passer d’abord quelques personnages
+insignifiants et beaucoup de
+mérites inutiles, et n’arrêta cette procession
+qu’au maréchal d’Estrées, qui,
+partant pour l’ambassade de Rome,
+venait lui faire ses adieux: tout ce qui
+suivait cessa d’avancer. Ce mouvement
+avertit dans le salon précédent qu’une
+conversation plus longue s’engageait, et
+le père Joseph, paraissant, échangea
+avec le Cardinal un regard qui voulait
+dire d’une part: Souvenez-vous de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span>
+promesse que vous venez de me faire;
+de l’autre: Soyez tranquille. En même
+temps, l’adroit capucin fit voir à son
+maître qu’il tenait sous le bras une de
+ses victimes qu’il préparait à être un
+docile instrument: c’était un jeune
+gentilhomme qui portait un manteau
+vert très court et une veste de même
+couleur, un pantalon rouge fort serré,
+avec de brillantes jarretières d’or dessous,
+habit des pages de Monsieur. Le père
+Joseph lui parlait bien en secret, mais
+point dans le sens de son maître; il ne
+pensait qu’à être cardinal, et se préparait
+d’autres intelligences en cas de
+défection de la part du premier ministre.
+</p>
+
+<p>
+—Dites à Monsieur qu’il ne se fie
+pas aux apparences, et qu’il n’a pas de
+plus fidèle serviteur que moi. Le Cardinal
+commence à baisser; et je crois de
+ma conscience d’avertir de ses fautes
+celui qui pourrait hériter du pouvoir
+royal pendant la minorité. Pour donner
+à votre grand prince une preuve de ma
+bonne foi, dites-lui qu’on veut faire
+<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span>
+arrêter Puy-Laurens, qui est à lui; qu’il
+le fasse cacher, ou bien le Cardinal le
+mettra aussi à la Bastille.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que le serviteur trahissait
+ainsi son maître, le maître ne restait
+pas en arrière et trahissait le serviteur.
+Son amour-propre et un reste de respect
+pour les choses de l’Église le faisaient
+souffrir à l’idée de voir le méprisable
+agent couvert du même chapeau qui
+était une couronne pour lui, et assis
+aussi haut que lui-même, à cela près de
+l’emploi passager de ministre. Parlant
+donc à demi-voix au maréchal d’Estrées:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas nécessaire, lui dit-il,
+de persécuter plus longtemps Urbain VIII
+en faveur de ce capucin que vous voyez
+là-bas; c’est bien assez que Sa Majesté
+ait daigné le nommer au cardinalat,
+nous concevons les répugnances de Sa
+Sainteté à couvrir ce mendiant de la
+pourpre romaine.
+</p>
+
+<p>
+Puis, passant de cette idée aux choses
+générales:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais vraiment pas ce qui
+peut refroidir le Saint-Père à notre
+<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span>
+égard; qu’avons-nous fait qui ne fût
+pour la gloire de notre sainte mère
+l’Église catholique? J’ai dit moi-même
+la première messe à la Rochelle, et vous
+le voyez par vos yeux, monsieur le maréchal,
+notre habit est partout, et même
+dans vos armées; le cardinal de La
+Valette vient de commander glorieusement
+dans le Palatinat.
+</p>
+
+<p>
+—Et vient de faire une très belle
+retraite, dit le maréchal, appuyant légèrement
+sur le mot <i>retraite</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre continua, sans faire attention
+à ce petit mot de jalousie de métier
+et en élevant la voix:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu a montré qu’il ne dédaignait
+pas d’envoyer l’esprit de victoire à ses
+Lévites, car le duc de Weimar n’aida
+pas plus puissamment à la conquête de
+la Lorraine que ce pieux cardinal, et
+jamais une armée navale ne fut mieux
+commandée que par notre archevêque
+de Bordeaux à la Rochelle.
+</p>
+
+<p>
+On savait que dans ce moment le
+ministre était assez aigri contre ce prélat,
+dont la hauteur était telle et les impertinences
+<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span>
+si fréquentes, qu’il y avait eu
+deux affaires assez désagréables dans
+Bordeaux. Il y avait quatre ans, le duc
+d’Épernon, alors gouverneur de la
+Guyenne, suivi de tous ses gentilshommes
+et de ses troupes, le rencontrant au
+milieu de son clergé dans une procession,
+l’appela insolent et lui donna deux coups
+de canne très vigoureux; sur quoi l’archevêque
+l’excommunia; et tout récemment
+encore, malgré cette leçon, il avait
+eu une querelle avec le maréchal de
+Vitry, dont il avait reçu <i>vingt coups de
+canne ou de bâton, comme il vous plaira</i>,
+écrivait le Cardinal-duc au cardinal de
+La Valette, <i>et je crois qu’il veut remplir
+la France d’excommuniés</i>. En effet, il
+excommunia encore le bâton du maréchal,
+se souvenant qu’autrefois le pape
+avait forcé le duc d’Epernon à lui demander
+pardon; mais Vitry, qui avait
+fait assassiner le maréchal d’Ancre, était
+trop bien en cour pour cela, et l’archevêque
+fut battu et de plus grondé par
+le ministre.
+</p>
+
+<p>
+M. d’Estrées pensa donc avec assez de
+<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span>
+tact qu’il pouvait y avoir un peu d’ironie
+dans la manière dont le Cardinal vantait
+les talents guerriers et maritimes de
+l’archevêque, et lui répondit avec un
+sang-froid inaltérable:
+</p>
+
+<p>
+—En effet, monseigneur, personne ne
+peut dire que ce soit sur mer qu’il ait
+été battu.
+</p>
+
+<p>
+Son Eminence ne peut s’empêcher de
+sourire; mais, voyant que l’expression
+électrique de ce sourire en avait fait
+naître d’autres dans la salle, et des chuchotements
+et des conjectures, il reprit
+toute sa gravité sur-le-champ, et prenant
+le bras familièrement au maréchal:
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, monsieur l’ambassadeur,
+dit-il, vous avez la répartie bonne.
+Avec vous, je ne craindrais pas le cardinal
+Albornos, ni tous les Borgia du
+monde, ni tous les efforts de leur Espagne
+près du Saint-Père.
+</p>
+
+<p>
+Puis, élevant la voix et regardant
+tout autour de lui comme pour s’adresser
+au salon silencieux et captivé:
+</p>
+
+<p>
+—J’espère, continua-t-il, qu’on ne
+nous persécutera plus comme l’on fit
+<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span>
+autrefois pour avoir fait une juste
+alliance avec l’un des plus grands
+hommes de notre temps; mais Gustave-Adolphe
+est mort, le roi catholique
+n’aura plus de prétexte pour solliciter
+l’excommunication du roi très chrétien.
+N’êtes-vous pas de mon avis, mon cher
+seigneur? dit-il en s’adressant au cardinal
+de La Valette qui s’approchait et
+n’avait heureusement rien entendu sur
+son compte. Monsieur d’Estrées, restez
+près de notre fauteuil: nous avons
+encore bien des choses à vous dire, et
+vous n’êtes pas de trop dans toutes nos
+conversations, car nous n’avons pas de
+secrets; notre politique est franche et au
+grand jour: l’intérêt de Sa Majesté et
+de l’Etat, voilà tout.
+</p>
+
+<p>
+Le maréchal fit un profond salut, se
+rangea derrière le siège du ministre, et
+laissa sa place au cardinal de La Valette,
+qui, ne cessant de se prosterner, et de
+flatter et de jurer dévouement et totale
+obéissance au Cardinal, comme pour
+expier la roideur de son père le duc
+d’Epernon, n’eut aussi de lui que quelques
+<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span>
+mots vagues et une conversation
+distraite et sans intérêt, pendant laquelle
+il ne cessa de regarder à la porte quelle
+personne lui succédait. Il eut même le
+chagrin de se voir interrompu brusquement
+par le Cardinal-duc, qui s’écria, au
+moment le plus flatteur de son discours
+mielleux:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est donc vous enfin, mon
+cher Fabert! Qu’il me tardait de vous
+voir pour vous parler du siège!
+</p>
+
+<p>
+Le général salua d’un air brusque et
+assez gauchement le Cardinal généralissime,
+et lui présenta les officiers venus
+du camp avec lui. Il parla quelque temps
+des opérations du siège, et le Cardinal
+semblait lui faire, en quelque sorte, la
+cour pour le préparer à recevoir plus
+tard ses ordres sur le champ de bataille
+même; il parla aux officiers qui le suivaient,
+les appelant par leurs noms et
+leur faisant des questions sur le camp.
+</p>
+
+<p>
+Ils se rangèrent tous pour laisser approcher
+le duc d’Angoulême; ce Valois,
+après avoir lutté contre Henri IV, se prosternait
+devant Richelieu. Il sollicitait un
+<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span>
+commandement qu’il n’avait eu qu’en
+troisième au siège de la Rochelle. A sa
+suite parut le jeune Mazarin, toujours
+souple et insinuant, mais déjà confiant
+dans sa fortune.
+</p>
+
+<p>
+Le duc d’Halluin vint après eux: le
+Cardinal interrompit les compliments
+qu’il leur adressait pour lui dire à haute
+voix:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le duc, je vous annonce
+avec plaisir que le Roi a créé en votre
+faveur un office de maréchal de France;
+vous signerez Schomberg, n’est-il pas
+vrai? A Leucate, délivrée par vous, on
+le pense ainsi. Mais pardon, voici M. de
+Montauron qui a sans doute quelque
+chose d’important à me dire.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! mon Dieu, non, monseigneur,
+je voulais seulement vous dire que ce
+pauvre jeune homme, que vous avez
+daigné regarder comme à votre service,
+meurt de faim.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! comment, dans ce moment-ci,
+me parlez-vous de choses semblables?
+Votre petit Corneille ne veut rien faire
+de bon; nous n’avons vu que <cite>le Cid</cite> et
+<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span>
+<cite>les Horaces</cite> encore; qu’il travaille, qu’il
+travaille, on sait qu’il est à moi, c’est
+désagréable pour moi-même. Cependant,
+puisque vous vous y intéressez, je lui
+ferai une pension de cinq cents écus
+sur ma cassette.
+</p>
+
+<p>
+Et le trésorier de l’épargne se retira,
+charmé de la libéralité du ministre, et
+fut chez lui recevoir, avec assez de
+bonté, la dédicace de <cite>Cinna</cite>, où le grand
+Corneille compare son âme à celle d’Auguste,
+et le remercie d’avoir fait l’aumône
+à <i>quelques Muses</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, troublé par cette importunité,
+se leva en disant que la matinée
+s’avançait et qu’il était temps de partir
+pour aller trouver le Roi.
+</p>
+
+<p>
+En cet instant même, et comme les
+plus grands seigneurs s’approchaient
+pour l’aider à marcher, un homme en
+robe de maître des requêtes s’avança
+vers lui en saluant avec un sourire avantageux
+et confiant qui étonna tous les
+gens habitués au grand monde; il semblait
+dire: <i>Nous avons des affaires secrètes
+ensemble; vous allez voir comme il sera
+<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span>
+bien pour moi; je suis chez moi dans son
+cabinet</i>. Sa manière lourde et gauche
+trahissait pourtant un être très inférieur:
+c’était Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu fronça le sourcil en le voyant
+en face de lui, et lança un regard de feu
+à Joseph; puis, se tournant vers ceux
+qui l’entouraient, il dit avec un rire
+amer:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce qu’il y a quelque criminel
+autour de nous?
+</p>
+
+<p>
+Puis, lui tournant le dos, le Cardinal
+le laissa plus rouge que sa robe; et,
+précédé de la foule des personnages
+qui devaient l’escorter en voiture ou à
+cheval, il descendit le grand escalier de
+l’archevêché.
+</p>
+
+<p>
+Tout le peuple de Narbonne et ses
+autorités regardèrent avec stupéfaction
+ce départ royal.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal seul entra dans une ample
+et spacieuse litière de forme carrée,
+dans laquelle il devait voyager jusqu’à
+Perpignan, ses infirmités ne lui permettant
+ni d’aller en voiture, ni de faire
+toute cette route à cheval. Cette sorte
+<span class='pagenum'><a id='Page_216' name='Page_216'>[216]</a></span>
+de chambre nomade renfermait un lit,
+une table, et une petite chaise pour un
+page qui devait écrire ou lui faire la
+lecture. Cette machine, couverte de damas
+couleur de pourpre, fut portée par
+dix-huit hommes qui, de lieue en lieue,
+se relevaient; ils étaient choisis dans
+ses gardes, et ne faisaient ce service
+d’honneur que la tête nue, quelle que
+fût la chaleur ou la pluie. Le duc d’Angoulême,
+les maréchaux de Schomberg
+et d’Estrées, Fabert et d’autres dignitaires
+étaient à cheval aux portières. On
+distinguait le cardinal de La Valette et
+Mazarin parmi les plus empressés,
+ainsi que Chavigny et le maréchal de
+Vitry, qui cherchait à éviter la Bastille,
+dont il était menacé, disait-on.
+</p>
+
+<p>
+Deux carrosses suivaient pour les secrétaires
+du Cardinal, ses médecins et
+son confesseur; huit voitures et quatre
+chevaux pour ses gentilshommes, et vingt-quatre
+mulets pour ses bagages; deux
+cents mousquetaires à pied l’escortaient
+de très près; sa compagnie de gens
+d’armes de la garde et ses chevau-légers,
+<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span>
+tous gentilshommes, marchaient
+devant et derrière ce cortège, sur de magnifiques
+chevaux.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut dans cet équipage que le premier
+ministre se rendit en peu de jours
+à Perpignan. La dimension de la litière
+obligea plusieurs fois de faire élargir
+les chemins et abattre les murailles de
+quelques <i>villes et villages</i> où elle ne
+pouvait entrer; en sorte, disent les auteurs
+des manuscrits du temps, tous
+pleins d’une sincère admiration pour ce
+luxe, <i>en sorte qu’il semblait un conquérant
+qui entre par la brèche</i>. Nous
+avons cherché en vain avec beaucoup de
+soin quelque manuscrit des propriétaires
+ou habitants des maisons qui
+s’ouvraient à son passage où la même
+admiration fût témoignée, et nous
+avouons ne l’avoir pu trouver.
+</p>
+
+<h2 id="chap_8">
+CHAPITRE VIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ENTREVUE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Mon génie étonné tremble devant le sien.</span>
+</div>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Le pompeux cortège du Cardinal
+s’était arrêté à l’entrée du camp; toutes
+les troupes sous les armes étaient rangées
+dans le plus bel ordre, et ce fut au bruit
+du canon et de la musique successive de
+chaque régiment que la litière traversa
+une longue haie de cavalerie et d’infanterie,
+formée depuis la première tente
+jusqu’à celle du ministre, disposée à
+quelque distance du quartier royal, et
+que la pourpre dont elle était couverte
+faisait reconnaître de loin. Chaque chef
+de corps obtint un signe ou un mot du
+Cardinal, qui, enfin rendu sous sa tente,
+congédia sa suite, s’y enferma, attendant
+l’heure de se présenter chez le Roi.
+<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span>
+Mais, avant lui, chaque personnage de
+son escorte s’y était porté individuellement,
+et, sans entrer dans la demeure
+royale, tous attendaient dans de longues
+galeries couvertes de coutil rayé
+et disposées comme des avenues qui
+conduisaient chez le prince. Les courtisans
+s’y rencontraient et se promenaient
+par groupes, se saluaient et
+se présentaient la main, ou se regardaient
+avec hauteur, selon leurs intérêts
+ou les seigneurs auxquels ils appartenaient.
+D’autres chuchotaient longtemps
+et donnaient des signes d’étonnement,
+de plaisir ou de mauvaise humeur, qui
+montraient que quelque chose d’extraordinaire
+venait de se passer. Un singulier
+dialogue, entre mille autres, s’éleva dans
+un coin de la galerie principale.
+</p>
+
+<p>
+—Puis-je savoir, monsieur l’abbé,
+pourquoi vous me regardez d’une manière
+si assurée?
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu! monsieur de Launay,
+c’est que je suis curieux de voir ce que
+vous allez faire. Tout le monde abandonne
+votre Cardinal-duc depuis votre
+<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span>
+voyage en Touraine; vous n’y pensez
+pas, allez donc causer un moment avec
+les gens de Monsieur ou de la Reine;
+vous êtes en retard de dix minutes sur
+la montre du cardinal de La Valette,
+qui vient de toucher la main à Rochepot
+et à tous les gentilshommes du feu
+comte de Soissons, que je pleurerai toute
+ma vie.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà qui est bien, monsieur de
+Gondi, je vous entends assez; c’est un
+appel que vous me faites l’honneur de
+m’adresser.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur le comte, reprit le
+jeune abbé en saluant avec toute la
+gravité du temps; je cherchais l’occasion
+de vous appeler au nom de M. d’Attichi,
+mon ami, avec qui vous eûtes quelque
+chose à Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur l’abbé, je suis à vos
+ordres; je vais chercher mes seconds,
+cherchez les vôtres.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera à cheval, avec l’épée et le
+pistolet, n’est-il pas vrai? ajouta Gondi,
+avec le même air dont on arrangerait
+une partie de campagne, en époussetant
+<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span>
+la manche de sa soutane avec le doigt.
+</p>
+
+<p>
+—Si tel est votre bon plaisir, reprit
+l’autre.
+</p>
+
+<p>
+Et ils se séparèrent pour un instant
+en se saluant avec grande politesse et
+de profondes révérences.
+</p>
+
+<p>
+Une foule brillante de jeunes gentilshommes
+passait et repassait autour
+d’eux dans la galerie. Ils s’y mêlèrent
+pour chercher leurs amis. Toute l’élégance
+des costumes du temps était déployée
+par la cour dans cette matinée:
+les petits manteaux de toutes les couleurs,
+en velours, en satin, brodés d’or
+ou d’argent, des croix de Saint-Michel
+et du Saint-Esprit, les fraises, les
+plumes nombreuses des chapeaux, les
+aiguillettes d’or, les chaînes qui suspendaient
+de longues épées, tout brillait,
+tout étincelait, moins encore que le feu
+des regards de cette jeunesse guerrière,
+que ses propos vifs, ses rires spirituels
+et éclatants. Au milieu de cette assemblée
+passaient lentement des personnages
+graves et de grands seigneurs
+<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span>
+suivis de leurs nombreux gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Le petit abbé de Gondi, qui avait la
+vue très basse, se promenait parmi la
+foule, fronçant les sourcils, fermant à
+demi les yeux pour mieux voir, et relevant
+sa moustache, car les ecclésiastiques
+en portaient alors. Il regardait
+chacun sous le nez pour reconnaître ses
+amis, et s’arrêta enfin à un jeune homme
+d’une fort grande taille, vêtu de noir de
+la tête aux pieds, et dont l’épée même
+était d’acier bronzé fort noir. Il causait
+avec un capitaine des gardes, lorsque
+l’abbé de Gondi le tira à part:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Thou, lui dit-il, j’aurai
+besoin de vous pour second dans une
+heure, à cheval, avec l’épée et le pistolet,
+si vous voulez me faire cet honneur...
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, vous savez que je suis
+des vôtres tout à fait et à tout venant.
+Où nous trouverons-nous?
+</p>
+
+<p>
+—Devant le bastion espagnol, s’il
+vous plaît.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon si je retourne à une conversation
+<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span>
+qui m’intéressait beaucoup; je
+serai exact au rendez-vous.
+</p>
+
+<p>
+Et de Thou le quitta pour retourner
+à son capitaine. Il avait dit tout ceci
+avec une voix fort douce, le plus inaltérable
+sang-froid, et même quelque chose
+de distrait.
+</p>
+
+<p>
+Le petit abbé lui serra la main avec
+une vive satisfaction, et continua sa recherche.
+</p>
+
+<p>
+Il ne lui fut pas si facile de conclure
+le marché avec les jeunes seigneurs
+auxquels il s’adressa, car ils le connaissaient
+mieux que M. de Thou, et, du
+plus loin qu’ils le voyaient venir, ils
+cherchaient à l’éviter, ou riaient de lui-même
+avec lui, et ne s’engageaient
+point à le servir.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! l’abbé, vous voilà encore à
+chercher; je gage que c’est un second
+qu’il vous faut? dit le duc de Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, je parie, ajouta M. de La
+Rochefoucauld, que c’est contre quelqu’un
+du Cardinal-duc.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison tous deux, messieurs;
+<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span>
+mais depuis quand riez-vous
+des affaires d’honneur?
+</p>
+
+<p>
+—Dieu m’en garde! reprit M. de
+Beaufort; des hommes d’épée comme
+nous sommes vénèrent toujours tierce,
+quarte et octave; mais, quant aux plis
+de la soutane, je n’y connais rien.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, monsieur, vous savez bien
+qu’elle ne m’embarrasse pas le poignet,
+et je le prouverai à qui voudra. Je ne
+cherche du reste qu’à jeter ce froc aux
+orties.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc pour le déchirer que
+vous vous battez si souvent? dit La
+Rochefoucauld. Mais rappelez-vous, mon
+cher abbé, que vous êtes dessous.
+</p>
+
+<p>
+Gondi tourna le dos en regardant à
+une pendule et ne voulant pas perdre
+plus de temps à de mauvaises plaisanteries;
+mais il n’eut pas plus de succès
+ailleurs, car, ayant abordé deux gentilshommes
+de la jeune Reine, qu’il supposait
+mécontents du Cardinal, et heureux
+par conséquent de se mesurer avec ses
+créatures, l’un lui dit fort gravement:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Gondi, vous savez ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span>
+qui vient de se passer? Le Roi a dit
+tout haut: «Que notre impérieux Cardinal
+le veuille ou non, la veuve de
+Henri-le-Grand ne restera pas plus longtemps
+exilée.» <i>Impérieux</i>, monsieur
+l’abbé, sentez-vous cela? Le Roi n’avait
+encore rien dit d’aussi fort contre lui.
+<i>Impérieux!</i> c’est une disgrâce complète.
+Vraiment, personne n’osera plus lui parler;
+il va quitter la cour aujourd’hui
+certainement.
+</p>
+
+<p>
+—On m’a dit cela, monsieur; mais
+j’ai une affaire...
+</p>
+
+<p>
+—C’est heureux pour vous, qu’il arrêtait
+tout court dans votre carrière.
+</p>
+
+<p>
+—Une affaire d’honneur...
+</p>
+
+<p>
+—Au lieu que Mazarin est pour
+vous...
+</p>
+
+<p>
+—Mais voulez-vous, ou non, m’écouter?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! s’il est pour vous, vos aventures
+ne peuvent lui sortir de la tête,
+votre beau duel avec M. de Coutenan et
+la jolie petite épinglière; il en a même
+parlé au Roi. Allons, adieu, cher abbé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span>
+nous sommes fort pressés; adieu,
+adieu...
+</p>
+
+<p>
+Et, reprenant le bras de son ami, le
+jeune persifleur, sans écouter un mot de
+plus, marcha vite dans la galerie et se
+perdit dans la multitude des passants.
+</p>
+
+<p>
+Le pauvre abbé restait donc fort mortifié
+de ne pouvoir trouver qu’un second,
+et regardait tristement s’écouler l’heure
+et la foule, lorsqu’il aperçut un jeune
+gentilhomme qui lui était inconnu,
+assis près d’une table et appuyé sur son
+coude d’un air mélancolique. Il portait
+des habits de deuil qui n’indiquaient
+aucun attachement particulier à une
+grande maison ou à un corps; et, paraissant
+attendre sans impatience le
+moment d’entrer chez le Roi, il regardait
+d’un air insouciant ceux qui l’entouraient
+et semblait ne les pas voir et n’en
+connaître aucun.
+</p>
+
+<p>
+Gondi, jetant les yeux sur lui, l’aborda
+sans hésiter.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, monsieur, lui dit-il, je n’ai
+pas l’honneur de vous connaître; mais
+une partie d’escrime ne peut jamais déplaire
+<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span>
+à un homme comme il faut; et,
+si vous voulez être mon second, dans
+un quart d’heure nous serons sur le
+pré. Je suis Paul de Gondi, et j’ai appelé
+M. de Launay, qui est au Cardinal, fort
+galant homme d’ailleurs.
+</p>
+
+<p>
+L’inconnu, sans être étonné de cette
+apostrophe, lui répondit sans changer
+d’attitude:
+</p>
+
+<p>
+—Et quels sont ses seconds?
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, je n’en sais rien; mais que
+vous importe qui le servira? On n’en est
+pas plus mal avec ses amis pour leur
+avoir donné un petit coup de pointe.
+</p>
+
+<p>
+L’étranger sourit nonchalamment,
+resta un instant à passer sa main dans
+ses longs cheveux châtains, et lui dit
+enfin avec indolence et regardant à
+une grosse montre ronde suspendue à
+sa ceinture:
+</p>
+
+<p>
+—Au fait, monsieur, comme je n’ai
+rien de mieux à faire et que je n’ai pas
+d’amis ici, je vous suis: j’aime autant
+faire cela qu’autre chose.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant sur la table son large chapeau
+à plumes noires, il partit lentement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span>
+suivant le martial abbé, qui
+allait vite devant lui et revenait le hâter,
+comme un enfant qui court devant son
+père, ou un jeune carlin qui va et revient
+vingt fois avant d’arriver au bout d’une
+allée.
+</p>
+
+<p>
+Cependant, deux huissiers, vêtus de
+livrées royales, ouvrirent les grands
+rideaux qui séparaient la galerie de la
+tente du roi, et le silence s’établit partout.
+On commença à entrer successivement
+et avec lenteur dans la demeure
+passagère du prince. Il reçut avec grâce
+toute sa cour, et c’était lui-même qui
+le premier s’offrait à la vue de chaque
+personne introduite.
+</p>
+
+<p>
+Devant une très petite table entourée
+de fauteuils dorés, était debout le roi
+Louis XIII, environné des grands officiers
+de la couronne; son costume était
+fort élégant: une sorte de veste couleur
+chamois, avec les manches ouvertes et
+ornées d’aiguillettes et de rubans bleus,
+le couvrait jusqu’à la ceinture. Un haut-de-chausse
+large et flottant ne lui tombait
+<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span>
+qu’aux genoux, et son étoffe jaune
+et rayée de rouge était ornée en bas de
+rubans bleus. Ses bottes à l’écuyère, ne
+s’élevant guère à plus de trois pouces
+au-dessus de la cheville du pied, étaient
+doublées d’une profusion de dentelles,
+et si larges, qu’elles semblaient les porter
+comme un vase porte des fleurs. Un
+petit manteau de velours bleu, où la
+croix du Saint-Esprit était brodée, couvrait
+le bras gauche du roi, appuyé sur
+le pommeau de son épée.
+</p>
+
+<p>
+Il avait la tête découverte, et l’on
+voyait parfaitement sa figure pâle et
+noble éclairée par le soleil que le haut
+de sa tente laissait pénétrer. La petite
+barbe pointue que l’on portait alors
+augmentait encore la maigreur de son
+visage, mais en accroissait aussi l’expression
+mélancolique; à son front élevé, à
+son profil antique, à son nez aquilin, on
+reconnaissait un prince de la grande
+race des Bourbons; il avait tout de ses
+ancêtres, hormis la force du regard; ses
+yeux semblaient rougis par les larmes
+et voilés par un sommeil perpétuel, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span>
+l’incertitude de sa vue lui donnait l’air
+un peu égaré.
+</p>
+
+<p>
+Il affecta en ce moment d’appeler autour
+de lui et d’écouter avec attention
+les plus grands ennemis du Cardinal,
+qu’il attendait à chaque minute, en se
+balançant un peu d’un pied sur l’autre,
+habitude héréditaire de sa famille; il
+parlait avec assez de vitesse, mais s’interrompant
+pour faire un signe de tête
+gracieux ou un geste de la main à ceux
+qui passaient devant lui en le saluant
+profondément.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait deux heures pour ainsi dire
+que l’on passait devant le Roi sans que
+le Cardinal eût paru, toute la cour était
+accumulée et serrée derrière le prince
+et dans les galeries tendues qui se prolongeaient
+derrière sa tente; déjà un
+intervalle de temps plus long commençait
+à séparer les noms des courtisans
+que l’on annonçait.
+</p>
+
+<p>
+—Ne verrons-nous pas notre cousin
+le Cardinal, dit le Roi en se retournant
+et regardant Montrésor, gentilhomme
+<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span>
+de Monsieur, comme pour l’encourager
+à répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, on le croit fort malade en cet
+instant, répartit celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+—Et je ne vois pourtant que Votre
+Majesté qui le puisse guérir, dit le duc
+de Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+—Nous ne guérissons que les écrouelles,
+dit le Roi; et les maux du Cardinal
+sont toujours si mystérieux, que
+nous avouons n’y rien connaître.
+</p>
+
+<p>
+Le prince s’essayait aussi de loin à
+braver son ministre, prenant des forces
+dans la plaisanterie pour rompre mieux
+son joug insupportable, mais si difficile
+à soulever. Il croyait presque y avoir
+réussi, et, soutenu par l’air de joie de
+tout ce qui l’environnait, il s’applaudissait
+déjà intérieurement d’avoir su
+prendre l’empire suprême et jouissait en
+ce moment de toute la force qu’il se
+croyait. Un trouble involontaire au fond
+du cœur lui disait bien que, cette heure
+passée, tout le fardeau de l’Etat allait
+retomber sur lui seul; mais il parlait
+pour s’étourdir sur cette pensée importune,
+<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span>
+et se dissimulant le sentiment
+intime qu’il avait de son impuissance
+à régner, il ne laissait plus flotter son
+imagination sur le résultat des entreprises,
+se contraignant ainsi lui-même à
+oublier les pénibles chemins qui peuvent
+y conduire. Des phrases rapides se succédaient
+sur ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Nous allons bientôt prendre Perpignan,
+disait-il de loin à Fabert.—Eh
+bien, Cardinal, la Lorraine est à nous,
+ajoutait-il pour La Valette.
+</p>
+
+<p>
+Puis touchant le bras de Mazarin:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas si difficile que l’on croit
+de mener tout un royaume, n’est-ce
+pas?
+</p>
+
+<p>
+L’Italien, qui n’avait pas autant de
+confiance que le commun des courtisans
+dans la disgrâce du Cardinal, répondit
+sans se compromettre:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, les derniers succès de
+Votre Majesté, au dedans et au dehors,
+prouvent assez combien elle est habile à
+choisir ses instruments et à les diriger,
+et...
+</p>
+
+<p>
+Mais le duc de Beaufort, l’interrompant
+<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span>
+avec cette confiance, cette voix
+élevée et cet air qui lui méritèrent par
+la suite le surnom d’<i>Important</i>, s’écria
+tout haut de sa tête:
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, sire, il ne faut que le vouloir;
+une nation se mène comme un
+cheval avec l’éperon et la bride; et
+comme nous sommes tous de bons cavaliers,
+on n’a qu’à prendre parmi nous
+tous.
