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CHARPENTIER | CALMANN LÉVY + ÉDITEURS + + 1882 + + + + +CINQ-MARS + + + + +CHAPITRE XIV + +L'ÉMEUTE + + Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous + les calculs de la prudence humaine. + + MIRABEAU, _Adresse au Roi_. + + +«_Que d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une +aile imaginaire_», s'écrie l'immortel Shakspeare avec le choeur de +l'une de ses tragédies, «_figurez-vous le roi sur l'Océan, suivi de +sa belle flotte; voyez-le, suivez-le_». Avec ce poétique mouvement +il traverse le temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée +attentive dans les lieux de ses sublimes scènes. + +Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne +voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et, +jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre, +nous passerons tout à coup l'espace de deux cents lieues et le temps de +deux années. + +Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front +des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille +si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une +naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux +ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce +jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le +navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s'être +passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de +règne. + +Mais rien n'était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous +passons, si ce n'était ses craintes et ses espérances. L'avenir seul +avait changé d'aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de +contempler en grand l'état du royaume. + +La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le +malheur des États voisins; les révoltes de l'Angleterre et celles de +l'Espagne et du Portugal faisaient admirer d'autant plus le calme dont +jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés, +grandissaient l'immuable Richelieu. + +Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes, +servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la +Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l'ombre +de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l'Italie recevaient dans +le Piémont les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas: +et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la +Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu'il ne +leur était pas permis de prendre. L'intérieur n'était pas heureux, mais +tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le +Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un jeune +favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques +morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes +tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la +puissance invisible. + +Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, venait de porter _sa tête +de fer_[1] sur l'échafaud, _sans honte ni peur_, comme il le dit en y +montant. + + [1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme, + qui fut son seul crime. + +Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et +le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades, +qui se haïssaient mutuellement, l'un n'avait jamais tenu les rênes de +son Etat, l'autre n'y faisait plus sentir sa main; on ne l'entendait +plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le +gouvernement, s'effaçait partout; il dormait comme l'araignée au centre +de ses filets. + +S'il s'était passé quelques événements et quelques révolutions durant +ces deux années, ce devait donc être dans les coeurs; ce devait être +quelques-uns de ces changements occultes, d'où naissent, dans les +monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et +sanglantes dissensions. + +Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment +du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux propos de ceux qui +l'habitent et qui l'environnent. + +On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris, +où la misère et l'inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa +curiosité l'aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que +lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il +contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères +à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui +arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d'être répandu, +lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses, +quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l'affaiblissement +du monarque, l'absence et la fin prochaine du ministre, et, comme +une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient +aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce +désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles, +fort abstraites pour eux, ils ne l'étaient point aux individus, +et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou +en haine, non à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le +bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plaisaient +ou déplaisaient comme des acteurs. + +Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été +entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des +Suisses et des gardes du corps venaient même d'être attaquées et de +rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l'île +Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de +tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer, et quelques coups +de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la +ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre, +habité dans ce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d'Orléans. Là , tout +annonçait une expédition nocturne d'une nature très grave. + +Il était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre était épaisse, +lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta sur le quai, à peine +pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui +descendait en pente jusqu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près, +semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands +manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l'espagnole +qu'ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils +semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup +d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du +parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques +minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d'une porte voûtée +du Louvre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il +portait les rayons au visage de chaque individu, et qu'il souffla, +ayant démêlé celui qu'il cherchait entre tous: il lui parla de cette +façon, à demi-voix, en lui serrant la main: + +--Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien? + + [2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce + nom reviendra souvent dans le cours du récit. + +--Oui, oui, je l'ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien +malade à Narbonne, il va s'en aller _ad patres_; mais il faut mener +nos affaires rondement, car ce n'est pas la première fois qu'il fait +l'engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles? + +--Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de +gentilshommes de MONSIEUR; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en +maître maçon, une règle à la main. Mais n'oubliez pas surtout les mots +d'ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis? + +--Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi, qui n'est pas arrivé encore; +mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable +l'aurait reconnu? + +En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes +françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa +entre eux. Il sautait d'un pied sur l'autre avec un air de joie, et se +frottait les mains. + +--Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux. +Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l'épaule +d'Olivier:--Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages, +vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d'Entraigues? vous serez +dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est +bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme +un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous +le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures +des paroissiens de mon oncle l'archevêque de Paris; je les ai bien +échauffés, et ils crieront: _Vive Monsieur! vive la Régence! et plus +de Cardinal!_ comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi, +qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très +bien. Je viens de Saint-Germain; j'ai vu l'ami Cinq-Mars; il est bon, +très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j'appelle un +homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant! +Il est le maître de la cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on, +le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite +encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: _le voeu +du peuple!_ il faut faire _le voeu du peuple_ absolument; nous allons +le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout, +c'est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c'est là +l'essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours, +n'est-ce pas? + +--Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s'il prenait une +résolution aujourd'hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait +contre. + +--N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête. + +--Et du coeur aussi, dit Olivier; cela me donne de l'espoir pour +Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la +regardant. + +--Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour! +Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l'aime comme son +fils; et, pour la reine, si son coeur bat, c'est de souvenir et non +d'avenir. Mais il ne s'agit pas de ces fadaises-là ; dites-moi, mon +cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là ? +pense-t-il bien? + +--Parfaitement; c'est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal +à la rivière tout à l'heure: d'ailleurs c'est Fournier, de Loudun, +c'est tout dire. + +--Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous, +messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré. + +--Qui va là ? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui +venaient. Royalistes ou Cardinalistes? + +--_Gaston_ et _le Grand_, répondirent tout bas les nouveaux venus. + +--C'est Montrésor avec les gens de MONSIEUR, dit Fontrailles; nous +pourrons bientôt commencer. + +--Oui, par la corbleu! dit l'arrivant; car les Cardinalistes vont +passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l'heure. + +--Où vont-ils? dit Fontrailles. + +--Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir +le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le +Louvre. + +--Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l'abbé. + +Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre. +Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du +pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule +et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le +postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s'embarrassa +dans la pierre et s'abattit. + +--Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois +tous les hommes en manteau. C'est bien tyrannique! Ce ne peut être +qu'un ami du Cardinal de _La Rochelle_[3]. + + [3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de + Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander + comme général en chef et s'attribuer le mérite de la prise de la + Rochelle. + +--C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit _le Grand_, +s'écria une voix à la portière ouverte, d'où un homme s'élança sur un +cheval. + +--Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre +et perçante. + +Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent avec +fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène +tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des +chevaux n'empêchaient pas de distinguer les cris, d'un côté: «A bas le +ministre! vive le Roi! vive MONSIEUR et monsieur le Grand! à bas les +_bas rouges_!» de l'autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal! +mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes +les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque. + +Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses +à travers du quai, de manière à s'en faire un rempart contre les +chevaux de Chavigny, et de là , entre les roues, par les portières et +sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient +démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du +Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps +sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour +éclairer ceux qu'ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea. +A mesure que les gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait +cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se +nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d'autres +fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut +donc à peu près inutile et ne servit qu'à augmenter la confusion. Les +gardes du corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcouraient +la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la +modération.» + +Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien _engagé le fer_ et se +trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s'arrêtait pour juger +des coups, et quelquefois même favorisait celui qu'il pensait être de +son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes +et ses Cardinalistes. + +Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et l'on y voyait +beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges, +attentives à contempler le combat. + +De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on +distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras +droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite +était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas +blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette +troupe étrangère pourrait dissiper l'attroupement; mais on se trompa. +Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les +dépasser, les ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie +entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment, vinrent se réunir +devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre +comme à la manoeuvre, sans s'informer si les ennemis à travers lesquels +ils étaient passés s'étaient rejoints ou non. + +Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force +d'explications particulières. On entendait partout des appels, des +injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire +cesser ce combat que la destruction de l'un des deux partis, lorsque +des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble +au tumulte. L'abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son +manteau pour le faire tomber, s'écria:--Voilà mes gens! Fontrailles, +vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c'est +charmant, vraiment! + +Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manoeuvre +de ses troupes, croisant ses bras avec l'importance d'un général +d'armée. Le jour commençait à poindre, et l'on vit que du bout de +l'île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes +et d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre +d'étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des +enfants traînaient d'immenses hallebardes et des piques damasquinées +du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles, +avec des cordes, des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées +et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart, +les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles, +des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des +broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant +avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un +drapeau, un de ces animaux pendu au bout d'une perche et enveloppé dans +un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les +chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout +rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur +les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de +longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages +du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas, +battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un +porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d'un enfant de +choeur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés +d'un grossier vermillon, criaient d'une voix forcenée: «_Nous sommes +des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!_» Ils +portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu'ils faisaient le +geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet. + +Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers +d'individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les +combattants, et tout à fait contraire à ce qu'en attendait leur patron. +Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent. +Ceux de MONSIEUR et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus +par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du +Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les +blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires +pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne +d'eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes +qu'ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première +fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant +quel était le limon qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour +se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant +leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour. + +--Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit +Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez +interdit; votre bonhomme d'oncle a là de jolis paroissiens! + +--Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d'un ton mutin; c'est +que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s'ils fussent venus à +la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le +vrai (car j'avoue que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait +entendu que la voix du peuple: _Vox populi, vox Dei_. D'ailleurs, il +n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens +de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche +est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les +siens sont de braves gens que j'aime beaucoup; s'il n'est qu'un peu +blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive +d'Italie. + +--Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec +Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à MONSIEUR, avec Montrésor. + +Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la +force n'avait pu faire. + +Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de +grands malheurs; personne n'y fut tué; les cavaliers, avec quelques +égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à +leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par +des rues détournées; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la +populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient, +dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les +mêmes cris, jusqu'à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît +ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux +fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et +véritable peuple de Paris, regardant d'un air triste et dans un morne +silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands, +vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait +lentement et courageusement, à travers la populace, vers le _Palais +de Justice_ où devait s'assembler le parlement, et allait lui porter +plainte de ces effrayantes scènes nocturnes. + +Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient dans une +grande rumeur. Ce prince occupait alors l'aile du Louvre parallèle +aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d'un côté sur la cour, et +de l'autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui +couvraient la place presque en entier. Il s'était levé précipitamment, +réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds +dans de larges _mules_ carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans +une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d'or brodés en +relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher, +envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui +se passait, et s'écriant qu'on courût chercher l'abbé de La Rivière, +son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris. +A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres, +sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l'on portait en +courant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait étaient en +sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le +plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts +et agrandis par l'inquiétude et l'effroi; il était moitié nu lorsque +Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant +la poitrine et répétant mille fois: «_Mea culpa, mea culpa._» + +--Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant +d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là ? quels +sont ces assassins? quels sont ces cris? + +--On crie: «Vive MONSIEUR.» + +Gaston, sans faire semblant d'entendre, et tenant un instant la porte +de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les +galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute +sa force et en gesticulant: + +--Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je ne veux rien +entendre, je ne veux rien savoir; je n'entrerai jamais dans aucun +projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m'en parlez pas +si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l'ennemi de personne, je +déteste de telles scènes... + +Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit +rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que MONSIEUR +eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la +porte fermée avec soin, il prit la parole: + +--Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de +l'impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu'il veut la mort +de votre ennemi, et qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions +le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans +ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n'ont pu +le contenir: c'était le cri du coeur dans toute sa vérité; c'était une +explosion d'amour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait +de toutes les règles. + +--Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu calmé: +qu'ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends? + +--Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a +l'honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes, +qu'il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de +cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR, +et qui nous a portés à des choses que nous n'avions pas préméditées. + +--Mais enfin, qu'avez-vous fait? reprit le prince... + +--Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l'honneur de +parler à MONSIEUR, sont précisément de celles que je prévoyais ici même +hier au soir, quand j'eus l'honneur de l'entretenir. + +--Il ne s'agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas +dire que j'aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je +n'entends rien au gouvernement... + +--Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n'a rien +ordonné; mais elle m'a permis de lui dire que je prévoyais que cette +nuit serait troublée vers les deux heures, et j'espérais que son +étonnement serait moins grand. + +Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'effrayait pas +les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa conscience et lisant +dans leurs yeux le souvenir du consentement qu'il leur avait donné +la veille, s'assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les +regardant d'un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante: + +--Mais enfin, qu'avez-vous donc fait? + +--Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a +fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient +eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il +s'en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un +peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au +carrosse, et voilà tout. + +--Absolument tout, répéta Montrésor. + +--Comment, tout! s'écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et +n'est-ce donc rien que d'arrêter la voiture d'un ami du Cardinal-Duc? +Je n'aime point les scènes, je vous l'ai déjà dit; je ne hais point +le Cardinal; c'est un grand politique, certainement, un très grand +politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est +à moi; si on l'a reconnu, on dira que je l'ai envoyé... + +--Le hasard, répondit Montrésor, m'a fait trouver cet habit du peuple +que MONSIEUR peut voir sous mon manteau, et que j'ai préféré à tout +autre par ce motif. + +Gaston respira. + +--Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu? dit-il; c'est que +vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en +vous-même... + +--Si j'en suis sûr, ô ciel! s'écria le gentilhomme du prince: je +gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n'a vu mes traits +et ne m'a appelé par mon nom. + +--Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air +plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi +donc un peu ce qui s'est passé. + +Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense, le peuple jouait +un grand rôle et les gens de MONSIEUR aucun; et, dans sa péroraison, +il ajouta, entrant dans les détails:--On a pu voir, de vos fenêtres +mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le +désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu. + +--Ah! c'est épouvantable! s'écria le prince indigné ou feignant de +l'être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu'il est +détesté si généralement? mais il faut convenir qu'il le mérite! Quoi! +son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris +que j'aime tant! + +--Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est pas Paris +seulement, c'est la France entière qui vous supplie avec nous de vous +décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu'un +signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté +l'abaissement de la maison royale elle-même. + +--Hélas! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit +Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les +cris du peuple; oui, j'irai à son secours!... + +--Ah! nous tombons à vos genoux! s'écria Montrésor s'inclinant... + +--C'est-à -dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne +sera pas compromise et que l'on ne verra nulle part mon nom. + +--Et c'est justement lui que nous voudrions! s'écria Fontrailles, un +peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à +mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s'inscrire, je +vous les dirai sur-le-champ si vous voulez... + +--Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu d'effroi, +savez-vous que c'est une conjuration que vous me proposez là tout +simplement?... + +--Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d'honneur comme nous! une +conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour +donner la direction au voeu unanime de la nation et de la cour: voilà +tout! + +--Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette affaire ne +serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous +n'avoueriez pas que vous en êtes? + +--Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le +royaume en est déjà , et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom +après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?... + +--Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur +Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y attendait. + +Celui-ci sembla hésiter un moment... + +--Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je lui disais des noms après +lesquels il pût mettre le sien? + +--Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous +qu'au-dessus du mien il n'y en a pas beaucoup? Je n'en vois qu'un. + +--Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de +Gaston au-dessous? + +--Ah! parbleu, de tout mon coeur, je ne risque rien, car je ne vois que +le Roi, qui n'est sûrement pas de la partie. + +--Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous +vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux +choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand +écuyer chez le Roi. + +--Tope! dit MONSIEUR gaiement et frappant l'épaule de Montrésor, j'irai +dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-soeur, et je prierai mon +frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi. + +Les deux amis n'en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes +de leur ouvrage; jamais ils n'avaient vu tant de résolution à leur +chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner +de la route qu'il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la +conversation sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant +pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur ses dernières +promesses. + + + + +CHAPITRE XV + +L'ALCOVE + + Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes. + + CHATEAUBRIAND. + + Qu'il est doux d'être belle alors qu'on est aimée. + + DELPHINE GAY. + + +Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui +l'entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être +contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus +isolée par l'indifférence de son mari, plus faible par sa nature et +par la timidité qui vient de l'absence du bonheur, donnait de son côté +l'exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation, +et raffermissait sa suite effrayée: c'était la Reine. A peine endormie +depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes +et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes +de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée +dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit, +suivie de quatre dames d'atours et de trois femmes de chambre. Ses +pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu'elle s'était +blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu'un +coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait +blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se +trouvait plus tranquille que dans un pays où l'on voulait l'assassiner +parce qu'elle était l'amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans +un grand désordre et tombant jusqu'à ses pieds: c'était sa principale +beauté, et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette moins +de hasard que l'on ne l'eût pu croire. + +--Eh! ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de +sang-froid; vous avez l'air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant +le repentir. Il est probable que si l'on en veut à quelqu'un ici, c'est +à moi; tranquillisez-vous. + +--Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c'est ce Richelieu qui me +poursuit! j'en suis certaine. + +Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinctement, +convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n'étaient pas +vaines. + +--Venez m'habiller, madame de Motteville, cria-t-elle. + +Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces +immenses coffres d'ébène qui servaient d'armoire alors, en tirait une +cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l'écoutait +pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches, +et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux, +les dentelles, les vases d'or, jusqu'aux porcelaines, dans des draps +qu'elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint +Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse, +mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l'effroi qu'elle +avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et +paisible qu'on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un +spectre, et dit avec volubilité: + +--Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout +le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on dit. + +La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre. + +--Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à +genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui, +confessons-nous; je me confesse hautement: j'ai aimé... j'ai été aimée +de... + +--C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d'entendre +jusqu'à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers, +dont vous ne vous occupez guère. + +Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde réponse sévère +rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se +releva confuse, et s'aperçut du désordre de sa toilette, qu'elle alla +réparer le mieux qu'elle put dans un cabinet voisin. + +--Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole +qu'elle eût conservée auprès d'elle, allez chercher le capitaine des +gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j'entende +quelque chose de raisonnable. + +Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue +qu'elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre. + +La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de +l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa +maîtresse. + +Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur +devenaient plus distincts au-dessous et dans l'intérieur. On entendait +dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde, +les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine, +qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes de +fer que l'on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas +d'attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d'hommes +qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple +qui s'élevaient et s'éteignaient, s'éloignaient et se rapprochaient +comme le bruit des vagues et des vents. + +La porte s'ouvrit encore, et cette fois c'était pour introduire un +charmant personnage. + +--Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la +duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes, +vous venez parée pour être vue de toute la cour. + +--Je n'étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de +Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout ce peuple par mes fenêtres. +Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers +secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra +prendre l'une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une +larme, je viens d'entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je +n'ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois, +sauvez-vous et laissez-nous ici. + +--Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse, +et, j'espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et +lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le +veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j'accepte de +vous, belle enfant, c'est de m'apporter ici dans mon lit cette petite +cassette d'or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui +contient ce que j'ai de plus précieux. + +Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie: + +--S'il m'arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la +jeter dans la Seine. + +--Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde +mère, dit-elle en pleurant. + +Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux +de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont +on entendait l'explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses +firent demander des ordres par dona Stephania. + +--Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté, +mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l'être. + +Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s'adressant +aux deux officiers:--Messieurs, souvenez-vous d'abord que vous répondez +sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez, +monsieur de Guitaut? + +--Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne +menace ni eux ni Votre Majesté. + +--C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrompit la Reine, et +protégez indistinctement tous ceux que l'on menace. Vous m'entendez +aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez +que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près +des petits-fils du feu Roi son ami. + +C'était un jeune homme d'un visage franc et ouvert. + +--Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je +n'oublie que ma famille, et non la sienne. + +Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient +d'être coupés. + +--J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec +Guitaut. + +La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse +de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de +Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l'entrouvrit, appuyée sur +l'épaule de la duchesse de Mantoue. + +--Qu'entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la +Reine!» + +Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et +l'on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!» + +Marie tressaillit. + +--Qu'avez-vous! lui dit la Reine en l'observant. + +Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette +bonne et douce princesse ne parut pas s'en apercevoir, et prêtant la +plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle +exagéra même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le premier nom +arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on vint lui dire que la +foule n'attendait qu'un geste de sa main pour se retirer, elle le donna +gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était +loin d'être complète, car le fond de son coeur était troublé par bien +des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle +se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les +scènes révoltantes que le jour naissant n'éclairait que trop: l'effroi +rentrait dans son coeur à mesure qu'il lui devenait plus nécessaire de +paraître calme et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement +de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle +se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu'elle aurait +peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de +quelqu'un et appeler ses Reines. + +Elle salua donc. + +Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre +princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et Reine de France. La +monarchie, sans base, telle que Richelieu l'avait faite, naquit et +mourut entre ces deux comparutions. + +Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier +sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres +bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui +était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les +candélabres en forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries +encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester +seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l'enceinte que +formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée +de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le +front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied +de velours, tenait l'une de ses mains dans les siennes, et sans oser +parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là +jamais on n'avait vu une larme dans les yeux de la Reine. + +Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la +princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi: + +--Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de +bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu'il me +donne la force de ne pas haïr l'ennemi qui me poursuit partout, et qui +perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition +démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le +vois dans ces tumultueuses révoltes. + +--Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car c'est le Cardinal +dont vous parlez, sans doute? et n'avez-vous pas entendu que ces cris +étaient pour vous et contre lui? + +--Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie +fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c'est qu'il +les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c'est qu'ils n'ont +pas atteint l'heure qu'il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le +connais, et j'ai payé cher la science de cette âme perverse; il m'en +a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les +affections de ma famille, et jusqu'au coeur de mon mari; il m'a isolée +du monde entier; il m'enferme à présent dans une barrière d'honneurs +et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière, +me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m'a +interrogée; on m'a fait signer que j'étais coupable et demander pardon +au Roi d'une faute que j'ignorais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la +prison, peut-être éternelle, d'un fidèle domestique[4], la conservation +de cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes regards que tu +me crois trop effrayée; mais ne t'y trompe pas, comme toute la cour le +fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et +qu'il sait jusqu'à nos pensées. + + [4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir + de l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la + Reine. + +--Quoi! madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces gens sous vos +fenêtres et le nom de ceux qui les envoient! + +--Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il le permet, il +l'autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de +moi; il veut achever de m'humilier. + +--Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux ans; c'est un autre +qu'il aime. + +La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits +naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui +se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui +voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant +cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa +sa joue et reprit: + +--Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c'est que le +Roi n'aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont +les plus près d'être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit +et dévore tout. + +--Ah! mon Dieu! que me dites-vous? + +--Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d'une voix plus +basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y +faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T'a-t-on conté +l'exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La +Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un +enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés, +proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul +ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends +pour de l'amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est +mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente +Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son +attachement dévore comme ce feu qui l'éblouit et la brûle. + +Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre la Reine; elle +continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu'un voile de larmes +obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche, +et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres. + +--Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec +une voix d'une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont +on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante, +notre coeur est bien gros; vous n'en pouvez plus, mon enfant. Allons, +parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars? + +A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux +pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne +princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des +mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu'il +semblait que son coeur dût se briser. La Reine attendit longtemps la +fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour +apaiser sa douleur, et répétant souvent:--Ma fille, allons, ma fille, +ne t'afflige pas ainsi! + +--Ah! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais +je n'ai pas compté sur ce coeur-là ! J'ai eu bien tort, j'en serai +peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler, +madame? Ce n'était pas d'ouvrir mon âme qui m'était difficile; c'était +de vous avouer que j'avais besoin d'y faire lire. + +La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en +mettant son doigt sur ses lèvres. + +--Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie, +c'est toujours le premier mot qu'il est difficile de nous dire, et cela +nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait +bien près de manquer de dignité. Ah! qu'il est difficile de régner! +Aujourd'hui, voilà que je veux descendre dans votre coeur, et j'arrive +trop tard pour vous faire du bien. + +Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre. + +--Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous +rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu'après +avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le +trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai +pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton coeur, je +t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or: voici la clef; +ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi. + +La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre +ciselé un couteau d'une forme grossière dont la poignée était de fer +et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées +avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les +soulever, Anne d'Autriche l'arrêta. + +--Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c'est là tout le trésor +de la Reine... C'en est un, car c'est le sang d'un homme qui ne vit +plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave, +le plus illustre des grands de l'Europe; il se couvrit des diamants +de la couronne d'Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre +sanglante et arma des flottes, qu'il commanda lui-même, pour le bonheur +de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers +pour cueillir une fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le +risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit, +en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis +à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore dans le passé plus qu'on ne peut +aimer d'amour. Eh bien! il ne l'a jamais su, jamais deviné: ce visage, +ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon coeur brûlait et +se brisait de douleur; mais j'étais Reine de France... + +Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie. + +--Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as pas pu me +parler d'amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles +choses! + +--Ah! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes +pour moi... + +--Une amie, une femme, interrompit la Reine; j'ai été femme par mon +effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j'ai été +femme, tu le vois, par un amour qui survit à l'homme que j'aimais... +Parle, parle-moi, il est temps... + +--Il n'est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire +forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours. + +--Pour toujours! s'écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre +nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à +votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague? + +--Depuis plus de quatre ans j'y pense et j'y suis résolue; et depuis +dix jours nous sommes fiancés... + +--Fiancés! s'écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée, +Marie. Qui l'eût osé sans l'ordre du Roi? C'est une intrigue que je +veux savoir; je suis sûre qu'on vous a entraînée et trompée. + +Marie se recueillit un moment et dit: + +--Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J'habitais, +vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale +d'Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m'y étais retirée pour pleurer +mon père, et bientôt il arriva qu'il eut lui-même à regretter le sien. +Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui +fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu'il disait je l'avais déjà +pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les +trouvâmes toutes semblables. Comme j'avais été la première malheureuse, +je me connaissais mieux en tristesse, et j'essayais de le consoler +en lui disant ce que j'avais souffert, de sorte qu'en me plaignant il +s'oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez, +naquit presque entre deux tombeaux. + +--Dieu veuille, ma chère, qu'il ait une fin heureuse! dit la Reine. + +--Je l'espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit +Marie; d'ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j'étais bien +malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal +appelait M. de Cinq-Mars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait +encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais +M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je +me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit. +Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais +je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne +pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher. + +Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous +les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque +instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là , +dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour +de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à +Votre Majesté... + +Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant... + +--Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas? + +--Et le soir, madame, il partit ambitieux. + +--On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne +d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis +deux ans et vous l'avez vu? + +--Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et +toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai +promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars. + +--Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en +informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant, +dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver. + +Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et +la tête baissés, dans l'attitude de la réflexion: + +--Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé +n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien +par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l'ai +observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était +pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne +d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève +davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé +moins qu'un prince. Il faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux +rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il +n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et +peut-être cette émeute... + +--Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu +tout à l'heure. + +--Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon +enfant, je te déchire le coeur; mais nous devons tout voir et tout dire +aujourd'hui; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant +homme, car le Roi n'y renoncera pas; la force seule... + +--Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme +la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange +contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille, +celle de toute votre nation... + +La Reine sourit. + +--C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme +telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je +te l'ai dit; mais, tel qu'il est, je te le prête tout entier: pourvu +cependant que cet _ange_ ne descende pas jusqu'à des péchés mortels, +ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer +son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui. + +--Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien! + +--Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'Etat, tu n'es pas bien +savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure +de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être. + +En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller +qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force +de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil +de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses +genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par +l'aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur +elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes +les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent; +baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si, +par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées +favorables à sa pensée continuelle. + +Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait. +Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la +toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir +pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une +table marquetée d'émail et de médaillons: c'était l'_Astrée_, de M. +_d'Urfé_, ouvrage _de belle galanterie_, adoré des belles prudes de +la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces +amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers +du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop +passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce +roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y prendre +intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait +l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec +impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter: +une gravure l'arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des +talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la +pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, +qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans +la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des +faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler +les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit +celui de _druide_. --Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais +voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, +m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai +sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant +lisons. + +En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et +presque en tremblant ce qui suit: + +«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon +et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure +ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d'amour. L'esprit, +lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci +que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine, +la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis +va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette +idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils +ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous +en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon +et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les +montagnes d'Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules; +ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme +le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un +enchantement...» + + [5] Lisez l'_Astrée_ (s'il est possible). + +L'enchantement de la _grande nymphe_ fut complet sur la princesse, +qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante, +vers la fin du livre, que le druide Adamas était une _ingénieuse +allégorie_, figurant le lieutenant général de _Montbrison, de la +famille des Papon_; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre +glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses +pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon, +moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément +endormie. + + + + +CHAPITRE XVI + +LA CONFUSION + + Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue + d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir + ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque, + n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez + de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire + appelle les _affaires_. + + Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur + nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s'appelât + travailler. + + LA BRUYÈRE. + + +Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez +Gaston d'Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l'étude +régnaient dans un cabinet modeste d'une grande maison voisine du Palais +de Justice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait avec le +jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers +et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste +de L'Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l'historien, +et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un homme pût +y entrer et même s'y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant +sur d'énormes chenets de fer. Sur l'un de ces chenets était appuyé le +pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention +les oeuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur +son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique +qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce +moment les _Méditations métaphysiques_ absorbaient toute son attention; +le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent, +dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris +d'admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui, +et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfonçait dans les plus +profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur +à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le +crucifix placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit humain +il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il s'enfonçait dans les +bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos, +et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace +des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première +méditation: + +«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités, +savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras, +ne sont que de fausses illusions...» + +Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième: + +«Il ne reste à dire qu'une chose: c'est que, semblable à l'idée de +moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que +j'ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, +en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de +l'ouvrier empreinte sur son ouvrage.» + +Ces pensées occupaient entièrement l'âme du jeune conseiller, lorsqu'un +grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d'une +maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile +du bâtiment occupée par sa mère et ses soeurs; mais tout y paraissait +dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui +attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à +une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits +se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir +examiné cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui les +guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C'est quelque +fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s'étant +placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la +table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait +ce jour-là . Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au +quatrième jour de ce mois le nom de _sainte Barbe_, il se rappela qu'il +venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et +parfaitement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même, se +hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans +sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un +livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, +une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou +sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien de +mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries. + +Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom +qu'il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme +que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître +particulièrement. + +--Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M. +Fournier? s'écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre, +quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque +erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos +coeurs? car ce sont là de ses oeuvres accoutumées. Vous venez peut-être +m'apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas! +les chambres secrètes de l'Arsenal sont plus puissantes que l'antique +magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s'est mis à genoux, +tout est perdu, à moins qu'il ne se remplisse tout à coup d'hommes +semblables à vous. + +--Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat en entrant +accompagné d'un homme âgé, enveloppé comme lui d'un grand manteau: je +mérite au contraire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir, +ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander +asile pour la journée. + +--Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir. + +--Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et +que nous fuyons; il est odieux: la vue, l'odeur, l'ouïe et le contact +surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique: +c'est trop fort. + +--Ah! ah! vous dites donc que c'est trop fort? dit de Thou très étonné, +mais ne voulant pas en faire semblant. + +--Oui, reprit l'avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin. + +--Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets, +ajouta son compagnon. + +--Ah! ah! vous dites donc qu'il va trop loin? répondit, en se frottant +le menton, de Thou toujours plus surpris. + +Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l'était venu voir, +et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort +en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les +nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais +les événements publics que lorsqu'on l'y obligeait à force de bruit; +il n'était au courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait +souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses +étonnements naïfs, d'autant plus que, par un petit amour-propre +mondain, il voulait avoir l'air de s'entendre aux choses publiques, et +tentait de cacher la surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette +fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait +celui de l'amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y +eût manqué à son égard, et, pour l'honneur même de son ami, voulait +paraître instruit de ses projets. + +--Vous savez bien où nous en sommes? continua l'avocat. + +--Oui, sans doute; poursuivez. + +--Lié comme vous l'êtes avec lui, vous n'ignorez pas que tout +s'organise depuis un an... + +--Certainement... tout s'organise... mais allez toujours... + +--Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son +tort... + +--Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je verrai... + +--Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence +dont il vous a rendu compte? + +--Ah! c'est-à -dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais +remettez-moi sur la voie... + +--C'est inutile; vous n'avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous +recommanda chez Marion de Lorme? + +--De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude. + +--Ah! oui, oui, j'entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable, +fort raisonnable, en vérité. + +--Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a enfreint cette +convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous +a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond _capitan_ qui, pendant la +nuit, frappait à coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux +partis en criant à tue-tête. «A moi, d'Aubijoux! tu m'as gagné trois +mille ducats, voilà trois coups d'épée. A moi, La Chapelle! j'aurai +dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l'ai +vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des +deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait +qu'en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une +impartialité révoltante. + +--Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit du Lude, +quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme un écureuil; et riant +beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute +pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait +des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier +espagnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je suis +dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette +canaille. + +--Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l'affaire de +Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement: +dans ce pays, c'était la partie saine et estimable de la population, +indignée d'un assassinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était +un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'organe +honorablement, et non pas ces hurlements de l'hypocrisie factieuse et +d'un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par +ses égouts. J'avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis +venu aussi pour vous prier d'en parler à M. le Grand. + +De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait +en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le +peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d'un autre côté, il persistait +à ne pas vouloir faire l'aveu de son ignorance; elle était totale +cependant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne parlait +que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de +l'importance du grand veneur dans les affaires de l'État, ce qui ne +semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin +il se hasarda timidement à leur dire: + +--Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant, +je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais +pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah +çà , dites-moi un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe? + +--La Sainte-Barbe! dit Fournier. + +--La Sainte-Barbe! dit du Lude. + +--Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c'est ce que veut dire M. de Thou, +reprit le premier en riant. Ah! c'est fort drôle! fort drôle! Oui, +effectivement, je crois que c'est aujourd'hui la Sainte-Barbe. + +Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au +silence; pour eux, voyant qu'ils ne s'entendaient pas avec lui, ils +prirent le parti de se taire de même. + +Ils se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'ancien +gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra en boitant un peu. +Il avait l'air soucieux, et n'avait rien conservé de son ancienne +gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa +parole très brusque. + +--Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos +occupations; c'est étonnant, n'est-ce pas, de la part d'un goutteux? +Ah! c'est que le temps s'avance; il y a deux ans je ne boitais pas; +j'étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il +est vrai que la peur donne des jambes. + +En disant cela, il se jeta au fond d'une croisée, et, faisant signe à +de Thou d'y venir lui parler, il continua tout bas: + +--Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les +ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l'ont raconté. + +--Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla +dans un autre étonnement. + +--Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l'abbé. +Mais, ma foi, je crains d'avoir eu trop de complaisance pour eux, +quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour. +J'ai peur de lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises, +d'après l'émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là -dessus. + +--Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d'honneur, ce que +vous voulez dire. Qui donc fait des sottises? + +--Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec +moi? C'est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher. + +--Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé? + +--Encore! fi donc, monsieur! + +--Mais quelle est donc cette émeute de ce matin? + +--Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l'abbé en se levant. + +--Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu'on me dit +aujourd'hui. Est-ce M. de Cinq-Mars? + +--A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien, +quittons-nous, dit l'abbé Quillet furieux. + +Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de +Thou, qui le poursuivit jusqu'à sa voiture en cherchant à l'apaiser, +mais sans y réussir, parce qu'il n'osait nommer son ami sur l'escalier +devant ses gens et ne pouvait s'expliquer. Il eut le déplaisir de +voir s'en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:--A +demain! pendant que le cocher partait, et sans qu'il y répondît. + +Il lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas des degrés +de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui +revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l'importance de +leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier +comme en triomphe: + +--Elle a paru tout de même, la petite Reine!--Vive le bon duc de +Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui +viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est +mort.--Vive le Roi! vive M. le Grand! + +Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux dont +les gens portaient la livrée du Roi, et qui s'arrêta devant la porte +du conseiller. Il reconnut l'équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio +descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses +de cette époque. Le peuple s'était jeté entre le marchepied et les +premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de véritables +efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui +voulaient l'embrasser en criant: + +--Te voilà donc, mon coeur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon! +Voyez comme il est joli, c't amour avec sa grande collerette! Ça ne +vaut-il pas mieux que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon +fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin. + +Henri d'Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de +faire fermer ses portes. + +--Cette faveur populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en +entrant... + +--Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à +la lie. + +--Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé. +A présent, si vous m'aimez, habillez-vous pour m'accompagner à la +toilette de la Reine. + +--Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le conseiller; cependant +il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi... + +--Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la +Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt. + +--J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son +cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier. + +Et il passa lui-même dans un autre appartement. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA TOILETTE + + Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes + prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est + couverte de poussière, de sang et de sueur. + + MONTESQUIEU. + + +La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque, +fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami, +et lui dit avec émotion: + +--Cher de Thou, j'ai gardé de grands secrets sur mon coeur, et croyez +qu'ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m'ont forcé au +silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils. + +--Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers, +et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres. + +--Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point +être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure, +avant d'avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène +chez vous en sortant du Louvre; là , je vous écoute, et je pars pour +continuer mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en avertis; je +l'ai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure. + +Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient +ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et +affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien +n'annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en +gémit. + +--Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui. + +Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre. + +Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus +de noir et portant une verge d'ébène, elle était assise à sa toilette. +C'était une sorte de table d'un bois noir, plaquée d'écaille, de +nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins +d'assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air +de grandeur qu'on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et +que les femmes du monde trouveraient aujourd'hui petit et mesquin, +était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers +épars la couvraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un +grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d'or, restait +immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et +Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne +fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était +cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées +avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d'une +beauté singulière, qui annonçaient qu'elle devait avoir au toucher la +finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son +front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque +égal par sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller +ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et +sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses +d'Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que +l'on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il +semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la bouche de la +Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention +devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors +par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient +encore l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et ornés d'une +profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses +perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d'autres perles plus +grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. +Tel était l'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux +coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit +canon qu'il brisait: c'était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse +Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse +de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de +Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse, +étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l'embrasure d'une +croisée, MONSIEUR, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec +un homme d'une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l'oeil +fixe et hardi: c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ +vingt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure agréable, venait +de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait +les lui expliquer. + +M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots, +aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une +intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller +tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne +fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il examina la +princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet oeil scrutateur +d'une mère sur la jeune personne qu'elle choisirait pour compagne de +son fils; car il pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises +de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement +brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n'eût dû être +pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur +son front et d'entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui +paraient sa tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées +de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était plutôt +le regard de la coquetterie que celui de l'amour, et souvent ses yeux +étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la +symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à +lui persuader qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur +elle, et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver quelque plaisir +à s'asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout +derrière elle, et qu'elle les regardait souvent avec hauteur.--Dans ce +coeur de dix-neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourd'hui +surtout: donc... ce n'est pas elle. + +La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée +après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec +chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, +sortirent de l'appartement sans parler, avec de profondes révérences, +comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la Reine, retournant son +fauteuil elle-même, dit à MONSIEUR: + +--Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de +moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse +Marie ne sera point de trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons +aucune interruption à redouter d'ailleurs. + +La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage; +et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux +autres assistants un geste qui les invitait à s'approcher d'elle. + +Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint +nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et +un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit +pendante à son cou: + +--Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles +d'une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux +entendre parler de danse et de mariage, d'un électeur ou du roi de +Pologne, par exemple. + +Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil. + +--Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure +que la politique du moment l'intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à +nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens +aujourd'hui! C'est bien la moindre chose que nous écoutions M. de +Bouillon. + +Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous +avons parlé. + +--Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de +Beauvau, qui arrive d'Espagne. + +--D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous +avez vu ma famille? + +--Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Olivarès. Quant au +courage, ce n'est pas la première fois qu'il en montre; vous savez +qu'il commandait les cuirassiers du comte de Soissons. + +--Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques! + +--Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car +je servais avec les _princes de la Paix_. + +Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les vainqueurs de la +Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d'entamer +la grande question qu'il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il +venait de donner la main avec une effusion d'amitié, et, s'approchant +avec lui de la Reine:--Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette +époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères +comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de +Thou): ce n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont +à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une +longue faux. + +--Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d'un +personnage réel? + +--Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le +duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne +peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand coeur s'indigne +de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les +infortunes de l'avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n'est plus le +temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de +penser et de résoudre est arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin. + +Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne +d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé plus calme, et fut un +peu émue de l'inquiétude qu'il témoignait: aussi, quittant le ton de la +plaisanterie qu'elle avait d'abord voulu prendre: + +--Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire? + +--Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée d'Italie ou Sedan me +mettront toujours à l'abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être +pour les princes vos fils. + +--Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France? +L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et vous ne paraissez pas +étonné? + +La Reine était fort agitée en parlant. + +--Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisiblement; vous savez que +je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m'attends à tout de la +part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner. + +--Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si +ce n'est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s'il vous +plaît! qui l'empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi? + +--Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire +nommer régent, et je sais qu'à l'heure qu'il est il médite de vous +enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée. + +--Me les enlever! s'écria la mère, saisissant involontairement le +Dauphin et le prenant dans ses bras. + +L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui +l'entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère +tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu'il portait. + +--Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour +lui adresser ce qu'il voulait faire entendre à la princesse, ce n'est +pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui +déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute; +vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d'armes qui +le soutenait. Ce faisceau-là , c'était votre vieille Noblesse, qu'il +a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le +pressentiment; mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car +l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui +naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs _pairs_, et vous n'aurez +pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les +hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand; +mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi +forts; car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la +monarchie s'écroulera. + +Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et une assurance qui +captivaient toujours ceux qui l'entendaient; sa valeur, son coup d'oeil +dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance +des affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois +le rendaient l'un des hommes les plus capables et les plus imposants +de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La +Reine l'écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une +sorte d'empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que +jamais. + +--Ah! plût à Dieu, s'écria-t-elle, que mon fils eût l'âme ouverte à vos +discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant +j'entendrai, j'agirai pour lui; c'est moi qui dois être et c'est moi +qui serai régente, je n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie: s'il +faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la +honte et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné! +Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune +Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez, +où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme +femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma situation était +douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je +suis prête à vous donner des ordres s'il le faut! + +Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce moment, et cet +enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui +ne demandaient qu'un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon +jeta un regard rapide sur MONSIEUR, qui se décida à prendre la parole. + +--Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous donnez des ordres, +ma soeur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur; +car je suis las aussi des tourments que m'a causés ce misérable, qui +ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours +mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et +d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux +d'un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple. + +--Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car +il faut faire ainsi avec vous, et j'espère qu'à nous deux nous serons +assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite +survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec +M. de Montmorency, mais sautez le fossé. + +Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque +l'infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large +fossé et trouva de l'autre côté dix-sept blessures, la prison et la +mort, à la vue de MONSIEUR, immobile comme son armée. Dans la rapidité +de la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'examiner si +elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention; +mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en +fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars: + +--Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en +sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles +craintes? + +D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue, dont la +physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus +rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de +l'entendre parler, l'intention de faire décider MONSIEUR et la Reine; +un mouvement d'impatience de son pied lui donna l'ordre d'en finir et +de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus +pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient +toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu'il le +connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars +avait déjà relevé la tête et parla ainsi: + +--Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu'on vous +l'a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je +l'espère, j'en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre +beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne peut +guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi +et qui le ferait plaindre de tout l'univers si on le connaissait. +Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera +pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se +fait dans son coeur une grande révolution; il voudrait l'accomplir et +ne le peut pas: il a senti depuis longues années s'amasser en lui les +germes d'une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de +la reconnaissance, et c'est ce combat intérieur entre sa bonté et sa +colère qui le dévore. Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses +pieds, d'un côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes. +Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance; le Roi voit +et s'indigne: il veut punir; mais tout à coup il s'arrête et le pleure +d'avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait +pitié. Je l'ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la +noircir d'une main hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter +par une lettre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien; il se +maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un +refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l'avenir; +mais il se lève épouvanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite +cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa +damnation. Il faut l'entendre en cet instant s'accuser d'une coupable +faiblesse et s'écrier qu'il sera puni lui-même de n'avoir pas su le +punir! On dirait quelquefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de +frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage gronde +dans son coeur, mais ne brûle que lui; la foudre n'en peut pas sortir. + +--Eh bien, qu'on la fasse donc éclater! s'écria le duc de Bouillon. + +--Celui qui la touchera peut en mourir, dit MONSIEUR. + +--Mais quel beau dévoûment! dit la Reine. + +--Que je l'admirerais! dit Marie à demi-voix. + +--Ce sera moi, dit Cinq-Mars. + +--Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille. + +Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon. + +--Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite? + +--Non, pardieu, je ne l'oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et +s'adressant à la Reine:--Acceptez, madame, l'offre de M. le Grand, il +est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous +prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je +ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son +immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais +point à sa mort même, que je n'eusse porté sa tête dans la mer, comme +celle du géant de l'Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur +toutes choses. J'ai fait montrer mes plans à MONSIEUR tout à l'heure; +je vais vous en faire l'abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour +vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à moi; je la fais +rentrer s'il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du +camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi +sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé +depuis un an par mes soins en cas d'événements. + +--Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour +sauver mes enfants s'il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce +plan général vous oubliez Paris. + +--Il est à nous par tous les points: le peuple par l'archevêque, sans +qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes +par vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s'il le veut +bien. + +--Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n'ai pas assez de +monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston. + +--Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon. + +--Ah! cela peut bien être, mais ma soeur ne risque pas autant qu'un +homme qui tire l'épée. Savez-vous que c'est très hardi ce que nous +faisons là ? + +--Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d'Autriche. + +--Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut +prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l'Espagne. + +--Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n'en +entendrai jamais parler. + +--Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et MONSIEUR a raison, dit +le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept +mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant. + +--Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon +consentement! déjà des accords avec l'étranger! + +--L'étranger, ma soeur! devions-nous supposer qu'une princesse +d'Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston. + +Anne d'Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et, +s'appuyant sur Marie: + +--Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille +de Charles-Quint, et je sais que la patrie d'une reine est autour de +son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais +plus rien désormais. + +Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et +inondée de larmes, elle revint. + +--Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais +rien de plus. + +Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne +voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s'inclinant avec +respect: + +--Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n'en +voulons pas plus, persuadés qu'après le succès vous serez tout à fait +des nôtres. + +Ne voulant plus s'engager dans une guerre de mots, la Reine salua un +peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un +de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l'âme. +Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux +d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s'il avait jamais +eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme +le dernier des hommes. Sitôt qu'on quitta les deux princesses: + +--Là , là , là , je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine, +dit MONSIEUR; vous avez été trop loin aussi. On ne m'accusera pas +certainement d'avoir faibli ce matin; j'ai montré, au contraire, plus +de résolution que je n'aurais dû. + +--Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit +M. de Bouillon d'un air triomphant; nous voilà sûrs de l'avenir. +Qu'allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars? + +--Je vous l'ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu'en +puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m'exposerai à +tout pour arracher ses ordres. + +--Et le traité d'Espagne! + +--Oui, je le... + +De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout à coup, dit +d'un air solennel: + +--Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue avec le Roi qu'on le +signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal +vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à +la découverte d'un si dangereux traité. + +M. de Bouillon fronça le sourcil. + +--Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une +défaite; mais de sa part... + +--Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m'engager sur +l'honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables. + +Cinq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa figure douce +l'expression d'un sombre désespoir; il en fut si frappé qu'il n'eut pas +la force de le contredire. + +--Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid, +mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est +très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc, +ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais +je recule; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je +marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête. + +--C'est singulier! fort singulier! dit MONSIEUR; je remarque que tout +le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration. + +--Point du tout, MONSIEUR, dit le duc de Bouillon; on n'a préparé que +ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu'il n'y a rien d'écrit, et +que vous n'avez qu'à parler pour que rien n'existe et n'ait existé; +selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan. + +--Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi, dit Gaston; +occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un +peu de temps devant nous: moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà +fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur +ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous +plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit +fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous là -bas. On dit +que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis +pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et +plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus +belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on +m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!... vous ne répondez +pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l'oeil... ou bien +vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la +belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant, +n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux, le roi +d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on +la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? oh! c'est un bon usage; +nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit. + +Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d'une +demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne +s'accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore +de l'importance de la scène dont il venait d'être témoin et des grands +intérêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles +oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d'un air étonné, comme pour +lui demander si c'était bien là cet homme que l'on allait mettre à +la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps, +tandis que le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans +réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en +se promenant et l'entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait +que l'un des assistants ne s'avisât de renouer la conversation terrible +du traité; mais aucun n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui, +cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il +fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l'abri de ce +bavardage, sans que MONSIEUR eût l'air de l'avoir vu sortir. + + + + +CHAPITRE XVIII + +LE SECRET + + Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle + Nos deux noms fraternels serviront de modèle. + + A. SOUMET, _Clytemnestre_. + + +De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées +avec soin, et l'ordre donné de ne recevoir personne et de l'excuser +auprès des deux réfugiés s'il les laissait partir sans les revoir; et +les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole. + +Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément. +Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d'un air sérieux et +triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et +croisant les bras, lui dit d'une voix sombre: + +--Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de +votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme, +et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir +assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé +jusque-là ? par quels degrés êtes-vous descendu si bas? + +--Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement +Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je +la voulais et je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon âme +tout entière, je le veux. J'avais eu d'abord une autre pensée, une +pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de +l'amitié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre. + +Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette +divinité. + +--Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche +pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans +vous, et ne vous montrer cette oeuvre qu'achevée; je voulais toujours +vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma +faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j'ai à mourir: +à présent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non +celle de la vôtre: c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout. + +--Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher +toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce +soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre, +si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années +entières; vous ne m'avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous +n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois +paré d'une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou +bien vertueux! + +--Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme. Oui, je vous ai +trompé; mais c'était la seule joie paisible que j'eusse au monde. +Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si +brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais +le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant +le détruire et me montrer tel que j'étais. Écoutez-moi, je ne serai +pas long: c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un coeur +passionné. Autrefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque +je fus blessé: mon secret fut près de m'échapper; c'eût été un bonheur +peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les +aurais pas suivis; enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime. + +--Quoi! celle qui va être reine de Pologne? + +--Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez: +pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et +c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir. + +--Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je +pleurais sur la tristesse de votre victoire! + +--Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe +de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas +vu jusqu'au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le +plus fort, je le sens; j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces +humaines, je succomberai. + +--Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les +affaires du monde? + +--A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause, +à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on +a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en +être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je pas +engagé devant vous tout à l'heure? + +--Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle +confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie? +N'avez-vous pas lu leurs pensées secrètes? + +--Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à travers leur feinte +colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant: je sais qu'ils sont déjà +prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi +de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma +fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne. + +C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que +je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me +faut l'arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce +moment le plaisir d'avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne +rougissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce +Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais +satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime, +et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli +mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en +souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles +sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets +du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore +bien loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout +entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner +aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de +la terre sont au-dessous du ciel. + +De Thou baissa la tête. + +--Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez +le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur. + +--Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur +les a développées; vous l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente +m'a conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la +main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait. Tout +était bien jusqu'ici: mais une barrière invisible m'arrête: il faut +la rompre, cette barrière; c'est Richelieu. Je l'ai entrepris tout à +l'heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à +présent. Qu'il se réjouisse; il m'attendait. Sans doute il a prévu que +ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi, +il a bien joué. Cependant, sans l'amour qui m'a précipité, j'aurais été +plus fort que lui, quoique vertueux. + +Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il +rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme +des lignes bleues tracées par une main invisible. + +--Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force +qui annonçait un violent désespoir concentré dans son coeur, tous +les supplices dont l'amour peut torturer ses victimes, je les porte +dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des +empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d'un prince (et +qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut +encore être à moi. Elle m'appartient devant Dieu, et je lui parais +étranger; que dis-je? il faut que j'entende discuter chaque jour, +devant moi, lequel des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux, +dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une +opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels +on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore +devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à +travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en +public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans l'ombre, +son serviteur au grand jour! C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il +faut faire le dernier pas, qu'il m'élève ou me précipite. + +--Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État! + +--Le bonheur de l'État s'accorde avec le mien. Je le fais en passant, +si je détruis le tyran du Roi. L'horreur que m'inspire cet homme est +passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai +sur mes pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Urbain +Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le +conjurerai: j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c'était +une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je +ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi. + +--Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou. + +--Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques +heures, j'ai gagné; c'est un dernier calcul auquel est suspendue ma +destinée. + +--Et celle de votre Marie! + +--L'avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il +m'abandonne, je signe le traité d'Espagne et la guerre. + +--Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre +civile! et l'alliance avec l'étranger! + +--Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d'y +prendre part? + +--Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne +savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon +coeur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à +votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi +vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon +seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, +n'assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me +séparerai de vos actions; conservez-moi l'estime de moi-même, pour +laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je +vous ai vouées. + +De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus +la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en +le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix +étouffée: + +--Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous fait, ami? Pourquoi +m'aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas +une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est +nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que +vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à +présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi, +nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont +corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté: je médite le +malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; +je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos +périls? + +--En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. +Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous +livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous +que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères +françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs +enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez. + +Et il l'entraîna devant le buste de Louis XIII. + +--Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais +signer cet infâme traité. + +Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit, +quoique en rougissant: + +--Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai. + +De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre, +les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança +solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre +placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut: + +_Je pense donc que M. de Ligneboeuf fut justement condamné à mort +par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de +Catteville contre l'Etat._ + +Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant +l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires: + +--Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être +criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne +dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il +est mon ami, et qu'il est malheureux. + +Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main: + +--Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien +de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité. + +Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du coeur de cette scène, parce qu'il +sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit +cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses +yeux, et répondit en l'embrassant: + +--Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me +rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié +au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité +à la sacrifier s'il le faut; mais je le ferai assurément à présent; +et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec +l'Espagne. + + + + +CHAPITRE XIX + +LA PARTIE DE CHASSE + + On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter + les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se + déclarer leur ennemi. + + CH. NODIER, _Jean Sbogar_. + + +Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que +ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des +princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait +pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce +nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le +craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses +désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce +prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme +qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de +le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul +il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple +cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la +Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans +les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents; +les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait +au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était +déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul +n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé +l'espoir public, et l'éloignement n'empêchait pas de sentir partout le +doigt de l'effrayant parvenu. + +L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on +courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup. +Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis +et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant +encore, on le regrettait déjà , comme si chacun eût désiré de recevoir +la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand +secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu'ils ne voient +dans leur avenir que leur tombe. + +Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le +rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât +à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son +frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir. + +Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que, +en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la +tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce +fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des +choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul +avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un +seul domestique, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite, +et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un +citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour +respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée, +il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait +interdit son approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un moine, +il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là , relisant la vie de +Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même +cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur +la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de +ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait +par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient +paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses +yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants +cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il +se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon +du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant +tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du +jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés; +mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les +premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par +leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à +ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un +grand scrupule s'emparait tout à coup de son âme: c'était celui d'un +attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration +divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop +des affaires d'Etat; l'objet de son affection momentanée lui semblait +alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs; +il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement +d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas +la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère +qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par +cette contrainte, le feu secret de son coeur, et le poussait jusqu'à la +haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux. + +Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne +pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce coeur, +qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du +favori, enviée de la France entière, et l'objet de la jalousie même +du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que, +sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or avec plus de +joie qu'un forçat n'en ressent dans son coeur lorsqu'il voit tomber le +dernier anneau qu'il a limé pendant deux années avec un ressort d'acier +caché dans sa bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il +voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiemment creusée, +comme il l'avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle +d'un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y +passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit +avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion +favorable à son dessein. Elle se présenta. + +Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu'il +l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de +parler de cette étonnante construction. + +A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite +vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands +chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château +royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe +merveilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des mille +nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du +brouillard avec les amours d'un beau prince. Ce palais est enfoui comme +un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis +sur de larges murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui +dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses +croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans +les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur +tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du +ciel, n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva +ces bâtiments; mais il vint d'Italie et se nomma le Primatice; ce fut +bien un beau prince dont les amours s'y cachèrent; mais il était Roi, +et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout; +elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes +comme les étoiles d'un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa +couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente +avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards +flamboyants les triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette +Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois +voluptueux. + +Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d'élégance +et de mystère: c'est un double escalier qui s'élève en deux spirales +entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l'édifice +jusqu'au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne +ou cabinet à jour, couronnée d'une fleur de lis colossale, aperçue de +bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir. + +Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises, +il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, +transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la +pierre docile s'est ployée sous le doigt de l'architecte; elle paraît, +si l'on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination. +On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels +termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée +fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps +durable; c'est un songe réalisé. + +Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire +auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure +qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à +écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à +ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper +son oreille. Il reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix +triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il +semblait essayer l'une de ses romances qu'il composait lui-même, et +répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On +distinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques +mots d'_abandon_, d'_ennui du monde_ et de _belle flamme_. + +Le jeune favori haussa les épaules en écoutant: + +--Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une +fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose. + +Il entra dans l'étroit cabinet. + +Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes +appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes +de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et, +levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps +sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique: + +--Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre +conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!! +vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais +attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient +tant attaché! + +Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit +découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais, +parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter: + +--Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous +ouvrir mon âme. + +--Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme +sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles +de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en +parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d'être condamné aux +galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez +commis par votre manque de foi vis-à -vis de moi. J'aimerais mieux que +vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des +croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre +famille et la mémoire du maréchal, votre père. + +Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu'il put, et +dit avec un air résigné: + +--Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais +épargnez-moi vos reproches. + +--Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je +sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les +hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé. + +--Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait +choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous +méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? je vais y aller, +je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y +tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable, +ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu +en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des +espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute +à moi? Et pourquoi m'avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas +aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis, +ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de +Luynes, que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des faucons? +Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que +toutes vos vieilles têtes à collerettes; j'ai des idées neuves et un +meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché +de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le +déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût +été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait! + +D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en +parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant +contre l'une des petites colonnes de la lanterne. + +Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable +épouvantait toujours, lui prit la main. + +O faiblesse du pouvoir! caprice du coeur humain! c'était par ces +emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme +gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce +prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si +emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas. +Celle-ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et +il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de +son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de +l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars +le savait et avait voulu s'échapper par là , préparant ainsi le Roi +à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme +la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n'était pas si +grand; il respira quand le prince lui dit: + +--Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous; +mais c'est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que +j'aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j'apprends +qu'au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai +habitué, quand je vous crois au _Salut_ ou à l'_Angelus_, vous partez +de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez +qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation, +qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de +votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme, +enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez! + +Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la +colonne, Cinq-Mars répondit: + +--Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour +d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c'est +pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien +n'est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se +prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent +qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ailleurs vous ne m'avez +jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je +vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu. + +--Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N'en sentez-vous pas +le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme +doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon coeur. + +La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant +par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et +résigné à l'écouter. + +--Que de fois vous m'avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier +à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez +cette femme? N'y a-t-il pas d'autres courtisanes? + +--Eh! mon Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un +gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes. + +--Descartes! je connais ce nom-là ; oui, c'est un officier qui se +distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire; il a une +bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est +un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui +ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens +sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la +dernière fois? + +--Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en +cherchant les yeux en l'air; quelquefois, je ne les demande pas... +C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un +Hollandais. + +--Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension. +Je l'aimais assez, mais le Card... mais on m'a dit qu'il était +religionnaire exalté... + +--Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c'est un jeune homme qui +vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas. + +--Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c'est encore +quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils? + +--Ce jeune homme qui a fait le _Cinna_, et qu'on a refusé trois fois à +l'_Académie éminente_; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il +s'appelle Corneille... + +--Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air +de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là ? +Est-ce dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir? + +Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son +amour-propre, et dit en s'approchant du Roi: + +--Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux +à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort; +d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon, +M. d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de +Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences, +comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l'_Ariane_; Faret, Doujat, +Charpentier, qui a écrit la belle _Cyropédie_; Giry, Bessons et Baro, +continuateur de l'_Astrée_, tous académiciens. + +--Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai mérite, reprit +Louis; à cela il n'y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des +réputations faites, des hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, touchez +là , enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me +trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci. + +En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le +mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine. +Sur l'un était écrit _Baradas_, sur l'autre, _d'Hautefort_, sur un +troisième, _La Fayette_, et enfin _Cinq-Mars_. Il s'arrêta à celui-là , +et poursuivit: + +--Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes +continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que +je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations. +Asseyez-vous. + +Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écouter pendant +deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience +d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa +bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il +fallait rapporter ces dialogues, que l'on trouva parfaitement en ordre +à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il +finit ainsi: + +--Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours: +je vous parlais du vol de l'émerillon et des connaissances de vénerie +qui vous manquent; je vous disais, d'après la _Chasse royale_, ouvrage +du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à +suivre une bête, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois, +et qu'il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans +le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne +faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y +mettre le nez. + +Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien +cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que +des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moquerait de vous et +de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez, +oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre, +vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une +impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber: +péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous: _Mensonge_, souligné. +On ne me trompe jamais, je vous le disais bien. + +--Mais, Sire... + +--Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu'il avait +fait brûler un homme injustement et par haine personnelle. + +--Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c'est +le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui +vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun: +Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque +vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que +je vous en donnai alors. + +Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à +Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant: + +--Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me +fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles +horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de +la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler, +brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont +invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que +les rois sont malheureux! + +Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura. + +--Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s'écria +Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n'est-elle +ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à +croire. + +--S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas? + +--Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne vous connaît; +et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d'une indifférence +générale contre tout le monde. + +--De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me +suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié, +jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que +j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à +porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte +que la mienne; j'ai supporté le mal qu'il me faisait à moi-même, en +songeant qu'il faisait du bien à mes peuples: j'ai dévoré mes larmes +pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand +même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont +cru incapable parce que j'étais timide, et sans force parce que je me +défiais des miennes; mais n'importe, Dieu me voit et me connaît. + +--Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez +votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte +n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône. + +--Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des +travaux du pouvoir suprême. + +--Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps +enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler +leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre +que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors +ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant +un mot sorti de votre coeur. On n'a pas encore calculé tout ce que la +bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que +l'imagination et la chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce +qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le +Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de +vos larmes! Il ne s'agit que de nous parler. + +Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna +des signes d'un grand embarras, comme toutes les fois qu'on voulait lui +arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une conversation +d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit +l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine +en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de +se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement, +soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se +troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé +dans ses derniers retranchements, lui dit: + +--Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui depuis dix-huit +ans m'a entouré de ses créatures? + +--Il n'est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront +ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute +l'ancienne ligue des _princes de la Paix_ existe encore, Sire, et +ce n'est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l'empêche +d'éclater. + +--Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je +ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste. +Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de +tout mon coeur. + +--Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de +Bouillon; tous les Royalistes le demandent. + +--Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son +fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux. +Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression +favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais-tu qu'il descend de +saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc +de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans +sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été +mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai +jamais dit cela, jamais. + +--Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, MONSIEUR et lui vous +expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont +les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels +sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter +contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que +le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse +et les Parlements sont de notre parti, et c'est une affaire faite dès +que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître +Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui. + +--Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux +vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. +Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à +tes amis, j'y songerai de mon côté. + +Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme +s'il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté. +Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se +répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses +dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables +Louis ajouta: + +--Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère, +depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en +me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je +ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a +exilé jusqu'à sa cendre. + +En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier: le Roi +rougit un peu. + +--Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à +cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va. + +Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui +l'avait introduit. + +Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point +échappé. + +Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il +crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie +de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta, +on s'arrêta; il remonta, il lui semblait qu'on descendait; il savait +qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se +décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu +pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à +peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes, +qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea +de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des +respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des +recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles +qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention +présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de +grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance +qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une +sorte d'apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour, +servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes. + +Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, et une heure ne s'était pas +écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre +hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l'aida à monter dans une +sorte de petite voiture fort basse, que l'on appelait _brouette_, et +dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très +paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens +en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à +cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse. + +C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait fixé, et toute +la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du +parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa +portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait +signe de s'approcher. + +L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l'approche de +l'hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes +du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme +les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait +annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes +rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour, +remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées +à attendre le résultat d'une chasse qu'elles ne voyaient pas; les +meutes donnaient des _voix_ éloignées, et le cor se faisait entendre +quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun +à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou +un masque de velours noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient +pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces +encore), semblaient porter le costume que nous appelons _domino_. + + [6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était + simple et noir. + +Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes +gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l'extrémité +d'une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait +dans le silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel +paraît plus sombre. + +Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi, +s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau. +Paraissant s'occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à +la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils +parlaient à demi-voix. + +--C'est bien, Fontrailles, c'est bien; victoire! Le Roi lui prend le +bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand +qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons, +allons, le vieux matois est perdu cette fois! + +--Ah! ce n'est rien encore que cela! n'avez-vous pas vu comme le Roi +a touché la main à MONSIEUR? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi, +regardez donc. + +--Eh! regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y vois pas avec +mes yeux, moi; je n'ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien, +qu'est-ce qu'ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse. +Racontez-moi cela, qu'est-ce qu'ils font? + +Montrésor reprit: + +--Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de Bouillon et qui lui +parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être +ministre. + +--Il sera ministre, dit Fontrailles. + +--Il sera ministre, dit le comte du Lude. + +--Ah! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor. + +--J'espère que celui-là me donnera un régiment, et j'épouserai ma +cousine! s'écria Olivier d'Entraigues d'un ton de page. + +L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un +air de chasse: + + Les étourneaux ont le vent bon, + Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton. + +... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou +qu'il se fait des miracles dans l'an de grâce 1642; car M. de Bouillon +n'est pas plus près d'être premier ministre que moi, quand le Roi +l'embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas, +parce qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas pour sa +vaste et sotte ville de Sedan; c'est un foyer, c'est un bon foyer pour +nous. + +Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du +prince pour répondre, et ils continuèrent: + +--Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit. + +L'abbé reprit sur le même air: + + Si vous conduisez ma brouette, + Ne versez pas, beau postillon, + Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton. + +--Ah! l'abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez +donc des airs pour tous les événements de la vie? + +--Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs, +reprit Gondi. + +--Ma foi, l'air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas; +je ne serai pas obligé par MONSIEUR de porter à Madrid son diable +de traité, et je n'en suis point fâché; c'est une commission assez +scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu'il le +croit, et le Cardinal est sur la route. + +--Ah! ah! ah! s'écria Montrésor. + +--Ah! ah! dit Olivier. + +--Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous donc découvert de si +beau? + +--Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de MONSIEUR; Dieu soit +loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est +forcé. Qui se chargera de l'expédier? Il faut le jeter dans la mer. + +--C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger. + +--Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de +chefs d'accusation contre un insolent qui a osé congédier un page; +n'est-il pas vrai? + +Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il +se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus +sérieux, et dit: + +--En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans +le secret; on n'a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement. +Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable +si l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu'aucune +que j'aie lue dans l'histoire; il y aurait là de quoi renverser trois +royaumes si l'on voulait, et les étourderies gâteront tout. C'est +vraiment dommage; j'en aurais un regret mortel. Par goût, je suis +porté à ces sortes d'affaires, et je suis attaché de coeur à celle-ci, +qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce pas, +d'Aubijoux? n'est-il pas vrai, Montmort? + +Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six +et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces +messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi. +Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue +de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat, et aux +pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur +un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient +appuyés sur un marchepied doré, car il n'y avait point de portières, +comme nous l'avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers +les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du +passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite. + +Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de +grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse +de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la +cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors _barbare_ et +_scythe_ à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges +et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait, +ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête +rasée à la turque, et couverte d'un bonnet fourré, une veste courte +et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge +et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes +polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à +manches longues qu'ils laissaient pendre négligemment sur l'épaule. +Les seigneurs polonais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or +et d'argent, et l'on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule +mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi +inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes +trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant. + +Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces +orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu'il +passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment +à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et +de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire que de porter +plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine: + +--En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal +au coeur. + +--Il faudra bien raffermir votre coeur, cependant, et vous accoutumer à +eux, répondit Anne d'Autriche, un peu sèchement. + +Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée: + +--Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et +vous savez qu'en fait d'odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m'a +dit l'autre jour que ma punition en purgatoire serait d'en respirer de +mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande. + +Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et +retomba dans le silence. S'enfonçant dans son carrosse, enveloppée +de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui +se passait autour d'elle, elle se laissait aller au balancement de +la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la +maréchale d'Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances +qu'elles n'avaient pas, et se trompaient par amitié. + +--Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais +on n'a été si loin, disait Marie. + +Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur +des feuilles mortes et desséchées. + +--Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la +maréchale. + +Et elle soupirait profondément. + +Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et +se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n'osèrent plus se +parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et +humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme; +et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de +l'Europe aux pieds de celui qu'elle aimait, tout lui faisait peur, et +de noirs pressentiments la troublaient involontairement. + +Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva +les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la +regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient +sous ses sourcils froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle +le suivit du regard en tremblant; elle le vit s'arrêter au milieu du +groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent +le chapeau bas. Un moment après, il s'enfonça dans un taillis avec l'un +d'entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que +la voiture fût passée; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme +un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard +qui tombait l'empêcha de le voir plus loin. C'était une de ces brumes +si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d'abord comme +une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se +cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à +peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient +à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur +glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une +odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d'elle +et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas. +Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient +les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la +voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à haute +voix. Marie ne voyait souvent que la tête d'un cheval ou un corps +sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à +distinguer quelques paroles. Cependant son coeur battit; on appelait +M. de Cinq-Mars. _Le Roi demande M. le Grand_, répétait-on; _où peut +être allé M. le Grand-Écuyer?_ Une voix dit en passant près d'elle: +_Il s'est perdu tout à l'heure_. Et ces paroles bien simples la firent +frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette +pensée la suivit jusqu'au château et dans ses appartements, où elle +courut s'enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi +et de MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne +voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils +semblaient tendus au dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour. + +Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault, s'étaient égarés +deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la +monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s'arrêter +près d'un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des +taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de +s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de +leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix +rauque, partant du brouillard, s'écria: + +--Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous +êtes morts. + +--Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les +fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom! + +--_Dios el Senor!_ cria la même voix. + +Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s'enfuirent dans les +bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s'approcha de +Cinq-Mars. + +--_Amigo_, ne me reconnaissez-vous pas? C'est une plaisanterie de +Jacques, le capitaine espagnol. + +Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer: + +--Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de +l'employer; il ne faut rien négliger. + +--Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne +suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que +vous m'avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous +m'avez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir; car j'ai +un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je +puis vous rendre un important service: je commande quelques braves. + +--Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons. + +--Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de +chez le Roi par un côté de l'escalier, le père Joseph y montait par +l'autre. + +--O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable! +Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos +projets! + +--Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j'ai une +vieille affaire à démêler avec le capucin. + +--Que m'importe? + +Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde. + +--Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous +déferai de lui avant trente-six heures d'ici, quoiqu'il soit à présent +bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l'on +voulait. + +--Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars. + +--Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous +aimez mieux qu'on le dépêche à coups d'épée. C'est juste, il en vaut la +peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands +seigneurs qui s'en chargent, et que celui qui l'expédiera soit en passe +d'être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop +d'orgueil, quelque mérite qu'on puisse avoir dans sa profession: je ne +dois pas toucher au Cardinal, c'est un morceau de Roi. + +--Ni à d'autres, dit le Grand-Écuyer. + +--Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques. + +--Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n'en +fait pas d'autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et +on l'a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont +tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous +hésitez à vous défaire d'un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il +faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules. + +--Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela, +j'ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n'aurais pas +tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi. + +Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars: + +--Écoutez: quand on conspire, c'est qu'on veut la mort ou tout au moins +la perte de quelqu'un... Hein? + +Et il fit une pause. + +--Or, dans ce cas-là , on est brouillé avec le bon Dieu et d'accord avec +le diable... Hein? + +«_Secundo_, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte pas plus, quand +on est damné, de l'être pour beaucoup que pour peu... Hein? + +«_Ergo_, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un. Je vous +défie de répondre à cela. + +--On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en +riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je +vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez. + +--Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques, +et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux +hommes; mais je n'en aurai pas moins un chagrin mortel de n'avoir pas +tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en +arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs. Encore une +fois, monseigneur, continua t-il d'un air de componction en s'adressant +de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez +plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado +de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu'on peut tuer en cachette son +ennemi, puisque l'on évite par ce moyen deux péchés: celui d'exposer +sa vie, et celui de se battre en duel. C'est d'après ce grand principe +consolateur que j'ai toujours agi. + +--Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'une voix étouffée +par la fureur; je pense à d'autres choses. + +--A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d'un grand +poids dans la balance de nos destins. + +--Je cherche combien y pèse le coeur d'un Roi, reprit Cinq-Mars. + +--Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n'en +demandons pas tant. + +--Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua +d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit: +c'est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles, +guerres étrangères, que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la +flamme, je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent vingt +royaumes s'il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires +lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi. + +Et il emmena Fontrailles à quelques pas. + +--Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours +en cas d'abandon de la part du Roi. Tout à l'heure je l'avais pressenti +à cause de ses amitiés forcées, et je m'étais décidé à vous faire +partir, parce qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ +pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu'il y va se +rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ. +J'ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est +sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée +de MONSIEUR, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d'Olivarès ne +désire que cela. Voici encore des _blancs_ du duc d'Orléans que vous +remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à +Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis +de Flandre. + +Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait: + +--Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le _capitan_, je +vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez +récompensé largement. + +Jacques, frisant sa moustache, lui répondit: + +--Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact +et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a +fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de +confiance! Elle a été élevée au son du canon par le _Lion du Nord_, +Gustave Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les +hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est +huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte +pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire +passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement +que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le faut, +ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni +une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve +toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent, +car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très +bons. + +--Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez. + +Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans +les bois pour retourner au château de Chambord. + + + + +CHAPITRE XX + +LA LECTURE + + Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie, + dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains... + ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement + par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus + par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres + et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils + disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera + fidèlement. + + F. DE LAMENNAIS. + + +A peu de temps de là , un soir, au coin de la place Royale, près d'une +petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et +s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés +de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour +se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit, +malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et +s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de +chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant +des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en +demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée +de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses +souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il +tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une +petite moustache frisée, et peignait avant d'entrer, sa barbe légère et +pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça. + +--Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et éclatante; il s'est +bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège; +placez-vous près de cette table, et lisez. + +Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande, +belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre. +Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait +tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait +le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur +communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent +ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit +qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa +figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer +au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui +donnaient d'abord un aspect étrange. + +Des Barreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il +fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez +grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns +assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de +l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées, +sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort +illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs +pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément +MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très +brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement +et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro, +Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes +dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et +nommée elle-même alors tantôt l'_Académie des beaux esprits_, tantôt +l'_Académie éminente_. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de +tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un +étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison +sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi. +L'un était Molière, et l'autre Milton[7]. + + [7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant + d'Italie en Angleterre. (Voyez _Teland's Life of Milton_.) + +Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande +contestation s'éleva entre lui et d'autres poètes ou prosateurs du +temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de +vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût +tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la +main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs +ouvrages. + +--Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau venu; j'ai +lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le +galant et le tendre! + +--Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous +jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit +et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si +monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa +nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes. + +Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur +la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il +démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées. + +--Voici le plus beau morceau de la _Clélie_, dit-il; on trouve +généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple +enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite _cabale_ +littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges personnes par le +monde, j'appréhende que tous ceux qui la verront n'aient pas l'esprit +assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit +suivre pour aller de _Nouvelle Amitié_ à _Tendre_; et remarquez, +messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la +mer Tyrrhène, on dira _Tendre-sur-Inclination_, _Tendre-sur-Estime_ +et _Tendre-sur-Reconnaissance_. Il faudra commencer par habiter les +villages de _Grand-Coeur_, _Générosité_, _Exactitude_, _Petits-Soins_, +_Billet-Galant_, puis _Billet-Doux_!... + +--Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous +les autres. + +--Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut +passer par _Complaisance_ et _Sensibilité_, et que, si l'on ne prend +cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à _Tiédeur_, _Oubli_, +et l'on tombe dans le lac d'_Indifférence_. + +--Délicieux! délicieux! galant _au suprême_! s'écriaient tous les +auditeurs. On n'a pas plus de génie! + +--Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet +ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma soeur; c'est elle qui a +traduit _Sapho_ d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il +déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci: + + L'amour est un mal agréable[8] + Dont mon coeur ne saurait guérir; + Mais quand il serait guérissable, + Il est bien plus doux d'en mourir. + + [8] Lisez la _Clélie_, t. I. + +--Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le +croire! s'écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était +supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans _Clélie_, +je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette +histoire romaine! + +--A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce +et l'aimable Porsenna sont des amants si galants! + +Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se +croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves +amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard +mélancolique et fin, et leur dit: + +--A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir? +Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai. + +Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en +méditant _les Précieuses ridicules_. + +Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il s'accusait +d'avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d'avoir songé un +moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse; +la maîtresse de la maison l'arrêta: + +--Il n'est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez +interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d'autres +gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand +esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune +Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a +dit qu'il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire +quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente +savent l'anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un +ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu'il nous lira, +et en voici des copies en français sur cette table. + +En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits. +On s'assit, et l'on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider +le jeune étranger à parler et à quitter l'embrasure de la croisée, où +il semblait s'entendre fort bien avec Corneille. Il s'avança enfin +jusqu'au fauteuil placé près de la table; il semblait d'une santé +faible, et tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. Il appuya son +coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, +mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses +fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d'un air de +hauteur ou du moins de protection; d'autres parcouraient nonchalamment +la traduction de ses vers. + +Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même de son harmonieux +récit; le souffle de l'inspiration poétique l'enleva bientôt à +lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du +jeune évangéliste qu'inventa Raphaël, car la lumière s'y réfléchissait +encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l'homme, +et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un coeur +simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps. + +Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s'éleva +après la dernière pensée. Il n'entendait pas, il ne voyait qu'à travers +un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit. + +Il dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes +de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux +mortels pendant sa chute; l'obscurité visible des prisons éternelles +et l'océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante +commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu +celui qu'entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés +du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe +ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable +volonté, l'esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un +courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n'est-ce pas une +victoire?» + +Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de Montrésor et +d'Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils, +et s'établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix +conversations particulières; on n'y entendait guère que des paroles +de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit, +engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne comprenaient pas, que +c'était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai), +et par cette fausse humilité s'attiraient un compliment, et au poëte +une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de +_profanation_. + +Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes +sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de +critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c'étaient un +officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l'oreille de Milton: + +--Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à +la hauteur de celui-ci. + +L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit: + +--Je vous admire de toute la puissance de mon âme. + +L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et +malade. + +Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer. +Sa voix reprit une expression très douce à l'oreille et un accent +paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures; +il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l'autorité de leur +regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se +jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière +matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur +jeunesse et l'amour de leurs propos si douloureux au prince des démons. + +De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle +Marion de Lorme: la nature avait saisi son coeur malgré son esprit; la +poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l'enivrement +des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de l'amour dans la +vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle +demeura comme frappée d'une baguette magique et changée en une pâle et +belle statue. + +Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins d'une silencieuse +admiration qu'ils n'osaient exprimer, car des voix assez élevées +couvrirent celle du poëte surpris. + +--On n'y tient pas! s'écriait des Barreaux: c'est d'un fade à faire mal +au coeur! + +--Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait +froidement Scudéry. + +--Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé! disait Baro le continuateur. + +--Où est l'_Ariane_? où est l'_Astrée_? s'écriait en gémissant Godeau +l'annotateur. + +Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes remarques, mais +faites de manière à n'être entendues du poëte que comme un murmure +dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu'il ne +produisait pas d'enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une +autre corde de sa lyre. + +En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant +modestement, se glissa en silence derrière l'auteur, près de Corneille, +de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants. + +Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins d'Éden, comme +une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes +divines, il remplissait les airs d'une odeur ineffable, et venait +révéler à l'homme l'histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu +d'une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil, +gardé par d'étincelants chérubins, et marchant contre l'Éternel. Mais +Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille +tonnerres de sa main droite roulent jusqu'à l'enfer, avec un bruit +épouvantable, l'armée maudite confondue sous les immenses décombres du +ciel démantelé. + +Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules +religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n'entendait +que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se +lever aussi pour s'efforcer de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas +difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses +pensées; son génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce +moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'entouraient, +il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux +entendre que celle de l'assemblée. + +Corneille lui dit cependant: + +--Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un +aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d'âmes; il +faut, pour le vulgaire des hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque +physique du drame. J'avais été tenté de faire un poëme de _Polyeucte_; +mais je couperai ce sujet: j'en retrancherai les cieux, et ce ne sera +qu'une tragédie. + +--Que m'importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe +point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où +l'inspiration m'entraîne; ce qu'elle produit est toujours bien. Quand +on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais +toujours. + +--Ah! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits, dit le jeune +officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé l'image innée dans mon +coeur. + +--Qui me parle donc d'une manière si affable? dit le poëte. + +--Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire. + +--Quoi! monsieur! s'écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour +appartenir à l'auteur des _Principes_? + +--J'en suis l'auteur, dit-il. + +--Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais... +n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le conseiller rempli d'étonnement. + +--Eh! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'habit du corps? Oui, je +porte l'épée, et j'étais au siège de La Rochelle; j'aime la profession +des armes, parce qu'elle soutient l'âme dans une région d'idées nobles +par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle +n'occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées +continuellement: la paix les assoupit. D'ailleurs on a aussi à craindre +de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule +et intempestif; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de son +plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en avait pas, ou en +avait conçu un mauvais; et c'est désespérant. + +De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l'homme +supérieur, celui qu'il aimait le mieux après le langage du coeur; il +serra la main du jeune sage de la Touraine, et l'entraîna dans un +cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent +de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les +précéda et le temps qui doit les suivre. + +Il y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs discours, lorsque +le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des +menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que +la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes +de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu'un bal +commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail +comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur +petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une +reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs. + +--Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de +Lenclos et à ses mousquetaires. + +--Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous +ai-je troublés? vous avez l'air de conspirateurs! + +--Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit +Olivier d'Entraigues qui lui donnait la main. + +--Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit +Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un +troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à +se placer sur le chemin des oeillades errantes; car elle promenait sur +eux ses regards brillants comme la flamme légère que l'on voit courir +sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume tour à tour. + +De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'arrêter, et descendait +le grand escalier, lorsqu'il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout +rouge, en sueur et essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air +animé et joyeux. + +--Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers +et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive un peu tard, mais notre +belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce +que tout est fini? + +--Mais il paraît que oui; puisque l'on danse, la lecture est faite. + +--La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l'abbé. + +--Quels serments? dit de Thou. + +--M. le Grand n'est-il pas venu? + +--Je croyais le voir; mais je pense qu'il n'est pas venu ou qu'il est +parti. + +--Non, non, venez avec moi, dit l'étourdi, vous êtes des nôtres, +parbleu! il est impossible que vous n'en soyez pas, venez. + +De Thou, n'osant refuser et avoir l'air de renier ses amis, même pour +des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux +cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il +faisait, il entendait plus distinctement des voix d'hommes assemblés. +Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses yeux. + +La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux, +semblait l'asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d'un côté +un lit doré, chargé d'un dais de tapisseries, empanaché de plumes, +couvert de dentelles et d'ornements; tous les meubles, ciselés et +dorés, étaient d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux +de velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d'épais +tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par des ornements +d'argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue, +et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit +extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens +qu'il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait +donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des personnages de +la cour ou des armées, se pressaient à l'entrée de cette chambre et +se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste; +attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier +salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues, +dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d'une +table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils +venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul, +devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondément absorbé dans +ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie, +semblait lui avoir présenté ces gentilshommes. + +Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu'il +ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les +deux bras en l'arrêtant sur le dernier degré: + +--Que faites-vous ici? lui dit-il d'une voix étouffée, qui vous amène? +que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez. + +--Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison? + +--Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet +air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici. + +--Il n'est plus temps, on m'a déjà vu; que dirait-on si je me retirais? +je les découragerais, vous seriez perdu. + +Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier +mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d'un pas ferme traversa +l'appartement pour aller vers la cheminée. + +Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa +la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme, +continua un discours que l'entrée de son ami avait interrompu: + +--Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n'est plus besoin de tant +de mystères; souvenez-vous que lorsqu'un esprit ferme embrasse une +idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages +vont avoir un plus vaste champ que celui d'une intrigue de cour. +Remerciez-moi: en échange d'une conjuration, je vous donne une +guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son +armée d'Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour +Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l'armée nous y attendent. + +Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit +des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les yeux de ceux +qui l'entouraient. Avant de laisser gagner son propre coeur par la +contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut +s'assurer d'eux encore, et répéta d'un air grave: + +--Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle +et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires, +l'armée d'Italie entrera d'un côté, le frère du Roi viendra nous +joindre de l'autre: l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les +Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique +au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous +nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu'il +nous fasse grâce et nous pardonne de l'avoir délivré d'un ambitieux +sanguinaire et de hâter sa résolution. + +Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante +dans les regards et l'attitude de ses complices. + +--Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort +sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui +paraîtrait une révolte à d'autres hommes qu'à vous? Ne pensez-vous +pas que j'aie abusé des pouvoirs que vous m'aviez remis? J'ai porté +loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis +comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses +portes, et nous sommes assurés de l'Espagne. + +Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu'à +Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l'étranger; elles auront +toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi. + +--Vive le Roi! vive l'Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue! +s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assemblée. + +--Le voici venu, s'écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus +beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante +et légère de siècle en siècle! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui? Avec +un chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exécuter la +plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis, +qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée +par l'âge mûr? La jeunesse regarde fixement l'avenir de son oeil +d'aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et +tout ce que peut faire notre existence entière, c'est d'approcher de ce +premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon +lorsque le coeur bat fortement dans la poitrine? L'esprit n'y suffirait +pas, il n'est rien qu'un instrument. + +Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu'un vieillard +à barbe blanche sortit de la foule. + +--Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui +va radoter et nous refroidir. + +En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et +péniblement, après s'être placé près de lui: + +--Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon +vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger +le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la +jeunesse, tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup +vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez +pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de _sainte +Ligue_, _sainte Union_, de _Protecteurs de saint Pierre_ et _Piliers +de l'Église_, parce que je vois que vous comptez sur l'appui des +_huguenots_; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau +de cire verte un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi. + +--Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant. + +--Il est pourtant d'une grande importance, poursuivit le vieux Guise +au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d'une grande +importance de prendre un nom auquel s'attache le peuple; celui de +_Guerre du bien public_ a été pris autrefois, _Princes de la paix_ +dernièrement; il faudrait en trouver un... + +--Eh bien, la _Guerre du Roi_, dit Cinq-Mars... + +--Oui, c'est cela! _Guerre du Roi_, dirent Gondi et tous les jeunes +gens. + +--Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se +faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna +autrefois même les _haut-gourdiers_ et les _sorgueurs_[9], et remettre +en vigueur sa deuxième proposition: qu'il est permis au peuple de +désobéir aux magistrats et de les pendre. + + [9] Termes des ligueurs. + +--Hé! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de cela; laissez +parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent +qu'à votre saint Jacques Clément. + +On rit, et Cinq-Mars reprit: + +--J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de MONSIEUR, +de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu'il est juste qu'un +homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous +les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas +détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui n'en sache +le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, +que j'apprendrai les richesses que MONSIEUR met à notre disposition? +Est-ce à vous, monsieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai +combien de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre à vos compagnies +de gens d'armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes? +combien en Touraine et dans l'Auvergne, où sont les terres de la +maison d'Effiat, et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs +vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur +des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons, +dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu +de son triomphe par celui qu'il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces +messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions, +et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je +de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Entraigues, et à vous, messieurs, +qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin +d'éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix, +que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi +(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres +de l'État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale +ambition, qui ne tend pas moins qu'au trône temporel et même spirituel +de la France. + + [10] D'Olivarès, comte-duc de San-Lucar. + +Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et +l'on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré +du pied des danseurs. + +Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les +plus jeunes gens de l'assemblée. + +Cinq-Mars en profita, et levant les yeux: + +--Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-il, amours, musique, danses +joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n'êtes-vous +nos seules ambitions! Qu'il nous faut de ressentiments pour que nous +venions faire entendre nos cris d'indignation à travers les éclats de +joie, nos redoutables confidences dans l'asile des entretiens du coeur, +et nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivrement des +fêtes de la vie! + +Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'un peuple! Quand les rides +sillonnent le front de l'adolescent, on peut dire hardiment que le +doigt d'un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui +donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence, +chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est +jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu'ils +craignent de vivre et de faire un pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc +en France? Un homme de trop. + +Oui, continua-t-il, j'ai suivi pendant deux années la marche insidieuse +et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions +secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs, +maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n'y a pas une famille de +France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. +S'il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c'est qu'il ne +veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans, +qu'un des plus petits fiefs du Poitou. + +Les Parlements humiliés n'ont plus de voix; les présidents de Mesmes, +de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais +inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette? + +Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés, +chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu'ils ont parlé pour le Roi ou +pour le public. + +Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes +et corrompus qui sucent le sang et l'or du pays. Paris et les villes +maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats, +sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à +la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays +étranger: tel est l'ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que +ces dignes agents ont fait battre monnaie à l'effigie du Cardinal-Duc. +Voici de ses pièces royales. + +Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en +or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le +Cardinal s'éleva dans la salle. + +--Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les +évêques ont été jugés contre les lois de l'État et le respect dû à +leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d'Alger commandés par un +archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre +même, dévorant les choses les plus saintes, s'est fait élire général +des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les +religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, +Augustins, Jacobins ont été forcés d'élire en France des vicaires +généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs, +parce qu'il veut être patriarche en France et chef de l'Église +gallicane. + +--C'est un schismatique, un monstre! s'écrièrent plusieurs voix. + +--Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le +pouvoir temporel et spirituel; il s'est cantonné, peu à peu, contre +le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des +embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l'Océan, +des salines et de toutes les sûretés du royaume; c'est donc le Roi +qu'il faut délivrer de cette oppression. _Le Roi et la Paix_ sera notre +cri. Le reste à la Providence. + +Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou lui-même par ce +discours. Personne ne l'avait entendu jusque-là parler longtemps de +suite, même dans les conversations familières; et jamais il n'avait +laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les +affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance +très grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à servir ses projets, +ne leur montrant qu'une indignation vertueuse contre les violences du +ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres +idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de +ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur sa faveur +et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un +moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports +communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un +avenir de combats, quel qu'il soit. + +Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti, +l'abbé de Gondi bondissait comme un chevreau. + +--J'ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j'ai des hommes superbes! + +Puis, s'adressant à Marion de Lorme: + +--Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris +de lin et votre ordre de l'_Allumette_. La devise en est charmante: + + Nous ne brûlons que pour brûler les autres, + +et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau, +si par bonheur on en vient aux mains. + +La belle Marion, qui l'aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à +M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi +la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement +sa moustache. + +Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l'assemblée: un +papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de +Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement +autour de lui; on chercha en vain d'où il pouvait être venu; tous +ceux qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression de +l'étonnement et d'une grande curiosité. + +--Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement. + + A CINQ-MARCS. + + CENTURIE DE NOSTRADAMUS. + + Quand _bonnet rouge_ passera par la fenêtre + A _quarante onces_ on coupera la tête, + Et _tout_ finira[11]. + + [11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois + mois avant la conjuration. + +Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce +papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer +de ces sanglants jeux de mots. + +--Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes +gens. + +Cependant l'assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne +se parlait plus qu'à l'oreille, et chacun regardait son voisin avec +méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s'éclaircit. +Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses +gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna +dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases +du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l'incertitude sur les +intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé +les caractères les moins fermes. + +Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars. + +--Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j'ai étudié avec soin les +conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques +qu'il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez +fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez +l'esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les +réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir les retenir malgré +eux, ils resteront. + +Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s'avançant vers ceux qu'il +savait les plus engagés, leur dit: + +--Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de +braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre +opinion. Si quelqu'un veut s'assurer une retraite, qu'il parle; nous +lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté. + +Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement +qu'elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le +Cardinal-Duc. + +Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu'il +choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu'il se +passerait son épée à travers le corps s'il en avait eu la seule pensée, +et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit: + +--Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c'est l'archevêché de +Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une place assez forte pour qu'on +ne m'enlève pas. + +--La vôtre? dit-il à de Thou. + +--A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne +voulant pas même donner de l'importance à sa résolution par la fermeté +du regard. + +--Vous le voulez? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est +plus grand que le vôtre en cela. + +Puis, se retournant vers l'assemblée: + +--Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France; +car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore +lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu +triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous; +la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières +et en même temps puissants appuis de l'autorité royale; mais soyons +vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes +moeurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux +de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous +attendent; allons danser. + +--Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi. + +Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la +salle de danse comme ils auraient été se battre. + + + + +CHAPITRE XXI + +LE CONFESSIONNAL + + C'est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu + terrible! + + LEWIS, _le Moine_. + + +C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de +Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans +ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux +grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots. + +Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du +tumulte était silencieuse à cause de l'épais tapis que l'hiver y +avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre, +et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui +serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme, +enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à +distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il +s'asseyait sur l'une des bornes de l'église, se mettant à l'abri de la +fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent +du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la +ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont reployé +leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses +bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour +se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal +du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin, +il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait +contre la muraille. + +--Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite +voix en tremblant. Ah! le _duzé di_ Mantoue, que ze voudrais y être +encore, mon vieux Grandchamp. + +--Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux +domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout +les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l'attendait à +la porte. + +--Oui, oui, elle est entrée dans l'église. + +--Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l'horloge est fêlé, c'est +mauvais signe. + +--Cette horloge a sonné l'heure d'un rendez-vous. + +--Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois +manteaux qui passent. + +Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s'assura du +chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément. + +--La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien +pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais +pendant qu'il fait l'amour. C'est bon pour vous de porter des poulets +et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles; +pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le +maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter +une maison. + +--Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, _caro amico_? + +--Et _cara! caro!_ laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que +nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j'aurais eu le +temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez +voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect; +puisqu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ. + +--Ah? _Signor Jesu!_ n'avoir personne à qui dire une parole amicale +quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis +l'hôtel de Nevers. Ah? _Amore qui regna, amore!_ + +--Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende +plus avec ta langue de musique. + +--Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus +aimable à Chaumont, dans la _Turena_, quand vous me parliez de _miei +occhi_ noirs. + +--Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux +baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants. + +--Ah? _Italia mia!_ Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le +langage de la Divinité. Si vous étiez un galant _uomo_, comme celui qui +a fait ceci pour une Laura comme moi... + +Et elle se mit à chanter à demi-voix: + + Lieti fiori e felici, e ben nate erbe + Che Madona pensanda premer sole; + Piagga ch'ascolti su dolci parole + E del bel piede alcun vestigio serbe[12]. + + [12] + Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées, + Qui de sa voix touchante écoutais les accents: + Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens, + Que ses pieds délicats ont doucement pressées. + + PÉTRARQUE, trad. de Saint-Geniez. + +Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une jeune fille; et, +en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu'il prenait en +lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et +la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson +italienne, il sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui +était chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendre même +un bruit rauque assez semblable au rire, et dit: + +--C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais +tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela +m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et +depuis longtemps... + +Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place Saint-Eustache, +lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure +et continua: + + Ombrose selve, ove percote il sole + Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe. + +--Hon! dit en grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et +une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tête et la mort dans +le coeur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes +et de l'amour: tais-toi! + +Et, s'enfonçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber +sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et +immobile. Laura n'osa plus lui parler. + +Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp, +la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte +battante de l'église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout, +déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu +qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de +velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal, +tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait +franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors et vint après +elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la pénitence. +Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé +cette porte ouverte, signe certain et convenu que l'abbé Quillet, son +gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait +d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée +jusqu'à l'arrivée de Marie: heureux de voir l'exactitude du bon abbé, +il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier. +C'était un second père pour lui, à cela près de l'autorité, et il +agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie. + +La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec +la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui, +attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers, +jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique +déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des +ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre, +était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée +de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la +croix de bois. Là , s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie +de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peine, et trouvèrent que, selon +son usage, l'abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis +longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages, +l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lentement; il +venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée. +Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant +une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait +entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait. + +Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face +de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet +ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa +parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête +dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses +espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne +pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une +enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et +qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait +faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan +condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux +combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et +violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là , dans leurs secrètes +et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses +progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un enfant, +mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l'on +fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il +serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût +demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein. +Jusque-là , il avait souri de ces questions et de cette ignorance, +pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et +accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées +autour d'elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus +sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque +de l'assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les +ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui +avaient juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières +paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la +première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne +s'étendît jusqu'au coeur: il résolut de l'approfondir. + +--Dieu! que j'ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le +confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses; +je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de +Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable? +La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en +parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui +me fait toujours pleurer; j'ai bien peur. + +Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir. + +--Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle. + +--Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume. + +--Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle +voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop +tard? + +--Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez +entendre, car je vous en vois bien éloignée. + +Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à +pleurer. + +--Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous +m'appeliez madame et me traitiez si durement? + +--Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie. +En effet, vous n'êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à +l'être; ce n'est pas envers vous, mais pour vous. + +--Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu'un? +Oh! non, j'en suis bien sûre, vous êtes si bon! + +--Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je +mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne +sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un +grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à +celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un +mensonge que tout cela? + +Marie fondait en larmes. + +--Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle: je ne l'ai +point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante, +croyez-vous que je l'oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse? +avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà . J'en verse assez en +secret, Henri; croyez que si j'ai évité, dans nos dernières entrevues, +ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre: ai-je +une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que +c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour +moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles? +Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que la haine, tandis +que je lutte contre l'amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et +des armes; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de +tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes. + +--Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume, +pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de +quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il +importe de vous délier de vos serments. + +--Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous? + +--Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère; +le Roi m'a trompé. + +L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria: + +--Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j'entrevoyais. +Est-ce moi qui l'ai causé? + +--Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m'a +trahi par le vil Joseph qu'on m'offre de poignarder. + +L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du +confessionnal. + +--Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève +ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que +je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir +à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s'immoler devant vous. +Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire +peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré. + +Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son +vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant, +avança le camail sur son front. + +--Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau +nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu'elle ne me +le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit +d'épouser. + +Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des +losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna +Cinq-Mars. + +--Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé? + +Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui +éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux +soupir de l'orgue, elle dit: + +--O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas; +pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous +quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus, +du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal, +puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous +croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer +de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié; +oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir, +j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-vous donc, +mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime, +et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau, +puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le +Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu! +que cette partie de chasse fut triste pour moi! + +--Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu +croire lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son +frère à moi et au duc de Bouillon, qu'il se faisait instruire des +moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait +Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient +sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le +Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant +Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous +l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée; +j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait +en voyant la vérité quitter le coeur d'un roi. Je voyais s'écrouler +tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s'évanouissait; +je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai employé. + +--Lequel? dit Marie. + +--Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai signé. + +--O ciel! déchirez-le. + +--Il est parti. + +--Qui le porte? + +--Fontrailles. + +--Rappelez-le. + +--Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit Cinq-Mars, +se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées +m'attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d'elles! Il +chancelle, il ne faut plus qu'un seul coup pour le renverser, et vous +êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant! + +--A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant. + +--Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel, +digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune homme passionné en +retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon +épée va conquérir enfin tout entière. + +--Hélas! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas +un poignard? + +--Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m'abandonnent, que des +guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore: mais je serai +vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir +est passé pour moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à +me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet +anneau. + +--Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez. + +--Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur; +bénissez cette seconde union, c'est celle du dévouement, plus belle +encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai! + +Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit +brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps +de se lever pour le suivre. + +--Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il. + +Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre. + +--Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans +doute entendu quelqu'un dans l'église. + +Mais troublé et sans lui répondre, d'Effiat, s'élançant sous les +arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il +trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église et, arrivant +à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta. + +--Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue. + +Et des chevaux partirent au galop. + +--Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars. + +--A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé +Quillet. + +--Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand-Écuyer +s'approchant de lui. + +Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la +neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre. + +--Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins! +ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un +mouchoir! + +A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un +homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de +sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et +entourèrent le vieil abbé. + +--Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils +étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef de cette porte de +l'église. + +--Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous? + +--Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent. + +--Deux heures! s'écria Henri effrayé. + +--Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi +pendant le danger de mon maître! c'est la première fois! + +--Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit +Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre +son bras. + +--Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont +donné ma clef? + +--Non! qui? dirent-ils tous à la fois. + +--Le père Joseph! répondit le bon prêtre. + +--Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie. + + + + +CHAPITRE XXII + +L'ORAGE + + Blow, blow, thou winter wind + Thou art not so unkind + As man's ingratitude: + Thy touth is not so keen, + Because thou art not seen + Altho thy breath be rude. + Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly, + Most friendship is feigning; most loving mere folly. + + SHAKSPEARE. + + Souffle, souffle, vent d'hiver: + Tu n'es pas si cruel + Que l'ingratitude de l'homme; + Ta dent n'est pas si pénétrante, + Car tu es invisible, + Quoique ton souffle soit rude. + Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert. + La plupart des amis sont faux, les amants fous. + + +Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme +l'isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues +chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé, +un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire; +il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie, +serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes +voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal, +laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses +profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne. +Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ses détours; +l'homme peut à peine s'y tenir debout; il lui faut la chaussure +de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui +s'enfonce dans les fentes des rochers. + +Dans les beaux mois de l'été, le _pastour_, vêtu de sa cape brune, +et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont +la laine tombante balaye le gazon. On n'entend plus dans ces lieux +escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons, +et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des +gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger +sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre, +un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base, +et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges +ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent +leur forme bizarre comme les ossements d'un monde enseveli. + +C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui, +renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher +en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent +possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de +corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels, +qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun, +suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur +la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas. +Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants +que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se +hasarde jusqu'à se construire une demeure de bois sur la barrière même +de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges +occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et +des vents. + +Ce fut dans cet étroit sentier, sur le _versant_ de la France, +qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer +à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne s'arrêtèrent à minuit, +fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la +montagne. + +--Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l'un d'eux; je n'en +puis plus! sans vous j'étais pris. + +--Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez +votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de +Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du +Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est +une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez! + +--Eh! comment? je n'y vois pas. + +--Descendez toujours, et prenez-moi le bras. + +--Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur, +s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du +terrain avant d'y poser le pied. + +--Allez donc, allez donc! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de +ces drôles qui passe sur notre tête. + +En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur +la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils +continuèrent à descendre. + +--Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes +tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des +contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez +eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné. + +--Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de +roc. + +Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de +bois creux. + +Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en +frissonnant dans la neige à leurs pieds. + +--Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes pas mort, vous +suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à +droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. +Allons, roulez. + +En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne +voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le +front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes +même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un +tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers +lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme +un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son oeil à l'une des +ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans +hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un +faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait +donné; il vit alors qu'elle était divisée en deux cellules par une +cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là , une +jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un +coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches +de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, +mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure +brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; +elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa +ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas. + +--Eh! eh! la _moza_[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et +j'ai soif. + + [13] La fille. + +La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de +filer avec application. + +--Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied; va dire au +patron, que j'ai vu là , qu'un ami vient le voir, et donne-moi à boire +avant. Je coucherai ici. + +Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours: + +--Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume verte qui nage +sur l'eau des marais; mais, quand j'ai bien filé, on me donne l'eau de +la source de fer. + +Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j'ai +bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est +bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre. + +--Quelle histoire me fais-tu là ? dit Jacques; je ne parle pas de toi. + +Elle poursuivit: + +--On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue. Oh! que j'ai eu du +sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m'ont +fait tenir sa tête et le baquet rempli d'une eau rouge. O ciel! moi +qui étais l'épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l'abîme de neige; +mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je +te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort. + +L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et +poussa la seconde porte; il trouva l'homme qu'il avait vu par les +fentes de la cabane: il portait le _berret_[14] bleu des Basques sur +l'oreille, et, couvert d'un ample manteau, assis sur un bât de mulet, +courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une +outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage +gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de +mulet autour du _brasero_ comme des sièges. Il souleva la tête sans se +déranger. + + [14] Petit bonnet de laine. + +--Ah! ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi? Quoiqu'il y ait +quatre ans que je ne t'ai vu, je te reconnais, tu n'es pas changé, +brigand; c'est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et +buvons un coup. + +--Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te +croyais juge, Houmain! + +--Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques! + +--Ah! je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis prisonnier; mais +je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai repris l'ancien état, l'état +libre, la bonne vieille contrebande. + +--Viva! viva! _jaleo!_ s'écria Houmain; nous autres braves, nous sommes +bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres +_ports_[15]? car je ne t'ai pas revu depuis que j'ai repris le métier. + + [15] Noms des chemins qui mènent d'Espagne en France par les + Pyrénées. + +--Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques. + +--Et qu'apportes-tu? + +--Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain. + +--Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine? + +--Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l'outre, +j'ai soif. + +--Tiens, bois, c'est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici, +nous autres bandoleros! Ai! _jaleo! jaleo[16]!_ bois donc, les amis +vont venir. + + [16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible. + +--Quels amis? dit Jacques laissant retomber l'outre. + +--Ne t'inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous +chanterons la Tirana[17] andalouse! + + [17] Sorte de ballade. + +L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tranquillement. + +--Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue à ta porte? +reprit-il; elle a l'air à moitié morte. + +--Non, non; elle n'est que folle; bois toujours, je te conterai ça. + +Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté +en manière de scie, Houmain s'en servit pour retourner et enflammer la +braise, et dit d'un air grave: + +--Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là -bas (il montrait le +côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant. + +--Ah! ah! dit Jacques. + +--Oui; on l'appelle le _roi du Roi_. Tu sais? Cependant il y a un petit +jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu'on appelle M. +le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l'armée de Perpignan +dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est +toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt +comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur +le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais +en attendant qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est à dire +Cardinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis +la première qu'il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la +conter. + +Il avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une petite +expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel. + +--Ah! ah! c'est un joli poste, on me l'a dit. + +--Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où l'on vend la corde au lieu +du fil; c'est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c'est +plus solide: chaque chose a son prix. + +--C'est juste, dit Jacques. + +--Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en +soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était +dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui +en cuisit. + +--Ah! ah! ah! c'est fort drôle! s'écria Jacques en riant. + +--Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t'assure, Jago, que je +l'ai vu, après l'affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon, +tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c'est que de nous! +voilà comme nous serons chez le diable. + +--Oh! pas de ces plaisanteries-là ! dit l'autre très gravement; vous +savez bien que moi j'ai de la religion. + +--Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton. +Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n'importe. Tu sauras que, +comme j'étais rapporteur, cela me rapporta... + +--Ah! de l'esprit, coquin! + +--Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents +piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n'y a rien à +dire, si ce n'est que l'argent n'est pas à lui; mais nous faisons tous +comme cela. Alors, ma foi, j'ai voulu placer cet argent dans notre +ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il +y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit. + +--Qu'est-ce que je vois là ? s'écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci! + +--Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes +dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n'est rien; va, bois +toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre +et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec +notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si +tu le connais. + +--Oui, oui, un peu, dit Jacques; c'est un fier avare; mais c'est égal, +parle. + +--Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, je +lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand +l'occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son +camarade du tribunal. Il n'y a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre. + +--Ah! ah! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait? + +--D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même, en croupe, sa +nièce, que tu as vue à la porte. + +--Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une +esclave! _Demonio!_ + +--Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec +son poignard; c'est lui-même qui l'a désiré. Rassieds-toi. + +Jacques se rassit. + +--Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait pas même été +fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous +la neige que dessus, mais il ne voulait pas l'y mettre lui-même, parce +qu'il est bon parent, comme il le dit. + +--Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va... + +--On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la cour, n'aime pas +avoir une nièce folle chez lui. C'est tout simple. Si j'avais continué +aussi mon rôle d'homme de robe, j'en aurais fait autant en pareil cas. +Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise +pour _criada_[18]: elle a montré plus de bon sens que je n'aurais cru, +quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et qu'elle ait +fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse un mulet comme un +garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais +ça finira de manière ou d'autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont +qu'elle vit encore: il croirait que c'est par économie que je l'ai +gardée pour servante. + + [18] Servante. + +--Comment! est-ce qu'il est ici? s'écria Jacques. + +--Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même +un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait +à fermer à demi les yeux d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde +affaire que j'ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts, +comme tu voudras. Je l'aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions +à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c'est le vin d'un luron, +du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L'Espagne dans la main +droite, la France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille! La +bouteille! j'ai quitté tout pour elle! + +Et il fit sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc. Après en +avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l'étranger le +dévorait des yeux: + +--Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la +montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades, +tu sais, nos _bandoleros_, les vrais _contrabandistas_. + +--Et pourquoi courent-ils? dit Jacques. + +--Ah! voilà le plaisant de l'affaire! dit l'ivrogne. C'est pour arrêter +deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols +en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot, +croquant! hein! eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur +propre poche! + +--Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa +ceinture et regardant la porte. + +--Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille, +jette ton cigare, et chante. + +A ces mots l'hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol, +entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans son gosier en se +renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d'un oeil +sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu'il allait faire. + + Moi qui suis contrebandier et qui n'ai peur de rien, me voilà . Je + les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19]. + + _Ai, ai, ai, jaleo!_ Jeunes filles, jeunes filles, qui veut + m'acheter du fil noir? + + [19] Aucune expression française ne peut représenter la précision + énergique de cette romance espagnole. Il faut l'entendre chanter + par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et + nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de + l'extrémité des doigts les cordes d'une petite guitare. Le + mouvement est celui d'une danse, et les pensées celles d'un chant + de guerre. + + Yo que soy contrabandista + Y campo por mi respecto, + A todos los désafio + Pues a nadie tengo miedo. + + Ay, jaleo! Muchachas. + Quien me marca un hilo negro? + Mi caballo esta cansado, + Y yo me marcho corriendo. + +La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la +chambre d'une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de +près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors. + +--Oh! eh! la maison! s'écria le buveur; le diable est chez nous! les +amis ne viennent donc pas? + +--Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis +de celui de Houmain. + +Celui-ci but pour se raffermir, et reprit: + + _Jaleo! jaleo!_ mon cheval est fatigué! et moi je + marche en courant près de lui. + Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s'élève + dans la montagne. + Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce + danger. + Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le + chanfrein blanc! + Jeunes filles, _jaleo!_ jeunes filles, achetez-moi + du fil noir[20]! + + [20] + Ay! ay! que viene la ronda, + Y se mueve el tiroteo; + Ay! ay! cavallito mio, Ay! + saca me deste aprieto. + + Viva, viva mi cavallo, + Cavallo mio carreto: + Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo... + +En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse; +Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élançait vers la porte, +lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et +glacée de la folle. Il recula. + +--Le juge! dit-elle en entrant. + +Et elle tomba étendue sur la terre froide. + +Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure +apparut, livide et surprise, celle d'un homme de grande taille, couvert +d'un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et +de rage. C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regardèrent. + +--Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec +peine, serais-tu royaliste, par hasard? + +Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l'un par +l'autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et +s'approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre +le juge et le capitaine. Le premier prit la parole. + +--N'êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l'heure? + +--C'est lui, dirent les gens de sa suite tout d'une voix, l'autre est +échappé. + +Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui formaient le mur +chancelant de la case: s'enveloppant dans son manteau comme un ours +acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire +diversion et s'assurer un moment de réflexion, il répondit avec une +voix forte et sombre: + +--Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un +homme mort! + +Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain, +agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient +fermés; il l'approcha du brasier, dont la lueur l'éclaira. + +--Ah! grand Dieu! s'écria Laubardemont s'oubliant par effroi, Jeanne +encore! + +--Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant +de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la +tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille; +ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte. + +Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se +courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à +demi-voix: + +--Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te +dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je suis ton fils. + +Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour +de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer +à quelques pas, il répondit d'une voix très basse: + +--Livre-moi le traité, et tu passeras. + +--Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche, je t'appellerai mon +père tout haut. Que dira ton maître? + +--Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie. + +--Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l'avoir donnée. + +--Toujours le même, brigand? + +--Oui, assassin! + +--Que t'importe un enfant qui conspire? dit le juge. + +--Que t'importe un vieillard qui règne? répondit l'autre. + +--Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir. + +--Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter. + +--Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont. + +--Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge? + +Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en +lui frappant sur l'épaule: + +--Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l'...ami; est-ce que vous +le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est un bon garçon. + +--Moi! non! s'écria Laubardemont à haute voix, je ne l'ai jamais vu. + +Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne et la +petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec violence contre les +faibles planches qui formaient le mur, d'un coup de talon en jeta deux +dehors et passa par l'espace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de +la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec +violence. + +--Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s'écria le contrebandier; +tu casses ma maison! et c'est le côté du Gave. + +Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui +restaient, et se penchèrent sur l'abîme. Ils contemplèrent un spectacle +étrange: l'orage était dans toute sa force, et c'était un orage des +Pyrénées; d'immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de +l'horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en voyait pas +l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles et durables: seulement +la voûte flamboyante s'éteignait quelquefois tout à coup, puis +reprenait ses lueurs constantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait +étrangère à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce +ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un moment: +tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les +pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge +comme des blocs de marbre sur une coupole d'airain brûlant et simulant +au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient +comme des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave éblouissante. + +Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le +faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide; +ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un +énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient +briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base +et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la +nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en +tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver +encore; l'espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont. + +--J'enfonce! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le +traité. + +--Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge. + +--Le voilà , dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu. + +Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois +dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité +comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on +le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur +lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges. + +--Ah! misérable! tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais on ne m'a pas pris +le traité... je te l'ai donné... entends-tu... mon père! + +Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit +plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre +en s'y éteignant; on n'entendit plus que les roulements du tonnerre et +le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les +hommes groupés autour d'un cadavre et d'un scélérat, dans la chambre à +demi-brisée, se taisaient glacés par l'horreur, et craignaient que Dieu +ne vînt à diriger la foudre[21]. + + [21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà -t-il pas une + punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque + façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre _Grandier_, dont + le sang crie vengeance?» (PATIN, lettre LXV, du 22 décembre 1631.) + + + + +CHAPITRE XXIII + +L'ABSENCE + + L'absence est le plus grand des maux, + Non pas pour vous, cruelle! + + LA FONTAINE. + + +Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel? +Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, +soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, +ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont +la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes, +ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de +passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des +cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que +les vents emportent sur leurs ailes? L'homme est un lent voyageur qui +envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination; +ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le +souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de +ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas, et où l'on +croit tout rencontrer à la fois. Il n'est pas un endroit de la terre, +sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec +indifférence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne +se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés, +avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de +nous-mêmes sur tous les écueils. + +Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées? +C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine +enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent +des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre +à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse. +Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment +arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque +patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII; +dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et +de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux +domaine de Hugues Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de +Saint-Germain. + +--Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage +vient du Midi? + +--Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d'Autriche, +appuyée sur le balcon. + +--C'est le côté du soleil, madame. + +--Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié, +mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d'heureux pour vous. +J'aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. +Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander. + +En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin +passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite +nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes +de boutons de diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux +verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air +d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat auquel la cour +s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent un moment, et le prince +salua deux fois, pendant que le léger animal qu'il montait marchait +de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant +et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en +mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même +évolution en passant. La princesse Marie s'était d'abord jetée en +arrière, de peur que l'on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce +spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne +put s'empêcher de s'écrier: + +--Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n'y pas +songer. + +La Reine sourit: + +--Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire +un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses +grands yeux noirs en amande, au lieu d'accueillir toujours ces pauvres +étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à +présent. + +Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup d'éventail sur +les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher de sourire aussi; mais à +l'instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit +pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut +même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le +château. + +--Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour +être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman; +tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger +à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t'en avertis, +tu ne réussiras à rien, si ce n'est à maigrir, à être moins belle et à +n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s'est perdu. + +Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne +d'Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon, +et feignit de s'occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle +revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie +était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de +l'horizon, et l'orage qui s'étendait peu à peu. + +La Reine reprit avec un ton plus grave: + +--Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le +méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d'un grand péril; vous +aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se +sont pas accomplis comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de +l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison +mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et sans danger. + +--Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez +malheureuse? + +--Ne m'interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d'autres +yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser +d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai trop de raisons de ne pas +l'aimer! j'ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous +pourriez, ma chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à +vouloir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du +duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et à l'Espagne et rendit au +duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain, +fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez +bien jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici toutefois +que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune +homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner... + + [22] Le 19 mai 1632. + +--Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il l'a refusé... + +--Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu'il est +généreux et loyal; je veux croire que, contre l'usage de notre temps, +il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là , et le tuer +froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz, +dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fait +prendre à force ouverte? c'est ce que nous ne pouvons savoir plus que +lui! Dieu seul sait l'avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il +l'attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate +peut-être à l'heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De +quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réussir qu'à faire du mal, +car MONSIEUR va abandonner la conjuration. + +--Quoi! madame... + +--Ecoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai pas besoin de +m'expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l'a bien +jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c'est lui céder; +mais le traité d'Espagne a été signé: s'il est découvert, que fera +seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous +sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j'espère... + +--Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s'écria Marie affaiblie et +s'évanouissant à moitié. + +--Asseyons-nous, dit la Reine. + +Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre, elle poursuivit: + +--Sans doute MONSIEUR traitera pour tous les conjurés en traitant pour +lui, mais l'exil sera leur moindre peine, l'exil perpétuel. Voilà donc +la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague, +femme de M. Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé! + +--Eh bien, madame! je le suivrai dans l'exil: c'est mon devoir, je suis +sa femme!... s'écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l'y savoir +en sûreté. + +--Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie. +Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier +aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un +esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour +vous, et heureusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée. + +--Je suis à lui, madame, à lui seul... + +--Mais sans bénédiction, reprit Anne d'Autriche, sans mariage enfin: +aucun prêtre ne l'eût osé; le vôtre même ne l'a pas fait, et me l'a +dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la +bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu +vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées +sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos +de votre âge, délicieuses chimères d'un moment dont vous sourirez un +jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes +ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la +cour, il n'en est pas une qui n'ait eu, à votre âge, quelque beau songe +d'amour comme le vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit +indissolubles, et n'ait fait en secret d'éternels serments. Eh bien, +ces songes sont évanouis, ces noeuds rompus, ces serments oubliés; +et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des +honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs... +Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient pas +autant que vous, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère +enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c'est +ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait +votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre +existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos +sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure +nous domine malgré nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et +surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de +sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend +toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que +dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront +naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront +de sacrifices merveilleux, il suffira d'un laquais qui viendra vous +demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre +existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et votre position +qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites +d'amers reproches. + +Marie détourna la tête. + +--Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous +les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns +des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que +nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le +désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend +que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir de s'informer de ce +qu'on disait d'eux. Ce besoin de l'opinion générale est un bien, en ce +qu'il combat presque toujours victorieusement ce qu'il y a de déréglé +dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que l'on oublie +trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j'espère, en reprenant +son sort tel qu'il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait +de la raison, la satisfaction d'un exilé qui rentre dans sa famille, +d'un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée +par le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour ainsi +dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien +des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui +n'aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant +à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu'acquittée +envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales +qui vous étaient présentées. Eh! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant +si passionné? Il s'est élevé pour vous atteindre; mais l'ambition, qui +vous semble ici avoir aidé l'amour, ne pourrait-elle pas s'être aidée +de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses +ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans +ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé +de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen au lieu d'un but, que +diriez-vous? + +--Je l'aimerais encore, répondit Marie. Tant qu'il vivra, je lui +appartiendrai, madame. + +--Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m'y +opposerai. + +A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec +violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et +rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, +Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La +Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans l'ombre près d'un +rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut +point d'abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant +quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la +princesse de Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris. + +--Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas, le Roi a voulu la +faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera. + +Puis, se tournant vers le prince Palatin: + +--Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous? + +--Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais. + +L'insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les +secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en +s'approchant de la Reine: + +--Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne. + +Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme +de Guémenée, qui était à ses côtés: + +--Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne! + +La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement +d'orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention +approbative pour la conversation qui suivit et qu'elle encourageait. + +La princesse de Guémenée se récriait: + +--Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête. +Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière, +après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de +Nemours, n'épouser qu'un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où +allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra. + +Mazarin ajoutait d'un ton équivoque: + +--Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable, +profond! cela peut-il se croire? + +Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la +nouvelle couronne. + +--Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs, dit-elle; voyons, +donnez votre front, Marie... + +Mais elle va à ravir, continua-t-elle. + +--On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal. + +--Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât sur ce front, dit le +prince Palatin. + +Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait encore sur les +joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à +travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d'une excessive rougeur, +elle se sauva en courant dans les appartements. + +On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à +l'ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre. + + + + +CHAPITRE XXIV + +LE TRAVAIL + + Peu d'espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au + fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant + trauaillé. + + PHILIPPE DE COMINES. + + +Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était +dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues +du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on +s'occupait peu des Français, toutes les communications étant libres +vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l'armée française +tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui +annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence; +on n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne +voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche +toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes +des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent +presque en même temps le _boute selle_ et _à cheval_. Tous les +factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille, +portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la +main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter. +De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient +dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille; +on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des +escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions. +Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux +s'éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était +debout. + +Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l'une des +dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite +pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux +ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval +attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars. + +A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on +l'aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de +plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris +bientôt qu'il la blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par +une résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'horreur qu'il +avait de l'entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d'Effiat +lui avait ouvert son coeur et confié tout son secret, il avait vu +clairement que toute remontrance était inutile auprès d'un jeune homme +aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars +ne lui avait dit, il avait vu dans l'union secrète de son ami avec la +princesse Marie un de ces liens d'amour dont les fautes mystérieuses et +fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être +trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce +supplice impossible à supporter plus longtemps d'un amant, maître adoré +de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître +devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des +mariages que l'on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son +entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d'aller +dans ses projets jusqu'à l'alliance étrangère. Il avait évoqué les plus +graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que +de rendre plus rude vis-à -vis de lui la résolution invincible de son +ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui avait dit durement: «_Eh! vous +ai-je prié de prendre part à la conjuration?_» et lui, il n'avait voulu +promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses +forces contre l'amitié pour dire: «_N'attendez rien de plus de ma part +si vous signez ce traité._» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité, +et de Thou était encore là , près de lui. + +L'habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui +avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du +Cardinal-Duc, son indignation de l'asservissement des Parlements, +auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les +noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui +dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première +et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M. +de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail +toutes les confidences secondaires; et, depuis l'événement fortuit +qui l'avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se +regardait comme lié par l'honneur avec eux, et engagé à un silence +inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon +et Fontrailles; ils s'étaient accoutumés à parler devant lui sans +crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de +son ami l'entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. +Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où +il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais +une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle. +Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de +faire signe de la vouloir reprendre. + +Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de +larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux +flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte +de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se +tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras +derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop lente à son +gré; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint: + +--Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n'importe! elle est +là , dans mon coeur. + +--Le temps est sombre, dit de Thou. + +--Dites que le temps s'avance. Il marche, mon ami, il marche; encore +vingt minutes, et tout sera fait. L'armée attend le coup de pistolet +pour commencer. + +De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait ses regards +tantôt sur la croix, tantôt au ciel. + +--Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice; je ne me repens +pas, mais que la coupe du péché a d'amertume pour mes lèvres! J'avais +voué mes jours à l'innocence et aux travaux de l'esprit, et me voici +prêt à commettre le crime et à saisir l'épée. + +Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars: + +--C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec l'élan d'un coeur +aveuglément dévoué; je m'applaudis de mes erreurs si elles tournent à +votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi +un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie. + +Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa +joue. + +--Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête! +Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous; +car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié. + +Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans +ses mains, et considéra la mèche fumante d'un air farouche. Ses longs +cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d'un jeune lion. + +--Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un +incendie que toutes les vagues de l'Océan ne sauraient éteindre; la +flamme va bientôt éclairer la moitié d'un monde, et il se peut qu'on +aille jusqu'au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, +les vents qui t'agiteront sont violents et redoutables: l'amour et la +haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera +des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle, +brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre. + +De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait à voix basse: + +--Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le +méchant et l'impie! + +Puis, élevant la voix: + +--Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera +seule. C'est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt +pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons +sans l'étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu +changera le coeur du roi. + +--Voici l'heure, voici l'heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la +montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les +Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il +est là ... Donnez ce pistolet. + +A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du +pistolet. + +--Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors. + +Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de +son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars. + +--De la Reine, monseigneur, dit-il. + +Cinq-Mars pâlit, et lut: + + + «MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS, + + «Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à + ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse + Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume + de Pologne à elle offert. J'ai sondé son âme; elle est bien + jeune encore, et _j'ai lieu de croire_ qu'elle accepterait la + couronne avec _moins d'efforts et de douleur que vous ne le pensez + peut-être_. + + «C'est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à + feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et + supplie d'agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse + de Mantoue des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi + le repos à son âme et la paix à notre cher pays. + + «La Reine, qui se jette à vos pieds, s'il le faut. + + «ANNE.» + + +Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier +mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le +remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la +même lettre: + + + «MADAME, + + «Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne + qu'après ma mort; je meurs. + + «CINQ-MARS.» + + +Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la +mettant de force dans la main du courrier: + +--A cheval! à cheval! lui dit-il d'un ton furieux: si tu demeures un +instant de plus, tu es mort. + +Il le vit partir et rentra. + +Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l'oeil +fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler. + +--De Thou! s'écria-t-il. + +--Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez +d'être grand, bien grand! sublime! + +--De Thou! cria-t-il encore d'une voix étouffée. + +Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné. + +Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats +où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les +pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone +torride, d'autant plus redoutables qu'elles laissent à l'horizon toute +sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur du +ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de même des grandes +passions: elles prennent d'étranges aspects, selon nos caractères; +mais qu'elles sont terribles dans les coeurs vigoureux qui ont conservé +leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le +désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils +se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si +le volcan va faire éclater la montagne, ou s'il s'éteindra tout à coup +dans ses entrailles. + +De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et +ses oreilles; il l'aurait cru mort si des torrents de larmes n'eussent +coulé de ses yeux; c'était le seul signe de sa vie: mais tout à coup +il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de +tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa +volonté. + +--Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux. +Mon ami, il est onze heures et demie; l'heure du signal est passée; +donnez pour moi l'ordre de rentrer dans les quartiers; c'était une +fausse alerte que j'expliquerai ce soir même. + +De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre: il sortit et revint +sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire +disparaître le sang de son visage. + +--De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez. + +--Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci. + +--Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus +parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous +mourrez, je vous en avertis. + +--Je reste, dit encore de Thou. + +--Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n'y pourrai +rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et +tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu'ils s'enfuient +sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie. +Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais, +quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de +ne point me frapper moi-même. + +A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s'élança +brusquement hors de sa tente. + +Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres discours. A +Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler +avec Joseph les intérêts de l'État, étaient encore assis ces deux +hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par +trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de +ses voyages que son maître était tranquille. + +Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et +entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois +jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge; +de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour +perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était +couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante. + +Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu'il avait +entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu'il avait +couru d'être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles: + +--Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être troublé jusqu'au +fond du coeur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et +menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s'offraient pour vous +poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous, +la moitié de l'armée et deux provinces; à l'étranger, l'Espagne et +l'Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des +combats, des poignards ou des canons!... + +Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit: + +--C'est un bien joli animal qu'un chat! c'est un tigre de salon: quelle +souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait +semblant de dormir pour que l'autre rayé ne prenne pas garde à lui, +et tombe sur son frère; et celui-là , comme il le déchire! voyez comme +il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il +le mangerait, s'il était plus fort! C'est très plaisant! quels jolis +animaux! + +Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit: + +--Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d'affaires +qu'après mon souper; j'ai faim maintenant et ce n'est pas mon heure; +mon médecin Chicot m'a recommandé la régularité, et j'ai ma douleur au +côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge: +à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me +ferai porter autour du jardin pour prendre l'air au clair de la lune; +ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et +à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres +d'arrestations, condamnations ou autres que j'aurai à vous donner pour +les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté. + +Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation +uniforme, altérée seulement par l'affaiblissement de sa poitrine et la +perte de plusieurs dents. + +Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa +avec la plus grande tranquillité, et quand l'horloge frappa huit heures +et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu'il fut assis près de +la table: + +--Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi pendant plus de +deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon +même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit +par ce trait; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait +un pas digne d'un véritable homme d'Etat? Le Roi, MONSIEUR, et tous +les autres, n'ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et +ne m'ont seulement pas enlevé un homme. Il n'y a que ce petit Cinq-Mars +qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu'il a fait était conduit +d'une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait +des dispositions; j'en aurais fait mon élève sans la roideur de son +caractère; mais il m'a rompu en visière, j'en suis bien fâché pour lui. +Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent +tirons le filet. + +--Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait +involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le +trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos +troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse +est furieuse, et que le Roi n'est pas sûr? + +Le Cardinal regarda l'horloge. + +--Il n'est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai +déjà dit que je ne m'occuperais de cette affaire qu'à neuf heures. +En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire +ce que j'ai à vous dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. Il reste +encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Urbain +Grandier; c'était un homme d'un vrai génie que cet Urbain Grandier, +ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres +juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme +contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet +horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une +plume et écrivez à M. l'évêque de Poitiers: + + + «MONSEIGNEUR, + + «Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon + soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court + délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin, + pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de + quelques criminelles intentions envers l'Etat.» + + +Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber une tête au +geste de son maître. + +Le Cardinal lui dit en signant la lettre: + +--Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils disparaissent; car il +est important d'effacer toutes les traces de cet ancien procès. La +Providence m'a bien servi en enlevant tous ces hommes; j'achève son +ouvrage. Voici tout ce qu'en saura la postérité. + +Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la +possession et les sortilèges du magicien[23]. + + [23] Voyez les Mémoires de Richelieu, _Collection des Mémoires_, t. + XXVIII. p. 139. + +Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher de regarder +l'horloge. + +--Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh +bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n'ai pas +mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j'ai laissé aller ces +pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te +rassureraient si tu les connaissais. D'abord, dans ce rouleau de bois +creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron. Je suis très +satisfait de Laubardemont: c'est un habile homme! + +Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph. + +--Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l'a arraché; il +est vrai qu'il l'a laissé mourir, et sous ce rapport on n'a pas à se +plaindre; mais enfin il était l'agent de la conjuration: c'était son +fils. + +--Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d'un air sévère; oui, car vous +n'oseriez pas mentir avec moi. Comment l'avez-vous su? + +--Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils +comparaîtront. + +Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta: + +--Donc nous allons l'employer encore à juger nos conjurés, et ensuite +vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne. + +Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua: + +--Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval? + +--Ils n'y sont pas tous. Lis cette lettre de MONSIEUR à Chavigny; il +demande grâce, il en a assez. Il n'osait même pas s'adresser à moi le +premier jour, et n'élevait pas sa prière plus haut que les genoux d'un +de mes serviteurs[24]. + + [24] COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU + CARDINAL DE RICHELIEU. + + _A Monsieur de Chavigny._ + + «Monsieur de Chavigny, + + «Encore que je croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et + que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous + prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et + d'attendre cet effet de la véritable affection que vous avez + pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre + colère. Vous sçavez le besoin que j'ai que vous me tiriez de la + peine où je suis. Vous l'avez déjà fait deux fois auprès de Son + Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous + donnerai de pareils employs. + + «GASTON D'ORLÉANS.» + +Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé celle-ci à +moi-même[25], et une troisième pour le Roi. + + [25] _A Son Excellence le Cardinal-Duc._ + + «Mon Cousin, + + «Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus + coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu'il recevoit de + Sa Majesté m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses + artifices; mais c'est pour vous, mon Cousin, que je conserve + mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d'un + véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je + dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la + sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de + vos amis, et avec la mesme passion que je suis, + + «Mon Cousin, + + «Votre affectionné Cousin, + + «GASTON.» + +Son projet l'étouffait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne m'apaise +pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je +le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26]. + + [26] _Réponse du Cardinal._ + + «Monsieur, + + «Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue + et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce + monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour + vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à + elle d'achever. C'est tout ce que je puis vous dire. + +Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de +Sedan et général en chef des armées d'Italie, il vient d'être saisi par +ses officiers au milieu de ses soldats, et s'était caché dans une botte +de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins. +Ils s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne +leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant +à MONSIEUR, n'agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant +j'ai permis qu'on eût l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à +onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi +me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les +livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s'est +fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant +ce temps-là , je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de +vous; vous vous négligez. + +--Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu de peines pour +découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l'ai su qu'en +risquant ma vie entre ces deux jeunes gens... + +Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond de son fauteuil. + +--Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte, +Joseph, et je pense que c'est la première fois de ta vie que tu aies +entendu parler d'amour. Aimes-tu ce langage-là , père Joseph? et, +dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t'en +fasses une idée très belle. + +Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin +interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand seigneur qu'il +prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles +expressions par les lèvres les plus impures: + +--Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour selon tes idées. +Qu'est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe +ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n'a fait toutes ces +petites conjurations que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes +oreilles indignes. Voyons, qu'est-ce que l'amour? Moi, d'abord, je n'en +sais rien. + +Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l'oeil stupide de +quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit +enfin d'une voix traînante et nasillarde: + +--Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en +vérité, monseigneur, je vous avoue que je n'y avais jamais réfléchi +jusqu'ici, et j'ai toujours été embarrassé pour parler à une femme; +je voudrais qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois +pas à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des secrets, +comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis +trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté +avec beaucoup d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces +conspirateurs. Nous n'avons pas manqué le _merveilleux_[27], cette +fois, comme pour le siège d'Hesdin; il ne s'agira plus que de trouver +une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l'exécution. + + [27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d'Hesdin, + le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du + Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le + père Joseph vouloit ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le + ministre. + + (_Mémoires pour l'histoire du Cardinal de Richelieu._) + +--Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me +rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop +fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous +occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part +tout à l'heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger +et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler, cette affaire est trop +petite pour moi: c'est un caillou sous mes pieds, auquel je n'aurais +pas dû penser si longtemps. + +Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré +d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme d'un présent à sa +disposition, et du présent comme d'un passé qu'il ne craignait plus. Il +ne savait s'il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur +à l'humanité. + +Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et, +heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à +courir les risques de tomber, s'écria d'un air fort troublé: + +--Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le +camp en rumeur et vos ennemis à cheval... + +--Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant +son tabouret; vous me paraissez manquer de calme. + +--Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert? + +--Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph. + +--Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient. + +--En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en regardant +l'horloge; je ne l'attendais que dans deux heures. Sortez tous deux. + +Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait +l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du +Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi +parut. + +Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de +l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira +et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s'était levé avec la plus +grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses +jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d'aider le prince à +s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand +fauteuil garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé +pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait +sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et +seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante: + +--Je m'en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m'en vais à Dieu: je +m'affaiblis de jour en jour; ni l'été ni l'air du Midi ne m'ont rendu +mes forces. + +--Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà +conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu'il me restera la tête +pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service. + +--Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter: le coeur pour +m'aimer, dit le Roi. + +--Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant +le sourcil et se mordant les lèvres par l'impatience que lui donnait ce +début. + +--Quelquefois j'en doute, répondit le prince; tenez, j'ai besoin de +vous parler à coeur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il +y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans: jamais +je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si +quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions +contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir. + +C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles, +qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils +n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion +par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il +avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin +de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter +l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations +qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi. + +--Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous +ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours +à l'esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne +puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain +Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre +haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre. + +--N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules +fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait +être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles +et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut +être regardé comme coupable, à nommer _magie_ des crimes dont le nom +révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dangereux +mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces +impuretés... + +--Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête +et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage; +je vous conçois, ces tableaux m'offenseraient; j'approuve vos motifs, +c'est bon. On ne m'avait pas dit cela; on m'avait caché ces vices +affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes? + +--Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse +Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien +je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l'avouer, c'est à elle +que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les +yeux sur l'évêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, pour +l'approcher d'elle. Combien j'ai souffert lorsqu'elle me força de la +combattre dans l'intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut +fait pour vous, je n'en eus et n'en aurai jamais aucun scrupule. + +--Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume. + +--Eh! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en +donna l'exemple; c'est sur le modèle de toutes les perfections que nous +réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre +mère ne sont pas encore élevés, Dieu m'est témoin que ce fut dans la +crainte d'affliger votre coeur et de vous rappeler sa mort, que nous +en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m'est permis +de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis, +quand nous l'y verrons déposée, si la Providence m'en laisse la force. + + [28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa + mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit: + + «Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer + d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu + n'a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de + la laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère, + lorsqu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu + a commis le soin du bien général d'un royaume doivent toujours le + préférer à toutes les obligations particulières.» + + (_Relation de M. de Fontrailles._) + +Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid, +et le Cardinal, jugeant qu'il n'irait pas plus loin pour ce soir dans +la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des +diversions et à attaquer l'ennemi en face. Continuant donc à regarder +fixement le Roi, il dit froidement: + +--Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort? + +--Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j'ai bien entendu parler de +conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n'ai +rien ordonné contre vous. + +--Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j'en dois +croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l'on se soit +trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner? + +--Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien +de prendre garde à MONSIEUR... + +--Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu'il +vient de m'envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable +envers Votre Majesté même. + +Le Roi, étonné, lut: + + «MONSEIGNEUR, + + «Je suis au désespoir d'avoir encore manqué à la fidélité que je + dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d'agréer que + je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de + soumission et de repentance. + + «Votre très humble sujet, + + «GASTON.» + +--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Louis; osaient-ils s'armer +contre moi-même aussi? + +--_Aussi!_ dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il +reprit:--Oui, Sire, aussi; c'est ce que me ferait croire jusqu'à un +certain point ce petit rouleau de papiers. + +Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un morceau de bois de +sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi. + +--C'est tout simplement un traité avec l'Espagne, auquel, par exemple, +je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les +vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté, +le nombre des troupes, les secours d'hommes et d'argent. + + [29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la + _Relation de Fontrailles_. V. les notes. + +--Les traîtres! s'écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon +frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon... + +--Oui, Sire. + +--Ce sera difficile au milieu de son armée d'Italie. + +--Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il +pas un autre nom? + +--Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant. + +--Précisément, Sire, dit le Cardinal. + +--Je le vois bien... Mais je crois que l'on pourrait... + +--Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix tonnante, il faut +que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à cheval à la tête de +son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l'enfant à l'homme ou +l'homme à l'enfant, il n'y a pas de milieu. + +--Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi. + +--Sa tête et celle de son confident. + +--Jamais... c'est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant +dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu. +Il est mon ami aussi bien que vous; mon coeur souffre de l'idée de sa +mort. Pourquoi aussi n'étiez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi +cette division? C'est ce qui l'a amené jusque-là . Vous avez fait mon +désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes! + +Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être +versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le suivait des yeux +comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment +pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus +longtemps. + +--Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous +vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la +bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l'Église vous +ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce +que vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par vous +de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent +m'apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup +de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs +fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore; +et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la France à +l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de mes vingt années, +soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de +l'État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue +éteinte par votre père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est +elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat? +où donc est votre massue? + +Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses +mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit: + +--Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour moi que +je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu'un tel +adversaire m'importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient +que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État +dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans +que je connais votre cour je ne suis pas sans m'être assuré quelque +retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever +les six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux +spectacle pour moi que celui d'un tel règne! Que répondrez-vous, par +exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne +pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire, +comme ils l'osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous +les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté, +nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est +la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront +délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour +gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans doute comme +domaine originaire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant de +papiers. + + [30] _Mémoires de Sully_, 1595. + +En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait +presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des +portefeuilles sans nombre. + +Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de +ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une +résolution par crainte d'en prendre une autre. + +--Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi +seul. + +--A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les +affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon +travail ordinaire. + +--Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je +donnerai mes ordres. + +--Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous +arrête, vous m'appellerez. + +Il sonna: à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal, +quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil +et sa personne dans un autre appartement; car, nous l'avons dit, il ne +pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les +secrétaires, il dit à haute voix: + +--Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté. + +Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d'avoir une +fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l'ouvrage politique. +Il fit le tour de l'immense table, et vit autant de portefeuilles que +l'on comptait alors d'Empires, de Royaumes et de Cercles dans l'Europe; +il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait +celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout +était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque +note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut +parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment +avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour +Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là , tout +était confusion: sur des édits de bannissements et d'expropriation +des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec +Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire; des notes +sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert, +étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la +cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils +renfermaient et la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque +phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaient ces mots: +«_Sur quatre lignes de l'écriture d'un homme, on peut lui faire un +procès criminel_». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre +les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés; la +division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef; +le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé +sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son +front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés +autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se +trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise. + +Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre +époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et +propres à lui montrer son véritable noeud et ce que l'on avait tenté +contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une +taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le +cabinet: c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en +saluant: + +--Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il. + +--D'Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province +d'Espagne. + +--De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons +à l'instant. Et il lut: + +«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves, +royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation +et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...» + +--Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi? + +--Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il +y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur +le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée. + +--La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n'a donc plus pour +premier ministre le Comte-Duc? + +--Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la +déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique, +contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes +_sacrilèges_ et _excommuniées_. Le roi de Portugal... + +--Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un +révolté. + +--Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller +d'Etat, envoie à la PRINCIPAUTÉ de Catalogne son neveu, D. Ignace +de Mascarenas, pour s'emparer de la protection de ce pays (et de sa +souveraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de +reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan. + +--Eh bien, qu'importe? dit Louis. + +--Les Catalans ont le coeur plus français que portugais, Sire, et +il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de +Portugal. + +--Moi, soutenir des rebelles! vous osez! + +--C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat; +l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M. +d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à +nos Huguenots. + +--C'est bon; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi. + +--Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes +d'Aragon marchent contre eux... + +--Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis +XIII. + +Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécontent et découragé. +A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes +britanniques. + +--Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires +d'Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte +d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince +Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable +à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui +les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne. +Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en +Hollande. + +--Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre, dit Louis. Mais +il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du +Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d'Angleterre, +il avait écrit de sa main: + +«Faut réfléchir longtemps et attendre:--les Communes sont fortes;--le +Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront. + +«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir +Vincennes, et a dit qu'on «_ne devrait jamais frapper les princes qu'à +la tête_. REMARQUABLE», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce +mot, y substituant: «REDOUTABLE». + +Et plus bas: + +«Cet homme domine Fairfax;--il fait l'inspiré; ce sera un grand +homme.--Secours refusé;--argent perdu.» + +Le Roi dit alors:--Non, non, ne précipitez rien, j'attendrai. + +--Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier +retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d'un +an. + +--En sont-ils là ? demanda Louis. + +--Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la +main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit. + +--Mais un moment de bonheur peut tout sauver! + +--Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny +respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser. + +--Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d'humeur. + +Le secrétaire d'Etat sortit lentement. + +Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant +qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de +papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant partout +des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les +ressources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de place, se +courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y +trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son +royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous +chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre +les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur +des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre +sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade +fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son coeur. + +--Richelieu! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette; +qu'on appelle le Cardinal! + +Et il tomba évanoui dans un fauteuil. + +Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et +les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un +instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses +paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre +avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme +le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux +étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put +l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue: + +--Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous? + +Louis, renversé sur l'oreiller, entr'ouvrit les yeux et le regarda, +puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux +yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette +calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui +représentait un esprit infernal. + +--Régnez, dit-il d'une voix faible. + +--Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implacable +ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince, +comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières +lueurs de la volonté d'un mourant. + +--Régnez, répéta le Roi en détournant la tête. + +--Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté, +de les prendre morts ou vifs». + +Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa +tomber sa main sur le papier fatal, et signa. + +--Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il. + +--Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand +politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des +garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte. + +«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne +quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses +gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31].» + + [31] _Manuscrit de Pointis_, 1642, no 183. + +De plus: + +«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage +entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son +attachement[32].» + + [32] _Mémoires d'Anne d'Autriche_, 1642. + +--Mes enfants! s'écria Louis relevant sa tête, vous osez... + +--Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu. + +Le roi signa. + +--Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement. + +Ce n'était pas fini: une autre douleur lui était réservée. + +La porte s'ouvrit brusquement et l'on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, +cette fois, le Cardinal qui trembla. + +--Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour +appeler. + +Le Grand-Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans +daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis +XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir +sa sentence de mort. + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + +--Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car +j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus +douce. + +--Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait +de telles choses? + +--Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous +venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux +pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre. + +Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu'il +n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec +mépris: + +--Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas +vaincu. + +Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit. + +--Et quels sont vos complices? dit-il. + +Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit les lèvres pour +parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice +inconnu à tous les hommes. + +--Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince. + +Et il sortit de l'appartement. + +Il s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et +Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit: + +--Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter. + +Tous se regardèrent sans oser l'approcher. + +--Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis +sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi. + +--Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez +vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne. + +--Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce +dévouement je le devine. + +--Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant +et se jetant dans ses bras. + + + + +CHAPITRE XXV + +LES PRISONNIERS + + J'ai trouvé dans mon coeur le dessein de mon frère. + + PICHALD, _Léonidas_. + + Mourir sans vider mon carquois! + Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange + Ces bourreaux barbouilleurs de lois! + + ANDRÉ CHÉNIER. + + +Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque +année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect +sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une +sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait +son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme +une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la +route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, +à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée, formant comme +l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des +hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de +piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de +Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, +et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et, +sous Louis XIII, une prison d'État. Une seule tour colossale, où le +jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait +l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs +épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes +de la roche immense et perpendiculaire. + +Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut +bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant +Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à +sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône +à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir +de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant +aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec +lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries +et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux +victimes dans la seconde, au bout d'une longue chaîne. + +Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles +étaient dépouillées de leur tente, et l'on voyait dans l'une Richelieu, +pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les +deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l'un sur +l'autre, et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les +soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir +l'inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor +et Pollux: des chrétiens n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y +voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c'était le premier +ministre qui passait. + +En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les +conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi, +en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu +mettre sa tombe. + +«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année, +contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l'on avait bâti une +chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le +fond étant d'or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même +façon; à la proue et à l'arrière du bateau, il y avait quantité de +soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d'or, +d'argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son +Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le +cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y +étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes en d'autres bateaux. +Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers, +et après montait un autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers +pour les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on mettait des +soldats en icelle, pour voir s'il y avait des gens suspects; et n'y en +rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux +bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et +de soldats bien armés. + +«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était +attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars, +gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence. +Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la +vaisselle d'argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et +soldats. + +«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de +chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais; +il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les +villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir +d'ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de +celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit +que tout jouait à mieux faire.» + + * * * * * + +Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout +semblait sommeiller dans l'inexpugnable tour des prisonniers, la porte +de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le +seuil parut un homme vêtu d'une robe brune ceinte d'une corde, ses +pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main: +c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla +en silence l'appartement du Grand-Ecuyer. D'épais tapis, de larges et +splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas +rouge était préparé, mais le captif n'y était pas; assis près d'une +haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une longue robe grise +de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés +sur une petite croix d'or, à la lueur tremblante d'une lampe, il +était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le +loisir d'approcher jusqu'à lui et de se placer debout face à face du +prisonnier avant qu'il s'en aperçût. Enfin il leva la tête et s'écria: + +--Que viens-tu faire ici, misérable? + +--Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d'une voix très basse le +mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je +viens pour vous dire d'importantes choses: écoutez-moi; j'ai beaucoup +pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments +sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on +va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre +ami: cela ne peut manquer parce qu'il faut que tout se termine le même +jour. + +--Je le sais, dit Cinq-Mars, et j'y compte. + +--Eh bien! je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai beaucoup +réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous proposer des choses +qui vous seront agréables. Le Cardinal n'a pas six mois à vivre; ne +faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez +où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où +je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher +ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près +de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous +serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez +cardinal. + +L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre +un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la +hauteur de ses méditations. Tout ce qu'il put dire fut: + +--Votre bienfaiteur! Richelieu! + +Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui: + +--Il n'y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts, +voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus +reconnaissant qu'un cheval monté par un écuyer ne l'est d'être préféré +aux autres. Mon allure lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent il +me convient de le jeter à terre. + +«Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé, je le vois bien, +en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j'ai des +moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je +ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d'autres +hommes qu'il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du +Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là -bas au-dessus de l'eau. +Ses créatures iront remplacer ces gens-là . J'envoie un médecin, un +empirique qui m'appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants +de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera +un remède universel et éternel. + +--Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun +homme n'est semblable à toi; tu n'es pas un homme! tu marches d'un +pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles +pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les coeurs des +amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l'âme +tourmentée d'un damné. + +--Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités +sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être ni damnation ni âme. Si +celles des morts revenaient se plaindre, j'en aurais mille autour de +moi, et je n'en ai jamais vu, même en songe. + +--Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix. + +--Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n'y a point de monstre ni +d'homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous +nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes +peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu +et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit, +pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut +point se mêler d'agir sur les hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus +raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est +possible que l'âme n'existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais, +relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu'il faut +satisfaire. + +--Je respire! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu! + +Joseph poursuivit: + +--Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc +tout sacrifier à cette idée! + +--Malheureux! ne me confondez pas avec vous! + +--C'est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous +voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre. + +--Misérable! c'était par amour... + +--Non! non! non! non!... Ce n'est point cela. Voici encore des mots; +vous l'avez cru peut-être vous-même, mais c'était pour vous; je vous +ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes +tous les deux; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre: elle ne songeait +qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour s'entendre dire +qu'on est parfait et se voir adorer qu'on veut être aimé, c'est encore +et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu. + +--Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de nous faire +mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes; +quel démon t'a enseigné ton horrible analyse des coeurs? + +--La haine de tout ce qui m'est supérieur, dit Joseph avec un rire bas +et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m'ont +rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il +y a un ver qui rampe au coeur de tous ces beaux fruits. + +--Grand Dieu! l'entends-tu? s'écria Cinq-Mars, se levant et étendant +ses bras vers le ciel. + +La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et +surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d'un astre +inconnu donner d'autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos +regards; les méditations de l'éternité, et (le dirons-nous?) de grands +efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles +et pour diriger vers Dieu toute cette force d'aimer qui l'avait égaré +sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et, +semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son +âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l'influence mystérieuse +de la mort. + +--Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes, +suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies, +l'une égoïste et sanglante, l'autre dévouée et sans tache; la leur +soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l'amour. Regarde, +Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien +criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne +donne qu'un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise. + +Joseph l'interrompit durement en frappant du pied. + +--Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m'apprendrez si vous +voulez m'aider, et je vous sauverai à l'instant. + +--Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d'Effiat, je ne +m'associerai à toi et à un assassinat! Je l'ai refusé quand j'étais +puissant, et sur toi-même. + +--Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent. + +--Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu'il serait avec +une femme qui ne me comprit pas, m'aima faiblement et me préféra une +couronne? Après son abandon je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme +l'Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime! + +--Inconcevable folie! dit le capucin en riant. + +--Tout avec elle, rien sans elle: c'était là toute mon âme. + +--C'est par entêtement et par vanité que vous persistez; c'est +impossible! reprit Joseph: ce n'est pas dans la nature. + +--Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du +moins celui de mon ami? + +--Il n'existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que... + +Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant. + +--Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son oeuvre... +il tient à vous par amour-propre d'auteur... Il était habitué à vous +sermonner, et il sent qu'il ne trouverait plus d'élève si docile à +l'écouter et à l'applaudir... La coutume constante lui a persuadé +que sa vie tenait à la vôtre... c'est quelque chose comme cela... il +vous accompagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous +verrons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait su la +conjuration. + +--Il ne le niera pas! s'écria impétueusement Cinq-Mars. + +--Il la savait donc? vous l'avouez, dit Joseph triomphant; vous n'en +aviez pas encore dit si long. + +--O ciel! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête. + +--Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre. + +D'Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit: + +--Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être +l'amour égaré un moment... + +--Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable +à un coeur, répondit le prisonnier, sauve-le; c'est le plus pur des +êtres créés. Mais fais le emporter loin d'ici pendant son sommeil, car, +s'il s'éveille, tu ne le pourras pas. + +--A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c'est vous et +votre faveur qu'il me faut. + +L'impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu'il +regardait d'un air terrible: + +--Je l'abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en +soulevant une tapisserie qui séparait l'appartement de son ami du sien; +viens et doute du dévouement et de l'immortalité des âmes... Compare +l'inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de +ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au +sommeil du juste. + +Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux +encore devant un prie-Dieu surmonté d'un vaste crucifix d'ébène; il +semblait s'être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était +élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme +et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du +siège. + +--Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli +à ses affreux propos le nom céleste qu'il prononçait habituellement +chaque jour. + +Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses +yeux, comme ébloui par une vision du ciel... + +--Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la +main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait +si j'y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l'opium pour +calmer... + +Mais il ne s'agit pas de cela: dites oui ou non. + +--Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule; je ne veux +point de la vie et ne me repens pas d'avoir perdu une seconde fois de +Thou, car il n'en aurait pas voulu au prix d'un assassinat: et quand il +s'est livré à Narbonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon. + +--Réveillez-le donc car voici les juges, dit d'une voix aigre et riante +le capucin furieux. + +En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par +un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs +longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent +et s'assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre; +c'étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette +sombre et solennelle affaire.--Tous hommes sûrs et de _confiance_ +pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis +et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon +lui-même, _pour éviter_, dit-il dans les instructions ou ordres +qu'il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «_pour éviter toutes les +accroches qui arriveront s'il n'y est point. M. Marillac_, ajoutait-il, +_fut à Nantes au procès de Chalais_. M. de Château-Neuf, à Toulouse, +à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès +de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence qu'ont ces messieurs des +formes de justice est tout à fait nécessaire.» + +Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça +qu'il avait ordre de ne point paraître, de peur d'être influencé par le +souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que +seul à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapidement, +reçu les lâches dépositions du duc d'Orléans, à Villefranche, en +Beaujolais, puis à _Vivey_[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste +prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au +milieu de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé par +les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à +Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette +docilité, on l'avait exempté en forme des confrontations trop +pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et +les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur +travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les +jeunes coupables que l'on ne voulait pas sauver.--L'histoire ne nous a +conservé que les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre +Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement +dit qu'ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents. +Le rapporteur conseiller d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en +tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l'oreille avec une +politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec +une ironie féroce. + + [33] Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. de + Villeroy, dit Montrésor. + +Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l'on se tut +pour écouter la réponse du prisonnier. + +Il parla d'une voix douce et calme. + +--Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en appeler au +Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu'il y a parmi +eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier +lui-même, que j'ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai +bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la +conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir. +Je n'ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes, +vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête +homme de France, et qui ne meurt que pour moi. + +--Qu'on l'introduise, dit Laubardemont. + +Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'amenèrent. + +Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres, +et embrassant Cinq-Mars: + +--Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner +le ciel et le bonheur éternel. + +--Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la +bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration. + +De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble, toujours avec un +demi-sourire et les yeux baissés: + +--Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais +que le témoignage d'un accusé ne peut condamner l'autre. Je pourrais +répéter aussi ce que j'ai déjà dit, que l'on ne m'aurait pas cru si +j'avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie +et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j'ai bien envisagé +l'une et l'autre, j'ai connu clairement que, de quelque vie que je +puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la +perte de M. de Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa +conspiration; j'ai fait mon possible pour l'en détourner.--Il m'a +cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu trahir; c'est +pourquoi je me condamne par les lois qu'a rapportées mon père lui-même, +qui me pardonne, j'espère. + +A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. + +Cinq-Mars s'écriait: + +--Ami! ami! que je regrette ta mort que j'ai causée! Je t'ai trahi deux +fois, mais tu sauras comment. + +Mais de Thou l'embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux +en haut: + +--Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant +je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je +vous aime! Qu'avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le +bonheur de mourir ensemble? + +Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient +avec surprise. + +--Ah! si l'on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée +(c'était le vieux Grandchamp, qui s'était glissé dans la chambre, et +dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur +de tous ces hommes noirs! disait-il. + +Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se +tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière +où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire +attention à ce qui se passait dans la chambre. + +Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à +s'attendrir, dit à haute voix: + +--Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Cardinal, on va +mettre ces deux messieurs à la gêne, c'est-à -dire la question ordinaire +et extraordinaire. + +Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les +bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent. +Le premier porta involontairement la main à son front. + +--Sommes-nous ici à Loudun? s'écria le prisonnier. + +Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et +reprit d'un ton calme en regardant les juges: + +--Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma +condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J'ai +tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand +coeur: la question n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à +des âmes comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par les +souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté +et à l'heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu'il +fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous +avons ce que nous voulons. + +--Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe, +messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le +demandons. + +--Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces tortures infâmes +pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà , martyr volontaire de +l'amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d'importants secrets: +mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les +plus vils malfaiteurs. + +--Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des +mêmes douleurs que lui; je ne l'ai pas suivi si loin pour l'abandonner +à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour +l'accompagner jusque dans le ciel. + +Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre Laubardemont +et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n'arrachât le récit +de son entretien, n'était pas d'avis de donner la question; l'autre +ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l'exigeait +impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres +secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait +soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du +juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l'humanité quand il +finit par ces paroles prononcées à voix basse: + +--Je connais leurs secrets; nous n'avons pas besoin de les savoir, +parce qu'ils sont inutiles et qu'ils visent trop haut. M. le Grand +n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre la Reine; c'est ce qu'il vaut +mieux ignorer. D'ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils +se tairaient, l'un par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les: la +torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher; +cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître. + +Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent +pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à +Laubardemont: + +--Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore +avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans +la tour du Nord. + +C'étaient les trois juges d'Urbain Grandier. + +Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le +maître des requêtes ébahi. + +A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de +ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la +main, lui dit: + +--Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai +quelque chose; au nom de votre mère, venez... + +Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même +instant. + +--Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant; +hélas! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer qu'aujourd'hui? Cher Henri, +votre mère, votre frère, votre soeur, sont ici cachés... + +--Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp; venez sur la +terrasse, monseigneur. + +Mais le vieux prêtre retenait son élève en l'embrassant. + +--Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce. + +--Je la refuserais, dit Cinq-Mars. + +--Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou. + +--Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent. + +En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph +et Laubardemont manquaient. + +--Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux commissaires, je suis +heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la +grâce de tous les conjurés. J'ai vu chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même. +Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas défav... + +--Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises. + +Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans +la chambre. + +M. de Thou, entendant que l'on appelait le greffier criminel +du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa éclater +involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se +virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la +mort; et s'avançant au devant de cet homme, il s'écria: + +--_Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!_ + +Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour +entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné. D'Effiat demeura debout, +mais on n'osa le contraindre. + +L'arrêt leur fut prononcé en ces mots: + +«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de +lèse-majesté, d'une part; + +«Et messire Henri d'Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé +de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq +ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de +Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d'autre part; + +«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur +général du Roi, à l'encontre desdits d'Effiat et de Thou, informations, +interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies +reconnues du traité fait avec l'Espagne; considérant, la chambre +déléguée: + +«1º Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes, +est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme +criminel de lèse-majesté; + +«2º Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort +contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l'État; + +«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d'Effiat +et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir: + +«Ledit d'Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises, +ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l'Etat; + +«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises; + +«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et +dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée +sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des +Terreaux de cette ville; + +«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles +et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus +immédiatement de la couronne, réunis au domaine d'icelle; sur iceux +préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à oeuvres +pies.» + +Après la prononciation de l'arrêt, M. de Thou dit à haute voix: + +--Dieu soit béni! Dieu soit loué! + +--La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars. + +Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des +Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion +qu'il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt +des marchands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les gardes +du corps, silencieux et les larmes aux yeux. + +--Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles; +mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas +la mort. + +Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces +gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le +visage de leurs manteaux. + +--Les cruels! dit l'abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux, +il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser +entrer en ce moment?... + +--Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car, +depuis deux mois, aucun étranger n'a eu permission d'entrer ici... + + * * * * * + +Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées: + +--Sur la terrasse, au nom du ciel! s'écria encore Grandchamp. Et il +y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en +boitant. + +--Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une +gravité pleine d'indulgence. + +--Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique. + +Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il +paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les +montagnes découpaient durement leurs formes d'un bleu foncé; les vagues +de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre, +étaient encore voilées par une légère vapeur qui s'élevait aussi de +Lyon et dérobait à l'oeil le toit des maisons. Les premiers jets de la +lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés +du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l'hôtel de ville +et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des +Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise, +étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le bruit des +carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient +silencieux. + +--Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des +plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah! +mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles +qui nous ont amenés ici! + +Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse +pour regarder du côté de la rivière. + +--Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l'abbé. + +--Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou. + +--N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l'autre rive, +une petite maison blanche entre la porte d'Halincourt et le boulevard +Saint-Jean? dit l'abbé. + +--Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de murailles +grisâtres. + +--Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché +en avant, comme un marin qui s'appuie sur la dernière planche d'une +jetée pour apercevoir une voile à l'horizon. + +--Chut! dit l'abbé, on parle près de nous. + +En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre +dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse. +Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers +l'avaient à peine remarquée jusque-là . + +--Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars. + +--Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est +la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, +et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par +semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre +là -bas. + +Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à +jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de leur situation. +Elle s'avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus +d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source +inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une +profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un +moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement +semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait +tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et +trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire +rejaillir en écume à une grande hauteur. + +--Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant. + +--J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l'air, dit +Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal. + +Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie. + +La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit +un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges +rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues +parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois +en criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont. + +Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula. + +--Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l'avait +ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs, +ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n'en serais pas +étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais +tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le +signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci, +monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont +préparés. + +L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna +du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards. + +--Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu'aucun des conjurés +n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus +à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez +d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour +vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous conduira au +supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête +quand il faudra commencer. + +Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que, +lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel +secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y +savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient +exilé; et, lorsque l'on avait su l'accommodement de MONSIEUR et du duc +de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres +ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette affaire, qui +compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était +même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et +son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d'_abolition_ +accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme MONSIEUR; que le +résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du +Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, +avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait +évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant généreusement de leur retraite +en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu +du camp de Perpignan. + +A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'empêcher d'oublier sa +résignation; et, serrant la main de son ami: + +--_Arrêter!_ s'écria-t-il; faut-il renoncer même à l'honneur de nous +être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion +de la postérité? + +--C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur +sa bouche; mais chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout. + +Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt +de la joie qu'ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le +soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans +contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieillards en +racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il +leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de +son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même +prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris +l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait +daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat +et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour +délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer +beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour +aider à ce dernier coup. + +--La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis, +et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver; +elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle +lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas. +Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, +ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords +éternels. + +--N'a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait +Cinq-Mars pâlissant. + +--Rien de plus, dit le vieillard. + +--Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer. + +--Personne, dit l'abbé. + +--Encore, si elle m'eût écrit! dit Henri à demi-voix. + +--Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme +confesseur, reprit de Thou. + +Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant +par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix +entrecoupée: + +--Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les +voilà ... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes... + +--Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître. + +--Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous +pas? Votre mère, vos soeurs, votre frère. + +En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l'éloignement +des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l'une d'elles, vêtue de +noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme +pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait +et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son coeur. + +Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent +un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura. + +--Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il. + +Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa +famille: + +--Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me +dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie +vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir. + +Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de +Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit +à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d'une grande dame tout +entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l'argent être +employé en oeuvres pieuses.» + +Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé, il écrivit une +lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit: +«_Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en +paradis._» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit +à haute voix le psaume _Miserere mei, Deus_, etc., avec une ardeur +d'esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si +violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et qu'il alloit +sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les +faisoit tous frémir de respect et d'horreur.» + + [34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée, + dans les notes à la fin du volume. + + * * * * * + +Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans +la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on +vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes +d'infanterie et de cavalerie que l'on savait campées et cantonnées +fort loin de là . Les Gardes françaises et suisses, les régiments de +Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Carabins de La Roque, +tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé +sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de +Pierre-Encise; l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône, +depuis la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le lieu +ordinaire des exécutions. + +Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l'on appelle _Pennonnage_, +faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le +journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte +qu'elles enfermoient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque +côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui +étoient nécessaires. + +«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut +et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le +devant, s'élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ, +devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied, si que +la principale façade ou le devant de l'échafaud regardoit vers la +boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud +on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de +Saint-Pierre.» + +Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les +murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien +pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois +renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds +l'un de l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à +cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il s'agissait +d'une fête ou d'un supplice. + +Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre avait été aussi +soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait. + +Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d'Entraigues, +Gondi, le comte du Lude et l'avocat Fournier, déguisés en soldats, +en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits, +avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes +et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur +la route d'Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées +d'avance. Le jeune marquis d'Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé +en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la +place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa soeur étaient +enfermées avec la présidente de Pontac, soeur du malheureux de Thou. Il +les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et revenait trouver les +conjurés et s'assurer que chacun d'eux était disposé à l'action. + +Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le +poignarder. + +La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait +en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain. +Ambrosio, domestique espagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était +chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait +entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer +de la vielle. Chacun était à son poste. + +L'abbé de Gondi, Olivier d'Entraigues et le marquis d'Effiat étaient au +milieu d'un groupe de poissardes et d'écaillères qui se disputaient et +jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l'une d'elles, +plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de +Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle. + +--Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux, +qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce +qu'il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le +souffrirai pas, j'aimerais mieux... + +--Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu'est-ce que cela te +fait que la viande qu'il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n'en est +pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois +enfants à neuf. T'es trop heureuse d'être _l'épouse_ d'un boucher. +Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'envoie par la grâce de Son +Éminence. + +--Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas +accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l'air +doux comme des agneaux. + +--Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait +la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du bonheur à une petite femme comme +ça! Quelle pitié! quand c'est de la part du révérend capucin, encore! + +--Que la gaieté du peuple est horrible! s'écria Olivier d'Entraigues +étourdiment. + +Toutes ces femmes l'entendirent et commencèrent à murmurer contre lui. + +--_Du peuple!_ disaient-elles; et d'où est donc ce petit maçon avec ce +plâtre sur ses habits? + +--Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est quelque +gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n'a jamais +travaillé. + +--Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret; j'ai bien envie +d'aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter. + +L'abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se +jetant d'un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d'un +menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s'écria en le +saisissant au collet: + +--Vous avez raison: c'est un petit drôle qui ne travaille jamais. +Depuis deux ans que mon père l'a mis en apprentissage, il n'a fait +que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons, +rentre à la maison! + +Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et +revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le +page étourdi il lui demanda la lettre qu'il disait avoir à remettre à +M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois +dans sa poche, et la lui donna. + +--C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars, +en sortant de la Bastille, me l'a envoyée de la part d'un de ses +compagnons de captivité. + +--Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour +notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt. + +--Ah! bah! c'est du vieux Bassompierre. Lisons. + +«MON CHER ENFANT, + +«J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous +voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d'humilier +notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses +fondements l'édifice sur lequel reposait l'Etat. J'apprends que les +Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre +les privilèges de leur condition, forcés à l'arrière-ban contre les +pratiques anciennes...» + +--Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats. + +--Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre +affaire. + +«Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je vous prie de me +bailler advis de tout...» + +--Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas +écrire: _me faire expert de toutes choses_, comme on dit à présent. + +--Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent ans on se moquera +ainsi de nos phrases. + +Il poursuivit: + +«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous +racontant ce qui m'advint en 1560.» + +--Ah! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à lire tout. Voyons la +fin. + +«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d'Effiat, +votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les +convives, je m'afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort +à Vincennes, de chagrin d'être oublié par MONSIEUR dans cette prison; +de Launay tué en duel, et j'en suis marri; car, malgré que je fusse +mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je +l'ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef +jusqu'à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous +étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances. +Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé +malencontre...» + +--Encore un à -propos! dit Olivier en riant de tout son coeur; et, cette +fois, l'abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts. + +Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la +détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent +de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu'ils devaient +attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune +prisonnier. + +Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts +à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se +pressant autour d'eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près +de l'abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées; +elles allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui les +conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné +à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de +monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats. +Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles +statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l'antiquité +conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient +à l'oreille en regardant autour d'elles, riaient et rougissaient +ensemble, comme font les enfants. + +L'abbé de Gondi vit avec humeur qu'Olivier allait encore oublier +son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer +des oeillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop +civilisés pour l'état qu'on devait lui supposer: il commençait déjà à +s'approcher d'elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque +Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de +soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les +suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une +pâleur qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par +des trompettes. + +--Restons ici, dit l'un d'eux à sa suite; c'est ici. + +L'air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient +singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et +leurs propos enfantins. + +--Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes +avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont +des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.--Ce sont des étrangers, +des Catalans, dit un garde-française.--Qui conduisent-ils donc?--Ah! +voici un beau carrosse doré! mais il n'y a personne dedans. + +--Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils? + +--A la mort! dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit taire +toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents des chevaux +qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans +la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier +spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en +sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure intéressante +et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées, +tandis que de l'autre chacun d'eux tenait l'un de ses bras. Celui qui +marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait +les yeux. L'autre beaucoup plus jeune, était revêtu d'une parure +éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges +dentelles d'or et portant des manches bouffantes et brodées, le +couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset +des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes +d'argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s'attachaient +des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé de boutons d'or, tout +rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à +droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique. + + [35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le + musée de Versailles. + +Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches, +suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille +caparaçonnés. + +Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs +sanglots en les voyant. + +--C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à la mort? +s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent. + +--A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui. + +--A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve. + +Tous les conjurés répétèrent:--A genoux! à genoux! et donnèrent +l'exemple au peuple qui les imita en silence. + +--Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi +à Montrésor: levez-vous; que fait-il? + +--Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu'il +nous reconnaît. + +Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les +échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de +personnes de toute condition et de tout âge. + +Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu +les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le +passage des grains de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme, +le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était +proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur +les planches, puis la voix de Cinq-Mars. + +Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les +conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d'eux portant +la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat +qu'il devait poignarder. + +--Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête? + +--Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement +l'arquebusier qu'il interrogeait. + + + + +CHAPITRE XXVI + +LA FÊTE + + Mon Dieu! qu'est-ce que ce monde? + + (_Dernières paroles de M. de Cinq-Mars._) + + +Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que +nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout +le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu +remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France. + +Sous le nom d'ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête +donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l'empire par la force, il +voulut encore l'être des esprits par la séduction, et, las de dominer, +il espéra plaire. La tragédie de _Mirame_ allait être représentée dans +une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais +de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus. + +La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses +quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d'armes étaient rangées +en haie sur les vastes escaliers et à l'entrée des longues galeries du +Palais-Cardinal[37]. Ce brillant _Pandemonium_, où les péchés mortels +ont un temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'orgueil, +qui l'occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l'un des +arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main +et une longue carabine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes +circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand +jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés aujourd'hui par les +arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au +poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de +leur maître. + + [36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents + Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638, + deux compagnies de Gens d'armes et de Chevau-légers furent formées + par lui. + + [37] Il avait donné au Roi, sous réserve d'usufruit durant sa vie, + ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle + de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois + mille marcs, et son grand diamant en forme de coeur, pesant plus de + vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi. + + (_Histoire du père Joseph._) + +Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer +dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché +à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l'éclat des +flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva +lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l'on +ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l'armée qui se +présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s'y précipitèrent et +le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés, +que le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la foule le +balancement d'un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait +ainsi un cercle assez étendu, comme celle d'un compas, sans que ses +pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta +quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança +sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l'assemblée d'un air +qui voulait être gracieux. Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux +loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il +ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis +que l'on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient. +Il commençait à s'en repentir, mais trop tard. En effet, cette +impartiale assemblée fut aussi froide que la _tragédie-pastorale_ +l'était elle-même; en vain les _bergères_ du théâtre, couvertes de +pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des +doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de +fleurs sur leurs robes que soulevaient les _vertugadins_, se mouraient +d'amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des +_amants parfaits_ (car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient +dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec +emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite +de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes +de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même +l'évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d'autre +signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs +cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant +le premier acte et le second; le silence avec lequel s'écoulèrent le +troisième et le quatrième fit une telle blessure à son coeur paternel, +qu'il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde +et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer +les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on +y répondait de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus +silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et +les régions supérieures, il s'obstinait à demeurer neutre. Le maître de +l'Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit +amas d'hommes qui osaient ne pas admirer son oeuvre, sentit dans son +coeur le voeu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux +qu'il n'y eût là qu'une tête. + +Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et des salves +interminables d'applaudissements éclatèrent, au grand étonnement +des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec +reconnaissance; mais il s'arrêta en remarquant que les battements de +mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient +recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés, +jusque-là , pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la +cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des +spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui +venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui. +Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son +petit manteau noir trop court. _Le Cid! Le Cid!_ cria le parterre, ne +cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses, +et tout retomba dans le silence. + +Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit +emporter dans ses galeries. + +Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les +soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite +avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était +plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée +qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux +appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil. +Aussitôt cent voix s'élevèrent pour dire et proclamer l'accomplissement +de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le +_bonnet rouge_, c'est Monseigneur; _quarante onces_, c'est Cinq-Mars; +_tout_ finira, c'était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence +règne sur l'avenir comme sur le présent». + +Il s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et +resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d'une flatterie +nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son +génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste +de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un +cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger +du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l'empêchera +d'attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l'opinion publique, +le sombre ministre ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son +palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les +adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient +osé ne pas l'admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses +vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter +attentivement les hommes puissants et soumis qui l'entouraient: il +les compta et s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles, +les princes de l'Église, les présidents de tous les parlements, les +gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des +armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés +et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés +autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât +soutenir son regard, plus une parole qui osât s'élever sans sa volonté, +plus un projet qu'on osât former dans le repli le plus secret du +coeur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L'Europe muette +l'écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix +impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle +pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors +reconnaître, à l'orgueil qui s'allumait dans ses regards et à la joie +de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle +faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre +homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs, +tant on entourait d'adorations inespérées et de soudaines caresses ce +fortuné courtisan, dont le Cardinal n'apercevait pas même le bonheur +obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la +foule, d'où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta +de dire qu'il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla +longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de +Paris, et dit en deux mots à Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée +d'Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal. + +Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les +plus grandes et les moindres choses de l'Europe, au milieu d'une fête +bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre +que l'heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi +l'attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche n'assistait +à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser la fête du premier +ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte +de perles, sa parure favorite; debout près d'une grande glace avec +Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune +princesse, qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même +avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur, l'ensemble de +sa toilette. + +La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée +qu'elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère +tranquillité, malgré la profonde connaissance qu'elle avait du +caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de +Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté un seul +instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire +son esprit dans la voie qu'elle avait tracée d'avance; car le trait +le plus prononcé du caractère d'Anne d'Autriche était une invincible +obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous +les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique, +et c'est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l'on +doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse +de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à +la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un +mouvement d'amour-propre et un instant d'oubli. Cependant la Reine +était bonne, et s'était amèrement repentie de sa précipitation à +écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si +graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En +envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France, +elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d'une +guerre civile qui eût ébranlé l'État jusque dans ses fondements; mais +lorsqu'elle s'approchait de sa jeune amie et considérait cet être +charmant qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un trône +ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite pour toujours; +quand elle songeait à l'entier dévouement, à cette totale abnégation de +soi-même qu'elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, +d'un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait +Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle avait si mal jugé. + +Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il valait à +celle qu'il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle +espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon, +parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger, +elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie. + +Quant à celle-ci, elle avait d'abord redouté la guerre; mais, entourée +de gens de la Reine, qui n'avaient laissé parvenir jusqu'à elle que des +nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que +la conjuration n'avait pas eu d'exécution; que le Roi et le Cardinal +étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble: que MONSIEUR, +éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon, +moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si +le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine +plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il avait +dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel +de la justice disaient assez que, n'ayant agi que sous les ordres du +frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait +donc calmé l'inquiétude première de son coeur, tandis que rien n'avait +adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait contre +Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa +retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu'elle +n'avait songé qu'à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les +bals et les carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de +_devoirs_ impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à peine, +pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle +était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion +générale sur l'ingratitude et l'inconstance des hommes, pensée profonde +et nouvelle, qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune +personne à l'âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait +jamais de l'achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux +noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans +sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son +réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à +peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine, +où l'attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du +prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d'apprendre à la cour +de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent +tant aux femmes, parce qu'ils accroissent l'importance des secrets +toujours cachés, et rehaussent les êtres que l'on respecte assez pour +ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme +accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s'était +si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une +autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec +bonheur le moment d'y monter, mais avait cependant pris possession +des hommages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer à +elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que +la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain. + +--Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine; +allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air +boudeur? Venez, que je referme cette boucle d'oreilles... N'aimez-vous +pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure? + +--Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car +personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes +sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous +m'avez dit, et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien +vrai qu'il ne m'aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée, d'abord +il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme +je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort, +ajouta-t-elle d'un air important et même solennel, que je lui dis qu'il +serait rebelle; oui, madame, _rebelle_, je le lui dis à Saint-Eustache. +Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien +malheureuse! il avait plus d'ambition que d'amour. + +Ici une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula vite et seule sur +sa joue, comme une perle sur une rose. + +--Oui, c'est bien certain... continua-t-elle en attachant ses +bracelets; et la plus grande preuve, c'est que depuis deux mois qu'il +a renoncé à son entreprise (comme vous m'avez dit que vous l'aviez fait +sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi, +pendant ce temps-là , je pleurais, j'implorais toute votre puissance +en sa faveur; je mendiais un mot qui m'apprît une de ses actions; je +ne pensais qu'à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le +trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu'à la fin que je suis +constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement, +bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes; +mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête, +puisque ce n'est pas un bal. + +--Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire +cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et dont elle avait causé +les erreurs ingénues; venez, vous verrez l'union qui règne entre les +princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes +nouvelles. + +Elles partirent. + +Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du +Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi +et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans +silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes +les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent +dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva +dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations +particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu. + +Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux +mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient +éviter la foule et chercher à l'écart le moment de se parler +d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait +avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que +sur le leur. + +Marie les suivit des yeux:--Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la +Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux. + +Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule, +un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa +jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le +prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre +et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et +scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d'une +beauté et d'une gaieté _surprenantes_.» + +Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner d'un air +sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne +pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et +de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher +le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs; Mazarin +seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une +attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois +que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment +le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d'avancer une +_tour_ qui mettait le _roi_ de Louis XIII dans cette fausse position +qu'on nomme _Pat_, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué +personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun +sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se +mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être +s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints +et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin, +et lui dit: + +--Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé. + +En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il +sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement +sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant; +mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant +sévèrement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude. + +Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement +et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et +tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière +heure. + +En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête: + +--Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand, +notre cher ami, a passé un mauvais moment. + +Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l'autre +côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était +dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à +l'oreille du Roi: + +--Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants! + +Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune +princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint +de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt +qu'elle rouvrit les yeux: + +--Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma pauvre enfant, +vous êtes reine de Pologne. + + * * * * * + +Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des +larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car +le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut +cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque +soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se +pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient, +pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient +d'une rue à l'autre avec une curiosité quelquefois insultante et +hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant +de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le +sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours +et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester +quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui +serrait le coeur. Il était remarquable que le silence le plus triste +régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient +préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant +les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient, +c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et +les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs +avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était +gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres +que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le +Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait +au-dessus: + + Grand Duc! c'est justement que la France t'honore; + Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore[38]. + + [38] Cette gravure existe encore. + +Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux; et +en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il +acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et +des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin +et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous +le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières, +une ancienne ronde de la Ligue: + + Reprenons la danse, + Allons, c'est assez: + Le printemps commence, + Les Rois sont passés. + + Prenons quelque trève, + Nous sommes lassés; + Les Rois de la fève + Nous ont harassés. + + Allons, Jean du Mayne, + Les Rois sont passés[39]. + + [39] Chant des guerres civiles. (Voy. _Mém. de la Ligue_.) + +Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les +quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui +les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la +curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés +l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au +pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils +se trouvaient. + +--Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous +croyais à Londres. + +--Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendez-vous? quel est ce +refrain terrible: + + Les Rois sont passés? + +--Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos. + +--Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont +morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il +n'y a plus que le Roi et nous. + +--Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là , +toute notre époque est dans ce mot. + +--Eh quoi! est-ce là l'oeuvre de ce ministre que l'on appelle _grand_ +parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet +homme. + +--Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais, +avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui. +Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous +sommes seuls, la foule est passée, écoutez: + +«...... C'est par une de ces imprévoyances qui empêchent +l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons +pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, +préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos +secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation +de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer +dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution +subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis +s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre +abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître. +Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux +amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes +au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter +son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre +mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je +ne pouvais plus voir; mais j'entendais pleurer. Après les trois coups +de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval +assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre +n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars: + +--«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint +Gervais et de saint Protais? + +--«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.» + +«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou: + +--«Vous êtes le plus âgé. + +--«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui +dit:--Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin +de la gloire du ciel? + +--«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais +précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la +gloire et le bonheur du ciel.» + +«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une +légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra +haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui +ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis +il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître +reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante; +puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et +lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria +au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, +joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande +au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le +bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et +demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis +que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en +soupirant: «Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre +mon supplice en satisfaction de mes péchés.» + +--«Qu'attends-tu? que fais-tu là ? dit-il ensuite à l'exécuteur qui +était là et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac +qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna +une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria +le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point +avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé +Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et +pure comme celle d'un ange entonna l'_Ave, maris stella_. Dans le +silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au +pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars +embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache +faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple, +jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était +retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la +force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière +pour lui: je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute +voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le +vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit +qu'il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec +une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers +le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme +celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu +voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau, +effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur +le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le +peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce +misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore +que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur +lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant +que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, +tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied +de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître +jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba +mort sous le coup qui avait fait tomber la tête. + +«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une galère de +Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et +tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre +que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu +détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous +a trahis. + +«MONTRÉSOR.» + +Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes +gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été +celui de l'ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu'une cour +dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40]. + + [40] On appelait le Parlement _Sénat_. Il existe des lettres + adressées à _Monseigneur de Harlay_, prince du Sénat de Paris et + premier juge du royaume. + +--Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu'a-t-il voulu +faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il +détruit les bases de votre monarchie? + +--Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner +jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour +l'avenir; il a continué l'oeuvre de Louis XI, et ni l'un ni l'autre +n'ont su ce qu'ils faisaient. + +L'Anglais se prit à rire. + +--Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre +marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait soutenir, et on l'admire! +Je plains votre nation. + +--Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais +un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d'une immortelle +énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l'égarera, +mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres. + +Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi +sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place +Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment. + +--Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec +quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les coeurs français, +et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance +prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon roi; qui sait quel +autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait +jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si, +au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à +l'Orient? + +--Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme +vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le +comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le +vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous +gouverne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est +dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il +est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient +d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie? +non, non! Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion +humaine du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait +que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le sommet au lieu de +l'emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je +vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé +par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se +nomme Cromwell. + + +Écrit en 1826. + + +FIN DE CINQ-MARS + + + + +NOTES + +ET + +DOCUMENTS HISTORIQUES + + +PAGE 342. + +Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc. + + Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville, + où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de + Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau; + mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu'il fust + au logis qu'on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau + abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit + au bord de la rivière; après qu'on avoit vu s'il s'estoit bien + assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché, + car il estoit malade d'une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit + six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et + les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et + garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du + cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main + couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu'ils + mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques + aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes + portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons + auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit + étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres; car + auparavant qu'il arrivât, les maçons qu'il menoit abattoient les + croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles + des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont + de bois qui venoit de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de + son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les + rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui + estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée + de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il + logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à + l'université de notre église. On abattit la croisée de la chambre, + qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit + depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d'Ales, du côté + nord, jusques à l'ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal + fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de + tous côtés, tant sous les voûtes qu'ès côtés et sur le dessus des + logements où il couchoit. + + Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité, + affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit + très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et + impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée, + qui estoit un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et + communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent + aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles. + La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit + sur le Rhône, quoiqu'il y eust quantité de bateliers, tant dans + les barques qu'après les chevaux, on n'osait jamais blasphémer, + qu'est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une + telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur + estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si + modestement, que tout le monde en estoit ravi. + + Monseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit + préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal + Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste + pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut + reporté dans son bateau avec le même ordre. (_Extrait du journal + manuscrit de J. de Banne._) + + +_Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs +actes de dévotion._ + +La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante. +Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails +historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves, +j'ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des +fragments du rapport qui les suit, où l'on pourra remarquer ce passage: + +«C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune peur, +ni trouble, ni aucune émotion, etc.» + +Le recueil intitulé: _Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu'il +a faict durant le grand orage de la court, en l'an 1642, tirés de ses +Mémoires qu'il a écrits de sa main_, porte ces paroles à la relation de +l'instruction du procès: + + M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours + les mêmes douceur, modération et assurance. + +Tallemant des Réaux dit dans ses _Mémoires_, tome I, page 418, etc., +etc.: + + M. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-même + ne parut point au dehors.--Il mourut avec une grandeur de courage + étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut point de + bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit + le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras. + Il estoit plein de coeur et mourut en galant homme. Quoiqu'on + eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la + sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, + mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà + son pourpoint quand on lui fit lever la main seul. + +Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il +s'écria:--_Où me menez-vous?_--_Qu'il sent mauvais ici!_ en portant son +mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de _bravoure +moqueuse_ dont notre histoire fourmille. + +Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'échafaud de 1793, +dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras +_pour boire_.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d'elle. + + +_Fragment d'une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d'Estat, à +Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention de tout +ce qui s'est passé à l'instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars +et de Thou._ + + MONSIEUR, + + J'ay creu que vous auriez pour agréable d'estre informé des choses + principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre + Messieurs le Grand et de Thou; c'est pourquoi j'ay pris la liberté + de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier + commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, laquelle + il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou + estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de + sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette + action il déclara que Monsieur le Grand l'avoit sollicité de faire + une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter + avec l'Espagne; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel + de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois + dernière. + + Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le + traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne promettoit + de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de + vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire + nouvelles levées, etc., etc. . . . . . + + La confession du traité, sans l'avoir révélé, jointe aux preuves + qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices, + et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré + près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan, + le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que + ledit sieur le Grand avoit traité avec l'Espagne, et partant qu'il + estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta + les juges à le condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui + sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre + l'Estat et ne l'ont pas révélée, encore que leur silence ne soit + point accompagné de tant d'autres circonstances qu'estoient en + l'affaire dudit sieur de Thou. _Il est mort en vray chrestien, + en homme de courage_, cela mérite un grand discours particulier. + Monsieur le Grand a aussi témoigné _une fermeté toujours égale, et + fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance + et une dévotion chrestienne_. Je vous supplie que je quitte ce + discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les + respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que + je suis, + + MONSIEUR, + + Votre-très humble et obéissant serviteur, + + MARCA. + + De Lyon, ce 16 septembre 1642. + + +A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV, +un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier +de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on +voit, _il y a cent soixante-douze ans_. Une partie des détails a été +reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux +sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition. +Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver +place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les +réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile +de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce +livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle à l'histoire, et +n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors du cercle tracé par la +vérité: + + «Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des + rois laisser sa tête sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans, + mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans + nos histoires. Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme + un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner + avec justice.--Il n'y a personne au monde qui, sçachant leur + conspiration contre l'Estat, ne les juge dignes de mort, et il y + aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de + leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur. + + «Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre + de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans + un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit + quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré + de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le + Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart + Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez. + + «M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout + couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'écarlate à gros boutons + d'argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que + d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant + des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce + qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là + au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu'au pied du chasteau + de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l'une + et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante, + sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de + personnes qu'il salua, les appelant par leurs noms. + + «Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy + dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de + la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que + je feray, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné l'ordre de le + conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes + si on ne luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seroit. + + «Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui + n'avoit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient + dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde, + dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre + gardes dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit + de mesme. + + «Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme, + et lui demanda s'il luy agréoit qu'on luy envoyast quelqu'un avec + qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en + seroit très aise, mais qu'il ne méritoit pas que personne prist + cette peine. + + «En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père + Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir + puisqu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du + matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un + lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et + débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le + demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin + pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis + après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le + Chancelier, de tout ce qu'il avait dit, et demeura ce mesme père + longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu'elle ne + se laissoit voir pour lors à personne. + + «Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de + Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit + point sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son + advantage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge, + qui n'avoit garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit + receues _de son bienfaiteur_; qu'il sçavoit très-bien que c'estoit + par bontez et son pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa + charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas + seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies: + et que c'estoit dans les occasions qu'il les y feroit paroistre. + Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand + avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre + Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez + estoit la crainte qu'il avoit qu'il ne le refusast pour juge, et + qu'il n'appelast au Parlement de Paris pour _estre délivré par le + peuple qui l'aymoit passionnément_. + + «Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit + de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien + que de la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma + vie; _c'est fait de moy, monsieur, le Roy m'a abandonné. Je ne me + considère que comme une victime qu'on va immoler à la passion de + mes ennemis et à la facilité du Roy._ A quoy Monsieur le Chancelier + repartit que ses sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en + avoit des expériences toutes contraires.