+</p>
+
+<p>
+Cette belle sortie du fat n’eut pas le
+temps de faire son effet, car deux huissiers
+à la fois crièrent:—Son Eminence!
+</p>
+
+<p>
+Le Roi rougit involontairement,
+comme surpris en flagrant délit; mais
+bientôt, se raffermissant, il prit un air
+de hauteur résolue qui n’échappa point
+au ministre.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci, revêtu de toute la pompe du
+costume de cardinal, appuyé sur deux
+jeunes pages et suivi de son capitaine
+des gardes et de plus de cinq cents
+gentilshommes attachés à sa maison,
+s’avança vers le Roi lentement, et s’arrêtant
+à chaque pas, comme éprouvant des
+<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span>
+souffrances qui l’y forçaient, mais en
+effet pour observer les physionomies
+qu’il avait en face. Un coup d’œil lui
+suffit.
+</p>
+
+<p>
+Sa suite resta à l’entrée de la tente
+royale, et, de tous ceux qui la remplissaient,
+pas un n’eut l’assurance de le
+saluer ou de jeter un regard sur lui; La
+Valette même feignait d’être fort occupé
+d’une conversation avec Montrésor; et le
+Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta
+de le saluer légèrement et de continuer
+un <i>a parte</i> à voix basse avec le duc de
+Beaufort.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal fut donc forcé, après le
+premier salut, de s’arrêter et de passer
+du côté de la foule des courtisans,
+comme s’il eût voulu s’y confondre;
+mais son dessein était de les éprouver
+de plus près; ils reculèrent tous, comme
+à l’aspect d’un lépreux; le seul Fabert
+s’avança vers lui avec l’air franc et
+brusque qui lui était habituel, et, employant
+dans son langage les expressions
+de son métier:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! monseigneur, vous faites
+<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span>
+une brèche au milieu d’eux comme un
+boulet de canon; je vous en demande
+pardon pour eux.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous tenez ferme devant moi
+comme devant l’ennemi, dit le Cardinal-duc;
+vous n’en serez pas fâché par la
+suite, mon cher Fabert.
+</p>
+
+<p>
+Mazarin s’approcha aussi, mais avec
+précaution, du Cardinal, et, donnant à
+ses traits mobiles l’expression d’une
+tristesse profonde, lui fit cinq ou six
+révérences fort basses et tournant le dos
+au groupe du Roi, de sorte que l’on
+pouvait les prendre de là pour ces saluts
+froids et précipités que l’on fait à quelqu’un
+dont on veut se défaire, et du
+côté du Duc pour des marques de
+respect, mais d’une discrète et silencieuse
+douleur.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre, toujours calme, sourit
+avec dédain; et, prenant ce regard fixe
+et cet air de grandeur qui paraissait
+en lui dans les dangers imminents, il
+s’appuya de nouveau sur ses pages, et,
+sans attendre un mot ou un regard de
+son souverain, prit tout à coup son
+<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span>
+parti et marcha directement vers lui en
+traversant la tente dans toute sa longueur.
+Personne ne l’avait perdu de
+vue, tout en faisant paraître le contraire,
+et tout se tut, ceux mêmes qui parlaient
+au Roi; tous les courtisans se penchèrent
+en avant pour voir et écouter.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII étonné se retourna, et, la
+présence d’esprit lui manquant totalement,
+il demeura immobile et attendit
+avec un regard glacé, qui était sa seule
+force, force d’inertie très grande dans un
+prince.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, arrivé près du monarque,
+ne s’inclina pas; mais, sans changer
+d’attitude, les yeux baissés et les deux
+mains posées sur l’épaule des deux
+enfants à demi courbés, il dit:
+</p>
+
+<p>
+—Sire, je viens supplier Votre Majesté
+de m’accorder enfin une retraite
+après laquelle je soupire depuis longtemps.
+Ma santé chancelle; je sens que
+ma vie est bientôt achevée; l’éternité
+s’approche pour moi, et, avant de rendre
+compte au Roi éternel, je vais le faire au
+Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire,
+<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span>
+que vous m’avez remis entre les mains
+un royaume faible et divisé; je vous le
+rends uni et puissant. Vos ennemis sont
+abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie.
+Je demande à Votre Majesté
+la permission de me retirer à Cîteaux, où
+je suis abbé-général, pour y finir mes
+jours dans la prière et la méditation.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, choqué de quelques expressions
+hautaines de ces paroles, ne
+donna aucun des signes de faiblesse
+qu’attendait le Cardinal, et qu’il lui avait
+vus toutes les fois qu’il l’avait menacé
+de quitter les affaires. Au contraire, se
+sentant observé par toute sa cour, il le
+regarda en roi et dit froidement:
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous remercions donc de vos
+services, monsieur le Cardinal, et nous
+vous souhaitons le repos que vous demandez.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu fut ému au fond, mais d’un
+sentiment de colère qui ne laissa nulle
+trace sur ses traits. «Voilà bien cette
+froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle
+tu laissas mourir Montmorency;
+<span class='pagenum'><a id='Page_238' name='Page_238'>[238]</a></span>
+mais tu ne m’échapperas pas ainsi.» Il
+reprit la parole en s’inclinant:
+</p>
+
+<p>
+—La seule récompense que je demande
+de mes services, est que Votre
+Majesté daigne accepter de moi, en pur
+don, le Palais-Cardinal, élevé de mes
+deniers dans Paris.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi étonné fit un signe de tête
+consentant. Un murmure de surprise
+agita un moment la cour attentive.
+</p>
+
+<p>
+—Je me jette aussi aux pieds de
+Votre Majesté pour qu’elle veuille m’accorder
+la révocation d’une rigueur que
+j’ai provoquée (je l’avoue publiquement),
+et que je regardai peut-être trop à la
+hâte comme utile au repos de l’État.
+Oui, quand j’étais de ce monde, j’oubliais
+trop mes plus anciens sentiments de
+respect et d’attachement pour le bien
+général; à présent que je jouis déjà des
+lumières de la solitude, je vois que j’ai
+eu tort; et je me repens.
+</p>
+
+<p>
+L’attention redoubla, et l’inquiétude
+du Roi devint visible.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il est une personne, Sire, que
+j’ai toujours aimée, malgré ses torts
+<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span>
+envers vous et l’éloignement que les
+affaires du royaume me forcèrent à lui
+montrer; une personne à qui j’ai dû
+beaucoup, et qui vous doit être chère,
+malgré ses entreprises à main armée
+contre vous-même; une personne enfin
+que je vous supplie de rappeler de
+l’exil: je veux dire la Reine Marie de
+Médicis, votre mère.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi laissa échapper un cri involontaire,
+tant il était loin de s’attendre
+à ce nom. Une agitation tout à coup
+réprimée parut sur toutes les physionomies.
+On attendait en silence les paroles
+royales. Louis XIII regarda longtemps
+son vieux ministre sans parler, et ce
+regard décida du destin de la France.
+Il se rappela en un moment tous les
+services infatigables de Richelieu, son
+dévouement sans bornes, sa surprenante
+capacité, et s’étonna d’avoir voulu s’en
+séparer; il se sentit profondément attendri
+à cette demande, qui allait chercher
+sa colère au fond de son cœur pour
+l’en arracher, et lui faisait tomber des
+mains la seule arme qu’il eût contre son
+<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span>
+ancien serviteur; l’amour filial amena
+le pardon sur ses lèvres et les larmes
+dans ses yeux; heureux d’accorder ce
+qu’il désirait le plus au monde, il tendit
+la main au Duc avec toute la noblesse
+et la bonté d’un Bourbon. Le Cardinal
+s’inclina, la baisa avec respect; et son
+cœur, qui aurait dû se briser de repentir,
+ne se remplit que de la joie d’un
+orgueilleux triomphe.
+</p>
+
+<p>
+Le prince, touché, lui abandonnant sa
+main, se retourna avec grâce vers sa
+cour, et dit d’une voix très émue:
+</p>
+
+<p>
+—Nous nous trompons souvent, messieurs,
+et surtout pour connaître un aussi
+grand politique que celui-ci; il ne nous
+quittera jamais, j’espère, puisqu’il a un
+cœur aussi bon que sa tête.
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt le cardinal de La Valette s’empara
+du bas du manteau du Roi pour
+le baiser avec l’ardeur d’un amant, et
+le jeune Mazarin en fit presque autant
+au Duc de Richelieu lui-même, prenant
+un visage rayonnant de joie et d’attendrissement
+avec l’admirable souplesse
+italienne. Deux flots d’adulateurs fondirent,
+<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span>
+l’un sur le Roi, l’autre sur le
+ministre: le premier groupe, non moins
+adroit que le second, quoique moins
+direct, n’adressait au prince que les
+remercîments que pouvait entendre le
+ministre, et brûlait aux pieds de l’un
+l’encens qu’il destinait à l’autre. Pour
+Richelieu, tout en faisant un signe de
+tête à droite et donnant un sourire à
+gauche, il fit deux pas, et se plaça debout
+à la droite du Roi, comme à sa
+place naturelle. Un étranger en entrant
+eût plutôt pensé que le Roi était à sa
+gauche.—Le maréchal d’Estrées et tous
+les ambassadeurs, le duc d’Angoulême,
+le duc d’Halluin (Schomberg), le maréchal
+de Châtillon et tous les grands
+officiers de l’armée et de la couronne
+l’entouraient, et chacun d’eux attendait
+impatiemment que le compliment des
+autres fût achevé pour apporter le sien,
+craignant qu’on ne s’emparât du madrigal
+flatteur qu’il venait d’improviser,
+ou de la formule d’adulation qu’il inventait.
+Pour Fabert, il s’était retiré
+dans un coin de la tente, et ne semblait
+<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span>
+pas avoir fait grande attention à toute
+cette scène. Il causait avec Montrésor et
+les gentilshommes de Monsieur, tous
+ennemis jurés du Cardinal, parce que,
+hors de la foule qu’il fuyait, il n’avait
+trouvé qu’eux à qui parler. Cette conduite
+eût été d’une extrême maladresse
+dans tout autre moins connu; mais on
+sait que, tout en vivant au milieu de la
+cour, il ignorait toujours ses intrigues;
+et on disait qu’il revenait d’une bataille
+gagnée comme le cheval du Roi de la
+chasse, laissant les chiens caresser leur
+maître et se partager la curée, sans
+chercher à rappeler la part qu’il avait
+eue au triomphe.
+</p>
+
+<p>
+L’orage semblait donc entièrement
+apaisé, et aux agitations violentes de la
+matinée succédait un calme fort doux;
+un murmure respectueux interrompu
+par des rires agréables, et l’éclat des
+protestations d’attachement, étaient tout
+ce qu’on entendait dans la tente. La voix
+du Cardinal s’élevait de temps à autre
+pour s’écrier:—Cette pauvre Reine!
+nous allons donc la revoir! je n’aurais
+<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span>
+jamais osé espérer ce bonheur avant de
+mourir! Le Roi l’écoutait avec confiance
+et ne cherchait pas à cacher sa satisfaction:—C’est
+vraiment une idée qui
+lui est venue d’en haut, disait-il; ce bon
+Cardinal, contre lequel on m’avait tant
+fâché, ne songeait qu’à l’union de ma
+famille; depuis la naissance du Dauphin,
+je n’ai pas goûté de plus vive satisfaction
+qu’en ce moment. La protection de
+la sainte Vierge est visible pour le
+royaume.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment un capitaine des gardes
+vint parler à l’oreille du prince.
+</p>
+
+<p>
+—Un courrier de Cologne? dit le Roi;
+qu’il m’attende dans mon cabinet.
+</p>
+
+<p>
+Puis, n’y tenant pas:—J’y vais, j’y
+vais, dit-il. Et il entra seul dans une
+petite tente carrée attenante à la grande.
+On y vit un jeune courrier tenant un
+portefeuille noir, et les rideaux s’abaissèrent
+sur le Roi.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, resté seul maître de la
+cour, en concentrait toutes les adorations;
+mais on s’aperçut qu’il ne les recevait
+plus avec la même présence d’esprit; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span>
+demanda plusieurs fois quelle heure il
+était, et témoigna un trouble qui n’était
+pas joué; ses regards durs et inquiets se
+tournaient vers le cabinet: il s’ouvrit
+tout à coup; le Roi reparut seul, et
+s’arrêta à l’entrée. Il était plus pâle qu’à
+l’ordinaire et tremblait de tout son corps;
+il tenait à la main une large lettre couverte
+de cinq cachets noirs.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit-il avec une voix
+haute mais entrecoupée, la Reine-mère
+vient de mourir à Cologne, et je n’ai
+peut-être pas été le premier à l’apprendre,
+ajouta-t-il en jetant un regard sévère
+sur le Cardinal impassible; mais Dieu
+sait tout. Dans une heure, à cheval, et
+l’attaque des lignes. Messieurs les Maréchaux,
+suivez-moi.
+</p>
+
+<p>
+Et il tourna le dos brusquement, et
+rentra dans son cabinet avec eux.
+</p>
+
+<p>
+La cour se retira après le ministre,
+qui, sans donner un signe de tristesse
+ou de dépit, sortit aussi gravement qu’il
+était entré, mais en vainqueur.
+</p>
+
+<h2 id="chap_9">
+CHAPITRE IX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SIÈGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25" lang="it" xml:lang="it">
+Il papa alzato le mani e fattomi un
+patente crocione supra la mia figura,
+mi disse, che mi benediva e che mi
+perdonava tutti gli omicidii che io
+avevo mai fatti, e tutti quelli che
+mai io farei in servizio della Chiesa
+apostolica.
+</p>
+
+<p class="sig" lang="it" xml:lang="it">
+<span class='smcap'>Benvenuto Cellini.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Il est des moments dans la vie où l’on
+souhaite avec ardeur les fortes commotions
+pour se tirer des petites douleurs;
+des époques où l’âme, semblable au lion
+de la fable et fatiguée des atteintes
+continuelles de l’insecte, souhaite un
+plus fort ennemi, et appelle les
+dangers de toute la puissance de son
+désir. Cinq-Mars se trouvait dans cette
+disposition d’esprit, qui naît toujours
+d’une sensibilité maladive des organes
+<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span>
+et d’une perpétuelle agitation du cœur.
+Las de retourner sans cesse en lui-même
+les combinaisons d’événements qu’il souhaitait
+et celles qu’il avait à redouter;
+las d’appliquer à des probabilités tout ce
+que sa tête avait de force pour les calculs,
+d’appeler à son secours tout ce
+que son éducation lui avait fait apprendre
+de la vie des hommes illustres pour le
+rapprocher de sa situation présente;
+accablé de ses regrets, de ses songes,
+des prédictions, des chimères, des craintes
+et de tout ce monde imaginaire dans lequel
+il avait vécu pendant son voyage
+solitaire, il respira en se trouvant jeté
+dans un monde réel presque aussi
+bruyant, et le sentiment de deux dangers
+véritables rendit à son sang la circulation,
+et la jeunesse à tout son être.
+</p>
+
+<p>
+Depuis la scène nocturne de son auberge
+près de Loudun, il n’avait pu reprendre
+assez d’empire sur son esprit
+pour s’occuper d’autre chose que de ses
+chères et douloureuses pensées; et une
+sorte de consomption s’emparait déjà
+de lui, lorsque heureusement il arriva
+<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span>
+au camp de Perpignan, et heureusement
+encore eut occasion d’accepter la proposition
+de l’abbé de Gondi; car on a sans
+doute reconnu Cinq-Mars dans la personne
+de ce jeune étranger en deuil, si
+insouciant et si mélancolique, que le
+duelliste en soutane avait pris pour témoin.
+</p>
+
+<p>
+Il avait fait établir sa tente comme
+volontaire dans la rue du camp assignée
+aux jeunes seigneurs qui devaient être
+présentés au Roi et servir comme aides
+de camp des généraux; il s’y rendit
+promptement, fut bientôt armé, à cheval
+et cuirassé selon la coutume qui
+subsistait encore alors, et partit seul
+pour le bastion espagnol, lieu du rendez-vous.
+Il s’y trouva le premier, et reconnut
+qu’un petit champ de gazon caché
+par les ouvrages de la place assiégée
+avait été fort bien choisi par le petit
+abbé pour ses projets homicides; car,
+outre que personne n’eût soupçonné des
+officiers d’aller se battre sous la ville
+même qu’ils attaquaient, le corps du
+bastion les séparait du camp français,
+<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span>
+et devait les voiler comme un immense
+paravent. Il était bon de prendre ces
+précautions, car il n’en coûtait pas
+moins que la tête alors pour s’être donné
+la satisfaction de risquer son corps.
+</p>
+
+<p>
+En attendant ses amis et ses adversaires,
+Cinq-Mars eut le temps d’examiner
+le côté du sud de Perpignan, devant lequel
+il se trouvait. Il avait entendu dire
+que ce n’était pas ces ouvrages que l’on
+attaquerait, et cherchait en vain à se
+rendre compte de ces projets. Entre cette
+face méridionale de la ville, les montagnes
+de l’Albère et le col du Perthus,
+on aurait pu tracer des lignes d’attaque
+et des redoutes contre le point accessible;
+mais pas un soldat de l’armée n’y
+était placé; toutes les forces semblaient
+dirigées sur le nord de Perpignan, du
+côté le plus difficile, contre un fort de
+brique nommé le Castillet, qui surmonte
+la porte de Notre-Dame. Il vit
+qu’un terrain en apparence marécageux,
+mais très solide, conduisait jusqu’au
+pied du bastion espagnol; que ce poste
+était gardé avec toute la négligence castillane,
+<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span>
+et ne pouvait avoir cependant
+de force que par ses défenseurs, car ses
+créneaux et ses meurtrières étaient
+ruinés et garnis de quatre pièces de
+canon d’un énorme calibre, encaissées
+dans du gazon, et par là rendues immobiles
+et impossibles à diriger contre une
+troupe qui se précipiterait rapidement
+au pied du mur.
+</p>
+
+<p>
+Il était aisé de voir que ces énormes
+pièces avaient ôté aux assiégeants l’idée
+d’attaquer ce point, et aux assiégés celle
+d’y multiplier les moyens de défense.
+Aussi, d’un côté, les postes avancés et
+les vedettes étaient fort éloignés; de
+l’autre, les sentinelles étaient rares et
+mal soutenues. Un jeune Espagnol,
+tenant une longue escopette avec sa
+fourche suspendue à son côté, et la
+mèche fumante dans la main droite, se
+promenait nonchalamment sur le rempart,
+et s’arrêta à considérer Cinq-Mars,
+qui faisait à cheval le tour des fossés et
+du marais.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Senor Caballero</i>, lui dit-il, est-ce
+que vous voulez prendre le bastion à
+<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span>
+vous seul et à cheval, comme don
+Quixote-Quixada de la Mancha?
+</p>
+
+<p>
+Et en même temps il détacha la fourche
+ferrée qu’il avait au côté, la planta
+en terre, et y appuyait le bout de son
+escopette pour ajuster, lorsqu’un grave
+Espagnol plus âgé, enveloppé dans un
+sale manteau brun, lui dit dans sa
+langue:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="it" xml:lang="it">Ambrosio de demonio</i>, ne sais-tu
+pas bien qu’il est défendu de perdre la
+poudre inutilement jusqu’aux sorties ou
+aux attaques, pour avoir le plaisir de
+tuer un enfant qui ne vaut pas ta mèche!
+C’est ici même que Charles-Quint a jeté
+et noyé dans le fossé la sentinelle
+endormie. Fais ton devoir, ou je l’imiterai.
+</p>
+
+<p>
+Ambrosio remit son fusil sur son
+épaule, son bâton fourchu à son côté, et
+reprit sa promenade sur le rempart.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars avait été fort peu ému de
+ce geste menaçant, et s’était contenté
+d’élever les rênes de son cheval et de lui
+approcher les éperons, sachant que d’un
+saut de ce léger animal il serait transporté
+<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span>
+derrière un petit mur d’une cabane
+qui s’élevait dans le champ où il se
+trouvait, et serait à l’abri du fusil espagnol
+avant que l’opération de la fourche
+et de la mèche fût terminée. Il savait
+d’ailleurs qu’une convention tacite des
+deux armées empêchait que les tirailleurs
+ne fissent feu sur les sentinelles,
+ce qui eût été regardé comme un assassinat
+de chaque côté. Il fallait même
+que le soldat qui s’était disposé ainsi à
+l’attaque fût dans l’ignorance des consignes
+pour l’avoir fait. Le jeune d’Effiat
+ne fit donc aucun mouvement apparent:
+et lorsque le factionnaire reprit sa promenade
+sur le rempart, il reprit la sienne
+sur le gazon, et aperçut bientôt cinq
+cavaliers qui se dirigeaient vers lui. Les
+deux premiers qui arrivèrent au plus
+grand galop ne le saluèrent pas; mais,
+s’arrêtant presque sur lui, se jetèrent à
+terre, et il se trouva dans les bras du
+conseiller de Thou, qui le serrait tendrement,
+tandis que le petit abbé de
+Gondi, riant de tout son cœur, s’écriait:
+</p>
+
+<p>
+—Voici encore un Oreste qui retrouve
+<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span>
+son Pylade, et au moment d’immoler
+un coquin qui n’est pas de la famille du
+Roi des rois, je vous assure!
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! c’est vous, cher Cinq-Mars!
+s’écriait de Thou; quoi! sans que
+j’aie su votre arrivée au camp? Oui,
+c’est bien vous; je vous reconnais, quoique
+vous soyez plus pâle. Avez-vous été
+malade, cher ami? je vous ai écrit bien
+souvent; car notre amitié d’enfance
+m’est demeurée bien avant dans le
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, répondit Henri d’Effiat,
+j’ai été bien coupable envers vous: mais
+je vous conterai tout ce qui m’étourdissait;
+je pourrai vous en parler, et j’avais
+honte de vous l’écrire. Mais que vous
+êtes bon! votre amitié ne s’est point
+lassée.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous connais trop bien, reprenait
+de Thou; je savais qu’il ne pouvait
+y avoir d’orgueil entre nous, et que mon
+âme avait un écho dans la vôtre.
+</p>
+
+<p>
+Avec ces paroles, ils s’embrassaient
+les yeux humides de ces larmes douces
+que l’on verse si rarement dans la vie,
+<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span>
+et dont il semble cependant que le cœur
+soit toujours chargé, tant elles font de
+bien en coulant.
+</p>
+
+<p>
+Cet instant fut court; et, pendant ce
+peu de mots, Gondi n’avait cessé de les
+tirer par leur manteau en disant:
+</p>
+
+<p>
+—A cheval! à cheval! messieurs. Eh!
+pardieu, vous aurez le temps de vous
+embrasser, si vous êtes si tendres; mais
+ne vous faites pas arrêter, et songeons
+à en finir bien vite avec nos bons amis
+qui arrivent. Nous sommes dans une
+mauvaise position, avec ces trois gaillards-là
+en face, les archers pas loin
+d’ici, et les Espagnols là-haut; il faut
+tenir tête à trois feux.
+</p>
+
+<p>
+Il parlait encore lorsque M. de
+Launay, se trouvant à soixante pas de
+là avec ses seconds, choisis dans ses
+amis plutôt que dans les partisans du
+Cardinal, <i>embarqua</i> son cheval au petit
+galop, selon les termes du manège, et,
+avec toute la précision des leçons qu’on
+y reçoit, s’avança de très bonne grâce
+vers ses jeunes adversaires et les salua
+gravement:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span>
+—Messieurs, dit-il, je crois que nous
+ferions bien de nous choisir et de prendre
+du champ; car il est question
+d’attaquer les lignes et il faut que je
+sois à mon poste.
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes prêts, monsieur, dit
+Cinq-Mars; et, quant à nous choisir, je
+serai bien aise de me trouver en face de
+vous; car je n’ai point oublié le maréchal
+de Bassompierre et le bois de
+Chaumont; vous savez mon avis sur
+votre insolente visite chez ma mère.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes jeune, monsieur; j’ai
+rempli chez madame votre mère les
+devoirs d’homme du monde; chez le
+maréchal, ceux de capitaine des gardes;
+ici, ceux de gentilhomme avec monsieur
+l’abbé qui m’a appelé; et ensuite j’aurai
+cet honneur avec vous.
+</p>
+
+<p>
+—Si je vous le permets, dit l’abbé
+déjà à cheval.
+</p>
+
+<p>
+Ils prirent soixante pas de champ, et
+c’était tout ce qu’offrait d’étendue le pré
+qui les renfermait; l’abbé de Gondi fut
+placé entre de Thou et son ami, qui se
+trouvait le plus rapproché des remparts,
+<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span>
+où deux officiers espagnols et une vingtaine
+de soldats se placèrent, comme au
+balcon, pour voir ce duel de six personnes,
+spectacle qui leur était assez
+habituel. Ils donnaient les mêmes signes
+de joie qu’à leurs combats de taureaux,
+et riaient de ce rire sauvage et amer
+que leur physionomie tient du sang
+arabe.
+</p>
+
+<p>
+A un signe de Gondi, les six chevaux
+partirent au galop, et se rencontrèrent
+sans se heurter au milieu de l’arène; à
+l’instant six coups de pistolet s’entendirent
+presque ensemble, et la fumée
+couvrit les combattants.
+</p>
+
+<p>
+Quand elle se dissipa, on ne vit, des
+six cavaliers et des six chevaux, que
+trois hommes et trois animaux en bon
+état. Cinq-Mars était à cheval, donnant
+la main à son adversaire aussi calme que
+lui; à l’autre extrémité, de Thou s’approchait
+du sien, dont il avait tué le
+cheval, et l’aidait à se relever; pour
+Gondi et de Launay, on ne les voyait
+plus ni l’un ni l’autre. Cinq-Mars, les
+cherchant avec inquiétude, aperçut en
+<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span>
+avant le cheval de l’abbé qui sautait et
+caracolait, traînant à sa suite le futur
+cardinal, qui avait le pied pris dans
+l’étrier et jurait comme s’il n’eût jamais
+étudié autre chose que le langage des
+camps: il avait le nez et les mains tout
+en sang de sa chute et de ses efforts
+pour s’accrocher au gazon, et voyait avec
+assez d’humeur son cheval, que son
+pied chatouillait bien malgré lui, se diriger
+vers le fossé rempli d’eau qui entourait
+le bastion, lorsque heureusement
+Cinq-Mars, passant entre le bord du
+marécage et le cheval, le saisit par la
+bride et l’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! mon cher abbé, je vois
+que vous n’êtes pas bien malade, car
+vous parlez énergiquement.
+</p>
+
+<p>
+—Par la corbleu! criait Gondi en se
+débarbouillant de la terre qu’il avait
+dans les yeux, pour tirer un coup de pistolet
+à la figure de ce géant, il a bien
+fallu me pencher en avant et m’élever
+sur l’étrier; aussi ai-je un peu perdu
+l’équilibre; mais je crois qu’il est à terre
+aussi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span>
+—Vous ne vous trompez guère, monsieur,
+dit de Thou, qui arriva; voilà son
+cheval qui nage dans le fossé avec son
+maître, dont la cervelle est emportée; il
+faut songer à nous évader.
+</p>
+
+<p>
+—Nous évader? c’est assez difficile,
+messieurs, dit l’adversaire de Cinq-Mars
+survenant, voici le coup de canon, signal
+de l’attaque; je ne croyais pas qu’il
+partît si tôt: si nous retournons, nous
+rencontrerons les Suisses et les lansquenets
+qui sont en bataille sur ce point.
+</p>
+
+<p>
+—M. de Fontrailles a raison, dit de
+Thou; mais, si nous ne retournons pas,
+voici les Espagnols qui courent aux
+armes et nous feront siffler des balles
+sur la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! tenons conseil, dit Gondi;
+appelez donc M. de Montrésor, qui
+s’occupe inutilement de chercher le
+corps de ce pauvre de Launay. Vous
+ne l’avez pas blessé, monsieur de Thou?
+</p>
+
+<p>
+—Non, monsieur l’abbé, tout le
+monde n’a pas la main si heureuse que
+la vôtre, dit amèrement Montrésor, qui
+venait boitant un peu à cause de sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>
+chute; nous n’aurons pas le temps de
+continuer avec l’épée.
+</p>
+
+<p>
+—Quant à continuer, je n’en suis
+pas, messieurs, dit Fontrailles; M. de
+Cinq-Mars en a agi trop noblement avec
+moi: mon pistolet avait fait long feu, et,
+ma foi, le sien s’est appuyé sur ma joue,
+j’en sens encore le froid; il a eu la
+bonté de l’ôter et de le tirer en l’air; je
+ne l’oublierai jamais, et je suis à lui à
+la vie à la mort.
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit pas de cela, messieurs,
+interrompit Cinq-Mars; voici une balle
+qui m’a sifflé à l’oreille; l’attaque est
+commencée de toutes parts, et nous
+sommes enveloppés par les amis et les
+ennemis.
+</p>
+
+<p>
+En effet, la canonnade était générale;
+la citadelle, la ville et l’armée
+étaient couvertes de fumée; le bastion
+seul qui leur faisait face n’était pas attaqué;
+et ses gardes semblaient moins
+se préparer à le défendre qu’à examiner
+le sort des fortifications.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que l’ennemi a fait une
+sortie, dit Montrésor, car la fumée a
+<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span>
+cessé dans la plaine, et je vois des
+masses de cavaliers qui chargent pendant
+que le canon de la place les protège.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit Cinq-Mars, qui n’avait
+cessé d’observer les murailles, nous
+pourrions prendre un parti: ce serait
+d’entrer dans ce bastion mal gardé.
+</p>
+
+<p>
+—C’est très bien dit, monsieur, dit
+Fontrailles; mais nous ne sommes que
+cinq contre trente au moins, et nous
+voilà bien découverts et faciles à compter.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, l’idée n’est pas mauvaise,
+dit Gondi: il vaut mieux être fusillé là-haut
+que pendu là-bas, si l’on vient à
+nous trouver; car ils doivent déjà s’être
+aperçus que M. de Launay manque à
+sa compagnie, et toute la cour sait notre
+affaire.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu! messieurs, dit Montrésor,
+voilà du secours qui nous vient.
+</p>
+
+<p>
+Une troupe nombreuse à cheval, mais
+fort en désordre, arrivait sur eux au
+plus grand galop; des habits rouges les
+faisaient voir de loin; ils semblaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span>
+avoir pour but de s’arrêter dans le champ
+même où se trouvaient nos duellistes
+embarrassés, car à peine les premiers
+chevaux y furent-ils, que les cris de <i>halte</i>
+se répétèrent et se prolongèrent par la
+voix des chefs mêlés à leurs cavaliers.
+</p>
+
+<p>
+—Allons au-devant d’eux, ce sont les
+gens d’armes de la garde du Roi, dit
+Fontrailles; je les reconnais à leurs cocardes
+noires. Je vois aussi beaucoup
+de chevau-légers avec eux; mêlons-nous
+à leur désordre, car je crois qu’ils
+sont <i>ramenés</i>.
+</p>
+
+<p>
+Ce mot est un terme honnête qui voulait
+dire et signifie encore <i>en déroute</i>
+dans le langage militaire. Tous les cinq
+s’avancèrent vers cette troupe vive et
+bruyante, et virent que cette conjecture
+était très juste. Mais, au lieu de
+la consternation qu’on pourrait attendre
+en pareil cas, ils ne trouvèrent qu’une
+gaieté jeune et bruyante, et n’entendirent
+que des éclats de rire de ces deux
+compagnies.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pardieu, Cahuzac, disait l’un,
+ton cheval courait mieux que le mien;
+<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span>
+je crois que tu l’as exercé aux chasses
+du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—C’est pour que nous soyons plus
+tôt ralliés que tu es arrivé le premier
+ici, répondait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que le marquis de Coislin
+est fou de nous faire charger quatre
+cents contre huit régiments espagnols.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! Locmaria, votre panache
+est bien arrangé! il a l’air d’un
+saule pleureur. Si nous suivons celui-là,
+ce sera à l’enterrement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! messieurs, je vous l’ai dit d’avance,
+répondait d’assez mauvaise humeur
+ce jeune officier; j’étais sûr que
+ce capucin de Joseph, qui se mêle de
+tout, se trompait en nous disant de
+charger de la part du Cardinal. Mais auriez-vous
+été contents si ceux qui ont
+l’honneur de vous commander avaient
+refusé la charge?
+</p>
+
+<p>
+—Non! non! non! répondirent tous
+ces jeunes gens en reprenant rapidement
+leurs rangs.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai dit, reprit le vieux marquis de
+Coislin, qui, avec ses cheveux blancs,
+<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span>
+avait encore le feu de la jeunesse dans
+les yeux, que si l’on vous ordonnait de
+monter à l’assaut à cheval, vous le feriez.
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! bravo! crièrent tous les
+gens d’armes en battant des mains.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, monsieur le marquis, dit
+Cinq-Mars en s’approchant, voici l’occasion
+d’exécuter ce que vous avez promis;
+je ne suis qu’un simple volontaire,
+mais il y a déjà un instant que ces
+messieurs et moi examinons ce bastion,
+et je crois qu’on en pourrait venir à
+bout.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, au préalable, il faudrait
+sonder le gué pour...
+</p>
+
+<p>
+En ce moment, une balle partie du
+rempart même dont on parlait vint
+casser la tête au cheval du vieux capitaine.
+</p>
+
+<p>
+—Locmaria, de Mouy, prenez le commandement,
+et l’assaut, l’assaut! crièrent
+les deux compagnies nobles, le
+croyant mort.
+</p>
+
+<p>
+—Un moment, un moment, messieurs,
+dit le vieux Coislin en se relevant, je
+<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span>
+vous y conduirai, s’il vous plaît; guidez-nous,
+monsieur le volontaire, car
+les Espagnols nous invitent à ce bal, et
+il faut répondre poliment.
+</p>
+
+<p>
+A peine le vieillard fut-il sur un autre
+cheval que lui amenait un de ses gens,
+et eut-il tiré son épée, que, sans attendre
+son commandement, toute cette ardente
+jeunesse, précédée par Cinq-Mars et ses
+amis, dont les chevaux étaient poussés
+en avant par les escadrons, se jeta dans
+les marais, où, à son grand étonnement
+et à celui des Espagnols, qui comptaient
+trop sur sa profondeur, les chevaux ne
+s’enfoncèrent que jusqu’aux jarrets, et
+malgré une décharge à mitraille des
+deux plus grosses pièces, tous arrivèrent
+pêle-mêle sur un petit terrain de gazon
+au pied des remparts à demi ruinés.
+Dans l’ardeur du passage, Cinq-Mars et
+Fontrailles, avec le jeune Locmaria, lancèrent
+leurs chevaux sur le rempart
+même; mais une vive fusillade tua et
+renversa ces trois animaux, qui roulèrent
+avec leurs maîtres.
+</p>
+
+<p>
+—Pied à terre, messieurs! cria le
+<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span>
+vieux Coislin; le pistolet et l’épée, et en
+avant! abandonnez vos chevaux.
+</p>
+
+<p>
+Tous obéirent rapidement et vinrent
+se jeter en foule à la brèche.
+</p>
+
+<p>
+Cependant de Thou, que son sang-froid
+n’abandonnait jamais non plus que
+son amitié, n’avait pas perdu de vue son
+jeune Henri, et l’avait reçu dans ses
+bras lorsque son cheval était tombé. Il
+le remit debout, lui rendit son épée
+échappée, et lui dit avec le plus grand
+calme, malgré les balles qui pleuvaient
+de tous côtés:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, ne suis-je pas bien ridicule
+au milieu de toute cette bagarre,
+avec mon habit de conseiller au Parlement?
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, dit Montrésor qui s’avançait,
+voici l’abbé qui vous justifie bien.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le petit Gondi, repoussant
+des coudes les chevau-légers, criait de
+toutes ses forces:—Trois duels et un
+assaut! J’espère que j’y perdrai ma soutane,
+enfin!
+</p>
+
+<p>
+Et, en disant ces mots, il frappait
+<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span>
+d’estoc et de taille sur un grand Espagnol.
+</p>
+
+<p>
+La défense ne fut pas longue. Les
+soldats castillans ne tinrent pas longtemps
+contre les officiers français, et
+pas un d’eux n’eut le temps ni la hardiesse
+de recharger son arme.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, nous raconterons cela à
+nos maîtresses, à Paris! s’écria Locmaria
+en jetant son chapeau en l’air.
+</p>
+
+<p>
+Et Cinq-Mars, de Thou, Coislin, de
+Mouy, Londigny, officiers des compagnies
+rouges, et tous ces jeunes gentilshommes,
+l’épée dans la main droite, le
+pistolet dans la gauche, se heurtant, se
+poussant et se faisant autant de mal à
+eux-mêmes qu’à l’ennemi par leur empressement,
+débordèrent enfin sur la
+plate-forme du bastion, comme l’eau
+versée d’un vase dont l’entrée est trop
+étroite jaillit par torrents au dehors.
+</p>
+
+<p>
+Dédaignant de s’occuper des soldats
+vaincus qui se jetaient à leurs genoux,
+ils les laissèrent errer dans le fort sans
+même les désarmer, et se mirent à courir
+dans leur conquête comme des écoliers
+<span class='pagenum'><a id='Page_266' name='Page_266'>[266]</a></span>
+en vacances, riant de tout leur
+cœur comme après une partie de
+plaisir.
+</p>
+
+<p>
+Un officier espagnol, enveloppé dans
+son manteau brun, les regardait d’un
+air sombre.
+</p>
+
+<p>
+—Quels démons est-ce là, Ambrosio?
+disait-il à un soldat. Je ne les ai pas
+connus autrefois en France. Si Louis XIII
+a toute une armée ainsi composée, il
+est bien bon de ne pas conquérir l’Europe.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! je ne les crois pas bien nombreux;
+il faut que ce soit un corps de
+pauvres aventuriers qui n’ont rien à
+perdre et tout à gagner par le pillage.
+</p>
+
+<p>
+—Tu as raison, dit l’officier; je vais
+tâcher d’en séduire un pour m’échapper.
+</p>
+
+<p>
+Et, s’approchant avec lenteur, il aborda
+un jeune chevau-léger, d’environ dix-huit
+ans, qui était à l’écart assis sur le
+parapet; il avait le teint blanc et rose
+d’une jeune fille, sa main délicate tenait
+un mouchoir brodé dont il essuyait son
+front et ses cheveux d’un blond d’argent;
+il regardait l’heure à une grosse
+<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span>
+montre ronde couverte de rubis enchâssés
+et suspendue à sa ceinture par un
+nœud de rubans.
+</p>
+
+<p>
+L’Espagnol étonné s’arrêta. S’il ne
+l’eût vu renverser ses soldats, il ne l’aurait
+cru capable que de chanter une
+romance couché sur un lit de repos.
+Mais, prévenu par les idées d’Ambrosio,
+il songea qu’il se pouvait qu’il eût volé
+ces objets de luxe au pillage des appartements
+d’une femme; et, l’abordant
+brusquement, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Hombre!</i> je suis officier; veux-tu
+me rendre la liberté et me faire revoir
+mon pays?
+</p>
+
+<p>
+Le jeune Français le regarda avec l’air
+doux de son âge, et, songeant à sa
+propre famille, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je vais vous présenter au
+marquis de Coislin, qui vous accordera
+sans doute ce que vous demandez; votre
+famille est-elle de Castille ou d’Aragon?
+</p>
+
+<p>
+—Ton Coislin demandera une autre
+permission encore, et me fera attendre
+une année. Je te donnerai quatre mille
+ducats si tu me fais évader.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span>
+Cette figure douce, ces traits enfantins,
+se couvrirent de la pourpre de la fureur;
+ces yeux bleus lancèrent des éclairs, et,
+en disant: De l’argent, à moi! va-t’en,
+imbécile! le jeune homme donna sur la
+joue de l’Espagnol un bruyant soufflet.
+Celui-ci, sans hésiter, tira un long poignard
+de sa poitrine, et, saisissant le
+bras du Français, crut le lui plonger
+facilement dans le cœur: mais, leste et
+vigoureux, l’adolescent lui prit lui-même
+le bras droit, et, l’élevant avec force au-dessus
+de sa tête, le ramena avec le
+fer sur celle de l’Espagnol frémissant
+de rage.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! eh! doucement, Olivier!
+Olivier! crièrent de toutes parts ses
+camarades accourant: il y a assez
+d’Espagnols par terre.
+</p>
+
+<p>
+Et ils désarmèrent l’officier ennemi.
+</p>
+
+<p>
+—Que ferons-nous de cet enragé?
+disait l’un.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’en voudrais pas pour mon
+valet de chambre, répondait l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Il mérite d’être pendu, disait un
+troisième; mais, ma foi, messieurs, nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span>
+ne savons pas pendre; envoyons-le à ce
+bataillon de Suisses qui passe dans la
+plaine.
+</p>
+
+<p>
+Et cet homme sombre et calme, s’enveloppant
+de nouveau dans son manteau,
+se mit en marche de lui-même, suivi
+d’Ambrosio, pour aller joindre le bataillon,
+poussé par les épaules et hâté par
+cinq ou six de ces jeunes fous.
+</p>
+
+<p>
+Cependant la première troupe d’assiégeants,
+étonnée de son succès, l’avait
+suivi jusqu’au bout. Cinq-Mars, conseillé
+par le vieux Coislin, avait fait le tour
+du bastion, et ils virent tous deux avec
+chagrin qu’il était entièrement séparé de
+la ville, et que leur avantage ne pouvait
+se poursuivre. Ils revinrent donc sur la
+plate-forme, lentement et en causant,
+rejoindre de Thou et l’abbé de Gondi,
+qu’ils trouvèrent riant avec les jeunes
+chevau-légers.
+</p>
+
+<p>
+—Nous avions avec nous la Religion
+et la Justice, messieurs, nous ne pouvions
+pas manquer de triompher.
+</p>
+
+<p>
+—Comment donc? mais c’est qu’elles
+ont frappé aussi fort que nous!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span>
+Ils se turent à l’approche de Cinq-Mars,
+et restèrent un instant à chuchoter
+et à demander son nom, puis tous
+l’entourèrent et lui prirent la main avec
+transport.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, vous avez raison, dit le
+vieux capitaine; c’est, comme disaient
+nos pères, <i>le mieux faisant de la journée</i>.
+C’est un volontaire qui doit être présenté
+aujourd’hui au Roi par le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Par le Cardinal! nous le présenterons
+nous-mêmes, ah! qu’il ne soit pas
+<i>Cardinaliste</i><a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, il est trop brave garçon
+pour cela, disaient avec vivacité tous
+ces jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je vous en dégoûterai
+bien, moi, dit Olivier d’Entraigues en
+s’approchant, car j’ai été son page, et je
+le connais parfaitement. Servez plutôt
+dans les Compagnies Rouges; allez,
+vous aurez de bons camarades.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux marquis évita l’embarras de
+la réponse à Cinq-Mars en faisant sonner
+<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span>
+les trompettes pour rallier ses brillantes
+compagnies. Le canon avait cessé de se
+faire entendre, et un Garde était venu
+l’avertir que le Roi et le Cardinal parcouraient
+la ligne pour voir les résultats
+de la journée; il fit passer tous les chevaux
+par la brèche, ce qui fut assez long,
+et ranger les deux compagnies à cheval
+en bataille dans un lieu où il semblait
+impossible qu’une autre troupe que
+l’infanterie eût jamais pu pénétrer.
+</p>
+
+<h2 id="chap_10">
+CHAPITRE X
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES RÉCOMPENSES
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<p class="noindent center">
+LA MORT.
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Ah! comme du butin ces guerriers trop jaloux<br /></span>
+<span class="i0">Courent bride abattue au-devant de mes coups.<br /></span>
+<span class="i0">Agitez tous leurs sens d’une rage insensée.<br /></span>
+<span class="i0">Tambour, fifre, trompette, ôtez-leur la pensée.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>N. Lemercier</span>, <i>Panhypocrisiade</i>.
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+«Pour assouvir le premier emportement
+du chagrin royal, avait dit Richelieu;
+pour ouvrir une source d’émotions
+<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span>
+qui détourne de la douleur cette âme
+incertaine, que cette ville soit assiégée,
+j’y consens; que Louis parte, je lui permets
+de frapper quelques pauvres soldats
+des coups qu’il voudrait et n’ose
+me donner; que sa colère s’éteigne dans
+ce sang obscur, je le veux; mais ce caprice
+de gloire ne dérangera pas mes
+immuables desseins, cette ville ne tombera
+pas encore, elle ne sera française
+pour toujours que dans deux ans, elle
+viendra dans mes filets seulement au
+jour marqué dans ma pensée. Tonnez,
+bombes et canons: méditez vos opérations,
+savants capitaines; précipitez-vous,
+jeunes guerriers; je ferai taire votre
+bruit, évanouir vos projets, avorter vos
+efforts; tout finira par une vaine fumée,
+et je vais vous conduire pour vous
+égarer.»
+</p>
+
+<p>
+Voilà à peu près ce que roulait sous
+sa tête chauve le Cardinal-Duc avant
+l’attaque dont on vient de voir une
+partie. Il s’était placé à cheval au nord
+de la ville sur une des montagnes de
+Salces; de ce point il pouvait voir la
+<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span>
+plaine du Roussillon, devant lui, s’inclinant
+jusqu’à la Méditerranée; Perpignan,
+avec ses remparts de brique, ses
+bastions, sa citadelle et son clocher, y
+formait une masse ovale et sombre sur
+des prés larges et verdoyants, et les
+vastes montagnes l’enveloppaient avec
+la vallée comme un arc énorme courbé
+du nord au sud, tandis que, prolongeant
+sa ligne blanchâtre à l’orient, la mer
+semblait en être la corde argentée. A sa
+droite s’élevait ce mont immense que
+l’on appelle le Canigou, dont les flancs
+épanchent deux rivières dans la plaine.
+La ligne française s’étendait jusqu’au
+pied de cette barrière de l’occident. Une
+foule de généraux et de grands seigneurs
+se tenaient à cheval derrière le
+ministre, mais à vingt pas de distance
+et dans un silence profond. Il avait
+commencé par suivre au plus petit pas
+la ligne d’opérations, et ensuite était
+revenu se placer immobile sur cette
+hauteur, d’où son œil et sa pensée planaient
+sur les destinées des assiégeants
+et des assiégés. L’armée avait les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span>
+sur lui, et de tout point on pouvait le
+voir. Chaque homme portant les armes
+le regardait comme son chef immédiat,
+et attendait son geste pour agir. Dès
+longtemps la France était ployée à son
+joug, et l’admiration en avait exclu de
+toutes ses actions le ridicule auquel un
+autre eût été quelquefois soumis. Ici,
+par exemple, il ne vint à l’esprit d’aucun
+homme de sourire ou même de s’étonner
+que la cuirasse revêtit un prêtre, et la
+sévérité de son caractère et de son
+aspect réprima toute idée de rapprochements
+ironiques ou de conjectures injurieuses.
+Ce jour-là le Cardinal parut revêtu
+d’un costume entièrement guerrier:
+c’était un habit couleur de feuille morte,
+bordé en or; une cuirasse couleur d’eau;
+l’épée au côté des pistolets à l’arçon de
+sa selle, et un chapeau à plumes qu’il
+mettait rarement sur sa tête, où il conservait
+toujours la calotte rouge. Deux
+pages étaient derrière lui: l’un portait
+ses gantelets, l’autre son casque, et le
+capitaine de ses gardes était à son côté.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span>
+Comme le Roi l’avait nouvellement
+nommé généralissime de ses troupes,
+c’était à lui que les généraux envoyaient
+demander des ordres; mais lui, connaissant
+trop bien les secrets motifs de la
+colère actuelle de son maître, affecta de
+renvoyer à ce prince tous ceux qui voulaient
+avoir une décision de sa bouche.
+Il arriva ce qu’il avait prévu, car il réglait
+et calculait les mouvements de ce
+cœur comme ceux d’une horloge, et aurait
+pu dire avec exactitude par quelles
+sensations il avait passé. Louis XIII vint
+se placer à ses côtés, mais il vint comme
+vient l’élève adolescent forcé de reconnaître
+que son maître a raison. Son air
+était hautain et mécontent, ses paroles
+étaient brusques et sèches. Le Cardinal
+demeura impassible. Il fut remarquable
+que le Roi employait, en consultant, les
+paroles du commandement, conciliant
+ainsi sa faiblesse et son pouvoir, son
+irrésolution et sa fierté, son impéritie et
+ses prétentions, tandis que son ministre
+lui dictait ses lois avec le ton de la
+plus profonde obéissance.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span>
+—Je veux que l’on attaque bientôt,
+Cardinal, dit le prince en arrivant; c’est-à-dire,
+ajouta-t-il avec un air d’insouciance,
+lorsque tous vos préparatifs
+seront faits et à l’heure dont vous serez
+convenu avec nos maréchaux.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, si j’osais dire ma pensée, je
+voudrais que Votre Majesté eût pour
+agréable d’attaquer dans un quart
+d’heure, car, la montre en main, il
+suffit de ce temps pour faire avancer la
+troisième ligne.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, c’est bon, monsieur le
+Cardinal; je le pensais aussi; je vais
+donner mes ordres moi-même; je veux
+faire tout moi-même. Schomberg, Schomberg!
+dans un quart d’heure je veux
+entendre le canon du signal, je le veux!
+</p>
+
+<p>
+En partant pour commander la droite
+de l’armée, Schomberg ordonna, et le
+signal fut donné.
+</p>
+
+<p>
+Les batteries disposées depuis longtemps
+par le maréchal de La Meilleraie
+commencèrent à battre en brèche, mais
+mollement, parce que les artilleurs sentaient
+qu’on les avait dirigés sur deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span>
+points inexpugnables, et qu’avec leur
+expérience, et surtout le sens droit et la
+vue prompte du soldat français, chacun
+d’eux aurait pu indiquer la place qu’il
+eût fallu choisir.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi fut frappé de la lenteur des
+feux.
+</p>
+
+<p>
+—La Meilleraie, dit-il avec impatience,
+voici des batteries qui ne vont pas; vos
+canonniers dorment.
+</p>
+
+<p>
+Le maréchal, les mestres de camp
+d’artillerie étaient présents, mais aucun
+ne répondit une syllabe. Ils avaient
+jeté les yeux sur le Cardinal, qui demeurait
+immobile comme une statue équestre,
+et ils l’imitèrent. Il eût fallu répondre
+que la faute n’était pas aux soldats,
+mais à celui qui avait ordonné
+cette fausse disposition de batteries; et
+c’était Richelieu lui-même qui, feignant
+de les croire plus utiles où elles se trouvaient,
+avait fait taire les observations
+des chefs.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi fut étonné de ce silence, et,
+craignant d’avoir commis, par cette
+question, quelque erreur grossière dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span>
+l’art militaire, rougit légèrement, et,
+se rapprochant du groupe des princes
+qui l’accompagnaient, leur dit pour
+prendre contenance:
+</p>
+
+<p>
+—D’Angoulême, Beaufort, c’est bien
+ennuyeux, n’est-il pas vrai? nous restons
+là comme des momies.
+</p>
+
+<p>
+Charles de Valois s’approcha et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Il me semble, Sire, que l’on n’a pas
+employé ici les machines de l’ingénieur
+Pompée-Targon.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, dit le duc de Beaufort en
+regardant fixement Richelieu, c’est que
+nous aimions beaucoup mieux prendre
+la Rochelle que Perpignan, dans le
+temps où vint cet Italien. Ici pas une
+machine préparée, pas une mine, un
+pétard sous ces murailles, et le maréchal
+de La Meilleraie m’a dit ce matin qu’il
+avait proposé d’en faire approcher pour
+ouvrir la tranchée. Ce n’était ni le Castillet,
+ni ces six grands bastions de
+l’enveloppe, ni la demi-lune qu’il fallait
+attaquer. Si nous allons ce train, le
+grand bras de pierre de la citadelle nous
+montrera le poing longtemps encore.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span>
+Le Cardinal, toujours immobile, ne dit
+pas une seule parole, il fit seulement
+signe à Fabert de s’approcher; celui-ci
+sortit du groupe qui le suivait, et rangea
+son cheval derrière celui de Richelieu,
+près du capitaine de ses gardes.
+</p>
+
+<p>
+Le duc de La Rochefoucault, s’approchant
+du Roi, prit la parole:
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, que notre peu d’action
+à ouvrir la brèche donne de l’insolence
+à ces gens-là, car voici une sortie
+nombreuse qui se dirige justement vers
+Votre Majesté; les régiments de Biron
+et de Ponts se replient en faisant leurs
+feux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le Roi tirant son épée,
+chargeons-les, et faisons rentrer ces coquins
+chez eux; lancez la cavalerie avec
+moi, d’Angoulême. Où est-elle, Cardinal?
+</p>
+
+<p>
+—Derrière cette colline, Sire, sont en
+colonne six régiments de dragons et les
+carabins de la Roque; vous voyez en
+bas mes Gens d’armes et mes Chevau-légers,
+dont je supplie Votre Majesté de
+se servir, car ceux de sa garde sont
+<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span>
+égarés en avant par le marquis de Coislin,
+toujours trop zélé. Joseph, va lui
+dire de revenir.
+</p>
+
+<p>
+Il parla bas au capucin, qui l’avait
+accompagné affublé d’un habit militaire
+qu’il portait gauchement, et qui s’avança
+aussitôt dans la plaine.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les colonnes serrées de la
+vieille infanterie espagnole sortaient de
+la porte Notre-Dame comme une forêt
+mouvante et sombre, tandis que par une
+autre porte une cavalerie pesante sortait
+aussi et se rangeait dans la plaine. L’armée
+française, en bataille au pied de la
+colline du Roi, sur des forts de gazon
+et derrière des redoutes et des fascines,
+vit avec effroi les Gens d’armes et les
+Chevau-légers pressés entre ces deux
+corps dix fois supérieurs en nombre.
+</p>
+
+<p>
+—Sonnez donc la charge! cria
+Louis XIII, ou mon vieux Coislin est
+perdu.
+</p>
+
+<p>
+Et il descendit la colline avec toute sa
+suite, aussi ardente que lui; mais,
+avant qu’il fût au bas et à la tête de ses
+Mousquetaires, les deux Compagnies
+<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span>
+avaient pris leur parti; lancées avec la
+rapidité de la foudre et au cri de <i>vive le
+Roi!</i> elles fondirent sur la longue colonne
+de la cavalerie ennemie comme
+deux vautours sur les flancs d’un serpent,
+et, faisant une large et sanglante
+trouée, passèrent au travers pour aller
+se rallier derrière le bastion espagnol,
+comme nous l’avons vu, et laissèrent
+les cavaliers si étonnés, qu’ils ne songèrent
+qu’à se reformer et non à les
+poursuivre.
+</p>
+
+<p>
+L’armée battit des mains; le Roi
+étonné s’arrêta; il regarda autour de
+lui, et vit dans tous les yeux le brûlant
+désir de l’attaque; toute la valeur de sa
+race étincela dans les siens; il resta
+encore une seconde comme en suspens,
+écoutant avec ivresse le bruit du canon,
+respirant et savourant l’odeur de la
+poudre; il semblait reprendre une autre
+vie et redevenir Bourbon; tous ceux qui
+le virent alors se crurent commandés
+par un autre homme, lorsque, élevant
+son épée et ses yeux vers le soleil éclatant,
+il s’écria:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span>
+—Suivez-moi, braves amis! c’est ici
+que je suis roi de France!
+</p>
+
+<p>
+Sa cavalerie, se déployant, partit avec
+une ardeur qui dévorait l’espace, et,
+soulevant des flots de poussière du sol
+qu’elle faisait trembler, fut dans un
+instant mêlée à la cavalerie espagnole,
+engloutie comme elle dans un nuage
+immense et mobile.
+</p>
+
+<p>
+—A présent, c’est à présent! s’écria
+de sa hauteur le Cardinal avec une voix
+tonnante: qu’on arrache ces batteries à
+leur position inutile. Fabert, donnez vos
+ordres: qu’elles soient toutes dirigées
+sur cette infanterie qui va lentement
+envelopper le Roi. Courez, volez, sauvez
+le Roi!
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt cette suite, auparavant inébranlable,
+s’agite en tous sens; les généraux
+donnent leurs ordres, les aides de
+camp disparaissent et fondent dans la
+plaine, où, franchissant les fossés, les
+barrières et les palissades, ils arrivent à
+leur but presque aussi promptement
+que la pensée qui les dirige et que le
+regard qui les suit. Tout à coup les
+<span class='pagenum'><a id='Page_283' name='Page_283'>[283]</a></span>
+éclairs lents et interrompus qui brillaient
+sur les batteries découragées deviennent
+une flamme immense et continuelle, ne
+laissant pas de place à la fumée qui
+s’élève jusqu’au ciel en formant un
+nombre infini de couronnes légères et
+flottantes; les volées du canon, qui semblaient
+de lointains et faibles échos, se
+changent en un tonnerre formidable
+dont les coups sont aussi rapides que
+ceux du tambour battant la charge;
+tandis que, de trois points opposés, les
+rayons larges et rouges des bouches à
+feu descendent sur les sombres colonnes
+qui sortaient de la ville assiégée.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Richelieu, sans changer de
+place, mais l’œil ardent et le geste impératif,
+ne cessait de multiplier les
+ordres en jetant sur ceux qui les recevaient
+un regard qui leur faisait entrevoir
+un arrêt de mort s’ils n’obéissaient
+pas assez vite.
+</p>
+
+<p>
+—Le Roi a culbuté cette cavalerie;
+mais les fantassins résistent encore; nos
+batteries n’ont fait que tuer et n’ont pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span>
+vaincu. Trois régiments d’infanterie en
+avant, sur-le-champ, Gassion, la Meilleraie
+et Lesdiguières! qu’on prenne les
+colonnes par le flanc. Portez l’ordre au
+reste de l’armée de ne plus attaquer et
+de rester sans mouvement sur toute la
+ligne. Un papier! que j’écrive moi-même
+à Schomberg.
+</p>
+
+<p>
+Un page mit pied à terre et s’avança
+tenant un crayon et du papier. Le ministre,
+soutenu par quatre hommes de
+sa suite, descendit de cheval péniblement
+et en jetant quelques cris involontaires
+que lui arrachaient ses douleurs;
+mais il les dompta et s’assit sur
+l’affût d’un canon: le page présenta son
+épaule comme pupitre en s’inclinant, et
+le Cardinal écrivit à la hâte cet ordre,
+que les manuscrits contemporains nous
+ont transmis, et que pourront imiter les
+diplomates de nos jours, qui sont plus
+jaloux, à ce qu’il semble, de se tenir
+parfaitement en équilibre sur la limite
+de deux pensées que de chercher ces
+combinaisons qui tranchent les destinées
+du monde, trouvant le génie trop
+<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span>
+grossier et trop clair pour prendre sa
+marche.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le maréchal, ne hasardez
+rien, et méditez bien avant d’attaquer.
+Quand on vous mande que le Roi désire
+que vous ne hasardiez rien, ce n’est pas que
+Sa Majesté vous défende absolument de
+combattre, mais son intention n’est pas
+que vous donniez un combat général, si
+ce n’est avec une notable espérance de
+gain pour l’avantage qu’une favorable
+situation vous pourrait donner, la responsabilité
+du combat devant naturellement
+retomber sur vous.»
+</p>
+
+<p>
+Tous ces ordres donnés, le vieux ministre,
+toujours assis sur l’affût, appuyant
+ses deux bras sur la lumière du
+canon, et son menton sur ses bras, dans
+l’attitude de l’homme qui ajuste et pointe
+une pièce, continua en silence et en
+repos à regarder le combat du Roi,
+comme un vieux loup qui, rassasié de
+victimes et engourdi par l’âge, contemple
+dans la plaine le ravage du lion sur un
+troupeau de bœufs qu’il n’oserait attaquer;
+de temps en temps son œil se
+<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span>
+ranime, l’odeur du sang lui donne de
+la joie, et pour n’en pas perdre le goût,
+il passe une langue ardente sur sa mâchoire
+démantelée.
+</p>
+
+<p>
+Ce jour-là, il fut remarqué par ses
+serviteurs (c’étaient à peu près tous ceux
+qui l’approchaient) que, depuis son lever
+jusqu’à la nuit, il ne prit aucune
+nourriture, et tendit tellement toute l’application
+de son âme sur les événements
+nécessaires à conduire, qu’il triompha
+des douleurs de son corps, et sembla les
+avoir détruites à force de les oublier.
+C’était cette puissance d’attention et
+cette présence continuelle de l’esprit qui
+le haussaient presque jusqu’au génie. Il
+l’aurait atteint s’il ne lui eût manqué
+l’élévation native de l’âme et la sensibilité
+généreuse du cœur.
+</p>
+
+<p>
+Tout s’accomplit sur le champ de
+bataille comme il l’avait voulu, et sa
+fortune du cabinet le suivit près du
+canon. Louis XIII prit d’une main avide
+la victoire que lui faisait son ministre,
+et y ajouta seulement cette part de
+<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span>
+grandeur et de bravoure qu’un homme
+apporte dans son triomphe.