--Dieu le veuille, dit + Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire. + + «Le 8, Monsieur le Chancelier l'alla voyr, accompagné de six + maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de + Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du + matin jusques à deux heures de l'après midy, ils ne purent jamais + rien tirer des cas à lui imposez.» + +Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite de la +lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la +présence d'esprit incroyable de M. de Thou: + + «Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse, + gardien du couvent de l'Observatoire de Saint-François de Tarascon, + qui l'avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut + bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un + entretien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d'un voeu que + M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit + de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle + dans l'église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il + donna ordre pour cette fondation, voulant s'acquitter de son voeu, + puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d'une prison de + pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l'encre + et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription + qu'il voulut estre mise en cette chapelle: + + _Christo liberatori, + votum in carcere pro libertate + conceptum_ + + _Fran. August. Thuanus + e carcere vitæ jam jam + liberandus merito solvit._ + + _XII Septembr. M. D. C. XLII + Confitebor tibi, Domine, quoniam + exaudisti me, et factus es mihi + in salutem._ + + «Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de + son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que + l'appréhension de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer + aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M. + le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu à Dieu de le + sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se + donner entièrement au service de Dieu. + + «Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le + Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur + pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: _Voilà + la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au + paradis_. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours + spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois + si l'heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on + le devoit lier, et prioit qu'on l'avertist quand l'exécuteur de la + justice seroit là , afin de l'embrasser, mais il ne le vit que sur + l'échafaud.» + + +_Sur la paraphrase que fit M. de Thou._ + +Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport, +et donne ces détails: + + M. de Thou, étant sur l'échafaud, à genoux, récita aussi le + _Psaume 115_, et le paraphrasa en français presque tout du long, + d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec une + ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui + ne l'auroient point vue. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que + je voudrais pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il la + disoit; j'ai tâché de retenir ses propres paroles. + + «_Credidi, propter quod locutus sum._ Mon Dieu, _credidi_; je l'ai + cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon + père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté + au prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis: _Credidi_. + Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi + vive, qui enflammoit les coeurs des premiers chrétiens: _Credidi, + propter quod locutus sum_. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle + pas seulement des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes + paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: _Credidi_. + Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez + éloquent; mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprit, mon Dieu, je + vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! _credidi_. Je me suis + fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde + après tant de grâces que vous m'avez faites, _propter quod locutus + sum_; et, dans cette confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me + suis accusé. + + «_Ego autem humiliatus sum nimis._ Il est vrai, Seigneur, me voilà + extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. _Ego + dixi in excessu meo: Omnis homo mendax._ Ah! qu'il n'est que trop + vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité, + Ah! qu'il est vrai: _Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino + pro omnibus quæ retribuit mihi?_ Il répétoit ceci d'une grande + véhémence: _Calicem salutis accipiam_. Mon père, il faut boire + courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d'un + grand coeur, et je suis prêt à le boire tout entier. + + «_Et nomen Domini invocabo._ Vous m'aiderez, mon père, à implorer + l'assistance divine, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma + foiblesse, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler + ce calice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut.» + + Il passa les deux versets qui suivent dans ce _Psalme_, et s'écria + d'une voix forte et animée: «_Dirupisti, Domine, vincula mea!_ + Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé + ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit + une puissance divine pour m'en dégager. _Dirupisti, Domine, + vincula mea!_» Voici les propres mots qu'il dit ici: «Que ceux + qui m'ont amené ici m'ont fait un grand plaisir! que je leur ai + d'obligations! Ah! qu'ils m'ont fait un grand bien, puisqu'ils + m'ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.» + + Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne + falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se + tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d'une belle + action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le + sait, Dieu m'est témoin que je les aime de tout mon coeur, et qu'il + n'y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde. + _Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis._ + La voilà l'hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette + hostie qui vous doit être maintenant immolée: _Tibi sacrificabo + hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam_ + (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable + mouvement, le visage enflammé) _in conspectu omnis populi ejus_. + Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes voeux, mon esprit, mon + coeur, mon âme, ma vie, _in conspectu omnis populi ejus_, devant + tout ce peuple, devant toute cette assemblée! _In atriis domus + Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini._ Nous y + voici à l'entrée de la maison du Seigneur. Oui, c'est d'ici, c'est + de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là -haut (élevant les bras vers + le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obligation qu'au lieu de + ma naissance, qui m'a seulement donné une vie misérable, et tu me + donnes aujourd'hui une vie éternelle! _in medio tui Jerusalem_. Il + est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort. N'y a-t-il point + de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté + vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il point de vanité? Pour + moi je n'en veux point. + + +_Détails du supplice de M. de Cinq-Mars._ + + (Fragment du même rapport.) + + C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune + peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai, + assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit, + que tous ceux qui le virent en sont encore dans l'étonnement. + + M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa _fort proprement_ + son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit, + tourné vers le devant de l'échafaud, et embrassant fortement de ses + deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le + coup que l'exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement, + et s'étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains. + En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut + étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme + pour se lever, et retomba en la même assiette qu'il estoit. La tête + n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l'exécuteur + passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux + de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une + partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas + coupée; après quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit + à terre, où l'on _remarqua soigneusement qu'elle fit encore un + demi-tour et palpita assez-longtemps_. Elle avoit le visage tourné + vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers + l'échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le + poteau, qu'il tenoit toujours embrassé, tant que l'exécuteur le + tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et puis le couvrit d'un + drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur + l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap. + +L'exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars, +à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus +horriblement minutieux que la lettre de Montrésor. + + L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais + comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en + bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda + mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le + poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté. + Après, il mit son col sur le poteau, qu'un frère jésuite avait + torché de son mouchoir, parce qu'il estoit tout mouillé de sang, + et demanda à ce frère s'il estoit bien, qui lui dit qu'il falloit + qu'il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu'il fit. En même + temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cordons de sa chemise + n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le cou serré, + lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu'ayant senti, + il demanda: «Qu'y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et + se disposoit déjà à l'oster. On lui dit que non, qu'il falloit + seulement dénouer les cordons; ce qu'ayant fait il tira sa chemise + pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur + le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: _Maria, + mater gratiæ, mater misericordiæ_...; puis _In manus tuas_... et + lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui + lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel + coup son col n'étant coupé qu'à demi, le corps tomba du costé + gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant + les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut + renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des + cris que l'on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre + coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur + l'échafaud. + + L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap, + dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de + M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les + yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit + être vivante. De là , ils furent portés aux Feuillans, où M. de + Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de + ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de + France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le + soin de madame sa soeur et mis dans un cercueil de plomb, pour être + transporté en sa sépulture. + + Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser + à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse + à chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente + de dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des + choses de ce monde et de la fragilité de notre nature. + + +Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont +demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la prononciation +de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d'Effiat, sa +mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de +se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on +s'attachait à contenir plus qu'à exprimer chaleureusement ses émotions, +et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le +_pathétique_ autant que nous le cherchons. + + +_Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d'Effiat._ + + Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris, + puisqu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer, + madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté: + l'une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu'il + vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l'autre, soit que + vous obteniez du Roy le bien que j'ai employé dans ma charge de + grand-escuyer, et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant + qu'il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas + accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes + créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose, + que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que + je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela + plutôt que vos sentiments s'ils répugnent en mon souhait, puisque, + ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus + capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du + monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez + respectée au temps que j'ai vescu, et vous assurez que je meurs, + + Ma très-chère et très-honorée mère, + Votre très-humble et très-obéissant + et très-obligé fils et serviteur, + + Henri D'EFFIAT DE CINQ-MARS. + + +Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no +9327, écrit d'une main ferme et calme. + + +_Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou._ + +On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit +une lettre qui fut remise à son confesseur. _Voilà _, disait-il, _la +dernière pensée que je veux avoir pour ce monde_. On a vu ses efforts +pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de +prières ferventes qu'il prononce en se frappant la poitrine. Il prie +Dieu d'avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s'enveloppe +déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle +qui puisse faire saigner le coeur d'un homme; c'était un dernier regard +jeté sur une femme aimée; c'était un adieu à sa maîtresse, la princesse +de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s'y perd pas, +non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel +qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse. +(Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici: + + +_Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de +Guémenée après la prononciation de l'arrest._ + + Madame, + + Je ne vous ay jamais eu de l'obligation en toute ma vie + qu'aujourd'huy qu'estant près de la quitter, je la pers avec moins + de peyne parce que vous _me l'avez rendue assés malheureuse_; + j'espère que celle de l'autre monde sera bien différente pour + moy de celle-cy, et que j'y trouveray des félicités autant + pardessus l'imagination des hommes qu'elles doivent estre dans + leur espérance: la mienne, madame, n'est fondée que sur la bonté + de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable + d'effacer mes péchez dont j'estois redevable à sa justice, et qui + sont à un tel excez qu'il n'y a rien qui les surpasse que celuy de + sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon coeur, madame, + de toutes les choses que j'ay faictes qui vous ont pu desplaire + et fais la mesme prière _à toutes les personnes que j'ay haïes + à vostre occasion_, vous protestant, madame, qu'autant que la + fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs + _trop asseurément_, madame, votre très-humble et très-obéissant + serviteur, + + DE THOU. + + De Lion ce 12e septembre 1642. + + +Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette +femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en +mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu? + +La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que +ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde. +Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était +son amant. _On dit_, ajoute-t-il (t. I, p. 418), _qu'il lui écrivit +après avoir été condamné_. C'est cette lettre qu'on vient de lire. +Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière, +avec plus de pitié, et ces mots: _toutes les personnes que j'ai haïes à +votre occasion_, ressemblent douloureusement à : + + C'est que tout l'univers est bien reçu de vous. + +Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si +ce n'est ce dernier soupir au pied de l'échafaud. Le souvenir de M. +de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d'autres +réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l'Espagne qui +fait la base du procès criminel. + + +_Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d'Espagne et +monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13 +mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet +dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles._ + + Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc + d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour + Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar, + datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à + luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier + de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume + délivré des oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une + si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle, et pour + establir une paix générale et raisonnable entre l'Empereur et les + deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers + les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir + de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires. + Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui + est des offres et demandes que font les seigneurs d'Orléans et ceux + de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc + pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son + Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants: + + 1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix + entre les deux couronnes d'Espagne et de France, pour leur bien + commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu'on + ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au + préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la + Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin + de la maintenir en tout ce qui lui appartient. + + 2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000 + chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d'Allemagne, + ou de l'empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident + il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n'entend point + pour cela qu'on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu'on les + fournira le plus tost qu'il sera possible. + + 3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d'Orléans + se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de + pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera + quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son + Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour + le bien commun. + + 4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec les + munitions de guerre propres à un corps d'armée, avec les vivres + pour toutes les troupes, jusques à ce qu'elles soient entrées en + France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté + Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas. + + 5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa + Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains + de Son Altesse et de ceux, de son party. + + 6. Il sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil escus par mois + de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à + la duchesse d'Orléans, sa femme. + + 7. Est arresté que cette armée et les troupes d'icelle obéiront + absolument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attendu + que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique, + les officiers d'icelle presteront le serment de fidélité à Son + Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute + de Son Altesse, s'il y a quelque prince du sang de France dans le + traité, il commandera en la manière qu'il avoit esté arresté dans + le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas + que l'archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent + de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite + Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là , par mesme moyen, + général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part + en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d'Orléans et ceux de + son party de quelque qualité et condition qu'ils soient, aiant + esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec + ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront + tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble _les ordres de + l'Empereur, de Sa Majesté Catholique_, tant pour ce qui concerne la + guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez. + + 8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre + mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles + déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté + Catholique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes + de mareschaux de camp pour eux. + + 9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt + mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits. + + 10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour + pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en + France. Et si celuy qui baille la place n'est pas satisfait de + cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents + quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour + l'entretien de la garnison. + + 11. Il est accordé de part et d'autre qu'il ne se fera point + d'accommodement en général ny en particulier avec la couronne de + France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra + toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se + servir contre cela d'aucuns prétextes, toutesfois et quantes que + la _France rendra les places qu'elle a gagnées_, en quelque pays + que ce soit, mesme qu'elle a _achetées et qui sont occupées par + les armées qui ont serment à la France_. Et ledit seigneur duc + d'Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour + _ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez + Impériales et Catholique_, et de tous ceux qui leur donnent et + donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son + Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances + possibles. + + 12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit + commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à + mesme fin, avec bonne correspondance. + + 13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost, + et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique + fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à celuy qui + luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux + seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc + signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les + choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque + la personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seureté. + + 14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un + mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, _cent mil + livres par mois_, pour leur entretien et pour les autres affaires + de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le + nombre des hommes qu'il aura dans la place de seureté, et celuy de + ses troupes s'il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que + les logements et les contributions se distribueront également entre + les deux armées. + + 15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la + disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les + deux armées, comme il est dit en l'article précédent, et est + déclaré qu'on ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de + Son Altesse. + + 16. Au cas que ledit seigneur duc d'Orléans soit obligé de sortir + de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa + Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux + autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour + les faire conduire de là dans la place de seureté. + + 17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir de + Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes + et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son + Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté + accorde à cela. + + 18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur + duc d'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver _les + mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d'eux si le parti + subsiste_, ou qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique. + + 19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur + de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il + lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté, + laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au + cas qu'elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera + nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits + deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa + Majesté demeure d'accord. + + 20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera + approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc + d'Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables + traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et + ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s'obligeant + respectivement à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à + présent, le ratifient et le signent.--A Madrid, le 13 mars 1642. + Signé: Dom GASPAR DE GUSMAN, et, par supposition de nom: CLERMONT, + pour FONTRAILLES. + + Nous GASTON, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans, + certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de + l'original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec + monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons + signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre + secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé GASTON, et plus + bas: GOULAS. + + +_Contre-lettre._ + + D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour et au + nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom + des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit + traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare + et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin + qu'il die à Sa Majesté Catholique _que les deux personnes sont + le seigneur duc de Bouillon_, et le _seigneur de Cinq-Mars, grand + Escuyer_ de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son + Altesse _est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre + les mains_. En foy de quoy j'ai signé cet escrit à Madrid, le 13 + mars 1642. Signé, par supposition de nom: CLERMONT. + + Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans, + reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la + déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous + soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire + des noms de _ces sieurs de Bouillon et le Grand_, à monsieur le + _duc de San Lucar_ après qu'il auroit passé le traitté avec lui, + auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de _deux + grands seigneurs de France_. En témoin de quoy nous avons signé la + présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer + par nostre secrétaire. + + _Signé_: GASTON. + + A Villefranche, le 29 aoust 1642. + + _Et plus bas_: GOULAS. + + +_Sur la non-révélation_ + +La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible +surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger +les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est demeuré dans +l'esprit des lecteurs attentifs du livre de _Cinq-Mars_, le sang de +François-Auguste de Thou a coulé au nom d'une idée sacrée, et qui +demeurera telle tant que la _religion de l'honneur vivra parmi nous; +c'est l'impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l'homme de +bien_. + +Les hommes d'État de tous les temps qui ont voulu acclimater la +dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à l'honneur de notre +pays. C'est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le +premier qui l'ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le +caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu'il planta +au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l'on ne +vit personne dénoncer un citoyen. + + Et, sa tête à la main, demander son salaire. + +Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI; et, pour +que nulle autorité ne manque à l'examen d'une question aussi grave, +j'en vais citer le point important. + + +_Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté_ + + Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous + présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations, + conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été + faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que + par moyens et petits, à l'encontre d'aucuns nos progéniteurs Roys + de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne: + + Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict, + ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable + à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant + sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations, + conspirations et entreprises qui se fairont à l'encontre de notre + personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre + très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs + Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l'encontre + de l'Estat et seureté de nous ou d'eux et de la chose publique de + notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté, + et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent + estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et + conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de + personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité, + dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que + ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en + quelque manière que ce soit, s'ils ne le revellent ou envoyent + reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays + où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu'ils en + auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou + enverront reveller, _ils ne seront en aucuns dangers des punitions + desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et + la chose publique_. Toutefois, en autre chose, nous voulons et + entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par + nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui + d'ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer + à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes. + Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre + grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers, + officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le + temps advenir et à chacun d'eux, sy comme à luy appartiendra, + que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils + facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction + accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire + publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon + icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent + dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes + les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et + stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites + présentes. Et pour ce que ces présentes l'on pourra avoir à + besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au _vidimus_ + d'icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce + présent original. + + _Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de + décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne + le dix-septième._ + + _Sic signatum supra plicam._ + + _Par le Roy en son conseil_, + + L. TEXIER. + + _Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis, + in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo + quadragintesimo septuagesimo nono._ + + +Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par +Louis XI en 1477, c'est-à -dire lorsque le comte de La Marche, Jacques +d'Armagnac, venait d'avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté, +et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment +distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les +Tibère et les Néron, et qui s'accomplissait pendant que l'on forçait +les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père +qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il +pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France +pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies. +Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché des consciences, +à beaux deniers comptants, n'allant jamais en avant qu'une bourse +dans une main et une hache dans l'autre, il suivait le vieil axiome, +qui n'est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait +valoir, de placer les hommes entre l'espérance et la crainte. Louis +XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua +noblement le sien en lui montrant qu'elle avait d'autres hommes que son +barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer +en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de _dénonciation_ par +_révélation_, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour +aller répéter une confidence surprise dans l'abandon de l'amitié, +échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli +jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa +résurrection. M. de Thou n'avait point d'échange de place forte à faire +contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter +à la terreur qu'inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s'il était absous, +ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de +Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être +comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour, +juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M. +de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m'échappent pas ne +sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d'impartialité, son +mot sur le président de Thou: _Il a mis mon nom dans son histoire, +je mettrai le sien dans la mienne_. Faisons-lui la grâce de l'esprit +de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi +profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui +pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune +et dangereuse au ministre; il n'hésita pas: n'hésitons pas non plus +à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces +_raisons d'Etat_ si célébrées et dont on a fait une sorte d'arche +sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le +germe des mauvaises lois, et il n'est pas un passager ministre qui ne +cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir +d'emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai, +rassurer: c'est que toutes les fois qu'une pareille idée se porte au +cerveau d'un homme politique la gestation en est pesante et pénible, +l'enfantement en serait probablement mortel, et l'avortement est un +bonheur public. + + [41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l'arrêt + avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté + de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les + villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l'Isle + eut la vicomté de Murat, etc.; et l'on regrette de voir, parmi + les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de + Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et + du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu'ils + venaient de condamner à mort. + + [42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui + apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l'arrêt: + + «Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction. + M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils + n'ont point de bourreau!»--On voit s'il pensait à tout. + + +Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire un fait qui soit +plus propre que le jugement d'Auguste de Thou à déposer contre cette +fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que +la proposition fût renouvelée d'une loi de non-révélation. + + +Comme rien n'inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les +présente avec de plus nettes expressions qu'un danger extrême chez un +homme supérieur, je vois que dès l'abord M. de Thou alla au fond de la +question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la +question de sentiment et d'honneur, avec son noble coeur; écoutons-le: + + Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit: + «Qu'après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir, + s'il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de + Perpignan) la cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut + en luy-même pour plusieurs raisons de n'en point parler: 1º Il eut + fallu se rendre délateur d'un crime d'Estat de Monsieur, frère + unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand, + _qui estoient tous beaucoup plus puissants_ et plus accrédités que + luy, et qu'il y avoit certitude qu'il succomberoit en cette action, + dont il _n'avoit aucune preuve_ pour le vérifier.--Je n'aurois pu + citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent, + et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu'il m'en eust + parlé. J'aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur, + qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans + ressource.» + + 2º Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà + fidèlement rapportées (p. 361) et d'une beauté incomparable par + leur simplicité antique, j'oserai presque dire évangélique: + + --«Il m'a cru son amy unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu + trahir.» + + [43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612), + Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190). + +Quelle que puisse être l'entreprise secrète que l'on suppose, ou contre +une tête couronnée, ou contre la constitution d'un Etat démocratique, +ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la +nature de l'exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main +armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes +soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura +reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable, +éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s'il +ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s'il les donne: puni +dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par +la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de +ses amis. + +Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l'exprimer, +je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le +jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les +termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour +les âmes les plus basses, qu'elles circonscrivent et pressent par +des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme. +Il démontre qu'il n'eût pas pu être délateur quand même il l'eût +voulu. Il sous-entend: Si j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même +accomplir mon infamie, on ne m'eût pas cru.--Mais après ce peu de mots +sur l'impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibilité +morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que tous les +cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en +honneur: + +_Il m'a cru son amy._ + +Non seulement il ne l'a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses +interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de +Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne. + + «Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses + Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne, + et qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été célé, + conformément à la délibération qui en avoit esté prise.--Quand + je luy demanday comme quoy il l'avoit appris, il me déclara en + confiance fort franchement qu'il le _sçavoit de la Royne_ et + qu'elle le tenoit de Monsieur. + + «Je n'ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et + y avoit contribué de tout son pouvoir[45].» + + [44] Voir l'interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le + Chancelier, etc., 1612. + + [45] Relation de M. de Fontrailles. + +M. de Thou pouvait donc s'appuyer sur cette autorité; mais il sait +qu'il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se tait. Il se +tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu'il a dit +au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à +ce prix. + +Quant à M. de Cinq-Mars, il n'a qu'une raison à donner: + +_Il m'a cru son amy._ + +Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été qu'un homme uni +à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, _il l'a cru son amy_, +il a eu foi en lui, _il ne l'a pas voulu trahir_. Tout est là . + +Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je +l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier +du confident, elle s'est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort +éternelle le prêtre qui révèlerait l'aveu fait à son oreille. Il ne +fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en +ami, en frère, pour faire qu'un chrétien pût aller ouvrir son âme au +premier venu, à l'inconnu qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en +paix dans son lit, sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu. + +Donc, tout ce qu'a pu faire le confesseur à l'aide de sa foi et +de l'autorité de l'Eglise, a été d'arriver à être considéré par le +pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements +salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans +réserve que l'amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir +avant la confession, l'amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux +conseils ce qu'elle reçoit en coupables aveux. + +Si donc le confesseur prétend à la tendresse de coeur, à la bonté +suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir +l'infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle +du confesseur? + +Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il s'agit, +c'est encore de tout homme traité en ami, de tout _premier venu_ qui, +la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de +l'hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle +tribu, nulle horde, si sauvage qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit +possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher +dans le coeur de l'honnête homme comme dans son inviolable asile. +Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations. + +Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne +pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois barbares, et +se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire +usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable, +que la civilisation eût marché d'un pied et non de l'autre. Or on est +venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait +que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait +comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles, +ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer +sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les +ait abolies. Ce sont les véritables changements de moeurs qui forcent +à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays +si reculé qui oserait aujourd'hui donner à l'homme juge la dépouille +de l'homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi +qui défend cet héritage sanglant n'a pas été écrite, elle est venue +s'asseoir parmi nous. A ses côtés s'est posée celle qui dit: _Tu ne +dénonceras pas!_ et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours, +se placer à la table de son voisin s'il y avait manqué. + +Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux +ustensiles des temps barbares, j'aimerais mieux leur voir dérouiller, +restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils +de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non +l'âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair +souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins +vil que la froide vente d'une tête sur un comptoir, et il n'y a pas +encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de JUDAS. + +Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation de l'espèce +entière. Mieux vaudrait la fin d'une dynastie et d'une forme de +gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une nation, car tout cela se +remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes. + + + + +TABLE + + + Chapitre XIV. -- L'émeute 1 + Chapitre XV. -- L'alcôve 33 + Chapitre XVI. -- La confusion 63 + Chapitre XVII. -- La toilette 80 + Chapitre XVIII. -- Le secret 108 + Chapitre XIX. -- La partie de chasse 122 + Chapitre XX. -- La lecture 175 + Chapitre XXI. -- Le confessionnal 216 + Chapitre XXII. -- L'orage 238 + Chapitre XXIII. -- L'absence 266 + Chapitre XXIV. -- Le travail 283 + Chapitre XXV. -- Les prisonniers 339 + Chapitre XXVI. -- La fête 398 + Notes et documents historiques 435 + + + * * * * * + + Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY + + + + +Note de transcription détaillée: + +Cette version électronique comporte les corrections suivantes: + + p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII» + («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi + mentionné en page 120); + p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» + («et tentait de cacher la surprise»); + p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» + («N'est-ce pas, d'Aubijoux?»); + p. 272, second «de» manquant ajouté dans + «l'avis de la Reine-mère et de la cour»; + p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» + («Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs»); + p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»); + p. 332, «même» corrigé en «mêmes» + («dans les ressources mêmes qu'il inventait.»); + p. 379, «même» corrigé en «mêmes» + («ceux mêmes qui doivent affliger»); + p. 450, «aimée» corrigé en «animée» + («une voix forte et animée»). + +Les variations dans l'orthographe et l'accentuation des mots n'ont +pas été corrigées. + +Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland's Life +of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland's Life of +Milton». + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 *** diff --git a/44199-h/44199-h.htm b/44199-h/44199-h.htm new file mode 100644 index 0000000..2949141 --- /dev/null +++ b/44199-h/44199-h.htm @@ -0,0 +1,18822 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=UTF-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome II), + Par le comte Alfred De Vigny + — Un livre du Project Gutenberg. + </title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + +body { + margin-left: 10%; 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L’orthographe n’a pas été harmonisée. +</p> + +<p> +Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a> +à la fin de ce livre. +</p> + +<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h1 class="sep2"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br /> +<span class="medium">OU</span><br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</h1> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_004.jpg"> + <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +OU<br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +PAR LE COMTE<br /> +<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>Reproduits en fac simile.</i> +</p> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="large center noindent"> +TOME SECOND +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="large center noindent sep2 xlarge"> +PARIS +</p> + +<p class="large center noindent"> +G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY +</p> + +<p class="center noindent"> +ÉDITEURS +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +1882 +</p> + +<p class="xxlarge center noindent newpage"> +CINQ-MARS +</p> + +<hr class="c50" /> + +<h2 id="chap_14" class="no-break"> +CHAPITRE XIV +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ÉMEUTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Le danger, Sire, est pressant et +universel, et au delà de tous les calculs +de la prudence humaine. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Mirabeau</span>, <i>Adresse au Roi</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +«<i>Que d’une vitesse égale à celle de la +pensée, la scène vole sur une aile imaginaire</i>», +s’écrie l’immortel Shakspeare +avec le chœur de l’une de ses tragédies, +«<i>figurez-vous le roi sur l’Océan, suivi de +sa belle flotte; voyez-le, suivez-le</i>». Avec +ce poétique mouvement il traverse le +<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span> +temps et l’espace, et transporte à son +gré l’assemblée attentive dans les lieux +de ses sublimes scènes. +</p> + +<p> +Nous allons user des mêmes droits +sans avoir le même génie, nous ne voulons +pas nous asseoir plus que lui sur le trépied +des unités, et, jetant les yeux sur +Paris et sur le vieux et noir palais du +Louvre, nous passerons tout à coup l’espace +de deux cents lieues et le temps de +deux années. +</p> + +<p> +Deux années! que de changements +elles peuvent apporter sur le front des +hommes, dans leurs familles, et surtout +dans cette grande famille si troublée des +nations, dont un jour brise les alliances, +dont une naissance apaise les guerres, +dont une mort détruit la paix! Nos yeux +ont vu des rois rentrer dans leur demeure +un jour de printemps; ce jour-là même +un vaisseau partit pour une traversée de +deux ans; le navigateur revint; ils étaient +sur leur trône: rien ne semblait s’être +passé dans son absence; et pourtant +Dieu leur avait ôté cent jours de règne. +</p> + +<p> +Mais rien n’était changé pour la France +<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span> +en 1642, époque à laquelle nous passons, +si ce n’était ses craintes et ses espérances. +L’avenir seul avait changé d’aspect. +Avant de revoir nos personnages, il importe +de contempler en grand l’état du +royaume. +</p> + +<p> +La puissante unité de la monarchie +était plus imposante encore par le malheur +des États voisins; les révoltes de +l’Angleterre et celles de l’Espagne et du +Portugal faisaient admirer d’autant plus +le calme dont jouissait la France; Strafford +et Olivarès, renversés ou ébranlés, +grandissaient l’immuable Richelieu. +</p> + +<p> +Six armées formidables, reposées sur +leurs armes triomphantes, servaient de +rempart au royaume; celles du Nord, +liguées avec la Suède, avaient fait fuir +les Impériaux, poursuivis encore par +l’ombre de Gustave-Adolphe; celles qui +regardaient l’Italie recevaient dans le +Piémont les clefs des villes qu’avait défendues +le prince Thomas: et celles qui +redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient +la Catalogne révoltée, et frémissaient +encore devant Perpignan, qu’il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span> +leur était pas permis de prendre. L’intérieur +n’était pas heureux, mais tranquille. +Un invisible génie semblait avoir +maintenu ce calme; car le Roi, mortellement +malade, languissait à Saint-Germain +près d’un jeune favori; et le Cardinal, +disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques +morts pourtant trahissaient sa vie, +et de loin en loin des hommes tombaient +comme frappés par un souffle empoisonné, +et rappelaient la puissance +invisible. +</p> + +<p> +Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu, +venait de porter <i>sa tête de fer</i><a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a> sur +l’échafaud, <i>sans honte ni peur</i>, comme +il le dit en y montant. +</p> + +<p> +Cependant la France semblait gouvernée +par elle-même; car le prince et le +ministre étaient séparés depuis longtemps: +et, de ces deux malades, qui se +haïssaient mutuellement, l’un n’avait jamais +tenu les rênes de son Etat, l’autre +n’y faisait plus sentir sa main; on ne +<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span> +l’entendait plus nommer dans les actes +publics, il ne paraissait plus dans le +gouvernement, s’effaçait partout; il dormait +comme l’araignée au centre de ses +filets. +</p> + +<p> +S’il s’était passé quelques événements +et quelques révolutions durant ces deux +années, ce devait donc être dans les +cœurs; ce devait être quelques-uns de +ces changements occultes, d’où naissent, +dans les monarchies sans base, des bouleversements +effroyables et de longues et +sanglantes dissensions. +</p> + +<p> +Pour en être éclaircis, portons nos yeux +sur le vieux et noir bâtiment du Louvre +inachevé, et prêtons l’oreille aux propos +de ceux qui l’habitent et qui l’environnent. +</p> + +<p> +On était au mois de décembre; un +hiver rigoureux avait attristé Paris, où +la misère et l’inquiétude du peuple étaient +extrêmes; cependant sa curiosité l’aiguillonnait +encore, et il était avide des +spectacles que lui donnait la cour. Sa +pauvreté lui était moins pesante lorsqu’il +contemplait les agitations de la +<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span> +richesse; ses larmes moins amères à la +vue des combats de la puissance; et le +sang des grands, qui arrosait ses rues +et semblait alors le seul digne d’être répandu, +lui faisait bénir son obscurité. +Déjà quelques scènes tumultueuses, quelques +assassinats éclatants, avaient fait +sentir l’affaiblissement du monarque, l’absence +et la fin prochaine du ministre, +et, comme une sorte de prologue à la +sanglante comédie de la Fronde, venaient +aiguiser la malice et même allumer les +passions des Parisiens. Ce désordre ne +leur déplaisait pas; indifférents aux causes +des querelles, fort abstraites pour +eux, ils ne l’étaient point aux individus, +et commençaient déjà à prendre les +chefs de parti en affection ou en haine, +non à cause de l’intérêt qu’ils leur supposaient +pour le bien-être de leur classe, +mais tout simplement parce qu’ils plaisaient +ou déplaisaient comme des acteurs. +</p> + +<p> +Une nuit surtout, des coups de pistolet +et de fusil avaient été entendus fréquemment +dans la Cité: les patrouilles +<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span> +nombreuses des Suisses et des gardes +du corps venaient même d’être attaquées +et de rencontrer quelques barricades +dans les rues tortueuses de l’île Notre-Dame; +des charrettes enchaînées aux +bornes et couvertes de tonneaux, avaient +empêché les cavaliers d’y pénétrer, et +quelques coups de mousquet avaient +blessé des chevaux et des hommes. Cependant +la ville dormait encore, excepté +le quartier qui environnait le Louvre, +habité dans ce moment par la Reine et +<span class='smcap'>Monsieur</span>, duc d’Orléans. Là , tout annonçait +une expédition nocturne d’une nature +très grave. +</p> + +<p> +Il était deux heures du matin; il +gelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un +nombreux rassemblement s’arrêta sur le +quai, à peine pavé alors, et occupa lentement +et par degrés, le terrain sablé qui +descendait en pente jusqu’à la Seine. +Deux cents hommes, à peu près, semblaient +composer cet attroupement; ils +étaient enveloppés de grands manteaux, +relevés par le fourreau des longues épées +à l’espagnole qu’ils portaient. Se promenant +<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span> +sans ordre, en long et en large, ils +semblaient attendre les événements plutôt +que les chercher. Beaucoup d’entre +eux s’assirent, les bras croisés, sur les +pierres éparses du parapet commencé; +ils observaient le plus grand silence. +Après quelques minutes cependant, un +homme, qui paraissait sortir d’une porte +voûtée du Louvre, s’approcha lentement +avec une lanterne sourde, dont il portait +les rayons au visage de chaque individu, +et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il +cherchait entre tous: il lui parla de cette +façon, à demi-voix, en lui serrant la main: +</p> + +<p> +—Eh bien, Olivier, que vous a dit +M. le Grand<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a>? Cela va-t-il bien? +</p> + +<p> +—Oui, oui, je l’ai vu hier à Saint-Germain; +le vieux chat est bien malade +à Narbonne, il va s’en aller <i lang="la" xml:lang="la">ad patres</i>; +mais il faut mener nos affaires rondement, +car ce n’est pas la première fois +qu’il fait l’engourdi. Avez-vous vu du +monde pour ce soir, mon cher Fontrailles? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span> +—Soyez tranquille, Montrésor va venir +avec une centaine de gentilshommes de +<span class='smcap'>Monsieur</span>; vous le reconnaîtrez; il sera +déguisé en maître maçon, une règle à la +main. Mais n’oubliez pas surtout les mots +d’ordre: les savez-vous bien tous, vous +et vos amis? +</p> + +<p> +—Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi, +qui n’est pas arrivé encore; mais, Dieu +me pardonne, je crois que le voilà lui-même. +Qui diable l’aurait reconnu? +</p> + +<p> +En effet, un petit homme sans soutane, +habillé en soldat des gardes françaises, +et portant de très noires et fausses +moustaches, se glissa entre eux. Il sautait +d’un pied sur l’autre avec un air de +joie, et se frottait les mains. +</p> + +<p> +—Vive Dieu! tout va bien; mon ami +Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant +sur la pointe des pieds pour frapper sur +l’épaule d’Olivier:—Savez-vous que, +pour un homme qui sort presque des +pages, vous ne vous conduisez pas mal, +sire Olivier d’Entraigues? vous serez +dans nos hommes illustres, si nous trouvons +un Plutarque. Tout est bien organisé, +<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span> +vous arrivez à point; ni plus tôt, +ni plus tard, comme un vrai chef de +parti. Fontrailles, ce jeune homme ira +loin, je vous le prédis. Mais dépêchons-nous; +il nous viendra dans deux heures +des paroissiens de mon oncle l’archevêque +de Paris; je les ai bien échauffés, et ils +crieront: <i>Vive Monsieur! vive la Régence! +et plus de Cardinal!</i> comme des enragés. +Ce sont de bonnes dévotes, tout à +moi, qui leur ont monté la tête. Le roi +est fort mal. Oh! tout va bien, très bien. +Je viens de Saint-Germain; j’ai vu l’ami +Cinq-Mars; il est bon, très bon, toujours +ferme comme un roc. Ah! voilà ce que +j’appelle un homme! Comme il les a joués +avec son air mélancolique et insouciant! +Il est le maître de la cour à présent. C’est +fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair, +il en est fortement question; mais il +hésite encore: il faut décider cela par +notre mouvement de ce soir: <i>le vœu du +peuple!</i> il faut faire <i>le vœu du peuple</i> +absolument; nous allons le faire entendre. +Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? +Surtout, c’est la haine pour lui qui +<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span> +doit dominer dans les cris, car c’est là +l’essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, +qui flotte toujours, n’est-ce pas? +</p> + +<p> +—Eh! que peut-il faire autre chose? +dit Fontrailles; s’il prenait une résolution +aujourd’hui en notre faveur, ce serait bien +fâcheux. +</p> + +<p> +—Et pourquoi? +</p> + +<p> +—Parce que nous serions bien sûrs +que demain, au jour, il serait contre. +</p> + +<p> +—N’importe, reprit l’abbé, la reine a +de la tête. +</p> + +<p> +—Et du cœur aussi, dit Olivier; cela +me donne de l’espoir pour Cinq-Mars, +qui me semble avoir osé faire le boudeur +quelquefois en la regardant. +</p> + +<p> +—Enfant que vous êtes! que vous +connaissez encore mal la cour! Rien ne +peut le soutenir que la main du roi, qui +l’aime comme son fils; et, pour la reine, +si son cœur bat, c’est de souvenir et non +d’avenir. Mais il ne s’agit pas de ces +fadaises-là ; dites-moi, mon cher, êtes-vous +bien sûr de votre jeune avocat que +je vois rôder là ? pense-t-il bien? +</p> + +<p> +—Parfaitement; c’est un excellent +<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span> +Royaliste; il jetterait le Cardinal à la rivière +tout à l’heure: d’ailleurs c’est Fournier, +de Loudun, c’est tout dire. +</p> + +<p> +—Bien, bien; voilà comme nous les +aimons. Mais garde à vous, messieurs: +on vient de la rue Saint-Honoré. +</p> + +<p> +—Qui va là ? crièrent les premiers de +la troupe à des hommes qui venaient. +Royalistes ou Cardinalistes? +</p> + +<p> +—<i>Gaston</i> et <i>le Grand</i>, répondirent +tout bas les nouveaux venus. +</p> + +<p> +—C’est Montrésor avec les gens de +<span class='smcap'>Monsieur</span>, dit Fontrailles; nous pourrons +bientôt commencer. +</p> + +<p> +—Oui, par la corbleu! dit l’arrivant; +car les Cardinalistes vont passer à trois +heures; on nous en a instruits tout à +l’heure. +</p> + +<p> +—Où vont-ils? dit Fontrailles. +</p> + +<p> +—Ils sont plus de deux cents pour +conduire M. de Chavigny, qui va voir le +vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont +cru plus sûr de longer le Louvre. +</p> + +<p> +—Eh bien, nous allons leur faire patte +de velours, dit l’abbé. +</p> + +<p> +Comme il achevait, un bruit de carrosses +<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span> +et de chevaux se fit entendre. Plusieurs +hommes à manteaux roulèrent une +énorme pierre au milieu du pavé. Les +premiers cavaliers passèrent rapidement +à travers la foule et le pistolet à la main, +se doutant bien de quelque chose; mais +le postillon qui guidait les chevaux de la +première voiture s’embarrassa dans la +pierre et s’abattit. +</p> + +<p> +—Quel est donc ce carrosse qui écrase +les piétons? crièrent à la fois tous les +hommes en manteau. C’est bien tyrannique! +Ce ne peut être qu’un ami du +Cardinal de <i>La Rochelle</i><a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>. +</p> + +<p> +—C’est quelqu’un qui ne craint pas +les amis du petit <i>le Grand</i>, s’écria une +voix à la portière ouverte, d’où un homme +s’élança sur un cheval. +</p> + +<p> +—Rangez ces Cardinalistes jusque +dans la rivière! dit une voix aigre et +perçante. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span> +Ce fut le signal des coups de pistolet +qui s’échangèrent avec fureur de chaque +côté, et qui prêtèrent une lumière à cette +scène tumultueuse et sombre; le cliquetis +des épées et le piétinement des +chevaux n’empêchaient pas de distinguer +les cris, d’un côté: «A bas le ministre! +vive le Roi! vive <span class='smcap'>Monsieur</span> et monsieur le +Grand! à bas les <i>bas rouges</i>!» de l’autre: +«Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal! +mort aux factieux! vive le Roi!» +car le nom du Roi présidait à toutes les +haines comme à toutes les affections, à +cette étrange époque. +</p> + +<p> +Cependant les hommes à pied avaient +réussi à placer les deux carrosses à travers +du quai, de manière à s’en faire un +rempart contre les chevaux de Chavigny, +et de là , entre les roues, par les portières +et sous les ressorts, les accablaient de +coups de pistolet et en avaient démonté +plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque +les portes du Louvre s’ouvrirent tout +à coup, et deux escadrons des gardes du +corps sortirent au trot; la plupart avaient +des torches à la main pour éclairer ceux +<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span> +qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes. +La scène changea. A mesure que les +gardes arrivaient à l’un des hommes à +pied, on voyait cet homme s’arrêter, ôter +son chapeau, se faire reconnaître et se +nommer, et le garde se retirait, quelquefois +en saluant, d’autres fois en lui +serrant la main. Ce secours aux carrosses +de Chavigny fut donc à peu près inutile +et ne servit qu’à augmenter la confusion. +Les gardes du corps, comme pour l’acquit +de leur conscience, parcouraient +la foule des duellistes en disant mollement: +«Allons, messieurs, de la modération.» +</p> + +<p> +Mais, lorsque les deux gentilshommes +avaient bien <i>engagé le fer</i> et se trouvaient +bien acharnés, le garde qui les +voyait s’arrêtait pour juger des coups, et +quelquefois même favorisait celui qu’il +pensait être de son opinion; car ce corps, +comme toute la France, avait ses Royalistes +et ses Cardinalistes. +</p> + +<p> +Les fenêtres du Louvre s’éclairaient +peu à peu, et l’on y voyait beaucoup de +têtes de femmes derrière les petits carreaux +<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span> +en losanges, attentives à contempler +le combat. +</p> + +<p> +De nombreuses patrouilles de Suisses +sortirent avec des flambeaux; on distinguait +ces soldats à leur étrange uniforme. +Ils portaient le bras droit rayé +de bleu et de rouge, et le bas de soie de +leur jambe droite était rouge; le côté +gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et +le bas blanc et rouge. On avait espéré +sans doute, au château royal, que cette +troupe étrangère pourrait dissiper l’attroupement; +mais on se trompa. Ces +impassibles soldats, suivant froidement, +exactement et sans les dépasser, les +ordres qu’on leur avait donnés, circulèrent +avec symétrie entre les groupes +armés qu’ils divisaient un moment, vinrent +se réunir devant la grille avec une +précision parfaite, et rentrèrent en ordre +comme à la manœuvre, sans s’informer +si les ennemis à travers lesquels ils +étaient passés s’étaient rejoints ou non. +</p> + +<p> +Mais le bruit, un instant apaisé, redevint +général à force d’explications particulières. +On entendait partout des appels, +<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span> +des injures et des imprécations; il ne +semblait pas que rien pût faire cesser +ce combat que la destruction de l’un +des deux partis, lorsque des cris, ou +plutôt des hurlements affreux, vinrent +mettre le comble au tumulte. L’abbé de +Gondi, alors occupé à tirer un cavalier +par son manteau pour le faire tomber, +s’écria:—Voilà mes gens! Fontrailles, +vous allez en voir de belles; voyez, voyez +déjà comme cela court! c’est charmant, +vraiment! +</p> + +<p> +Et il lâcha prise et monta sur une +pierre pour considérer la manœuvre de +ses troupes, croisant ses bras avec l’importance +d’un général d’armée. Le jour +commençait à poindre, et l’on vit que +du bout de l’île Saint-Louis accourait, en +effet, une foule d’hommes, de femmes +et d’enfants de la lie du peuple, poussant +au ciel et vers le Louvre d’étranges +vociférations. Des filles portaient de +longues épées, des enfants traînaient +d’immenses hallebardes et des piques +damasquinées du temps de la Ligue; des +vieilles en haillons tiraient après elles, +<span class='pagenum'><a id='Page_18' name='Page_18'>[18]</a></span> +avec des cordes, des charrettes pleines +d’anciennes armes rouillées et rompues; +des ouvriers de tous les métiers, ivres +pour la plupart, les suivaient avec des +bâtons, des fourches, des lances, des +pelles, des torches, des pieux, des crocs, +des leviers, des sabres et des broches +aiguës; ils chantaient et hurlaient tour +à tour, contrefaisant avec des rires +atroces les miaulements du chat, et portant, +comme un drapeau, un de ces +animaux pendu au bout d’une perche +et enveloppé dans un lambeau rouge, +figurant ainsi le Cardinal, dont le goût +pour les chats était connu généralement. +Des crieurs publics couraient, tout rouges +et haletants, semer sur les ruisseaux et +les pavés, coller sur les parapets, les +bornes, les murs des maisons et du +palais même, de longues histoires satiriques +en petits vers, faites sur les personnages +du temps; des garçons bouchers +et mariniers portant de larges coutelas, +battaient la charge sur des chaudrons, +et traînaient dans la boue un porc nouvellement +égorgé, coiffé de la calotte +<span class='pagenum'><a id='Page_19' name='Page_19'>[19]</a></span> +rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et +vigoureux drôles, vêtus en femmes et +enluminés d’un grossier vermillon, +criaient d’une voix forcenée: «<i>Nous +sommes des mères de famille ruinées +par Richelieu: mort au Cardinal!</i>» Ils +portaient dans leurs bras des nourrissons +de paille qu’ils faisaient le geste de +jeter à la rivière, et les y jetaient en +effet. +</p> + +<p> +Lorsque cette dégoûtante cohue eut +inondé les quais de ses milliers d’individus +infernaux, elle produisit un effet +étrange sur les combattants, et tout à +fait contraire à ce qu’en attendait leur +patron. Les ennemis de chaque faction +abaissèrent leurs armes et se séparèrent. +Ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span> et de Cinq-Mars furent +révoltés de se voir secourus par de tels +auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les +gentilshommes du Cardinal à remonter +à cheval et en voiture, leurs valets à y +porter les blessés, donnèrent des rendez-vous +particuliers à leurs adversaires +pour vider leur querelle sur un terrain +plus secret et plus digne d’eux. Rougissant +<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span> +de la supériorité du nombre et des +ignobles troupes qu’ils semblaient commander, +entrevoyant, peut-être pour la +première fois, les funestes conséquences +de leurs jeux politiques, et voyant quel +était le limon qu’ils venaient de remuer, +ils se divisèrent pour se retirer, enfonçant +leurs chapeaux larges sur leurs yeux, +jetant leurs manteaux sur leurs épaules, +et redoutant le jour. +</p> + +<p> +—Vous avez tout dérangé, mon cher +abbé, avec cette canaille, dit Fontrailles, +en frappant du pied, à Gondi, qui se +trouvait assez interdit; votre bonhomme +d’oncle a là de jolis paroissiens! +</p> + +<p> +—Ce n’est pas ma faute, reprit cependant +Gondi, d’un ton mutin; c’est +que ces idiots sont arrivés une heure +trop tard; s’ils fussent venus à la nuit, +on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte +un peu, à dire le vrai (car j’avoue que +le grand jour leur fait tort), et on n’aurait +entendu que la voix du peuple: +<i lang="la" xml:lang="la">Vox populi, vox Dei</i>. D’ailleurs, il n’y a +pas tant de mal; ils vont nous donner, +par leur foule, les moyens de nous évader +<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span> +sans être reconnus, et, au bout du +compte, notre tâche est finie; nous ne +voulions pas la mort du pécheur: +Chavigny et les siens sont de braves +gens que j’aime beaucoup; s’il n’est +qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je +vais voir M. de Bouillon, qui arrive +d’Italie. +</p> + +<p> +—Olivier, dit Fontrailles, partez donc +pour Saint-Germain avec Fournier et +Ambrosio; je vais rendre compte à +<span class='smcap'>Monsieur</span>, avec Montrésor. +</p> + +<p> +Tout se sépara, et le dégoût fit sur +ces gens bien élevés ce que la force +n’avait pu faire. +</p> + +<p> +Ainsi se termina cette échauffourée, +qui semblait pouvoir enfanter de grands +malheurs; personne n’y fut tué; les +cavaliers, avec quelques égratignures de +plus, et quelques-uns avec leur bourse +de moins, à leur grande surprise, reprirent +leur route près des carrosses par +des rues détournées; les autres s’évadèrent, +un à un, à travers la populace +qu’ils avaient soulevée. Les misérables +<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span> +qui la composaient, dénués de chefs de +troupes, restèrent encore deux heures à +pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que +leur vin fût cuvé et que le froid éteignît +ensemble le feu de leur sang et de leur +enthousiasme. On voyait aux fenêtres +des maisons du quai de la Cité et le +long des murs le sage et véritable peuple +de Paris, regardant d’un air triste et +dans un morne silence ces préludes de +désordre; tandis que le corps des marchands, +vêtu de noir, précédé de ses +échevins et de ses prévôts, s’acheminait +lentement et courageusement, à travers +la populace, vers le <i>Palais de Justice</i> où +devait s’assembler le parlement, et allait +lui porter plainte de ces effrayantes +scènes nocturnes. +</p> + +<p> +Cependant les appartements de Gaston +d’Orléans étaient dans une grande rumeur. +Ce prince occupait alors l’aile du +Louvre parallèle aux Tuileries, et ses +fenêtres donnaient d’un côté sur la cour, +et de l’autre sur un amas de petites +maisons et de rues étroites qui couvraient +la place presque en entier. Il +<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span> +s’était levé précipitamment, réveillé en +sursaut par le bruit des armes à feu, avait +jeté ses pieds dans de larges <i>mules</i> carrées, +à hauts talons, et, enveloppé dans +une vaste robe de chambre de soie couverte +de dessins d’or brodés en relief, se +promenait en long et en large dans sa +chambre à coucher, envoyant, de minute +en minute, un laquais nouveau +pour demander ce qui se passait, et +s’écriant qu’on courût chercher l’abbé +de La Rivière, son conseil accoutumé; +mais, par malheur, il était sorti de +Paris. A chaque coup de pistolet, ce +prince timide courait aux fenêtres, sans +rien voir autre chose que quelques flambeaux +que l’on portait en courant; on +avait beau lui dire que les cris qu’il entendait +étaient en sa faveur, il ne cessait +de se promener par les appartements, +dans le plus grand désordre, ses +longs cheveux noirs et ses yeux bleus +ouverts et agrandis par l’inquiétude et +l’effroi; il était moitié nu lorsque Montrésor +et Fontrailles arrivèrent enfin, et +le trouvèrent se frappant la poitrine et +<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span> +répétant mille fois: «<i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea +culpa.</i>» +</p> + +<p> +—Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il +de loin, courant au-devant d’eux; arrivez +donc enfin! que se passe-t-il? que +fait-on là ? quels sont ces assassins? +quels sont ces cris? +</p> + +<p> +—On crie: «Vive <span class='smcap'>Monsieur</span>.» +</p> + +<p> +Gaston, sans faire semblant d’entendre, +et tenant un instant la porte de sa +chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât +jusque dans les galeries où étaient +les gens de sa maison, continua en +criant de toute sa force et en gesticulant: +</p> + +<p> +—Je ne sais rien de tout ceci et n’ai +rien autorisé; je ne veux rien entendre, +je ne veux rien savoir; je n’entrerai jamais +dans aucun projet; ce sont des factieux +qui font tout ce bruit: ne m’en parlez +pas si vous voulez être bien vus ici; je +ne suis l’ennemi de personne, je déteste +de telles scènes... +</p> + +<p> +Fontrailles, qui savait à quel homme +il avait affaire, ne répondit rien, et entra +avec son ami, mais sans se presser, afin +<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span> +que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût le temps de jeter son +premier feu; et, quand tout fut dit et la +porte fermée avec soin, il prit la parole: +</p> + +<p> +—Monseigneur, dit-il, nous venons +vous demander mille pardons de l’impertinence +de ce peuple, qui ne cesse de +crier qu’il veut la mort de votre ennemi, +et qu’il voudrait même vous voir +Régent si nous avions le malheur de +perdre Sa Majesté; oui, le peuple est +toujours libre dans ses propos; mais il +était si nombreux, que tous nos efforts +n’ont pu le contenir: c’était le cri du +cœur dans toute sa vérité; c’était une +explosion d’amour que la froide raison +n’a pu réprimer, et qui sortait de toutes +les règles. +</p> + +<p> +—Mais enfin, que s’est-il passé? reprit +Gaston un peu calmé: qu’ont-ils fait +depuis quatre heures que je les entends? +</p> + +<p> +—Cet amour, continua froidement +Montrésor, comme M. de Fontrailles a +l’honneur de vous le dire, sortait tellement +des règles et des bornes, qu’il +<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span> +nous a entraînés nous-mêmes, et nous +nous sommes sentis saisis de cet enthousiasme +qui nous transporte toujours au +nom seul de <span class='smcap'>Monsieur</span>, et qui nous a +portés à des choses que nous n’avions +pas préméditées. +</p> + +<p> +—Mais enfin, qu’avez-vous fait? reprit +le prince... +</p> + +<p> +—Ces choses, reprit Fontrailles, dont +M. de Montrésor a l’honneur de parler +à <span class='smcap'>Monsieur</span>, sont précisément de celles +que je prévoyais ici même hier au soir, +quand j’eus l’honneur de l’entretenir. +</p> + +<p> +—Il ne s’agit pas de cela, interrompit +Gaston; vous ne pourrez pas dire que +j’aie rien ordonné ni autorisé; je ne me +mêle de rien, je n’entends rien au gouvernement... +</p> + +<p> +—Je conviens, poursuivit Fontrailles, +que Votre Altesse n’a rien ordonné; +mais elle m’a permis de lui dire que je +prévoyais que cette nuit serait troublée +vers les deux heures, et j’espérais que +son étonnement serait moins grand. +</p> + +<p> +Le prince, se remettant peu à peu, et +voyant qu’il n’effrayait pas les deux +<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span> +champions; ayant d’ailleurs dans sa +conscience et lisant dans leurs yeux le +souvenir du consentement qu’il leur +avait donné la veille, s’assit sur le bord +de son lit, croisa les bras, et, les regardant +d’un air de juge, leur dit encore +avec une voix imposante: +</p> + +<p> +—Mais enfin, qu’avez-vous donc +fait? +</p> + +<p> +—Eh! presque rien, monseigneur, dit +Fontrailles; le hasard nous a fait rencontrer +dans la foule quelques-uns de +nos amis qui avaient eu une querelle +avec le cocher de M. de Chavigny qui +les écrasait; il s’en est suivi quelques propos +un peu vifs, quelques petits gestes +un peu brusques, quelques égratignures +qui ont fait rebrousser chemin au carrosse, +et voilà tout. +</p> + +<p> +—Absolument tout, répéta Montrésor. +</p> + +<p> +—Comment, tout! s’écria Gaston +très ému et sautant dans la chambre; +et n’est-ce donc rien que d’arrêter la +voiture d’un ami du Cardinal-Duc? Je +n’aime point les scènes, je vous l’ai déjà +dit; je ne hais point le Cardinal; c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span> +un grand politique, certainement, un +très grand politique; vous me compromettez +horriblement; on sait que Montrésor +est à moi; si on l’a reconnu, on dira +que je l’ai envoyé... +</p> + +<p> +—Le hasard, répondit Montrésor, +m’a fait trouver cet habit du peuple que +<span class='smcap'>Monsieur</span> peut voir sous mon manteau, +et que j’ai préféré à tout autre par ce +motif. +</p> + +<p> +Gaston respira. +</p> + +<p> +—Vous êtes bien sûr qu’on ne vous +a pas reconnu? dit-il; c’est que vous +sentez, mon cher ami, combien ce serait +pénible... convenez-en vous-même... +</p> + +<p> +—Si j’en suis sûr, ô ciel! s’écria le +gentilhomme du prince: je gagerais ma +tête et ma part du Paradis que personne +n’a vu mes traits et ne m’a appelé par +mon nom. +</p> + +<p> +—Eh bien, continua Gaston, se rasseyant +sur son lit et prenant un air +plus calme, et même où brillait une légère +satisfaction, contez-moi donc un peu +ce qui s’est passé. +</p> + +<p> +Fontrailles se chargea du récit, où, +<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span> +comme l’on pense, le peuple jouait un +grand rôle et les gens de <span class='smcap'>Monsieur</span> aucun; +et, dans sa péroraison, il ajouta, +entrant dans les détails:—On a pu +voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur, +de respectables mères de famille, +poussées par le désespoir, jeter leurs +enfants dans la Seine en maudissant +Richelieu. +</p> + +<p> +—Ah! c’est épouvantable! s’écria le +prince indigné ou feignant de l’être et +de croire à ces excès. Il est donc bien +vrai qu’il est détesté si généralement? +mais il faut convenir qu’il le mérite! +Quoi! son ambition et son avarice ont +réduit là ces bons habitants de Paris +que j’aime tant! +</p> + +<p> +—Oui, monseigneur, reprit l’orateur; +et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est +la France entière qui vous supplie avec +nous de vous décider à la délivrer de ce +tyran; tout est prêt; il ne faut qu’un +signe de votre tête auguste pour anéantir +ce pygmée, qui a tenté l’abaissement +de la maison royale elle-même. +</p> + +<p> +—Hélas! Dieu m’est témoin que je lui +<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span> +pardonne cette injure, reprit Gaston en +levant les yeux; mais je ne puis entendre +plus longtemps les cris du peuple; +oui, j’irai à son secours!... +</p> + +<p> +—Ah! nous tombons à vos genoux! +s’écria Montrésor s’inclinant... +</p> + +<p> +—C’est-à -dire, reprit le prince en +reculant, autant que ma dignité ne sera +pas compromise et que l’on ne verra +nulle part mon nom. +</p> + +<p> +—Et c’est justement lui que nous +voudrions! s’écria Fontrailles, un peu +plus à son aise... Tenez, monseigneur, +il y a déjà quelques noms à mettre à la +suite du vôtre, et qui ne craignent pas +de s’inscrire, je vous les dirai sur-le-champ +si vous voulez... +</p> + +<p> +—Mais, mais, mais... dit le duc +d’Orléans avec un peu d’effroi, savez-vous +que c’est une conjuration que vous +me proposez là tout simplement?... +</p> + +<p> +—Fi donc! fi donc! monseigneur, des +gens d’honneur comme nous! une conjuration! +ah! du tout! une ligue, tout au +plus; un petit accord pour donner la +<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span> +direction au vœu unanime de la nation +et de la cour: voilà tout! +</p> + +<p> +—Mais... mais cela n’est pas clair, +car enfin cette affaire ne serait ni générale +ni publique: donc ce serait une +conjuration; vous n’avoueriez pas que +vous en êtes? +</p> + +<p> +—Moi, monseigneur? pardonnez-moi, +à toute la terre, puisque tout le royaume +en est déjà , et je suis du royaume. Eh! +qui ne mettrait son nom après celui de +MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?... +</p> + +<p> +—Après, peut-être, mais avant? dit +Gaston en fixant ses regards sur Fontrailles, +et plus finement qu’il ne s’y +attendait. +</p> + +<p> +Celui-ci sembla hésiter un moment... +</p> + +<p> +—Eh bien, que ferait <span class='smcap'>Monsieur</span>, si je +lui disais des noms après lesquels il pût +mettre le sien? +</p> + +<p> +—Ah! ah! voilà qui est plaisant, +reprit le prince en riant; savez-vous +qu’au-dessus du mien il n’y en a pas +beaucoup? Je n’en vois qu’un. +</p> + +<p> +—Enfin, s’il y en a un, monseigneur +<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span> +nous promet-il de signer celui de Gaston +au-dessous? +</p> + +<p> +—Ah! parbleu, de tout mon cœur, je +ne risque rien, car je ne vois que le +Roi, qui n’est sûrement pas de la +partie. +</p> + +<p> +—Eh bien, à dater de ce moment, permettez, +dit Montrésor, que nous vous +prenions au mot, et veuillez bien consentir +à présent à deux choses seulement: +voir M. de Bouillon chez la Reine, +et M. le grand écuyer chez le Roi. +</p> + +<p> +—Tope! dit <span class='smcap'>Monsieur</span> gaiement et +frappant l’épaule de Montrésor, j’irai +dès aujourd’hui à la toilette de ma belle-sœur, +et je prierai mon frère de venir +courre un cerf à Chambord avec moi. +</p> + +<p> +Les deux amis n’en demandaient pas +plus, et furent surpris eux-mêmes de +leur ouvrage; jamais ils n’avaient vu +tant de résolution à leur chef. Aussi, de +peur de le mettre sur une voie qui pût +le détourner de la route qu’il venait de +prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation +sur d’autres sujets, et se retirèrent +<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span> +charmés, en laissant pour derniers +mots dans son oreille qu’ils comptaient +sur ses dernières promesses. +</p> + +<h2 id="chap_15"> +CHAPITRE XV +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ALCOVE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Les reines ont été vues pleurant +comme de simples femmes. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Chateaubriand.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Qu’il est doux d’être belle alors qu’on est aimée.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Delphine Gay.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Tandis qu’un prince était ainsi rassuré +avec peine par ceux qui l’entouraient, +et leur laissait voir un effroi qui pouvait +être contagieux pour eux, une princesse, +plus exposée aux accidents, plus +isolée par l’indifférence de son mari, +plus faible par sa nature et par la timidité +qui vient de l’absence du bonheur, +donnait de son côté l’exemple du courage +<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span> +le plus calme et de la plus pieuse +résignation, et raffermissait sa suite +effrayée: c’était la Reine. A peine +endormie depuis une heure, elle avait +entendu des cris aigus derrière les portes +et les épaisses tapisseries de sa +chambre. Elle ordonna à ses femmes de +faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, +en chemise et enveloppée dans un grand +manteau, vint tomber presque évanouie +au pied de son lit, suivie de quatre +dames d’atours et de trois femmes de +chambre. Ses pieds délicats étaient nus, +et ils saignaient, parce qu’elle s’était +blessée en courant; elle criait, en pleurant +comme un enfant, qu’un coup de +pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, +et l’avait blessée; qu’elle suppliait +la Reine de la renvoyer en exil, où +elle se trouvait plus tranquille que dans +un pays où l’on voulait l’assassiner parce +qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle +avait ses cheveux dans un grand désordre +et tombant jusqu’à ses pieds: c’était +sa principale beauté, et la jeune Reine +pensa qu’il y avait dans cette toilette +<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span> +moins de hasard que l’on ne l’eût pu +croire. +</p> + +<p> +—Eh! ma chère, qu’arrive-t-il donc? +lui dit-elle avec assez de sang-froid; +vous avez l’air de Madeleine, mais dans +sa jeunesse, avant le repentir. Il est +probable que si l’on en veut à quelqu’un +ici, c’est à moi; tranquillisez-vous. +</p> + +<p> +—Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! +c’est ce Richelieu qui me poursuit! +j’en suis certaine. +</p> + +<p> +Le bruit des pistolets qui s’entendit +alors plus distinctement, convainquit la +Reine que les terreurs de M<sup>me</sup> de Chevreuse +n’étaient pas vaines. +</p> + +<p> +—Venez m’habiller, madame de Motteville, +cria-t-elle. +</p> + +<p> +Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, +et, ouvrant un de ces immenses +coffres d’ébène qui servaient d’armoire +alors, en tirait une cassette de diamants +de la princesse pour la sauver, et ne +l’écoutait pas. Les autres femmes avaient +vu sur une fenêtre la lueur des torches, +et, s’imaginant que le feu était au palais, +précipitaient les bijoux, les dentelles, les +<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span> +vases d’or, jusqu’aux porcelaines, dans +des draps qu’elles voulaient jeter ensuite +par la fenêtre. En même temps survint +M<sup>me</sup> de Guémenée, un peu plus habillée +que la duchesse de Chevreuse, +mais ayant pris la chose plus au tragique +encore; l’effroi qu’elle avait en donna un +peu à la Reine, à cause du caractère +cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait. +Elle entra sans saluer, pâle +comme un spectre, et dit avec volubilité: +</p> + +<p> +—Madame, il est temps de nous +confesser; on attaque le Louvre, et tout +le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit. +</p> + +<p> +La stupeur fit taire et rendit immobile +toute la chambre. +</p> + +<p> +—Nous allons mourir! cria la duchesse +de Chevreuse, toujours à genoux. +Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée +en Angleterre! Oui, confessons-nous; je +me confesse hautement: j’ai aimé... j’ai +été aimée de... +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dit la Reine, +je ne me charge pas d’entendre jusqu’à +la fin; ce ne serait peut-être pas le +<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span> +moindre de mes dangers, dont vous ne +vous occupez guère. +</p> + +<p> +Le sang-froid d’Anne d’Autriche et +cette seconde réponse sévère rendirent +pourtant un peu de calme à cette belle +personne, qui se releva confuse, et +s’aperçut du désordre de sa toilette, +qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put +dans un cabinet voisin. +</p> + +<p> +—Dona Stephania, dit la Reine à une +de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle +eût conservée auprès d’elle, allez chercher +le capitaine des gardes: il est +temps que je voie des hommes, enfin, +et que j’entende quelque chose de raisonnable. +</p> + +<p> +Elle dit ceci en espagnol, et le mystère +de cet ordre, dans une langue +qu’elles ne comprenaient pas, fit rentrer +le bon sens dans la chambre. +</p> + +<p> +La camériste disait son chapelet; +mais elle se leva du coin de l’alcôve où +elle s’était réfugiée, et sortit en courant +pour obéir à sa maîtresse. +</p> + +<p> +Cependant les signes de la révolte et +les symptômes de la terreur devenaient +<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span> +plus distincts au-dessous et dans l’intérieur. +On entendait dans la grande cour +du Louvre le piétinement des chevaux +de la garde, les commandements des +chefs, le roulement des carrosses de la +Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le +fallait, le bruit des chaînes de fer que +l’on traînait sur le pavé pour former les +barricades en cas d’attaque, les pas précipités, +le choc des armes, des troupes +d’hommes qui couraient dans les corridors, +les cris sourds et confus du peuple +qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient +et se rapprochaient comme le +bruit des vagues et des vents. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit encore, et cette fois +c’était pour introduire un charmant personnage. +</p> + +<p> +—Je vous attendais, chère Marie, dit +la Reine, tendant les bras à la duchesse +de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure +que nous toutes, vous venez parée +pour être vue de toute la cour. +</p> + +<p> +—Je n’étais pas couchée, heureusement, +répondit la princesse de Gonzague +en baissant les yeux, j’ai vu tout +<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span> +ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame, +fuyez! je vous supplie de vous +sauver par les escaliers secrets, et de +nous permettre de rester à votre place; +on pourra prendre l’une de nous pour +la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une +larme, je viens d’entendre des cris de +mort. Sauvez-vous, madame! je n’ai pas +de trône à perdre! vous êtes fille, +femme et mère de rois, sauvez-vous et +laissez-nous ici. +</p> + +<p> +—Vous avez à perdre plus que moi, +mon amie, en beauté, en jeunesse, et, +j’espère, en bonheur, dit la Reine avec +un sourire gracieux et lui donnant sa +belle main à baiser. Restez dans mon +alcôve, je le veux bien, mais nous y serons +deux. Le seul service que j’accepte +de vous, belle enfant, c’est de m’apporter +ici dans mon lit cette petite cassette +d’or que ma pauvre Motteville a laissée +par terre, et qui contient ce que j’ai de +plus précieux. +</p> + +<p> +Puis, en la recevant, elle ajouta à +l’oreille de Marie: +</p> + +<p> +—S’il m’arrivait quelque malheur, +<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span> +jure-moi que tu la prendras pour la jeter +dans la Seine. +</p> + +<p> +—Je vous obéirai, madame, comme +à ma bienfaitrice et à ma seconde mère, +dit-elle en pleurant. +</p> + +<p> +Cependant le bruit du combat redoublait +sur les quais, et les vitraux de la +chambre réfléchissaient souvent la lueur +des coups de feu dont on entendait l’explosion. +Le capitaine des gardes et celui +des Suisses firent demander des ordres +par dona Stephania. +</p> + +<p> +—Je leur permets d’entrer, dit la +princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames; +je suis homme dans ce moment, +et je dois l’être. +</p> + +<p> +Puis, soulevant les rideaux de son lit, +elle continua en s’adressant aux deux +officiers:—Messieurs, souvenez-vous +d’abord que vous répondez sur votre +tête de la vie des princes mes enfants, +vous le savez, monsieur de Guitaut? +</p> + +<p> +—Je couche en travers de leur porte, +madame; mais ce mouvement ne menace +ni eux ni Votre Majesté. +</p> + +<p> +—C’est bien, ne pensez à moi qu’après +<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span> +eux, interrompit la Reine, et protégez +indistinctement tous ceux que l’on menace. +Vous m’entendez aussi, vous monsieur +de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; +oubliez que votre oncle est +encore à la Bastille, et faites votre devoir +près des petits-fils du feu Roi son +ami. +</p> + +<p> +C’était un jeune homme d’un visage +franc et ouvert. +</p> + +<p> +—Votre Majesté, dit-il avec un léger +accent allemand, peut voir que je n’oublie +que ma famille, et non la sienne. +</p> + +<p> +Et il montra sa main gauche, où il +manquait deux doigts qui venaient +d’être coupés. +</p> + +<p> +—J’ai encore une autre main, dit-il en +saluant et se retirant avec Guitaut. +</p> + +<p> +La Reine émue se leva aussitôt, et, +malgré les prières de la princesse de +Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague +et les cris de M<sup>me</sup> de Chevreuse, +voulut se mettre à la fenêtre et l’entrouvrit, +appuyée sur l’épaule de la duchesse +de Mantoue. +</p> + +<p> +—Qu’entends-je? dit-elle; en effet, +<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span> +on crie: «Vive le Roi!... Vive la Reine!» +</p> + +<p> +Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla +de cris en ce moment, et l’on entendit: +«A bas le Cardinal! Vive M. le +Grand!» +</p> + +<p> +Marie tressaillit. +</p> + +<p> +—Qu’avez-vous! lui dit la Reine en +l’observant. +</p> + +<p> +Mais, comme elle ne répondait pas et +tremblait de tout son corps, cette bonne +et douce princesse ne parut pas s’en +apercevoir, et prêtant la plus grande +attention aux cris du peuple et à ses +mouvements, elle exagéra même une inquiétude +qu’elle n’avait plus depuis le +premier nom arrivé à son oreille. Une +heure après, lorsqu’on vint lui dire que +la foule n’attendait qu’un geste de sa +main pour se retirer, elle le donna gracieusement +et avec un air de satisfaction; +mais cette joie était loin d’être +complète, car le fond de son cœur était +troublé par bien des choses et surtout +par le pressentiment de la régence. +Plus elle se penchait hors de la fenêtre +pour se montrer, plus elle voyait les +<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span> +scènes révoltantes que le jour naissant +n’éclairait que trop: l’effroi rentrait +dans son cœur à mesure qu’il lui devenait +plus nécessaire de paraître calme +et confiante, et son âme s’attristait de +l’enjouement de ses paroles et de son +visage. Exposée à tous ces regards, +elle se sentait femme, et frémissait en +voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être +bientôt à gouverner, et qui savait +déjà demander la mort de quelqu’un et +appeler ses Reines. +</p> + +<p> +Elle salua donc. +</p> + +<p> +Cent cinquante ans après, ce salut a +été répété par une autre princesse, +comme elle née du sang d’Autriche, et +Reine de France. La monarchie, sans +base, telle que Richelieu l’avait faite, +naquit et mourut entre ces deux comparutions. +</p> + +<p> +Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres +et se hâta de congédier sa suite +timide. Les épais rideaux retombèrent +sur les vitres bariolées, et la chambre +ne fut plus éclairée par un jour qui lui +était odieux; de gros flambeaux de cire +<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span> +blanche brûlaient dans les candélabres +en forme de bras d’or qui sortaient des +tapisseries encadrées et fleurdelisées +dont le mur était garni. Elle voulut +rester seule avec Marie de Mantoue, et, +rentrée avec elle dans l’enceinte que +formait la balustrade royale, elle tomba +assise sur son lit, fatiguée de son courage +et de ses sourires, et se mit à +fondre en larmes, le front appuyé contre +son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied +de velours, tenait l’une de ses +mains dans les siennes, et sans oser +parler la première, y appuyait sa tête +en tremblant; car, jusque-là jamais on +n’avait vu une larme dans les yeux de +la Reine. +</p> + +<p> +Elles restèrent ainsi pendant quelques +minutes. Après quoi la princesse, se soulevant +péniblement, lui parla ainsi: +</p> + +<p> +—Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi +pleurer; cela fait tant de bien quand +on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui +qu’il me donne la force de ne +pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout, +et qui perdra la famille royale de +<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span> +France et la monarchie par son ambition +démesurée; je le reconnais encore dans +ce qui vient de se passer, je le vois dans +ces tumultueuses révoltes. +</p> + +<p> +—Eh quoi! madame, n’est-il pas à +Narbonne? car c’est le Cardinal dont vous +parlez, sans doute? et n’avez-vous pas +entendu que ces cris étaient pour vous +et contre lui? +</p> + +<p> +—Oui, mon amie, il est à trois cents +lieues de nous, mais son génie fatal veille +à cette porte. Si ces cris ont été jetés, +c’est qu’il les a permis; si ces hommes +se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas +atteint l’heure qu’il a marquée pour les +perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai +payé cher la science de cette âme perverse; +il m’en a coûté toute la puissance +de mon rang, les plaisirs de mon âge, +les affections de ma famille, et jusqu’au +cœur de mon mari; il m’a isolée du monde +entier; il m’enferme à présent dans une +barrière d’honneurs et de respects; et +naguère il a osé, au scandale de la France +entière, me mettre en accusation moi-même; +on a visité mes papiers, on m’a +<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span> +interrogée; on m’a fait signer que j’étais +coupable et demander pardon au Roi +d’une faute que j’ignorais; enfin, j’ai dû +au dévouement et à la prison, peut-être +éternelle, d’un fidèle domestique<a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, la +conservation de cette cassette que tu m’as +sauvée. Je vois dans tes regards que tu +me crois trop effrayée; mais ne t’y trompe +pas, comme toute la cour le fait à présent, +ma chère fille; sois sûre que cet +homme est partout, et qu’il sait jusqu’à +nos pensées. +</p> + +<p> +—Quoi! madame, saurait-il tout ce +qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et +le nom de ceux qui les envoient! +</p> + +<p> +—Oui, sans doute, il le sait d’avance +ou le prévoit; il le permet, il l’autorise, +pour me compromettre aux yeux du Roi +et le tenir séparé de moi; il veut achever +de m’humilier. +</p> + +<p> +—Mais cependant le Roi ne l’aime plus +depuis deux ans; c’est un autre qu’il +aime. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span> +La Reine sourit; elle contempla quelques +instants en silence les traits naïfs +et purs de la belle Marie, et son regard +plein de candeur qui se levait sur elle +languissamment; elle écarta les boucles +noires qui voilaient ce beau front, et parut +reposer ses yeux et son âme en voyant +cette innocence ravissante exprimée sur +un visage si beau; elle baisa sa joue et +reprit: +</p> + +<p> +—Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, +une triste vérité: c’est que le Roi n’aime +personne, et que ceux qui paraissent le +plus en faveur sont les plus près d’être +abandonnés par lui et jetés à celui qui +engloutit et dévore tout. +</p> + +<p> +—Ah! mon Dieu! que me dites-vous? +</p> + +<p> +—Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit +la Reine d’une voix plus basse et +regardant ses yeux comme pour y lire +toute sa pensée et y faire entrer la sienne; +sais-tu la fin de ses favoris? T’a-t-on +conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, +le couvent de M<sup>lle</sup> de La Fayette, +la honte de M<sup>me</sup> de Hautefort, la mort de +M. de Chalais, un enfant, le plus jeune +<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span> +et le premier de tous ceux qui furent +suppliciés, proscrits ou empoisonnés, +tous ont disparu sous un souffle, par un +seul ordre de Richelieu à son maître, et, +sans cette faveur que tu prends pour de +l’amitié, leur vie eût été paisible; mais +cette faveur est mortelle, c’est un poison. +Tiens, vois cette tapisserie qui représente +Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent +à cette femme; son attachement +dévore comme ce feu qui l’éblouit +et la brûle. +</p> + +<p> +Mais la jeune duchesse n’était plus en +état d’entendre la Reine; elle continuait +à fixer sur elle de grands yeux noirs, +qu’un voile de larmes obscurcissaient; +ses mains tremblaient dans celles d’Anne +d’Autriche, et une agitation convulsive +faisait frémir ses lèvres. +</p> + +<p> +—Je suis bien cruelle, n’est-ce pas, +Marie? poursuivit la Reine avec une voix +d’une douceur extrême et en la caressant +comme un enfant dont on veut tirer +un aveu; oh! oui, sans doute, je suis +bien méchante, notre cœur est bien gros; +vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons, +<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span> +parlez-moi; où en êtes-vous avec +M. de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +A ce mot, la douleur se fit un passage, +et, toujours à genoux aux pieds de la +Reine, Marie versa à son tour sur le sein +de cette bonne princesse un déluge de +pleurs avec des sanglots enfantins et des +mouvements si violents dans sa tête et +ses belles épaules, qu’il semblait que son +cœur dût se briser. La Reine attendit +longtemps la fin de ce premier mouvement +en la berçant dans ses bras comme +pour apaiser sa douleur, et répétant souvent:—Ma +fille, allons, ma fille, ne +t’afflige pas ainsi! +</p> + +<p> +—Ah! madame, s’écria-t-elle, je suis +bien coupable envers vous; mais je n’ai +pas compté sur ce cœur-là ! J’ai eu bien +tort, j’en serai peut-être bien punie! +Mais, hélas! comment aurais-je osé vous +parler, madame? Ce n’était pas d’ouvrir +mon âme qui m’était difficile; c’était de +vous avouer que j’avais besoin d’y faire +lire. +</p> + +<p> +La Reine réfléchit un moment, comme +<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span> +pour rentrer en elle-même, en mettant +son doigt sur ses lèvres. +</p> + +<p> +—Vous avez raison, reprit-elle ensuite, +vous avez bien raison, Marie, c’est toujours +le premier mot qu’il est difficile de +nous dire, et cela nous perd souvent: +mais il le faut, et, sans cette étiquette, +on serait bien près de manquer de dignité. +Ah! qu’il est difficile de régner! +Aujourd’hui, voilà que je veux descendre +dans votre cœur, et j’arrive trop tard pour +vous faire du bien. +</p> + +<p> +Marie de Mantoue baissa la tête sans +répondre. +</p> + +<p> +—Faut-il vous encourager à parler? +reprit la Reine; faut-il vous rappeler que +je vous ai presque adoptée comme ma +fille aînée; qu’après avoir cherché à vous +faire épouser le frère du Roi je vous préparais +le trône de Pologne? faut-il plus, +Marie? Oui, il faut plus; je le ferai pour +toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître +tout ton cœur, je t’ai mal jugée. +Ouvre de ta main cette cassette d’or: voici +la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble +pas comme moi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span> +La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, +et vit dans ce petit coffre ciselé +un couteau d’une forme grossière dont +la poignée était de fer et la lame très +rouillée; il était posé sur quelques lettres +ployées avec soin sur lesquelles était le +nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, +Anne d’Autriche l’arrêta. +</p> + +<p> +—Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; +c’est là tout le trésor de la Reine... +C’en est un, car c’est le sang d’un homme +qui ne vit plus, mais qui a vécu pour +moi: il était le plus beau, le plus brave, +le plus illustre des grands de l’Europe; +il se couvrit des diamants de la couronne +d’Angleterre pour me plaire; il fit +naître une guerre sanglante et arma des +flottes, qu’il commanda lui-même, pour +le bonheur de combattre une fois celui +qui était mon mari; il traversa les mers +pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais +marché, et courut le risque de la mort +pour baiser et tremper de larmes les +pieds de ce lit, en présence de deux +femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, +je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime +<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span> +encore dans le passé plus qu’on ne peut +aimer d’amour. Eh bien! il ne l’a jamais +su, jamais deviné: ce visage, ces yeux, +ont été de marbre pour lui, tandis que +mon cœur brûlait et se brisait de douleur; +mais j’étais Reine de France... +</p> + +<p> +Ici Anne d’Autriche serra fortement le +bras de Marie. +</p> + +<p> +—Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, +si tu n’as pas pu me parler d’amour; +et ose te taire quand je viens de +te dire de telles choses! +</p> + +<p> +—Ah! oui, madame, j’oserai vous +confier ma douleur, puisque vous êtes +pour moi... +</p> + +<p> +—Une amie, une femme, interrompit +la Reine; j’ai été femme par mon effroi, +qui t’a fait savoir un secret inconnu au +monde entier; j’ai été femme, tu le vois, +par un amour qui survit à l’homme que +j’aimais... Parle, parle-moi, il est temps... +</p> + +<p> +—Il n’est plus temps, au contraire, +reprit Marie avec un sourire forcé; M. de +Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour +toujours. +</p> + +<p> +—Pour toujours! s’écria la Reine; y +<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span> +pensez-vous? et votre rang, votre nom, +votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous +ce désespoir à votre frère le +duc de Rethel et à tous les Gonzague? +</p> + +<p> +—Depuis plus de quatre ans j’y pense +et j’y suis résolue; et depuis dix jours +nous sommes fiancés... +</p> + +<p> +—Fiancés! s’écria la Reine en frappant +ses mains; on vous a trompée, Marie. +Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi? C’est +une intrigue que je veux savoir; je suis +sûre qu’on vous a entraînée et trompée. +</p> + +<p> +Marie se recueillit un moment et dit: +</p> + +<p> +—Rien ne fut plus simple, madame, +que notre attachement. J’habitais, vous +le savez, le vieux château de Chaumont, +chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de +Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour +pleurer mon père, et bientôt il arriva +qu’il eut lui-même à regretter le sien. +Dans cette nombreuse famille affligée, je +ne vis que sa douleur qui fut aussi profonde +que la mienne: tout ce qu’il disait +je l’avais déjà pensé, et lorsque nous +vînmes à nous parler de nos peines, +nous les trouvâmes toutes semblables. +<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span> +Comme j’avais été la première malheureuse, +je me connaissais mieux en +tristesse, et j’essayais de le consoler en +lui disant ce que j’avais souffert, de sorte +qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut +le commencement de notre amour, qui, +vous le voyez, naquit presque entre deux +tombeaux. +</p> + +<p> +—Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une +fin heureuse! dit la Reine. +</p> + +<p> +—Je l’espère, madame, puisque vous +priez pour moi, poursuivit Marie; d’ailleurs, +tout me sourit à présent; mais +alors j’étais bien malheureuse! La nouvelle +arriva un jour au château que le +Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à +l’armée; il me sembla que l’on m’enlevait +encore une fois l’un des miens, +et pourtant nous étions étrangers. Mais +M. de Bassompierre ne cessait de parler +de batailles et de mort; je me retirais +chaque soir toute troublée, et je pleurais +dans la nuit. Je crus d’abord que mes +larmes coulaient encore pour le passé; +mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir, +et je sentis bien que ce ne pouvait +<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span> +plus être les mêmes pleurs, puisque je +désirais les cacher. +</p> + +<p> +Quelque temps se passa dans l’attente +de ce départ; je le voyais tous les jours, +et je le plaignais de partir, parce qu’il +me disait à chaque instant qu’il aurait +voulu vivre éternellement, comme dans +ce temps-là , dans son pays et avec nous. +Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour +de son départ, parce qu’il ne savait pas +s’il était... je n’ose dire à Votre Majesté... +</p> + +<p> +Marie, rougissant, baissait des yeux +humides en souriant... +</p> + +<p> +—Allons, dit la Reine, s’il était aimé, +n’est-ce pas? +</p> + +<p> +—Et le soir, madame, il partit ambitieux. +</p> + +<p> +—On s’en est aperçu, en effet. Mais +enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée +d’un peu d’inquiétude; mais il est +revenu depuis deux ans et vous l’avez +vu? +</p> + +<p> +—Rarement, madame, dit la jeune +duchesse avec un peu de fierté, et toujours +dans une église et en présence d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span> +prêtre, devant qui j’ai promis de n’être +qu’à M. de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Est-ce bien là un mariage? a-t-on +bien osé le faire? je m’en informerai. +Mais, bon Dieu! que de fautes, que de +fautes, mon enfant, dans le peu de mots +que j’entends! Laissez-moi y rêver. +</p> + +<p> +Et, se parlant tout haut à elle-même, +la Reine poursuivit, les yeux et la tête +baissés, dans l’attitude de la réflexion: +</p> + +<p> +—Les reproches sont inutiles et cruels +si le mal est fait: le passé n’est plus à +nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars +est bien par lui-même, brave, spirituel, +profond même dans ses idées; je +l’ai observé, il a fait en deux ans bien +du chemin, et je vois que c’était pour +Marie... Il se conduit bien; il est digne, +oui, il est digne d’elle à mes yeux; mais, +à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il +s’élève davantage encore: la princesse +de Mantoue ne peut pas avoir épousé +moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le +fût. Pour moi, je n’y peux rien; je ne +suis point la Reine, je suis la femme +négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, +<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span> +l’éternel Cardinal... et il est son ennemi, +et peut-être cette émeute... +</p> + +<p> +—Hélas! c’est le commencement de +la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout +à l’heure. +</p> + +<p> +—Il est donc perdu! s’écria la Reine en +embrassant Marie. Pardon, mon enfant, +je te déchire le cœur; mais nous devons +tout voir et tout dire aujourd’hui; oui, +il est perdu s’il ne renverse lui-même ce +méchant homme, car le Roi n’y renoncera +pas; la force seule... +</p> + +<p> +—Il le renversera, madame; il le fera +si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité +de la France; oh! je vous en conjure! +protégez l’ange contre le démon; +c’est votre cause, celle de votre royale +famille, celle de toute votre nation... +</p> + +<p> +La Reine sourit. +</p> + +<p> +—C’est ta cause surtout, ma fille, +n’est-il pas vrai? et c’est comme telle +que je l’embrasserai de tout mon pouvoir; +il n’est pas grand, je te l’ai dit; +mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier: +pourvu cependant que cet <i>ange</i> +ne descende pas jusqu’à des péchés mortels, +<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span> +ajouta-t-elle avec un regard plein +de finesse; j’ai entendu prononcer son +nom cette nuit par des voix bien indignes +de lui. +</p> + +<p> +—Oh! madame, je jurerais qu’il n’en +savait rien! +</p> + +<p> +—Ah! mon enfant, ne parlons pas +d’affaires d’Etat, tu n’es pas bien savante +encore; laisse-moi dormir un peu, si je +le puis, avant l’heure de ma toilette; +j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi +peut-être. +</p> + +<p> +En disant ces mots, l’aimable Reine +pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait +la cassette, et bientôt Marie la vit +s’endormir à force de fatigue. Elle se +leva alors, et, s’asseyant sur un grand +fauteuil de tapisserie à bras et de forme +carrée, joignit les mains sur ses genoux +et se mit à rêver à sa situation douloureuse: +consolée par l’aspect de sa douce +protectrice, elle reportait souvent ses +yeux sur elle pour surveiller son sommeil, +et lui envoyait, en secret, toutes +les bénédictions que l’amour prodigue +toujours à ceux qui le protègent; baisant +<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span> +quelquefois les boucles de ses cheveux +blonds, comme si, par ce baiser, +elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes +les pensées favorables à sa pensée continuelle. +</p> + +<p> +Le sommeil de la Reine se prolongeait, +et Marie pensait et pleurait. +Cependant elle se souvint qu’à dix heures +elle devait paraître à la toilette royale +devant toute la cour; elle voulut cesser +de réfléchir pour arrêter ses larmes, et +prit un gros volume in-folio placé sur +une table marquetée d’émail et de médaillons: +c’était l’<cite>Astrée</cite>, de M. <i>d’Urfé</i>, +ouvrage <i>de belle galanterie</i>, adoré des +belles prudes de la cour. L’esprit naïf, +mais juste, de Marie ne put entrer dans +ces amours pastorales; elle était trop +simple pour comprendre les bergers du +Lignon, trop spirituelle pour se plaire à +leurs discours, et trop passionnée pour +sentir leur tendresse. Cependant la +grande vogue de ce roman lui en imposait +tellement qu’elle voulut se forcer à +y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement +chaque fois qu’elle éprouvait +<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span> +l’ennui qu’exhalaient les pages de son +livre, elle le parcourut avec impatience +pour trouver ce qui devait lui plaire et +la transporter: une gravure l’arrêta; elle +représentait la bergère Astrée avec des +talons hauts, un corset et un immense +vertugadin, s’élevant sur la pointe du +pied pour regarder passer dans le fleuve +le tendre Céladon, qui se noyait du +désespoir d’avoir été reçu un peu froidement +dans la matinée. Sans se rendre +compte des motifs de son dégoût et des +faussetés accumulées de ce tableau, elle +chercha, en faisant rouler les pages sous +son pouce, un mot qui fixât son attention; +elle vit celui de <i>druide</i>.—Ah! voilà +un grand caractère, se dit-elle; je vais +voir sans doute un de ces mystérieux +sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on +dit, conserve encore les pierres levées; +mais je le verrai sacrifiant des hommes: +ce sera un spectacle d’horreur; cependant +lisons. +</p> + +<p> +En se disant cela, Marie lut avec répugnance, +en fronçant le sourcil et presque +en tremblant ce qui suit: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span> +«<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>Le druide Adamas appela délicatement +les bergers Pimandre, Ligdamon et +Clidamant, arrivés tout nouvellement de +Calais: Cette aventure ne peut finir, leur +dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit, +lorsqu’il aime, se transforme en l’objet +aimé; c’est pour figurer ceci que mes +enchantements agréables vous font voir, +dans cette fontaine, la nymphe Sylvie, +que vous aimez tous trois. Le grand +prêtre Amazis va venir de Montbrison, +et vous expliquera la délicatesse de +cette idée. Allez donc, gentils bergers; +si vos désirs sont bien réglés, ils ne +vous causeront point de tourments; +et, s’ils ne le sont pas, vous en serez +punis par des évanouissements semblables +à ceux de Céladon et de la bergère +Galatée, que le volage Hercule abandonna +dans les montagnes d’Auvergne +et qui donna son nom au tendre pays +des Gaules; ou bien encore vous serez +lapidés par les bergères du Lignon, +comme le fut le farouche Amidor. La +<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span> +grande nymphe de cet antre a fait un +enchantement...» +</p> + +<p> +L’enchantement de la <i>grande nymphe</i> +fut complet sur la princesse, qui eut à +peine assez de force pour chercher d’une +main défaillante, vers la fin du livre, +que le druide Adamas était une <i>ingénieuse +allégorie</i>, figurant le lieutenant +général de <i>Montbrison, de la famille des +Papon</i>; ses yeux fatigués se fermèrent, +et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au +coussin de velours où s’appuyaient +ses pieds, et où reposèrent mollement +la belle Astrée et le galant Céladon, +moins immobiles que Marie de Mantoue, +vaincue par eux et profondément +endormie. +</p> + +<h2 id="chap_16"> +CHAPITRE XVI +</h2> + +<p class="h2b"> +LA CONFUSION +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Il faut, en France, beaucoup de fermeté et +une grande étendue d’esprit pour se passer +des charges et des emplois, et consentir ainsi +à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, +presque, n’a assez de mérite pour +jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds +pour remplir le rôle du temps, sans ce que +le vulgaire appelle les <i>affaires</i>. +</p> + +<p class="sep25 bot25"> +Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage +qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, +lire et être tranquille, s’appelât travailler. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Bruyère.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Pendant cette même matinée dont +nous avons vu les effets divers chez +Gaston d’Orléans et chez la Reine, le +calme et le silence de l’étude régnaient +dans un cabinet modeste d’une grande +maison voisine du Palais de Justice. +Une lampe de cuivre d’une forme gothique +y luttait avec le jour naissant, et +<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span> +jetait sa lumière rougeâtre sur un amas +de papiers et de livres qui couvraient +une grande table; elle éclairait le buste +de L’Hospital, celui de Montaigne, du +président de Thou l’historien, et du roi +Louis XIII; une cheminée assez haute +pour qu’un homme pût y entrer et même +s’y asseoir, était remplie par un grand +feu brûlant sur d’énormes chenets de +fer. Sur l’un de ces chenets était appuyé +le pied du studieux de Thou, qui, déjà +levé, examinait avec attention les œuvres +nouvelles de Descartes et de Grotius; il +écrivait, sur son genou, ses notes sur +ces livres de philosophie et de politique +qui faisaient alors le sujet de toutes les +conversations; mais en ce moment les +<cite>Méditations métaphysiques</cite> absorbaient +toute son attention; le philosophe de +la Touraine enchantait le jeune conseiller. +Souvent, dans son enthousiasme, il +frappait sur le livre en jetant des cris +d’admiration; quelquefois il prenait une +sphère placée près de lui, et, la tournant +longtemps sous ses doigts, s’enfonçait +dans les plus profondes rêveries de +<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span> +la science; puis, conduit par leur profondeur +à une élévation plus grande, se +jetait à genoux tout à coup devant le +crucifix placé sur la cheminée, parce +qu’aux bornes de l’esprit humain il avait +rencontré Dieu. En d’autres instants, il +s’enfonçait dans les bras de son grand +fauteuil de manière à être presque assis +sur le dos, et, mettant ses deux mains +sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace +des raisonnements de René Descartes, +depuis cette idée de la première méditation: +</p> + +<p> +«Supposons que nous sommes endormis, +et que toutes ces particularités, +savoir: que nous ouvrons les yeux, +remuons la tête, étendons les bras, ne +sont que de fausses illusions...» +</p> + +<p> +Jusqu’à cette sublime conclusion de +la troisième: +</p> + +<p> +«Il ne reste à dire qu’une chose: c’est +que, semblable à l’idée de moi-même, +celle de Dieu est née et produite avec +moi dès lors que j’ai été créé. Et, +certes, on ne doit pas trouver étrange +que Dieu, en me créant, ait mis en moi +<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span> +cette idée pour être comme la marque +de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage.» +</p> + +<p> +Ces pensées occupaient entièrement +l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un +grand bruit se fit entendre sous ses +fenêtres; il crut que le feu d’une maison +excitait ces cris prolongés, et se hâta de +regarder vers l’aile du bâtiment occupée +par sa mère et ses sœurs; mais tout y +paraissait dormir, et les cheminées ne +laissaient même échapper aucune fumée +qui attestât le réveil des habitants: il +en bénit le ciel; et, courant à une autre +fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons +les exploits se presser vers les +rues étroites qui mènent au quai. Après +avoir examiné cette cohue de femmes et +d’enfants, l’enseigne ridicule qui les +guidait, et les grossiers travestissements +des hommes: «C’est quelque fête populaire +ou quelque comédie de carnaval», +se dit-il; et s’étant placé de nouveau au +coin de son feu, il prit un grand almanach +sur la table et se mit à chercher avec +beaucoup de soin quel saint on fêtait ce +jour-là . Il regarda la colonne du mois +<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span> +de décembre, et, trouvant au quatrième +jour de ce mois le nom de <i>sainte Barbe</i>, +il se rappela qu’il venait de voir passer +des espèces de petits canons et caissons, +et parfaitement satisfait de l’explication +qu’il se donnait à lui-même, se hâta de +chasser l’idée qui venait de le distraire, +et se renfonça dans sa douce étude, se +levant seulement quelquefois pour aller +prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque, +et, après y avoir lu une phrase, +une ligne ou seulement un mot, le jetait +près de lui sur sa table ou sur le parquet, +encombré ainsi de papiers qu’il se +gardait bien de mettre à leur place, de +crainte de rompre le fil de ses rêveries. +</p> + +<p> +Tout à coup on annonça, en ouvrant +brusquement la porte, un nom qu’il +avait distingué parmi tous ceux du barreau, +et un homme que ses relations +dans la magistrature lui avaient fait +connaître particulièrement. +</p> + +<p> +—Eh! par quel hasard, à cinq heures +du matin, vois-je entrer M. Fournier? +s’écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux +à défendre, quelques familles à nourrir +<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span> +des fruits de son talent? a-t-il quelque +erreur à détruire parmi nous, quelques +vertus à réveiller dans nos cœurs? car +ce sont là de ses œuvres accoutumées. +Vous venez peut-être m’apprendre +quelque nouvelle humiliation de notre +parlement; hélas! les chambres secrètes +de l’Arsenal sont plus puissantes que +l’antique magistrature contemporaine de +Clovis; le parlement s’est mis à genoux, +tout est perdu, à moins qu’il ne se +remplisse tout à coup d’hommes semblables +à vous. +</p> + +<p> +—Monsieur, je ne mérite pas vos +éloges, dit l’avocat en entrant accompagné +d’un homme âgé, enveloppé +comme lui d’un grand manteau: je +mérite au contraire tout votre blâme, et +j’en suis presque au repentir, ainsi que +M. le comte du Lude, que voici. Nous +venons vous demander asile pour la +journée. +</p> + +<p> +—Asile! et contre qui? dit de Thou +en les faisant asseoir. +</p> + +<p> +—Contre le plus bas peuple de Paris +qui nous veut pour chefs, et que nous +<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span> +fuyons; il est odieux: la vue, l’odeur, +l’ouïe et le contact surtout sont par trop +blessés, dit M. du Lude avec une gravité +comique: c’est trop fort. +</p> + +<p> +—Ah! ah! vous dites donc que c’est +trop fort? dit de Thou très étonné, mais +ne voulant pas en faire semblant. +</p> + +<p> +—Oui, reprit l’avocat; vraiment, entre +nous, M. le Grand va trop loin. +</p> + +<p> +—Oui, il pousse trop vite les choses; +il fera avorter nos projets, ajouta son +compagnon. +</p> + +<p> +—Ah! ah! vous dites donc qu’il va +trop loin? répondit, en se frottant le +menton, de Thou toujours plus surpris. +</p> + +<p> +Il y avait trois mois que son ami +Cinq-Mars ne l’était venu voir, et lui, +sans s’inquiéter beaucoup, le sachant à +Saint-Germain, fort en faveur et ne +quittant pas le Roi, était très reculé +pour les nouvelles de la cour. Livré à +ses graves études, il ne savait jamais +les événements publics que lorsqu’on +l’y obligeait à force de bruit; il n’était +au courant de la vie qu’à la dernière +extrémité, et donnait souvent un spectacle +<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span> +assez divertissant à ses amis intimes +par ses étonnements naïfs, d’autant plus +que, par un petit amour-propre mondain, +il voulait avoir l’air de s’entendre aux +choses publiques, et tentait de cacher la +surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle. +Cette fois il était encore dans ce +cas, et à cet amour-propre se joignait +celui de l’amitié; il ne voulait pas laisser +croire que Cinq-Mars y eût manqué à +son égard, et, pour l’honneur même de +son ami, voulait paraître instruit de ses +projets. +</p> + +<p> +—Vous savez bien où nous en sommes? +continua l’avocat. +</p> + +<p> +—Oui, sans doute; poursuivez. +</p> + +<p> +—Lié comme vous l’êtes avec lui, +vous n’ignorez pas que tout s’organise +depuis un an... +</p> + +<p> +—Certainement... tout s’organise... +mais allez toujours... +</p> + +<p> +—Vous conviendrez avec nous, monsieur, +que M. le Grand est dans son +tort... +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est selon; mais expliquez-vous, +je verrai... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span> +—Eh bien, vous savez de quoi on +était convenu à la dernière conférence +dont il vous a rendu compte? +</p> + +<p> +—Ah! c’est-à -dire... pardonnez-moi, +je vois bien à peu près; mais remettez-moi +sur la voie... +</p> + +<p> +—C’est inutile; vous n’avez pas +oublié sans doute ce que lui-même nous +recommanda chez Marion de Lorme? +</p> + +<p> +—De n’ajouter personne à notre liste, +dit M. du Lude. +</p> + +<p> +—Ah! oui, oui, j’entends, dit de +Thou, cela me semble raisonnable, fort +raisonnable, en vérité. +</p> + +<p> +—Eh bien, poursuivit Fournier, c’est +lui-même qui a enfreint cette convention; +car, ce matin, outre les drôles que +ce furet de Gondi nous a amenés, on a +vu je ne sais quel vagabond <i>capitan</i> qui, +pendant la nuit, frappait à coups d’épée +et de poignard des gentilshommes des +deux partis en criant à tue-tête. «A moi, +d’Aubijoux! tu m’as gagné trois mille +ducats, voilà trois coups d’épée. A moi, +La Chapelle! j’aurai dix gouttes de ton +sang en échange de mes dix pistoles»; +<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span> +et je l’ai vu de mes yeux attaquer ces +messieurs et plusieurs autres encore +des deux partis, assez loyalement, il est +vrai, car il ne les frappait qu’en face et +bien en garde, mais avec beaucoup de +bonheur et une impartialité révoltante. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, et j’allais lui en +dire mon avis, reprit du Lude, quand +je l’ai vu s’évader dans la foule comme +un écureuil; et riant beaucoup avec +quelques inconnus à figures basanées. +Je ne doute pas cependant que M. de +Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait +des ordres à cet Ambrosio, que vous +devez connaître, ce prisonnier espagnol, +ce vaurien qu’il a pris pour domestique. +Ma foi, je suis dégoûté de cela, et je ne +suis point fait pour être confondu avec +cette canaille. +</p> + +<p> +—Ceci, monsieur, reprit Fournier, est +fort différent de l’affaire de Loudun. Le +peuple ne fit que se soulever, sans se +révolter réellement: dans ce pays, +c’était la partie saine et estimable de la +population, indignée d’un assassinat, et +non animée par le vin et l’argent. C’était +<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span> +un cri jeté contre un bourreau, cri dont +on pouvait être l’organe honorablement, +et non pas ces hurlements de l’hypocrisie +factieuse et d’un amas de gens +sans aveu, sortis de la boue de Paris et +vomis par ses égouts. J’avoue que je +suis très las de ce que je vois, et je suis +venu aussi pour vous prier d’en parler +à M. le Grand. +</p> + +<p> +De Thou était fort embarrassé pendant +ces deux discours, et cherchait en +vain à comprendre ce que Cinq-Mars +pouvait avoir à démêler avec le peuple, +qui lui avait semblé se réjouir: d’un +autre côté, il persistait à ne pas vouloir +faire l’aveu de son ignorance; elle était +totale cependant, car, la dernière fois +qu’il avait vu son ami, il ne parlait que +des chevaux et des écuries du Roi, de +la chasse au faucon et de l’importance +du grand veneur dans les affaires de +l’État, ce qui ne semblait pas annoncer +de vastes projets où le peuple pût entrer. +Enfin il se hasarda timidement à +leur dire: +</p> + +<p> +—Messieurs, je vous promets de +<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span> +faire votre commission; en attendant, je +vous offre ma table et des lits pour le +temps que vous voudrez. Mais pour +vous dire mon avis dans cette occasion, +cela m’est difficile. Ah çà , dites-moi un +peu, on n’a donc pas fêté la Sainte-Barbe? +</p> + +<p> +—La Sainte-Barbe! dit Fournier. +</p> + +<p> +—La Sainte-Barbe! dit du Lude. +</p> + +<p> +—Oui, oui, on a brûlé de la poudre; +c’est ce que veut dire M. de Thou, reprit +le premier en riant. Ah! c’est fort +drôle! fort drôle! Oui, effectivement, +je crois que c’est aujourd’hui la Sainte-Barbe. +</p> + +<p> +Cette fois de Thou fut confondu de +leur étonnement et réduit au silence; +pour eux, voyant qu’ils ne s’entendaient +pas avec lui, ils prirent le parti de se +taire de même. +</p> + +<p> +Ils se taisaient encore, lorsque la porte +s’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars, +l’abbé Quillet, qui entra en boitant +un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait +rien conservé de son ancienne gaieté dans +son air et ses propos; seulement son regard +<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span> +était vif et sa parole très brusque. +</p> + +<p> +—Pardon, pardon, mon cher de Thou, +si je vous trouble si tôt dans vos occupations; +c’est étonnant, n’est-ce pas, de la +part d’un goutteux? Ah! c’est que le temps +s’avance; il y a deux ans je ne boitais +pas; j’étais, au contraire, fort ingambe +lors de mon voyage en Italie; il est vrai +que la peur donne des jambes. +</p> + +<p> +En disant cela, il se jeta au fond d’une +croisée, et, faisant signe à de Thou d’y +venir lui parler, il continua tout bas: +</p> + +<p> +—Que je vous dise, mon ami, à vous +qui êtes dans leurs secrets; je les ai +fiancés il y a quinze jours, comme ils +vous l’ont raconté. +</p> + +<p> +—Oui, vraiment! dit le pauvre de +Thou, tombant de Charybde en Scylla +dans un autre étonnement. +</p> + +<p> +—Allons, faites donc le surpris! vous +savez bien qui, continua l’abbé. Mais, +ma foi, je crains d’avoir eu trop de complaisance +pour eux, quoique ces deux +enfants soient vraiment intéressants par +leur amour. J’ai peur de lui plus que +d’elle; je crois qu’il fait des sottises, +<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span> +d’après l’émeute de ce matin. Nous +devrions nous consulter là -dessus. +</p> + +<p> +—Mais, dit de Thou très gravement, +je ne sais pas, d’honneur, ce que vous +voulez dire. Qui donc fait des sottises? +</p> + +<p> +—Allons donc, mon cher! voulez-vous +faire encore le mystérieux avec moi? +C’est injurieux, dit le bonhomme, commençant +à se fâcher. +</p> + +<p> +—Non, vraiment! Mais qui avez-vous +fiancé? +</p> + +<p> +—Encore! fi donc, monsieur! +</p> + +<p> +—Mais quelle est donc cette émeute de +ce matin? +</p> + +<p> +—Vous vous jouez de moi. Je sors, +dit l’abbé en se levant. +</p> + +<p> +—Je vous jure que je ne comprends +rien à tout ce qu’on me dit aujourd’hui. +Est-ce M. de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—A la bonne heure, monsieur, vous +me traitez en Cardinaliste; eh bien, quittons-nous, +dit l’abbé Quillet furieux. +</p> + +<p> +Et il reprit sa canne à béquille et sortit +très vite, sans écouter de Thou, qui le +poursuivit jusqu’à sa voiture en cherchant +à l’apaiser, mais sans y réussir, +<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span> +parce qu’il n’osait nommer son ami sur +l’escalier devant ses gens et ne pouvait +s’expliquer. Il eut le déplaisir de voir +s’en aller son vieux abbé encore tout en +colère, et lui cria:—A demain! pendant +que le cocher partait, et sans qu’il y répondît. +</p> + +<p> +Il lui fut utile, cependant, d’être descendu +jusqu’au bas des degrés de sa +maison, car il vit des groupes hideux de +gens du peuple qui revenaient du Louvre, +et fut à même alors de juger de l’importance +de leur mouvement dans la +matinée; il entendit des voix grossières +crier comme en triomphe: +</p> + +<p> +—Elle a paru tout de même, la petite +Reine!—Vive le bon duc de Bouillon, +qui nous arrive! Il a cent mille hommes +avec lui, qui viennent en radeau sur la +Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle +est mort.—Vive le Roi! vive M. le +Grand! +</p> + +<p> +Les cris redoublèrent à l’arrivée d’une +voiture à quatre chevaux dont les gens +portaient la livrée du Roi, et qui s’arrêta +devant la porte du conseiller. Il reconnut +<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span> +l’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio +descendit ouvrir les grands rideaux, +comme les avaient les carrosses de cette +époque. Le peuple s’était jeté entre le +marchepied et les premiers degrés de la +porte, de sorte qu’il lui fallut de véritables +efforts pour descendre et se débarrasser +des femmes de la Halle, qui +voulaient l’embrasser en criant: +</p> + +<p> +—Te voilà donc, mon cœur, mon petit +ami! Tu arrives donc, mon mignon! +Voyez comme il est joli, c’t amour avec +sa grande collerette! Ça ne vaut-il pas +mieux que c’t autre avec sa moustache +blanche? Viens, mon fils, apporte-nous +du bon vin comme ce matin. +</p> + +<p> +Henri d’Effiat serra en rougissant la +main de son ami, qui se hâta de faire +fermer ses portes. +</p> + +<p> +—Cette faveur populaire est un calice +qu’il faut boire, dit-il en entrant... +</p> + +<p> +—Il me semble, répondit gravement +de Thou, que vous le buvez jusqu’à la +lie. +</p> + +<p> +—Je vous expliquerai ce bruit, répondit +Cinq-Mars un peu embarrassé. A +<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span> +présent, si vous m’aimez, habillez-vous +pour m’accompagner à la toilette de la +Reine. +</p> + +<p> +—Je vous ai promis bien de l’aveuglement, +dit le conseiller; cependant il ne +peut se prolonger plus longtemps, en +bonne foi... +</p> + +<p> +—Encore une fois, je vous parlerai +longuement en revenant de chez la Reine. +Mais dépêchez-vous, il est dix heures +bientôt. +</p> + +<p> +—J’y vais avec vous, dit de Thou en +le faisant entrer dans son cabinet, où se +trouvaient le comte du Lude et Fournier. +</p> + +<p> +Et il passa lui-même dans un autre +appartement. +</p> + +<h2 id="chap_17"> +CHAPITRE XVII +</h2> + +<p class="h2b"> +LA TOILETTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Nous allons chercher, comme dans +les abîmes, les anciennes prérogatives +de cette Noblesse qui, depuis onze +siècles, est couverte de poussière, de +sang et de sueur. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Montesquieu.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +La voiture du Grand-Écuyer roulait +rapidement vers le Louvre, lorsque, fermant +les rideaux dont elle était garnie, +il prit la main de son ami, et lui dit avec +émotion: +</p> + +<p> +—Cher de Thou, j’ai gardé de grands +secrets sur mon cœur, et croyez qu’ils +y ont été bien pesants; mais deux +craintes m’ont forcé au silence: celle de +vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos +conseils. +</p> + +<p> +—Vous savez cependant bien, dit de +<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span> +Thou, que je méprise les premiers, et +je pensais que vous ne méprisiez pas les +autres. +</p> + +<p> +—Non; mais je les redoutais, je les +crains encore; je ne veux point être +arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un +mot, je vous en conjure, avant d’avoir +entendu et vu ce qui va se passer. Je +vous ramène chez vous en sortant du +Louvre; là , je vous écoute, et je pars +pour continuer mon ouvrage, car rien ne +m’ébranlera, je vous en avertis; je l’ai +dit à ces messieurs chez vous tout à +l’heure. +</p> + +<p> +Cinq-Mars n’avait rien dans son accent +de la rudesse que supposeraient ces +paroles: sa voix était caressante, son +regard doux, amical et affectueux, son +air tranquille et déterminé dès longtemps; +rien n’annonçait le moindre +effort sur soi-même. De Thou le remarqua +et en gémit. +</p> + +<p> +—Hélas! dit-il en descendant de sa +voiture avec lui. +</p> + +<p> +Et il le suivit, en soupirant, dans le +grand escalier du Louvre. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span> +Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine, +annoncés par des huissiers vêtus de +noir et portant une verge d’ébène, elle +était assise à sa toilette. C’était une +sorte de table d’un bois noir, plaquée +d’écaille, de nacre et de cuivre incrustés, +et formant une infinité de dessins d’assez +mauvais goût, mais qui donnaient à +tous les meubles un air de grandeur +qu’on y admire encore; un miroir arrondi +par le haut, et que les femmes du +monde trouveraient aujourd’hui petit et +mesquin, était seulement posé au milieu +de la table; des bijoux et des colliers +épars la couvraient. Anne d’Autriche, +assise devant et placée sur un grand +fauteuil de velours cramoisi à longues +franges d’or, restait immobile et grave +comme sur un trône, tandis que dona +Stephania et M<sup>me</sup> de Motteville donnaient +de chaque côté quelques coups de peigne +fort légers, comme pour achever la coiffure +de la Reine, qui était cependant en +fort bon état, et déjà entremêlée de +perles tressées avec ses cheveux blonds. +Sa longue chevelure avait des reflets +<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span> +d’une beauté singulière, qui annonçaient +qu’elle devait avoir au toucher la finesse +et la douceur de la soie. Le jour tombait +sans voile sur son front; il ne devait +point redouter cet éclat, et en jetait +un presque égal par sa surprenante +blancheur, qu’elle se plaisait à faire +briller ainsi; ses yeux bleus mêlés de +vert étaient grands et réguliers, et sa +bouche, très fraîche, avait cette lèvre +inférieure des princesses d’Autriche, un +peu avancée et fendue légèrement en +forme de cerise, que l’on peut remarquer +encore dans tous les portraits de +cette époque. Il semble que leurs peintres +aient pris à tâche d’imiter la bouche de +la Reine, pour plaire peut-être aux +femmes de sa suite, dont la prétention +devait être de lui ressembler. Les vêtements +noirs, adoptés alors par la cour +et dont la forme fut même fixée par un +édit, relevaient encore l’ivoire de ses +bras, découverts jusqu’au coude et ornés +d’une profusion de dentelles qui sortaient +de ses larges manches. De grosses perles +pendaient à ses oreilles et un bouquet +<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span> +d’autres perles plus grandes se balançait +sur sa poitrine et se rattachait à sa +ceinture. Tel était l’aspect de la Reine +en ce moment. A ses pieds, sur deux +coussins de velours, un enfant de quatre +ans jouait avec un petit canon qu’il brisait: +c’était le Dauphin, depuis Louis XIV. +La duchesse Marie de Mantoue était +assise à sa droite sur un tabouret, la +princesse de Guéménée, la duchesse de +Chevreuse et M<sup>lle</sup> de Montbazon, M<sup>lles</sup> de +Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes +belles ou brillantes de jeunesse, étaient +placées derrière la Reine, et debout. +Dans l’embrasure d’une croisée, <span class='smcap'>Monsieur</span>, +le chapeau sous le bras, causait +à voix basse avec un homme d’une taille +élevée, assez gros, rouge de visage et +l’œil fixe et hardi: c’était le duc de +Bouillon. Un officier, d’environ vingt-cinq +ans, d’une tournure svelte et d’une +figure agréable, venait de remettre plusieurs +papiers au prince; le duc de +Bouillon paraissait les lui expliquer. +</p> + +<p> +M. de Thou, après avoir salué la Reine, +qui lui dit quelques mots, aborda la +<span class='pagenum'><a id='Page_85' name='Page_85'>[85]</a></span> +princesse de Guéménée et lui parla à +demi-voix avec une intimité affectueuse; +mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller +tout ce qui touchait son ami, et +tremblant en secret que sa destinée ne +fût confiée à un être moins digne qu’il +ne l’eût désiré, il examina la princesse +Marie avec cette attention scrupuleuse, +cet œil scrutateur d’une mère sur la +jeune personne qu’elle choisirait pour +compagne de son fils; car il pensait +qu’elle n’était pas étrangère aux entreprises +de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement +que sa parure, extrêmement +brillante, semblait lui donner plus de +vanité que cela n’eût dû être pour elle +et dans un tel moment. Elle ne cessait +de replacer sur son front et d’entre-mêler +avec ses boucles de cheveux les +rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient +pas l’éclat et les couleurs animées de +son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, +mais c’était plutôt le regard de la +coquetterie que celui de l’amour, et +souvent ses yeux étaient attirés vers les +glaces de la toilette, où elle veillait à la +<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span> +symétrie de sa beauté. Ces observations +du conseiller commencèrent à lui persuader +qu’il s’était trompé en faisant +tomber ses soupçons sur elle, et surtout +quand il vit qu’elle semblait éprouver +quelque plaisir à s’asseoir près de la +Reine, tandis que les duchesses étaient +debout derrière elle, et qu’elle les regardait +souvent avec hauteur.—Dans ce +cœur de dix-neuf ans, se dit-il, l’amour +serait seul, et aujourd’hui surtout: +donc... ce n’est pas elle. +</p> + +<p> +La Reine fit un signe de tête presque +imperceptible à M<sup>me</sup> de Guéménée après +que les deux amis eurent parlé à voix +basse un moment avec chacun; et, à ce +signe, toutes les femmes, excepté Marie +de Gonzague, sortirent de l’appartement +sans parler, avec de profondes révérences, +comme si c’eût été convenu d’avance. +Alors la Reine, retournant son +fauteuil elle-même, dit à <span class='smcap'>Monsieur</span>: +</p> + +<p> +—Mon frère, je vous prie de vouloir +bien venir vous asseoir près de moi. +Nous allons nous consulter sur ce que +je vous ai dit. La princesse Marie ne +<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span> +sera point de trop, je l’ai priée de rester. +Nous n’aurons aucune interruption à redouter +d’ailleurs. +</p> + +<p> +La Reine semblait plus libre dans ses +manières et dans son langage; et, ne +gardant plus sa sévère et cérémonieuse +immobilité, elle fit aux autres assistants +un geste qui les invitait à s’approcher +d’elle. +</p> + +<p> +Gaston d’Orléans, un peu inquiet de +ce début solennel, vint nonchalamment +s’asseoir à sa droite, et dit avec un +demi-sourire et un air négligent, jouant +avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit +pendante à son cou: +</p> + +<p> +—Je pense bien, madame, que nous +ne fatiguerons pas les oreilles d’une si +jeune personne par une longue conférence; +elle aimerait mieux entendre +parler de danse et de mariage, d’un +électeur ou du roi de Pologne, par +exemple. +</p> + +<p> +Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars +fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—Pardonnez-moi, répondit la Reine +en la regardant, je vous assure que la +<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span> +politique du moment l’intéresse beaucoup. +Ne cherchez pas à nous échapper, +mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je +vous tiens aujourd’hui! C’est bien la +moindre chose que nous écoutions M. de +Bouillon. +</p> + +<p> +Celui-ci s’approcha, tenant par la main +le jeune officier dont nous avons parlé. +</p> + +<p> +—Je dois d’abord, dit-il, présenter +à Votre Majesté le baron de Beauvau, +qui arrive d’Espagne. +</p> + +<p> +—D’Espagne? dit la Reine avec émotion; +il y a du courage à cela. Vous avez +vu ma famille? +</p> + +<p> +—Il vous en parlera, ainsi que du +comte-duc d’Olivarès. Quant au courage, +ce n’est pas la première fois qu’il en +montre; vous savez qu’il commandait les +cuirassiers du comte de Soissons. +</p> + +<p> +—Comment! si jeune, monsieur! vous +aimez bien les guerres politiques! +</p> + +<p> +—Au contraire, j’en demande pardon +à Votre Majesté, répondit-il, car je servais +avec les <i>princes de la Paix</i>. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche se rappela le nom +qu’avaient pris les vainqueurs de la Marfée, +<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span> +et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant +le moment d’entamer la grande question +qu’il avait en vue, quitta Cinq-Mars, +auquel il venait de donner la main avec +une effusion d’amitié, et, s’approchant +avec lui de la Reine:—Il est miraculeux, +madame, lui dit-il, que cette époque +fasse encore jaillir de son sein quelques +grands caractères comme ceux-ci (et il +montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau +et M. de Thou): ce n’est qu’en eux +que nous pouvons espérer désormais, +ils sont à présent bien rares, car le grand +niveleur a passé sur la France une longue +faux. +</p> + +<p> +—Est-ce du Temps que vous voulez +parler, dit la Reine, ou d’un personnage +réel? +</p> + +<p> +—Trop réel, trop vivant, trop longtemps +vivant, madame, répondit le duc +plus animé; cette ambition démesurée, +cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se +supporter. Tout ce qui porte un grand +cœur s’indigne de ce joug, et dans ce +moment, plus que jamais, on entrevoit +toutes les infortunes de l’avenir. Il faut +<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span> +le dire, madame; oui, ce n’est plus le +temps des ménagements: la maladie du +Roi est très grave; le moment de penser +et de résoudre est arrivé, car le temps +d’agir n’est pas loin. +</p> + +<p> +Le ton sévère et brusque de M. de +Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche; +mais elle l’avait toujours trouvé plus +calme, et fut un peu émue de l’inquiétude +qu’il témoignait: aussi, quittant le +ton de la plaisanterie qu’elle avait d’abord +voulu prendre: +</p> + +<p> +—Eh bien, quoi? que craignez-vous, +et que voulez-vous faire? +</p> + +<p> +—Je ne crains rien pour moi, madame, +car l’armée d’Italie ou Sedan me mettront +toujours à l’abri; mais je crains +pour vous-même, et peut-être pour les +princes vos fils. +</p> + +<p> +—Pour mes enfants, monsieur le duc, +pour les fils de France? L’entendez-vous, +mon frère, l’entendez-vous? et vous ne +paraissez pas étonné? +</p> + +<p> +La Reine était fort agitée en parlant. +</p> + +<p> +—Non, madame, dit Gaston d’Orléans +fort paisiblement; vous savez que je suis +<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span> +accoutumé à toutes les persécutions; je +m’attends à tout de la part de cet homme; +il est le maître, il faut se résigner. +</p> + +<p> +—Il est le maître! reprit la Reine; et +de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est du +Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, +s’il vous plaît! qui l’empêchera +de retomber dans le néant? sera-ce vous +ou moi? +</p> + +<p> +—Ce sera lui-même, interrompit M. de +Bouillon, car il veut se faire nommer +régent, et je sais qu’à l’heure qu’il est il +médite de vous enlever vos enfants, et +demande au Roi que leur garde lui soit +confiée. +</p> + +<p> +—Me les enlever! s’écria la mère, saisissant +involontairement le Dauphin et +le prenant dans ses bras. +</p> + +<p> +L’enfant, debout entre les genoux de +la Reine, regarda les hommes qui l’entouraient +avec une gravité singulière à +cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, +mit la main sur la petite épée qu’il portait. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit le duc de +Bouillon en se baissant à demi pour lui +<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span> +adresser ce qu’il voulait faire entendre +à la princesse, ce n’est pas contre nous +qu’il faut tirer votre épée, mais contre +celui qui déracine votre trône; il vous +prépare une grande puissance, sans +doute; vous aurez un sceptre absolu; +mais il a rompu le faisceau d’armes qui +le soutenait. Ce faisceau-là , c’était votre +vieille Noblesse, qu’il a décimée. Quand +vous serez roi, vous serez un grand roi, +j’en ai le pressentiment; mais vous +n’aurez que des sujets et point d’amis, +car l’amitié n’est que dans l’indépendance +et une sorte d’égalité qui naît de +la force. Vos ancêtres avaient leurs <i>pairs</i>, +et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu +vous soutienne alors, monseigneur, car +les hommes ne le pourront pas ainsi +sans les institutions. Soyez grand; mais +surtout qu’après vous, grand homme, +il en vienne toujours d’aussi forts; car, +en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche, +toute la monarchie s’écroulera. +</p> + +<p> +Le duc de Bouillon avait une chaleur +d’expression et une assurance qui captivaient +toujours ceux qui l’entendaient; +<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span> +sa valeur, son coup d’œil dans les combats, +la profondeur de ses vues politiques, +sa connaissance des affaires d’Europe, +son caractère réfléchi et décidé +tout à la fois le rendaient l’un des hommes +les plus capables et les plus imposants +de son temps, le seul même que redoutât +réellement le Cardinal-Duc. La Reine +l’écoutait toujours avec confiance, et lui +laissait prendre une sorte d’empire sur +elle. Cette fois elle fut plus fortement +émue que jamais. +</p> + +<p> +—Ah! plût à Dieu, s’écria-t-elle, que +mon fils eût l’âme ouverte à vos discours +et le bras assez fort pour en profiter! +Jusque-là pourtant j’entendrai, +j’agirai pour lui; c’est moi qui dois être +et c’est moi qui serai régente, je n’abandonnerai +ce droit qu’avec la vie: s’il faut +faire une guerre, nous la ferons, car je +veux tout, excepté la honte et l’effroi de +livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné! +Oui, dit-elle en rougissant et +serrant fortement le bras du jeune Dauphin; +oui, mon frère, et vous, messieurs, +conseillez-moi: parlez, où en sommes-nous? +<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span> +Faut-il que je parte? dites-le +ouvertement. Comme femme, comme +épouse, j’étais prête à pleurer, tant ma +situation était douloureuse; mais à présent, +voyez, comme mère je ne pleure +pas; je suis prête à vous donner des +ordres s’il le faut! +</p> + +<p> +Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé +si belle qu’en ce moment, et cet enthousiasme +qui paraissait en elle électrisa +tous les assistants, qui ne demandaient +qu’un mot de sa bouche pour parler. Le +duc de Bouillon jeta un regard rapide +sur <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui se décida à prendre +la parole. +</p> + +<p> +—Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré, +si vous donnez des ordres, ma sœur, je +veux être votre capitaine des gardes, sur +mon honneur; car je suis las aussi des +tourments que m’a causés ce misérable, +qui ose encore me poursuivre pour rompre +mon mariage, et tient toujours mes +amis à la Bastille ou les fait assassiner +de temps en temps; et d’ailleurs je suis +indigné, dit-il en se reprenant et baissant +<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span> +les yeux d’un air solennel, je suis +indigné de la misère du peuple. +</p> + +<p> +—Mon frère, reprit vivement la princesse, +je vous prends au mot, car il faut +faire ainsi avec vous, et j’espère qu’à +nous deux nous serons assez forts; faites +seulement comme M. le comte de Soissons, +et ensuite survivez à votre victoire; +rangez-vous avec moi comme vous fîtes +avec M. de Montmorency, mais sautez +le fossé. +</p> + +<p> +Gaston sentit l’épigramme; il se rappela +son trait trop connu, lorsque l’infortuné +révolté de Castelnaudary franchit +presque seul un large fossé et trouva +de l’autre côté dix-sept blessures, la +prison et la mort, à la vue de <span class='smcap'>Monsieur</span>, +immobile comme son armée. Dans la +rapidité de la prononciation de la Reine, +il n’eut pas le temps d’examiner si elle +avait employé cette expression proverbialement +ou avec intention; mais dans +tous les cas, il prit le parti de ne pas le +relever, et en fut empêché par elle-même, +qui reprit en regardant Cinq-Mars: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span> +—Mais, avant tout, pas de terreur +panique: sachons bien où nous en +sommes. Monsieur le Grand, vous quittez +le Roi; avons-nous de telles craintes? +</p> + +<p> +D’Effiat n’avait pas cessé d’observer +Marie de Mantoue, dont la physionomie +expressive peignait pour lui toutes ses +idées plus rapidement et aussi sûrement +que la parole; il y lut le désir de l’entendre +parler, l’intention de faire décider +<span class='smcap'>Monsieur</span> et la Reine; un mouvement +d’impatience de son pied lui donna l’ordre +d’en finir et de régler enfin toute la conjuration. +Son front devint pâle et plus +pensif; il se recueillit un moment, car +il sentait que là étaient toutes ses destinées. +De Thou le regarda et frémit, +parce qu’il le connaissait; il eût voulu +lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars +avait déjà relevé la tête et parla +ainsi: +</p> + +<p> +—Je ne crois point, madame, que le +Roi soit aussi malade qu’on vous l’a pu +dire; Dieu nous conservera longtemps +encore ce prince, je l’espère, j’en suis +certain même. Il souffre, il est vrai, il +<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span> +souffre beaucoup; mais son âme surtout +est malade, et d’un mal que rien ne peut +guérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait +pas à son plus grand ennemi et qui le +ferait plaindre de tout l’univers si on le +connaissait. Cependant la fin de ses malheurs, +je veux dire de sa vie, ne lui +sera pas donnée encore de longtemps. +Sa langueur est toute morale; il se fait +dans son cœur une grande révolution; il +voudrait l’accomplir et ne le peut pas: +il a senti depuis longues années s’amasser +en lui les germes d’une juste haine +contre un homme auquel il croit devoir +de la reconnaissance, et c’est ce combat +intérieur entre sa bonté et sa colère qui +le dévore. Chaque année qui s’est écoulée +a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux +de cet homme, et de l’autre ses +crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent +dans la balance; le Roi voit et +s’indigne: il veut punir; mais tout à +coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si +vous pouviez le contempler ainsi, madame, +il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir +la plume qui devait tracer son exil, la +<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span> +noircir d’une main hardie, et s’en servir +pour quoi? Pour le féliciter par une +lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté +comme chrétien; il se maudit comme +juge souverain; il se méprise comme +Roi; il cherche un refuge dans la prière +et se plonge dans les méditations de l’avenir; +mais il se lève épouvanté, parce +qu’il a entrevu les flammes que mérite +cet homme, et que personne ne sait aussi +bien que lui les secrets de sa damnation. +Il faut l’entendre en cet instant s’accuser +d’une coupable faiblesse et s’écrier +qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas +su le punir! On dirait quelquefois qu’il +y a des ombres qui lui ordonnent de +frapper, car son bras se lève en dormant. +Enfin, madame, l’orage gronde dans son +cœur, mais ne brûle que lui; la foudre +n’en peut pas sortir. +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’on la fasse donc éclater! +s’écria le duc de Bouillon. +</p> + +<p> +—Celui qui la touchera peut en +mourir, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>. +</p> + +<p> +—Mais quel beau dévoûment! dit la +Reine. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span> +—Que je l’admirerais! dit Marie à +demi-voix. +</p> + +<p> +—Ce sera moi, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ce sera nous, dit M. de Thou à son +oreille. +</p> + +<p> +Le jeune Beauvau s’était rapproché du +duc de Bouillon. +</p> + +<p> +—Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la +suite? +</p> + +<p> +—Non, pardieu, je ne l’oublie pas! +répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant +à la Reine:—Acceptez, madame, l’offre +de M. le Grand, il est à portée de décider +le Roi plus que vous et nous; mais +tenez-vous prête à tout, car le Cardinal +est trop habile pour s’endormir. Je ne +crois pas à sa maladie, je ne crois point +à son silence et à son immobilité, qu’il +veut nous persuader depuis deux ans; +je ne croirais point à sa mort même, que +je n’eusse porté sa tête dans la mer, +comme celle du géant de l’Arioste. Attendez-vous +à tout, hâtons-nous sur +toutes choses. J’ai fait montrer mes plans +à <span class='smcap'>Monsieur</span> tout à l’heure; je vais vous +en faire l’abrégé: je vous offre Sedan, +<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span> +madame, pour vous et messeigneurs vos +fils. L’armée d’Italie est à moi; je la fais +rentrer s’il le faut. M. le Grand-Écuyer +est maître de la moitié du camp de Perpignan; +tous les vieux huguenots de La +Rochelle et du Midi sont prêts au premier +signe à le venir trouver: tout est +organisé depuis un an par mes soins en +cas d’événements. +</p> + +<p> +—Je n’hésite point, dit la Reine, à me +mettre dans vos mains pour sauver mes +enfants s’il arrivait quelque malheur au +Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez +Paris. +</p> + +<p> +—Il est à nous par tous les points: +le peuple par l’archevêque, sans qu’il +s’en doute, et par M. de Beaufort, qui +est son roi; les troupes par vos gardes +et ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui commandera +tout, s’il le veut bien. +</p> + +<p> +—Moi! moi! oh! cela ne se peut pas +absolument! je n’ai pas assez de monde +et il me faut une retraite plus forte que +Sedan, dit Gaston. +</p> + +<p> +—Mais elle suffit à la Reine, reprit +M. de Bouillon. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span> +—Ah! cela peut bien être, mais ma +sœur ne risque pas autant qu’un homme +qui tire l’épée. Savez-vous que c’est très +hardi ce que nous faisons là ? +</p> + +<p> +—Quoi! même ayant le Roi pour nous? +dit Anne d’Autriche. +</p> + +<p> +—Oui, madame, oui, on ne sait pas +combien cela peut durer: il faut prendre +ses sûretés, et je ne fais rien sans le +traité avec l’Espagne. +</p> + +<p> +—Ne faites donc rien, dit la Reine en +rougissant; car certes je n’en entendrai +jamais parler. +</p> + +<p> +—Ah! madame, ce serait pourtant +plus sage, et <span class='smcap'>Monsieur</span> a raison, dit le +duc de Bouillon; car le comte-duc de +San-Lucar nous offre dix-sept mille +hommes de vieilles troupes et cinq cent +mille écus comptant. +</p> + +<p> +—Quoi! dit la Reine étonnée, on a +osé aller jusque-là sans mon consentement! +déjà des accords avec l’étranger! +</p> + +<p> +—L’étranger, ma sœur! devions-nous +supposer qu’une princesse d’Espagne se +servirait de ce mot? répondit Gaston. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche se leva en prenant +<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span> +le Dauphin par la main, et, s’appuyant +sur Marie: +</p> + +<p> +—Oui, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit-elle, je suis Espagnole; +mais je suis petite-fille de Charles-Quint, +et je sais que la patrie d’une +reine est autour de son trône. Je vous +quitte, messieurs; poursuivez sans moi; +je ne sais plus rien désormais. +</p> + +<p> +Elle fit quelques pas pour sortir, et, +voyant Marie tremblante et inondée de +larmes, elle revint. +</p> + +<p> +—Je vous promets cependant solennellement +un inviolable secret, mais rien +de plus. +</p> + +<p> +Tous furent un peu déconcertés, hormis +le duc de Bouillon, qui, ne voulant +rien perdre de ses avantages, lui dit en +s’inclinant avec respect: +</p> + +<p> +—Nous sommes reconnaissants de +cette promesse, madame, et nous n’en +voulons pas plus, persuadés qu’après le +succès vous serez tout à fait des nôtres. +</p> + +<p> +Ne voulant plus s’engager dans une +guerre de mots, la Reine salua un peu +sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa +tomber sur Cinq-Mars un de ces regards +<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span> +qui renferment à la fois toutes les +émotions de l’âme. Il crut lire dans ses +beaux yeux le dévouement éternel et +malheureux d’une femme donnée pour +toujours, et il sentit que, s’il avait jamais +eu la pensée de reculer dans son entreprise, +il se serait regardé comme le dernier +des hommes. Sitôt qu’on quitta les +deux princesses: +</p> + +<p> +—Là , là , là , je vous l’avais bien dit, +Bouillon, vous fâchez la Reine, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>; +vous avez été trop loin aussi. On +ne m’accusera pas certainement d’avoir +faibli ce matin; j’ai montré, au contraire, +plus de résolution que je n’aurais dû. +</p> + +<p> +—Je suis plein de joie et de reconnaissance +pour Sa Majesté, répondit +M. de Bouillon d’un air triomphant; nous +voilà sûrs de l’avenir. Qu’allez vous faire +à présent, monsieur de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—Je vous l’ai dit, monsieur, je ne +recule jamais; quelles qu’en puissent +être les suites pour moi, je verrai le +Roi; je m’exposerai à tout pour arracher +ses ordres. +</p> + +<p> +—Et le traité d’Espagne! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span> +—Oui, je le... +</p> + +<p> +De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, +et, s’avançant tout à coup, dit d’un air +solennel: +</p> + +<p> +—Nous avons décidé que ce serait +après l’entrevue avec le Roi qu’on le +signerait; car, si la juste sévérité de Sa +Majesté envers le Cardinal vous en dispense, +il vaut mieux, avons-nous pensé, +ne pas s’exposer à la découverte d’un si +dangereux traité. +</p> + +<p> +M. de Bouillon fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—Si je ne connaissais M. de Thou, +dit-il, je prendrais ceci pour une défaite; +mais de sa part... +</p> + +<p> +—Monsieur, reprit le conseiller, je +crois pouvoir m’engager sur l’honneur à +faire ce que fera M. le Grand; nous sommes +inséparables. +</p> + +<p> +Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna +de voir sur sa figure douce l’expression +d’un sombre désespoir; il en fut si +frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire. +</p> + +<p> +—Il a raison, messieurs, dit-il seulement +avec un sourire froid, mais gracieux, +<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span> +le Roi nous épargnera peut-être +bien des choses; on est très fort avec lui. +Du reste, monseigneur, et vous, monsieur +le duc, ajouta-t-il avec une inébranlable +fermeté, ne craignez pas que jamais +je recule; j’ai brûlé tous les ponts derrière +moi: il faut que je marche en avant; +la puissance du Cardinal tombera ou ce +sera ma tête. +</p> + +<p> +—C’est singulier! fort singulier! dit +<span class='smcap'>Monsieur</span>; je remarque que tout le monde +ici est plus avancé que je ne le croyais +dans la conjuration. +</p> + +<p> +—Point du tout, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit le duc +de Bouillon; on n’a préparé que ce que +vous voudrez accepter. Remarquez qu’il +n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez +qu’à parler pour que rien n’existe et n’ait +existé; selon votre ordre, tout ceci sera +un rêve ou un volcan. +</p> + +<p> +—Allons, allons, je suis content, puisqu’il +en est ainsi, dit Gaston; occupons-nous +de choses plus agréables. Grâce à +Dieu, nous avons un peu de temps devant +nous: moi j’avoue que je voudrais +que tout fût déjà fini; je ne suis point +<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span> +né pour les émotions violentes, cela prend +sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du +bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt +si les Espagnoles sont toujours jolies, +jeune homme. On vous dit fort galant. +Tudieu! je suis sûr qu’on a parlé de vous +là -bas. On dit que les femmes portent +des vertugadins énormes! Eh bien, je +n’en suis pas ennemi du tout. En vérité +cela fait paraître le pied plus petit et +plus joli; je suis sûr que la femme de +don Louis de Haro n’est pas plus belle +que M<sup>me</sup> de Guéménée, n’est-il pas vrai? +Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elle +avait l’air d’une religieuse. Ah!... vous +ne répondez pas, vous êtes embarrassé... +elle vous a donné dans l’œil... ou bien +vous craignez d’offenser notre ami M. de +Thou en la comparant à la belle Guéménée. +Eh bien, parlons des usages: le roi +a un nain charmant, n’est-ce pas? on le +met dans un pâté. Qu’il est heureux, le +roi d’Espagne! je n’en ai jamais pu trouver +un comme cela. Et la Reine, on la +sert à genoux toujours, n’est-il pas vrai? +oh! c’est un bon usage; nous l’avons +<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span> +perdu; c’est malheureux, plus malheureux +qu’on ne croit. +</p> + +<p> +Gaston d’Orléans eut le courage de +parler sur ce ton près d’une demi-heure +de suite à ce jeune homme, dont le +caractère sérieux ne s’accommodait point +de cette conversation, et qui, tout rempli +encore de l’importance de la scène dont +il venait d’être témoin et des grands intérêts +qu’on avait traités, ne répondit +rien à ce flux de paroles oiseuses: il +regardait le duc de Bouillon d’un air +étonné, comme pour lui demander si +c’était bien là cet homme que l’on allait +mettre à la tête de la plus audacieuse +entreprise conçue depuis longtemps, tandis +que le prince, sans vouloir s’apercevoir +qu’il restait sans réponses, les faisait +lui-même souvent, et parlait avec volubilité +en se promenant et l’entraînant +avec lui dans la chambre. Il craignait +que l’un des assistants ne s’avisât de +renouer la conversation terrible du traité; +mais aucun n’en était tenté, sinon le duc +de Bouillon qui, cependant, garda le +silence de la mauvaise humeur. Pour +<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span> +Cinq-Mars il fut entraîné par de Thou, +qui lui fit faire sa retraite à l’abri de ce +bavardage, sans que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût l’air +de l’avoir vu sortir. +</p> + +<h2 id="chap_18"> +CHAPITRE XVIII +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SECRET +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Et prononcés ensemble, à l’amitié fidèle<br /></span> +<span class="i0">Nos deux noms fraternels serviront de modèle.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>A. Soumet</span>, <i>Clytemnestre</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +De Thou était chez lui avec son ami, +les portes de sa chambre refermées avec +soin, et l’ordre donné de ne recevoir personne +et de l’excuser auprès des deux +réfugiés s’il les laissait partir sans les +revoir; et les deux amis ne s’étaient encore +adressé aucune parole. +</p> + +<p> +Le conseiller était tombé dans son +fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars, +assis dans la cheminée haute, attendait +<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span> +d’un air sérieux et triste la fin +de ce silence, lorsque de Thou, le regardant +fixement et croisant les bras, +lui dit d’une voix sombre: +</p> + +<p> +—Voilà donc où vous en êtes venu! +voilà donc les conséquences de votre +ambition! Vous allez faire exiler, peut-être +tuer un homme, et introduire en +France une armée étrangère; je vais donc +vous voir assassin et traître à votre +patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé +jusque-là ? par quels degrés êtes-vous +descendu si bas? +</p> + +<p> +—Un autre que vous ne me parlerait +pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars; +mais je vous connais, et j’aime +cette explication; je la voulais et je l’ai +provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon +âme tout entière, je le veux. J’avais eu +d’abord une autre pensée, une pensée +meilleure peut-être, plus digne de notre +amitié, plus digne de l’amitié, l’amitié, +qui est la seconde chose de la terre. +</p> + +<p> +Il élevait les yeux au ciel en parlant, +comme s’il y eût cherché cette divinité. +</p> + +<p> +—Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais +<span class='pagenum'><a id='Page_110' name='Page_110'>[110]</a></span> +rien dire; c’était une tâche pénible, +mais jusqu’ici j’y avais réussi. Je voulais +tout conduire sans vous, et ne vous +montrer cette œuvre qu’achevée; je voulais +toujours vous tenir hors du cercle +de mes dangers; mais, vous avouerai-je +ma faiblesse? J’ai craint de mourir mal +jugé par vous, si j’ai à mourir: à présent +je supporte bien l’idée de la malédiction +du monde, mais non celle de +la vôtre: c’est ce qui m’a décidé à vous +avouer tout. +</p> + +<p> +—Quoi! et sans cette pensée vous +auriez eu le courage de vous cacher toujours +de moi! Ah! cher Henri, que vous +ai-je fait pour prendre ce soin de mes +jours? Par quelle faute avais-je mérité +de vous survivre, si vous mouriez? Vous +avez eu la force de me tromper durant +deux années entières; vous ne m’avez +présenté de votre vie que ses fleurs; vous +n’êtes entré dans ma solitude qu’avec +un visage riant, et chaque fois paré d’une +faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût +bien coupable ou bien vertueux! +</p> + +<p> +—Ne voyez dans mon âme que ce +<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span> +qu’elle renferme. Oui, je vous ai trompé; +mais c’était la seule joie paisible que +j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir +dérobé ces moments à ma destinée, +hélas! si brillante. J’étais heureux du +bonheur que vous me supposiez; je +faisais le vôtre avec ce songe; et je ne +suis coupable qu’aujourd’hui en venant +le détruire et me montrer tel que j’étais. +Écoutez-moi, je ne serai pas long: c’est +toujours une histoire bien simple que +celle d’un cœur passionné. Autrefois, je +m’en souviens, c’était sous la tente, +lorsque je fus blessé: mon secret fut +près de m’échapper; c’eût été un bonheur +peut-être. Cependant que m’auraient +servi des conseils? je ne les aurais pas +suivis; enfin, c’est Marie de Gonzague +que j’aime. +</p> + +<p> +—Quoi! celle qui va être reine de +Pologne? +</p> + +<p> +—Si elle est reine, ce ne peut être +qu’après ma mort. Mais écoutez: pour +elle je fus courtisan; pour elle j’ai presque +régné en France, et c’est pour elle +que je vais succomber et peut-être mourir. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span> +—Mourir! succomber! quand je vous +reprochais votre triomphe! quand je +pleurais sur la tristesse de votre victoire! +</p> + +<p> +—Ah! que vous me connaissez mal +si vous croyez que je sois dupe de la +Fortune quand elle me sourit; si vous +croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond +de mon destin! Je lutte contre lui, mais +il est le plus fort, je le sens; j’ai entrepris +une tâche au-dessus des forces humaines, +je succomberai. +</p> + +<p> +—Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? +A quoi sert l’esprit dans les affaires du +monde? +</p> + +<p> +—A rien, si ce n’est pourtant à se +perdre avec connaissance de cause, à +tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne +puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face +un ennemi tel que ce Richelieu, il faut +le renverser ou en être écrasé. Je vais +frapper demain le dernier coup; ne m’y +suis-je pas engagé devant vous tout à +l’heure? +</p> + +<p> +—Et c’est cet engagement même que +je voulais combattre. Quelle confiance +<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span> +avez-vous dans ceux à qui vous livrez +ainsi votre vie? N’avez-vous pas lu leurs +pensées secrètes? +</p> + +<p> +—Je les connais toutes; j’ai lu leur +espérance à travers leur feinte colère; je +sais qu’ils tremblent en menaçant: je +sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur +paix en me livrant comme gage; mais +c’est à moi de les soutenir et de décider +le Roi: il le faut, car Marie est ma +fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne. +</p> + +<p> +C’est volontairement, c’est avec connaissance +de tout mon sort que je me +suis placé ainsi entre l’échafaud et le +bonheur suprême. Il me faut l’arracher +des mains de la Fortune, ou mourir. Je +goûte en ce moment le plaisir d’avoir +rompu toute incertitude. Eh quoi! vous +ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux +par un vil égoïsme comme ce Cardinal? +ambitieux par le puéril désir d’un +pouvoir qui n’est jamais satisfait? Je le +suis, ambitieux, mais parce que j’aime. +Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais +je vous accuse à tort; vous avez embelli +mes intentions secrètes, vous m’avez +<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span> +prêté de nobles desseins (je m’en souviens), +de hautes conceptions politiques; +elles sont belles, elles sont vastes, peut-être; +mais, vous le dirai-je? ces vagues +projets du perfectionnement des sociétés +corrompues me semblent ramper encore +bien loin au-dessous du dévouement de +l’amour. Quand l’âme vibre tout entière, +pleine de cette unique pensée, elle n’a +plus de place à donner aux plus beaux +calculs des intérêts généraux; car les +hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous +du ciel. +</p> + +<p> +De Thou baissa la tête. +</p> + +<p> +—Que vous répondre? dit-il. Je ne +vous comprends pas; vous raisonnez le +désordre, vous pesez la flamme, vous +calculez l’erreur. +</p> + +<p> +—Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire +mes forces, ce feu intérieur les a +développées; vous l’avez dit, j’ai tout +calculé; une marche lente m’a conduit +au but que je suis prêt d’atteindre. +Marie me tenait par la main, aurais-je +reculé? Devant un monde je ne l’aurais +pas fait. Tout était bien jusqu’ici: mais +<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span> +une barrière invisible m’arrête: il faut +la rompre, cette barrière; c’est Richelieu. +Je l’ai entrepris tout à l’heure +devant vous, mais peut-être me suis-je +trop hâté: je le crois à présent. Qu’il se +réjouisse; il m’attendait. Sans doute il +a prévu que ce serait le plus jeune qui +manquerait de patience; s’il en est +ainsi, il a bien joué. Cependant, sans +l’amour qui m’a précipité, j’aurais été +plus fort que lui, quoique vertueux. +</p> + +<p> +Ici, un changement presque subit se +fît sur les traits de Cinq-Mars; il rougit +et pâlit deux fois, et les veines de son +front s’élevaient comme des lignes bleues +tracées par une main invisible. +</p> + +<p> +—Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant +ses mains avec une force qui +annonçait un violent désespoir concentré +dans son cœur, tous les supplices dont +l’amour peut torturer ses victimes, je les +porte dans mon sein. Cette jeune enfant +timide, pour qui je remuerais des empires, +pour qui j’ai tout subi, jusqu’à +la faveur d’un prince (et qui peut-être +n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour +<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span> +elle), ne peut encore être à moi. Elle +m’appartient devant Dieu, et je lui +parais étranger; que dis-je? il faut que +j’entende discuter chaque jour, devant +moi, lequel des trônes de l’Europe lui +conviendra le mieux, dans des conversations +où je ne peux même élever la +voix pour avoir une opinion, tant on est +loin de me mettre sur les rangs, et dans +lesquels on dédaigne pour elle les princes +de sang royal qui marchent encore +devant moi. Il faut que je me cache +comme un coupable pour entendre à +travers les grilles la voix de celle qui +est ma femme; il faut qu’en public je +m’incline devant elle! son amant et son +mari dans l’ombre, son serviteur au +grand jour! C’en est trop; je ne puis +vivre ainsi; il faut faire le dernier pas, +qu’il m’élève ou me précipite. +</p> + +<p> +—Et, pour votre bonheur personnel, +vous voulez renverser un État! +</p> + +<p> +—Le bonheur de l’État s’accorde +avec le mien. Je le fais en passant, si je +détruis le tyran du Roi. L’horreur que +m’inspire cet homme est passée dans +<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span> +mon sang. Autrefois, en venant le trouver, +je rencontrai sur mes pas son plus +grand crime, l’assassinat et la torture +d’Urbain Grandier; il est le génie du +mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai: +j’aurais pu devenir celui du +bien pour Louis XIII; c’était une des +pensées de Marie, sa pensée la plus +chère. Mais je crois que je ne triompherai +pas dans l’âme tourmentée du Roi. +</p> + +<p> +—Sur quoi comptez-vous donc? dit +de Thou. +</p> + +<p> +—Sur un coup de dés. Si sa volonté +peut cette fois durer quelques heures, +j’ai gagné; c’est un dernier calcul +auquel est suspendue ma destinée. +</p> + +<p> +—Et celle de votre Marie! +</p> + +<p> +—L’avez-vous cru! dit impétueusement +Cinq-Mars. Non, non! s’il m’abandonne, +je signe le traité d’Espagne et la guerre. +</p> + +<p> +—Ah! quelle horreur! dit le conseiller; +quelle guerre! une guerre civile! et +l’alliance avec l’étranger! +</p> + +<p> +—Oui, un crime, reprit froidement +Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d’y prendre +part? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span> +—Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous +me parler ainsi? ne savez-vous +pas, ne vous ai-je pas prouvé que l’amitié +tenait dans mon cœur la place de +toutes les passions? Puis-je survivre +non seulement à votre mort? mais même +au moindre de vos malheurs! Cependant +laissez-moi vous fléchir et vous +empêcher de frapper la France. O mon +ami! mon seul ami! je vous en conjure +à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, +n’assassinons pas notre patrie! Je dis +nous, car jamais je ne me séparerai de +vos actions; conservez-moi l’estime de +moi-même, pour laquelle j’ai tant travaillé; +ne souillez pas ma vie et ma mort +que je vous ai vouées. +</p> + +<p> +De Thou était tombé aux genoux de +son ami, et celui-ci, n’ayant plus la force +de conserver sa froideur affectée, se jeta +dans ses bras en le relevant, et, le +serrant contre sa poitrine, lui dit d’une +voix étouffée: +</p> + +<p> +—Eh! pourquoi m’aimer autant, aussi? +Qu’avez-vous fait, ami? Pourquoi m’aimer? +<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span> +vous qui êtes sage, pur et vertueux; +vous que n’égarent pas une +passion insensée et le désir de la vengeance; +vous dont l’âme est nourrie seulement +de religion et de science, pourquoi +m’aimer? Que vous a donné mon +amitié? que des inquiétudes et des +peines. Faut-il à présent qu’elle fasse +peser des dangers sur vous? Séparez-vous +de moi, nous ne sommes plus de +la même nature; vous le voyez, les cours +m’ont corrompu: je n’ai plus de candeur, +je n’ai plus de bonté: je médite le +malheur d’un homme, je sais tromper +un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je +ne vaux plus une de vos pensées, comment +serai-je digne de vos périls? +</p> + +<p> +—En me jurant de ne pas trahir le +Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous +qu’il y va de partager votre patrie? +savez-vous que si vous livrez nos places +fortes, on ne vous les rendra jamais? +savez-vous que votre nom sera l’horreur +de la postérité? savez-vous que les mères +françaises le maudiront, quand elles +seront forcées d’enseigner à leurs enfants +<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span> +une langue étrangère? le savez-vous? +Venez. +</p> + +<p> +Et il l’entraîna devant le buste de +Louis XIII. +</p> + +<p> +—Jurez devant lui (et il est votre +ami aussi!), jurez de ne jamais signer +cet infâme traité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec +une inébranlable ténacité, répondit, +quoique en rougissant: +</p> + +<p> +—Je vous l’ai dit: si l’on m’y force, +je signerai. +</p> + +<p> +De Thou pâlit et quitta sa main; il fit +deux tours dans sa chambre, les bras +croisés, dans une inexprimable angoisse. +Enfin il s’avança solennellement vers le +buste de son père, et ouvrit un grand +livre placé au pied; il chercha une page +déjà marquée, et lut tout haut: +</p> + +<p> +<i>Je pense donc que M. de Lignebœuf fut +justement condamné à mort par le parlement +de Rouen pour n’avoir pas révélé +la conjuration de Catteville contre +l’Etat.</i> +</p> + +<p> +Puis, gardant le livre avec respect +ouvert dans sa main et contemplant +<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span> +l’image du président de Thou, dont il +tenait les Mémoires: +</p> + +<p> +—Oui, mon père, continua-t-il, vous +aviez bien pensé, je vais être criminel, +je vais mériter la mort; mais puis-je +faire autrement? Je ne dénoncerai pas +le traître, parce que ce serait aussi +trahir, et qu’il est mon ami, et qu’il est +malheureux. +</p> + +<p> +Puis, s’avançant vers Cinq-Mars en +lui prenant de nouveau la main: +</p> + +<p> +—Je fais beaucoup pour vous en cela, +lui dit-il; mais n’attendez rien de plus +de ma part, monsieur, si vous signez ce +traité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du +cœur de cette scène, parce qu’il sentait +tout ce que devait souffrir son ami en le +repoussant. Il prit cependant encore sur +lui d’arrêter une larme qui s’échappait +de ses yeux, et répondit en l’embrassant: +</p> + +<p> +—Ah! de Thou, je vous trouve toujours +aussi parfait; oui, vous me rendez +service en vous éloignant de moi, car si +votre sort eût été lié au mien, je n’aurais +pas osé disposer de ma vie, et +<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span> +j’aurais hésité à la sacrifier s’il le faut; +mais je le ferai assurément à présent; +et, je vous le répète, si l’on m’y force, +je signerai le traité avec l’Espagne. +</p> + +<h2 id="chap_19"> +CHAPITRE XIX +</h2> + +<p class="h2b"> +LA PARTIE DE CHASSE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +On a bien des grâces à rendre à son +étoile quand on peut quitter les hommes +sans être obligé de leur faire du mal et +de se déclarer leur ennemi. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <i>Jean Sbogar</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Cependant la maladie du Roi jetait la +France dans un trouble que ressentent +toujours les Etats mal affermis aux +approches de la mort des princes. Quoique +Richelieu fût le centre de la monarchie, +il ne régnait pourtant qu’au nom +de Louis XIII, et comme enveloppé de +l’éclat de ce nom qu’il avait agrandi. +Tout absolu qu’il était sur son maître, +<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span> +il le craignait néanmoins; et cette crainte +rassurait la nation contre ses désirs +ambitieux, dont le Roi même était +l’immuable barrière. Mais, ce prince +mort, que ferait l’impérieux ministre? +où s’arrêterait cet homme qui avait tant +osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui +l’empêcherait de le porter toujours, et +d’inscrire son nom seul au bas des lois +que seul il avait dictées? Ces terreurs +agitaient tous les esprits. Le peuple +cherchait en vain sur toute la surface +du royaume ces colosses de la Noblesse +aux pieds desquels il avait coutume de +se mettre à l’abri dans les orages politiques, +il ne voyait plus que leurs tombeaux +récents; les Parlements étaient +muets, et l’on sentait que rien ne s’opposerait +au monstrueux accroissement de +ce pouvoir usurpateur. Personne n’était +déçu complétement par les souffrances +affectées du ministre: nul n’était touché +de cette hypocrite agonie, qui avait trop +souvent trompé l’espoir public, et l’éloignement +n’empêchait pas de sentir partout +le doigt de l’effrayant parvenu. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span> +L’amour du peuple se réveillait aussi +pour le fils d’Henri IV; on courait dans +les églises, on priait, et même on pleurait +beaucoup. Les princes malheureux +sont toujours aimés. La mélancolie de +Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient +toute la France, et, vivant encore, +on le regrettait déjà , comme si +chacun eût désiré de recevoir la confidence +de ses peines avant qu’il n’emportât +avec lui le grand secret de ce que +souffrent ces hommes placés si haut, +qu’ils ne voient dans leur avenir que +leur tombe. +</p> + +<p> +Le Roi, voulant rassurer la nation entière, +fit annoncer le rétablissement momentané +de sa santé, et voulut que la +cour se préparât à une grande partie de +chasse donnée à Chambord, domaine +royal où son frère, le duc d’Orléans, le +priait de revenir. +</p> + +<p> +Ce beau séjour était la retraite favorite +du Roi, sans doute parce que, en +harmonie avec sa personne, il unissait +comme elle la grandeur à la tristesse. +Souvent il y passait des mois entiers +<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span> +sans voir qui que ce fût, lisant et relisant +sans cesse des papiers mystérieux, +écrivant des choses inconnues, qu’il enfermait +dans un coffre de fer dont lui +seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois +à n’être servi que par un seul +domestique, à s’oublier ainsi lui-même +par l’absence de sa suite, et à vivre pendant +plusieurs jours comme un homme +pauvre ou comme un citoyen exilé, +aimant à se figurer la misère ou la persécution +pour respirer de la royauté. Un +autre jour, changeant tout à coup de +pensée, il voulait vivre dans une solitude +plus absolue; et, lorsqu’il avait interdit +son approche à tout être humain, +revêtu de l’habit d’un moine, il courait +s’enfermer dans la chapelle voûtée; là , +relisant la vie de Charles-Quint, il se +croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même +cette messe de la mort qui, dit-on, +la fit descendre autrefois sur la tête +de l’empereur espagnol. Mais, au milieu +de ces chants et de ces méditations mêmes, +son faible esprit était poursuivi et +distrait par des images contraires. Jamais +<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span> +le monde et la vie ne lui avaient paru +plus beaux que dans la solitude et près +de la tombe. Entre ses yeux et les pages +qu’il s’efforçait de lire, passaient de brillants +cortèges, des armées victorieuses, +des peuples transportés d’amour; il se +voyait puissant, combattant, triomphateur, +adoré; et, si un rayon du soleil, +échappé des vitraux, venait à tomber +sur lui, se levant tout à coup du pied de +l’autel, il se sentait emporté par une +soif du jour ou du grand air qui l’arrachait +de ces lieux sombres et étouffés; +mais, revenu à la vie, il y retrouvait le +dégoût et l’ennui, car les premiers hommes +qu’il rencontrait lui rappelaient +sa puissance par leurs respects. C’était +alors qu’il croyait à l’amitié et l’appelait +à ses côtés; mais à peine était-il sûr de +sa possession véritable, qu’un grand +scrupule s’emparait tout à coup de son +âme: c’était celui d’un attachement +trop fort pour la créature qui le détournait +de l’adoration divine, ou, plus souvent +encore, le reproche secret de s’éloigner +trop des affaires d’Etat; l’objet de +<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span> +son affection momentanée lui semblait +alors un être despotique, dont la puissance +l’arrachait à ses devoirs; il se créait +une chaîne imaginaire et se plaignait +intérieurement d’être opprimé; mais, +pour le malheur de ses favoris, il n’avait +pas la force de manifester contre eux ses +ressentiments par une colère qui les eût +avertis; et, continuant à les caresser, il +attisait, par cette contrainte, le feu secret +de son cœur, et le poussait jusqu’à la +haine; il y avait des moments où il était +capable de tout contre eux. +</p> + +<p> +Cinq-Mars connaissait parfaitement la +faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se +tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse +de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer +ni haïr complètement; aussi la position +du favori, enviée de la France entière, +et l’objet de la jalousie même du +grand ministre, était-elle si chancelante +et si douloureuse, que, sans son amour +pour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or +avec plus de joie qu’un forçat n’en ressent +dans son cœur lorsqu’il voit tomber +le dernier anneau qu’il a limé pendant +<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span> +deux années avec un ressort d’acier caché +dans sa bouche. Cette impatience +d’en finir avec le sort qu’il voyait de si +près hâta l’explosion de cette mine patiemment +creusée, comme il l’avait avoué +à son ami; mais sa situation était alors +celle d’un homme qui, placé à côté du +livre de vie, verrait tout le jour y passer +la main qui doit tracer sa damnation ou +son salut. Il partit avec Louis XIII pour +Chambord, décidé à choisir la première +occasion favorable à son dessein. Elle se +présenta. +</p> + +<p> +Le matin même du jour fixé pour la +chasse, le Roi lui fit dire qu’il l’attendait +à l’escalier du Lis; il ne sera peut-être +pas inutile de parler de cette étonnante +construction. +</p> + +<p> +A quatre lieues de Blois, à une heure +de la Loire, dans une petite vallée fort +basse, entre des marais fangeux et un +bois de grands chênes, loin de toutes les +routes, on rencontre tout à coup un +château royal, ou plutôt magique. On +dirait que, contraint par quelque lampe +merveilleuse, un génie de l’Orient l’a +<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span> +enlevé pendant une des mille nuits, et +l’a dérobé aux pays du soleil pour le cacher +dans ceux du brouillard avec les +amours d’un beau prince. Ce palais est +enfoui comme un trésor; mais à ses dômes +bleus, à ses élégants minarets, arrondis +sur de larges murs ou élancés dans +l’air, à ses longues terrasses qui dominent +les bois, à ses flèches légères que +le vent balance, à ses croissants entrelacés +partout sur les colonnades, on se +croirait dans les royaumes de Bagdad ou +de Cachemire, si les murs noircis, leur +tapis de mousse et de lierre, et la couleur +pâle et mélancolique du ciel, n’attestaient +un pays pluvieux. Ce fut bien +un génie qui éleva ces bâtiments; mais +il vint d’Italie et se nomma le Primatice; +ce fut bien un beau prince dont les +amours s’y cachèrent; mais il était Roi, +et se nommait François I<sup>er</sup>. Sa salamandre +y jette ses flammes partout; +elle étincelle mille fois sur les voûtes, et +y multiplie ses flammes comme les étoiles +d’un ciel; elle soutient les chapiteaux +avec sa couronne ardente; elle colore +<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span> +les vitraux de ses feux; elle serpente +avec les escaliers secrets, et partout semble +dévorer de ses regards flamboyants +les triples croissants d’une Diane mystérieuse, +cette Diane de Poitiers, deux fois +déesse et deux fois adorée dans ces bois +voluptueux. +</p> + +<p> +Mais la base de cet étrange monument +est comme lui pleine d’élégance et de +mystère: c’est un double escalier qui +s’élève en deux spirales entrelacées depuis +les fondements les plus lointains +de l’édifice jusqu’au-dessus des plus +hauts clochers et se termine par une +lanterne ou cabinet à jour, couronnée +d’une fleur de lis colossale, aperçue de +bien loin; deux hommes peuvent y +monter en même temps sans se voir. +</p> + +<p> +Cet escalier seul lui semble un petit +temple isolé; comme nos églises, il est +soutenu et protégé par les arcades de ses +ailes minces, transparentes, et, pour +ainsi dire, brodées à jour. On croirait +que la pierre docile s’est ployée sous le +doigt de l’architecte; elle paraît, si l’on +peut le dire, pétrie selon les caprices de +<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span> +son imagination. On conçoit à peine +comment les plans en furent tracés, et +dans quels termes les ordres furent expliqués +aux ouvriers; cela semble une +pensée fugitive, une rêverie brillante qui +aurait pris tout à coup un corps durable; +c’est un songe réalisé. +</p> + +<p> +Cinq-Mars montait lentement les larges +degrés qui devaient le conduire auprès +du Roi, et s’arrêtait plus lentement sur +chaque marche à mesure qu’il approchait, +soit dégoût d’aborder ce prince, +dont il avait à écouter les plaintes nouvelles +tous les jours, soit pour rêver à +ce qu’il allait faire, lorsque le son d’une +guitare vint frapper son oreille. Il reconnut +l’instrument chéri de Louis et sa +voix triste, faible et tremblante, qui se +prolongeait sous les voûtes; il semblait +essayer l’une de ses romances qu’il +composait lui-même, et répétait plusieurs +fois d’une main hésitante un +refrain imparfait. On distinguait mal +les paroles, et il n’arrivait à l’oreille que +quelques mots d’<i>abandon</i>, d’<i>ennui du +monde</i> et de <i>belle flamme</i>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span> +Le jeune favori haussa les épaules en +écoutant: +</p> + +<p> +—Quel nouveau chagrin te domine? +dit-il; voyons, lisons encore une fois +dans ce cœur glacé qui croit désirer +quelque chose. +</p> + +<p> +Il entra dans l’étroit cabinet. +</p> + +<p> +Vêtu de noir, à demi couché sur une +chaise longue, et les coudes appuyés +sur des oreillers, le prince touchait languissamment +les cordes de sa guitare; +il cessa de fredonner en apercevant le +Grand-Écuyer, et, levant ses grands +yeux sur lui d’un air de reproche, balança +longtemps sa tête avant de parler; +puis, d’un ton larmoyant et un peu +emphatique: +</p> + +<p> +—Qu’ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; +qu’ai-je appris de votre conduite? +Que vous me faites de peine en oubliant +tous mes conseils!! vous avez noué une +coupable intrigue; était-ce de vous que +je devais attendre de pareilles choses, +vous dont la piété, la vertu, m’avaient +tant attaché! +</p> + +<p> +Plein de la pensée de ses projets politiques, +<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span> +Cinq-Mars se vit découvert et ne +put se défendre d’un moment de trouble; +mais, parfaitement maître de lui-même, +il répondit sans hésiter: +</p> + +<p> +—Oui, Sire, et j’allais vous le déclarer; +je suis accoutumé à vous ouvrir +mon âme. +</p> + +<p> +—Me le déclarer! s’écria Louis XIII +en rougissant et pâlissant comme sous +les frissons de la fièvre, vous auriez osé +souiller mes oreilles de ces affreuses +confidences, monsieur! et vous êtes si +calme en parlant de vos désordres! +Allez, vous mériteriez d’être condamné +aux galères comme un Rondin; c’est un +crime de lèse-majesté que vous avez +commis par votre manque de foi vis-à -vis +de moi. J’aimerais mieux que vous +fussiez faux-monnayeur comme le marquis +de Coucy, ou à la tête des croquants, +que de faire ce que vous avez +fait; vous déshonorez votre famille et la +mémoire du maréchal, votre père. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la +meilleure contenance qu’il put, et dit +avec un air résigné: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span> +—Eh bien, Sire, envoyez-moi donc +juger et mettre à mort; mais épargnez-moi +vos reproches. +</p> + +<p> +—Vous moquez-vous de moi, petit +hobereau de province? reprit Louis; je +sais très bien que vous n’avez pas encouru +la peine de mort devant les hommes, +mais c’est au tribunal de Dieu, monsieur, +que vous serez jugé. +</p> + +<p> +—Ma foi, Sire, reprit l’impétueux +jeune homme, que l’injure avait choqué, +que ne me laissiez-vous retourner dans +ma province que vous méprisez tant, +comme j’en ai été tenté cent fois? je vais +y aller, je ne puis supporter la vie que +je mène près de vous; un ange n’y tiendrait +pas. Encore une fois, faites-moi +juger si je suis coupable, ou laissez-moi +me cacher en Touraine. C’est vous qui +m’avez perdu en m’attachant à votre +personne; si vous m’avez fait concevoir +des espérances trop grandes, que vous +renversiez ensuite, est-ce ma faute à +moi? Et pourquoi m’avez-vous fait Grand-Écuyer, +si je ne devais pas aller plus +loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? +<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span> +et si je le suis, ne puis-je pas être duc, +pair et même connétable, aussi bien +que M. de Luynes, que vous avez tant +aimé parce qu’il vous a dressé des faucons? +Pourquoi ne suis-je pas admis au +conseil? j’y parlerais aussi bien que +toutes vos vieilles têtes à collerettes; j’ai +des idées neuves et un meilleur bras +pour vous servir. C’est votre Cardinal +qui vous a empêché de m’y appeler, et +c’est parce qu’il vous éloigne de moi +que je le déteste, continua Cinq-Mars en +montrant le poing comme si Richelieu +eût été devant lui; oui, je le tuerais de +ma main s’il le fallait! +</p> + +<p> +D’Effiat avait les yeux enflammés de +colère, frappait du pied en parlant, et +tourna le dos au Roi comme un enfant +qui boude, s’appuyant contre l’une des +petites colonnes de la lanterne. +</p> + +<p> +Louis, qui reculait devant toute résolution, +et que l’irréparable épouvantait +toujours, lui prit la main. +</p> + +<p> +O faiblesse du pouvoir! caprice du +cœur humain! c’était par ces emportements +enfantins, par ces défauts de l’âge, +<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span> +que ce jeune homme gouvernait un roi +de France à l’égal du premier politique +du temps. Ce prince croyait, et avec +quelque apparence de raison, qu’un caractère +si emporté devait être sincère, et +ses colères même ne le fâchaient pas. +Celle-ci, d’ailleurs, ne portait pas sur ces +reproches véritables, et il lui pardonnait +de haïr le Cardinal. L’idée même de la +jalousie de son favori contre le ministre +lui plaisait, parce qu’elle supposait de +l’attachement, et qu’il ne craignait que +son indifférence. Cinq-Mars le savait et +avait voulu s’échapper par là , préparant +ainsi le Roi à considérer tout ce +qu’il avait fait comme un jeu d’enfant, +comme la conséquence de son amitié +pour lui; mais le danger n’était pas si +grand; il respira quand le prince lui +dit: +</p> + +<p> +—Il ne s’agit point du Cardinal, et je +ne l’aime pas plus que vous; mais c’est +votre conduite scandaleuse que je vous +reproche et que j’aurai bien de la peine +à vous pardonner. Quoi! monsieur, +j’apprends qu’au lieu de vous livrer aux +<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span> +exercices de piété auxquels je vous ai +habitué, quand je vous crois au <i>Salut</i> +ou à l’<i>Angelus</i>, vous partez de Saint-Germain +et vous allez passer une partie +de la nuit... chez qui? oserai-je le +dire sans péché? chez une femme perdue +de réputation, qui ne peut avoir avec +vous que des relations pernicieuses au +salut de votre âme, et qui reçoit chez +elle des esprits forts; Marion de Lorme, +enfin! Qu’avez-vous à répondre? Parlez! +</p> + +<p> +Laissant sa main dans celle du Roi, +mais toujours appuyé contre la colonne, +Cinq-Mars répondit: +</p> + +<p> +—Est-on donc si coupable de quitter +des occupations graves pour d’autres +plus graves encore? Si je vais chez +Marion de Lorme, c’est pour entendre la +conversation des savants qui s’y rassemblent. +Rien n’est plus innocent que cette +assemblée; on y fait des lectures qui se +prolongent quelquefois dans la nuit, il +est vrai, mais qui ne peuvent qu’élever +l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs +vous ne m’avez jamais ordonné de +vous rendre compte de tout; il y a longtemps +<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span> +que je vous l’aurais dit si vous +l’aviez voulu. +</p> + +<p> +—Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est +la confiance? N’en sentez-vous pas le +besoin? C’est la première condition +d’une amitié parfaite, comme doit être +la nôtre, comme celle qu’il faut à mon +cœur. +</p> + +<p> +La voix de Louis était plus affectueuse, +et le favori, le regardant par-dessus +l’épaule, prit un air moins irrité, mais +seulement ennuyé et résigné à l’écouter. +</p> + +<p> +—Que de fois vous m’avez trompé! +poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous? +ne sont-ce pas des galants et des damerets +que vous voyez chez cette femme? +N’y a-t-il pas d’autres courtisanes? +</p> + +<p> +—Eh! mon Dieu, non, Sire; j’y vais +souvent avec un de mes amis, un gentilhomme +de Touraine, nommé René +Descartes. +</p> + +<p> +—Descartes! je connais ce nom-là ; +oui, c’est un officier qui se distingua au +siège de la Rochelle, et qui se mêle d’écrire; +il a une bonne réputation de +piété, mais il est lié avec des Barreaux, +<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span> +qui est un esprit fort. Je suis sûr que +vous trouvez là beaucoup de gens qui +ne sont point de bonne compagnie pour +vous; beaucoup de jeunes gens sans +famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, +qu’y avez-vous vu la dernière fois? +</p> + +<p> +—Mon Dieu! je me rappelle à peine +leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant +les yeux en l’air; quelquefois, je ne les +demande pas... C’était d’abord un certain +monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, +un Hollandais. +</p> + +<p> +—Je sais cela, un ami de Barneveldt; +je lui fais une pension. Je l’aimais assez, +mais le Card... mais on m’a dit qu’il était +religionnaire exalté... +</p> + +<p> +—Je vis aussi un Anglais, nommé +John Milton: c’est un jeune homme qui +vient d’Italie et retourne à Londres; il +ne parle presque pas. +</p> + +<p> +—Inconnu, parfaitement inconnu; +mais je suis sûr que c’est encore quelque +religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils? +</p> + +<p> +—Ce jeune homme qui a fait le <i>Cinna</i>, +et qu’on a refusé trois fois à l’<i>Académie +<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span> +éminente</i>; il était fâché que du Ryer y +fût à sa place. Il s’appelle Corneille... +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le Roi en croisant les +bras et en le regardant d’un air de +triomphe et de reproche, je vous le +demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce +dans un pareil cercle que l’on devrait +vous voir? +</p> + +<p> +Cinq-Mars fut interdit à cette observation +dont souffrait son amour-propre, et +dit en s’approchant du Roi: +</p> + +<p> +—Vous avez bien raison, Sire; mais, +pour passer une heure ou deux à entendre +d’assez bonnes choses, cela ne peut +pas faire de tort; d’ailleurs, il y va des +hommes de la cour, tels que le duc de +Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte de +Brion, le cardinal de La Valette, MM. de +Montrésor, Fontrailles; et des hommes +illustres dans les sciences, comme Mairet, +Colletet, Desmarets, auteur de +l’<i>Ariane</i>; Faret, Doujat, Charpentier, +qui a écrit la belle <i>Cyropédie</i>; Giry, Bessons +et Baro, continuateur de l’<cite>Astrée</cite>, +tous académiciens. +</p> + +<p> +—Ah! à la bonne heure, voilà des +<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span> +hommes d’un vrai mérite, reprit Louis; +à cela il n’y a rien à dire; on ne peut +que gagner. Ce sont des réputations +faites, des hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, +touchez là , enfant. Je vous +permettrai d’y aller quelquefois, mais ne +me trompez plus; vous voyez que je sais +tout. Regardez ceci. +</p> + +<p> +En disant ces mots, le Roi tira d’un +coffre de fer, placé contre le mur, d’énormes +cahiers de papier barbouillé +d’une écriture très fine. Sur l’un était +écrit <i>Baradas</i>, sur l’autre, <i>d’Hautefort</i>, +sur un troisième, <i>La Fayette</i>, et enfin +<i>Cinq-Mars</i>. Il s’arrêta à celui-là , et poursuivit: +</p> + +<p> +—Voyez combien de fois vous m’avez +trompé! Ce sont des fautes continuelles +dont j’ai tenu registre moi-même depuis +deux ans que je vous connais; j’ai écrit +jour par jour toutes nos conversations. +Asseyez-vous. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut +la patience d’écouter pendant deux longues +heures un abrégé de ce que son +maître avait eu la patience d’écrire pendant +<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span> +deux années. Il mit plusieurs fois +sa main devant sa bouche durant la lecture; +ce que nous ferions tous certainement +s’il fallait rapporter ces dialogues, +que l’on trouva parfaitement en ordre à +la mort du Roi, à côté de son testament. +Nous dirons seulement qu’il finit ainsi: +</p> + +<p> +—Enfin, voici ce que vous avez fait +le 7 décembre, il y a trois jours: je vous +parlais du vol de l’émerillon et des connaissances +de vénerie qui vous manquent; +je vous disais, d’après la <i>Chasse royale</i>, +ouvrage du roi Charles IX, qu’après que +le veneur a accoutumé son chien à suivre +une bête, il doit penser qu’il a envie de +retourner au bois, et qu’il ne faut ni le +lancer ni le frapper pour qu’il donne +bien dans le trait; et que, pour apprendre +à un chien à bien se rabattre, il ne faut +laisser passer ni couler de faux-fuyants, +ni nulles sentes, sans y mettre le nez. +</p> + +<p> +Voilà ce que vous m’avez répondu (et +d’un ton d’humeur, remarquez bien +cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt +des régiments à conduire que des oiseaux +et des chiens. Je suis sûr qu’on se moquerait +<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span> +de vous et de moi si on savait +de quoi nous nous occupons.» Et le 8... +attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions +vêpres ensemble dans ma chambre, +vous avez jeté votre livre dans le feu +avec colère, ce qui était une impiété; et +ensuite vous m’avez dit que vous l’aviez +laissé tomber: péché, péché mortel; +voyez, j’ai écrit dessous: <i>Mensonge</i>, souligné. +On ne me trompe jamais, je vous +le disais bien. +</p> + +<p> +—Mais, Sire... +</p> + +<p> +—Un moment, un moment. Le soir, +vous avez dit du Cardinal qu’il avait fait +brûler un homme injustement et par +haine personnelle. +</p> + +<p> +—Et je le répète, et je le soutiens, et +je le prouverai, Sire; c’est le plus grand +crime de cet homme que vous hésitez à +disgracier et qui vous rend malheureux. +J’ai tout vu, tout entendu moi-même à +Loudun: Urbain Grandier fut assassiné +plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque +vous avez là ces Mémoires de votre main, +relisez toutes les preuves que je vous en +donnai alors. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span> +Louis, cherchant la page indiquée et +remontant au voyage de Perpignan à +Paris, lut tout ce récit avec attention en +s’écriant: +</p> + +<p> +—Quelles horreurs! comment avais-je +oublié tout cela? Cet homme me fascine, +c’est certain. Tu es mon véritable +ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon +règne en sera taché. Il a empêché toutes +les lettres de la Noblesse et de tous les +notables du pays d’arriver à moi. Brûler, +brûler vivant! sans preuves! par vengeance! +Un homme, un peuple ont invoqué +mon nom inutilement, une famille +me maudit à présent! Ah! que les rois +sont malheureux! +</p> + +<p> +Le prince en finissant jeta ses papiers +et pleura. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, elles sont bien belles les +larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars +avec une sincère admiration: que toute +la France n’est-elle ici avec moi! elle +s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait +peine à croire. +</p> + +<p> +—S’étonnerait! la France ne me connaît +donc pas? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span> +—Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise, +personne ne vous connaît; et moi-même +je vous accuse souvent de froideur +et d’une indifférence générale contre tout +le monde. +</p> + +<p> +—De froideur! quand je meurs de +chagrin; de froideur! quand je me suis +immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! +je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil, +jusqu’au bonheur de la guider moi-même, +parce que j’ai craint pour elle +ma vie chancelante; j’ai donné mon +sceptre à porter à un homme que je hais, +parce que j’ai cru sa main plus forte que +la mienne; j’ai supporté le mal qu’il me +faisait à moi-même, en songeant qu’il +faisait du bien à mes peuples: j’ai dévoré +mes larmes pour tarir les leurs; et je vois +que mon sacrifice a été plus grand même +que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas +aperçu; ils m’ont cru incapable parce +que j’étais timide, et sans force parce que +je me défiais des miennes; mais n’importe, +Dieu me voit et me connaît. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, montrez-vous à la France +tel que vous êtes: reprenez votre pouvoir +<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span> +usurpé; elle fera par amour pour +vous ce que la crainte n’arrachait pas +d’elle; revenez à la vie et remontez sur +le trône. +</p> + +<p> +—Non, non, ma vie s’achève, cher +ami; je ne suis plus capable des travaux +du pouvoir suprême. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, cette persuasion seule +vous ôte vos forces. Il est temps enfin +que l’on cesse de confondre le pouvoir +avec le crime et d’appeler leur union +génie. Que votre voix s’élève pour annoncer +à la terre que le règne de la vertu +va commencer avec votre règne; et dès +lors ces ennemis que le vice a tant de +peine à réduire tomberont devant un +mot sorti de votre cœur. On n’a pas encore +calculé tout ce que la bonne foi +d’un roi de France peut faire de son +peuple, ce peuple que l’imagination et +la chaleur de l’âme entraînent si vite +vers tout ce qui est beau, et que tous les +genres de dévouement trouvent prêt. Le +Roi votre père nous conduisait par un +sourire; que ne ferait pas une de vos +larmes! Il ne s’agit que de nous parler. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span> +Pendant ce discours, le Roi, surpris, +rougit souvent, toussa et donna des +signes d’un grand embarras, comme +toutes les fois qu’on voulait lui arracher +une décision; il sentait aussi l’approche +d’une conversation d’un ordre trop élevé, +dans laquelle la timidité de son esprit +l’empêchait de se hasarder; et, mettant +souvent la main sur sa poitrine en fronçant +le sourcil, comme ressentant une +vive douleur, il essaya de se tirer par la +maladie de la gêne de répondre; mais, +soit emportement, soit résolution de jouer +le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit +sans se troubler, avec une solennité qui +en imposait à Louis. Celui-ci, forcé dans +ses derniers retranchements, lui dit: +</p> + +<p> +—Mais, Cinq-Mars, comment se défaire +d’un ministre qui depuis dix-huit ans +m’a entouré de ses créatures? +</p> + +<p> +—Il n’est pas si puissant, reprit le +Grand-Écuyer; et ses amis seront ses +plus cruels adversaires si vous faites un +signe de tête. Toute l’ancienne ligue des +<i>princes de la Paix</i> existe encore, Sire, +et ce n’est que le respect dû au choix +<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span> +de Votre Majesté qui l’empêche d’éclater. +</p> + +<p> +—Ah! bon Dieu! tu peux leur dire +qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi; je ne +les gêne point, ce n’est pas moi qu’on +accusera d’être Cardinaliste. Si mon +frère veut me donner le moyen de remplacer +Richelieu, ce sera de tout mon +cœur. +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, qu’il vous parlera +aujourd’hui de M. le duc de Bouillon; +tous les Royalistes le demandent. +</p> + +<p> +—Je ne le hais point, dit le Roi en +arrangeant l’oreiller de son fauteuil, je +ne le hais point du tout, quoique un +peu factieux. Nous sommes parents, +sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression +favorite plus d’abandon qu’à l’ordinaire)? +sais-tu qu’il descend de saint +Louis de père en fils, par Charlotte de +Bourbon, fille du duc de Montpensier? +sais-tu que sept princesses du sang sont +entrées dans sa maison, et que huit de +la sienne, dont l’une a été reine, ont été +mariées à des princes du sang? Oh! je +ne le hais point du tout; je n’ai jamais +dit cela, jamais. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span> +—Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec +confiance, <span class='smcap'>Monsieur</span> et lui vous expliqueront, +pendant la chasse, comment tout +est préparé, quels sont les hommes que +l’on pourra mettre à la place de ses +créatures, quels sont les mestres-de-camp +et les colonels sur lesquels on +peut compter contre Fabert et tous les +Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez +que le ministre a bien peu de monde à +lui. La Reine, <span class='smcap'>Monsieur</span>, la Noblesse et +les Parlements sont de notre parti, et +c’est une affaire faite dès que Votre Majesté +ne s’oppose plus. On a proposé de +faire disparaître Richelieu comme le maréchal +d’Ancre, qui le méritait moins +que lui. +</p> + +<p> +—Comme Concini! dit le Roi. Oh! +non, il ne le faut pas.. je ne le veux +vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, +nous serions excommuniés. Mais, s’il y +a une autre manière, je le veux bien: +tu peux en parler à tes amis, j’y songerai +de mon côté. +</p> + +<p> +Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna +à son ressentiment, comme s’il +<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span> +venait de le satisfaire et comme si le +coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en +fut fâché, parce qu’il craignait que sa +colère, se répandant ainsi, ne fût pas +de longue durée. Cependant il crut à +ses dernières paroles, surtout lorsque +après des plaintes interminables Louis +ajouta: +</p> + +<p> +—Enfin, croirais-tu que depuis deux +ans que je pleure ma mère, depuis ce +jour où il me joua si cruellement devant +toute ma cour en me demandant son +rappel quand il savait sa mort, depuis +ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse +inhumer en France avec mes pères? Il +a exilé jusqu’à sa cendre. +</p> + +<p> +En ce moment Cinq-Mars crut entendre +du bruit sur l’escalier: le Roi rougit un +peu. +</p> + +<p> +—Va-t-en, dit-il, va vite te préparer +pour la chasse; tu seras à cheval près +de mon carrosse; va vite, je le veux, va. +</p> + +<p> +Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers +l’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span> +Le favori sortit; mais le trouble de +son maître ne lui était point échappé. +</p> + +<p> +Il descendait lentement et en cherchait +la cause en lui-même, lorsqu’il crut entendre +le bruit de deux pieds qui montaient +la double partie de l’escalier à vis, +tandis qu’il descendait l’autre; il s’arrêta, +on s’arrêta; il remonta, il lui semblait +qu’on descendait; il savait qu’on ne pouvait +rien voir entre les jours de l’architecture, +et se décida à sortir, impatienté +de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu +pouvoir se tenir à la porte d’entrée pour +voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il +soulevé la tapisserie qui donnait sur la +salle des gardes, qu’une foule de courtisans +qui l’attendait l’entoura, et l’obligea +de s’éloigner pour donner les ordres de +sa charge, ou de recevoir des respects, +des confidences, des sollicitations, des +présentations, des recommandations, des +embrassades, et ce torrent de relations +graduelles qui entourent un favori, et +pour lesquelles il faut une attention présente +et toujours soutenue, car une distraction +peut causer de grands malheurs. +<span class='pagenum'><a id='Page_152' name='Page_152'>[152]</a></span> +Il oublia ainsi à peu près cette petite +circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire, +et, se livrant aux douceurs d’une +sorte d’apothéose continuelle, monta à +cheval dans la grande cour, servi par de +nobles pages, et entouré des plus +brillants gentilshommes. +</p> + +<p> +Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span> arriva suivi des siens, +et une heure ne s’était pas écoulée, que +le Roi parut, pâle, languissant et appuyé +sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant +pied à terre, l’aida à monter dans une +sorte de petite voiture fort basse, que +l’on appelait <i>brouette</i>, et dont Louis XIII +conduisait lui-même les chevaux très +dociles et très paisibles. Les piqueurs à +pied, aux portières, tenaient les chiens +en laisse; au bruit du cor, des centaines +de jeunes gens montèrent à cheval, et +tout partit pour le rendez-vous de la +chasse. +</p> + +<p> +C’était à une ferme nommée l’Ormage +que le Roi l’avait fixé, et toute la cour, +accoutumée à ses usages, se répandit +dans les allées du parc, tandis que le +Roi suivait lentement un sentier isolé +<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span> +ayant à sa portière le Grand-Écuyer et +quatre personnages auxquels il avait fait +signe de s’approcher. +</p> + +<p> +L’aspect de cette partie de plaisir était +sinistre: l’approche de l’hiver avait fait +tomber presque toutes les feuilles des +grands chênes du parc, et les branches +noires se détachaient sur un ciel gris +comme les branches de candélabres funèbres; +un léger brouillard semblait +annoncer une pluie prochaine; à travers +le bois éclairci et les tristes rameaux, on +voyait passer lentement les pesants +carrosses de la cour, remplis de femmes +vêtues de noir uniformément<a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, et condamnées +à attendre le résultat d’une +chasse qu’elles ne voyaient pas; les +meutes donnaient des <i>voix</i> éloignées, et +le cor se faisait entendre quelquefois +comme un soupir; un vent froid et +piquant obligeait chacun à se couvrir; et +quelques femmes, mettant sur leur visage +un voile ou un masque de velours noir +<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span> +pour se préserver de l’air que n’arrêtaient +pas les rideaux de leurs carrosses (car +ils n’avaient point de glaces encore), +semblaient porter le costume que nous +appelons <i>domino</i>. +</p> + +<p> +Tout était languissant et triste. Seulement +quelques groupes de jeunes gens, +emportés par la chasse, traversaient +comme le vent l’extrémité d’une allée en +jetant des cris ou donnant du cor; puis +tout retombait dans le silence, comme, +après la fusée du feu d’artifice, le ciel +paraît plus sombre. +</p> + +<p> +Dans un sentier parallèle à celui que +suivait lentement le Roi, s’étaient réunis +quelques courtisans enveloppés dans leur +manteau. Paraissant s’occuper fort peu +du chevreuil, ils marchaient à cheval à +la hauteur de la brouette du Roi, et ne +la perdaient pas de vue. Ils parlaient à +demi-voix. +</p> + +<p> +—C’est bien, Fontrailles, c’est bien; +victoire! Le Roi lui prend le bras à tout +moment. Voyez-vous comme il lui sourit? +Voilà M. le Grand qui descend de cheval +et monte sur le siége à côté de lui. +<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span> +Allons, allons, le vieux matois est perdu +cette fois! +</p> + +<p> +—Ah! ce n’est rien encore que cela! +n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché +la main à <span class='smcap'>Monsieur</span>? Il vous a fait signe, +Montrésor; Gondi, regardez donc. +</p> + +<p> +—Eh! regardez! c’est bien aisé à dire; +mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi; +je n’ai que ceux de la foi et les vôtres. +Eh bien, qu’est-ce qu’ils font? Je voudrais +bien ne pas avoir la vue si basse. +Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font? +</p> + +<p> +Montrésor reprit: +</p> + +<p> +—Voici le Roi qui se penche à l’oreille +du duc de Bouillon et qui lui parle... Il +parle encore; il gesticule, il ne cesse +pas. Oh! il va être ministre. +</p> + +<p> +—Il sera ministre, dit Fontrailles. +</p> + +<p> +—Il sera ministre, dit le comte du +Lude. +</p> + +<p> +—Ah! ce n’est pas douteux, reprit +Montrésor. +</p> + +<p> +—J’espère que celui-là me donnera un +régiment, et j’épouserai ma cousine! +s’écria Olivier d’Entraigues d’un ton de +page. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span> +L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant +au ciel, se mit à chanter un air +de chasse: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Les étourneaux ont le vent bon,<br /></span> +<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span> +</div> + +<p> +... Je crois, messieurs, que vous y +voyez plus trouble que moi, ou qu’il se +fait des miracles dans l’an de grâce 1642; +car M. de Bouillon n’est pas plus près +d’être premier ministre que moi, quand +le Roi l’embrasserait. Il a de grandes +qualités, mais il ne parviendra pas, parce +qu’il est tout d’une pièce; cependant j’en +fais grand cas pour sa vaste et sotte ville +de Sedan; c’est un foyer, c’est un bon +foyer pour nous. +</p> + +<p> +Montrésor et les autres étaient trop +attentifs à tous les gestes du prince pour +répondre, et ils continuèrent: +</p> + +<p> +—Voilà M. le Grand qui prend les +rênes des chevaux et qui conduit. +</p> + +<p> +L’abbé reprit sur le même air: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Si vous conduisez ma brouette,<br /></span> +<span class="i0">Ne versez pas, beau postillon,<br /></span> +<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span> +—Ah! l’abbé, vos chansons me rendront +fou! dit Fontrailles; vous avez donc +des airs pour tous les événements de la +vie? +</p> + +<p> +—Je vous fournirai aussi des événements +qui iront sur tous les airs, reprit +Gondi. +</p> + +<p> +—Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît, +répondit Fontrailles plus bas; je ne serai +pas obligé par <span class='smcap'>Monsieur</span> de porter à Madrid +son diable de traité, et je n’en suis +point fâché; c’est une commission assez +scabreuse: les Pyrénées ne se passent +point si facilement qu’il le croit, et le +Cardinal est sur la route. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! s’écria Montrésor. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Olivier. +</p> + +<p> +—Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; +qu’avez-vous donc découvert de si beau? +</p> + +<p> +—Ma foi, pour le coup, le Roi a touché +la main de <span class='smcap'>Monsieur</span>; Dieu soit loué, messieurs! +Nous voilà défaits du Cardinal: +le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera +de l’expédier? Il faut le jeter dans la +mer. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span> +—C’est trop beau pour lui, dit Olivier; +il faut le juger. +</p> + +<p> +—Certainement, dit l’abbé; comment +donc! nous ne manquerons pas de chefs +d’accusation contre un insolent qui a osé +congédier un page; n’est-il pas vrai? +</p> + +<p> +Puis, arrêtant son cheval et laissant +marcher Olivier et Montrésor, il se +pencha du côté de M. du Lude, qui parlait +à deux personnages plus sérieux, et +dit: +</p> + +<p> +—En vérité, je suis tenté de mettre +mon valet de chambre aussi dans le secret; +on n’a jamais vu traiter une conjuration +aussi légèrement. Les grandes +entreprises veulent du mystère; celle-ci +serait admirable si l’on s’en donnait la +peine. Notre partie est plus belle qu’aucune +que j’aie lue dans l’histoire; il y +aurait là de quoi renverser trois royaumes +si l’on voulait, et les étourderies +gâteront tout. C’est vraiment dommage; +j’en aurais un regret mortel. Par goût, +je suis porté à ces sortes d’affaires, et je +suis attaché de cœur à celle-ci, qui a de +la grandeur; vraiment, on ne peut pas le +<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span> +nier. N’est-ce pas, d’Aubijoux? n’est-il +pas vrai, Montmort? +</p> + +<p> +Pendant ces discours, plusieurs grands +et pesants carrosses, à six et quatre +chevaux, suivaient la même allée à deux +cents pas de ces messieurs; les rideaux +étaient ouverts du côté gauche pour voir +le Roi. Dans le premier était la Reine: +elle était seule dans le fond, vêtue de +noir et voilée. Sur le devant était la +maréchale d’Effiat, et aux pieds de la +Reine était placée la princesse Marie. +Assise de côté, sur un tabouret, sa robe +et ses pieds sortaient de la voiture et +étaient appuyés sur un marchepied doré, +car il n’y avait point de portières, comme +nous l’avons déjà dit; elle cherchait à +voir aussi, à travers les arbres, les gestes +du Roi, et se penchait souvent, importunée +du passage continuel des chevaux +du prince Palatin et de sa suite. +</p> + +<p> +Ce prince du Nord était envoyé par le +roi de Pologne pour négocier de grandes +affaires en apparence, mais, au fond, +pour préparer la duchesse de Mantoue +à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il +<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span> +déployait à la cour de France tout le luxe +de la sienne, appelée alors <i>barbare</i> et +<i>scythe</i> à Paris, et justifiait ces noms par +des costumes étranges et orientaux. Le +Palatin de Posnanie était fort beau, et +portait, ainsi que les gens de sa suite, +une barbe longue, épaisse, la tête rasée à +la turque, et couverte d’un bonnet fourré, +une veste courte et enrichie de diamants +et de rubis; son cheval était peint en +rouge et chargé de plumes. Il avait à sa +suite une compagnie de gardes polonais +habillés de rouge et de jaune, portant +de grands manteaux à manches longues +qu’ils laissaient pendre négligemment +sur l’épaule. Les seigneurs polonais qui +l’escortaient étaient vêtus de brocart d’or +et d’argent, et l’on voyait flotter derrière +leur tête rasée une seule mèche de +cheveux qui leur donnait un aspect asiatique +et tartare aussi inconnu de la cour +de Louis XIII que celui des Moscovites. +Les femmes trouvaient tout cela un peu +sauvage et assez effrayant. +</p> + +<p> +Marie de Gonzague était importunée +des saluts profonds et des grâces orientales +<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span> +de cet étranger et de sa suite. +Toutes les fois qu’il passait devant elle, +il se croyait obligé de lui adresser un +compliment à moitié français, où il mêlait +gauchement quelques mots d’espérance +et de royauté. Elle ne trouva d’autre +moyen de s’en défaire que de porter +plusieurs fois son mouchoir à son nez +en disant assez haut à la Reine: +</p> + +<p> +—En vérité, madame, ces messieurs +ont une odeur sur eux qui fait mal au +cœur. +</p> + +<p> +—Il faudra bien raffermir votre cœur, +cependant, et vous accoutumer à eux, +répondit Anne d’Autriche, un peu sèchement. +</p> + +<p> +Puis tout à coup, craignant de l’avoir +affligée: +</p> + +<p> +—Vous vous y accoutumerez comme +nous, continua-t-elle avec gaieté; et vous +savez qu’en fait d’odeurs je suis fort +difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour +que ma punition en purgatoire serait +d’en respirer de mauvaises et de coucher +dans des draps de toile de Hollande. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span> +Malgré quelques mots enjoués, la Reine +fut cependant fort grave, et retomba +dans le silence. S’enfonçant dans son +carrosse, enveloppée de sa mante, et ne +prenant en apparence aucun intérêt à +tout ce qui se passait autour d’elle, elle +se laissait aller au balancement de la +voiture. Marie, toujours occupée du Roi, +parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat; +toutes deux cherchaient à se donner +des espérances qu’elles n’avaient +pas, et se trompaient par amitié. +</p> + +<p> +—Madame, je vous félicite; M. le +Grand est assis près du Roi; jamais on +n’a été si loin, disait Marie. +</p> + +<p> +Puis elle se taisait longtemps, et la +voiture roulait tristement sur des feuilles +mortes et desséchées. +</p> + +<p> +—Oui, je le vois avec une grande joie; +Le Roi est si bon! répondait la maréchale. +</p> + +<p> +Et elle soupirait profondément. +</p> + +<p> +Un long et morne silence succéda encore; +toutes deux se regardèrent et se +trouvèrent mutuellement les yeux en +larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et +<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span> +Marie, baissant la tête, ne vit plus que +la terre brune et humide qui fuyait sous +les roues. Une triste rêverie occupait son +âme; et, quoiqu’elle eût sous les yeux +le spectacle de la première cour de l’Europe +aux pieds de celui qu’elle aimait, +tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments +la troublaient involontairement. +</p> + +<p> +Tout à coup un cheval passa devant +elle comme le vent; elle leva les yeux, +et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. +Il ne la regardait pas; il était pâle +comme un cadavre, et ses yeux se cachaient +sous ses sourcils froncés et +l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le +suivit du regard en tremblant; elle le +vit s’arrêter au milieu du groupe des +cavaliers qui précédaient les voitures, et +qui le reçurent le chapeau bas. Un moment +après, il s’enfonça dans un taillis +avec l’un d’entre eux, la regarda de +loin, et la suivit des yeux jusqu’à ce que +la voiture fût passée; puis il lui sembla +qu’il donnait à cet homme un rouleau +de papiers en disparaissant dans le bois. +Le brouillard qui tombait l’empêcha de +<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span> +le voir plus loin. C’était une de ces +brumes si fréquentes aux bords de la +Loire. Le soleil parut d’abord comme +une petite lune sanglante, enveloppée +dans un linceul déchiré, et se cacha en +une demi-heure sous un voile si épais, +que Marie distinguait à peine les premiers +chevaux du carrosse, et que les +hommes qui passaient à quelques pas +de lui semblaient des ombres grisâtres. +Cette vapeur glacée devint une pluie pénétrante +et en même temps un nuage +d’une odeur fétide. La Reine fit asseoir +la belle princesse près d’elle et voulut +rentrer; on retourna vers Chambord en +silence et au pas. Bientôt on entendit +les cors qui sonnaient le retour et rappelaient +les meutes égarées; des chasseurs +passèrent rapidement près de la +voiture, cherchant leur chemin dans le +brouillard et s’appelant à haute voix. +Marie ne voyait souvent que la tête d’un +cheval ou un corps sombre sortant de la +triste vapeur des bois, et cherchait en +vain à distinguer quelques paroles. +Cependant son cœur battit; on appelait +<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span> +M. de Cinq-Mars. <i>Le Roi demande M. le +Grand</i>, répétait-on; <i>où peut être allé +M. le Grand-Écuyer?</i> Une voix dit en +passant près d’elle: <i>Il s’est perdu tout à +l’heure</i>. Et ces paroles bien simples la +firent frissonner, car son esprit affligé leur +donnait un sens terrible. Cette pensée +la suivit jusqu’au château et dans ses +appartements, où elle courut s’enfermer. +Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée +du Roi et de <span class='smcap'>Monsieur</span>, puis, dans la forêt, +quelques coups de fusil dont on ne voyait +pas la lumière. Elle regardait en vain aux +étroits vitraux; ils semblaient tendus au +dehors d’un drap blanc qui ôtait le jour. +</p> + +<p> +Cependant à l’extrémité de la forêt, +vers Montfrault, s’étaient égarés deux +cavaliers; fatigués de chercher la route +du château dans la monotone similitude +des arbres et des sentiers, ils allaient +s’arrêter près d’un étang, lorsque huit +ou dix hommes environ, sortant des +taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu’ils +eussent le temps de s’armer, se pendirent +à leurs jambes, à leurs bras et à +la bride de leurs chevaux, de manière à +<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span> +les tenir immobiles. En même temps une +voix rauque, partant du brouillard, s’écria: +</p> + +<p> +—Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? +Criez: Vive le Grand! ou vous êtes +morts. +</p> + +<p> +—Vils coquins! répondit le premier +cavalier en cherchant à ouvrir les fontes +de ses pistolets, je vous ferai pendre +pour abuser de mon nom! +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Dios el Senor!</i> cria la même voix. +</p> + +<p> +Aussitôt tous ces hommes lâchèrent +leur proie et s’enfuirent dans les bois; +un éclat de rire sauvage retentit, et un +homme seul s’approcha de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Amigo</i>, ne me reconnaissez-vous +pas? C’est une plaisanterie de Jacques, +le capitaine espagnol. +</p> + +<p> +Fontrailles se rapprocha et dit tout +bas au Grand-Écuyer: +</p> + +<p> +—Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; +je vous conseille de l’employer; +il ne faut rien négliger. +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, +et parlons vite. Je ne suis +pas un faiseur de phrases comme mon +<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span> +père, moi. Je me souviens que vous m’avez +rendu quelques bons offices, et dernièrement +encore vous m’avez été utile, +comme vous l’êtes toujours, sans le savoir; +car j’ai un peu réparé ma fortune +dans vos petites émeutes. Si vous voulez, +je puis vous rendre un important +service: je commande quelques braves. +</p> + +<p> +—Quel service? dit Cinq-Mars; nous +verrons. +</p> + +<p> +—Je commence par un avis. Ce matin, +pendant que vous descendiez de +chez le Roi par un côté de l’escalier, le +père Joseph y montait par l’autre. +</p> + +<p> +—O ciel! voilà donc le secret de son +changement subit et inexplicable! Se +peut-il? un Roi de France! et il nous a +laissés lui confier tous nos projets! +</p> + +<p> +—Eh bien! voilà tout! vous ne me +dites rien? Vous savez que j’ai une vieille +affaire à démêler avec le capucin. +</p> + +<p> +—Que m’importe? +</p> + +<p> +Et il baissa la tête, absorbé dans une +rêverie profonde. +</p> + +<p> +—Cela vous importe beaucoup, puisque, +si vous dites un mot, je vous déferai +<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span> +de lui avant trente-six heures d’ici, quoiqu’il +soit à présent bien près de Paris. +Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si +l’on voulait. +</p> + +<p> +—Laissez-moi: je ne veux point de +poignards, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ah! oui, je vous comprends, reprit +Jacques, vous avez raison: vous aimez +mieux qu’on le dépêche à coups d’épée. +C’est juste, il en vaut la peine, on doit +cela au rang. Il convient mieux que ce +soient des grands seigneurs qui s’en +chargent, et que celui qui l’expédiera +soit en passe d’être maréchal. Moi je suis +sans prétention; il ne faut pas avoir trop +d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse +avoir dans sa profession: je ne dois pas +toucher au Cardinal, c’est un morceau +de Roi. +</p> + +<p> +—Ni à d’autres, dit le Grand-Écuyer. +</p> + +<p> +—Ah! laissez-nous le capucin, reprit +en insistant le capitaine Jacques. +</p> + +<p> +—Si vous refusez cette offre, vous +avez tort, dit Fontrailles; on n’en fait +pas d’autres tous les jours. Vitry a commencé +sur Concini, et on l’a fait maréchal. +<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span> +Nous voyons des gens fort bien en +cour qui ont tué leurs ennemis de leur +propre main dans les rues de Paris, et +vous hésitez à vous défaire d’un misérable? +Richelieu a bien ses coquins, il +faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois +pas vos scrupules. +</p> + +<p> +—Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques +brusquement; je connais cela, j’ai +pensé comme lui étant enfant, avant de +raisonner. Je n’aurais pas tué seulement +un moine; mais je vais lui parler, moi. +</p> + +<p> +Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Écoutez: quand on conspire, c’est +qu’on veut la mort ou tout au moins la +perte de quelqu’un... Hein? +</p> + +<p> +Et il fit une pause. +</p> + +<p> +—Or, dans ce cas-là , on est brouillé +avec le bon Dieu et d’accord avec le diable... +Hein? +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, comme on dit à la Sorbonne, +il n’en coûte pas plus, quand on +est damné, de l’être pour beaucoup que +pour peu... Hein? +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Ergo</i>, il est indifférent d’en tuer mille +<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span> +ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre +à cela. +</p> + +<p> +—On ne peut pas mieux dire, docteur +en estoc, répondit Fontrailles en riant à +demi, et je vois que vous serez un bon +compagnon de voyage. Je vous mène +avec moi en Espagne, si vous voulez. +</p> + +<p> +—Je sais bien que vous y allez porter +le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai +dans les Pyrénées par des chemins +inconnus aux hommes; mais je +n’en aurai pas moins un chagrin mortel +de n’avoir pas tordu le cou, avant de +partir, à ce vieux bouc que nous laissons +en arrière, comme un cavalier au milieu +d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur, +continua t-il d’un air de componction +en s’adressant de nouveau à +Cinq-Mars, si vous avez de la religion, +ne vous y refusez plus; et souvenez-vous +des paroles de nos pères théologiens, +Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont +prouvé qu’on peut tuer en cachette son +ennemi, puisque l’on évite par ce moyen +deux péchés: celui d’exposer sa vie, et +celui de se battre en duel. C’est d’après +<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span> +ce grand principe consolateur que j’ai +toujours agi. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, laissez-moi, dit encore +Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur; +je pense à d’autres choses. +</p> + +<p> +—A quoi de plus important? dit Fontrailles; +cela peut être d’un grand poids +dans la balance de nos destins. +</p> + +<p> +—Je cherche combien y pèse le cœur +d’un Roi, reprit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Vous m’épouvantez moi-même, répondit +le gentilhomme; nous n’en demandons +pas tant. +</p> + +<p> +—Je n’en dis pas tant non plus que +vous croyez, monsieur, continua d’Effiat +d’une voix sévère; ils se plaignent quand +un sujet les trahit: c’est à quoi je songe. +Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres +civiles, guerres étrangères, que vos fureurs +s’allument! puisque je tiens la +flamme, je vais l’attacher aux mines. +Périsse l’État, périssent vingt royaumes +s’il le faut! il ne doit pas arriver des +malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit +le sujet. Écoutez-moi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span> +Et il emmena Fontrailles à quelques +pas. +</p> + +<p> +—Je ne vous avais chargé que de préparer +notre retraite et nos secours en cas +d’abandon de la part du Roi. Tout à +l’heure je l’avais pressenti à cause de +ses amitiés forcées, et je m’étais décidé +à vous faire partir, parce qu’il a fini sa +conversation par nous annoncer son départ +pour Perpignan. Je craignais Narbonne; +je vois à présent qu’il y va se +rendre comme prisonnier au Cardinal. +Partez, et partez sur-le-champ. J’ajoute +aux lettres que je vous ai données le +traité que voici; il est sous des noms +supposés, mais voici la contre-lettre; +elle est signée de <span class='smcap'>Monsieur</span>, du duc de +Bouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès +ne désire que cela. Voici encore +des <i>blancs</i> du duc d’Orléans que vous +remplirez comme vous le voudrez. Partez, +dans un mois je vous attends à Perpignan, +et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept +mille Espagnols sortis de Flandre. +</p> + +<p> +Puis marchant vers l’aventurier qui +l’attendait: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span> +—Pour vous, mon brave, puisque +vous voulez faire le <i>capitan</i>, je vous +charge d’escorter ce gentilhomme jusqu’à +Madrid; vous en serez récompensé +largement. +</p> + +<p> +Jacques, frisant sa moustache, lui répondit: +</p> + +<p> +—Vous n’êtes pas dégoûté en m’employant! +vous faites preuve de tact et +de bon goût. Savez-vous que la grande +reine Christine de Suède m’a fait demander, +et voulait m’avoir près d’elle en qualité +d’homme de confiance! Elle a été +élevée au son du canon par le <i>Lion du +Nord</i>, Gustave Adolphe, son père. Elle +aime l’odeur de la poudre et les hommes +courageux: mais je n’ai pas voulu la +servir parce qu’elle est huguenote et que +j’ai de certains principes, moi, dont je +ne m’écarte pas. Ainsi, par exemple, je +vous jure ici, par saint Jacques, de faire +passer monsieur par les ports des Pyrénées +à Oloron aussi sûrement que dans +ces bois, et de le défendre contre le diable +s’il le faut, ainsi que vos papiers, que +nous vous rapporterons sans une tache +<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span> +ni une déchirure. Pour les récompenses, +je n’en veux point; je les trouve toujours +dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçois +jamais d’argent, car je suis gentilhomme. +Les Laubardemont sont très +anciens et très bons. +</p> + +<p> +—Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, +partez. +</p> + +<p> +Après avoir serré la main à Fontrailles, +il s’enfonça en gémissant dans les bois +pour retourner au château de Chambord. +</p> + +<h2 id="chap_20"> +CHAPITRE XX +</h2> + +<p class="h2b"> +LA LECTURE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Les circonstances dévoilent pour ainsi +dire la royauté du génie, dernière ressource +des peuples éteints. Les grands +écrivains... ces rois qui n’en ont pas le +nom, mais qui règnent véritablement +par la force du caractère et la grandeur +des pensées, sont élus par les événements +auxquels ils doivent commander. +Sans ancêtres et sans postérité, seuls +de leur race, leur mission remplie, ils +disparaissent en laissant à l’avenir des +ordres qu’il exécutera fidèlement. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>F. de Lamennais.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +A peu de temps de là , un soir, au +coin de la place Royale, près d’une +petite maison assez jolie, on vit s’arrêter +beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent +une petite porte où l’on montait +par trois degrés de pierre. Les voisins +se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres +pour se plaindre du bruit qui se faisait +<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span> +encore à cette heure de la nuit, malgré +la crainte des voleurs, et les gens du +guet s’étonnèrent et s’arrêtèrent souvent, +ne se retirant que lorsqu’ils voyaient +auprès de chaque voiture dix ou douze +valets de pied, armés de bâtons et portant +des torches. Un jeune gentilhomme, +suivi de trois laquais, entra en demandant +mademoiselle de Lorme; il portait +une longue rapière ornée de rubans roses; +d’énormes nœuds de la même couleur, +placés sur ses souliers à talons hauts, +cachaient presque entièrement ses pieds, +qu’il tournait fort en dehors, selon la +mode. Il retroussait souvent une petite +moustache frisée, et peignait avant d’entrer, +sa barbe légère et pointue. Ce ne +fut qu’un cri lorsqu’on l’annonça. +</p> + +<p> +—Enfin le voilà donc! s’écria une +voix jeune et éclatante; il s’est bien fait +attendre, cet aimable des Barreaux. +Allons, vite un siège; placez-vous près +de cette table, et lisez. +</p> + +<p> +Celle qui parlait était une femme de +vingt-quatre ans environ, grande, belle, +malgré des cheveux noirs très crépus et +<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span> +un teint olivâtre. Elle avait dans les +manières quelque chose de mâle qu’elle +semblait tenir de son cercle, composé +d’hommes uniquement; elle leur prenait +le bras assez brusquement en parlant +avec une liberté qu’elle leur communiquait. +Ses propos étaient animés plutôt +qu’enjoués; souvent ils excitaient le rire +autour d’elle, mais c’était à force d’esprit +qu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut +s’exprimer ainsi); car sa figure, toute +passionnée qu’elle était, semblait incapable +de se ployer au sourire; et ses +yeux grands et bleus, sous des cheveux +de jais, lui donnaient d’abord un aspect +étrange. +</p> + +<p> +Des Barreaux lui baisa la main d’un air +galant et cavalier; puis il fit avec elle, en +lui parlant toujours, le tour d’un salon +assez grand où étaient assemblés trente +personnages à peu près; les uns assis sur +de grands fauteuils, les autres debout sous +la voûte de l’immense cheminée, d’autres +causant dans l’embrasure des croisées, +sous de larges tapisseries. Les uns +étaient des hommes obscurs, fort illustres +<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span> +à présent; les autres, des hommes +illustres, fort obscurs pour nous, postérité. +Ainsi, parmi ces derniers, il salua +profondément MM. d’Aubijoux, de Brion, +de Montmort, et d’autres gentilshommes +très brillants, qui se trouvaient là pour +juger; serra la main tendrement et avec +estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, +de Malleville, Baro, Gombauld, et d’autres +savants, presque tous appelés grands +hommes dans les annales de l’Académie, +dont ils étaient fondateurs, et nommée +elle-même alors tantôt l’<i>Académie des +beaux esprits</i>, tantôt l’<i>Académie éminente</i>. +Mais M. des Barreaux fit à peine un signe +de tête protecteur au jeune Corneille, +qui parlait dans un coin avec un étranger +et un adolescent qu’il présentait à la +maîtresse de la maison sous le nom de +M. Poquelin, fils du valet de chambre +tapissier du Roi. L’un était Molière, et +l’autre Milton<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span> +Avant la lecture que l’on attendait du +jeune sybarite, une grande contestation +s’éleva entre lui et d’autres poètes ou +prosateurs du temps; ils parlaient entre +eux avec beaucoup de facilité, échangeant +de vives répliques, un langage +inconcevable pour un honnête homme +qui fût tombé tout à coup parmi eux +sans être initié, se serrant vivement la +main avec d’affectueux compliments et +des allusions sans nombre à leurs ouvrages. +</p> + +<p> +—Ah! vous voilà donc, illustre Baro! +s’écria le nouveau venu; j’ai lu votre +dernier sixain. Ah! quel sixain! comme +il est poussé dans le galant et le tendre! +</p> + +<p> +—Que dites-vous du Tendre? interrompit +Marion de Lorme. Avez-vous jamais +connu ce pays? Vous vous êtes +arrêté au village de Grand-Esprit et à +celui de Jolis-Vers, mais vous n’avez pas +été plus loin. Si monsieur le gouverneur +de Notre-Dame de la Garde veut +nous montrer sa nouvelle carte, je vous +dirai où vous en êtes. +</p> + +<p> +Scudéry se leva d’un air fanfaron et +<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span> +pédantesque, et, déroulant sur la table +une sorte de carte géographique ornée +de rubans bleus, il démontra lui-même +les lignes d’encre rose qu’il y avait +tracées. +</p> + +<p> +—Voici le plus beau morceau de la +<cite>Clélie</cite>, dit-il; on trouve généralement +cette carte fort galante, mais ce n’est +qu’un simple enjouement de l’esprit, +pour plaire à notre petite <i>cabale</i> littéraire. +Cependant, comme il y a d’étranges +personnes par le monde, j’appréhende +que tous ceux qui la verront +n’aient pas l’esprit assez bien tourné +pour l’entendre. Ceci est le chemin que +l’on doit suivre pour aller de <i>Nouvelle +Amitié</i> à <i>Tendre</i>; et remarquez, messieurs, +que comme on dit Cumes sur la mer +d’Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on +dira <i>Tendre-sur-Inclination</i>, <i>Tendre-sur-Estime</i> +et <i>Tendre-sur-Reconnaissance</i>. Il +faudra commencer par habiter les villages +de <i>Grand-Cœur</i>, <i>Générosité</i>, <i>Exactitude</i>, +<i>Petits-Soins</i>, <i>Billet-Galant</i>, puis <i>Billet-Doux</i>!... +</p> + +<p> +—Oh! c’est du dernier ingénieux! +<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span> +criaient Vaugelas, Colletet et tous les +autres. +</p> + +<p> +—Et remarquez, poursuivait l’auteur, +enflé de ce succès, qu’il faut passer par +<i>Complaisance</i> et <i>Sensibilité</i>, et que, si +l’on ne prend cette route, on court le +risque de s’égarer jusqu’à <i>Tiédeur</i>, +<i>Oubli</i>, et l’on tombe dans le lac d’<i>Indifférence</i>. +</p> + +<p> +—Délicieux! délicieux! galant <i>au suprême</i>! +s’écriaient tous les auditeurs. On +n’a pas plus de génie! +</p> + +<p> +—Eh bien, madame, reprenait Scudéry, +je le déclare chez vous: cet ouvrage, +imprimé sous mon nom, est de +ma sœur; c’est elle qui a traduit <i>Sapho</i> +d’une manière si agréable. Et, sans en +être prié, il déclama d’un ton emphatique +des vers qui finissaient par ceux-ci: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">L’amour est un mal agréable<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a><br /></span> +<span class="i0">Dont mon cœur ne saurait guérir;<br /></span> +<span class="i0">Mais quand il serait guérissable,<br /></span> +<span class="i0">Il est bien plus doux d’en mourir.</span> +</div> + +<p> +—Comment! cette Grecque avait tant +<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span> +d’esprit que cela? Je ne puis le croire! +s’écria Marion de Lorme; combien M<sup>lle</sup> +de Scudéry lui était supérieure! Cette +idée lui appartient; qu’elle les mette +dans <cite>Clélie</cite>, je vous en prie, ces vers +charmants; que cela figurera bien dans +cette histoire romaine! +</p> + +<p> +—A merveille! c’est parfait, dirent +tous les savants: Horace, Arunce et +l’aimable Porsenna sont des amants si +galants! +</p> + +<p> +Ils étaient tous penchés sur la carte +de Tendre, et leurs doigts se croisaient +et se heurtaient en suivant tous les +détours des fleuves amoureux. Le jeune +Poquelin osa élever une voix timide et +son regard mélancolique et fin, et leur +dit: +</p> + +<p> +—A quoi cela sert-il? est-ce à donner +du bonheur ou du plaisir? Monsieur ne +me semble pas bien heureux, et je ne +me sens pas bien gai. +</p> + +<p> +Il n’obtint pour réponse que des regards +de dédain, et se consola en méditant +<i>les Précieuses ridicules</i>. +</p> + +<p> +Des Barreaux se préparait à lire un +<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span> +sonnet pieux qu’il s’accusait d’avoir fait +dans sa maladie; il paraissait honteux +d’avoir songé un moment à Dieu en +voyant le tonnerre, et rougissait de cette +faiblesse; la maîtresse de la maison +l’arrêta: +</p> + +<p> +—Il n’est pas temps encore de dire +vos beaux vers; vous seriez interrompu; +nous attendons M. le Grand-Écuyer et +d’autres gentilshommes; ce serait un +meurtre que de laisser parler un grand +esprit pendant ce bruit et ces dérangements. +Mais voici un jeune Anglais qui +vient de voyager en Italie et retourne à +Londres. On m’a dit qu’il composait un +poëme, je ne sais lequel; il va nous en +dire quelques vers. Beaucoup de ces +messieurs de la Compagnie Eminente +savent l’anglais; et, pour les autres, il +a fait traduire, par un ancien secrétaire +du duc de Buckingham, les passages +qu’il nous lira, et en voici des copies +en français sur cette table. +</p> + +<p> +En parlant ainsi, elle les prit et les +distribua à tous ses érudits. On s’assit, +et l’on fit silence. Il fallut quelque temps +<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span> +pour décider le jeune étranger à parler +et à quitter l’embrasure de la croisée, +où il semblait s’entendre fort bien avec +Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil +placé près de la table; il semblait +d’une santé faible, et tomba sur ce siège +plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son +coude sur la table, et de sa main couvrit +ses yeux grands et beaux, mais à demi +fermés et rougis par des veilles ou des +larmes. Il dit ses fragments de mémoire; +ses auditeurs défiants le regardaient d’un +air de hauteur ou du moins de protection; +d’autres parcouraient nonchalamment +la traduction de ses vers. +</p> + +<p> +Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par +le cours même de son harmonieux récit; +le souffle de l’inspiration poétique l’enleva +bientôt à lui-même, et son regard, +élevé au ciel, devint sublime comme celui +du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël, +car la lumière s’y réfléchissait encore. +Il annonça dans ses vers la première désobéissance +de l’homme, et invoqua le +Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples +un cœur simple et pur, qui sait +<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span> +tout, et qui assistait à la naissance du +Temps. +</p> + +<p> +Un profond silence accueillit ce début, +et un léger murmure s’éleva après la +dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne +voyait qu’à travers un nuage, il était +dans le monde de sa création; il poursuivit. +</p> + +<p> +Il dit l’esprit infernal attaché dans un +feu vengeur par des chaînes de diamants; +le Temps partageant neuf fois le jour et +la nuit aux mortels pendant sa chute; +l’obscurité visible des prisons éternelles +et l’océan flamboyant où flottaient les +anges déchus; sa voix tonnante commença +le discours du prince des démons: +«Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait +une lumière éblouissante dans les +royaumes fortunés du jour? Oh! combien +tu es déchu!... Viens avec moi... Et +qu’importe ce champ de nos célestes batailles? +tout est-il perdu? Une indomptable +volonté, l’esprit immuable de la +vengeance, une haine mortelle, un courage +qui ne sera jamais ployé, conserver +cela, n’est-ce pas une victoire?» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span> +Ici un laquais annonça d’une voix éclatante +MM. de Montrésor et d’Entraigues. +Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les +fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs +en profitèrent pour entamer dix +conversations particulières; on n’y entendait +guère que des paroles de blâme +et des reproches de mauvais goût; quelques +hommes d’esprit, engourdis par la +routine, s’écriaient qu’ils ne comprenaient +pas, que c’était au-dessus de leur +intelligence (ne croyant pas dire si vrai), +et par cette fausse humilité s’attiraient +un compliment, et au poëte une injure: +double avantage. Quelques voix prononcèrent +même le mot de <i>profanation</i>. +</p> + +<p> +Le poëte, interrompu, mit sa tête dans +ses deux mains et ses coudes sur la +table pour ne pas entendre tout ce bruit +de politesses et de critiques. Trois +hommes seuls se rapprochèrent de lui: +c’étaient un officier, Poquelin et Corneille; +celui-ci dit à l’oreille de Milton: +</p> + +<p> +—Changez de tableau, je vous le +conseille; vos auditeurs ne sont pas à la +hauteur de celui-ci. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span> +L’officier serra la main du poëte anglais, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Je vous admire de toute la puissance +de mon âme. +</p> + +<p> +L’Anglais, étonné, le regarda et vit un +visage spirituel, passionné et malade. +</p> + +<p> +Il lui fit un signe de tête, et chercha +à se recueillir pour continuer. Sa voix +reprit une expression très douce à l’oreille +et un accent paisible; il parlait du bonheur +chaste des deux plus belles créatures; +il peignit leur majestueuse nudité, +la candeur et l’autorité de leur regard, +puis leur marche au milieu des tigres et +des lions qui se jouaient encore à leurs +pieds; il dit aussi la pureté de leur prière +matinale, leurs sourires enchanteurs, les +folâtres abandons de leur jeunesse et +l’amour de leurs propos si douloureux +au prince des démons. +</p> + +<p> +De douces larmes bien involontaires +coulaient des yeux de la belle Marion +de Lorme: la nature avait saisi son +cœur malgré son esprit; la poésie la remplit +de pensées graves et religieuses +dont l’enivrement des plaisirs l’avait toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span> +détournée, l’idée de l’amour dans +la vertu lui apparut pour la première +fois avec toute sa beauté, et elle demeura +comme frappée d’une baguette magique +et changée en une pâle et belle statue. +</p> + +<p> +Corneille, son jeune ami et l’officier +étaient pleins d’une silencieuse admiration +qu’ils n’osaient exprimer, car des +voix assez élevées couvrirent celle du +poëte surpris. +</p> + +<p> +—On n’y tient pas! s’écriait des +Barreaux: c’est d’un fade à faire mal au +cœur! +</p> + +<p> +—Et quelle absence de gracieux, de +galant et de belle flamme! disait froidement +Scudéry. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas là notre immortel +d’Urfé! disait Baro le continuateur. +</p> + +<p> +—Où est l’<i>Ariane</i>? où est l’<i>Astrée</i>? +s’écriait en gémissant Godeau l’annotateur. +</p> + +<p> +Toute l’assemblée se soulevait ainsi +avec d’obligeantes remarques, mais faites +de manière à n’être entendues du poëte +que comme un murmure dont le sens +était incertain pour lui; il comprit pourtant +<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span> +qu’il ne produisait pas d’enthousiasme, +et se recueillit avant de toucher +une autre corde de sa lyre. +</p> + +<p> +En ce moment on annonça le conseiller +de Thou, qui, saluant modestement, se +glissa en silence derrière l’auteur, près +de Corneille, de Poquelin et du jeune +officier. Milton reprit ses chants. +</p> + +<p> +Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste +dans les jardins d’Éden, comme une +seconde aurore au milieu du jour; secouant +les plumes de ses ailes divines, +il remplissait les airs d’une odeur ineffable, +et venait révéler à l’homme l’histoire +des cieux; la révolte de Lucifer revêtu +d’une armure de diamant, élevé sur +un char brillant comme le soleil, gardé +par d’étincelants chérubins, et marchant +contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît +sur le char vivant du Seigneur, et les +deux mille tonnerres de sa main droite +roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit +épouvantable, l’armée maudite confondue +sous les immenses décombres du +ciel démantelé. +</p> + +<p> +Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, +<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span> +car les scrupules religieux étaient +venus se liguer avec le faux goût; on +n’entendait que des exclamations qui +obligèrent la maîtresse de la maison à +se lever aussi pour s’efforcer de les +cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, +car il était tout entier absorbé par la +hauteur de ses pensées; son génie n’avait +plus rien de commun avec la terre dans +ce moment; et, quand il rouvrit ses +yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva +près de lui quatre admirateurs dont la +voix se fit mieux entendre que celle de +l’assemblée. +</p> + +<p> +Corneille lui dit cependant: +</p> + +<p> +—Écoutez-moi. Si vous voulez la +gloire présente, ne l’espérez pas d’un +aussi bel ouvrage. La poésie pure est +sentie par bien peu d’âmes; il faut, pour +le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie +à l’intérêt presque physique du drame. +J’avais été tenté de faire un poëme de +<cite>Polyeucte</cite>; mais je couperai ce sujet: +j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera +qu’une tragédie. +</p> + +<p> +—Que m’importe la gloire du moment! +<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span> +répondit Milton; je ne songe point +au succès: je chante parce que je me +sens poëte; je vais où l’inspiration +m’entraîne; ce qu’elle produit est toujours +bien. Quand on ne devrait lire ces +vers que cent ans après ma mort, je les +ferais toujours. +</p> + +<p> +—Ah! moi, je les admire avant qu’ils +ne soient écrits, dit le jeune officier; j’y +vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image +innée dans mon cœur. +</p> + +<p> +—Qui me parle donc d’une manière +si affable? dit le poëte. +</p> + +<p> +—Je suis René Descartes, reprit doucement +le militaire. +</p> + +<p> +—Quoi! monsieur! s’écria de Thou, +seriez-vous assez heureux pour appartenir +à l’auteur des <i>Principes</i>? +</p> + +<p> +—J’en suis l’auteur, dit-il. +</p> + +<p> +—Vous, monsieur! mais... cependant... +pardonnez-moi... mais... n’êtes-vous +pas homme d’épée? dit le conseiller +rempli d’étonnement. +</p> + +<p> +—Eh! monsieur, qu’a de commun la +pensée avec l’habit du corps? Oui, je +porte l’épée, et j’étais au siège de La +<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span> +Rochelle; j’aime la profession des armes, +parce qu’elle soutient l’âme dans une +région d’idées nobles par le sentiment +continuel du sacrifice de la vie; cependant +elle n’occupe pas tout un homme; +on ne peut pas y appliquer ses pensées +continuellement: la paix les assoupit. +D’ailleurs on a aussi à craindre de les +voir interrompues par un coup obscur +ou un accident ridicule et intempestif; +et si l’homme est tué au milieu de l’exécution +de son plan, la postérité conserve +de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en +avait conçu un mauvais; et c’est désespérant. +</p> + +<p> +De Thou sourit de plaisir en entendant +ce langage simple de l’homme +supérieur, celui qu’il aimait le mieux +après le langage du cœur; il serra la +main du jeune sage de la Touraine, et +l’entraîna dans un cabinet voisin avec +Corneille, Milton et Molière, et là ils +eurent de ces conversations qui font +regarder comme perdu le temps qui les +précéda et le temps qui doit les suivre. +</p> + +<p> +Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient +<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span> +de leurs discours, lorsque le bruit +de la musique, des guitares et des flûtes, +qui jouaient des menuets, des sarabandes, +des allemandes et des danses +espagnoles que la jeune Reine avait +mises à la mode, le passage continuel +des groupes de jeunes femmes et leurs +éclats de rire, tout annonça qu’un bal +commençait. Une très jeune et belle +personne, tenant un grand éventail +comme un sceptre, et entourée de dix +jeunes gens, entra dans leur petit salon +retiré, avec sa cour brillante, qu’elle +dirigeait comme une reine, et acheva de +mettre en déroute les studieux causeurs. +</p> + +<p> +—Adieu, messieurs, dit de Thou: je +cède la place à mademoiselle de Lenclos +et à ses mousquetaires. +</p> + +<p> +—Vraiment, messieurs, dit la jeune +Ninon, vous faisons-nous peur? vous +ai-je troublés? vous avez l’air de conspirateurs! +</p> + +<p> +—Nous le sommes peut-être plus que +ces messieurs tout en dansant! dit +Olivier d’Entraigues qui lui donnait la +main. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span> +—Oh! votre conjuration est contre +moi, monsieur le page, répondit Ninon, +tout en regardant un autre chevau-léger +et abandonnant à un troisième le bras +qui lui restait, tandis que les autres +cherchaient à se placer sur le chemin +des œillades errantes; car elle promenait +sur eux ses regards brillants comme +la flamme légère que l’on voit courir +sur l’extrémité des flambeaux qu’elle +allume tour à tour. +</p> + +<p> +De Thou s’esquiva sans que personne +songeât à l’arrêter, et descendait le grand +escalier, lorsqu’il y vit monter le petit +abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et +essoufflé, qui l’arrêta brusquement avec +un air animé et joyeux. +</p> + +<p> +—Eh bien! Eh bien! où allez-vous +donc? laissez aller les étrangers et les +savants, vous êtes des nôtres. J’arrive +un peu tard, mais notre belle Aspasie +me pardonnera. Pourquoi donc vous en +allez-vous? est-ce que tout est fini? +</p> + +<p> +—Mais il paraît que oui; puisque +l’on danse, la lecture est faite. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span> +—La lecture, oui; mais les serments? +dit tout bas l’abbé. +</p> + +<p> +—Quels serments? dit de Thou. +</p> + +<p> +—M. le Grand n’est-il pas venu? +</p> + +<p> +—Je croyais le voir; mais je pense +qu’il n’est pas venu ou qu’il est parti. +</p> + +<p> +—Non, non, venez avec moi, dit l’étourdi, +vous êtes des nôtres, parbleu! il +est impossible que vous n’en soyez pas, +venez. +</p> + +<p> +De Thou, n’osant refuser et avoir l’air +de renier ses amis, même pour des parties +de plaisirs qui lui déplaisaient, le +suivit, ouvrit deux cabinets et descendit +un petit escalier dérobé. A chaque pas +qu’il faisait, il entendait plus distinctement +des voix d’hommes assemblés. +Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu +s’offrit à ses yeux. +</p> + +<p> +La chambre où il entrait, éclairée par +un demi-jour mystérieux, semblait l’asile +des plus voluptueux rendez-vous; +on voyait d’un côté un lit doré, chargé +d’un dais de tapisseries, empanaché de +plumes, couvert de dentelles et d’ornements; +tous les meubles, ciselés et dorés, +<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span> +étaient d’une soie grisâtre richement +brodée, des carreaux de velours s’étendaient +aux pieds de chaque fauteuil sur +d’épais tapis. De petits miroirs, unis +l’un à l’autre par des ornements d’argent, +simulaient une glace entière, perfection +alors inconnue, et multipliaient +partout leurs facettes étincelantes. Nul +bruit extérieur ne pouvait parvenir dans +ce lieu de délices; mais les gens qu’il rassemblait +paraissaient bien éloignés des +pensées qu’il pouvait donner. Une foule +d’hommes, qu’il reconnut pour des personnages +de la cour ou des armées, se +pressaient à l’entrée de cette chambre +et se répandaient dans un appartement +voisin qui paraissait plus vaste; attentifs, +ils dévoraient des yeux le spectacle +qu’offrait le premier salon. Là dix jeunes +gens debout et tenant à la main leurs +épées nues, dont la pointe était baissée +vers la terre, étaient rangés autour d’une +table: leurs visages tournés du côté de +Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient +de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer +était seul, devant la cheminée, +<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span> +les bras croisés et l’air profondément +absorbé dans ses réflexions. Debout près +de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie, +semblait lui avoir présenté ces +gentilshommes. +</p> + +<p> +Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il +se précipita vers la porte qu’il ouvrait, +en jetant un regard irrité à Gondi, et +saisit de Thou par les deux bras en +l’arrêtant sur le dernier degré: +</p> + +<p> +—Que faites-vous ici? lui dit-il d’une +voix étouffée, qui vous amène? que me +voulez-vous? vous êtes perdu si vous +entrez. +</p> + +<p> +—Que faites-vous vous-même? que +vois-je dans cette maison? +</p> + +<p> +—Les conséquences de ce que vous +savez; retirez-vous, vous dis-je; cet air +est empoisonné pour tous ceux qui sont +ici. +</p> + +<p> +—Il n’est plus temps, on m’a déjà +vu; que dirait-on si je me retirais? je les +découragerais, vous seriez perdu. +</p> + +<p> +Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix +et précipitamment; au dernier mot, de +Thou, poussant son ami, entra, et d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span> +pas ferme traversa l’appartement pour +aller vers la cheminée. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, profondément blessé, vint +reprendre sa place, baissa la tête, se recueillit, +et, relevant bientôt un visage +plus calme, continua un discours que +l’entrée de son ami avait interrompu: +</p> + +<p> +—Soyez donc des nôtres, messieurs; +mais il n’est plus besoin de tant de +mystères; souvenez-vous que lorsqu’un +esprit ferme embrasse une idée, il doit +la suivre dans toutes ses conséquences. +Vos courages vont avoir un plus vaste +champ que celui d’une intrigue de cour. +Remerciez-moi: en échange d’une conjuration, +je vous donne une guerre. +M. de Bouillon est parti pour se mettre +à la tête de son armée d’Italie; dans +deux jours, et avant le Roi, je quitte +Paris pour Perpignan; venez-y tous, +les Royalistes de l’armée nous y attendent. +</p> + +<p> +Ici, il jeta autour de lui des regards +confiants et calmes; il vit des éclairs de +joie et d’enthousiasme dans tous les +yeux de ceux qui l’entouraient. Avant +<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span> +de laisser gagner son propre cœur par +la contagieuse émotion qui précède les +grandes entreprises, il voulut s’assurer +d’eux encore, et répéta d’un air grave: +</p> + +<p> +—Oui, la guerre, messieurs, songez-y, +une guerre ouverte. La Rochelle et la +Navarre se préparent au grand réveil de +leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera +d’un côté, le frère du Roi viendra +nous joindre de l’autre: l’homme sera +entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements +marcheront à notre arrière-garde, apportant +leur supplique au Roi, arme +aussi forte que nos épées; et, après la +victoire, nous nous jetterons aux pieds +de Louis XIII, notre maître, pour qu’il +nous fasse grâce et nous pardonne de +l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire +et de hâter sa résolution. +</p> + +<p> +Ici, regardant autour de lui, il vit +encore une assurance croissante dans +les regards et l’attitude de ses complices. +</p> + +<p> +—Quoi! reprit-il, croisant ses bras et +contenant encore avec effort sa propre +émotion, vous ne reculez pas devant cette +<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span> +résolution qui paraîtrait une révolte à +d’autres hommes qu’à vous? Ne pensez-vous +pas que j’aie abusé des pouvoirs +que vous m’aviez remis? J’ai porté loin +les choses; mais il est des temps où les +rois veulent être servis comme malgré +eux. Tout est prévu, vous le savez. +Sedan nous ouvrira ses portes, et nous +sommes assurés de l’Espagne. +</p> + +<p> +Douze mille hommes de vieilles troupes +entreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune +place pourtant ne sera livrée à +l’étranger; elles auront toutes garnison +française, et seront prises au nom du +Roi. +</p> + +<p> +—Vive le Roi! vive l’Union! la nouvelle +Union, la sainte Ligue! s’écrièrent +tous les jeunes gens de l’assemblée. +</p> + +<p> +—Le voici venu, s’écria Cinq-Mars +avec enthousiasme, le voici, le plus beau +jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, +toujours nommée imprévoyante et légère +de siècle en siècle! de quoi t’accuse-t-on +aujourd’hui? Avec un chef de vingt-deux +ans s’est conçue, mûrie, et va s’exécuter +la plus vaste, la plus juste, la plus +<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span> +salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce +qu’une grande vie, sinon une pensée +de la jeunesse exécutée par l’âge mûr? +La jeunesse regarde fixement l’avenir de +son œil d’aigle, y trace un large plan, y +jette une pierre fondamentale; et tout +ce que peut faire notre existence entière, +c’est d’approcher de ce premier dessein. +Ah! quand pourraient naître les grands +projets, sinon lorsque le cœur bat fortement +dans la poitrine? L’esprit n’y suffirait +pas, il n’est rien qu’un instrument. +</p> + +<p> +Une nouvelle explosion de joie suivait +ces paroles, lorsqu’un vieillard à barbe +blanche sortit de la foule. +</p> + +<p> +—Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà +le vieux chevalier de Guise qui va radoter +et nous refroidir. +</p> + +<p> +En effet, le vieillard, serrant la main +de Cinq-Mars, dit lentement et péniblement, +après s’être placé près de lui: +</p> + +<p> +—Oui, mon enfant, et vous, mes +enfants, je vois avec joie que mon vieil +ami Bassompierre sera délivré par vous, +et que vous allez venger le comte de +<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span> +Soissons et le jeune Montmorency... +Mais il convient à la jeunesse, tout ardente +qu’elle est, d’écouter ceux qui ont +beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mes enfants, +et je vous dis que vous ne pourrez pas +prendre cette fois, comme on fit alors, le +titre de <i>sainte Ligue</i>, <i>sainte Union</i>, de +<i>Protecteurs de saint Pierre</i> et <i>Piliers de +l’Église</i>, parce que je vois que vous comptez +sur l’appui des <i>huguenots</i>; vous ne +pourrez pas non plus mettre sur votre +grand sceau de cire verte un trône vide, +puisqu’il est occupé par un roi. +</p> + +<p> +—Vous pouvez dire par deux, interrompit +Gondi en riant. +</p> + +<p> +—Il est pourtant d’une grande importance, +poursuivit le vieux Guise au milieu +de ces jeunes gens en tumulte, il est +pourtant d’une grande importance de +prendre un nom auquel s’attache le peuple; +celui de <i>Guerre du bien public</i> a +été pris autrefois, <i>Princes de la paix</i> +dernièrement; il faudrait en trouver un... +</p> + +<p> +—Eh bien, la <i>Guerre du Roi</i>, dit Cinq-Mars... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span> +—Oui, c’est cela! <i>Guerre du Roi</i>, dirent +Gondi et tous les jeunes gens. +</p> + +<p> +—Mais, reprit encore le vieux ligueur, +il serait essentiel aussi de se faire approuver +par la Faculté théologique de +Sorbonne, qui sanctionna autrefois même +les <i>haut-gourdiers</i> et les <i>sorgueurs</i><a name='FA_9' id='FA_9' href='#FN_9' class='fnanchor'>[9]</a>, et +remettre en vigueur sa deuxième proposition: +qu’il est permis au peuple +de désobéir aux magistrats et de les +pendre. +</p> + +<p> +—Hé! chevalier, s’écria Gondi, il ne +s’agit plus de cela; laissez parler M. le +Grand; nous ne pensons pas plus à la +Sorbonne à présent qu’à votre saint +Jacques Clément. +</p> + +<p> +On rit, et Cinq-Mars reprit: +</p> + +<p> +—J’ai voulu, messieurs, ne vous rien +cacher des projets de <span class='smcap'>Monsieur</span>, de ceux +du duc de Bouillon et des miens, parce +qu’il est juste qu’un homme qui joue sa +vie sache à quel jeu; mais je vous ai +mis sous les yeux les chances les plus +malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé +<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span> +nos forces, parce qu’il n’est pas un +de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à +vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, +que j’apprendrai les richesses +que <span class='smcap'>Monsieur</span> met à notre disposition? +Est-ce à vous, monsieur d’Aignan, monsieur +de Mouy, que je dirai combien de +jeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre +à vos compagnies de gens +d’armes et de chevau-légers, pour combattre +les Cardinalistes? combien en Touraine +et dans l’Auvergne, où sont les +terres de la maison d’Effiat, et d’où vont +sortir deux mille seigneurs avec leurs +vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je +redire le zèle et la valeur des cuirassiers +que vous donnâtes au malheureux +comte de Soissons, dont la cause était +la nôtre, et que vous vîtes assassiner au +milieu de son triomphe par celui qu’il +avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces +messieurs la joie du Comte-Duc<a name='FA_10' id='FA_10' href='#FN_10' class='fnanchor'>[10]</a> à la +nouvelle de nos dispositions, et les +lettres du Cardinal-Infant au duc de +<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span> +Bouillon? Parlerai-je de Paris à l’abbé +de Gondi, à d’Entraigues, et à vous, +messieurs, qui voyez tous les jours son +malheur, son indignation et son besoin +d’éclater? Tandis que tous les royaumes +étrangers demandent la paix, que le +cardinal de Richelieu détruit toujours +par sa mauvaise foi (comme il l’a fait en +rompant le traité de Ratisbonne), tous +les ordres de l’État gémissent de ses +violences et redoutent cette colossale ambition, +qui ne tend pas moins qu’au +trône temporel et même spirituel de la +France. +</p> + +<p> +Un murmure approbateur interrompit +Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on +entendit le son des instruments à vent +et le trépignement mesuré du pied des +danseurs. +</p> + +<p> +Ce bruit causa un instant de distraction +et quelques rires dans les plus +jeunes gens de l’assemblée. +</p> + +<p> +Cinq-Mars en profita, et levant les +yeux: +</p> + +<p> +—Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il, +<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span> +amours, musique, danses joyeuses, que +ne remplissez-vous seuls nos loisirs! +que n’êtes-vous nos seules ambitions! +Qu’il nous faut de ressentiments pour +que nous venions faire entendre nos cris +d’indignation à travers les éclats de joie, +nos redoutables confidences dans l’asile +des entretiens du cœur, et nos serments +de guerre et de mort au milieu de l’enivrement +des fêtes de la vie! +</p> + +<p> +Malheur à celui qui attriste la jeunesse +d’un peuple! Quand les rides sillonnent +le front de l’adolescent, on peut dire +hardiment que le doigt d’un tyran les a +creusées. Les autres peines du jeune +âge lui donnent le désespoir, et non la +consternation. Voyez passer en silence, +chaque matin, ces étudiants tristes et +mornes, dont le front est jauni, dont la +démarche est lente et la voix basse; on +croirait qu’ils craignent de vivre et de +faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il +donc en France? Un homme de trop. +</p> + +<p> +Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant +deux années la marche insidieuse et +profonde de son ambition. Ses étranges +<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span> +procédures, ses commissions secrètes, +ses assassinats juridiques, vous sont +connus: princes, pairs, maréchaux, tout +a été écrasé par lui; il n’y a pas une famille +de France qui ne puisse montrer +quelque trace douloureuse de son passage. +S’il nous regarde tous comme +ennemis de son autorité, c’est qu’il ne +veut laisser en France que sa maison, +qui ne tenait, il y a vingt ans, qu’un +des plus petits fiefs du Poitou. +</p> + +<p> +Les Parlements humiliés n’ont plus de +voix; les présidents de Mesmes, de Novion, +de Bellièvre, vous ont-ils révélé +leur courageuse mais inutile résistance +pour condamner à mort le duc de La +Valette? +</p> + +<p> +Les présidents et conseils des cours +souveraines ont été emprisonnés, chassés, +interdits, chose inouïe! lorsqu’ils +ont parlé pour le Roi ou pour le public. +</p> + +<p> +Les premières charges de justice, qui +les remplit? des hommes infâmes et +corrompus qui sucent le sang et l’or du +pays. Paris et les villes maritimes taxées; +<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span> +les campagnes ruinées et désolées par +les soldats, sergents et gardes du scel; +les paysans réduits à la nourriture et à +la litière des animaux tués par la peste +ou la faim, se sauvant en pays étranger: +tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice. +Il est vrai que ces dignes agents +ont fait battre monnaie à l’effigie du +Cardinal-Duc. Voici de ses pièces +royales. +</p> + +<p> +Ici le grand écuyer jeta sur le tapis +une vingtaine de doublons en or où +Richelieu était représenté. Un nouveau +murmure de haine pour le Cardinal s’éleva +dans la salle. +</p> + +<p> +—Et croyez-vous le clergé moins avili +et moins mécontent? Non. Les évêques +ont été jugés contre les lois de l’État et +le respect dû à leurs personnes sacrées. +On a vu des corsaires d’Alger commandés +par un archevêque. Des gens de +néant ont été élevés au cardinalat. Le +ministre même, dévorant les choses les +plus saintes, s’est fait élire général des +ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, +jetant dans les prisons les religieux qui +<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span> +lui refusaient leurs voix. Jésuites, +Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins +ont été forcés d’élire en France des vicaires +généraux pour ne plus communiquer +à Rome avec leurs propres supérieurs, +parce qu’il veut être patriarche +en France et chef de l’Église gallicane. +</p> + +<p> +—C’est un schismatique, un monstre! +s’écrièrent plusieurs voix. +</p> + +<p> +—Sa marche est donc visible, messieurs; +il est prêt à saisir le pouvoir +temporel et spirituel; il s’est cantonné, +peu à peu, contre le Roi même, dans +les plus fortes places de la France; +saisi des embouchures des principales +rivières, des meilleurs ports de l’Océan, +des salines et de toutes les sûretés du +royaume; c’est donc le Roi qu’il faut délivrer +de cette oppression. <i>Le Roi et la +Paix</i> sera notre cri. Le reste à la Providence. +</p> + +<p> +Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée +et de Thou lui-même par ce +discours. Personne ne l’avait entendu +jusque-là parler longtemps de suite, +même dans les conversations familières; +<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span> +et jamais il n’avait laissé entrevoir par +un seul mot la moindre aptitude à connaître +les affaires publiques; il avait, au +contraire, affecté une insouciance très +grande aux yeux même de ceux qu’il +disposait à servir ses projets, ne leur +montrant qu’une indignation vertueuse +contre les violences du ministre, mais +affectant de ne mettre en avant aucune +de ses propres idées, pour ne pas faire +voir son ambition personnelle comme +but de ses travaux. La confiance qu’on +lui témoignait reposait sur sa faveur et +sur sa bravoure. La surprise fut donc +assez grande pour causer un moment de +silence; ce silence fut bientôt rompu +par tous ces transports communs aux +Français, jeunes ou vieux, lorsqu’on +leur présente un avenir de combats, +quel qu’il soit. +</p> + +<p> +Parmi tous ceux qui vinrent serrer la +main du jeune chef de parti, l’abbé de +Gondi bondissait comme un chevreau. +</p> + +<p> +—J’ai déjà enrôlé mon régiment! +cria-t-il, j’ai des hommes superbes! +</p> + +<p> +Puis, s’adressant à Marion de Lorme: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span> +—Parbleu, mademoiselle, je veux porter +vos couleurs: votre ruban gris de lin +et votre ordre de l’<i>Allumette</i>. La devise +en est charmante: +</p> + +<p class="small"> +Nous ne brûlons que pour brûler les autres, +</p> + +<p class="noindent"> +et je voudrais que vous pussiez voir tout +ce que nous ferons de beau, si par bonheur +on en vient aux mains. +</p> + +<p> +La belle Marion, qui l’aimait peu, se +mit à parler par dessus sa tête à M. de +Thou, mortification qui exaspérait toujours +le petit abbé; aussi la quitta-t-il +brusquement en se redressant et relevant +dédaigneusement sa moustache. +</p> + +<p> +Tout à coup un mouvement de silence +subit se fit dans l’assemblée: un papier +roulé avait frappé le plafond et était venu +tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le +ramassa et le déplia, après avoir regardé +vivement autour de lui; on chercha en +vain d’où il pouvait être venu; tous ceux +qui s’avancèrent n’avaient sur le visage +que l’expression de l’étonnement et d’une +grande curiosité. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span> +—Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement. +</p> + +<div class="center"> +<div class="block"> +<p class="center noindent"> +A CINQ-MARCS. +</p> + +<p class="center noindent small"> +CENTURIE DE NOSTRADAMUS. +</p> + +<div class="poem small"> +<span class="i0">Quand <i>bonnet rouge</i> passera par la fenêtre<br /></span> +<span class="i0">A <i>quarante onces</i> on coupera la tête,<br /></span> +<span class="i4">Et <i>tout</i> finira<a name='FA_11' id='FA_11' href='#FN_11' class='fnanchor'>[11]</a>.</span> +</div> + +</div> +</div> + +<p class="sep2"> +Il y a un traître parmi nous, messieurs, +ajouta-t-il en jetant ce papier. +Mais que nous importe? Nous ne sommes +pas gens à nous effrayer de ces sanglants +jeux de mots. +</p> + +<p> +—Il faut le chercher et le jeter par la +fenêtre! dirent les jeunes gens. +</p> + +<p> +Cependant l’assemblée avait éprouvé +une sensation fâcheuse, on ne se parlait +plus qu’à l’oreille, et chacun regardait +son voisin avec méfiance. Quelques personnes +se retirèrent: la réunion s’éclaircit. +Marion de Lorme ne cessait de dire +à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui +seuls devaient être soupçonnés. Malgré +<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span> +ses efforts, il régna dans cet instant +quelque froideur dans la salle. Les premières +phrases du discours de Cinq-Mars +laissaient aussi de l’incertitude sur les +intentions du Roi, et cette franchise intempestive +avait un peu ébranlé les caractères +les moins fermes. +</p> + +<p> +Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, +j’ai étudié avec soin les conspirations +et les assemblées; il y a des choses +purement mécaniques qu’il faut savoir; +suivez mon avis ici. Je suis vraiment +devenu assez fort dans cette partie. Il +leur faut encore un petit mot, et employez +l’esprit de contradiction; cela réussit +toujours en France; vous les réchaufferez +ainsi. Ayez l’air de ne pas vouloir +les retenir malgré eux, ils resteront. +</p> + +<p> +Le Grand-Ecuyer trouva la recette +bonne, et s’avançant vers ceux qu’il savait +les plus engagés, leur dit: +</p> + +<p> +—Du reste, messieurs, je ne veux forcer +personne à me suivre; assez de braves +nous attendent à Perpignan, et la France +entière est de notre opinion. Si quelqu’un +<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span> +veut s’assurer une retraite, qu’il parle; +nous lui donnerons les moyens de se +mettre dès à présent en sûreté. +</p> + +<p> +Nul ne voulut entendre parler de cette +proposition, et le mouvement qu’elle +occasionna fit renouveler les serments de +haine contre le Cardinal-Duc. +</p> + +<p> +Cinq-Mars continua pourtant à interroger +quelques personnes qu’il choisissait +bien, car il finit par Montrésor qui +cria qu’il se passerait son épée à travers +le corps s’il en avait eu la seule pensée, +et par Gondi, qui, se dressant fièrement +sur les talons, dit: +</p> + +<p> +—Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite +à moi, c’est l’archevêché de Paris +et l’île Notre-Dame; j’en ferai une place +assez forte pour qu’on ne m’enlève pas. +</p> + +<p> +—La vôtre? dit-il à de Thou. +</p> + +<p> +—A vos côtés, répondit celui-ci doucement +en baissant les yeux, ne voulant +pas même donner de l’importance à sa +résolution par la fermeté du regard. +</p> + +<p> +—Vous le voulez? eh bien, j’accepte, +dit Cinq-Mars; mon sacrifice est plus +grand que le vôtre en cela. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span> +Puis, se retournant vers l’assemblée: +</p> + +<p> +—Messieurs, dit-il, je vois en vous +les derniers hommes de la France; car, +après les Montmorency et les Soissons, +vous seuls osez encore lever une tête +libre et digne de notre vieille franchise. +Si Richelieu triomphe, les antiques monuments +de la monarchie crouleront avec +nous; la cour régnera seule à la place +des Parlements, antiques barrières et en +même temps puissants appuis de l’autorité +royale; mais soyons vainqueurs, et +la France nous devra la conservation de +ses anciennes mœurs et de ses sûretés. +Du reste, messieurs, il serait fâcheux de +gâter un bal pour cela; vous entendez +la musique; ces dames vous attendent; +allons danser. +</p> + +<p> +—Le Cardinal payera les violons, +ajouta Gondi. +</p> + +<p> +Les jeunes gens applaudirent en riant, +et tous remontèrent vers la salle de danse +comme ils auraient été se battre. +</p> + +<h2 id="chap_21"> +CHAPITRE XXI +</h2> + +<p class="h2b"> +LE CONFESSIONNAL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +C’est pour vous, beauté fatale, que +je viens dans ce lieu terrible! +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Lewis</span>, <i>le Moine</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +C’était le lendemain de l’assemblée qui +avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une +neige épaisse couvrait les toits de Paris, +et fondait dans ses rues et dans ses +larges ruisseaux, où elle s’élevait en +monceaux grisâtres, sillonnés par les +roues de quelques chariots. +</p> + +<p> +Il était huit heures du soir et la nuit +était sombre; la ville du tumulte était silencieuse +à cause de l’épais tapis que +l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre +le bruit des roues sur la pierre, +et celui des pas du cheval ou de l’homme. +Dans une rue étroite qui serpente autour +<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span> +de la vieille église de Saint-Eustache, +un homme, enveloppé dans son manteau, +se promenait lentement, et cherchait à +distinguer si rien ne paraissait au détour +de la place; souvent il s’asseyait sur +l’une des bornes de l’église, se mettant +à l’abri de la fonte des neiges sous ces +statues horizontales de saints qui sortent +du toit de ce temple, et s’allongent presque +de toute la largeur de la ruelle, +comme des oiseaux de proie qui, prêts +à s’abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent +ce vieillard, ouvrant son manteau, +frappait ses bras contre sa poitrine en les +croisant et les étendant rapidement pour +se réchauffer, ou bien soufflait dans ses +doigts, que garantissait mal du froid +une paire de gants de buffle montant +jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une +petite ombre qui se détachait sur la neige +et glissait contre la muraille. +</p> + +<p> +—Ah! santa Maria! quels vilains +pays que ceux du Nord! dit une petite +voix en tremblant. Ah! le <i>duzé di</i> Mantoue, +que ze voudrais y être encore, +mon vieux Grandchamp. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_218' name='Page_218'>[218]</a></span> +—Allons! Allons! ne parlez pas si +haut, répondit brusquement le vieux +domestique; les murs de Paris ont des +oreilles de cardinal, et surtout les églises. +Votre maîtresse est-elle entrée? mon +maître l’attendait à la porte. +</p> + +<p> +—Oui, oui, elle est entrée dans l’église. +</p> + +<p> +—Taisez-vous, dit Grandchamp, le +son de l’horloge est fêlé, c’est mauvais +signe. +</p> + +<p> +—Cette horloge a sonné l’heure d’un +rendez-vous. +</p> + +<p> +—Pour moi elle sonne une agonie. +Mais, taisez-vous, Laura, voici trois +manteaux qui passent. +</p> + +<p> +Ils laissèrent passer trois hommes. +Grandchamp les suivit, s’assura du chemin +qu’ils prenaient, et revint s’asseoir; +il soupira profondément. +</p> + +<p> +—La neige est froide, Laura, et je +suis vieux. M. le Grand aurait bien pu +choisir un autre de ses gens pour rester +en sentinelle comme je fais pendant qu’il +fait l’amour. C’est bon pour vous de +porter des poulets et des petits rubans, +<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span> +et des portraits et autres fariboles pareilles; +pour moi, on devrait me traiter +avec plus de considération, et M. le maréchal +n’aurait pas fait cela. Les vieux +domestiques font respecter une maison. +</p> + +<p> +—Votre maître est-il arrivé depuis +longtemps, <i lang="es" xml:lang="es">caro amico</i>? +</p> + +<p> +—Et <i lang="es" xml:lang="es">cara! caro!</i> laissez-moi tranquille. +Il y avait une heure que nous gelions +quand vous êtes arrivées toutes +les deux; j’aurais eu le temps de fumer +trois pipes turques. Faites votre affaire, +et allez voir aux autres entrées de l’église +s’il rôde quelqu’un de suspect; +puisqu’il n’y a que deux vedettes, il +faut qu’elles battent le champ. +</p> + +<p> +—Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Signor Jesu!</i> n’avoir personne +à qui dire une parole amicale quand il +fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? +venir à pied depuis l’hôtel de Nevers. +Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Amore qui regna, amore!</i> +</p> + +<p> +—Allons? Italienne, fais volte-face, +te dis-je; que je ne t’entende plus avec +ta langue de musique. +</p> + +<p> +—Ah! Jésus! la grosse voix, cher +Grandchamp? vous étiez bien plus aimable +<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span> +à Chaumont, dans la <i>Turena</i>, +quand vous me parliez de <i>miei occhi</i> +noirs. +</p> + +<p> +—Tais-toi, bavarde! encore une fois, +ton italien n’est bon qu’aux baladins et +aux danseurs de corde, pour amuser +les chiens savants. +</p> + +<p> +—Ah? <i lang="it" xml:lang="it">Italia mia!</i> Grandchamp, +écoutez-moi, et vous entendrez le langage +de la Divinité. Si vous étiez un +galant <i lang="it" xml:lang="it">uomo</i>, comme celui qui a fait ceci +pour une Laura comme moi... +</p> + +<p> +Et elle se mit à chanter à demi-voix: +</p> + +<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Lieti fiori e felici, e ben nate erbe<br /></span> +<span class="i0">Che Madona pensanda premer sole;<br /></span> +<span class="i0">Piagga ch’ascolti su dolci parole<br /></span> +<span class="i0">E del bel piede alcun vestigio serbe<a name='FA_12' id='FA_12' href='#FN_12' class='fnanchor'>[12]</a>.</span> +</div> + +<p> +Le vieux soldat était peu accoutumé +à la voix d’une jeune fille; et, en général, +lorsqu’une femme lui parlait, le ton +<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span> +qu’il prenait en lui répondant était toujours +flottant entre une politesse gauche +et la mauvaise humeur. Cependant cette +fois, en faveur de la chanson italienne, +il sembla s’attendrir, et retroussa sa +moustache, ce qui était chez lui un +signe d’embarras et de détresse; il fit +entendre même un bruit rauque assez +semblable au rire, et dit: +</p> + +<p> +—C’est assez gentil, mordieu! cela me +rappelle le siège de Casal; mais tais-toi, +petite; je n’ai pas encore entendu +venir l’abbé Quillet, cela m’inquiète; il +faut qu’il soit arrivé avant nos deux +jeunes gens, et depuis longtemps... +</p> + +<p> +Laura, qui avait peur d’être envoyée +seule sur la place Saint-Eustache, lui +dit qu’elle était bien sûre que l’abbé +était entré tout à l’heure et continua: +</p> + +<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Ombrose selve, ove percote il sole<br /></span> +<span class="i0">Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.