+</p>
+
+<p>
+Le canon avait cessé de frapper lorsque
+les colonnes de l’infanterie furent
+rejetées brisées dans Perpignan; le reste
+avait eu le même sort, et l’on ne vit
+plus dans la plaine que les escadrons
+étincelants du Roi qui le suivaient en se
+reformant.
+</p>
+
+<p>
+Il revenait au pas et contemplait avec
+satisfaction le champ de bataille entièrement
+nettoyé d’ennemis; il passa fièrement
+sous le feu même des pièces
+espagnoles, qui, soit par maladresse,
+soit par une secrète convention avec le
+premier ministre, soit pudeur de tuer
+un Roi de France, ne lui envoyèrent que
+quelques boulets qui, passant à dix
+pieds sur sa tête, vinrent expirer devant
+les lignes du camp et ajouter à sa réputation
+de bravoure.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à chaque pas qu’il faisait
+vers la butte où l’attendait Richelieu, sa
+physionomie changeait d’aspect et se
+décomposait visiblement: il perdait
+cette rougeur du combat, et la noble
+<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span>
+sueur du triomphe tarissait sur son
+front. A mesure qu’il s’approchait, sa
+pâleur accoutumée s’emparait de ses
+traits comme ayant droit de siéger seule
+sur une tête royale; son regard perdait
+ses flammes passagères et enfin, lorsqu’il
+l’eut joint, une mélancolie profonde
+avait entièrement glacé son visage. Il retrouva
+le Cardinal comme il l’avait
+laissé. Remonté à cheval, celui-ci, toujours
+froidement respectueux, s’inclina,
+et, après quelques mots de compliment,
+se plaça près de Louis pour suivre les
+lignes et voir les résultats de la journée,
+tandis que les princes et les grands
+seigneurs, marchant devant et derrière
+à quelque distance, formaient comme
+un nuage autour d’eux.
+</p>
+
+<p>
+L’habile ministre eut soin de ne rien
+dire et de ne faire aucun geste qui pût
+donner le soupçon qu’il eût la moindre
+part aux événements de la journée, et il
+fut remarquable que de tous ceux qui
+vinrent rendre compte, il n’y en eut pas
+un qui ne semblât deviner sa pensée et
+ne sût éviter de compromettre sa puissance
+<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span>
+occulte par une obéissance démonstrative;
+tout fut rapporté au Roi. Le
+Cardinal traversa donc, à côté de ce
+prince, la droite du camp qu’il n’avait
+pas eue sous les yeux de la hauteur où
+il s’était placé, et vit avec satisfaction que
+Schomberg, qui le connaissait bien,
+avait agi précisément comme le maître
+avait écrit, ne compromettant que quelques
+troupes légères, et combattant assez
+pour ne pas encourir de reproche d’inaction
+et pas assez pour obtenir un résultat
+quelconque. Cette conduite charma le
+ministre et ne déplut point au Roi, dont
+l’amour-propre caressait l’idée d’avoir
+vaincu seul dans la journée. Il voulut
+même se persuader et faire croire que
+tous les efforts de Schomberg avaient
+été infructueux, et lui dit qu’il ne lui en
+voulait pas, qu’il venait d’éprouver par
+lui-même qu’il avait en face des ennemis
+moins méprisables qu’on ne l’avait cru
+d’abord.
+</p>
+
+<p>
+—Pour vous prouver que vous n’avez
+fait que gagner à nos yeux, ajouta-t-il,
+nous vous nommons chevalier de nos
+<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span>
+ordres et nous vous donnons les grandes
+et petites entrées près de notre personne.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui serra affectueusement
+la main en passant, et le maréchal,
+étonné de ce déluge de faveurs, suivit
+le prince la tête baissée, comme un
+coupable, ayant besoin pour s’en consoler
+de se rappeler toutes les actions d’éclat
+qu’il avait faites durant sa carrière, et
+qui étaient demeurées dans l’oubli, leur
+attribuant mentalement ces récompenses
+non méritées pour se réconcilier avec
+sa conscience.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi était prêt à revenir sur ses
+pas, quand le duc de Beaufort, le nez
+au vent et l’air étonné, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Sire, ai-je encore du feu dans
+les yeux, ou suis-je devenu fou d’un
+coup de soleil? Il me semble que je vois
+sur ce bastion des cavaliers en habits
+rouges qui ressemblent furieusement à
+vos Chevau-légers que nous avons crus
+morts.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—C’est impossible, monsieur, dit-il;
+<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span>
+l’imprudence de M. de Coislin a perdu
+les Gens d’armes de Sa Majesté et
+ces cavaliers; c’est pourquoi j’osais dire
+au Roi tout à l’heure que si l’on supprimait
+ces corps inutiles, il pourrait
+en résulter de grands avantages, militairement
+parlant.
+</p>
+
+<p>
+—Pardieu, Votre Éminence me pardonnera,
+reprit le duc de Beaufort: mais
+je ne me trompe point, et en voici sept
+ou huit à pied qui poussent devant eux
+des prisonniers.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, allons donc visiter ce
+point, dit le Roi avec nonchalance; si
+j’y retrouve mon vieux Coislin, j’en serai
+bien aise.
+</p>
+
+<p>
+Il fallut suivre.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut avec de grandes précautions
+que les chevaux du Roi et de sa suite
+passèrent à travers le marais et les débris,
+mais ce fut avec un grand étonnement
+qu’on aperçut en haut les deux
+Compagnies Rouges en bataille comme
+un jour de parade.
+</p>
+
+<p>
+—Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois
+qu’il n’en manque pas un. Eh bien,
+<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span>
+marquis, vous tenez parole, vous prenez
+des murailles à cheval.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois que ce point a été mal
+choisi, dit Richelieu d’un air de dédain;
+il n’avance en rien la prise de Perpignan
+et a dû coûter du monde.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, vous avez raison, dit le
+Roi (adressant pour la première fois la
+parole au Cardinal avec un air moins
+sec, depuis l’entrevue qui suivit la
+nouvelle de la mort de la Reine), je
+regrette le sang qu’il a fallu verser ici.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’y a eu, Sire, que deux de nos
+jeunes gens blessés à cette attaque, dit
+le vieux Coislin, et nous y avons gagné
+de nouveaux compagnons d’armes dans
+les volontaires qui nous ont guidés.
+</p>
+
+<p>
+—Qui sont-ils? dit le prince.
+</p>
+
+<p>
+—Trois d’entre eux se sont retirés
+modestement, Sire; mais le plus jeune,
+que vous voyez, était le premier à l’assaut,
+et m’en a donné l’idée. Les deux
+Compagnies réclament l’honneur de le
+présenter à Votre Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux
+capitaine, ôta son chapeau, et découvrit
+<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span>
+sa jeune et pâle figure, ses grands
+yeux noirs et ses grands cheveux
+bruns.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà des traits qui me rappellent
+quelqu’un, dit le Roi; qu’en dites-vous,
+Cardinal?
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci avait déjà jeté un coup d’œil
+pénétrant sur le nouveau venu, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je me trompe, ou ce jeune homme
+est...
+</p>
+
+<p>
+—Henry d’Effiat, dit à haute voix le
+volontaire en s’inclinant.
+</p>
+
+<p>
+—Comment donc, Sire, c’est lui-même
+que j’avais annoncé à Votre Majesté,
+et qui devait lui être présenté de
+ma main, le second fils du maréchal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! dit Louis XIII avec vivacité,
+j’aime à le voir présenté par ce bastion.
+Il y a bonne grâce, mon enfant, à l’être
+ainsi quand on porte le nom de notre
+vieil ami. Vous allez nous suivre au
+camp, où nous avons beaucoup à vous
+dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur
+de Thou! qui êtes-vous venu juger?
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, répondit Coislin,
+<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span>
+qu’il a plutôt condamné à mort quelques
+Espagnols, car il est entré le second
+dans la place.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’ai frappé personne, monsieur,
+interrompit de Thou en rougissant; ce
+n’est point mon métier; ici je n’ai aucun
+mérite, j’accompagnais M. de Cinq-Mars
+mon ami.
+</p>
+
+<p>
+—Nous aimons votre modestie autant
+que cette bravoure, et nous n’oublierons
+pas ce trait. Cardinal, n’y a-t-il
+pas quelque présidence vacante?
+</p>
+
+<p>
+Richelieu n’aimait pas M. de Thou;
+et, comme ses haines avaient toujours
+une cause mystérieuse, on en cherchait
+la cause vainement; elle se dévoila par
+un mot cruel qui lui échappa. Ce motif
+d’inimitié était une phrase des <cite>Histoires</cite>
+du président de Thou, père de celui-ci,
+où il flétrit aux yeux de la postérité un
+grand-oncle du Cardinal, moine d’abord,
+puis apostat, souillé de tous les vices
+humains.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu, se penchant à l’oreille
+de Joseph, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Tu vois bien cet homme, c’est lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span>
+dont le père a mis mon nom dans son
+histoire; eh bien! je mettrai son nom
+dans la mienne.
+</p>
+
+<p>
+En effet, il l’inscrivit plus tard avec
+du sang. En ce moment, pour éviter
+de répondre au Roi, il feignit de ne pas
+avoir entendu sa question et d’appuyer
+sur le mérite de Cinq-Mars et le désir
+de le voir placé à la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai promis d’avance de le faire
+capitaine dans mes gardes, dit le prince;
+faites-le nommer dès demain. Je veux
+le connaître davantage, et je lui réserve
+mieux que cela par la suite, s’il me
+plaît. Retirons-nous; le soleil est couché,
+et nous sommes loin de notre armée.
+Dites à mes deux bonnes Compagnies
+de nous suivre.
+</p>
+
+<p>
+Le ministre, après avoir fait donner
+cet ordre, dont il eut soin de supprimer
+l’éloge, se mit à la droite du Roi, et
+toute l’escorte quitta le bastion confié à
+la garde des Suisses, pour retourner au
+camp.
+</p>
+
+<p>
+Les deux Compagnies Rouges défilèrent
+lentement par la trouée qu’elles
+<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span>
+avaient faite avec tant de promptitude;
+leur contenance était grave et silencieuse.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’approcha de son ami.
+</p>
+
+<p>
+—Voici des héros bien mal récompensés,
+lui dit-il; pas une faveur, pas
+une question flatteuse!
+</p>
+
+<p>
+—En revanche, répondit le simple
+de Thou, moi qui vins un peu malgré
+moi, je reçois des compliments. Voilà
+les cours et la vie; mais le vrai juge
+est en haut, que l’on n’aveugle pas.
+</p>
+
+<p>
+—Cela ne nous empêchera pas de
+nous faire tuer demain s’il le faut, dit
+le jeune Olivier en riant.
+</p>
+
+<h2 id="chap_11">
+CHAPITRE XI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES MÉPRISES
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Quand vint le tour de saint Guilin,<br /></span>
+<span class="i0">Il jeta trois dés sur la table.<br /></span>
+<span class="i0">Ensuite il regarda le diable,<br /></span>
+<span class="i0">Et lui dit d’un air très-malin:<br /></span>
+<span class="i0">Jouons donc cette vieille femme!<br /></span>
+<span class="i0">Qui de nous deux aura son âme!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Anciennes légendes.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Pour paraître devant le Roi, Cinq-Mars
+avait été forcé de monter le cheval de
+l’un des Chevau-légers blessés dans l’affaire,
+ayant perdu le sien au pied du
+rempart. Pendant l’espace de temps
+assez long qu’exigea la sortie des deux
+Compagnies, il se sentit frapper sur l’épaule
+et vit en se retournant le vieux
+Grandchamp tenant en main un cheval
+gris fort beau.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le marquis veut-il bien
+monter un cheval qui lui appartienne?
+<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span>
+dit-il. Je lui ai mis la selle et la housse
+de velours brodée en or qui étaient restées
+dans le fossé. Hélas! mon Dieu!
+quand je pense qu’un Espagnol aurait
+fort bien pu la prendre, ou même un
+Français; car, dans ce temps-ci, il y a
+tant de gens qui prennent tout ce qu’ils
+trouvent comme leur appartenant; et
+puis, comme dit le proverbe: Ce qui
+tombe dans le fossé est pour le soldat.
+Ils auraient pu prendre aussi, quand j’y
+pense, ces quatre cents écus en or que
+M. le Marquis, soit dit sans reproche,
+avait oubliés dans les fontes de ses pistolets.
+Et les pistolets, quels pistolets!
+Je les avais achetés en Allemagne, et les
+voici encore aussi bons et avec une détente
+aussi parfaite que dans ce temps-là.
+C’était bien assez d’avoir fait tuer le
+pauvre petit cheval noir qui était né en
+Angleterre, aussi vrai que je le suis à
+Tours en Touraine; fallait-il encore exposer
+des objets précieux à passer à
+l’ennemi?
+</p>
+
+<p>
+Tout en faisant ses doléances, ce brave
+homme achevait de seller le cheval gris;
+<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span>
+la colonne était longue à défiler, et, ralentissant
+ses mouvements, il fit une
+attention scrupuleuse à la longueur des
+sangles et aux ardillons de chaque
+boucle de la selle, se donnant par là le
+temps de continuer ses discours.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous demande bien pardon,
+monsieur, si je suis un peu long, c’est
+que je me suis foulé tant soit peu le
+bras en relevant M. de Thou, qui lui-même
+relevait monsieur le marquis
+pendant la grande culbute.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! tu es venu là, vieux
+fou! dit Cinq-Mars: ce n’est pas ton
+métier; je t’ai dit de rester au camp.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! quant à ce qui est de rester au
+camp, c’est différent, je ne sais pas rester
+là; et, quand il se tire un coup de mousquet,
+je serais malade si je n’en voyais
+pas la lumière. Pour mon métier, c’est
+bien le mien d’avoir soin de vos chevaux,
+et vous êtes dessus, monsieur. Croyez-vous
+que, si je l’avais pu, je n’aurais
+pas sauvé les jours de cette pauvre
+petite bête noire qui est là-bas dans le
+fossé. Ah! comme je l’aimais, monsieur!
+<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span>
+un cheval qui a gagné trois prix de
+course dans sa vie! Quand j’y pense,
+cette vie-là a été trop courte pour tous
+ceux qui savaient l’aimer comme moi.
+Il ne se laissait donner l’avoine que par
+son Grandchamp, et il me caressait
+avec sa tête dans ce moment-là; et la
+preuve, c’est le bout de l’oreille gauche
+qu’il m’a emporté un jour, ce pauvre
+ami; mais ce n’était pas qu’il voulût me
+faire du mal, au contraire. Il fallait
+voir comme il hennissait de colère quand
+un autre l’approchait; il a cassé la
+jambe à Jean à cause de cela, ce bon
+animal; je l’aimais tant! Aussi, quand
+il est tombé, je le soutenais d’une main,
+M. de Locmaria de l’autre. J’ai bien cru
+d’abord que lui et ce monsieur allaient
+se relever; mais malheureusement il n’y
+en a qu’un qui soit revenu en vie, et
+c’était celui que je connaissais le moins.
+Vous avez l’air d’en rire, de ce que je
+dis sur votre cheval, monsieur; mais
+vous oubliez qu’en temps de guerre le
+cheval est l’âme du cavalier, oui, monsieur,
+son âme, car, qui est-ce qui épouvante
+<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span>
+l’infanterie! c’est le cheval. Ce
+n’est certainement point l’homme qui,
+une fois lancé, n’y fait guère plus qu’une
+botte de foin. Qui est-ce qui fait bien des
+actions que l’on admire! c’est encore le
+cheval! Et quelquefois son maître voudrait
+être bien loin, qu’il se trouve malgré
+lui victorieux et récompensé, tandis
+que le pauvre animal n’y gagne que des
+coups. Qui est-ce qui gagne des prix à la
+course? c’est le cheval, qui ne soupe
+guère mieux qu’à l’ordinaire, tandis que
+son maître met l’or dans sa poche, et il
+est envié de ses amis et considéré de
+tous les seigneurs comme s’il avait
+couru lui-même. Qui est-ce qui chasse le
+chevreuil et qui n’en met pas un pauvre
+petit morceau sous sa dent? c’est encore
+le cheval! tandis qu’il arrive quelquefois
+qu’on le mange lui-même, ce pauvre
+animal; et, dans une campagne avec
+M. le maréchal, il m’est arrivé... Mais
+qu’avez-vous donc, monsieur le marquis?
+vous pâlissez...
+</p>
+
+<p>
+—Serre-moi la jambe avec quelque
+chose, un mouchoir, une courroie, ou ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span>
+que tu voudras, car je sens une douleur
+brûlante; je ne sais ce que c’est.
+</p>
+
+<p>
+—Votre botte est coupée, monsieur,
+et ce pourrait bien être quelque balle;
+mais <i>le plomb est ami de l’homme</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Il me fait cependant bien mal!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! <i>qui aime bien châtie bien</i>, monsieur:
+ah! le plomb! il ne faut pas dire
+du mal du plomb; qui est-ce qui...
+</p>
+
+<p>
+Tout en s’occupant de lier la jambe
+de Cinq-Mars au-dessous du genou, le
+bonhomme allait commencer l’apologie
+du plomb aussi sottement qu’il avait
+fait celle du cheval, quand il fut forcé,
+ainsi que son maître, de prêter l’oreille
+à une dispute vive et bruyante entre
+plusieurs soldats suisses restés très près
+d’eux après le départ de toutes les
+troupes; ils se parlaient en gesticulant
+beaucoup, et semblaient s’occuper de
+deux hommes que l’on voyait au milieu
+de trente soldats environ.
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat tendant toujours son pied à
+son domestique et appuyé sur la selle
+de son cheval, chercha, en écoutant
+attentivement, à comprendre leurs paroles;
+<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span>
+mais il ignorait absolument l’allemand,
+et ne put rien deviner de leur
+querelle. Grandchamp tenait toujours sa
+botte et écoutait aussi très sérieusement,
+et tout à coup se mit à rire de
+tout son cœur, se tenant les côtes, ce
+que l’on ne lui avait jamais vu faire.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! monsieur, voilà deux sergents
+qui se disputent pour savoir
+lequel on doit pendre des deux Espagnols
+qui sont là; car vos camarades
+rouges ne se sont pas donné la peine de
+le dire; l’un de ces Suisses prétend que
+c’est l’officier; l’autre assure que c’est
+le soldat, et voilà un troisième qui
+vient de les mettre d’accord.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’a-t-il dit?
+</p>
+
+<p>
+—Il a dit de les pendre tous les deux.
+</p>
+
+<p>
+—Doucement! doucement! s’écria
+Cinq-Mars en faisant des efforts pour
+marcher.
+</p>
+
+<p>
+Mais il ne put s’appuyer sur sa jambe.
+</p>
+
+<p>
+—Mets-moi à cheval, Grandchamp.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, vous n’y pensez pas,
+votre blessure...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span>
+—Fais ce que je te dis, et montes-y
+toi-même ensuite.
+</p>
+
+<p>
+Le vieux domestique, tout en grondant,
+obéit et courut, d’après un autre
+ordre très absolu, arrêter les Suisses,
+déjà dans la plaine, prêts à suspendre
+leurs prisonniers à un arbre, ou plutôt
+à les laisser s’y attacher; car l’officier,
+avec le sang-froid de son énergique nation,
+avait passé lui-même autour de
+son cou le nœud coulant d’une corde,
+et montait, sans en être prié, à une petite
+échelle appliquée à l’arbre pour y
+nouer l’autre bout. Le soldat, avec le
+même calme insouciant, regardait les
+Suisses se disputer autour de lui, et tenait
+l’échelle.
+</p>
+
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_313.jpg">
+ <img src='images/illus_313-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+
+<p>
+Cinq-Mars arriva à temps pour les
+sauver, se nomma au bas officier suisse,
+et, prenant Grandchamp pour interprète,
+dit que ces deux prisonniers étaient à
+lui, et qu’il allait les faire conduire à sa
+tente; qu’il était capitaine aux gardes,
+et s’en rendait responsable. L’Allemand,
+toujours discipliné, n’osa répliquer; il
+n’y eut de résistance que de la part du
+<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span>
+prisonnier. L’officier, encore au haut de
+l’échelle, se retourna, et parlant de là
+comme d’une chaire, dit avec un rire
+sardonique:
+</p>
+
+<p>
+—Je voudrais bien savoir ce que tu
+viens faire ici? Qui t’a dit que j’aime à
+vivre?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne m’en informe pas, dit Cinq-Mars,
+peu m’importe ce que vous deviendrez
+après; je veux dans ce moment
+empêcher un acte qui me paraît injuste
+et cruel. Tuez-vous ensuite si vous
+voulez.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien dit, reprit l’Espagnol
+farouche; tu me plais, toi. J’ai cru
+d’abord que tu venais faire le généreux
+pour me forcer d’être reconnaissant, ce
+que je déteste. Eh bien, je consens à
+descendre; mais je te haïrai autant
+qu’auparavant, parce que tu es Français,
+je t’en préviens, et je ne te remercierai
+pas, car tu ne fais que t’acquitter
+envers moi: c’est moi-même qui t’ai
+empêché ce matin d’être tué par ce
+jeune soldat, quand il te mit en joue, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span>
+il n’a jamais manqué un isard dans les
+montagnes de Léon.
+</p>
+
+<p>
+—Soit, dit Cinq-Mars, descendez.
+</p>
+
+<p>
+Il entrait dans son caractère d’être
+toujours avec les autres tel qu’ils se
+montraient dans leurs relations avec
+lui, et cette rudesse le rendit de fer.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà un fier gaillard, monsieur,
+dit Grandchamp; à votre place certainement
+M. le maréchal l’aurait laissé
+sur son échelle. Allons, Louis, Étienne,
+Germain, venez garder les prisonniers
+de monsieur et les conduire; voilà une
+jolie acquisition que nous faisons là; si
+cela nous porte bonheur, j’en serai bien
+étonné.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, souffrant un peu du mouvement
+de son cheval, se mit en marche
+assez lentement pour ne pas dépasser
+ces hommes à pied; il suivit de loin
+la colonne des Compagnies qui s’éloignaient
+à la suite du Roi, et songeait à
+ce que ce prince pouvait lui vouloir
+dire. Un rayon d’espoir lui fit voir
+l’image de Marie de Mantoue dans
+l’éloignement, et il eut un instant de
+<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span>
+calme dans les pensées. Mais tout son
+avenir était dans ce seul mot: <i>plaire au
+Roi</i>; il se mit à réfléchir à tout ce qu’il
+a d’amer.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment il vit arriver son ami
+de Thou, qui, inquiet de ce qu’il était
+resté en arrière, le cherchait dans la
+plaine, et accourait pour le secourir s’il
+l’eût fallu.
+</p>
+
+<p>
+—Il est tard, mon ami, la nuit s’approche;
+vous vous êtes arrêté bien
+longtemps; j’ai craint pour vous. Qui
+amenez-vous donc? Pourquoi vous êtes-vous
+arrêté? Le Roi va vous demander
+bientôt.
+</p>
+
+<p>
+Telles étaient les questions rapides du
+jeune conseiller, que l’inquiétude avait
+fait sortir de son calme accoutumé, ce
+que n’avait pu faire le combat.
+</p>
+
+<p>
+—J’étais un peu blessé; j’amène un prisonnier,
+et je songeais au Roi. Que
+peut-il me vouloir, mon ami? Que
+faut-il faire s’il veut m’approcher du
+trône? il faudra plaire. A cette idée,
+vous l’avouerai-je? je suis tenté de fuir,
+et j’espère que je n’aurai pas l’honneur
+<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span>
+fatal de vivre près de lui. Plaire! que ce
+mot est humiliant! obéir ne l’est pas
+autant. Un soldat s’expose à mourir, et
+tout est dit. Mais que de souplesse, de
+sacrifices de son caractère, que de compositions
+avec sa conscience, que de
+dégradations de sa pensée dans la destinée
+d’un courtisan! Ah! de Thou, mon
+cher de Thou! je ne suis pas fait pour
+la cour, je le sens, quoique je ne l’aie
+vue qu’un instant; j’ai quelque chose de
+sauvage au fond du cœur, que l’éducation
+n’a poli qu’à la surface. De loin, je
+me suis cru propre à vivre dans ce
+monde tout-puissant, je l’ai même souhaité,
+guidé par un projet bien chéri de
+mon cœur; mais je recule au premier
+pas; la vue du Cardinal m’a fait frémir;
+le souvenir du dernier de ses crimes auquel
+j’assistai m’a empêché de lui parler;
+il me fait horreur, je ne le pourrai
+jamais. La faveur du Roi a aussi je ne
+sais quoi qui m’épouvante, comme si
+elle devait m’être funeste.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis heureux de vous voir cet
+effroi: il vous sera salutaire peut-être,
+<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span>
+reprit de Thou en cheminant. Vous allez
+entrer en contact et en commerce avec
+la Puissance; vous ne la sentirez pas,
+vous allez la toucher; vous verrez ce
+qu’elle est, et par quelle main la foudre
+est portée. Hélas! fasse le ciel qu’elle
+ne vous brûle pas! Vous assisterez
+peut-être à ces conseils où se règle la
+destinée des nations; vous verrez, vous
+ferez naître ces caprices d’où sortent les
+guerres sanglantes, les conquêtes et les
+traités; vous tiendrez dans votre main
+la goutte d’eau qui enfante les torrents.
+C’est d’en haut qu’on apprécie bien les
+choses humaines, mon ami; il faut avoir
+passé sur les points élevés pour connaître
+la petitesse de celles que nous
+voyons grandes.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! si j’en étais là, j’y gagnerais
+du moins cette leçon dont vous parlez,
+mon ami; mais ce Cardinal, cet homme
+auquel il me faut avoir une obligation,
+cet homme que je connais trop par son
+œuvre, que sera-t-il pour moi?
+</p>
+
+<p>
+—Un ami, un protecteur, sans doute,
+répondit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span>
+—Plutôt la mort mille fois que son
+amitié! J’ai tout son être et jusqu’à son
+nom même en haine; il verse le sang
+des hommes avec la croix du Rédempteur.
+</p>
+
+<p>
+—Quelles horreurs dites-vous, mon
+cher! Vous vous perdrez si vous montrez
+au roi ces sentiments pour le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, au milieu de ces sentiers
+tortueux, j’en veux prendre un
+nouveau, la ligne droite. Ma pensée entière,
+la pensée de l’homme juste, se
+dévoilera aux regards du Roi même s’il
+l’interroge, dût-elle me coûter la tête. Je
+l’ai vu enfin ce Roi, que l’on m’avait
+peint si faible; je l’ai vu, et son aspect
+m’a touché le cœur malgré moi; certes,
+il est bien malheureux, mais il ne peut
+être cruel, il entendrait la vérité...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mais il n’oserait la faire triompher,
+répondit le sage de Thou. Garantissez-vous
+de cette chaleur de cœur
+qui vous entraîne souvent par des mouvements
+subits et bien dangereux. N’attaquez
+<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span>
+pas un colosse tel que Richelieu
+sans l’avoir mesuré.
+</p>
+
+<p>
+—Vous voilà comme mon gouverneur,
+l’abbé Quillet; mon cher et prudent ami,
+vous ne me connaissez ni l’un ni
+l’autre; vous ne savez pas combien je
+suis las de moi-même, et jusqu’où j’ai
+jeté mes regards. Il me faut monter ou
+mourir.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! déjà ambitieux! s’écria de
+Thou avec une extrême surprise.
+</p>
+
+<p>
+Son ami inclina la tête sur ses mains
+en abandonnant les rênes de son cheval,
+et ne répondit pas.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! cette égoïste passion de l’âge
+mûr s’est emparée de vous, à vingt ans,
+Henri! L’ambition est la plus triste des
+espérances.
+</p>
+
+<p>
+—Et cependant elle me possède à
+présent tout entier, car je ne vis que par
+elle, tout mon cœur en est pénétré.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Cinq-Mars, je ne vous reconnais
+plus! que vous étiez différent autrefois!
+Je ne vous le cache pas, vous me
+semblez bien déchu: dans ces promenades
+de notre enfance, où la vie et surtout
+<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span>
+la mort de Socrate faisaient couler
+de nos yeux des larmes d’admiration et
+d’envie; lorsque, nous élevant jusqu’à
+l’idéal de la plus haute vertu, nous
+désirions pour nous dans l’avenir ces
+malheurs illustres, ces infortunes sublimes
+qui font les grands hommes; quand
+nous composions pour nous des occasions
+imaginaires de sacrifices et de
+dévouement; si la voix d’un homme eût
+prononcé entre nous deux, tout à coup,
+le mot seul d’ambition, nous aurions
+cru toucher un serpent...
+</p>
+
+<p>
+De Thou parlait avec la chaleur de
+l’enthousiasme et du reproche. Cinq-Mars
+continuait à marcher sans rien
+répondre, et la tête dans ses mains;
+après un instant de silence, il les ôta et
+laissa voir des yeux pleins de généreuses
+larmes; il serra fortement la main de
+son ami et lui dit avec un accent pénétrant:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur de Thou, vous m’avez
+rappelé les plus belles pensées de ma
+première jeunesse; croyez que je ne
+suis pas déchu, mais un secret espoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span>
+me dévore que je ne puis confier même
+à vous: je méprise autant que vous
+l’ambition qui paraîtra me posséder; la
+terre entière le croira, mais que m’importe
+la terre? Pour vous, noble ami,
+promettez-moi que vous ne cesserez pas
+de m’estimer, quelque chose que vous
+me voyiez faire. Je jure par le ciel que
+mes pensées sont pures comme lui.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit de Thou, je jure par
+lui que je vous en crois aveuglément;
+vous me rendez la vie!
+</p>
+
+<p>
+Ils se serraient encore la main avec
+effusion de cœur, lorsqu’ils s’aperçurent
+qu’ils étaient arrivés presque devant la
+tente du Roi.
+</p>
+
+<p>
+Le jour était entièrement tombé, mais
+on aurait pu croire qu’un jour plus doux
+se levait, car la lune sortait de la mer
+dans toute sa splendeur; le ciel transparent
+du Midi ne se chargeait d’aucun
+nuage, et semblait un voile d’un bleu
+pâle semé de paillettes argentées: l’air
+encore enflammé n’était agité que par le
+rare passage de quelques brises de la
+Méditerranée, et tous les bruits avaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span>
+cessé sur la terre. L’armée fatiguée reposait
+sous les tentes dont les feux
+marquaient la ligne, et la ville assiégée
+semblait accablée du même sommeil;
+on ne voyait, sur ses remparts, que le
+bout des armes des sentinelles qui
+brillaient aux clartés de la lune, ou le
+feu errant des rondes de nuit; on n’entendait
+que quelques cris sombres et prolongés
+de ces gardes qui s’avertissaient
+de ne pas dormir.
+</p>
+
+<p>
+C’était seulement autour du Roi que
+tout veillait, mais à une assez grande
+distance de lui. Ce prince avait fait
+éloigner toute sa suite; il se promenait
+seul devant sa tente, et, s’arrêtant quelquefois
+à contempler la beauté du ciel,
+il paraissait plongé dans une mélancolique
+méditation. Personne n’osait l’interrompre,
+et ce qui restait de seigneurs
+dans le quartier royal s’était approché
+du Cardinal, qui, à vingt pas du Roi,
+était assis sur un petit tertre de gazon
+façonné en banc par les soldats; là, il
+essuyait son front pâle; fatigué des soucis
+du jour et du poids inaccoutumé d’une
+<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span>
+armure, il congédiait par quelques mots
+précipités, mais toujours attentifs et
+polis, ceux qui venaient le saluer en se
+retirant; il n’avait déjà plus près de lui
+que Joseph, qui causait avec Laubardemont.
+Le Cardinal regardait du côté du
+Roi si, avant de rentrer, ce prince ne
+lui parlerait pas, lorsque le bruit des
+chevaux de Cinq-Mars se fit entendre;
+les gardes du Cardinal le questionnèrent
+et le laissèrent s’avancer sans suite, et
+seulement avec de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes arrivé trop tard, jeune
+homme, pour parler au Roi, dit d’une
+voix aigre le Cardinal-Duc; on ne fait
+pas attendre Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Les deux amis allaient se retirer,
+lorsque la voix même de Louis XIII se
+fit entendre. Ce prince était en ce moment
+dans une de ces fausses positions
+qui firent le malheur de sa vie entière.
+Irrité profondément contre son ministre,
+mais ne se dissimulant pas qu’il lui
+devait le succès de la journée, ayant
+d’ailleurs besoin de lui annoncer son
+intention de quitter l’armée et de suspendre
+<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span>
+le siège de Perpignan, il était
+combattu entre le désir de lui parler et
+la crainte de faiblir dans son mécontentement;
+de son côté, le ministre n’osait
+lui adresser la parole le premier, incertain
+sur les pensées qui roulaient dans
+la tête de son maître, et craignant de
+mal prendre son temps, mais ne pouvant
+non plus se décider à se retirer; tous
+deux se trouvaient précisément dans la
+situation de deux amants brouillés qui
+voudraient avoir une explication, lorsque
+le Roi saisit avec joie la première
+occasion d’en sortir. Le hasard fut fatal
+au ministre; voilà à quoi tiennent ces
+destinées qu’on appelle grandes.
+</p>
+
+<p>
+—N’est-ce pas M. de Cinq-Mars? dit
+le Roi d’une voix haute; qu’il vienne,
+je l’attends.
+</p>
+
+<p>
+Le jeune d’Effiat s’approcha à cheval,
+et à quelques pas du Roi voulut mettre
+pied à terre; mais à peine sa jambe eut-elle
+touché le gazon qu’il tomba à
+genoux.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon, Sire, je crois que je suis
+blessé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span>
+Et le sang sortit violemment de sa
+botte.
+</p>
+
+<p>
+De Thou l’avait vu tomber, et s’était
+approché pour le soutenir; Richelieu
+saisit cette occasion de s’avancer aussi
+avec un empressement simulé.
+</p>
+
+<p>
+—Otez ce spectacle des yeux du Roi,
+s’écria-t-il; vous voyez bien que ce jeune
+homme se meurt.
+</p>
+
+<p>
+—Point du tout, dit Louis, le soutenant
+lui-même, un Roi de France sait
+voir mourir et n’a point peur du sang
+qui coule pour lui. Ce jeune homme
+m’intéresse; qu’on le fasse porter près
+de ma tente, et qu’il ait auprès de lui
+mes médecins; si sa blessure n’est pas
+grave, il viendra avec moi à Paris, car
+le siège est suspendu, monsieur le Cardinal,
+j’en ai vu assez. D’autres affaires
+m’appellent au centre du royaume; je
+vous laisserai ici commander en mon
+absence; c’est ce que je voulais vous
+dire.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, le Roi rentra brusquement
+dans sa tente, précédé par ses
+<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span>
+pages et ses officiers tenant des flambeaux.
+</p>
+
+<p>
+Le pavillon royal était fermé, Cinq-Mars
+emporté par de Thou et ses gens,
+que le duc de Richelieu, immobile et
+stupéfait, regardait encore la place où
+cette scène s’était passée; il semblait
+frappé de la foudre et incapable de voir
+ou d’entendre ceux qui l’observaient.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont, encore effrayé de sa
+mauvaise réception de la veille, n’osait
+lui dire un mot, et Joseph avait peine
+à reconnaître en lui son ancien maître;
+il sentit un moment le regret de s’être
+donné à lui, et crut que son étoile
+pâlissait; mais, songeant qu’il était haï
+de tous les hommes et n’avait de ressource
+qu’en Richelieu, il le saisit par
+le bras, et, le secouant fortement, lui
+dit à demi-voix, mais avec rudesse:
+</p>
+
+<p>
+—Allons donc, monseigneur, vous
+êtes une poule mouillée; venez avec
+nous.
+</p>
+
+<p>
+Et, comme s’il l’eût soutenu par le
+coude, mais en effet l’entraînant malgré
+lui, aidé de Laubardemont, il le fit rentrer
+<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span>
+dans sa tente comme un maître
+d’école fait coucher un écolier pour lequel
+il redoute le brouillard du soir: Ce
+vieillard prématuré suivit lentement les
+volontés de ses deux acolytes, et la pourpre
+du pavillon retomba sur lui.
+</p>
+
+<h2 id="chap_12">
+CHAPITRE XII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA VEILLÉE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25" lang="en" xml:lang="en">
+<span class="i0">O coward conscience, how dost thou afflict me!<br /></span>
+<span class="i0">—The lights burn blue.—It is now dead midnight<br /></span>
+<span class="i0">Cold fearful drops stand on my trembling flesh.<br /></span>
+<span class="i0">—What do I fear? myself?...<br /></span>
+<span class="i0">—I love myself!...</span>
+</div>
+
+<p class="sig" lang="en" xml:lang="en">
+<span class='smcap'>Shakspeare.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A peine le cardinal fut-il dans sa tente
+qu’il tomba, encore armé et cuirassé, dans
+un grand fauteuil; et là, portant son mouchoir
+sur sa bouche et le regard fixe, il
+demeura dans cette attitude, laissant ses
+deux noirs confidents chercher si la méditation
+<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span>
+ou l’anéantissement l’y retenait.
+Il était mortellement pâle, et une sueur
+froide ruisselait sur son front. En l’essuyant
+avec un mouvement brusque, il
+jeta en arrière sa calotte rouge, seul signe
+ecclésiastique qui lui restât, et retomba
+la bouche sur ses mains. Le capucin d’un
+côté, le sombre magistrat de l’autre, le
+considéraient en silence, et semblaient,
+avec leurs habits noirs et bruns, le prêtre
+et le notaire d’un mourant.
+</p>
+
+<p>
+Le religieux, tirant du fond de sa poitrine
+une voix qui semblait plus propre
+à dire l’office des morts qu’à donner des
+consolations, parla cependant le premier:
+</p>
+
+<p>
+—Si monseigneur veut se souvenir de
+mes conseils donnés à Narbonne, il conviendra
+que j’avais un juste pressentiment
+des chagrins que lui causerait un
+jour ce jeune homme.
+</p>
+
+<p>
+Le maître des requêtes reprit:
+</p>
+
+<p>
+—J’ai su par le vieil abbé sourd qui
+était à dîner chez la maréchale d’Effiat, et
+qui a tout entendu, que ce jeune Cinq-Mars
+montrait plus d’énergie qu’on ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span>
+l’imaginait, et qu’il tenta de délivrer le
+maréchal de Bassompierre. J’ai encore le
+rapport détaillé du sourd, qui a très bien
+joué son rôle; l’éminentissime Cardinal
+doit en être satisfait.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai dit à monseigneur, recommença
+Joseph, car ces deux séides farouches
+alternaient leurs discours comme les pasteurs
+de Virgile; j’ai dit qu’il serait bon
+de se défaire de ce petit d’Effiat, et que
+je m’en chargerais, si tel était son bon
+plaisir; il serait facile de le perdre dans
+l’esprit du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Il serait plus sûr de le faire mourir
+de sa blessure, reprit Laubardemont; si
+Son Eminence avait la bonté de m’en
+donner l’ordre, je connais intimement le
+médecin en second, qui m’a guéri d’un
+coup au front, et qui le soigne. C’est un
+homme prudent, tout dévoué à monseigneur
+le Cardinal-duc, et dont le brelan
+a un peu dérangé les affaires.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, repartit Joseph avec un air
+de modestie mêlé d’un peu d’aigreur,
+que si Son Eminence avait quelqu’un à
+employer à ce projet utile, ce serait plutôt
+<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span>
+son négociateur habituel, qui a eu
+quelque succès autrefois.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois pouvoir en énumérer quelques-uns
+assez marquants, reprit Laubardemont,
+et très nouveaux, dont la
+difficulté était grande.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! sans doute, dit le père avec un
+demi-salut et un air de considération et
+de politesse, votre mission la plus hardie
+et la plus habile fut le jugement
+d’Urbain Grandier, le magicien. Mais,
+avec l’aide de Dieu, on peut faire d’aussi
+bonnes et fortes choses. Il n’est pas sans
+quelque mérite, par exemple, ajouta-t-il
+en baissant les yeux comme une jeune
+fille, d’extirper vigoureusement une branche
+royale de Bourbon.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’était pas bien difficile, reprit
+avec amertume le maître des requêtes,
+de choisir un soldat aux gardes pour
+tuer le comte de Soissons; mais présider,
+juger...
+</p>
+
+<p>
+—Et exécuter soi-même, interrompit
+le capucin échauffé, est moins difficile
+certainement que d’élever un homme,
+dès l’enfance, dans la pensée d’accomplir
+<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span>
+de grandes choses avec discrétion,
+et de supporter, s’il le fallait, toutes les
+tortures pour l’amour du ciel, plutôt
+que de révéler le nom de ceux qui l’ont
+armé de leur justice, ou de mourir courageusement
+sur le corps de celui qu’on
+a frappé, comme l’a fait celui que j’envoyai;
+il ne jeta pas un cri au coup
+d’épée de Riquemont, l’écuyer du
+prince; il finit comme un saint: c’était
+mon élève.
+</p>
+
+<p>
+—Autre chose est d’ordonner ou de
+courir les dangers.
+</p>
+
+<p>
+—Et n’en ai-je pas couru au siège de
+la Rochelle?
+</p>
+
+<p>
+—D’être noyé dans un égout, sans
+doute? dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous, dit Joseph, vos périls ont-ils
+été de vous prendre les doigts dans
+les instruments de torture? et tout cela
+parce que l’abbesse des Ursulines est
+votre nièce.
+</p>
+
+<p>
+—C’était bon pour vos frères de
+Saint-François, qui tenaient les marteaux;
+mais moi, je fus frappé au front
+<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span>
+par ce même Cinq-Mars, qui guidait une
+populace effrénée.
+</p>
+
+<p>
+—En êtes-vous bien sûr? s’écria Joseph
+charmé; osa-t-il bien aller ainsi
+contre les ordres du Roi?
+</p>
+
+<p>
+La joie qu’il avait de cette découverte
+lui faisait oublier sa colère.
+</p>
+
+<p>
+—Impertinents! s’écria le Cardinal,
+rompant tout à coup le silence et ôtant
+de ses lèvres son mouchoir taché de
+sang, je punirais votre sanglante dispute,
+si elle ne m’avait appris bien des
+secrets d’infamie de votre part. On a
+dépassé mes ordres: je ne voulais
+point de torture, Laubardemont; c’est
+votre seconde faute; vous me ferez haïr
+pour rien, c’était inutile. Mais vous, Joseph,
+ne négligez pas les détails de
+cette émeute où fut Cinq-Mars; cela
+peut servir par la suite.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai tous les noms et signalements,
+dit avec empressement le juge secret,
+inclinant jusqu’au fauteuil sa grande
+taille et son visage olivâtre et maigre,
+que sillonnait un rire servile.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dit le ministre,
+<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span>
+le repoussant; il ne s’agit pas
+encore de cela. Vous, Joseph, soyez à
+Paris avant ce jeune présomptueux qui
+va être favori, j’en suis certain; devenez
+son ami, tirez-en parti pour moi, ou
+perdez-le; qu’il me serve ou qu’il
+tombe. Mais, surtout, envoyez-moi des
+gens sûrs, et tous les jours, pour me
+rendre compte verbalement; jamais
+d’écrits à l’avenir. Je suis très mécontent
+de vous, Joseph; quel misérable
+courrier avez-vous choisi pour venir de
+Cologne! Il ne m’a pas su comprendre;
+il a vu le Roi trop tôt, et nous voilà
+encore avec une disgrâce à combattre.
+Vous avez manqué me perdre entièrement.
+Vous allez voir ce qu’on va faire à
+Paris; on ne tardera pas à y tramer
+une conspiration contre moi; mais ce
+sera la dernière. Je reste ici pour les
+laisser tous plus libres d’agir. Sortez
+tous deux, envoyez-moi mon valet de
+chambre dans deux heures seulement:
+je veux être seul.
+</p>
+
+<p>
+On entendait encore les pas de ces
+deux hommes, et Richelieu, les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span>
+attachés sur l’entrée de sa tente, semblait
+les poursuivre de ses regards
+irrités.
+</p>
+
+<p>
+—Misérables! s’écria-t-il lorsqu’il fut
+seul, allez encore accomplir quelques
+œuvres secrètes, et ensuite je vous briserai
+vous-mêmes, ressorts impurs de
+mon pouvoir! Bientôt le roi succombera
+sous la lente maladie qui le consume; je
+serai régent alors, je serai roi de France
+moi-même; je n’aurai plus à redouter
+les caprices de sa faiblesse; je détruirai
+sans retour les races orgueilleuses de ce
+pays; j’y passerai un niveau terrible et
+la baguette de Tarquin; je serai seul
+sur eux tous, l’Europe tremblera, je...
+</p>
+
+<p>
+Ici le goût du sang qui remplissait de
+nouveau sa bouche le força d’y porter
+son mouchoir.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que dis-je? malheureux que je
+suis! Me voilà frappé à mort; je me
+dissous, mon sang s’écoule, et mon esprit
+veut travailler encore! Pour quoi?
+Pour qui? Est-ce pour la gloire, c’est un
+mot vide; est-ce pour les hommes; je
+les méprise. Pour qui donc, puisque je
+<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span>
+vais mourir avant deux, avant trois ans
+peut-être? Est-ce pour Dieu? quel
+nom!... je n’ai pas marché avec lui, il
+a tout vu...
+</p>
+
+<p>
+Ici, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine,
+et ses yeux rencontrèrent la grande
+croix d’or qu’il portait au cou; il ne put
+s’empêcher de se jeter en arrière jusqu’au
+fond du fauteuil; mais elle le suivait;
+il la prit, et, la considérant avec
+des regards fixes et dévorants:—Signe
+terrible! dit-il tout bas, tu me
+poursuis! Vous retrouverai-je encore
+ailleurs... divinité et supplice! que
+suis-je? qu’ai-je fait?...
+</p>
+
+<p>
+Pour la première fois, une terreur singulière
+et inconnue le pénétra; il trembla,
+glacé et brûlé par un frisson invincible;
+il n’osait lever les yeux, de
+crainte de rencontrer quelque vision
+effroyable; il n’osait appeler, de peur
+d’entendre le son de sa propre voix; il
+demeura profondément enfoncé dans la
+méditation de l’éternité, si terrible pour
+lui, et il murmura cette sorte de prière:
+</p>
+
+<p>
+—Grand Dieu, si tu m’entends, juge-moi
+<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span>
+donc, mais ne m’isole pas pour me
+juger. Regarde-moi entouré des hommes
+de mon siècle; regarde l’ouvrage immense
+que j’avais entrepris; fallait-il
+moins qu’un énorme levier pour remuer
+ces masses? et si ce levier écrase en
+tombant quelques misérables inutiles,
+suis-je bien coupable? Je semblerai
+méchant aux hommes; mais toi, juge
+suprême, me verras-tu ainsi? Non; tu
+sais que c’est le pouvoir sans borne qui
+rend la créature coupable envers la
+créature; ce n’est pas Armand de Richelieu
+qui fait périr, c’est le premier ministre.
+Ce n’est pas pour ses injures
+personnelles, c’est pour suivre un système.
+Mais un système... qu’est-ce
+que ce mot? M’était-il permis de jouer
+ainsi avec les hommes, et de les regarder
+comme des nombres pour accomplir une
+pensée, fausse peut-être? Je renverse
+l’entourage du trône. Si, sans le savoir,
+je sapais ses fondements et hâtais sa
+chute! Oui, mon pouvoir d’emprunt m’a
+séduit. O dédale! ô faiblesse de la pensée
+humaine!... Simple foi! pourquoi ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span>
+suis-je pas seulement un simple prêtre?
+Si j’osais rompre avec l’homme et me
+donner à Dieu, l’échelle de Jacob descendrait
+encore dans mes songes!
+</p>
+
+<p>
+En ce moment son oreille fut frappée
+d’un grand bruit qui se faisait au dehors;
+des rires de soldats, des huées
+féroces et des jurements se mêlaient aux
+paroles, assez longtemps soutenues,
+d’une voix faible et claire; on eût dit le
+chant d’un ange entrecoupé par des
+rires de démons. Il se leva, et ouvrit
+une sorte de fenêtre en toile pratiquée
+sur un des côtés de sa tente carrée. Un
+singulier spectacle se présentait à sa
+vue; il resta quelques instants à le
+contempler, attentif aux discours qui se
+tenaient.
+</p>
+
+<p>
+—Écoute, écoute, La Valeur, disait un
+soldat à un autre, la voilà qui recommence
+à parler et à chanter; fais-la
+placer au milieu du cercle, entre nous
+et le feu.
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne sais pas, tu ne sais pas,
+disait un autre, voici Grand-Ferré qui
+dit qu’il la connaît.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span>
+—Oui, je te dis que je la connais, et,
+par Saint-Pierre de Loudun, je jurerais
+que je l’ai vue dans mon village, quand
+j’étais en congé, et c’était à une affaire
+où il faisait chaud, mais dont on ne
+parle pas, surtout à un Cardinaliste
+comme toi.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi n’en parle-t-on pas,
+grand nigaud? reprit un vieux soldat en
+relevant sa moustache.
+</p>
+
+<p>
+—On n’en parle pas parce que cela
+brûle la langue, entends-tu cela?
+</p>
+
+<p>
+—Non, je ne l’entends pas.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! ni moi non plus; mais ce
+sont les bourgeois qui me l’ont dit.
+</p>
+
+<p>
+Ici un éclat de rire général l’interrompit.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! est-il bête! disait l’un; il
+écoute ce que disent les bourgeois.
+</p>
+
+<p>
+—Ah bien! si tu les écoutes bavarder,
+tu as du temps à perdre, reprenait un
+autre.
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne sais donc pas ce que disait
+ma mère, blanc-bec? reprenait gravement
+le plus vieux en baissant les yeux
+<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span>
+d’un air farouche et solennel pour se
+faire écouter.
+</p>
+
+<p>
+—Et! comment veux-tu que je le sache,
+La Pipe? Ta mère doit être morte de
+vieillesse avant que mon grand-père fût
+au monde.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! blanc-bec, je vais te le
+dire. Tu sauras d’abord que ma mère était
+une respectable Bohémienne, aussi attachée
+au régiment des Carabins de la
+Roque que mon chien <i>Canon</i> que voilà;
+elle portait l’eau-de-vie à son cou, dans
+un baril, et la buvait mieux que le premier
+de chez nous; elle avait eu quatorze
+époux, tous militaires, et morts sur le
+champ de bataille.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ce qui s’appelle une femme!
+interrompirent les soldats pleins de respect.
+</p>
+
+<p>
+—Et jamais de sa vie elle ne parla à
+un bourgeois, si ce n’est pour lui dire en
+arrivant au logement: «Allume-moi
+une chandelle et fais chauffer ma soupe».
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’est-ce qu’elle te disait
+ta mère? dit Grand-Ferré.
+</p>
+
+<p>
+—Si tu es pressé, tu ne le sauras
+<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span>
+pas, blanc-bec; elle disait habituellement
+dans sa conversation: <i>Un soldat
+vaut bien mieux qu’un chien; mais un
+chien vaut mieux qu’un bourgeois</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Bravo! bravo! c’est bien dit!
+crièrent les soldats pleins d’enthousiasme
+à ces belles paroles.
+</p>
+
+<p>
+—Et ça n’empêche pas, dit Grand-Ferré,
+que les bourgeois qui m’ont dit
+que ça brûlait la langue avaient raison;
+d’ailleurs, ce n’était pas tout à fait des
+bourgeois, car ils avaient des épées, et
+ils étaient fâchés de ce qu’on brûlait un
+curé, et moi aussi.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’est-ce que cela te faisait qu’on
+brûlât ton curé, grand innocent? reprit
+un sergent de bataille appuyé sur la
+fourche de son arquebuse; après lui un
+autre; tu aurais pu prendre à sa place
+un de nos généraux, qui sont tous curés
+à présent; moi, qui suis Royaliste, je le
+dis franchement.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous donc! cria La Pipe:
+laissez parler cette fille. Ce sont tous
+ces chiens de Royalistes, qui viennent
+<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span>
+nous déranger quand nous nous amusons.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tu dis? reprit Grand-Ferré;
+sais-tu seulement ce que c’est
+que d’être Royaliste, toi?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, dit La Pipe, je vous connais
+bien tous, allez: vous êtes pour les
+anciens soi-disant Princes de la paix,
+avec les Croquants, contre le Cardinal et
+la gabelle; là! ai-je raison ou non?
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, non, vieux Bas-rouge! un
+Royaliste est celui qui est pour un roi:
+voilà ce que c’est. Et comme mon père
+était valet des émérillons du Roi, je suis
+pour le Roi; voilà. Et je n’aime pas les
+Bas-rouges, c’est tout simple.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! tu m’appelles Bas-rouge! reprit le
+vieux soldat: tu m’en feras raison demain
+matin. Si tu avais fait la guerre dans la
+Valteline, tu ne parlerais pas comme ça;
+et si tu avais vu l’Eminence se promener
+sur la digue de la Rochelle, avec le vieux
+marquis de Spinola, pendant qu’on lui
+envoyait des volées de canon, tu ne dirais
+rien des Bas-rouges, entends-tu?
+</p>
+
+<p>
+—Allons, amusons-nous au lieu de
+<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span>
+nous quereller, dirent les autres soldats.
+</p>
+
+<p>
+Les braves qui discouraient ainsi
+étaient debout autour d’un grand feu qui
+les éclairait plus que la lune, toute belle
+qu’elle était, et au milieu d’eux se trouvait
+le sujet de leur attroupement et de
+leurs cris. Le Cardinal distingua une
+jeune femme vêtue de noir et couverte
+d’un long voile blanc; ses pieds étaient
+nus: une corde grossière serrait sa taille
+élégante, un long rosaire tombait de son
+cou presque jusqu’aux pieds, ses mains
+délicates et blanches comme l’ivoire en
+agitaient les grains et les faisaient tournoyer
+rapidement sous ses doigts. Les
+soldats, avec une joie barbare, s’amusaient
+à préparer de petits charbons sur
+son chemin pour brûler ses pieds nus;
+le plus vieux prit la mèche fumante de
+son arquebuse, et, l’approchant du bas
+de sa robe, lui dit d’une voix rauque:
+</p>
+
+<p>
+—Allons, folle, recommence-nous ton
+histoire, ou bien je te remplirai de poudre,
+et je te ferai sauter comme une mine;
+prends-y garde, parce que j’ai déjà joué
+ce tour-là à d’autres que toi dans les
+<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span>
+vieilles guerres des Huguenots. Allons,
+chante!
+</p>
+
+<p>
+La jeune femme, les regardant avec
+gravité, ne répondit rien et baissa son
+voile.
+</p>
+
+<p>
+—Tu t’y prends mal, dit Grand-Ferré
+avec un rire bachique; tu vas la faire
+pleurer, tu ne sais pas le beau langage
+de la cour; je vais lui parler, moi.
+</p>
+
+<p>
+Et lui prenant le menton:
+</p>
+
+<p>
+—Mon petit cœur, lui dit-il, si tu voulais,
+ma mignonne, recommencer la jolie
+petite historiette que tu racontais tout à
+l’heure à ces messieurs, je te prierais de
+voyager avec moi sur le fleuve de Tendre,
+comme disent les grandes dames de Paris,
+et de prendre un verre d’eau-de-vie
+avec ton chevalier fidèle, qui t’a rencontrée
+autrefois à Loudun quand tu jouais
+la comédie pour faire brûler un pauvre
+diable...
+</p>
+
+<p>
+La jeune femme croisa ses bras, et
+regardant autour d’elle d’un air impérieux,
+s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Retirez-vous, au nom du Dieu des
+armées: retirez-vous, hommes impurs!
+<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span>
+il n’y a rien de commun entre nous. Je
+n’entends pas votre langue, et vous n’entendriez
+pas la mienne. Allez vendre votre
+sang aux princes de la terre à tant d’oboles
+par jour, et laissez-moi accomplir
+ma mission. Conduisez-moi vers le Cardinal...
+</p>
+
+<p>
+Un rire grossier l’interrompit.
+</p>
+
+<p>
+—Crois-tu, dit un carabin de Maurevert,
+que son Éminence le généralissime
+te reçoive chez lui avec tes pieds nus?
+Va les laver.
+</p>
+
+<p>
+—Le Seigneur a dit: «Jérusalem, lève
+ta robe et passe les fleuves», répondit-elle
+les bras toujours en croix. Que l’on
+me conduise chez le Cardinal!
+</p>
+
+<p>
+Richelieu cria d’une voix forte:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on m’amène cette femme, et
+qu’on la laisse en repos!
+</p>
+
+<p>
+Tout se tut; on la conduisit au ministre.—Pourquoi,
+dit-elle en le voyant,
+m’amener devant un homme armé?
+</p>
+
+<p>
+On la laissa seule devant lui sans répondre.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal avait l’air soupçonneux en
+la regardant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span>
+—Madame, dit-il, que faites-vous au
+camp à cette heure; et, si votre esprit
+n’est pas égaré, pourquoi ces pieds nus?
+</p>
+
+<p>
+—C’est un vœu, c’est un vœu, répondit
+la jeune religieuse avec un air d’impatience
+en s’asseyant près de lui brusquement:
+j’ai fait aussi celui de ne pas manger
+que je n’aie rencontré l’homme que
+je cherche.
+</p>
+
+<p>
+—Ma sœur, dit le Cardinal étonné et
+radouci en s’approchant pour l’observer,
+Dieu n’exige pas de telles rigueurs dans
+un corps faible, et surtout à votre âge,
+car vous me semblez fort jeune.
+</p>
+
+<p>
+—Jeune? oh! oui, j’étais bien jeune il
+y a peu de jours encore; mais depuis
+j’ai passé deux existences au moins, j’ai
+tant pensé et tant souffert: regardez mon
+visage.
+</p>
+
+<p>
+Et elle découvrit une figure parfaitement
+belle; des yeux noirs très réguliers
+y donnaient la vie; mais sans eux on aurait
+cru que ces traits étaient ceux d’un
+fantôme, tant elle était pâle; ses lèvres
+étaient violettes et tremblaient, un grand
+<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span>
+frisson faisait entendre le choc de ses
+dents.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes malade, ma sœur, dit le
+ministre ému en lui prenant la main,
+qu’il sentit brûlante. Une sorte d’habitude
+d’interroger sa santé et celle des
+autres, lui fit toucher le pouls sur son
+bras amaigri: il sentit les artères soulevées
+par les battements d’une fièvre
+effrayante.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, continua-t-il avec plus d’intérêt,
+vous vous êtes tuée avec des rigueurs
+plus grandes que les forces humaines;
+je les ai toujours blâmées, et surtout dans
+un âge tendre. Qui a donc pu vous y porter?
+est-ce pour me le confier que vous
+êtes venue? Parlez avec calme et soyez
+sûre d’être secourue.
+</p>
+
+<p>
+—Se confier aux hommes! reprit la
+jeune femme, oh! non, jamais! Ils m’ont
+tous trompée; je ne me confierais à personne,
+pas même à M. de Cinq-Mars, qui
+cependant doit bientôt mourir.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! dit Richelieu en fronçant
+le sourcil, mais avec un rire amer; comment!
+<span class='pagenum'><a id='Page_339' name='Page_339'>[339]</a></span>
+vous connaissez ce jeune homme?
+est-ce lui qui a fait vos malheurs?
+</p>
+
+<p>
+—Oh! non, il est bon, et il déteste les
+méchants, c’est ce qui le perdra. D’ailleurs,
+dit-elle en prenant tout à coup
+un air dur et sauvage, les hommes sont
+faibles, et il y a des choses que les femmes
+doivent accomplir. Quand il ne s’est plus
+trouvé de vaillants dans Israël, Déborah
+s’est levée.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! comment savez-vous toutes ces
+belles choses? continua le Cardinal en
+lui tenant toujours la main.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! cela, je ne puis vous l’expliquer,
+reprit avec un air de naïveté touchante
+et une voix très douce la jeune religieuse,
+vous ne me comprendriez pas; c’est le
+démon qui m’a tout appris et qui m’a
+perdue.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon enfant, c’est toujours lui
+qui nous perd; mais il nous instruit mal,
+dit Richelieu avec l’air d’une protection
+paternelle et d’une pitié croissante.
+Quelles ont été vos fautes? dites-les moi;
+je peux beaucoup.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! dit-elle d’un air de doute, vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span>
+pouvez beaucoup sur des guerriers, sur
+des hommes braves et généreux; sous
+votre cuirasse doit battre un noble cœur;
+vous êtes un vieux général, qui ne savez
+rien des ruses du crime.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu sourit, cette méprise le flattait.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai entendu demander le Cardinal;
+que lui voulez-vous enfin? Qu’êtes-vous
+venue chercher?
+</p>
+
+<p>
+La religieuse se recueillit et mit un
+doigt sur son front.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne m’en souviens plus, dit-elle,
+vous m’avez trop parlé... J’ai perdu cette
+idée, c’était pourtant une grande idée...
+C’est pour elle que je suis condamnée à
+la faim qui me tue; il faut que je l’accomplisse,
+ou je vais mourir avant. Ah!
+dit-elle en portant sa main sous sa robe
+dans son sein, où elle parut prendre
+quelque chose, la voilà, cette idée...
+</p>
+
+<p>
+Elle rougit tout à coup, et ses yeux
+s’ouvrirent extraordinairement; elle continua
+en se penchant à l’oreille du
+Cardinal:
+</p>
+
+<p>
+—Je vais vous le dire: Urbain Grandier,
+<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span>
+mon amant Urbain, m’a dit cette
+nuit que c’était Richelieu qui l’avait
+fait périr; j’ai pris un couteau dans une
+auberge, et je viens ici pour le tuer,
+dites-moi où il est.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, effrayé et surpris, recula
+d’horreur. Il n’osait appeler ses gardes,
+craignant les cris de cette femme et ses
+accusations; et cependant un emportement
+de cette folle pouvait lui devenir
+fatal.
+</p>
+
+<p>
+—Cette histoire affreuse me poursuivra
+donc partout! s’écria-t-il en la regardant
+fixement, cherchant dans son
+esprit le parti qu’il devait prendre.
+</p>
+
+<p>
+Ils demeurèrent en silence l’un en
+face de l’autre dans la même attitude,
+comme deux lutteurs qui se contemplent
+avant de s’attaquer, ou comme le chien
+d’arrêt et sa victime pétrifiés par la
+puissance du regard.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Laubardemont et Joseph
+étaient sortis ensemble, et, avant de se
+séparer, ils se parlèrent un moment devant
+la tente du Cardinal, parce qu’ils
+avaient besoin de se tromper mutuellement;
+<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span>
+leur haine venait de prendre des
+forces dans leur querelle, et chacun
+avait résolu de perdre son rival près du
+maître. Le juge commença le dialogue,
+que chacun d’eux avait préparé en se
+prenant le bras, comme d’un seul et
+même mouvement:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! révérend père, que vous
+m’avez affligé en ayant l’air de prendre
+en mauvaise part quelques légères plaisanteries
+que je vous ai faites tout à
+l’heure!
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon Dieu, non, cher seigneur,
+je suis bien loin de là. La charité, où
+serait la charité? J’ai quelquefois une
+sainte chaleur dans le propos, pour ce
+qui est du bien de l’État et de monseigneur,
+à qui je suis tout dévoué.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! qui le sait mieux que moi, révérend
+père? mais vous me rendez justice,
+vous savez aussi combien je le suis
+à l’éminentissime Cardinal-Duc, auquel
+je dois tout. Hélas! je n’ai mis que trop
+de zèle à le servir, puisqu’il me le reproche.
+</p>
+
+<p>
+—Rassurez-vous, dit Joseph, il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span>
+vous en veut pas; je le connais bien, il
+conçoit qu’on fasse quelque chose pour
+sa famille; il est fort bon parent aussi.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, c’est cela, reprit Laubardemont,
+voilà mon affaire à moi; ma
+nièce était perdue tout à fait avec son
+couvent si Urbain eût triomphé; vous
+sentez cela comme moi, d’autant plus
+qu’elle ne nous avait pas bien compris,
+et qu’elle a fait l’enfant quand il a fallu
+paraître.
+</p>
+
+<p>
+—Est-il possible? en pleine audience!
+Ce que vous me dites là me fâche véritablement
+pour vous! Que cela dut être
+pénible!
+</p>
+
+<p>
+—Plus que vous ne l’imaginez! Elle
+oubliait tout ce qu’on lui disait dans la
+possession, faisait mille fautes de latin
+que nous avons raccommodées comme
+nous avons pu; et même elle a été
+cause d’une scène désagréable le jour du
+procès; fort désagréable pour moi et
+pour les juges: un évanouissement, des
+cris. Ah! je vous jure que je l’aurais
+bien chapitrée, si je n’eusse été forcé de
+quitter précipitamment cette petite ville
+<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span>
+de Loudun. Mais, voyez-vous, il est tout
+simple que j’y tienne, c’est ma plus
+proche parente; car mon fils a mal
+tourné, on ne sait ce qu’il est devenu
+depuis quatre ans. La pauvre petite
+Jeanne de Belfiel! je ne l’avais faite
+religieuse, et puis abbesse, que pour
+conserver tout à ce mauvais sujet-là. Si
+j’avais pu prévoir sa conduite, je l’aurais
+réservée pour le monde.
+</p>
+
+<p>
+—On la dit d’une fort grande beauté,
+reprit Joseph; c’est un don très précieux
+pour une famille; on aurait pu la présenter
+à la cour, et le Roi... Ah! ah!...
+M<sup>lle</sup> de La Fayette... Eh!... eh!...
+M<sup>lle</sup> d’Hautefort... vous entendez... il
+serait même possible encore d’y penser.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que je vous reconnais bien
+là... monseigneur, car nous savons qu’on
+vous a nommé au cardinalat; que vous
+êtes bon de vous souvenir du plus dévoué
+de vos amis!
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont parlait encore à Joseph,
+lorsqu’ils se trouvèrent au bout de
+la rue du camp qui conduisait au quartier
+des volontaires.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span>
+—Que Dieu vous protège et sa sainte
+Mère pendant mon absence, dit Joseph
+s’arrêtant; je vais partir demain pour
+Paris; et, comme j’aurai affaire plus
+d’une fois à ce petit Cinq-Mars, je vais
+le voir d’avance et savoir des nouvelles
+de sa blessure.
+</p>
+
+<p>
+—Si l’on m’avait écouté, dit Laubardemont,
+à l’heure qu’il est vous n’auriez
+pas cette peine.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! vous avez bien raison, répondit
+Joseph avec un soupir profond
+et levant les yeux au ciel; mais le Cardinal
+n’est plus le même homme; il
+n’accueille pas les bonnes idées, il nous
+perdra s’il se conduit ainsi.
+</p>
+
+<p>
+Et, faisant une profonde révérence au
+juge, le capucin entra dans le chemin
+qu’il lui avait montré.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont le suivit quelque temps
+des yeux, et, quand il fut bien sûr de la
+route qu’il avait prise, il revint ou
+plutôt accourut jusqu’à la tente du ministre.—Le
+Cardinal l’éloigne, s’était-il
+dit; donc il s’en dégoûte; je sais des secrets
+qui peuvent le perdre. J’ajouterai
+<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span>
+qu’il est allé faire sa cour au futur favori;
+je remplacerai ce moine dans la faveur
+du ministre. L’instant est propice, il
+est minuit; il doit encore rester seul pendant
+une heure et demie. Courons.
+</p>
+
+<p>
+Il arrive à la tente des gardes qui
+précède le pavillon.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur reçoit quelqu’un, dit
+le capitaine hésitant, on ne peut pas
+entrer.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, vous m’avez vu sortir il
+y a une heure; il se passe des choses
+dont je dois rendre compte.
+</p>
+
+<p>
+—Entrez, Laubardemont, cria le ministre,
+entrez vite et seul! Il entra. Le
+Cardinal, toujours assis, tenait les deux
+mains d’une religieuse dans une des
+siennes, et de l’autre fit signe de garder
+le silence à son agent stupéfait, qui
+resta sans mouvement, ne voyant pas
+encore le visage de cette femme; elle
+parlait avec volubilité, et les choses
+étranges qu’elle disait contrastaient horriblement
+avec la douceur de sa voix.
+Richelieu semblait ému.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span>
+—Oui, je le frapperai avec un couteau;
+c’est un couteau que le démon
+Béhérith m’a donné à l’auberge; mais
+c’est le clou de Sisara. Il a un manche
+d’ivoire, voyez-vous, et j’ai beaucoup
+pleuré dessus. N’est-ce pas singulier,
+mon bon général? Je le retournerai
+dans la gorge de celui qui a tué mon
+ami, comme il a dit lui-même de faire,
+et ensuite je brûlerai le corps, c’est la
+peine du talion, la peine que Dieu a
+permise à Adam... Vous avez l’air
+étonné, mon brave général... mais vous
+le seriez bien plus si je vous disais sa
+chanson... la chanson qu’il m’a chantée
+encore hier au soir, quand il est venu
+me voir à l’heure du bûcher, vous savez
+bien?... l’heure où il pleut, l’heure où
+mes mains commencent à brûler comme
+à présent; il m’a dit: «Ils sont bien
+trompés, les magistrats, les magistrats
+rouges... j’ai onze démons à mes ordres,
+et je reviens te voir quand la cloche
+sonne... sous un dais de velours pourpré,
+avec des torches, des torches de
+résine qui nous éclairent; ah! c’est de
+<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span>
+toute beauté!» Voilà, voilà ce qu’il
+chante.
+</p>
+
+<p>
+Et, sur l’air du <i lang="la" xml:lang="la">De profundis</i>, elle
+chanta elle-même:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Je vais être prince d’Enfer,<br /></span>
+<span class="i0">Mon sceptre est un marteau de fer,<br /></span>
+<span class="i0">Ce sapin brûlant est mon trône.<br /></span>
+<span class="i0">Et ma robe est de soufre jaune;<br /></span>
+<span class="i0">Mais je veux t’épouser demain:<br /></span>
+<span class="i0">Viens, Jeanne, donne-moi la main.</span>
+</div>
+
+<p>
+N’est-ce pas singulier, mon bon général?
+Et moi je lui réponds tous les soirs;
+écoutez bien ceci, oh! écoutez bien...
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Le juge a parlé dans la nuit,<br /></span>
+<span class="i0">Et dans la tombe on me conduit,<br /></span>
+<span class="i0">Pourtant j’étais ta fiancée!<br /></span>
+<span class="i0">Viens... la pluie est longue et glacée;<br /></span>
+<span class="i0">Mais tu ne dormiras pas seul,<br /></span>
+<span class="i0">Je te prêterai mon linceul.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ensuite il parle, et parle comme les
+esprits et comme les prophètes. Il dit:
+«Malheur, malheur à celui qui a versé
+le sang! les juges de la terre sont-ils
+des dieux? Non, ce sont des hommes
+qui vieillissent et souffrent, et cependant
+ils osent dire à haute voix: Faites
+<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span>
+mourir cet homme! La peine de mort!
+la peine de mort! Qui a donné à l’homme
+le droit de l’exercer sur l’homme? Est-ce
+le nombre deux?... Un seul serait assassin,
+vois-tu! Mais compte bien, un,
+deux, trois... Voilà qu’ils sont sages et
+justes, ces scélérats graves et stipendiés!
+O crime! l’horreur du ciel! Si tu les
+voyais d’en haut, comme moi, Jeanne,
+combien tu serais plus pâle encore! La
+chair détruire la chair! elle qui vit de
+sang faire couler le sang! froidement et
+sans colère! comme Dieu qui a créé!»
+</p>
+
+<p>
+Les cris que jetait la malheureuse fille
+en disant rapidement ces paroles épouvantèrent
+Richelieu et Laubardemont
+au point de les tenir immobiles longtemps
+encore. Cependant le délire et la
+fièvre l’emportaient toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Les juges ont-ils frémi? m’a dit
+Urbain Grandier, frémissent-ils de se
+tromper? On agite la mort du juste.
+</p>
+
+<p>
+—La question!—On serre ses membres
+avec des cordes pour le faire parler;
+sa peau se coupe, s’arrache et se
+déroule comme un parchemin; ses nerfs
+<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span>
+sont à nu, rouges et luisants; ses os
+crient; la moelle en jaillit... Mais les
+juges dorment. Ils rêvent de fleurs et
+de printemps. Que la grand’salle est
+chaude! dit l’un en s’éveillant; cet
+homme n’a point voulu parler! Est-ce
+que la torture est finie! Et, miséricordieux
+enfin, il accorde la mort. La
+mort! seule crainte des vivants! la mort!
+le monde inconnu! il y jette avant lui
+une âme furieuse qui l’attendra. Oh! ne
+l’a-t-il jamais vu, le tableau vengeur!
+ne l’a-t-il jamais vu avant son sommeil,
+le prévaricateur écorché?
+</p>
+
+<p>
+Déjà affaibli par la fièvre, la fatigue
+et le chagrin, le Cardinal, saisi d’horreur
+et de pitié, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! pour l’amour de Dieu! finissons
+cette affreuse scène; emmenez cette
+femme, elle est folle!
+</p>
+
+<p>
+L’insensée se retourna, et jetant tout
+à coup de grands cris:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le juge, le juge!... dit-elle en
+reconnaissant Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci, joignant les mains et s’humiliant
+<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span>
+devant le ministre, disait avec
+effroi:
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! monseigneur, pardonnez-moi,
+c’est ma nièce qui a perdu la
+raison: j’ignorais ce malheur-là, sans
+quoi elle serait enfermée depuis longtemps.
+Jeanne, Jeanne... allons, madame,
+à genoux; demandez pardon à
+monseigneur le Cardinal-Duc...
+</p>
+
+<p>
+—C’est Richelieu! cria-t-elle. Et l’étonnement
+sembla entièrement paralyser
+cette jeune et malheureuse beauté; la rougeur
+qui l’avait animée d’abord fit place
+à une mortelle pâleur, ses cris à un
+silence immobile, ses regards égarés à
+une fixité effroyable de ses grands yeux,
+qui suivaient constamment le ministre
+attristé.
+</p>
+
+<p>
+—Emmenez vite cette malheureuse
+enfant, dit celui-ci hors de lui-même;
+elle est mourante et moi aussi; tant
+d’horreurs me poursuivent depuis cette
+condamnation, que je crois que tout
+l’enfer se déchaîne contre moi!
+</p>
+
+<p>
+Il se leva en parlant. Jeanne de
+Belfiel, toujours silencieuse et stupéfaite,
+<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span>
+les yeux hagards, la bouche ouverte,
+la tête penchée en avant, était
+restée sous le coup de sa double surprise,
+qui semblait avoir éteint le reste
+de sa raison et de ses forces. Au mouvement
+du Cardinal, elle frémit de se voir
+entre lui et Laubardemont, regarda tour
+à tour l’un et l’autre, laissa échapper de
+sa main le couteau qu’elle tenait, et se
+retira lentement vers la sortie de la
+tente, se couvrant tout entière de son
+voile, et tournant avec terreur ses yeux
+égarés derrière elle, sur son oncle qui
+la suivait, comme une brebis épouvantée
+qui sent déjà sur son dos l’haleine
+brûlante du loup prêt à la saisir.
+</p>
+
+<p>
+Ils sortirent tous deux ainsi, et à
+peine en plein air, le juge furieux s’empara
+des mains de sa victime, les lia par un
+mouchoir, et l’entraîna facilement, car
+elle ne poussa pas un cri, pas un soupir,
+mais le suivit, la tête toujours baissée
+sur son sein et comme plongée dans un
+profond somnambulisme.
+</p>
+
+<h2 id="chap_13">
+CHAPITRE XIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ESPAGNOL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Qu’un ami véritable est une douce chose<br /></span>
+<span class="i0">Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,<br /></span>
+<span class="i2">Il vous épargne la pudeur<br /></span>
+<span class="i2">De les lui découvrir vous-même.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Fontaine.</span>
+</p>
+
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant une scène d’une autre nature
+se passait sous la tente de Cinq-Mars;
+les paroles du Roi, premier baume
+de ses blessures, avaient été suivies
+des soins empressés des chirurgiens de
+la cour; une balle morte, facilement
+extraite, avait causé seule son accident:
+le voyage lui était permis, tout était
+près pour l’accomplir. Le malade avait
+reçu jusqu’à minuit des visites amicales
+et intéressées; dans les premières furent
+celles du petit Gondi et de Fontrailles,
+qui se disposaient aussi à quitter Perpignan
+<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span>
+pour Paris; l’ancien page Olivier
+d’Entraigues s’était joint à eux pour
+complimenter l’heureux volontaire que
+le Roi semblait avoir distingué; la froideur
+habituelle du prince envers tout
+ce qui l’entourait ayant fait regarder,
+à tous ceux qui en furent instruits, le
+peu de mots qu’il avait dits comme des
+signes assurés d’une haute faveur, tous
+étaient venus le féliciter.
+</p>
+
+<p>
+Enfin il était seul, sur son lit de camp;
+M. de Thou, près de lui, tenait sa main,
+et Grandchamp, à ses pieds, grondait
+encore de toutes les visites qui avaient
+fatigué son maître blessé et prêt à partir
+pour un long voyage. Pour Cinq-Mars,
+il goûtait enfin un de ces instants
+de calme et d’espoir qui viennent en
+quelque sorte refraîchir l’âme en même
+temps que le sang; la main qu’il ne
+donnait pas à son ami pressait en secret
+la croix d’or attachée sur son cœur, en
+attendant la main adorée qui l’avait
+donnée, et qu’il allait bientôt presser elle-même.
+Il n’écoutait qu’avec le regard et le
+sourire les conseils du jeune magistrat,
+<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span>
+et rêvait au but de son voyage, qui
+était aussi le but de sa vie. Le grave
+de Thou lui disait d’une voix calme et
+douce:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous suivrai bientôt à Paris. Je
+suis heureux plus que vous-même de voir
+le Roi vous y mener avec lui; c’est un
+commencement d’amitié qu’il faut ménager,
+vous avez raison. J’ai réfléchi bien
+profondément aux causes secrètes de
+votre ambition, et je crois avoir deviné
+votre cœur. Oui, ce sentiment d’amour
+pour la France, qui le faisait battre dans
+votre jeunesse, a dû y prendre des forces
+plus grandes; vous voulez approcher le
+Roi pour servir votre pays, pour mettre
+en action ces songes dorés de nos premiers
+ans. Certes, la pensée est vaste et
+digne de vous! je vous admire; je m’incline!
+Abordez le monarque avec le dévouement
+chevaleresque de nos pères,
+avec un cœur plein de candeur et prêt à
+tous les sacrifices. Recevoir les confidences
+de son âme, verser dans la sienne
+celles de ses sujets, adoucir les chagrins
+du Roi en lui apprenant la confiance de
+<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span>
+son peuple en lui, fermer les plaies du
+peuple en les découvrant à son maître,
+et, par l’entremise de votre faveur, rétablir
+ainsi ce commerce d’amour du père
+aux enfants, qui fut interrompu pendant
+dix-huit ans par un homme au cœur de
+marbre: s’exposer pour cette noble entreprise
+à toutes les horreurs de sa vengeance,
+et, bien plus encore, braver les
+calomnies perfides qui poursuivent le
+favori jusque sur les marches du trône:
+ce songe était digne de vous. Poursuivez,
+mon ami, ne soyez jamais découragé;
+parlez hautement au Roi du mérite et des
+malheurs de ses plus illustres amis que
+l’on écrase; dites-lui sans crainte que sa
+vieille noblesse n’a jamais conspiré contre
+lui; et que, depuis le jeune Montmorency
+jusqu’à cet aimable comte de Soissons,
+tous avaient combattu le ministre et
+jamais le monarque; dites-lui que les
+vieilles races de France sont nées avec
+sa race, qu’en les frappant il remue toute
+la nation, et que, s’il les éteint, la sienne
+en souffrira, qu’elle demeurera seule exposée
+au souffle du temps et des événements,
+<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span>
+comme un vieux chêne frissonne
+et s’ébranle au vent de la plaine, lorsque
+l’on a renversé la forêt qui l’entoure et
+le soutient.—Oui, s’écria de Thou en
+s’animant, ce but est noble et beau:
+marchez dans votre route d’un pas inébranlable,
+chassez même cette honte secrète,
+cette pudeur qu’une âme noble
+éprouve avant de se décider à flatter, à
+faire ce que le monde appelle sa <i>cour</i>.
+Hélas! les rois sont accoutumés à ces
+paroles continuelles de fausse admiration
+pour eux; considérez-les comme une
+langue nouvelle qu’il faut apprendre,
+langue bien étrangère à vos lèvres jusqu’ici,
+mais que l’on peut parler noblement,
+croyez-moi, et qui saurait exprimer
+de belles et généreuses pensées.
+</p>
+
+<p>
+Pendant le discours enflammé de son
+ami, Cinq-Mars ne put se défendre d’une
+rougeur subite, et il tourna son visage
+sur l’oreiller, du côté de la tente, et de
+manière à ne pas être vu. De Thou s’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’avez-vous, Henri? vous ne me
+répondez pas; me serais-je trompé?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span>
+Cinq-Mars soupira profondément et se
+tut encore.
+</p>
+
+<p>
+—Votre cœur n’est-il pas ému de ces
+idées que je croyais devoir le transporter!
+</p>
+
+<p>
+Le blessé regarda son ami avec moins
+de trouble et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais, cher de Thou, que vous
+ne deviez plus m’interroger, et que vous
+vouliez avoir une aveugle confiance en
+moi. Quel mauvais génie vous pousse
+donc à vouloir sonder ainsi mon âme?
+Je ne suis pas étranger à ces idées qui
+vous possèdent. Qui vous dit que je ne
+les aie pas conçues! Qui vous dit que je
+n’aie pas formé la ferme résolution de
+les pousser plus loin dans l’action que
+vous n’osez le faire même dans vos paroles!
+L’amour de la France, la haine
+vertueuse de l’ambitieux qui l’opprime et
+brise ses antiques mœurs avec la hache
+du bourreau, la ferme croyance que la
+vertu peut être aussi habile que le crime,
+voilà mes dieux, les mêmes que les vôtres.
+Mais, quand vous voyez un homme
+à genoux dans une église, lui demandez-vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span>
+quel saint ou quel ange protège et
+reçoit sa prière? Que vous importe,
+pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut?
+Eh! lorsque nos pères s’acheminaient
+pieds nus vers le saint sépulcre, un bourdon
+à la main, s’informait-on du vœu
+secret qui les conduisait à la terre sainte?
+Ils frappaient, ils mouraient, et les
+hommes et Dieu même peut-être, n’en
+demandaient pas plus; le pieux capitaine
+qui les guidait ne faisait pas dépouiller
+leurs corps pour voir si la croix rouge et
+le cilice ne cachaient pas quelque autre
+signe mystérieux; et, dans le ciel, sans
+doute, ils n’étaient pas jugés avec plus
+de rigueur pour avoir aidé la force de
+leurs résolutions sur la terre par quelque
+espoir permis au chrétien, quelque seconde
+et secrète pensée, plus humaine
+et plus proche du cœur mortel.
+</p>
+
+<p>
+De Thou sourit et rougit légèrement
+en baissant les yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, reprit-il avec gravité, cette
+agitation peut vous faire mal; ne continuons
+pas sur ce sujet; ne mêlons pas
+Dieu et le ciel dans nos discours, parce
+<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span>
+que cela n’est pas bien, et mettez vos
+draps sur votre épaule, parce qu’il fait
+froid cette nuit. Je vous promets, ajouta-t-il
+en recouvrant son jeune malade avec
+un soin maternel, je vous promets de
+ne plus vous mettre en colère par mes
+conseils.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! s’écria Cinq-Mars malgré la
+défense de parler, moi je vous jure, par
+cette croix d’or que vous voyez, et par
+sainte Marie, de mourir plutôt que de
+renoncer à ce plan même que vous avez
+tracé le premier; vous serez peut-être
+un jour forcé de m’arrêter; mais il ne
+sera plus temps.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dormez, répéta
+le conseiller; si vous ne vous arrêtez pas,
+alors je continuerai avec vous, quelque
+part que cela me conduise.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant dans sa poche un livre
+d’heures, il se mit à lire attentivement;
+un instant après, il regarda Cinq-Mars,
+qui ne dormait pas encore; il fit signe à
+Grandchamp de changer la lampe de
+place pour la vue du malade: mais ce
+soin nouveau ne réussit pas mieux; celui-ci,
+<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span>
+les yeux toujours ouverts, s’agitait
+sur sa couche étroite.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, vous n’êtes pas calme, dit
+de Thou en souriant; je vais faire quelque
+lecture pieuse qui vous remette l’esprit
+en repos. Ah! mon ami, c’est là qu’il
+est le repos véritable, c’est dans ce livre
+consolateur! car, ouvrez-le où vous voudrez,
+et toujours vous y verrez, d’un côté
+l’homme dans le seul état qui convienne
+à sa faiblesse: la prière et l’incertitude
+de sa destinée; et, de l’autre, Dieu lui
+parlant lui-même de ses infirmités. Quel
+magnifique et céleste spectacle! quel lien
+sublime entre le ciel et la terre! la vie,
+la mort et l’éternité sont là: ouvrez-le au
+hasard.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, dit Cinq-Mars, se levant
+encore avec une vivacité qui avait quelque
+chose d’enfantin, je le veux bien, laissez-moi
+l’ouvrir; vous savez la vieille superstition
+de notre pays? quand on ouvre un
+livre de messe avec une épée, la première
+page que l’on trouve à gauche est la destinée
+de celui qui la lit, et le premier qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span>
+entre quand il a fini doit influer puissamment
+sur l’avenir du lecteur.
+</p>
+
+<p>
+—Quel enfantillage! Mais je le veux
+bien. Voici votre épée; prenez la pointe...
+voyons...
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi lire moi-même, dit
+Cinq-Mars, prenant du bord de son lit
+un côté du livre. Le vieux Grandchamp
+avança gravement sa figure basanée et
+ses cheveux gris sur le pied du lit pour
+écouter. Son maître lut, s’interrompit à
+la première phrase, mais, avec un sourire
+un peu forcé peut-être, poursuivit
+jusqu’au bout:
+</p>
+
+<p>
+I. Or c’était dans la cité de Mediolanum
+qu’ils comparurent.
+</p>
+
+<p>
+II. Le grand-prêtre leur dit: Inclinez-vous
+et adorez les dieux.
+</p>
+
+<p>
+III. Et le peuple était silencieux,
+regardant leurs visages, qui parurent
+comme les visages des anges.
+</p>
+
+<p>
+IV. Mais Gervais, prenant la main de
+Protais, s’écria, levant les yeux au ciel,
+et tout rempli du Saint-Esprit.
+</p>
+
+<p>
+V. O mon frère! je vois le fils de
+<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span>
+l’homme qui nous sourit; laisse-moi
+mourir le premier.
+</p>
+
+<p>
+VI. Car si je voyais ton sang, je craindrais
+de verser des larmes indignes du
+Seigneur notre Dieu.
+</p>
+
+<p>
+VII. Or Protais lui répondit ces
+paroles:
+</p>
+
+<p>
+VIII. Mon frère, il est juste que je
+périsse après toi, car j’ai plus d’années
+et des forces plus grandes pour te voir
+souffrir.
+</p>
+
+<p>
+IX. Mais les sénateurs et le peuple
+grinçaient des dents contre eux.
+</p>
+
+<p>
+X. Et, les soldats les ayant frappés,
+leurs têtes tombèrent ensemble sur la
+même pierre.
+</p>
+
+<p>
+XI. Or c’est en ce lieu même que le
+bienheureux saint Ambroise trouva la
+cendre des deux martyrs, qui rendit la
+vue à un aveugle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit Cinq-Mars en regardant
+son ami lorsqu’il eut fini, que répondez-vous
+à cela?
+</p>
+
+<p>
+—La volonté de Dieu soit faite; mais
+nous ne devons pas la sonder.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span>
+—Ni reculer dans nos desseins pour
+un jeu d’enfant, reprit d’Effiat avec impatience
+et s’enveloppant d’un manteau
+jeté sur lui. Souvenez-vous des vers que
+nous récitions autrefois: <i lang="la" xml:lang="la">Justum et
+tenacem propositi virum</i>... ces mots de
+fer se sont imprimés dans ma tête. Oui,
+que l’univers s’écroule autour de moi,
+ses débris m’emporteront inébranlable.
+</p>
+
+<p>
+—Ne comparons pas les pensées de
+l’homme à celles du ciel, et soumettons-nous,
+dit de Thou gravement.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit le vieux Grandchamp,
+dont les yeux s’étaient remplis de larmes
+qu’il essuyait brusquement.
+</p>
+
+<p>
+—De quoi te mêles-tu, vieux soldat?
+tu pleures! lui dit son maître.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Amen</i>, dit à la porte de la tente
+une voix nasillarde.
+</p>
+
+<p>
+—Parbleu, monsieur, faites plutôt
+cette question à l’Éminence grise qui
+vient chez vous, répondit le fidèle serviteur
+en montrant Joseph, qui s’avançait
+les bras croisés en saluant d’un air caressant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span>
+—Ah! ce sera donc lui! murmura
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Je viens peut-être mal à propos?
+dit Joseph doucement.
+</p>
+
+<p>
+—Fort à propos, peut-être, dit Henri
+d’Effiat en souriant avec un regard à de
+Thou. Qui peut vous amener, mon père,
+à une heure du matin? Ce doit être
+quelque bonne œuvre?
+</p>
+
+<p>
+Joseph se vit mal accueilli; et, comme
+il ne marchait jamais sans avoir au
+fond de l’âme cinq ou six reproches à
+se faire vis-à-vis des gens qu’il abordait,
+et autant de ressources dans l’esprit
+pour se tirer d’affaire, il crut ici que
+l’on avait découvert le but de sa visite,
+et sentit que ce n’était pas le moment
+de la mauvaise humeur qu’il fallait
+prendre pour préparer l’amitié. S’asseyant
+donc assez froidement près du
+lit:
+</p>
+
+<p>
+—Je viens, dit-il, monsieur, vous
+parler de la part du Cardinal généralissime
+des deux prisonniers espagnols
+que vous avez faits; il désire avoir des
+renseignements sur eux le plus promptement
+<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span>
+possible; je dois les voir et les
+interroger. Mais je ne comptais pas
+vous trouver veillant encore; je voulais
+seulement les recevoir de vos gens.
+</p>
+
+<p>
+Après un échange de politesses contraintes,
+on fit entrer dans la tente les
+deux prisonniers, que Cinq-Mars avait
+presque oubliés. Ils parurent, l’un jeune
+et montrant à découvert une physionomie
+vive et un peu sauvage: c’était
+le soldat; l’autre, cachant sa taille
+sous un manteau brun, et ses traits
+sombres, mais ambigus dans leur expression,
+sous l’ombre de son chapeau à
+larges bords, qu’il n’ôta pas: c’était
+l’officier; il parla seul et le premier:
+</p>
+
+<p>
+—Pourquoi me faites-vous quitter ma
+paille et mon sommeil? est-ce pour me
+délivrer ou me pendre?
+</p>
+
+<p>
+—Ni l’un ni l’autre, dit Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’ai-je à faire avec toi, homme à
+longue barbe? je ne t’ai pas vu à la
+brèche.
+</p>
+
+<p>
+Il fallut quelque temps, d’après cet
+exorde aimable, pour faire comprendre
+<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span>
+à l’étranger les droits qu’avait un capucin
+à l’interroger.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit-il enfin, que veux-tu?
+</p>
+
+<p>
+—Je veux savoir votre nom et votre
+pays.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne dis pas mon nom; et quant
+à mon pays, j’ai l’air d’un Espagnol;
+mais je ne le suis peut-être pas, car un
+Espagnol ne l’est jamais.
+</p>
+
+<p>
+Le père Joseph, se retournant vers les
+deux amis, dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je suis bien trompé, ou j’ai entendu
+ce son de voix quelque part: cet
+homme parle français sans accent; mais
+il me semble qu’il veut nous donner des
+énigmes comme dans l’Orient.
+</p>
+
+<p>
+—L’Orient? c’est cela, dit le prisonnier,
+un Espagnol est un homme de
+l’Orient, c’est un Turc catholique; son
+sang languit ou bouillonne, il est paresseux
+ou infatigable; l’indolence le rend
+esclave; l’ardeur, cruel; immobile dans
+son ignorance, ingénieux dans sa superstition,
+il ne veut qu’un livre religieux,
+qu’un maître tyrannique; il
+<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span>
+obéit à la loi du bûcher, il commande
+par celle du poignard, il s’endort le
+soir dans sa misère sanglante, cuvant
+le fanatisme et rêvant le crime. Qui
+est-ce là, messieurs? est-ce l’Espagnol
+ou le Turc? devinez. Ah! ah! vous
+avez l’air de trouver que j’ai de l’esprit
+parce que je rencontre un rapport.
+Vraiment, messieurs, vous me faites
+bien de l’honneur, et cependant l’idée
+pourrait se pousser plus loin, si l’on
+voulait; si je passais à l’ordre physique,
+par exemple, ne pourrais-je pas vous
+dire: Cet homme a les traits graves ou
+allongés, l’œil noir et coupé en amande,
+les sourcils durs, la bouche triste et
+mobile, les joues basanées, maigres et
+ridées; sa tête est rasée, et il la couvre
+d’un mouchoir noué en turban; il passe
+un jour entier couché ou debout sous
+un soleil brûlant, sans mouvement, sans
+parole, fumant un tabac qui l’enivre.
+Est-ce un Turc ou un Espagnol? Êtes-vous
+contents, messieurs? Vraiment,
+vous en avez l’air, vous riez; et de quoi
+riez-vous? Moi qui vous ai présenté cette
+<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span>
+seule idée, je n’ai pas ri; voyez, mon
+visage est triste. Ah! c’est peut-être
+parce que le sombre prisonnier est devenu
+bavard, et parle vite? Ah! ce n’est
+rien; je pourrais vous en dire d’autres,
+et vous rendre quelques services, mes
+braves amis. Si je me mettais dans
+les anecdotes, par exemple, si je vous
+disais que je connais un prêtre qui avait
+ordonné la mort de quelques hérétiques
+avant de dire la messe, et qui, furieux
+d’être interrompu à l’autel durant le
+saint sacrifice, cria à ceux qui lui demandaient
+ses ordres: <i>Tuez tout! tuez
+tout!</i> ririez-vous bien tous, messieurs?
+Non, pas tous. Monsieur que voilà, par
+exemple, mordrait sa lèvre et sa barbe.
+Oh! il est vrai qu’il pourrait répondre
+qu’il a fait sagement, et qu’on avait tort
+d’interrompre sa pure prière. Mais si
+j’ajoutais qu’il s’est caché pendant une
+heure derrière la toile de votre tente,
+monsieur de Cinq-Mars, pour vous écouter
+parler, et qu’il est venu pour vous
+faire quelque perfidie, et non pour moi,
+que dirait-il? Maintenant, messieurs,
+<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span>
+êtes-vous contents? Puis-je me retirer
+après cette parade?
+</p>
+
+<p>
+Le prisonnier avait débité tout ceci
+avec la rapidité d’un vendeur d’orviétan,
+et avec une voix si haute, que Joseph
+en fut étourdi. Il se leva indigné à la
+fin, et s’adressant à Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Comment souffrez-vous, monsieur,
+lui dit-il, qu’un prisonnier qui devait
+être pendu vous parle ainsi?
+</p>
+
+<p>
+L’Espagnol, sans daigner s’occuper
+de lui davantage, se pencha vers d’Effiat,
+et lui dit à l’oreille:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous importe guère, donnez-moi
+ma liberté, j’ai déjà pu la prendre,
+mais je ne l’ai pas voulu sans votre
+consentement; donnez-la moi, ou faites-moi
+tuer.
+</p>
+
+<p>
+—Partez si vous le pouvez, lui répondit
+Cinq-Mars, je vous jure que j’en
+serai fort aise.
+</p>
+
+<p>
+Et il fit dire à ses gens de se retirer
+avec le soldat, qu’il voulut garder à son
+service.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut l’affaire d’un moment; il ne
+restait plus dans la tente que les deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span>
+amis, le père Joseph décontenancé et
+l’Espagnol, lorsque celui-ci, ôtant son
+chapeau, montra une figure française,
+mais féroce: il riait et semblait respirer
+plus d’air dans sa large poitrine.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je suis Français, dit-il à Joseph;
+mais je hais la France, parce
+qu’elle a donné le jour à mon père, qui
+est un monstre, et à moi, qui le suis
+devenu, et qui l’ai frappé une fois; je
+hais ses habitants parce qu’ils m’ont
+volé toute ma fortune au jeu, et que je
+les ai volés et tués depuis; j’ai été deux
+ans Espagnol pour faire mourir plus de
+Français; mais à présent je hais encore
+plus l’Espagne; on ne saura jamais
+pourquoi. Adieu, je vais vivre sans nation
+désormais; tous les hommes sont
+mes ennemis. Continue, Joseph, et tu
+me vaudras bientôt. Oui, tu m’as vu
+autrefois, continua-t-il en le poussant
+violemment par la poitrine et le renversant...
+je suis Jacques de Laubardemont,
+fils de ton digne ami.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, sortant brusquement de
+la tente, il disparut comme une apparition
+<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span>
+s’évanouirait. De Thou et les laquais,
+accourus à l’entrée, le virent
+s’élancer en deux bonds par-dessus un
+soldat surpris et désarmé, et courir
+vers les montagnes avec la vitesse d’un
+cerf, malgré plusieurs coups de mousquet
+inutiles. Joseph profita du désordre
+pour s’évader en balbutiant quelques
+mots de politesse, et laissa les
+deux amis riant de son aventure et de
+son désappointement, comme deux écoliers
+riraient d’avoir vu tomber les lunettes
+de leur pédagogue, et s’apprêtant
+enfin à chercher un sommeil dont ils
+avaient besoin l’un et l’autre, et qu’ils
+trouvèrent bientôt, le blessé dans son lit,
+et le jeune conseiller dans son fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+Pour le capucin, il s’acheminait vers
+sa tente, méditant comment il tirerait
+parti de tout ceci pour la meilleure vengeance
+possible, lorsqu’il rencontra Laubardemont
+traînant par ses mains liées
+la jeune insensée. Ils se racontèrent leurs
+mutuelles et horribles aventures.
+</p>
+
+<p>
+Joseph n’eut pas peu de plaisir à retourner
+le poignard dans la plaie de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span>
+cœur en lui apprenant le sort de son fils.
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’êtes pas précisément heureux
+dans votre intérieur, ajouta t-il; je
+vous conseille de faire enfermer votre
+nièce et pendre votre héritier, si par bonheur
+vous le retrouvez.
+</p>
+
+<p>
+Laubardemont rit affreusement:—Quant
+à cette petite imbécile que voilà,
+je vais la donner à un ancien juge secret,
+à présent contrebandier dans les Pyrénées,
+à Oloron: il la fera ce qu’il voudra,
+servante dans sa <i lang="es" xml:lang="es">posada</i>, par exemple;
+je m’en soucie peu, pourvu que monseigneur
+ne puisse jamais en entendre parler.
+</p>
+
+<p>
+Jeanne de Belfiel, la tête baissée, ne
+donna aucun signe d’intelligence; toute
+lueur de raison était éteinte en elle; un
+seul mot lui était resté sur les lèvres, elle
+le prononçait continuellement:—Le
+juge! le juge! le juge! dit-elle tout bas.
+Et elle se tut.
+</p>
+
+<p>
+Son oncle et Joseph la chargèrent, à
+peu près comme un sac de blé, sur un
+des chevaux qu’amenèrent deux domestiques;
+Laubardemont en monta un, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span>
+se disposa à sortir du camp, voulant
+s’enfoncer dans les montagnes avant le
+jour.
+</p>
+
+<p>
+—Bon voyage! dit-il à Joseph, faites
+bien vos affaires à Paris; je vous recommande
+Oreste et Pylade.
+</p>
+
+<p>
+—Bon voyage! répondit celui-ci. Je
+vous recommande Cassandre et Å’dipe.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! il n’a ni tué son père, ni épousé
+sa mère...
+</p>
+
+<p>
+—Mais il est en bon chemin pour ces
+gentillesses.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, mon révérend père!
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, mon vénérable ami! dirent-ils
+tout haut—mais tout bas:
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, assassin à robe grise: je
+retrouverai l’oreille du Cardinal en ton
+absence.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, scélérat à robe rouge: va
+détruire toi-même ta famille maudite;
+achève de répandre ton sang dans les
+autres; ce qui en restera en toi, je m’en
+charge... Je pars à présent. Voilà une
+nuit bien remplie!
+
+</p>
+
+<h2 id="notes1">
+<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span>
+<span class="xlarge">NOTES</span><br />
+<span class="small">ET</span><br />
+<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<div class="tem sep4">
+<p>
+Lorsque parut pour la première fois ce livre<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>,
+il parut seul, sans notes, comme œuvre d’art,
+comme résumé d’un siècle. Pour qu’en toute
+loyauté il fût jugé par le public, l’auteur ne
+voulut l’entourer en nulle façon de cet éclat apparent
+des recherches historiques, dont il est
+trop facile de décorer un livre nouveau. Il
+voulut, selon la théorie qui sert ici de préface:
+<i>Sur la vérité dans l’art</i>, ne point montrer le
+<i>vrai</i> détaillé, mais l’œuvre épique, la composition
+avec sa tragédie, dont les nœuds enveloppent
+tous les personnages éminents du temps de
+Louis XIII. Bientôt cependant l’auteur s’aperçut
+de la nécessité d’indiquer les sources principales
+<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span>
+de son travail; et comme il avait toujours
+voulu remonter aux plus pures, c’est à-dire aux
+manuscrits, et, à leur défaut, aux éditions contemporaines,
+il ajouta les renseignements les
+plus détaillés à la seconde édition de <cite>Cinq-Mars</cite><a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>,
+pour rectifier des erreurs répandues sur
+l’authenticité de quelques faits. Depuis lors il
+revint à la simple et primitive unité de son ouvrage.
+Mais aujourd’hui qu’on a multiplié, au
+delà de ce qu’il eût pu attendre, cette production,
+qu’il est loin de croire irréprochable, il
+veut que les esprits curieux des détails du <i>vrai
+anecdotique</i> n’aient pas à chercher ailleurs des
+documents qu’il avait écartés.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_178">PAGE 178.</a>
+</p>
+
+<p>
+Une barbe plate et rousse à l’extrémité...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Pendant sa jeunesse, dit l’historien du père
+Joseph, il avait les cheveux et la barbe d’un
+roux un peu ardent. Il s’était aperçu que
+Louis XIII ne pouvait souffrir cette couleur;
+aussi avait-il pris soin de la brunir avec des
+peignes de plomb et d’acier, jusqu’à ce qu’il eût
+trouvé le secret de la blanchir, que lui donna
+plus tard un empirique. L’horreur du roi était
+telle pour cette couleur, qu’un jour son premier
+gentilhomme de la chambre (dont le frère avait
+le plus beau gouvernement du royaume), ayant
+<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span>
+l’honneur d’accompagner Sa Majesté à Fontainebleau,
+dans une partie de chasse, il fit tant
+de pluie qu’il emporta toute la peinture dont il
+cachait la rousseur de ses cheveux. Le prince,
+l’ayant aperçue, en eut peur et lui dit:—Bon
+Dieu, que vois-je! ne paraissez plus devant
+moi. Le gentilhomme fut obligé de se défaire de
+sa charge.»
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_180">PAGE 180.</a>
+</p>
+
+<p>
+Son confident...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ce trop célèbre capucin, que l’un de ses historiens
+appelle <i>l’esprit auxiliaire</i> du Cardinal,
+fut non seulement son confident, mais celui du
+Roi même. Inflexible, souple et bas, il affermissait
+les pas du ministre dans les voies du sang,
+et l’aidait à y faire descendre le faible prince.
+L’histoire de cet homme est partout; mais voici
+les détails d’une de ses manœuvres que l’on connaît
+peu:
+</p>
+
+<p>
+M. de Montmorency était pris à Castelnaudary,
+Louis XIII hésitait à le faire périr. Monsieur,
+qui l’avait abandonné sur le champ de
+bataille, demandait sa grâce avec vigueur. Le
+Cardinal voulait sa mort, et ne savait comment
+obtenir cette précieuse faveur. Bullion était
+chargé de la négociation, et conseillait Gaston:
+ce fut à cet homme que Joseph s’adressa
+d’abord.
+</p>
+
+<p>
+Il s’empare de lui avec une adresse de serpent,
+et, par son organe, fait conseiller à Monsieur
+<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span>
+de ne plus demander au Roi des assurances
+pour la grâce du jeune duc, mais de s’en
+remettre à la bonté seule de Louis, dont on
+blessait le cœur en ayant l’air d’en douter.
+Monsieur croit voir dans ce discours l’intention
+de pardonner, insinuée par son frère même, et
+fait <i>son accommodement</i> pour lui seul, sans
+rien stipuler pour le jeune duc, et s’en remettant
+à la clémence du Roi. C’est alors qu’en un <i>conseil
+étroit</i> entre le Roi, le Cardinal et Joseph,
+celui-ci ose prendre la parole le premier, et, concertant
+la fougue de ses vociférations politiques
+avec les flegmatiques arguments du Cardinal, arrache
+de Louis la promesse, trop bien tenue,
+d’être inflexible.
+</p>
+
+<p>
+Brulart de Léon, ambassadeur à Ratisbonne
+avec Joseph, dit que le capucin n’avait de chrétien
+que le nom, et ne cherchait qu’à tromper
+tout le monde.
+</p>
+
+<p>
+Un ouvrage de 1635, intitulé <cite>la Vérité défendue</cite>,
+en parle en ces termes:
+</p>
+
+<p>
+«Il est le grand inquisiteur d’État, interroge
+les prétendus criminels, fait mettre les hommes
+en prison sans information, empêche que leur
+justification ne soit écoutée, et, par des terreurs
+paniques, il tire les déclarations qui servent
+pour couvrir l’injustice du Cardinal. Il fait indignement
+servir le ciel à la terre, le nom de
+Dieu aux tromperies, et la religion aux ruses de
+l’État.»
+</p>
+
+<p>
+Du reste, il appartenait à une très bonne famille,
+dont le nom était <i>du Tremblay</i>.
+</p>
+
+<p>
+Je renvoie à la Vie même de cet indigne religieux
+ceux qui le voudront mieux connaître.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span>
+<a href="#Page_185">PAGE 185.</a>
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui dicta ces devoirs de
+nouvelle nature, etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ces insolents commandements de la <i>religion
+ministérielle</i>, fondée par Richelieu, sont extraits
+d’un manuscrit désigné dans l’histoire du père
+Joseph.
+</p>
+
+<p>
+Voici comment s’exprime à ce sujet le révérend
+et naïf historien et généalogiste, continuateur
+de l’abbé Richard:
+</p>
+
+<p>
+«Il composa avec le Cardinal un livre ayant
+pour titre: <cite>l’Unité du ministre, et les qualités
+qu’il doit avoir.</cite> Cet ouvrage n’a jamais vu le
+jour qu’entre les mains du Roi, et c’est ce traité
+qui détermina Sa Majesté à se reposer entièrement
+du gouvernement de son royaume sur Son
+Éminence. J’ai vu ce manuscrit <i lang="la" xml:lang="la">in-folio</i>, qui est
+très bien écrit. On n’aura pas de peine à reconnaître
+que le père Joseph en est l’auteur par la
+lecture des principales propositions qui y sont
+prouvées, premièrement comme vérités chrétiennes,
+secondement, comme vérités politiques.
+On pourrait intituler ce livre: Testament politique
+du père Joseph. Tous les <i>grands hommes</i>
+du siècle passé en ont laissé. On reconnaîtra aisément
+le <i>génie</i> du père dans l’extrait de ce testament.»
+(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) Suivent
+les articles tels qu’on vient de les lire.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span>
+<a href="#Page_194">PAGE 194.</a>
+</p>
+
+<p>
+Quant au Marillac, etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le maréchal de Marillac fut privé de ses
+juges légitimes; les membres du Parlement, qui
+voulurent en vain prendre connaissance de l’affaire,
+virent Molé, leur procureur-général, <i>décrété
+et interdit;</i> traîné innocent de tribunaux
+en tribunaux, sans en trouver un assez habile
+pour lui découvrir un crime, le maréchal de
+Marillac tomba enfin sous l’arrêt des <i>commissaires</i>,
+lu par un garde des sceaux <i>ecclésiastique</i>
+(Châteauneuf), auquel il fallut une dispense
+de Rome, sollicitée exprès, pour condamner un
+homme sans reproche; et le Cardinal se prit à
+rire des <i>lumières</i> qu’il avait fait descendre forcément
+sur les juges. Quelle confusion! quel
+temps! On ne saurait trop éclairer les points
+principaux de l’histoire, pour éteindre les puérils
+regrets du passé dans quelques esprits qui
+n’examinent pas.
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_274">PAGE 274.</a>
+</p>
+
+<p>
+Ce jour-là, le Cardinal parut revêtu
+d’un costume entièrement guerrier...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ce costume est exactement décrit dans les
+<cite>Mémoires manuscrits de Pontis</cite>, tel qu’on le lit
+ici. (<i>Bibl. de l’Arsenal.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span>
+<a href="#Page_322">PAGE 322.</a>
+</p>
+
+<p>
+D’extirper une branche royale de
+Bourbon...
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le comte de Soissons, assassiné à la bataille
+de la Marfée, qu’il gagnait sur les troupes du
+Cardinal. J’ai sous les yeux des relations contemporaines
+les plus détaillées de cette affaire.
+Elles renferment ce qui suit: «Le régiment de
+Metternich et l’infanterie de Lamboy s’estant
+rompus, il ne resta près dudit comte que trois
+ou quatre des siens; lequel, dans ce désordre,
+fut abordé d’un cavalier seul, que ses gens ne
+connurent dans cette confusion pour ennemy,
+qui lui donna un coup de pistolet au-dessous
+de l’œil, dont il fut tué tout roide... Ce grand
+prince, n’ayant d’autre dessein que de servir Sa
+Majesté et son État, et arrester les violences de
+celuy qui veut miner tout ce qui est au-dessus de
+lui:... il (le Cardinal) vient d’extirper une
+branche royale de Bourbon, ayant fait choisir
+ce prince par un de ses gardes, qui s’était mis
+avec ce dessein exécrable, et par son commandement,
+parmy les gens d’armes de ce prince,
+<i>ayant été reconneu tel</i>, après qu’il fut tué sur
+la place par Riquemont, escuyer du même prince
+défunct.» (<i>Montglat. Fabert</i>, etc., etc. <cite>Relation
+de Montrésor</cite>, t. II, p. 520.)
+</p>
+
+<p>
+Il existe à la Bibliothèque de Paris un curieux
+autographe, qui montre quel prix mettait le Cardinal
+à ces sortes d’expéditions.
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span>
+<i>Billet de M. des Noyers, escrit à M. le
+maréchal de Châtillon après la bataille
+de Sedan.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy a résolu de donner un GOUVERNEMENT
+et une pension pour sa vie durante au
+gendarme qui a tué le général des ennemis.
+Monsieur le maréchal l’enverra à Reims trouver
+Sa Majesté aussitôt qu’il y sera arrivé. Fait à
+Péronne, ce 9 juillet 1641.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Des Noyers.</span>
+</p>
+
+<p class="right">
+Vol. g. 6, 233 MM.
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='smcap'>EXAMEN DE LA CORRESPONDANCE SECRÈTE DU
+CARDINAL DE RICHELIEU RELATIVE AU
+PROCÈS DE MM. DE CINQ-MARS ET DE
+THOU.</span>
+</p>
+
+<p>
+L’activité infatigable, la pénétration
+vive, la persévérance ingénieuse du cardinal
+de Richelieu à la fin de ses jours,
+quand les maladies, les fatigues, les
+chagrins, semblaient devoir amortir ses
+rares facultés, ne sont pas seulement en
+évidence dans la conduite de cette affaire;
+il est curieux d’y observer en gémissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span>
+les voies souterraines par lesquelles
+devait passer, pour arriver à son
+but, ce puissant mineur, comme disait
+Shakspeare: <i lang="en" xml:lang="en">O worthy pioneer!</i> Toutes
+les petitesses auxquelles sont forcés de
+descendre les travailleurs politiques,
+pourraient rendre plus modestes leurs
+imitateurs, s’ils considéraient que celui-ci,
+après tous ses efforts, après l’accomplissement
+entier de ses projets, ne
+réussit qu’à hâter et assurer la chute de
+la monarchie qu’il croyait affermir pour
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+Pour montrer ces écrits sous leur vrai
+jour, il est nécessaire d’en écarter les
+longues phrases de procès-verbal, dont
+la sécheresse et la confusion ont dégoûté
+sans doute tous ceux qui les ont
+parcourus. Mais il importe d’en extraire
+les traits singuliers et vifs que l’on démêle
+dans cette nuit, lorsqu’on y attache
+des regards attentifs.
+</p>
+
+<p>
+Sitôt que M. de Cinq-Mars est arrêté
+et que le duc d’Orléans s’est excusé par
+la lettre que j’ai citée dans le cours de
+<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span>
+ce livre<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>, la première inquiétude du
+Cardinal est de savoir si M. de Bouillon
+est arrêté. Dans le doute, et craignant
+le retour de Louis XIII à sa première
+affection pour Cinq-Mars, il s’arrête à
+Tarascon, et de là veut s’assurer que son
+crédit est dans toute sa force: comme
+un athlète qui se prépare à un grand
+combat, il essaye son bras et pèse sa
+massue.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Instruction, après l’arrest de M. le Grand,
+à messieurs de Chavigny et des
+Noyers, estant près du Roy, pour
+sçavoir, entre autres choses, de Sa Majesté,
+si Son Éminence agira comme
+elle a fait ci-devant, ainsi qu’elle le
+jugera à propos.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Si monsieur de Bouillon est pris, il est question
+de faire voir promptement que <i>l’on l’a pris
+avec justice</i>; pour ce faire, il faut descouvrir
+les auteurs de Madame qui en ont donné advis,
+et qu’au cas que ladite dame ne voudroit, on
+peut trouver quelque invention par laquelle on
+<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span>
+puisse faire connoistre qu’on a cette découverte;
+on le peut faire en resserrant de toutes parts
+les prisonniers sans permettre de parler à personne,
+parce que par ce moyen on <i>pourroit faire
+croire aux uns que les autres ont dit ce que
+l’on scait: ce qui leur donnera lieu de se
+confesser</i>, et à tout le moins de le croire.
+</p>
+
+<p>
+Faut arrester Cloniac, que l’on dit avoir des
+papiers secrets. Faut retirer la <i>cassette de cheveux
+et amourettes</i> qu’a monsieur de Choisy.
+</p>
+
+<p>
+Faut représenter au Roy qu’il est très-important
+de ne dire pas qu’il ait bruslé tous les papiers,
+et en effet l’on croit qu’il ne l’a pas
+fait.
+</p>
+
+<p>
+Si monsieur de Bouillon est pris, il faut pourvoir
+l’Italie d’un chef de grande fidélité, pour
+plusieurs raisons qui pressent. Il en faut un en
+Guyenne et un autre dans le Roussillon, estant
+douteux si monsieur de <i>Turenne voudroit servir</i>,
+et si l’on doit le laisser seul, le Roy y pourvoira
+s’il lui plaist.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+On voit quel piège il indique; M. de
+Cinq-Mars y tomba le premier.
+</p>
+
+<p>
+La réponse ne se fait pas attendre:
+on a arrêté M. de Bouillon; le Roi a
+consenti à faire tous les mensonges qui
+lui sont dictés, et, pour preuve de son
+obéissance, il écrit de sa main la lettre
+qui suit:
+</p>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span>
+<i>Lettre du Roy à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Je ne me trouve jamais que bien de vous
+voir. Je me porte beaucoup mieux depuis hier;
+et ensuite de la prise de monsieur de Bouillon,
+qui est un coup de parti, j’espère avec l’ayde de
+Dieu que tout ira bien, et qu’il me donnera la
+parfaite santé; c’est de quoi je le prie de tout
+mon cœur.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Louys.</span>
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Avec ce gage on peut agir: il a fait
+menacer <span class='smcap'>Monsieur</span>, et ne lui a répondu
+que vaguement. Gaston se remet à supplier:
+le même jour il écrit au Roi, au
+cardinal Mazarin, à M. des Noyers, à
+M. de Chavigny et une seconde fois au
+Cardinal. Remarquez que c’était à lui
+d’abord qu’il avait demandé pardon le
+17 juin, avant de supplier le Roi le 25,
+suivant en cela la hiérarchie établie par
+le Cardinal. Il demande grâce à tout
+le monde et promet une entière confession.
+</p>
+
+<p>
+Là-dessus, le Cardinal met le pied sur
+le frère du Roi, et l’écrase par la lettre
+froide où il lui conseille de tout confesser.
+<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span>
+On l’a lue au chapitre <i>le Travail</i>.
+</p>
+
+<p>
+Reviennent de nouveaux rapports du
+fidèle agent Chavigny, lequel ne connaît
+pas d’assez humbles termes pour parler
+au Cardinal, dont il se dit sans cesse la
+créature. Chavigny se moque de <span class='smcap'>Monsieur</span>
+et du <i>choléra-morbus</i> (déjà connu,
+comme l’on voit), qui saisit l’agent de
+ce prince, dans la peur d’être arrêté.—Il
+fait conseiller à Gaston de se retirer
+hors de France. On voit que le Roi ne
+se permet pas de répondre sans que le
+Cardinal ait <i>corrigé</i> la lettre qu’il doit
+écrire.
+</p>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<i>M. de Chavigny à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy parla hier à monsieur de La Rivière
+<i>aussi bien et aussi fortement qu’on le pouvoit
+désirer</i>. Je luy fis mettre par escrit et signer
+tout ce qu’il luy dit de la part de Monsieur, ainsi
+que Son Éminence verra par la copie que je luy
+envoye: et lorsqu’il fit difficulté d’obéir aux
+commandements de Sa Majesté, <i>elle luy parla
+en maistre</i>, et il eut si grand’peur qu’on l’arrestât,
+qu’il luy prit presque une défaillance, et
+ensuite une espèce de <i>choléra-morbus</i> dont il a
+esté guary en luy rasseurant l’esprit. Le Roy fut
+<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span>
+ravy de ce que Monseigneur n’eust pas la pensée
+de voir Monsieur. En parlant à Monsieur de La
+Rivière, je l’ai fait tomber <i>insensiblement</i> dans
+le dessein de proposer à Monsieur qu’il confesse
+ingénuëment toutes les choses par un escrit qu’il
+envoyera au Roy; pour après avoir vu Sa Majesté,
+s’en aller pendant un temps hors du
+royaume, avec ses bonnes grâces, et <i>celles de
+Son Eminence</i>.
+</p>
+
+<p>
+Il m’a dit qu’il feroit cette proposition à
+Monseigneur, et qu’il luy demanderoit sa parole,
+pour la seureté de Monsieur, au cas qu’en confessant
+toutes choses par escrit, il vinst trouver
+le Roy, pour s’en aller par après hors de
+France.
+</p>
+
+<p>
+En ce cas, Son Éminence aura agréable de
+faire sçavoir à ses <i>créatures</i> si Venise n’est pas
+le meilleur lieu où puisse aller Monsieur, et
+quelle somme elle estime qu’on puisse lui accorder
+par an.
+</p>
+
+<p>
+J’envoye à Monseigneur la réponse du Roy,
+qui doit estre mise au pied de la déclaration de
+La Rivière, afin qu’elle soit <i>corrigée comme il
+lui plaira</i>, et de la mettre entre ses mains quand
+il passera.
+</p>
+
+<p>
+Je seray jusques à la mort, sa très-humble,
+très-obligée et très-<i>fidèle créature</i>.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<span class='smcap'>Chavigny.</span>
+</p>
+
+<p class="i2">
+A Montfrin, le dernier juin 1642.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Le Cardinal permet à <span class='smcap'>Monsieur</span> de
+sortir du royaume et aller à Venise, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span>
+stipule la pension qu’il aura, de façon
+à le rendre sage.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Mémoires de MM. de Chavigny
+et des Noyers.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Je ne fais point de difficulté, si le Roy le
+trouve bon, de donner parole à M. de La Rivière
+que, Monsieur, <i>déclarant au Roy tout ce
+qu’il sait par escrit, sans réserve</i>, venant voir Sa
+Majesté avant que de sortir du royaume, selon
+la proposition que nous en a fait ledit sieur de
+La Rivière, Sa Majesté le laissera aller librement,
+sans qu’il reçoive mal, s’il sort du consentement
+du Roy. Venise est une bonne demeure, et en ce
+cas, il faut que la permission qu’il demandera
+au Roy de sortir porte: «Pour ne revenir en
+France que lorsqu’il plaira au Roy nous le permettre
+et nous l’ordonner.»
+</p>
+
+<p>
+Quant à l’argent, je crois qu’il se doit contenter
+de ce que le Roy d’Espagne luy devoit
+donner, sçavoir: dix mille écus par mois. Car
+luy donner plus, c’est luy donner moyen de mal
+faire; et le Roy ne pouvant consentir qu’il
+meine avec luy les mauvais esprits qui l’ont
+perdu, il n’a pas besoin davantage pour luy et
+pour les gens de bien. Cependant, s’il faut passer
+jusqu’à quatre cent mille livres, je ne crois
+pas qu’il faille s’arrester pour peu de chose. Je
+suis entièrement à ceux qui m’aiment comme
+vous.
+</p>
+
+<p class="right5">
+<i>Le cardinal</i> <span class='smcap'>de Richelieu</span>.
+</p>
+
+<p class="noindent">
+De Tarascon, ce dernier juin 1642.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span>
+Ou monsieur de La Rivière vient avec un
+simple compliment de parole et une confession
+de faute déguisée, ou il vient avec charge de
+descouvrir une partie de ce qui a esté fait.
+</p>
+
+<p>
+Si le premier, le Roi <i>doit adjouster foi (ou
+le témoigner) à ce qu’il dit</i>, et respondre qu’il
+pardonne volontiers à Monsieur, et que M. de La
+Rivière luy rapporte ce qu’il a sur la conscience,
+qu’il n’en doit pas estre en peine:
+</p>
+
+<p>
+Si le second, il doit encore lui tesmoigner de
+croire que tout ce qu’il dit est tout, et respondre:
+«Ce que vous venez de descouvrir me surprend
+et ne me surprend pas.
+</p>
+
+<p>
+«Il me surprend, parce que je n’eusse pas attendu
+ce nouveau tesmoignage de manque d’affection
+de mon Frère. Il ne me surprend pas,
+parce que M. le Grand, estant pris, s’enquiert
+fort si on ne l’accuse point d’intelligence avec
+Monsieur.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur de La Rivière, je vous parleray
+franchement: ceux qui ont donné ces mauvais
+conseils à mon Frère ne doivent rien attendre de
+moi, que la rigueur de la justice: pour mon
+Frère, s’il me descouvre tout ce qu’il a fait sans
+réserve, il recevra des effets de ma bonté,
+comme il en a déjà receu plusieurs fois par le
+passé.»
+</p>
+
+<p>
+Quelque instance que La Rivière fasse d’avoir
+promesse d’un pardon général, sans obligation
+de descouvrir tout ce qui s’est passé, le Roy demeurera
+dans sa dernière response, luy disant
+qu’il ne voudroit pas luy-mesme le conseiller de
+faire plus que Dieu, qui requiert un vrai repentir
+<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span>
+et une ingénue reconnoissance pour pardonner;
+</p>
+
+<p>
+Qu’il luy doit suffire qu’il l’asseure que Monsieur
+recevra les effets de sa bonté, s’il se gouverne
+envers Sa Majesté comme il doit, c’est-à-dire
+ainsi qu’il est dit cy-dessus.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+On voit que les rôles sont écrits mot
+pour mot, et que le Roi ne doit rien
+ajouter ni retrancher. Aussitôt l’agent
+de <span class='smcap'>Monsieur</span> (La Rivière) accourt, et le
+Cardinal l’envoie au Roi d’avance dicter
+sa réponse. Avec quelle souplesse chaque
+personnage obéit au directeur de cette
+sanglante comédie!
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Les observateurs politiques ne s’endorment
+pas: ils excitent Louis XIII par
+tous les moyens possibles contre le bouc
+émissaire sur qui tout péché doit retomber.
+On redouble de rigueurs avec
+le prisonnier.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Des Noyers écrit, le 30 juin 1642, au
+Cardinal:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le Roy m’a dit qu’il croit que M. le Grand eût
+<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span>
+été capable <i>de se faire huguenot</i>. J’y ai
+adjousté qu’il se fût fait Turc pour régner et
+oster à Sa Majesté ce que Dieu luy a si légitimement
+donné. Sur quoi le Roy m’a dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je le crois...
+</p>
+
+<p>
+Sa Majesté m’a dit ce matin que Treville avoit
+entretenu M. le Marquis sur l’arrivée de M. le
+Grand à Montpellier, et qu’en entrant dans la citadelle
+il avoit dit:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Faut-il mourir à vingt-deux ans! Faut-il
+conspirer contre la patrie d’aussi bonne heure!
+Ce qu’elle avoit très-bien reçeu.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="noindent center sep2">
+<i>M. des Noyers à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="right10">
+Paris, le 1<sup>er</sup> juillet.
+</p>
+
+<p>
+Sa Majesté est échauffée plus que jamais contre
+M. le Grand, car elle a seu que, durant sa maladie,
+ce <i>misérable</i>, que M. le premier-président
+nomme fort bien le <i>perfide public</i>, avait dit du
+Roy:
+</p>
+
+<p>
+—Il traînera encore!
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Rien n’est oublié pour irriter Louis
+XIII, quoiqu’il nous soit difficile de sentir
+le sel du bon mot du premier-président.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span>
+Le même homme (des Noyers) écrit
+encore le 1<sup>er</sup> juillet 1642, de Pierrelatte:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Sa Majesté continue dans de très grandes démonstrations
+d’amour pour Monseigneur, et dans
+une exécration non pareille pour ce malheureux
+<i>perfide public</i>.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Ainsi le bulletin de la <i>colère royale</i> est
+envoyé au Cardinal heure par heure, et
+l’on a soin que la fièvre ne cesse pas. Les
+parents des deux jeunes gens veulent
+supplier, on les arrête. M. de Chavigny
+écrit le 3 juillet 1642:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+L’abbé d’Effiat et l’abbé de Thou venoient trouver
+le Roy, à ce qu’on nous avoit assuré. Sa Majesté
+<i>a trouvé bon</i> qu’on envoyast au-devant d’eux
+pour leur recommander de se retirer.
+</p>
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+La correspondance est pressante. Le
+lendemain (4 juillet 1642), le Cardinal
+écrit de Tarascon:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Les énigmes les plus obscures commencent à
+s’expliquer: <i>le perfide public</i>, confessant au lieu
+où il est, <i>qu’il a eu de mauvais desseins contre
+la personne de M. le Cardinal, mais qu’il n’en a
+point eu que le Roy n’y ait consenti</i>; le mal est
+<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span>
+que la liberté qu’il a eue jusques à présent de se
+promener deux fois le jour, fait que ce discours
+commence d’être bien espandu en cette province,
+ce qui peut faire beaucoup de mauvais effets.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Une crainte mortelle agite le Cardinal
+qu’on ne vienne à savoir que le Roi a été
+de la conjuration: il rend la prison plus
+sévère. Il ajoute:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ceton, lieutenant des gardes écossaises, âgé de
+soixante-six ans, a laissé promener M. le Grand
+deux fois le jour. Il n’y a que trois jours qu’il en
+usoit encore ainsi, ce qui me feroit croire que les
+premiers ordres ont été perdus.
+</p>
+
+<p>
+M. de Bouillon n’a demandé qu’un médecin et
+deux valets de chambre; le <i>perfide public</i> a six
+personnes qui doivent être retranchées. Autrement,
+il est impossible qu’<i>il ne fasse sçavoir tout
+ce qu’il voudra</i>; jamais prince n’en eut davantage.
+</p>
+
+<p>
+Vous parlerez adroitement de ce que dessus,
+<i>sans me mettre en jeu aucunement</i>.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Comme il attend avec impatience un
+<i>bon commissaire</i>, il dit:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+J’attends M. de Chazé, que <i>nous essayerons par
+M. de Thou</i>.—Faites-le hâter par le Rhône, car
+le temps nous presse, et il est nécessaire que je
+sois icy pour l’aider à ses interrogations, que je
+lui donnerai <i>toutes digérées</i>.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span>
+Comme il faut envenimer la plaie du
+cœur royal, il n’oublie pas un trait qui
+puisse porter:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Il est bon que le <i>fidèle marquis de Mortemar</i>
+dise au Roy comme le <i>perfide public</i> disait que
+Fontrailles avoit dit un bon mot sur ses maladies,
+sçavoir, est:
+</p>
+
+<p>
+—<i>Il n’est pas encore assez mal.</i>
+</p>
+
+<p>
+Pour montrer comme le <i>perfide</i> et ses principaux
+confidents estoient mal intentionnez vers le
+Roy.
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+On voit que nulle légèreté de propos,
+nulle étourderie du jeune favori, vraie ou
+supposée, n’est omise par le rusé politique.
+Chavigny répond sur-le-champ et
+dans les mêmes termes:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le fidèle marquis n’a pu encore prendre son
+temps pour dire ce que M. le Cardinal a mandé:
+ce sera pour demain; nous verrons ce que le
+Roy en dira.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Puis, le lendemain, le même Chavigny
+écrit à la hâte:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Mortemar a dit tout au long au Roy le mot de
+M. le Grand. Le Roy n’a pas manqué, aussitôt
+ouy ce discours, de le rapporter à Chavigny.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span>
+C’est-à-dire à lui-même: Il persifle
+ainsi Louis XIII sur sa docilité!
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Et je crois qu’il en fait de même à M. des
+Noyers.
+</p>
+
+<p>
+Le Roy m’a commandé expressément de le faire
+sçavoir à Son Eminence, et lui dire qu’il croyoit
+M. le Grand assez détestable pour avoir eu une
+si horrible pensée, et qu’il se souvient qu’il avoit
+<i>à Lyon plus de cinquante gentilshommes</i> qui
+dépendoient de luy.
+</p>
+
+<p>
+On n’a rien oublié pour entretenir Sa Majesté
+<i>en belle humeur</i>. Le Roy a répété plusieurs fois
+que M. le Grand estoit le plus grand menteur
+du monde. Ainsi on peut espérer que l’amitié est
+bien usée dans le cœur de Louis XIII.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Le 6 juillet 1642 (que l’on remarque
+cette rapidité), les deux créatures du
+Cardinal-Duc, Chavigny et des Noyers
+lui disaient le résultat de leurs insinuations:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Nous supplions très humblement Monseigneur
+de se mettre l’esprit en repos, et croire qu’il ne
+fut jamais si puissant auprès du Roy qu’il est,
+que sa présence opérera tout ce qu’elle voudra.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Le même jour, le Cardinal-Duc écrit
+au Roi très humblement et sur le ton
+<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span>
+d’une victime et d’un prêtre candide que
+le Roi défend.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Son Éminence au Roy.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Ayant sçeu, dit-il, la nouvelle descouverte qu’il
+a pleu au Roy faire du mauvais dessein qu’avoit
+M. le Grand contre moy, contre un Cardinal, qui
+depuis vingt-cinq ans a, par la permission de
+Dieu, assez heureusement servi son maistre; plus
+la malice de ce malheureux est grande, plus la
+bonté de Sa Majesté paroist. Du septiesme juillet
+1642.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Et le 7, il fait venir M. de Thou dans
+sa chambre, l’envoyant chercher dans la
+prison de Tarascon. J’ai sous les yeux ce
+curieux interrogatoire, et le donne tel
+qu’il a été conservé mot pour mot. Il n’est
+pas superflu de faire remarquer le ton
+de politesse exquise des deux personnages,
+dont aucun n’oublie le rang et le
+caractère de l’autre, et qui semblent
+toujours avoir dans la pensée leur
+vieil adage: <i>Un gentilhomme en vaut
+un autre.</i>
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span>
+<i>Interrogatoire et réponse de M. de Thou
+à Monseigneur le Cardinal-Duc, qui
+l’envoya querir en la prison du chasteau
+de Tarascon. (Journal de M. le cardinal
+de Richelieu, qu’il a fait durant le
+grand orage de la cour, en l’année 1642,
+et tiré des Mémoires qu’il a escrits de
+sa main M. DC. XLVIII.)</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de
+m’excuser de vous avoir donné la peine de venir
+icy.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, je la reçois avec
+honneur et faveur.
+</p>
+
+<p>
+Après, il lui fit donner une chaise près de son
+lit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Monsieur, je vous prie de me
+dire l’origine des choses qui se sont passées cy-devant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Monseigneur, il n’y a personne
+qui le puisse mieux sçavoir que Votre Eminence.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Je n’ai point d’intelligence en
+Espagne pour le sçavoir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Le Roy en ayant donné l’ordre,
+Monseigneur, cela n’a peu estre sans vous l’avoir
+fait connoistre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous escrit à Rome et
+en Espagne?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, par le commandement
+du Roy.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Estes-vous secrétaire d’Etat
+pour l’avoir fait?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Non, Monseigneur; mais le Roy
+me l’avait commandé, je n’ai peu faillir de le
+faire.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Avez-vous quelque pouvoir
+de cela?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ouy, Monseigneur, la parole du
+Roy, et un commandement de le faire par escrit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Si est-ce que M. de Cinq-Mars
+n’en a rien dit?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Il a eu tort, Monseigneur, de ne
+l’avoir dit; car il a receu le commandement aussi
+bien que moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. le Cardinal.</span> Où sont ces commandements?
+</p>
+
+<p>
+<span class='smcap'>M. de Thou.</span> Ils sont en bonnes mains, pour
+les produire quand il en sera besoin.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Mais c’est là ce qu’il faut éviter. Le
+Cardinal ne veut pas savoir que le Roi a
+donné des ordres contre lui. Il demande
+à Paris des commissaires, un surtout
+qu’il désigne, M. de Lamon, pour aider
+M. de Chazé à de nouveaux interrogatoires
+dirigés contre ce de Thou si imposant,
+si ferme, si grave, si loyal et si redoutable
+par sa vertu.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que ce jeune magistrat parle
+ainsi, Gaston d’Orléans, <span class='smcap'>Monsieur</span>, le
+frère du Roi, envoie sa confession et se
+met à genoux, en ces termes:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span>
+<p>
+Gaston, fils de France, frère unique du Roy,
+estant touché d’un véritable repentir d’avoir
+<i>encore</i> manqué à la fidélité que je dois au Roy
+mon seigneur, et désirant me rendre digne de la
+grâce et du pardon, j’avoue sincèrement toutes
+les choses dont je suis coupable.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Suivent les accusations contre M. le
+Grand, sur qui il rejette noblement toute
+l’affaire.
+</p>
+
+<p>
+Puis une seconde confession accompagne
+la première, touchant l’autre péché:
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Monsieur, frère du Roy, à Son Éminence.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="right5">
+D’Aigueperce, le 7 juillet.
+</p>
+
+<p>
+Gaston, etc. Ne pouvant assez exprimer à mon
+cousin le Cardinal de Richelieu quelle est mon
+extrême douleur d’avoir pris des liaisons et correspondances
+avec ses ennemis... je proteste
+devant Dieu, et prie M. le Cardinal de croire que
+je n’ai pas eu plus grande connoissance de ce qui
+peut regarder sa personne, et que, pour mourir,
+je n’aurois jamais presté ny l’oreille ny le cœur
+à la moindre proposition qui eust esté contre elle,
+etc., etc.
+</p>
+
+</div>
+
+<p class="sep2">
+La politesse de la frayeur ne peut aller
+plus loin et plus bas assurément.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span>
+Mais le maître n’est pas content encore
+de ces mensonges et de ces humiliations.
+</p>
+
+<p>
+Il envoie ses ordres sur ce qui doit
+être dit par <span class='smcap'>Monsieur</span>, s’il veut qu’on lui
+permette de rester dans le royaume et
+qu’on lui donne de quoi vivre.
+</p>
+
+<p>
+On confrontera <span class='smcap'>Monsieur</span> et M. de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Instructions de Son Éminence</i>.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Quand on amènera M. le Grand au lieu où sera
+la personne de <span class='smcap'>Monsieur</span>, <span class='smcap'>Monsieur</span> lui doit dire:
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le Grand, quoyque nous soyons de
+différente qualité, nous nous trouvons en mesme
+peine, mais il faut que nous ayons recours à
+mesme remède. Je confesse notre faute et supplie
+le Roy de la pardonner.»
+</p>
+
+<p>
+Ou M. le Grand prendra le mesme chemin et
+demeurera d’accord de ce qu’aura dit <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+ou il voudra faire l’innocent; en quel cas <span class='smcap'>Monsieur</span>
+lui dira:
+</p>
+
+<p>
+«Vous m’avez parlé en tel lieu, vous m’avez
+dit cela, vous vinstes à Saint-Germain me trouvez
+en mon escurie avec M. de Bouillon (tel et moy,
+tels et tels)»... Ensuite <span class='smcap'>Monsieur</span> dira le reste
+de l’histoire.
+</p>
+
+<p>
+Il fera de même lorsqu’on luy amènera M. de
+Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Il se contentera de la promesse de rester dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span>
+le royaume, sans jamais prétendre charge ny
+emploi.
+</p>
+
+<p>
+Je dis ceci, après avoir bien philosophé sur
+cette affaire, <i>qui peut estre celle de la plus
+grande importance qui soit jamais arrivée en ce
+royaume de cette nature</i>.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Mais <span class='smcap'>Monsieur</span> fait beaucoup de difficulté
+de se laisser confronter aux accusés;
+il craint de manquer d’assurance
+devant eux. Le Roi n’ose l’exiger de son
+frère; il faut trouver un biais; le chancelier
+Séguier le trouve et l’envoie bien
+vite:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+J’ai proposé au Roy de mander MM. Talon,
+conseiller d’Estat et advocat général, Le Bret et
+du Bignon, qui ont tous grande connoissance de
+matières criminelles, pour conférer avec moy sur
+toutes les propositions que je lui ferai.
+</p>
+
+<p>
+Leur advis est que l’on peut dispenser <span class='smcap'>Monsieur</span>
+d’être présent à la lecture de sa déclaration aux
+accusés.
+</p>
+
+<p>
+Cet advis est appuyé d’exemples et de raisons;
+quant aux exemples, nous avons la procédure faite
+de La Mole et de Coconas, accusés de lèze-majesté.
+En ce procès, les déclarations du Roy de
+Navarre et du duc d’Alençon furent receues et
+leues aux accusés sans confrontation, encore qu’ils
+l’eussent demandée.
+</p>
+
+<p>
+... Une déposition d’un témoin avec des <i>présomptions
+<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span>
+infaillibles servent de preuve et de
+conviction</i> contre un accusé en <i>crime de lèze-majesté</i>:
+ce qui n’est pas aux autres crimes.
+</p>
+
+</div>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+On voit que le chancelier y met fort
+bonne volonté.
+</p>
+
+<p>
+Suit l’avis donné par Jacques Talon et
+Hierosme Bignon et Omer Talon, décidant
+«qu’aucun <i>fils de France</i> n’a esté
+ouy dans aucun procès, et que leur <i>déclaration</i>
+sert de preuve sans confrontation.»
+</p>
+
+<p>
+Le chancelier reçoit la déclaration de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, en compagnie des juges, sieurs
+de Laubardemont, Marca, de Paris,
+Champigny, Miraumesnil, de Chazé et
+de Sève, dans laquelle le duc d’Orléans
+avoue: <i>avoir donné deux blancs signés
+à Fontrailles pour traiter avec le roi d’Espagne</i>,
+à l’instigation de M. le Grand; il
+le présente comme ayant séduit aussi
+M. de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Après ces écrits, le Cardinal est armé
+de toutes pièces, et, sûr du succès, il
+peut partir. Il se rend à Paris; et, tandis
+<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span>
+que l’on juge à Lyon Cinq-Mars et
+de Thou qu’il abandonne, il va remettre
+la main sur le Roi et faire grâce à <span class='smcap'>Monsieur</span>
+moyennant sa nullité politique, et
+à M. de Bouillon en échange de la place
+de Sedan.
+</p>
+
+<p>
+Le rapport du procès est très curieux
+à lire et trop volumineux pour être
+copié ici; il se trouve à la suite des
+interrogatoires. Le rapporteur charge
+ainsi M. de Cinq-Mars après avoir passé
+légèrement sur <span class='smcap'>Monsieur</span> et le duc de
+Bouillon:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Quant à M. le Grand, il est chargé non-seulement
+d’estre complice de cette conjuration, mais
+ensuite d’en estre auteur et promoteur.
+</p>
+
+<p>
+M. le Grand empoisonne l’esprit de <span class='smcap'>Monsieur</span>
+par des craintes imaginaires et supposées par lui.
+Voilà un crime.
+</p>
+
+<p>
+Pour se garantir de ses terreurs, <i>il le porte</i> à
+faire un parti dans l’Estat. En voilà deux.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à s’unir à l’Espagne. C’en est un
+troisième.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à ruiner M. le Cardinal, <i>et le faire
+chasser des affaires</i>. C’en est un quatrième.
+</p>
+
+<p>
+<i>Il le porte</i> à faire la guerre en France pendant
+le siége de Perpignan, pour interrompre le
+cours du bonheur de cet Estat. C’en est un cinquième.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span>
+Il dresse lui-même le <i>traité</i> d’Espagne. C’en
+est un sixième.
+</p>
+
+<p>
+Il produit Fontrailles à <span class='smcap'>Monsieur</span> pour estre
+envoyé pour le traité, et envoyé à M. le comte
+d’Aubijoux. Ces suites <i>peuvent être estimées un</i>
+septième crime, ou au moins l’accomplissement
+de tous les autres.
+</p>
+
+<p>
+Tous sont crimes de lèze-majesté, celuy qui
+touche la personne des ministres des princes
+estant réputé, par les lois anciennes et constitutions
+des empereurs, de pareil poids que <i>ceux
+qui touchent leurs propres personnes</i>.
+</p>
+
+<p>
+Un ministre <i>sert bien</i> son prince et son Estat,
+on l’oste à tous les deux, c’est tout de mesme que
+qui priveroit le premier d’un bras et le second
+d’une partie de sa puissance.
+</p>
+
+</div>
+
+<p>
+Je livre ces arguments aux réflexions des
+jurisconsultes. Ils penseront peut-être
+qu’il y eût eu quelque réponse à faire si
+l’on eût regardé comme possible de répondre
+à ces absurdités d’un pouvoir
+sans contrôle. Le grand fait du traité
+d’Espagne suffisait, et je ne transcris ce
+que le rapporteur ajoute que pour montrer
+l’acharnement qui lui était prescrit
+contre l’ennemi, le rival de faveur du
+premier ministre<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span>
+Si M. de Cinq-Mars eût été moins ardent,
+moins hautain et plus habile, il
+ne devait pas se mettre dans son tort en
+traitant avec l’étranger. Il pouvait renverser
+le Cardinal à moins de frais et
+sans s’attacher au front l’écriteau <i>d’allié
+de l’étranger</i>, toujours détesté des nations
+monarchiques ou républicaines,
+celui du connétable de Bourbon et de
+Coriolan. Mais il avait vingt-deux ans et
+n’avait pas la tête tout entière aux grandes
+affaires. Il agissait trop vite, hâté par la
+passion, contre un homme d’expérience
+qui savait attendre avec froideur et
+mettre son ennemi dans son tort.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep2">
+<i>Sur l’interrogatoire secret.</i>
+</p>
+
+<p class="small center noindent">
+(Extrait des registres.)
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Cinq-Mars advoua à M. le Chancelier que
+la plus forte passion qui l’avoit emporté à ce
+qu’il avoit fait estoit de mettre hors des affaires
+<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span>
+M. le Cardinal, contre lequel il avoit une adversion
+qu’il ne pouvoit vaincre ny modérer.
+</p>
+
+<p>
+Il disoit que six choses lui avoient donné cette
+adversion.
+</p>
+
+<p>
+1. La première, qu’après le siége d’Arras, à
+la fin duquel il s’estoit trouvé, M. le Cardinal
+avoit parlé de luy comme d’une personne qui
+n’avoit pas tesmoigné beaucoup de cœur.
+</p>
+
+<p>
+2. Qu’après l’alliance de M. le marquis de Sourdis
+et de son frère, le Cardinal avoit dit que
+M. de Sourdis avoit faict honneur à sa maison.
+</p>
+
+<p>
+3. Qu’ayant souhaité d’estre fait Duc et Pair,
+M. le Cardinal en avoit destourné le Roy.
+</p>
+
+<p>
+4. Qu’il s’estoit senti obligé de prendre la protection
+de M. l’archevesque de Bordeaux, lequel
+il avoit cru qu’on vouloit perdre.
+</p>
+
+<p>
+5. <i>Que luy parlant de la princesse Marie, il
+dit que sa mère vouloit faire le mariage de luy
+avec elle</i>; Son Eminence dict que <i>sa mère,
+M<sup>me</sup> d’Effiat, estoit une folle, et que si la princesse
+Marie avoit cette pensée, qu’elle estoit plus
+folle encore</i>. Qu’ayant été proposée pour femme
+de <span class='smcap'>Monsieur</span>, il auroit bien de la vanité et de la
+présomption de la prétendre; que c’estoit ridicule.
+</p>
+
+<p>
+6. Que le Cardinal avoit trouvé étrange que
+le Roy l’eust admis au conseil, et l’en avoit faict
+sortir.
+</p>
+
+</div>
+
+<h2 id="tdm2">
+<span class="xlarge">TABLE</span>
+</h2>
+
+<hr class="c10" />
+
+<table id="tdm" summary="" class="sep2">
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Réflexions sur la vérité dans l’art</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#intro">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre I.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les adieux</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_1">19</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre II.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La rue</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_2">63</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre III.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le bon prêtre</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_3">85</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le procès</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_4">110</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre V.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le martyre</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_5">131</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le songe</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_6">152</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le cabinet</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_7">171</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre VIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’entrevue</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_8">218</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre IX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le siège</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_9">245</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre X.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les récompenses</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_10">271</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les méprises</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_11">297</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La veillée</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_12">319</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’Espagnol</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_13">353</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#notes1">375</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<hr class="c25 sep4" />
+
+<p class="center noindent">
+Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span>
+</p>
+
+<div class='footnotes newpage'>
+
+<h2>Notes de bas de page</h2>
+
+<div class='footnote' id='FN_1'>
+<p>
+<a href='#FA_1'>[1]</a> Treize éditions réelles de formats divers et
+des traductions dans toutes les langues peuvent
+en être la preuve.
+</p>
+
+<p class="right5">
+(<i>Note de l’Éditeur.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_2'>
+<p>
+<a href='#FA_2'>[2]</a> De nos jours un général russe n’a-t-il pas
+renié l’incendie de Moscou, que nous avons fait
+tout romain, et qui demeurera tel? Un général
+français n’a-t-il pas nié le mot du champ de
+bataille de Waterloo qui l’immortalisera? Et si
+le respect d’un évènement sacré ne me retenait,
+je rappellerais qu’un prêtre a cru devoir désavouer
+publiquement un mot sublime qui restera
+comme le plus beau qui ait été prononcé sur
+un échafaud: <i>Fils de saint Louis, montez au
+ciel!</i> Lorsque je connus tout dernièrement son
+auteur véritable, je m’affligeai tout d’abord de
+la perte de mon illusion, mais bientôt je fus
+consolé par une idée qui honore l’humanité à
+mes yeux. Il me semble que la France a consacré
+ce mot, parce qu’elle a éprouvé le besoin de se
+réconcilier avec elle-même, de s’étourdir sur
+son énorme égarement, et de croire qu’alors
+il se trouva un honnête homme qui osa parler
+haut.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_3'>
+<p>
+<a href='#FA_3'>[3]</a> Il y resta douze ans.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_4'>
+<p>
+<a href='#FA_4'>[4]</a> La France et l’armée étaient divisées en
+Royalistes et Cardinalistes.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_5'>
+<p>
+<a href='#FA_5'>[5]</a> Mars 1826. — 2 vol. in-18.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_6'>
+<p>
+<a href='#FA_6'>[6]</a> Juin 1826. — 4 vol. in-12.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_7'>
+<p>
+<a href='#FA_7'>[7]</a> Chapitre <span class='smcap'>XXIV</span>, intitulé <span class='smcap'>Le Travail</span>.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_8'>
+<p>
+<a href='#FA_8'>[8]</a> Il y a peu de mots aussi involontairement et cruellement
+comiques que celui-ci répété si souvent: <i>Il le porte
+à</i>, etc. <span class='smcap'>Monsieur</span> se trouve ainsi présenté comme un écolier
+au-dessous de l’âge de raison et irresponsable, que son
+gouverneur porte à quelques petites erreurs. Gouverneur
+de <i>vingt-deux ans</i>, élève de <i>trente-quatre</i>. Sanglante
+facétie!
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p>
+
+<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p>
+
+<ul>
+<li>p. 20, ajout d’une virgule après «qu’entourent des bosquets»;</li>
+<li>p. 47, «fraicheur» corrigé en «fraîcheur» («sa fraîcheur était éblouissante»);</li>
+<li>p. 98, «chatains» corrigé en «châtains» («vos beaux cheveux châtains»);</li>
+<li>p. 113, «agitaient» corrigé en «agitait» («une foule ignoble de femmes et d’hommes
+de la lie du peuple s’agitait»);</li>
+<li>p. 122, ajout d’un guillemet fermant après «celle du Seigneur?...»;</li>
+<li>p. 139, «nazillardes» corrigé en «nasillardes» («des voix fortes et nasillardes»);</li>
+<li>p. 163, «diadême» corrigé en «diadème» («j’ai un diadème»);</li>
+<li>p. 215, «.» corrigé en «:» («il dit avec un rire amer:»);</li>
+<li>p. 223, ajout d’une virgule manquante après «et» dans «et, du plus loin qu’ils le voyaient venir»;</li>
+<li>p. 236, suppression d’une virgule parasite dans «l’éternité s’approche pour moi»;</li>
+<li>p. 274, ajout du mot manquant «côté.» dans «le capitaine de ses gardes était à son côté.»;</li>
+<li>p. 284, «qui» corrigé en «que» («et que pourront imiter les diplomates»);</li>
+<li>p. 298, ajout d’un point-virgule manquant après «le cheval gris»;</li>
+<li>p. 328, ajout d’un tiret manquant dans «Est-ce pour la gloire»;</li>
+<li>p. 331, «que» ajouté dans «comment veux-tu que je le sache,»;</li>
+<li>p. 348, «manteau» corrigé en «marteau» («Mon sceptre est un marteau de fer,»);</li>
+<li>p. 352, ajout d’une virgule manquante après «des mains de sa victime,»;</li>
+<li>p. 378, ajout d’une virgule manquante après «aux plus pures,»;</li>
+<li>p. 382, «ajouta t-il» corrigé en «ajouta-t-il»;</li>
+<li>p. 384, «de-couvrir» corrigé en «descouvrir» («il faut descouvrir les auteurs»);</li>
+<li>p. 403, ajout d’un guillemet manquant devant «Monsieur le Grand, quoyque».</li>
+</ul>
+
+<p>
+Les variations dans l’orthographe n’ont pas été corrigées. On trouve par exemple «siége»
+et «siège», «évènement» et «événement», ou encore «Reine mère», «Reine-Mère»,
+«reine-mère» et «Reine-mère».
+</p>
+
+<p>
+En page 35, «il fut saluer» a le sens de «il alla saluer».
+</p>
+
+<p class="bot25">En page 359, la phrase</p>
+ <p class="i2 small bot25 sep25 left5">Que vous importe,
+ pourvu qu’il y tombe martyr, s’il le faut?
+ </p>
+<p class="bot25 sep25">est incomplète dans cette édition. Il faut lire:</p>
+ <p class="i2 small sep25 left5">
+ Que vous importe, pourvu qu’il prie au pied des autels
+ que vous adorez, pourvu qu’il y tombe martyr s’il le faut?
+</p>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome I of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME I OF 2) ***
+
+***** This file should be named 44198-h.htm or 44198-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
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+1.F.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
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