</span> +</div> + +<p> +—Hon! dit en grommelant le bonhomme, +j’ai les pieds dans la neige et +une gouttière dans l’oreille; j’ai le froid +sur la tête et la mort dans le cœur, et +<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span> +tu ne me chantes que des violettes, du +soleil, des herbes et de l’amour: tais-toi! +</p> + +<p> +Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive +du temple, il laissa tomber sa vieille +tête et ses cheveux blanchis sur ses deux +mains, pensif et immobile. Laura n’osa +plus lui parler. +</p> + +<p> +Mais, pendant que sa femme de chambre +était allée trouver Grandchamp, la +jeune et tremblante Marie avait poussé, +d’une main timide, la porte battante de +l’église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, +debout, déguisé, et attendant avec +inquiétude. A peine l’eut-elle reconnu +qu’elle marcha d’un pas précipité dans +le temple, tenant son masque de velours +sur son visage, et courut se réfugier +dans un confessionnal, tandis qu’Henri +refermait avec soin la porte de l’église +qu’elle avait franchie. Il s’assura qu’on +ne pouvait l’ouvrir du dehors et vint +après elle s’agenouiller, comme d’habitude, +dans le lieu de la pénitence. Arrivé +une heure avant elle, avec son vieux +valet, il avait trouvé cette porte ouverte, +<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span> +signe certain et convenu que l’abbé +Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa +place accoutumée. Le soin qu’il avait +d’empêcher toute surprise le fit rester +lui-même à garder cette entrée jusqu’à +l’arrivée de Marie: heureux de voir l’exactitude +du bon abbé, il ne voulut pourtant +pas quitter son poste pour l’en +aller remercier. C’était un second père +pour lui, à cela près de l’autorité, et il +agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup +de cérémonie. +</p> + +<p> +La vieille paroisse de Saint-Eustache +était obscure; seulement, avec la lampe +perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux +de cire jaune, qui, attachés au-dessus +des bénitiers, contre les principaux +piliers, jetaient une lueur rouge sur les +marbres bleus et noirs de la basilique +déserte. La lumière pénétrait à peine +dans les niches enfoncées des ailes du +pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, +et la plus sombre, était ce confessionnal, +dont une grille de fer assez +élevée, et doublée de planches épaisses, +ne laissait apercevoir que le petit dôme +<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span> +et la croix de bois. Là , s’agenouillèrent, +de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de +Mantoue; ils ne se voyaient qu’à peine, +et trouvèrent que, selon son usage, l’abbé +Quillet, assis entre eux, les avait entendus +depuis longtemps. Ils pouvaient +entrevoir, à travers les petits grillages, +l’ombre de son camail. Henri d’Effiat +s’était approché lentement; il venait +arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste +de sa destinée. Ce n’était plus devant +son Roi qu’il allait paraître, mais devant +une souveraine plus puissante, devant +celle pour laquelle il avait entrepris son +immense ouvrage. Il allait éprouver sa +foi et tremblait. +</p> + +<p> +Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée +fut agenouillée en face de lui; il +frémit parce qu’il ne put s’empêcher, à +l’aspect de cet ange, de sentir tout le +bonheur qu’il pourrait perdre; il n’osa +parler le premier, et demeura encore un +instant à contempler sa tête dans +l’ombre, cette jeune tête sur laquelle +reposaient toutes ses espérances. Malgré +son amour, toutes les fois qu’il la voyait, +<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span> +il ne pouvait se garantir de quelque +effroi d’avoir tant entrepris pour une +enfant dont la passion n’était qu’un +faible reflet de la sienne, et qui n’avait +peut-être pas apprécié tous les sacrifices +qu’il avait faits, son caractère ployé +pour elle aux complaisances d’un courtisan +condamné aux intrigues et aux +souffrances de l’ambition, livré aux combinaisons +profondes, aux criminelles +méditations, aux sombres et violents +travaux d’un conspirateur. Jusque-là , +dans leurs secrètes et chastes entrevues, +elle avait toujours reçu chaque nouvelle +de ses progrès dans sa carrière avec les +transports de plaisir d’un enfant, mais +sans apprécier la fatigue de chacun de +ces pas si pesants que l’on fait vers les +honneurs, et lui demandant toujours +avec naïveté quand il serait Connétable +enfin, et quand ils se marieraient, +comme si elle eût demandé quand il +viendrait au carrousel, et si le temps +était serein. Jusque-là , il avait souri de +ces questions et de cette ignorance, +pardonnable à dix-huit ans dans une +<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span> +jeune fille née sur un trône et accoutumée +à des grandeurs pour ainsi dire +naturelles et trouvées autour d’elle en +venant à la vie; mais à cette heure, il +fit de plus sérieuses réflexions sur ce +caractère, et lorsque, sortant presque de +l’assemblée imposante des conspirateurs, +représentants de tous les ordres +du royaume, son oreille où résonnaient +encore les voix mâles qui avaient juré +d’entreprendre une vaste guerre, fut +frappée des premières paroles de celle +pour qui elle était commencée, il craignit, +pour la première fois, que cette sorte +d’innocence ne fût de la légèreté et ne +s’étendît jusqu’au cœur: il résolut de +l’approfondir. +</p> + +<p> +—Dieu! que j’ai peur, Henri! dit-elle +en entrant dans le confessionnal; vous +me faites venir sans gardes, sans carrosses; +je tremble toujours d’être vue de +mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers. +Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps +comme une coupable? La Reine +n’a pas été contente lorsque je le lui +ai avoué; si elle m’en parle encore, ce +<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span> +sera avec son air sévère que vous connaissez, +et qui me fait toujours pleurer; +j’ai bien peur. +</p> + +<p> +Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit +que par un profond soupir. +</p> + +<p> +—Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle. +</p> + +<p> +—Sont-ce bien là toutes vos terreurs! +dit Cinq-Mars avec amertume. +</p> + +<p> +—Dois-je en avoir de plus grandes? +O mon ami! de quel ton, avec quelle +voix me parlez-vous! êtes-vous fâché +par ce que je suis venue trop tard? +</p> + +<p> +—Trop tôt, madame, beaucoup trop +tôt, pour les choses que vous devez +entendre, car je vous en vois bien +éloignée. +</p> + +<p> +Marie, affligée de l’accent sombre et +amer de sa voix, se prit à pleurer. +</p> + +<p> +—Hélas! mon Dieu! qu’ai-je donc +fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez +madame et me traitiez si durement? +</p> + +<p> +—Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, +mais toujours avec ironie. En +effet, vous n’êtes pas coupable; mais je +<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span> +le suis, je suis seul à l’être; ce n’est pas +envers vous, mais pour vous. +</p> + +<p> +—Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous +ordonné la mort de quelqu’un? +Oh! non, j’en suis bien sûre, vous êtes +si bon! +</p> + +<p> +—Eh quoi! dit Cinq-Mars, n’êtes-vous +pour rien dans mes projets? ai-je mal +compris votre pensée lorsque vous me +regardiez chez la Reine? ne sais-je plus +lire dans vos yeux? le feu qui les animait +était-ce un grand amour pour +Richelieu? cette admiration que vous +promettiez à celui qui oserait tout dire +au Roi, qu’est-elle devenue? Est-ce un +mensonge que tout cela? +</p> + +<p> +Marie fondait en larmes. +</p> + +<p> +—Vous me parlez toujours d’un air +contraint, dit-elle: je ne l’ai point mérité. +Si je ne vous dis rien de cette conjuration +effrayante, croyez-vous que je l’oublie? +ne me trouvez-vous pas assez +malheureuse? avez-vous besoin de voir +mes pleurs? les voilà . J’en verse assez +en secret, Henri; croyez que si j’ai évité, +dans nos dernières entrevues, ce terrible +<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span> +sujet, c’était de crainte d’en trop +apprendre: ai-je une autre pensée que +celle de vos dangers? ne sais-je pas bien +que c’est pour moi que vous les courez? +Hélas! si vous combattez pour moi, +n’ai-je pas aussi à soutenir des attaques +non moins cruelles? Plus heureux que +moi, vous n’avez à combattre que la +haine, tandis que je lutte contre l’amitié: +le Cardinal vous opposera des hommes +et des armes; mais la Reine, la douce +Anne d’Autriche, n’emploie que de +tendres conseils, des caresses, et quelquefois +des larmes. +</p> + +<p> +—Touchante et invincible contrainte, +dit Cinq-Mars avec amertume, pour vous +faire accepter un trône. Je conçois que +vous ayez besoin de quelques efforts +contre de telles séductions; mais avant, +madame, il importe de vous délier de +vos serments. +</p> + +<p> +—Hélas! grand Dieu? qu’y a-t-il +contre nous? +</p> + +<p> +—Il y a Dieu sur nous, et contre nous, +reprit Henri d’une voix sévère; le Roi +m’a trompé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span> +L’abbé s’agita dans le confessionnal. +Marie s’écria: +</p> + +<p> +—Voilà ce que je pressentais; voilà le +malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi +qui l’ai causé? +</p> + +<p> +—Il m’a trompé en me serrant la +main, poursuivit Cinq-Mars; il m’a +trahi par le vil Joseph qu’on m’offre de +poignarder. +</p> + +<p> +L’abbé fit un mouvement d’horreur +qui ouvrit à demi la porte du confessionnal. +</p> + +<p> +—Ah! mon père, ne craignez rien, +continua Henri d’Effiat; votre élève ne +frappera jamais de tels coups. Ils s’entendront +de loin, ceux que je prépare, +et le grand jour les éclairera; mais il +me reste un devoir à remplir, un devoir +sacré: voyez votre enfant s’immoler devant +vous. Hélas! je n’ai pas vécu longtemps +pour le bonheur: je viens le détruire +peut-être, par votre main, la +même qui l’avait consacré. +</p> + +<p> +Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger +grillage qui le séparait de son vieux +gouverneur; celui-ci, gardant toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span> +un silence surprenant, avança le camail +sur son front. +</p> + +<p> +—Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix +moins ferme, rendez cet anneau nuptial +à la duchesse de Mantoue; je ne puis +le garder qu’elle ne me le donne une +seconde fois, car je ne suis plus le +même qu’elle promit d’épouser. +</p> + +<p> +Le prêtre saisit brusquement la bague +et la passa au travers des losanges du +grillage opposé; cette marque d’indifférence +étonna Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous +aussi changé? +</p> + +<p> +Cependant Marie ne pleurait plus; +mais élevant sa voix angélique qui +éveilla un faible écho le long des ogives +du temple, comme le plus doux soupir +de l’orgue, elle dit: +</p> + +<p> +—O mon ami! ne soyez plus en colère, +je ne vous comprends pas; pouvons-nous +rompre ce que Dieu vient +d’unir, et pourrais-je vous quitter quand +je vous sais malheureux! Si le Roi ne +vous aime plus, du moins vous êtes +assuré qu’il ne viendra pas vous faire +<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span> +du mal, puisqu’il n’en a pas fait au +Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous +croyez-vous perdu parce qu’il n’aura pas +voulu peut-être se séparer de son vieux +serviteur? Eh bien, attendons le retour +de son amitié; oubliez ces conspirateurs +qui m’effrayent. S’ils n’ont plus d’espoir, +j’en remercie Dieu, je ne tremblerai +plus pour vous. Qu’avez-vous donc, mon +ami, et pourquoi nous affliger inutilement? +La Reine nous aime, et nous +sommes tous deux bien jeunes, attendons. +L’avenir est beau, puisque nous +sommes unis et sûrs de nous-mêmes. +Racontez-moi ce que le Roi vous disait +à Chambord. Je vous ai suivi longtemps +des yeux. Dieu! que cette partie de +chasse fut triste pour moi! +</p> + +<p> +—Il m’a trahi! vous dis-je, répondit +Cinq-Mars; et qui l’aurait pu croire +lorsque vous l’avez vu nous serrant la +main, passant de son frère à moi et au +duc de Bouillon, qu’il se faisait instruire +des moindres détails de la conjuration, +du jour même où l’on arrêterait +Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son +<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span> +exil (car ils voulaient sa mort; mais le +souvenir de mon père me fit demander +sa vie). Le Roi disait que lui-même dirigerait +tout à Perpignan; et cependant +Joseph, cet impur espion, sortait du +cabinet des Lys! O Marie! vous l’avouerai-je? +au moment où je l’ai appris, +mon âme a été bouleversée; j’ai douté +de tout, et il m’a semblé que le centre +du monde chancelait en voyant la vérité +quitter le cœur d’un roi. Je voyais s’écrouler +tout notre édifice: une heure +encore, et la conjuration s’évanouissait; +je vous perdais pour toujours; un +moyen me restait, je l’ai employé. +</p> + +<p> +—Lequel? dit Marie. +</p> + +<p> +—Le traité d’Espagne était dans ma +main, je l’ai signé. +</p> + +<p> +—O ciel! déchirez-le. +</p> + +<p> +—Il est parti. +</p> + +<p> +—Qui le porte? +</p> + +<p> +—Fontrailles. +</p> + +<p> +—Rappelez-le. +</p> + +<p> +—Il doit avoir déjà dépassé les défilés +d’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant +debout. Tout est prêt à Madrid; tout à +<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span> +Sedan; des armées m’attendent, Marie; +des armées! et Richelieu est au milieu +d’elles! Il chancelle, il ne faut plus +qu’un seul coup pour le renverser, et +vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars +triomphant! +</p> + +<p> +—A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant. +</p> + +<p> +—Eh bien, oui, rebelle, mais non +plus favori! Rebelle, criminel, digne de +l’échafaud, je le sais! s’écria ce jeune +homme passionné en retombant à genoux; +mais rebelle par amour, rebelle +pour vous, que mon épée va conquérir +enfin tout entière. +</p> + +<p> +—Hélas! l’épée que l’on trempe dans +le sang des siens n’est-elle pas un +poignard? +</p> + +<p> +—Arrêtez, par pitié, Marie! Que des +rois m’abandonnent, que des guerriers +me délaissent, j’en serai plus ferme encore: +mais je serai vaincu par un mot +de vous, et encore une fois le temps de +réfléchir est passé pour moi; oui, je +suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à +me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, +<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span> +Marie, reprenez cet anneau. +</p> + +<p> +—Je ne le puis, dit-elle, car je suis +votre femme, quel que vous soyez. +</p> + +<p> +—Vous l’entendez, mon père, dit +Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez +cette seconde union, c’est celle +du dévouement, plus belle encore que +celle de l’amour. Qu’elle soit à moi tant +que je vivrai! +</p> + +<p> +Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte +du confessionnal, sortit brusquement, +et fut hors de l’église avant que Cinq-Mars +eût le temps de se lever pour le +suivre. +</p> + +<p> +—Où allez-vous? qu’avez-vous? s’écria-t-il. +</p> + +<p> +Mais personne ne paraissait et ne se +faisait entendre. +</p> + +<p> +—Ne criez pas, au nom du ciel! dit +Marie, ou je suis perdue! il a sans +doute entendu quelqu’un dans l’église. +</p> + +<p> +Mais troublé et sans lui répondre, +d’Effiat, s’élançant sous les arcades et +cherchant en vain son gouverneur, courut +à une porte qu’il trouva fermée; +tirant son épée, il fit le tour de l’église +<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span> +et, arrivant à l’entrée que devait garder +Grandchamp, il l’appela et écouta. +</p> + +<p> +—Lâchez-le à présent, dit une voix au +coin de la rue. +</p> + +<p> +Et des chevaux partirent au galop. +</p> + +<p> +—Grandchamp, répondras-tu? cria +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—A mon secours, Henri, mon cher +enfant! répondit la voix de l’abbé Quillet. +</p> + +<p> +—Eh! d’où venez-vous donc? Vous +m’exposez! dit le Grand-Écuyer s’approchant +de lui. +</p> + +<p> +Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur, +sans chapeau, sous la neige +qui tombait, n’était pas en état de lui +répondre. +</p> + +<p> +—Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il, +les scélérats! les assassins! ils m’ont +empêché d’appeler, ils m’ont serré les +lèvres avec un mouchoir! +</p> + +<p> +A ce bruit Grandchamp survint enfin, +se frottant les yeux comme un homme +qui se réveille. Laura, épouvantée, courut +dans l’église près de sa maîtresse; tous +rentrèrent précipitamment pour rassurer +Marie, et entourèrent le vieil abbé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span> +—Les scélérats! ils m’ont attaché les +mains comme vous voyez, ils étaient plus +de vingt; ils m’ont pris la clef de cette +porte de l’église. +</p> + +<p> +—Quoi! tout à l’heure? dit Cinq-Mars; +et pourquoi nous quittiez-vous? +</p> + +<p> +—Vous quitter! Il y a plus de deux +heures qu’ils me tiennent. +</p> + +<p> +—Deux heures! s’écria Henri effrayé. +</p> + +<p> +—Ah! malheureux vieillard que je +suis! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant +le danger de mon maître! c’est la +première fois! +</p> + +<p> +—Vous n’étiez donc pas avec nous +dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars +avec anxiété, tandis que Marie +tremblante se pressait contre son bras. +</p> + +<p> +—Eh quoi! dit l’abbé, n’avez-vous +pas vu le scélérat à qui ils ont donné +ma clef? +</p> + +<p> +—Non! qui? dirent-ils tous à la fois. +</p> + +<p> +—Le père Joseph! répondit le bon +prêtre. +</p> + +<p> +—Fuyez! vous êtes perdu! s’écria +Marie. +</p> + +<h2 id="chap_22"> +CHAPITRE XXII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ORAGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i6">Blow, blow, thou winter wind<br /></span> +<span class="i6">Thou art not so unkind<br /></span> +<span class="i6">As man’s ingratitude:<br /></span> +<span class="i6">Thy touth is not so keen,<br /></span> +<span class="i4">Because thou art not seen<br /></span> +<span class="i4">Altho thy breath be rude.<br /></span> +<span class="i0">Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,<br /></span> +<span class="i0">Most friendship is feigning; most loving mere folly.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Shakspeare.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i6">Souffle, souffle, vent d’hiver:<br /></span> +<span class="i8">Tu n’es pas si cruel<br /></span> +<span class="i6">Que l’ingratitude de l’homme;<br /></span> +<span class="i6">Ta dent n’est pas si pénétrante,<br /></span> +<span class="i8">Car tu es invisible,<br /></span> +<span class="i6">Quoique ton souffle soit rude.<br /></span> +<span class="i0">Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.<br /></span> +<span class="i0">La plupart des amis sont faux, les amants fous.</span> +</div> +</div> +</div> + +<p> +Au milieu de cette longue et superbe +chaîne des Pyrénées qui forme l’isthme +crénelé de la Péninsule au centre de +ces pyramides bleues chargées de neige, +de forêts et de gazons, s’ouvre un étroit +<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span> +défilé, un sentier taillé dans le lit desséché +d’un torrent perpendiculaire; il +circule parmi les rocs, se glisse sous +les ponts de neige épaissie, serpente au +bord des précipices inondés, pour escalader +les montagnes voisines d’Urdoz et +d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos +inégal, laboure leur cime nébuleuse; +pays nouveau qui a encore ses monts et +ses profondeurs, tourne à droite, quitte +la France et descend en Espagne. Jamais +le fer relevé de la mule n’a laissé sa +trace dans ses détours; l’homme peut +à peine s’y tenir debout; il lui faut la +chaussure de corde qui ne peut pas +glisser, et le trèfle du bâton ferré qui +s’enfonce dans les fentes des rochers. +</p> + +<p> +Dans les beaux mois de l’été, le <i>pastour</i>, +vêtu de sa cape brune, et le bélier +noir à la longue barbe, y conduisent des +troupeaux dont la laine tombante balaye +le gazon. On n’entend plus dans ces lieux +escarpés que le bruit des grosses clochettes +que portent les moutons, et +dont les tintements inégaux produisent +des accords imprévus, des gammes fortuites, +<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span> +qui étonnent le voyageur et réjouissent +leur berger sauvage et silencieux. +Mais, lorsque vient le long mois +de septembre, un linceul de neige se +déroule de la cime des monts jusqu’à +leur base, et ne respecte que ce sentier +profondément creusé, quelques gorges +ouvertes par les torrents, et quelques +rocs de granit qui allongent leur forme +bizarre comme les ossements d’un monde +enseveli. +</p> + +<p> +C’est alors qu’on voit accourir de +légers troupeaux d’isards qui, renversant +sur leur dos leurs cornes recourbées, +s’élancent de rocher en rocher, comme si +le vent les faisait bondir devant lui, et +prennent possession de leur désert aérien; +des volées de corbeaux et de corneilles +tournent sans cesse dans les gouffres et +les puits naturels, qu’elles transforment +en ténébreux colombiers, tandis que +l’ours brun, suivi de sa famille velue +qui se joue et se roule autour de lui sur +la neige, descend avec lenteur de sa retraite +envahie par les frimas. Mais ce ne +sont là ni les plus sauvages ni les plus +<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span> +cruels habitants que ramène l’hiver dans +ces montagnes; le contrebandier rassuré +se hasarde jusqu’à se construire une +demeure de bois sur la barrière même +de la nature et de la politique; là des +traités inconnus, des échanges occultes, +se font entre les deux Navarres, au +milieu des brouillards et des vents. +</p> + +<p> +Ce fut dans cet étroit sentier, sur le +<i>versant</i> de la France, qu’environ deux mois +après les scènes que nous avons vues se +passer à Paris, deux voyageurs venant +d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués +et pleins d’épouvante. On entendait des +coups de fusil dans la montagne. +</p> + +<p> +—Les coquins! comme ils nous ont +poursuivis! dit l’un d’eux; je n’en puis +plus! sans vous j’étais pris. +</p> + +<p> +—Et vous le serez encore, ainsi que +ce damné papier, si vous perdez votre +temps en paroles; voilà un second coup +de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle; +ils nous croient partis par la +côte du Limaçon; mais, en bas, ils +s’apercevront du contraire. Descendez. +<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span> +C’est une ronde, sans doute, qui chasse +les contrebandiers. Descendez! +</p> + +<p> +—Eh! comment? je n’y vois pas. +</p> + +<p> +—Descendez toujours, et prenez-moi +le bras. +</p> + +<p> +—Soutenez-moi; je glisse avec mes +bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant +aux pointes du roc pour s’assurer +de la solidité du terrain avant d’y +poser le pied. +</p> + +<p> +—Allez donc, allez donc! lui dit +l’autre en le poussant; voilà un de ces +drôles qui passe sur notre tête. +</p> + +<p> +En effet, l’ombre d’un homme armé +d’un long fusil se dessina sur la neige. +Les deux aventuriers se tinrent immobiles. +Il passa; ils continuèrent à descendre. +</p> + +<p> +—Ils nous prendront! dit celui qui +soutenait l’autre, nous sommes tournés. +Donnez-moi votre diable de parchemin; +je porte l’habit des contrebandiers, et je +me ferai passer pour tel en cherchant +asile chez eux; mais vous n’auriez pas +de ressource avec votre habit galonné. +</p> + +<p> +—Vous avez raison, dit son compagnon +<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span> +en s’arrêtant sur une pointe de +roc. +</p> + +<p> +Et, restant suspendu au milieu de la +pente, il lui donna un rouleau de bois +creux. +</p> + +<p> +Un coup de fusil partit, et une balle +vint s’enterrer en sifflant et en frissonnant +dans la neige à leurs pieds. +</p> + +<p> +—Averti! dit le premier. Roulez en +bas; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez +la route. A gauche du Gave est +Sainte-Marie; mais tournez à droite, +traversez Oloron, et vous êtes sur le +chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez. +</p> + +<p> +En parlant, il poussa son camarade, +et, sans daigner le regarder, ne voulant +ni monter ni descendre, se mit à suivre +horizontalement le front du mont, en +s’accrochant aux pierres, aux branches, +aux plantes même, avec une adresse de +chat sauvage, et bientôt se trouva sur +un tertre solide, devant une petite case +de planches à jour, à travers lesquelles +on voyait une lumière. L’aventurier +tourna tout autour comme un loup +affamé autour d’un parc, et, appliquant +<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span> +son œil à l’une des ouvertures, vit des +choses qui le décidèrent apparemment, +car, sans hésiter, il poussa la porte +chancelante que ne fermait pas même +un faible loquet. La case entière s’ébranla +au coup de poing qu’il avait donné; +il vit alors qu’elle était divisée en deux +cellules par une cloison. Un grand flambeau +de cire jaune éclairait la première; +là , une jeune fille, pâle et d’une effroyable +maigreur, était accroupie dans un +coin sur la terre humide où coulait la +neige fondue sous les planches de la +chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et +couverts de poussière, mais très longs, +tombaient en désordre sur son vêtement +de bure brune; le capuchon rouge des +Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; +elle baissait les yeux et filait une petite +quenouille attachée à sa ceinture. L’entrée +d’un homme ne la troubla pas. +</p> + +<p> +—Eh! eh! la <i>moza</i><a name='FA_13' id='FA_13' href='#FN_13' class='fnanchor'>[13]</a>, lève-toi et donne-moi +à boire; je suis las et j’ai soif. +</p> + +<p> +La jeune fille ne répondit pas, et, sans +<span class='pagenum'><a id='Page_245' name='Page_245'>[245]</a></span> +lever les yeux, continua de filer avec +application. +</p> + +<p> +—Entends-tu? dit l’étranger la poussant +avec le pied; va dire au patron, que +j’ai vu là , qu’un ami vient le voir, et +donne-moi à boire avant. Je coucherai +ici. +</p> + +<p> +Elle répondit d’une voix enrouée en +filant toujours: +</p> + +<p> +—Je bois la neige qui fond sur le +rocher, ou l’écume verte qui nage sur +l’eau des marais; mais, quand j’ai bien +filé, on me donne l’eau de la source de +fer. +</p> + +<p> +Quand je dors, le lézard froid passe +sur mon visage; mais lorsque j’ai bien +lavé une mule, on jette le foin; le foin +est chaud; le foin est bon et chaud; je +le mets sur mes pieds de marbre. +</p> + +<p> +—Quelle histoire me fais-tu là ? dit +Jacques; je ne parle pas de toi. +</p> + +<p> +Elle poursuivit: +</p> + +<p> +—On me fait tenir un homme pendant +qu’on le tue. Oh! que j’ai eu du +sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne +si cela se peut. Ils m’ont fait tenir +<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span> +sa tête et le baquet rempli d’une eau +rouge. O ciel! moi qui étais l’épouse de +Dieu! on jette leurs corps dans l’abîme +de neige; mais le vautour les trouve; il +tapisse son nid avec leurs cheveux. Je +te vois à présent plein de vie, je te +verrai sanglant, pâle et mort. +</p> + +<p> +L’aventurier, haussant les épaules, se +mit à siffler en entrant, et poussa la +seconde porte; il trouva l’homme qu’il +avait vu par les fentes de la cabane: il +portait le <i>berret</i><a name='FA_14' id='FA_14' href='#FN_14' class='fnanchor'>[14]</a> bleu des Basques sur +l’oreille, et, couvert d’un ample manteau, +assis sur un bât de mulet, courbé +sur un large brasier de fonte, fumait un +cigare et vidait une outre placée à son +côté. La lueur de la braise éclairait son +visage gras et jaune, ainsi que la chambre +où étaient rangées des selles de mulet +autour du <i>brasero</i> comme des sièges. Il +souleva la tête sans se déranger. +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est toi, Jacques? dit-il, +c’est bien toi? Quoiqu’il y ait quatre ans +que je ne t’ai vu, je te reconnais, tu +<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span> +n’es pas changé, brigand; c’est toujours +ta grande face de vaurien. Mets-toi là et +buvons un coup. +</p> + +<p> +—Oui, me voilà encore ici; mais comment +diable y es-tu, toi? Je te croyais +juge, Houmain! +</p> + +<p> +—Et moi, donc, je te croyais bien +capitaine espagnol, Jacques! +</p> + +<p> +—Ah! je l’ai été quelque temps, c’est +vrai, et puis prisonnier; mais je m’en +suis tiré assez joliment, et j’ai repris +l’ancien état, l’état libre, la bonne vieille +contrebande. +</p> + +<p> +—Viva! viva! <i>jaleo!</i> s’écria Houmain; +nous autres braves, nous sommes bons +à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours +passé par les autres <i>ports</i><a name='FA_15' id='FA_15' href='#FN_15' class='fnanchor'>[15]</a>? car je +ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le +métier. +</p> + +<p> +—Oui, oui, j’ai passé par où tu ne +passeras pas, va! dit Jacques. +</p> + +<p> +—Et qu’apportes-tu? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span> +—Une marchandise inconnue; mes +mules viendront demain. +</p> + +<p> +—Sont-ce les ceintures de soie, les +cigares ou la laine? +</p> + +<p> +—Tu le sauras plus tard, amigo, dit +le spadassin; donne-moi l’outre, j’ai +soif. +</p> + +<p> +—Tiens, bois, c’est du vrai valdepenas!... +Nous sommes si heureux ici, nous +autres bandoleros! Ai! <i>jaleo! jaleo<a name='FA_16' id='FA_16' href='#FN_16' class='fnanchor'>[16]</a>!</i> +bois donc, les amis vont venir. +</p> + +<p> +—Quels amis? dit Jacques laissant +retomber l’outre. +</p> + +<p> +—Ne t’inquiète pas, bois toujours; je +vais te conter ça, et puis nous chanterons +la Tirana<a name='FA_17' id='FA_17' href='#FN_17' class='fnanchor'>[17]</a> andalouse! +</p> + +<p> +L’aventurier prit l’outre et fit semblant +de boire tranquillement. +</p> + +<p> +—Quelle est donc cette grande diablesse +que j’ai vue à ta porte? reprit-il; +elle a l’air à moitié morte. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span> +—Non, non; elle n’est que folle; bois +toujours, je te conterai ça. +</p> + +<p> +Et, prenant à sa ceinture rouge le long +poignard dentelé de chaque côté en +manière de scie, Houmain s’en servit +pour retourner et enflammer la braise, +et dit d’un air grave: +</p> + +<p> +—Tu sauras d’abord, si tu ne le sais +pas, que là -bas (il montrait le côté de la +France) ce vieux loup de Richelieu les +mène tambour battant. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Jacques. +</p> + +<p> +—Oui; on l’appelle le <i>roi du Roi</i>. Tu +sais? Cependant il y a un petit jeune +homme qui est à peu près aussi fort +que lui, et qu’on appelle M. le Grand. +Ce petit bonhomme commande presque +toute l’armée de Perpignan dans ce +moment-ci, et il est arrivé il y a un +mois; mais le vieux est toujours à Narbonne, +et il est bien fin. Pour le Roi, il +est tantôt comme ci, tantôt comme çà +(en parlant, Houmain retournait sa main +sur le dos et du côté de la paume); oui, +entre le zist et le zest. Mais en attendant +qu’il se décide, moi je suis pour le zist, +<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span> +c’est à dire Cardinaliste, et j’ai toujours +fait les affaires de monseigneur, depuis +la première qu’il me donna il y a bientôt +trois ans. Je vais te la conter. +</p> + +<p> +Il avait besoin de gens de caractère +et d’esprit pour une petite expédition, +et me fit chercher pour être lieutenant +criminel. +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est un joli poste, on me +l’a dit. +</p> + +<p> +—Oui, c’est un trafic comme le nôtre, +où l’on vend la corde au lieu du fil; c’est +moins honnête, car on tue plus souvent, +mais aussi c’est plus solide: chaque +chose a son prix. +</p> + +<p> +—C’est juste, dit Jacques. +</p> + +<p> +—Me voilà donc en robe rouge; je servis +à en donner une jaune en soufre à un +grand beau garçon qui était curé à Loudun, +et qui était dans un couvent de +nonnes comme un loup dans la bergerie: +aussi il lui en cuisit. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! c’est fort drôle! s’écria +Jacques en riant. +</p> + +<p> +—Bois toujours, continua Houmain. +Oui, je t’assure, Jago, que je l’ai vu, +<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span> +après l’affaire, réduit en petits tas noirs +comme ce charbon, tiens, ce charbon-là +au bout de mon poignard. Ce que c’est +que de nous! voilà comme nous serons +chez le diable. +</p> + +<p> +—Oh! pas de ces plaisanteries-là ! dit +l’autre très gravement; vous savez bien +que moi j’ai de la religion. +</p> + +<p> +—Ah! je ne dis pas non: cela peut +être, reprit Houmain du même ton. Richelieu +est bien cardinal! mais, enfin, +n’importe. Tu sauras que, comme j’étais +rapporteur, cela me rapporta... +</p> + +<p> +—Ah! de l’esprit, coquin! +</p> + +<p> +—Oui, toujours un peu! Je dis donc +que cela me rapporta cinq cents piastres; +car Armand Duplessis paye bien son +monde; il n’y a rien à dire, si ce n’est +que l’argent n’est pas à lui; mais nous +faisons tous comme cela. Alors, ma foi, +j’ai voulu placer cet argent dans notre +ancien négoce; je suis revenu ici. Le +métier va bien, heureusement: il y a +peine de mort contre nous, et la marchandise +renchérit. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span> +—Qu’est-ce que je vois là ? s’écria +Jacques; un éclair dans ce mois-ci! +</p> + +<p> +—Oui, les orages vont commencer: +il y en a déjà eu deux. Nous sommes +dans le nuage; entends-tu les roulements? +Mais ce n’est rien; va, bois toujours. +Il est une heure du matin à peu +près, nous achèverons l’outre et la nuit +ensemble. Je te disais donc que je fis +connaissance avec notre président, un +grand drôle nommé Laubardemont. Je +ne sais pas si tu le connais. +</p> + +<p> +—Oui, oui, un peu, dit Jacques; c’est +un fier avare; mais c’est égal, parle. +</p> + +<p> +—Eh bien, comme nous n’avions rien +de caché l’un pour l’autre, je lui dis +mes petits projets de commerce, et lui +recommandai, quand l’occasion des +bonnes affaires se présenterait, de penser +à son camarade du tribunal. Il n’y a +pas manqué, je n’ai pas à me plaindre. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Jacques. Et qu’a-t-il +fait? +</p> + +<p> +—D’abord il y a deux ans qu’il m’a +amené lui-même, en croupe, sa nièce, +que tu as vue à la porte. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span> +—Sa nièce! dit Jacques en se levant, +et tu la traites comme une esclave! +<i>Demonio!</i> +</p> + +<p> +—Bois toujours, continua Houmain +en attisant doucement la braise avec son +poignard; c’est lui-même qui l’a désiré. +Rassieds-toi. +</p> + +<p> +Jacques se rassit. +</p> + +<p> +—Je crois, poursuivit le contrebandier, +qu’il n’aurait pas même été fâché +de la savoir... tu m’entends. Il aurait +mieux aimé la savoir sous la neige que +dessus, mais il ne voulait pas l’y mettre +lui-même, parce qu’il est bon parent, +comme il le dit. +</p> + +<p> +—Et comme je le sais, dit le nouveau +venu, mais va... +</p> + +<p> +—On conçoit qu’un homme comme +lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir +une nièce folle chez lui. C’est tout +simple. Si j’avais continué aussi mon +rôle d’homme de robe, j’en aurais fait +autant en pareil cas. Mais ici nous ne +représentons pas, comme tu vois, et je +<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span> +l’ai prise pour <i>criada</i><a name='FA_18' id='FA_18' href='#FN_18' class='fnanchor'>[18]</a>: elle a montré +plus de bon sens que je n’aurais cru, +quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un +seul mot, et qu’elle ait fait la délicate +d’abord. A présent, elle brosse un mulet +comme un garçon. Elle a un peu de +fièvre depuis quelques jours cependant; +mais ça finira de manière ou d’autre. +Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont +qu’elle vit encore: il croirait que c’est +par économie que je l’ai gardée pour +servante. +</p> + +<p> +—Comment! est-ce qu’il est ici? s’écria +Jacques. +</p> + +<p> +—Bois toujours, reprit le flegmatique +Houmain, qui donnait lui-même un +grand exemple de cette leçon, sa phrase +favorite, et commençait à fermer à demi +les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu, +la seconde affaire que j’ai avec ce petit +bon Lombard dimon, démon, des monts, +comme tu voudras. Je l’aime comme +mes yeux, et je veux que nous buvions +à sa santé ce petit vin de Jurançon que +<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span> +voici; c’est le vin d’un luron, du feu roi +Henri. Que nous sommes heureux ici! +L’Espagne dans la main droite, la France +dans la gauche, entre l’outre et la bouteille! +La bouteille! j’ai quitté tout pour +elle! +</p> + +<p> +Et il fit sauter le goulot d’une bouteille +de vin blanc. Après en avoir pris +des longues gorgées, il continua, tandis +que l’étranger le dévorait des yeux: +</p> + +<p> +—Oui, il est ici, et il doit avoir froid +aux pieds, car il court la montagne depuis +la fin du jour avec des gardes à lui +et nos camarades, tu sais, nos <i lang="es" xml:lang="es">bandoleros</i>, +les vrais <i lang="es" xml:lang="es">contrabandistas</i>. +</p> + +<p> +—Et pourquoi courent-ils? dit +Jacques. +</p> + +<p> +—Ah! voilà le plaisant de l’affaire! +dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux +coquins qui veulent apporter ici soixante +mille soldats espagnols en papier dans +leur poche. Tu ne comprends pas peut-être +à demi-mot, croquant! hein! eh +bien, c’est pourtant comme je te dis, +dans leur propre poche! +</p> + +<p> +—Si, si, je comprends! dit Jacques +<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span> +en tâtant son poignard dans sa ceinture +et regardant la porte. +</p> + +<p> +—Eh bien, enfant du diable, chantons +la Tirana; prends ta bouteille, jette ton +cigare, et chante. +</p> + +<p> +A ces mots l’hôte, chancelant, se mit +à chanter en espagnol, entrecoupant ses +chants de rasades qu’il jetait dans son +gosier en se renversant, tandis que +Jacques, toujours assis, le regardait d’un +œil sombre à la lueur du brasier, et méditait +ce qu’il allait faire. +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de + rien, me voilà . Je les défie tous, je veille sur + moi-même, et on me respecte<a name='FA_19' id='FA_19' href='#FN_19' class='fnanchor'>[19]</a>.<br /></span> +<span class="i0"><i>Ai, ai, ai, jaleo!</i> Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir?</span> +</div> + +<p> +La lueur d’un éclair entra par une +petite lucarne, et remplit la chambre +d’une odeur de soufre; une effroyable +<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span> +détonation le suivit de près: la cabane +trembla, et une poutre tomba en dehors. +</p> + +<p> +—Oh! eh! la maison! s’écria le buveur; +le diable est chez nous! les amis +ne viennent donc pas? +</p> + +<p> +—Chantons, dit Jacques en rapprochant +le bât sur lequel il était assis de +celui de Houmain. +</p> + +<p> +Celui-ci but pour se raffermir, et reprit: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0"><i>Jaleo! jaleo!</i> mon cheval est fatigué! et moi je marche en courant près de lui.<br /></span> +<span class="i2">Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s’élève dans la montagne.<br /></span> +<span class="i2">Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce danger.<br /></span> +<span class="i2"><span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le chanfrein blanc!<br /></span> +<span class="i2">Jeunes filles, <i>jaleo!</i> jeunes filles, achetez-moi du fil noir<a name='FA_20' id='FA_20' href='#FN_20' class='fnanchor'>[20]</a>!</span> +</div> + +<p> +En achevant, il sentit son siège vaciller, +et tomba à la renverse; Jacques, +après s’en être débarrassé ainsi, s’élançait +vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et son +visage se heurta contre la figure pâle et +glacée de la folle. Il recula. +</p> + +<p> +—Le juge! dit-elle en entrant. +</p> + +<p> +Et elle tomba étendue sur la terre +froide. +</p> + +<p> +Jacques avait déjà passé un pied par-dessus +elle; mais une autre figure apparut, +livide et surprise, celle d’un homme de +grande taille, couvert d’un manteau +ruisselant de neige. Il recula encore, et +rit d’horreur et de rage. C’était Laubardemont +<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span> +suivi d’hommes armés; ils se +regardèrent. +</p> + +<p> +—Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! +dit Houmain, se relevant avec peine, +serais-tu royaliste, par hasard? +</p> + +<p> +Mais lorsqu’il vit ces deux hommes +qui semblaient pétrifiés l’un par l’autre, +il se tut comme eux, ayant la conscience +de son ivresse, et s’approcha en trébuchant +pour relever la folle, toujours +étendue entre le juge et le capitaine. Le +premier prit la parole. +</p> + +<p> +—N’êtes-vous pas celui que nous +poursuivions tout à l’heure? +</p> + +<p> +—C’est lui, dirent les gens de sa +suite tout d’une voix, l’autre est échappé. +</p> + +<p> +Jacques recula jusqu’aux planches +fendues qui formaient le mur chancelant +de la case: s’enveloppant dans son +manteau comme un ours acculé contre +un arbre par une meute nombreuse, et +voulant faire diversion et s’assurer un +moment de réflexion, il répondit avec +une voix forte et sombre: +</p> + +<p> +—Le premier qui passera ce brasier +<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span> +et le corps de cette fille est un homme +mort! +</p> + +<p> +Et il tira un long poignard de son +manteau. En ce moment, Houmain, agenouillé, +retourna la tête de la jeune +femme; les yeux en étaient fermés; il +l’approcha du brasier, dont la lueur +l’éclaira. +</p> + +<p> +—Ah! grand Dieu! s’écria Laubardemont +s’oubliant par effroi, Jeanne encore! +</p> + +<p> +—Soyez tranquille, mon... on... seigneur, +dit Houmain en essayant de soulever +les longues paupières noires qui +retombaient, et la tête qui se renversait +comme un lin mouillé; soi...yez tranquille; +ne...e...vou...ous fâchez pas, elle +est bien morte, très morte. +</p> + +<p> +Jacques posa le pied sur ce corps +comme sur une barrière, et, se courbant +avec un rire féroce sous le visage de +Laubardemont, lui dit à demi-voix: +</p> + +<p> +—Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai +pas, courtisan; je ne te dirai +pas qu’elle fut ta nièce et que je suis +ton fils. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span> +Laubardemont se recueillit, regarda +ses gens qui se pressaient autour de lui +avec des carabines avancées, et leur faisant +signe de se retirer à quelques pas, +il répondit d’une voix très basse: +</p> + +<p> +—Livre-moi le traité, et tu passeras. +</p> + +<p> +—Le voilà dans ma ceinture; mais si +l’on y touche, je t’appellerai mon père +tout haut. Que dira ton maître? +</p> + +<p> +—Donne-le-moi, et je te pardonnerai +ta vie. +</p> + +<p> +—Laisse-moi passer, et je te pardonnerai +de me l’avoir donnée. +</p> + +<p> +—Toujours le même, brigand? +</p> + +<p> +—Oui, assassin! +</p> + +<p> +—Que t’importe un enfant qui conspire? +dit le juge. +</p> + +<p> +—Que t’importe un vieillard qui règne? +répondit l’autre. +</p> + +<p> +—Donne-moi ce papier; j’ai fait serment +de l’avoir. +</p> + +<p> +—Laisse-le-moi, j’ai juré de le reporter. +</p> + +<p> +—Quel peut être ton serment et ton +Dieu? dit Laubardemont. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span> +—Et le tien, reprit Jacques, est-ce le +crucifix de fer rouge? +</p> + +<p> +Mais, se levant entre eux, Houmain, +riant et chancelant, dit au juge en lui +frappant sur l’épaule: +</p> + +<p> +—Vous êtes bien longtemps à vous +expliquer, l’...ami; est-ce que vous le +connaîtriez d’ancienne date? C’est... est +un bon garçon. +</p> + +<p> +—Moi! non! s’écria Laubardemont à +haute voix, je ne l’ai jamais vu. +</p> + +<p> +Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient +l’ivrogne et la petitesse de la +chambre embarrassée, s’élança avec violence +contre les faibles planches qui formaient +le mur, d’un coup de talon en +jeta deux dehors et passa par l’espace +qu’elles avaient laissé. Tout ce côté de +la cabane fut brisé, elle chancela tout +entière: le vent y entra avec violence. +</p> + +<p> +—Eh! eh! Demonio! santo Demonio! +où vas-tu? s’écria le contrebandier; tu +casses ma maison! et c’est le côté du +Gave. +</p> + +<p> +Tous s’approchèrent avec précaution, +arrachèrent les planches qui restaient, +<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span> +et se penchèrent sur l’abîme. Ils contemplèrent +un spectacle étrange: l’orage +était dans toute sa force, et c’était un +orage des Pyrénées; d’immenses éclairs +partaient ensemble des quatre points de +l’horizon, et leurs feux se succédaient +si vite qu’on n’en voyait pas l’intervalle, +et qu’ils paraissaient immobiles et durables: +seulement la voûte flamboyante +s’éteignait quelquefois tout à coup, puis +reprenait ses lueurs constantes. Ce n’était +plus la flamme qui semblait étrangère +à cette nuit, c’était l’obscurité. L’on +eût dit que, dans ce ciel naturellement +lumineux, il se faisait des éclipses d’un +moment: tant les éclairs étaient longs +et tant leur absence était rapide! Les +pics allongés et les rochers blanchis se +détachaient sur ce fond rouge comme +des blocs de marbre sur une coupole +d’airain brûlant et simulant au milieu +des frimas les prodiges du volcan; les +eaux jaillissaient comme des flammes, +les neiges s’écoulaient comme une lave +éblouissante. +</p> + +<p> +Dans leur amas mouvant se débattait +<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span> +un homme, et ses efforts le faisaient entrer +plus en avant dans le gouffre tournoyant +et liquide; ses genoux ne se +voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé +un énorme glaçon pyramidal et +transparent, que les éclairs faisaient briller +comme un rocher de cristal; ce glaçon +même fondait par sa base et glissait +lentement sur la pente du rocher. On +entendait sous la nappe de neige le bruit +des quartiers de granit qui se heurtaient, +en tombant, à des profondeurs immenses. +Cependant on aurait pu le sauver +encore; l’espace de quatre pieds à peine +le séparait de Laubardemont. +</p> + +<p> +—J’enfonce! s’écria-t-il; tends-moi +quelque chose et tu auras le traité. +</p> + +<p> +—Donne-le-moi, et je te tendrai ce +mousquet, dit le juge. +</p> + +<p> +—Le voilà , dit le spadassin, puisque +le diable est pour Richelieu. +</p> + +<p> +Et, lâchant d’une main son glissant +appui, il jeta un rouleau de bois dans la +cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant +sur le traité comme un loup sur +sa proie. Jacques avait en vain étendu +<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span> +son bras; on le vit glisser lentement +avec le bloc énorme et dégelé qui croulait +sur lui, et s’enfoncer sans bruit dans +les neiges. +</p> + +<p> +—Ah! misérable! tu m’as trompé! +s’écria-t-il; mais on ne m’a pas pris le +traité... je te l’ai donné... entends-tu... +mon père! +</p> + +<p> +Il disparut sous la couche épaisse et +blanche de la neige; on ne vit plus à sa +place que cette nappe éblouissante que +sillonnait la foudre en s’y éteignant; on +n’entendit plus que les roulements du +tonnerre et le sifflement des eaux qui +tourbillonnaient contre les rochers, car +les hommes groupés autour d’un cadavre +et d’un scélérat, dans la chambre à +demi-brisée, se taisaient glacés par l’horreur, +et craignaient que Dieu ne vînt à +diriger la foudre<a name='FA_21' id='FA_21' href='#FN_21' class='fnanchor'>[21]</a>. +</p> + +<h2 id="chap_23"> +CHAPITRE XXIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ABSENCE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">L’absence est le plus grand des maux,<br /></span> +<span class="i2">Non pas pour vous, cruelle!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Fontaine.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Qui de nous n’a trouvé du charme à +suivre des yeux les nuages du ciel? Qui +ne leur a envié la liberté de leurs voyages +au milieu des airs, soit lorsque, roulés +en masse par les vents et colorés par +le soleil, ils s’avancent paisiblement +comme une flotte de sombres navires dont +la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés +en légers groupes, ils glissent avec +vitesse, sveltes et allongés comme des +oiseaux de passage, transparents comme +de vastes opales détachées du trésor des +cieux, ou bien éblouissants de blancheur +comme les neiges des monts que +<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span> +les vents emportent sur leurs ailes? +L’homme est un lent voyageur qui envie +ces passagers rapides, rapides moins +encore que son imagination; ils ont vu +pourtant, en un seul jour, tous les lieux +qu’il aime par le souvenir ou l’espérance, +ceux qui furent témoins de son bonheur +ou de ses peines, et ces pays si beaux +que l’on ne connaît pas, et où l’on croit +tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un +endroit de la terre, sans doute, un rocher +sauvage, une plaine aride où nous passons +avec indifférence, qui n’ait été consacré +dans la vie d’un homme et ne se +peigne dans ses souvenirs; car, pareils +à des vaisseaux délabrés, avant de trouver +l’infaillible naufrage, nous laissons +un débris de nous-mêmes sur tous les +écueils. +</p> + +<p> +Où vont-ils les nuages bleus et sombres +de cet orage des Pyrénées? C’est le +vent d’Afrique qui les pousse devant lui +avec une haleine enflammée; ils volent, +ils roulent sur eux-mêmes en grondant, +jettent des éclairs devant eux, comme +leurs flambeaux, et laissent pendre à +<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span> +leur suite une longue traînée de pluie +comme une robe vaporeuse. Dégagés +avec efforts des défilés de rochers qui +avaient un moment arrêté leur course, +ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque +patrimoine de Henri IV; en Guienne, +les conquêtes de Charles VII; dans la +Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles +de Charles V et de Philippe-Auguste, et, +se ralentissant enfin au-dessus du vieux +domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent +en murmurant sur les tours de Saint-Germain. +</p> + +<p> +—Oh! madame, disait Marie de Mantoue +à la Reine, voyez-vous quel orage +vient du Midi? +</p> + +<p> +—Vous regardez souvent de ce côté, +ma chère, répondit Anne d’Autriche, +appuyée sur le balcon. +</p> + +<p> +—C’est le côté du soleil, madame. +</p> + +<p> +—Et des tempêtes, dit la Reine, vous +le voyez; croyez en mon amitié, mon +enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien +vu d’heureux pour vous. J’aimerais +mieux vous voir tourner les yeux vers le +côté de la Pologne. Regardez à quel +<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span> +beau peuple vous pourriez commander. +</p> + +<p> +En ce moment, pour éviter la pluie +qui commençait, le prince Palatin passait +rapidement sous les fenêtres de la Reine +avec une suite nombreuse de jeunes +Polonais à cheval; leurs vestes turques, +couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes +et de rubis, leurs manteaux verts +et gris de lin, les hautes plumes de leurs +chevaux et leur air d’aventure les faisaient +briller d’un singulier éclat auquel +la cour s’était habituée sans peine. Ils +s’arrêtèrent un moment, et le prince +salua deux fois, pendant que le léger +animal qu’il montait marchait de côté, +tournant toujours le front vers les princesses; +se cabrant et hennissant, il agitait +les crins de son cou et semblait +saluer en mettant sa tête entre ses +jambes; toute sa suite répéta cette même +évolution en passant. La princesse +Marie s’était d’abord jetée en arrière, de +peur que l’on ne distinguât les larmes +de ses yeux; mais ce spectacle brillant +et flatteur la fit revenir sur le balcon, et +elle ne put s’empêcher de s’écrier: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span> +—Que le Palatin monte avec grâce ce +joli cheval! Il semble n’y pas songer. +</p> + +<p> +La Reine sourit: +</p> + +<p> +—Il songe à celle qui serait sa reine +demain si elle voulait faire un signe de +tête et laisser tomber sur ce trône un +regard de ses grands yeux noirs en +amande, au lieu d’accueillir toujours ces +pauvres étrangers avec ce petit air boudeur, +et en faisant la moue comme à +présent. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche donnait en parlant un +petit coup d’éventail sur les lèvres de +Marie, qui ne put s’empêcher de sourire +aussi; mais à l’instant elle baissa la +tête en se le reprochant, et se recueillit +pour reprendre sa tristesse qui commençait +à lui échapper. Elle eut même besoin +de contempler encore les gros nuages +qui planaient sur le château. +</p> + +<p> +—Pauvre enfant, continua la Reine, +tu fais tout ce que tu peux pour être +bien fidèle et te bien maintenir dans la +mélancolie de ton roman; tu te fais mal +en ne dormant plus pour pleurer et en +cessant de manger à table; tu passes la +<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span> +nuit à rêver ou à écrire; mais, je t’en +avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est +à maigrir, à être moins belle et à n’être +pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit +ambitieux qui s’est perdu. +</p> + +<p> +Voyant Marie cacher sa tête dans son +mouchoir pour pleurer encore, Anne +d’Autriche rentra un moment dans sa +chambre en la laissant au balcon, et +feignit de s’occuper à chercher des bijoux +dans sa toilette; elle revint bientôt lentement +et gravement se remettre à la +fenêtre; Marie était plus calme, et regardait +tristement la campagne, les collines +de l’horizon, et l’orage qui s’étendait +peu à peu. +</p> + +<p> +La Reine reprit avec un ton plus +grave: +</p> + +<p> +—Dieu a eu plus de bonté pour vous +que vos imprudences ne le méritaient +peut-être, Marie; il vous a sauvée d’un +grand péril; vous aviez voulu faire de +grands sacrifices, mais heureusement +ils ne se sont pas accomplis comme vous +l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de +l’amour; vous êtes comme une personne +<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span> +qui, croyant se donner un poison mortel, +n’aurait pris qu’une eau pure et sans +danger. +</p> + +<p> +—Hélas! madame, que voulez-vous +me dire? Ne suis-je pas assez malheureuse? +</p> + +<p> +—Ne m’interrompez pas, dit la Reine; +vous allez voir avec d’autres yeux votre +position présente. Je ne veux point vous +accuser d’ingratitude envers le Cardinal; +j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer! +j’ai moi-même vu naître la conjuration. +Cependant vous pourriez, ma chère, +vous rappeler qu’il fut le seul en France +à vouloir, contre l’avis de la Reine-mère +et de la cour, la guerre du duché de Mantoue, +qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne +et rendit au duc de Nevers votre +père; ici, dans ce château même de +Saint-Germain, fut signé le traité qui +renversait le duc de Guastalla<a name='FA_22' id='FA_22' href='#FN_22' class='fnanchor'>[22]</a>. Vous +étiez bien jeune alors... On a dû vous +l’apprendre pourtant. Voici toutefois +que, par amour uniquement (je veux le +<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span> +croire comme vous), un jeune homme +de vingt-deux ans est prêt à le faire +assassiner... +</p> + +<p> +—Oh! madame, il en est incapable. +Je vous jure qu’il l’a refusé... +</p> + +<p> +—Je vous ai priée, Marie, de me +laisser parler. Je sais qu’il est généreux +et loyal; je veux croire que, contre +l’usage de notre temps, il ait assez de +modération pour ne pas aller jusque-là , +et le tuer froidement, comme le chevalier +de Guise a tué le vieux baron de +Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître +de l’empêcher s’il le fait prendre à force +ouverte? c’est ce que nous ne pouvons +savoir plus que lui! Dieu seul sait l’avenir. +Du moins est-il sûr que pour vous +il l’attaque, et, pour le renverser, prépare +la guerre civile, qui éclate peut-être +à l’heure même où nous parlons, +une guerre sans succès! De quelque +manière qu’elle tourne, il ne peut réussir +qu’à faire du mal, car <span class='smcap'>Monsieur</span> va +abandonner la conjuration. +</p> + +<p> +—Quoi! madame... +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi, vous dis-je, j’en suis +<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span> +certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer +davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? +Le Roi, il l’a bien jugé, est allé +consulter le Cardinal. Le consulter, c’est +lui céder; mais le traité d’Espagne a été +signé: s’il est découvert, que fera seul +M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, +nous le sauverons, nous sauverons ses +jours, je vous le promets; il en est +temps... j’espère... +</p> + +<p> +—Ah! madame, vous espérez! je suis +perdue! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant +à moitié. +</p> + +<p> +—Asseyons-nous, dit la Reine. +</p> + +<p> +Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée +de la chambre, elle poursuivit: +</p> + +<p> +—Sans doute <span class='smcap'>Monsieur</span> traitera pour +tous les conjurés en traitant pour lui, +mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil +perpétuel. Voilà donc la duchesse de +Nevers et de Mantoue, la princesse +Marie de Gonzague, femme de M. Henri +d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé! +</p> + +<p> +—Eh bien, madame! je le suivrai +dans l’exil: c’est mon devoir, je suis sa +<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span> +femme!... s’écria Marie en sanglotant; +je voudrais déjà l’y savoir en sûreté. +</p> + +<p> +—Rêves de dix-huit ans! dit la Reine +en soutenant Marie. Réveillez-vous, +enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne +veux nier aucune des qualités de M. de +Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un +esprit vaste, un grand courage; mais il +ne peut plus être rien pour vous, et heureusement +vous n’êtes ni sa femme ni +même sa fiancée. +</p> + +<p> +—Je suis à lui, madame, à lui seul... +</p> + +<p> +—Mais sans bénédiction, reprit Anne +d’Autriche, sans mariage enfin: aucun +prêtre ne l’eût osé; le vôtre même ne +l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous, +ajouta-t-elle en posant ses deux belles +mains sur la bouche de Marie, taisez-vous! +Vous allez me dire que Dieu a +entendu vos serments, que vous ne +pouvez vivre sans lui, que vos destinées +sont inséparables, que la mort seule +peut briser votre union: propos de votre +âge, délicieuses chimères d’un moment +dont vous sourirez un jour, heureuse de +ne pas avoir à les pleurer toute votre +<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span> +vie. De toutes ces jeunes femmes si +brillantes que vous voyez autour de moi, +à la cour, il n’en est pas une qui n’ait +eu, à votre âge, quelque beau songe +d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé +de ces liens que l’on croit indissolubles, +et n’ait fait en secret d’éternels serments. +Eh bien, ces songes sont évanouis, ces +nœuds rompus, ces serments oubliés; +et pourtant vous les voyez femmes et +mères heureuses, entourées des honneurs +de leur rang; elles viennent rire +et danser tous les soirs... Je devine encore +ce que vous voulez me dire... Elles +n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce +pas? Eh bien, vous vous trompez, ma +chère enfant; elles aimaient autant et ne +pleuraient pas moins. Mais c’est ici que +je dois vous apprendre à connaître ce +grand mystère qui fait votre désespoir, +parce que vous ignorez le mal qui vous +dévore. Notre existence est double, mon +amie: notre vie intérieure, celle de nos +sentiments, nous travaille avec violence, +tandis que la vie extérieure nous domine +malgré nous. On n’est jamais indépendante +<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span> +des hommes, et surtout dans une +condition élevée. Seule, on se croit +maîtresse de sa destinée; mais la vue +de trois personnes qui surviennent nous +rend toutes nos chaînes en nous rappelant +notre rang et notre entourage. Que +dis-je? soyez enfermée et livrée à tout +ce que les passions vous feront naître +de résolutions courageuses et extraordinaires, +vous suggèreront de sacrifices +merveilleux, il suffira d’un laquais qui +viendra vous demander vos ordres pour +rompre le charme et vous rappeler votre +existence réelle. C’est ce combat entre +vos projets et votre position qui vous +tue; vous vous en voulez intérieurement, +vous vous faites d’amers reproches. +</p> + +<p> +Marie détourna la tête. +</p> + +<p> +—Oui, vous vous croyez bien criminelle. +Pardonnez-vous, Marie: tous les +hommes sont des êtres tellement relatifs +et dépendants les uns des autres, que +je ne sais si les grandes retraites du +monde, que nous voyons quelquefois, ne +sont pas faites pour le monde même: +le désespoir a sa recherche et la solitude +<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span> +sa coquetterie. On prétend que les plus +sombres ermites n’ont pu se retenir de +s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce +besoin de l’opinion générale est un bien, +en ce qu’il combat presque toujours +victorieusement ce qu’il y a de déréglé +dans notre imagination, et vient à l’aide +des devoirs que l’on oublie trop aisément. +On éprouve, vous le sentirez, j’espère, +en reprenant son sort tel qu’il doit être, +après le sacrifice de ce qui détournait de +la raison, la satisfaction d’un exilé qui +rentre dans sa famille, d’un malade qui +revoit le jour et le soleil après une nuit +troublée par le cauchemar. C’est ce +sentiment d’un être revenu, pour ainsi +dire, à son état naturel, qui donne le +calme que vous voyez dans bien des +yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car +il est peu de femmes qui n’aient connu +les vôtres. Vous vous trouveriez parjure +en renonçant à Cinq-Mars? Mais rien ne +vous lie; vous vous êtes plus qu’acquittée +envers lui en refusant, durant +plus de deux années, les mains royales +qui vous étaient présentées. Eh! qu’a-t-il +<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span> +fait, après tout, cet amant si passionné? +Il s’est élevé pour vous atteindre; mais +l’ambition, qui vous semble ici avoir +aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être +aidée de lui? Ce jeune homme me semble +être bien profond, bien calme dans ses +ruses politiques, bien indépendant dans +ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses +entreprises, pour que je le croie +uniquement occupé de sa tendresse. Si +vous n’aviez été qu’un moyen au lieu +d’un but, que diriez-vous? +</p> + +<p> +—Je l’aimerais encore, répondit Marie. +Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, +madame. +</p> + +<p> +—Mais tant que je vivrai, moi, dit la +Reine avec fermeté, je m’y opposerai. +</p> + +<p> +A ces derniers mots, la pluie et la +grêle tombèrent sur le balcon avec +violence; la Reine en profita pour quitter +brusquement la porte et rentrer dans les +appartements, où la duchesse de Chevreuse, +Mazarin, M<sup>me</sup> de Guémenée et le +prince Palatin attendaient depuis un +moment. La Reine marcha au-devant +d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près +<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span> +d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la +rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point +d’abord se mêler à la conversation trop +enjouée; cependant quelques mots attirèrent +son attention. La Reine montrait +à la princesse de Guémenée des diamants +qu’elle venait de recevoir de Paris. +</p> + +<p> +—Quant à cette couronne, elle ne +m’appartient pas, le Roi a voulu la faire +préparer pour la future Reine de Pologne; +on ne sait qui ce sera. +</p> + +<p> +Puis, se tournant vers le prince Palatin: +</p> + +<p> +—Nous vous avons vu passer, prince; +chez qui donc alliez-vous? +</p> + +<p> +—Chez M<sup>lle</sup> la duchesse de Rohan, +répondit le Polonais. +</p> + +<p> +L’insinuant Mazarin, qui profitait de +tout pour chercher à deviner les secrets +et à se rendre nécessaire par des confidences +arrachées, dit en s’approchant +de la Reine: +</p> + +<p> +—Cela vient à propos quand nous +parlions de la couronne de Pologne. +</p> + +<p> +Marie, qui écoutait, ne put soutenir +ce mot devant elle, et dit à M<sup>me</sup> de +Guémenée, qui était à ses côtés: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span> +—Est-ce que M. de Chabot est roi de +Pologne! +</p> + +<p> +La Reine entendit ce mot, et se réjouit +de ce léger mouvement d’orgueil. +Pour en développer le germe, elle affecta +une attention approbative pour la conversation +qui suivit et qu’elle encourageait. +</p> + +<p> +La princesse de Guémenée se récriait: +</p> + +<p> +—Conçoit-on un semblable mariage? +on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, +cette même M<sup>lle</sup> de Rohan, que nous +vîmes toutes si fière, après avoir refusé +le comte de Soissons, le duc de Weymar +et le duc de Nemours, n’épouser qu’un +gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! +Où allons-nous? on ne sait ce que cela +deviendra. +</p> + +<p> +Mazarin ajoutait d’un ton équivoque: +</p> + +<p> +—Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! +à la cour! un amour véritable, profond! +cela peut-il se croire? +</p> + +<p> +Pendant ceci, la Reine continuait à +fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle +couronne. +</p> + +<p> +—Les diamants ne vont bien qu’aux +<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span> +cheveux noirs, dit-elle; voyons, donnez +votre front, Marie... +</p> + +<p> +Mais elle va à ravir, continua-t-elle. +</p> + +<p> +—On la croirait faite pour madame +la princesse, dit le Cardinal. +</p> + +<p> +—Je donnerais tout mon sang pour +qu’elle demeurât sur ce front, dit le +prince Palatin. +</p> + +<p> +Marie laissa voir, à travers les larmes +qu’elle avait encore sur les joues, un +sourire enfantin et involontaire, comme +un rayon de soleil à travers la pluie; +puis, tout à coup, devenant d’une excessive +rougeur, elle se sauva en courant +dans les appartements. +</p> + +<p> +On riait. La Reine la suivit des yeux, +sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur +polonais, et se retira pour écrire +une lettre. +</p> + +<h2 id="chap_24"> +CHAPITRE XXIV +</h2> + +<p class="h2b"> +LE TRAVAIL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Peu d’espérance doiuent auoir les pauures et +menues gens au fait de ce monde, puisque si +grand Roy a tant souffert et tant trauaillé. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Philippe de Comines.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Un soir, devant Perpignan, il se passa +une chose inaccoutumée. Il était dix +heures et tout dormait. Les opérations +lentes et presque suspendues du siège +avaient engourdi le camp et la ville. +Chez les Espagnols on s’occupait peu +des Français, toutes les communications +étant libres vers la Catalogne, comme +en temps de paix; et dans l’armée française +tous les esprits étaient travaillés +par cette secrète inquiétude qui annonce +les grands événements. Cependant tout +était calme en apparence; on n’entendait +que le bruit des pas mesurés des +<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span> +sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre, +que la petite lumière rouge de la mèche +toujours fumante de leurs fusils, lorsque +tout à coup les trompettes des Mousquetaires, +des Chevau-légers et des Gens d’armes +sonnèrent presque en même temps le +<i>boute selle</i> et <i>à cheval</i>. Tous les factionnaires +crièrent aux armes, et on vit les +sergents de bataille, portant des flambeaux, +aller de tente en tente, une longue +pique à la main, pour réveiller les soldats, +les ranger en ligne et les compter. De +longs pelotons marchaient dans un sombre +silence, circulaient dans les rues du +camp et venaient prendre leur place de +bataille; on entendait le choc des bottes +pesantes et le bruit du trot des escadrons, +annonçant que la cavalerie faisait +les mêmes dispositions. Après une +demi-heure de mouvements, les bruits +cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et +tout rentra dans le calme; seulement +l’armée était debout. +</p> + +<p> +Des flambeaux intérieurs faisaient +briller comme une étoile l’une des dernières +tentes du camp; on distinguait, +<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span> +en approchant, cette petite pyramide +blanche et transparente; sur sa toile se +dessinaient deux ombres qui allaient et +venaient. Dehors plusieurs hommes à +cheval attendaient; dedans étaient de +Thou et Cinq-Mars. +</p> + +<p> +A voir ainsi levé et armé à cette heure +le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris +pour un des chefs de la révolte. Mais +en examinant de plus près sa contenance +sévère et ses regards mornes, on +aurait compris bientôt qu’il la blâmait +et s’y laissait conduire et compromettre +par une résolution extraordinaire qui +l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait +de l’entreprise en elle-même. Depuis le +jour où Henri d’Effiat lui avait ouvert +son cœur et confié tout son secret, il +avait vu clairement que toute remontrance +était inutile auprès d’un jeune +homme aussi fortement résolu. Il avait +même compris plus que M. de Cinq-Mars +ne lui avait dit, il avait vu dans +l’union secrète de son ami avec la princesse +Marie un de ces liens d’amour dont +les fautes mystérieuses et fréquentes, les +<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span> +abandons voluptueux et involontaires, ne +peuvent être trop tôt épurés par les +publiques bénédictions. Il avait compris +ce supplice impossible à supporter plus +longtemps d’un amant, maître adoré de +cette jeune personne, et qui chaque +jour était condamné à paraître devant +elle en étranger et à recevoir les confidences +politiques des mariages que l’on +préparait pour elle. Le jour où il avait +reçu son entière confession, il avait tout +tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller +dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère. +Il avait évoqué les plus graves +souvenirs et les meilleurs sentiments, +sans autre résultat que de rendre plus +rude vis-à -vis de lui la résolution invincible +de son ami. Cinq-Mars, on s’en +souvient, lui avait dit durement: «<i>Eh! +vous ai-je prié de prendre part à la conjuration?</i>» +et lui, il n’avait voulu promettre +que de ne pas le dénoncer, et il +avait rassemblé toutes ses forces contre +l’amitié pour dire: «<i>N’attendez rien de +plus de ma part si vous signez ce traité.</i>» +Cependant Cinq-Mars avait signé le +<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span> +traité, et de Thou était encore là , près +de lui. +</p> + +<p> +L’habitude de discuter familièrement +les projets de son ami les lui avait peut-être +rendus moins odieux; son mépris +pour les vices du Cardinal-Duc, son +indignation de l’asservissement des Parlements, +auxquels tenait sa famille, et +de la corruption de la justice; les noms +puissants et surtout les nobles caractères +des personnages qui dirigeaient l’entreprise, +tout avait contribué à adoucir sa +première et douloureuse impression. +Ayant une fois promis le secret à M. de +Cinq-Mars, il se considérait comme +pouvant accepter en détail toutes les +confidences secondaires; et, depuis l’événement +fortuit qui l’avait compromis +chez Marion de Lorme parmi les conjurés, +il se regardait comme lié par l’honneur +avec eux, et engagé à un silence inviolable. +Depuis ce temps il avait vu Monsieur, +le duc de Bouillon et Fontrailles; +ils s’étaient accoutumés à parler devant +lui sans crainte, et lui à les entendre +sans colère. A présent les dangers de son +<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span> +ami l’entraînaient dans leur tourbillon +comme un aimant invincible. Il souffrait +dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars +partout où il allait, sans vouloir, +par délicatesse excessive, hasarder désormais +une seule réflexion qui eût pu +ressembler à une crainte personnelle. Il +avait donné sa vie tacitement, et eût +jugé indigne de tous deux de faire signe +de la vouloir reprendre. +</p> + +<p> +Le Grand-Écuyer était couvert de sa +cuirasse, armé, et chaussé de larges +bottes. Un énorme pistolet était posé sur +sa table, entre deux flambeaux, avec sa +mèche allumée; une montre pesante +dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. +De Thou, couvert d’un manteau noir, +se tenait immobile, les bras croisés; +Cinq-Mars se promenait, les bras derrière +le dos, regardant de temps à autre l’aiguille +trop lente à son gré; il entr’ouvrit +sa tente et regarda le ciel, puis revint: +</p> + +<p> +—Je ne vois pas mon étoile en haut, +dit-il, mais n’importe! elle est là , dans +mon cœur. +</p> + +<p> +—Le temps est sombre, dit de Thou. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span> +—Dites que le temps s’avance. Il +marche, mon ami, il marche; encore +vingt minutes, et tout sera fait. L’armée +attend le coup de pistolet pour commencer. +</p> + +<p> +De Thou tenait à la main un crucifix +d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur +la croix, tantôt au ciel. +</p> + +<p> +—Voici l’heure, disait-il, d’accomplir +le sacrifice; je ne me repens pas, mais +que la coupe du péché a d’amertume +pour mes lèvres! J’avais voué mes jours +à l’innocence et aux travaux de l’esprit, +et me voici prêt à commettre le crime et +à saisir l’épée. +</p> + +<p> +Mais, prenant avec force la main de +Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—C’est pour vous, c’est pour vous, +ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément +dévoué; je m’applaudis de mes +erreurs si elles tournent à votre gloire, +je ne vois que votre bonheur dans ma +faute. Pardonnez-moi un moment de +retour vers les idées habituelles de toute +ma vie. +</p> + +<p> +Cinq-Mars le regardait fixement, et +<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span> +une larme coulait lentement sur sa +joue. +</p> + +<p> +—Vertueux ami, dit-il, puisse votre +faute ne retomber que sur ma tête! +Mais espérons que Dieu, qui pardonne +à ceux qui aiment, sera pour nous; car +nous sommes criminels: moi par amour, +et vous par amitié. +</p> + +<p> +Mais tout à coup, regardant la montre, +il prit le long pistolet dans ses mains, +et considéra la mèche fumante d’un air +farouche. Ses longs cheveux tombaient +sur son visage comme la crinière d’un +jeune lion. +</p> + +<p> +—Ne te consume pas, s’écria-t-il, +brûle lentement! Tu vas allumer un +incendie que toutes les vagues de l’Océan +ne sauraient éteindre; la flamme va +bientôt éclairer la moitié d’un monde, +et il se peut qu’on aille jusqu’au bois +des trônes. Brûle lentement, flamme +précieuse, les vents qui t’agiteront sont +violents et redoutables: l’amour et la +haine. Conserve-toi, ton explosion va +retentir au loin, et trouvera des échos +dans la chaumière du pauvre et dans le +<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span> +palais du Roi. Brûle, brûle, flamme chétive, +tu es pour moi le sceptre et la +foudre. +</p> + +<p> +De Thou, tenant toujours la petite +croix d’ivoire, disait à voix basse: +</p> + +<p> +—Seigneur, pardonnez-nous le sang +qui sera versé; nous combattrons le méchant +et l’impie! +</p> + +<p> +Puis, élevant la voix: +</p> + +<p> +—Mon ami, la cause de la vertu +triomphera, dit-il, elle triomphera seule. +C’est Dieu qui a permis que le traité +coupable ne nous parvînt pas: ce qui +faisait le crime est anéanti, sans doute; +nous combattrons sans l’étranger, et +peut-être même ne combattrons-nous +pas; Dieu changera le cœur du roi. +</p> + +<p> +—Voici l’heure, voici l’heure! dit +Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre +avec une sorte de rage joyeuse: encore +quelques minutes, et les Cardinalistes +du camp seront écrasés; nous marcherons +sur Narbonne, il est là ... Donnez +ce pistolet. +</p> + +<p> +A ces mots, il ouvrit brusquement sa +tente et prit la mèche du pistolet. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span> +—Courrier de Paris! courrier de la +cour! cria une voix au dehors. +</p> + +<p> +Et un homme couvert de sueur, haletant +de fatigue, se jeta en bas de son +cheval, entra, et remit une petite lettre +à Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—De la Reine, monseigneur, dit-il. +</p> + +<p> +Cinq-Mars pâlit, et lut: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Monsieur le marquis de Cinq-Mars</span>, +</p> + +<p> +«Je vous fais cette lettre pour vous +conjurer et prier de rendre à ses devoirs +notre bien-aimée fille adoptive et +amie, la princesse Marie de Gonzague, +que votre affection détourne seule du +royaume de Pologne à elle offert. J’ai +sondé son âme; elle est bien jeune +encore, et <i>j’ai lieu de croire</i> qu’elle +accepterait la couronne avec <i>moins +d’efforts et de douleur que vous ne le +pensez peut-être</i>. +</p> + +<p> +«C’est pour elle que vous avez entrepris +une guerre qui va mettre à feu et à +sang mon beau et cher pays de France; +je vous conjure et supplie d’agir en +<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span> +gentilhomme, et de délier noblement la +duchesse de Mantoue des promesses +qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi +le repos à son âme et la paix à notre +cher pays. +</p> + +<p> +«La Reine, qui se jette à vos pieds, +s’il le faut. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Anne.</span>» +</p> + +<p class="sep2"> +Cinq-Mars remit avec calme le pistolet +sur la table; son premier mouvement +avait fait tourner le canon contre lui-même; +cependant il le remit, et, saisissant +vite un crayon, il écrivit sur le +revers de la même lettre: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Madame</span>, +</p> + +<p> +«Marie de Gonzague étant ma femme, +ne peut être reine de Pologne qu’après +ma mort; je meurs. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Cinq-Mars.</span>» +</p> + +<p class="sep2"> +Et comme s’il n’eût pas voulu se donner +un instant de réflexion, la mettant +de force dans la main du courrier: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span> +—A cheval! à cheval! lui dit-il d’un +ton furieux: si tu demeures un instant +de plus, tu es mort. +</p> + +<p> +Il le vit partir et rentra. +</p> + +<p> +Seul avec son ami, il resta un instant +debout mais pâle, mais l’œil fixe et +regardant la terre comme un insensé. Il +se sentit chanceler. +</p> + +<p> +—De Thou! s’écria-t-il. +</p> + +<p> +—Que voulez-vous, ami, cher ami? je +suis près de vous. Vous venez d’être +grand, bien grand! sublime! +</p> + +<p> +—De Thou! cria-t-il encore d’une voix +étouffée. +</p> + +<p> +Et il tomba la face contre terre, comme +tombe un arbre déraciné. +</p> + +<p> +Les vastes tempêtes prennent différents +aspects, selon les climats où elles +passent; celles qui avaient une étendue +terrible dans les pays du nord se rassemblent, +dit-on, en un seul nuage sous +la zone torride, d’autant plus redoutables +qu’elles laissent à l’horizon toute sa +pureté, et que les vagues en fureur +réfléchissent encore l’azur du ciel en se +teignant du sang de l’homme. Il en est +<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span> +de même des grandes passions: elles +prennent d’étranges aspects, selon nos +caractères; mais qu’elles sont terribles +dans les cœurs vigoureux qui ont conservé +leur force sous le voile des formes +sociales! Quand la jeunesse et le désespoir +viennent à se réunir, on ne peut +dire à quelles fureurs ils se porteront, +ou quelle sera leur résignation subite; +on ne sait si le volcan va faire éclater +la montagne, ou s’il s’éteindra tout à +coup dans ses entrailles. +</p> + +<p> +De Thou épouvanté releva son ami, le +sang ruisselait par ses narines et ses +oreilles; il l’aurait cru mort si des torrents +de larmes n’eussent coulé de ses +yeux; c’était le seul signe de sa vie: +mais tout à coup il rouvrit ses paupières, +regarda autour de lui, et, avec une force +de tête extraordinaire, reprit toutes ses +pensées et la puissance de sa volonté. +</p> + +<p> +—Je suis en présence des hommes, +dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami, +il est onze heures et demie; l’heure du +signal est passée; donnez pour moi +l’ordre de rentrer dans les quartiers; +<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span> +c’était une fausse alerte que j’expliquerai +ce soir même. +</p> + +<p> +De Thou avait déjà senti l’importance +de cet ordre: il sortit et revint sur-le-champ; +il retrouva Cinq-Mars assis, +calme, et cherchant à faire disparaître le +sang de son visage. +</p> + +<p> +—De Thou, dit-il en le regardant fixement, +retirez-vous, vous me gênez. +</p> + +<p> +—Je ne vous quitte pas, répondit +celui-ci. +</p> + +<p> +—Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne +sont pas loin. Je ne sais plus parler +longtemps, même pour vous; mais si +vous restez avec moi vous mourrez, je +vous en avertis. +</p> + +<p> +—Je reste, dit encore de Thou. +</p> + +<p> +—Que Dieu vous préserve donc! reprit +Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien, +ce moment passé. Je vous laisse ici. +Appelez Fontrailles et tous les conjurés, +distribuez-leur ces passeports, qu’ils s’enfuient +sur-le-champ; dites-leur que tout +est manqué et que je les remercie. Pour +vous, encore une fois, partez avec eux, +je vous le demande; mais, quoi que +<span class='pagenum'><a id='Page_297' name='Page_297'>[297]</a></span> +vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez +pas. Je vous jure de ne point me frapper +moi-même. +</p> + +<p> +A ces mots, serrant la main de son +ami sans le regarder, il s’élança brusquement +hors de sa tente. +</p> + +<p> +Cependant à quelques lieues de là se +tenaient d’autres discours. A Narbonne, +dans le même cabinet où nous vîmes +autrefois Richelieu régler avec Joseph les +intérêts de l’État, étaient encore assis ces +deux hommes, à peu près les mêmes; +le ministre, cependant fort vieilli par +trois ans de souffrances, et le capucin +aussi effrayé du résultat de ses voyages +que son maître était tranquille. +</p> + +<p> +Le Cardinal, assis dans sa chaise longue +et les jambes liées et entourées d’étoffes +chaudes et fourrées, tenait sur ses +genoux trois jeunes chats qui se roulaient +et se culbutaient sur sa robe rouge; +de temps en temps il en prenait un, et +le plaçait sur les autres pour perpétuer +leurs jeux; il riait en les regardant; sur +ses pieds était couchée leur mère, comme +<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span> +un énorme manchon et une fourrure +vivante. +</p> + +<p> +Joseph, assis près de lui, renouvelait +le récit de tout ce qu’il avait entendu dans +le confessionnal; pâlissant encore du +danger qu’il avait couru d’être découvert +ou tué par Jacques, il finit par ces paroles: +</p> + +<p> +—Enfin, monseigneur, je ne puis +m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond +du cœur lorsque je me rappelle les périls +qui menaçaient et menacent encore +Votre Eminence. Des spadassins s’offraient +pour vous poignarder; je vois en France +toute la cour soulevée contre vous, la +moitié de l’armée et deux provinces; à +l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes +à fournir des troupes; partout des pièges +ou des combats, des poignards ou des +canons!... +</p> + +<p> +Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser +son jeu, et dit: +</p> + +<p> +—C’est un bien joli animal qu’un chat! +c’est un tigre de salon: quelle souplesse! +quelle finesse extraordinaire! Voyez ce +petit jaune qui fait semblant de dormir +<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span> +pour que l’autre rayé ne prenne pas +garde à lui, et tombe sur son frère; et +celui-là , comme il le déchire! voyez +comme il lui enfonce ses griffes dans le +côté! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, +s’il était plus fort! C’est très plaisant! +quels jolis animaux! +</p> + +<p> +Il toussa, éternua assez longtemps, +puis reprit: +</p> + +<p> +—Messire Joseph, je vous ai fait dire +de ne me parler d’affaires qu’après mon +souper; j’ai faim maintenant et ce n’est +pas mon heure; mon médecin Chicot +m’a recommandé la régularité, et j’ai ma +douleur au côté. Voici quelle sera ma +soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge: +à neuf heures, nous règlerons les affaires +de M. le Grand; à dix, je me ferai porter +autour du jardin pour prendre l’air au +clair de la lune; ensuite je dormirai une +heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, +et à quatre heures vous pourrez repasser +pour prendre les divers ordres d’arrestations, +condamnations ou autres que +j’aurai à vous donner pour les provinces, +Paris ou les armées de Sa Majesté. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span> +Richelieu dit tout ceci avec le même +son de voix et une prononciation uniforme, +altérée seulement par l’affaiblissement +de sa poitrine et la perte de plusieurs +dents. +</p> + +<p> +Il était sept heures du soir; le capucin +se retira. Le Cardinal soupa avec la plus +grande tranquillité, et quand l’horloge +frappa huit heures et demie, il fit appeler +Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis +près de la table: +</p> + +<p> +—Voilà donc tout ce qu’ils ont pu +faire contre moi pendant plus de deux +années! Ce sont de pauvres gens, en +vérité! Le duc de Bouillon même, que +je croyais assez capable, se perd tout à +fait dans mon esprit par ce trait; je l’ai +suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il +fait un pas digne d’un véritable +homme d’Etat? Le Roi, <span class='smcap'>Monsieur</span>, et tous +les autres, n’ont fait que se monter la +tête ensemble contre moi, et ne m’ont +seulement pas enlevé un homme. Il n’y +a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la +suite dans les idées; tout ce qu’il a fait +était conduit d’une manière surprenante: +<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span> +il faut lui rendre justice, il avait des dispositions; +j’en aurais fait mon élève sans +la roideur de son caractère; mais il m’a +rompu en visière, j’en suis bien fâché +pour lui. Je les ai tous laissés nager plus +de deux ans en pleine eau; à présent +tirons le filet. +</p> + +<p> +—Il en est temps, monseigneur, dit +Joseph, qui souvent frémissait involontairement +en parlant: savez-vous que de +Perpignan à Narbonne le trajet est court? +savez-vous que, si vous avez ici une forte +armée, vos troupes du camp sont faibles +et incertaines? que cette jeune noblesse +est furieuse, et que le Roi n’est pas +sûr? +</p> + +<p> +Le Cardinal regarda l’horloge. +</p> + +<p> +—Il n’est encore que huit heures et +demie, mons Joseph; je vous ai déjà dit +que je ne m’occuperais de cette affaire +qu’à neuf heures. En attendant, comme +il faut que justice se fasse, vous allez +écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai +la mémoire fort bonne. Il reste encore au +monde, je le vois sur mes notes, quatre +des juges d’Urbain Grandier; c’était un +<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span> +homme d’un vrai génie que cet Urbain +Grandier, ajouta-t-il avec méchanceté +(Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres +juges sont morts misérablement; il reste +Houmain, qui sera pendu comme contrebandier; +nous pouvons le laisser tranquille: +mais voici cet horrible Lactance, +qui vit en paix avec Barré et Mignon. +Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque +de Poitiers: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Monseigneur</span>, +</p> + +<p> +«Le bon plaisir de Sa Majesté est que +les pères Barré et Mignon soient remplacés +dans leurs cures, et envoyés dans le +plus court délai dans la ville de Lyon, +ainsi que le père Lactance, capucin, pour +y être traduits devant un tribunal spécial, +comme prévenus de quelques criminelles +intentions envers l’Etat.» +</p> + +<p class="sep2"> +Joseph écrivait aussi froidement qu’un +Turc fait tomber une tête au geste de +son maître. +</p> + +<p> +Le Cardinal lui dit en signant la lettre: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span> +—Je vous ferai savoir comment je veux +qu’ils disparaissent; car il est important +d’effacer toutes les traces de cet ancien +procès. La Providence m’a bien servi en +enlevant tous ces hommes; j’achève son +ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la +postérité. +</p> + +<p> +Et il lut au capucin cette page de ses +Mémoires où il raconte la possession et +les sortilèges du magicien<a name='FA_23' id='FA_23' href='#FN_23' class='fnanchor'>[23]</a>. +</p> + +<p> +Pendant sa lente lecture, Joseph ne +pouvait s’empêcher de regarder l’horloge. +</p> + +<p> +—Il te tarde d’en venir à M. le Grand, +dit enfin le Cardinal; eh bien, pour te +faire plaisir, passons-y. Tu crois donc +que je n’ai pas mes raisons pour être +tranquille? Tu crois que j’ai laissé aller +ces pauvres conspirateurs trop loin? Non. +Voici de petits papiers qui te rassureraient +si tu les connaissais. D’abord, +dans ce rouleau de bois creux, est le +traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je +<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span> +suis très satisfait de Laubardemont: c’est +un habile homme! +</p> + +<p> +Le feu d’une féroce jalousie brilla sous +les épais sourcils de Joseph. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit-il, ignore à +quel homme il l’a arraché; il est vrai +qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport +on n’a pas à se plaindre; mais enfin il +était l’agent de la conjuration: c’était +son fils. +</p> + +<p> +—Dites-vous la vérité? dit le Cardinal +d’un air sévère; oui, car vous n’oseriez +pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous +su? +</p> + +<p> +—Par les gens de sa suite, monseigneur: +voici leurs rapports; ils comparaîtront. +</p> + +<p> +Le Cardinal examina ces papiers nouveaux +et ajouta: +</p> + +<p> +—Donc nous allons l’employer encore +à juger nos conjurés, et ensuite vous +en ferez ce que vous voudrez; je vous le +donne. +</p> + +<p> +Joseph, joyeux, reprit ses précieuses +dénonciations et continua: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span> +—Son Éminence parle de juger des +hommes encore armés et à cheval? +</p> + +<p> +—Ils n’y sont pas tous. Lis cette +lettre de <span class='smcap'>Monsieur</span> à Chavigny; il demande +grâce, il en a assez. Il n’osait +même pas s’adresser à moi le premier +jour, et n’élevait pas sa prière plus haut +que les genoux d’un de mes serviteurs<a name='FA_24' id='FA_24' href='#FN_24' class='fnanchor'>[24]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span> +Mais le lendemain il a repris courage +et m’a envoyé celle-ci à moi-même<a name='FA_25' id='FA_25' href='#FN_25' class='fnanchor'>[25]</a>, et +une troisième pour le Roi. +</p> + +<p> +Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le +garder. Mais on ne m’apaise pas à si +peu de frais, il me faut une confession +détaillée, ou bien je le chasserai du +<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span> +royaume. Je lui ai fait écrire ce matin<a name='FA_26' id='FA_26' href='#FN_26' class='fnanchor'>[26]</a>. +</p> + +<p> +Quant au magnifique et puissant duc +de Bouillon, seigneur souverain de Sedan +et général en chef des armées d’Italie, +il vient d’être saisi par ses officiers au +milieu de ses soldats, et s’était caché +dans une botte de paille. Il reste donc +encore seulement mes deux jeunes voisins. +Ils s’imaginèrent avoir le camp +tout entier à leurs ordres, et il ne leur +demeure attaché que les Compagnies +rouges; tout le reste, étant à <span class='smcap'>Monsieur</span>, +n’agira pas, et mes régiments les arrêteront. +Cependant j’ai permis qu’on eût +l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal +à onze heures et demie, ils seront arrêtés +aux premiers pas, sinon le Roi me +<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span> +les livrera ce soir... N’ouvre pas tes yeux +étonnés; il va me les livrer, te dis-je, +entre minuit et une heure. Vous voyez +que tout s’est fait sans vous, Joseph; +nous nous en passons fort bien, et, pendant +ce temps-là , je ne vois pas que nous +ayons reçu de grands services de vous; +vous vous négligez. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, si vous saviez +ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir +le chemin des messagers du traité! +Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre +ces deux jeunes gens... +</p> + +<p> +Ici le Cardinal se mit à rire d’un air +moqueur du fond de son fauteuil. +</p> + +<p> +—Tu devais être bien ridicule et +avoir bien peur dans cette boîte, Joseph, +et je pense que c’est la première fois de +ta vie que tu aies entendu parler d’amour. +Aimes-tu ce langage-là , père Joseph? +et, dis-moi, le comprends-tu bien +clairement? Je ne crois pas que tu t’en +fasses une idée très belle. +</p> + +<p> +Richelieu, les bras croisés, regardait +avec plaisir son capucin interdit, et +poursuivit du ton persifleur d’un grand +<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span> +seigneur qu’il prenait quelquefois, se +plaisant à faire passer les plus nobles +expressions par les lèvres les plus impures: +</p> + +<p> +—Voyons, Joseph, fais-moi une +définition de l’amour selon tes idées. +Qu’est-ce que cela peut être? car enfin, +tu vois que cela existe ailleurs que dans +les romans. Ce bon jeune homme n’a fait +toutes ces petites conjurations que par +amour. Tu l’as entendu toi-même de tes +oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que +l’amour? Moi, d’abord, je n’en sais rien. +</p> + +<p> +Cet homme fut anéanti et regarda le +parquet avec l’œil stupide de quelque +animal ignoble. Après avoir cherché +longtemps, il répondit enfin d’une voix +traînante et nasillarde: +</p> + +<p> +—Ce doit être quelque fièvre maligne +qui égare le cerveau; mais, en vérité, +monseigneur, je vous avoue que je n’y +avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours +été embarrassé pour parler à une +femme; je voudrais qu’on pût les retrancher +de la société, car je ne vois pas à +quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir +<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span> +des secrets, comme la petite +duchesse ou comme Marion de Lorme, +que je ne puis trop recommander à +Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et +a jeté avec beaucoup d’adresse notre +petite prophétie au milieu de ces conspirateurs. +Nous n’avons pas manqué le +<i>merveilleux</i><a name='FA_27' id='FA_27' href='#FN_27' class='fnanchor'>[27]</a>, cette fois, comme pour +le siège d’Hesdin; il ne s’agira plus que +de trouver une fenêtre par laquelle vous +passerez le jour de l’exécution. +</p> + +<p> +—Voilà encore de vos sottises, monsieur! +dit le Cardinal; vous me rendrez +aussi ridicule que vous, si vous continuez. +Je suis trop fort pour me servir du +ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne +vous occupez que des gens que je vous +donne: je vous ai fait votre part tout à +<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span> +l’heure. Quand le Grand-Écuyer sera +pris, vous le ferez juger et exécuter à +Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette +affaire est trop petite pour moi: c’est +un caillou sous mes pieds, auquel je +n’aurais pas dû penser si longtemps. +</p> + +<p> +Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre +cet homme qui, entouré d’ennemis +armés, parlait de l’avenir comme +d’un présent à sa disposition, et du présent +comme d’un passé qu’il ne craignait +plus. Il ne savait s’il devait le croire +fou ou prophète, inférieur ou supérieur +à l’humanité. +</p> + +<p> +Sa surprise redoubla lorsque Chavigny +entra précipitamment, et, heurtant ses +bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, +de manière à courir les risques de +tomber, s’écria d’un air fort troublé: +</p> + +<p> +—Monseigneur, un de vos domestiques +arrive de Perpignan, et il a vu le +camp en rumeur et vos ennemis à cheval... +</p> + +<p> +—Ils mettront pied à terre, monsieur, +répondit Richelieu en replaçant son tabouret; +vous me paraissez manquer de +calme. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span> +—Mais... mais... monseigneur, ne +faut-il pas avertir M. de Fabert? +</p> + +<p> +—Laissez-le dormir, et allez vous +coucher vous-même, ainsi que Joseph. +</p> + +<p> +—Monseigneur, une autre chose extraordinaire: +le Roi vient. +</p> + +<p> +—En effet, c’est extraordinaire, dit le +ministre en regardant l’horloge; je ne +l’attendais que dans deux heures. Sortez +tous deux. +</p> + +<p> +Bientôt on entendit un bruit de bottes +et d’armes qui annonçait l’arrivée du +prince. On ouvrit les deux battants; les +gardes du Cardinal frappèrent trois fois +leurs piques sur le parquet, et le Roi +parut. +</p> + +<p> +Il marchait en s’appuyant sur une +canne de jonc d’un côté, et de l’autre +sur l’épaule de son confesseur, le père +Sirmond, qui se retira et le laissa avec +le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la +plus grande peine et ne put faire un pas +au devant du Roi, parce que ses jambes +malades étaient enveloppées. Il fit le +geste d’aider le prince à s’asseoir près +du feu, en face de lui. Louis XIII tomba +<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span> +dans un grand fauteuil garni d’oreillers, +demanda et but un verre d’élixir préparé +pour le fortifier contre les évanouissements +fréquents que lui causait sa +maladie de langueur, fit un geste pour +éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu, +lui parla d’une voix languissante: +</p> + +<p> +—Je m’en vais, mon cher Cardinal; +je sens que je m’en vais à Dieu: je +m’affaiblis de jour en jour; ni l’été ni +l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces. +</p> + +<p> +—Je précèderai Votre Majesté, répondit +le ministre; la mort a déjà conquis +mes jambes, vous le voyez; mais +tant qu’il me restera la tête pour penser +et la main pour écrire, je serai bon pour +votre service. +</p> + +<p> +—Et je suis sûr que votre intention +était d’ajouter: le cœur pour m’aimer, +dit le Roi. +</p> + +<p> +—Votre Majesté en peut-elle douter? +répondit le Cardinal en fronçant le sourcil +et se mordant les lèvres par l’impatience +que lui donnait ce début. +</p> + +<p> +—Quelquefois j’en doute, répondit le +prince; tenez, j’ai besoin de vous parler +<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span> +à cœur ouvert, et de me plaindre de +vous à vous-même. Il y a deux choses +que j’ai sur la conscience depuis trois +ans: jamais je ne vous en ai parlé, mais +je vous en voulais en secret, et même, +si quelque chose eût été capable de me +faire consentir à des propositions contraires +à vos intérêts, c’eût été ce souvenir. +</p> + +<p> +C’était là de cette sorte de franchise +propre aux caractères faibles, qui se +dédommagent ainsi, en inquiétant leur +dominateur, du mal qu’ils n’osent pas +lui faire complètement, et se vengent de +la sujétion par une controverse puérile. +Richelieu reconnut à ces paroles qu’il +avait couru un grand danger; mais il +vit en même temps le besoin de confesser, +pour ainsi dire, toute sa rancune; +et, pour faciliter l’explosion de ces importants +aveux, il accumula les protestations +qu’il croyait les plus propres à impatienter +le Roi. +</p> + +<p> +—Non, non, s’écria enfin celui-ci, je +ne croirai rien tant que vous ne m’aurez +pas expliqué ces deux choses qui me +<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span> +reviennent toujours à l’esprit, et dont +on me parlait dernièrement encore, et +que je ne puis justifier par aucun raisonnement: +je veux dire le procès d’Urbain +Grandier, dont je ne fus jamais bien +instruit, et les motifs de votre haine pour +ma malheureuse mère et même contre +sa cendre. +</p> + +<p> +—N’est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. +Sont-ce là mes seules fautes? Elles +sont faciles à expliquer. La première +affaire devait être soustraite aux regards +de Votre Majesté par ses détails horribles +et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, +un art, qui ne peut être regardé +comme coupable, à nommer <i>magie</i> des +crimes dont le nom révolte la pudeur, +dont le récit eût révélé à l’innocence de +dangereux mystères; ce fut une sainte +ruse, pour dérober aux yeux des peuples +ces impuretés... +</p> + +<p> +—Assez, c’en est assez, Cardinal, dit +Louis XIII, détournant la tête et baissant +les yeux en rougissant; je ne puis en +entendre davantage; je vous conçois, +ces tableaux m’offenseraient; j’approuve +<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span> +vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas +dit cela; on m’avait caché ces vices affreux. +Vous êtes-vous assuré des preuves +de ces crimes? +</p> + +<p> +—Je les eus toutes entre les mains, +Sire; et quant à la glorieuse Reine Marie +de Médicis, je suis étonné que Votre +Majesté oublie combien je lui fus attaché. +Oui, je ne crains pas de l’avouer, +c’est à elle que je dus toute mon élévation; +elle daigna la première jeter les +yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait +alors que vingt-deux ans, pour l’approcher +d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle +me força de la combattre dans +l’intérêt de Votre Majesté! Mais, comme +ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en +eus et n’en aurai jamais aucun scrupule. +</p> + +<p> +—Vous, à la bonne heure; mais moi! +dit le prince avec amertume. +</p> + +<p> +—Eh! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils +de Dieu<a name='FA_28' id='FA_28' href='#FN_28' class='fnanchor'>[28]</a> lui-même vous en donna +<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span> +l’exemple; c’est sur le modèle de toutes +les perfections que nous réglâmes nos +avis; et si les monuments dus aux précieux +restes de votre mère ne sont pas +encore élevés, Dieu m’est témoin que +ce fut dans la crainte d’affliger votre +cœur et de vous rappeler sa mort, que +nous en retardâmes les travaux. Mais +béni soit ce jour où il m’est permis de +vous en parler! je dirai moi-même la +première messe à Saint-Denis, quand +nous l’y verrons déposée, si la Providence +m’en laisse la force. +</p> + +<p> +Ici le Roi prit un visage un peu plus +affable, mais toujours froid, et le Cardinal, +jugeant qu’il n’irait pas plus loin +pour ce soir dans la persuasion, se +<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span> +résolut tout à coup à faire la plus +puissante des diversions et à attaquer +l’ennemi en face. Continuant donc à +regarder fixement le Roi, il dit froidement: +</p> + +<p> +—Est-ce donc pour cela que vous +avez permis ma mort? +</p> + +<p> +—Moi? dit le Roi: on vous a trompé; +j’ai bien entendu parler de conjuration, +et je voulais vous en dire quelque chose; +mais je n’ai rien ordonné contre vous. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas ce que disent les conjurés, +Sire; cependant j’en dois croire +Votre Majesté, et je suis bien aise pour +elle que l’on se soit trompé. Mais quel +avis daignez-vous me donner? +</p> + +<p> +—Je... voulais vous dire franchement +entre nous que vous feriez bien de +prendre garde à <span class='smcap'>Monsieur</span>... +</p> + +<p> +—Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, +car voici une lettre qu’il vient de +m’envoyer pour vous, et il semblerait +avoir été coupable envers Votre Majesté +même. +</p> + +<p> +Le Roi, étonné, lut: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span> +«<span class='smcap'>Monseigneur</span>, +</p> + +<p> +«Je suis au désespoir d’avoir encore +manqué à la fidélité que je dois à Votre +Majesté; je la supplie très humblement +d’agréer que je lui en demande un million +de pardons, avec un compliment de soumission +et de repentance. +</p> + +<p class="right10"> +«Votre très humble sujet,<br /> +«<span class='smcap'>Gaston</span>.» +</p> + +<p class="sep2"> +—Qu’est-ce que cela veut dire? s’écria +Louis; osaient-ils s’armer contre +moi-même aussi? +</p> + +<p> +—<i>Aussi!</i> dit tout bas le Cardinal, se +mordant les lèvres; puis il reprit:—Oui, +Sire, aussi; c’est ce que me ferait +croire jusqu’à un certain point ce petit +rouleau de papiers. +</p> + +<p> +Et il tirait, en parlant, un parchemin +roulé d’un morceau de bois de sureau +creux, et le déployait sous les yeux du +Roi. +</p> + +<p> +—C’est tout simplement un traité +avec l’Espagne, auquel, par exemple, je +<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span> +ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. +Vous pouvez en voir les vingt articles +bien en règle<a name='FA_29' id='FA_29' href='#FN_29' class='fnanchor'>[29]</a>. Tout est prévu, la +place de sûreté, le nombre des troupes, +les secours d’hommes et d’argent. +</p> + +<p> +—Les traîtres! s’écria Louis agité. Il +faut les faire saisir: mon frère renonce +et se repent; mais faites arrêter le duc +de Bouillon... +</p> + +<p> +—Oui, Sire. +</p> + +<p> +—Ce sera difficile au milieu de son +armée d’Italie. +</p> + +<p> +—Je réponds de son arrestation sur +ma tête, Sire: mais ne reste-t-il pas un +autre nom? +</p> + +<p> +—Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit +le Roi en balbutiant. +</p> + +<p> +—Précisément, Sire, dit le Cardinal. +</p> + +<p> +—Je le vois bien... Mais je crois que +l’on pourrait... +</p> + +<p> +—Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu +d’une voix tonnante, il faut que +tout finisse aujourd’hui. Votre favori +<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span> +est à cheval à la tête de son parti; choisissez +entre lui et moi. Livrez l’enfant à +l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a +pas de milieu. +</p> + +<p> +—Eh! que voulez-vous donc si je vous +favorise? dit le Roi. +</p> + +<p> +—Sa tête et celle de son confident. +</p> + +<p> +—Jamais... c’est impossible! reprit le +Roi avec horreur et tombant dans la +même irrésolution où il était avec Cinq-Mars +contre Richelieu. Il est mon ami +aussi bien que vous; mon cœur souffre +de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi +n’étiez-vous pas d’accord tous les deux? +pourquoi cette division? C’est ce qui l’a +amené jusque-là . Vous avez fait mon +désespoir: vous et lui, vous me rendez +le plus malheureux des hommes! +</p> + +<p> +Louis cachait sa tête dans ses deux +mains en parlant et peut-être versait-il +des larmes; mais l’inflexible ministre le +suivait des yeux comme on regarde sa +proie, et sans pitié, sans lui accorder +un moment pour respirer, profita au +contraire de ce trouble pour parler plus +longtemps. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span> +—Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole +dure et froide, que vous vous rappelez +les commandements que Dieu +même vous a faits par la bouche de +votre confesseur? Vous me dites un +jour que l’Église vous ordonnait expressément +de révéler à votre premier ministre +tout ce que vous entendriez +contre lui, et je n’ai jamais rien su par +vous de ma mort prochaine. Il a fallu +que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre +la conjuration, que les coupables +eux-mêmes, par un coup de la +Providence, se livrassent à moi pour +me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul, +le plus endurci, le moindre de tous, résiste +encore; et c’est lui qui a tout +conduit, c’est lui qui livre la France à +l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage +de mes vingt années, soulève les +Huguenots du Midi, appelle aux armes +tous les ordres de l’État, ressuscite des +prétentions écrasées, et rallume enfin +la Ligue éteinte par votre père; car +c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est +elle qui relève toutes ses têtes contre +<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span> +vous. Êtes-vous prêt au combat? où +donc est votre massue? +</p> + +<p> +Le Roi, anéanti, ne répondait pas et +cachait toujours sa tête dans ses mains. +Le Cardinal, inexorable, croisa les bras +et poursuivit: +</p> + +<p> +—Je crains qu’il ne vous vienne à +l’esprit que c’est pour moi que je parle. +Croyez-vous vraiment que je ne me +juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe +beaucoup? En vérité, je ne sais à +quoi il tient que je vous laisse faire, et +mettre cet immense fardeau de l’État +dans la main de ce jouvenceau. Vous +pensez bien que depuis vingt ans que +je connais votre cour je ne suis pas +sans m’être assuré quelque retraite où, +malgré vous-même, je pourrais aller, de +ce pas, achever les six mois peut-être +qu’il me reste de vie. Ce serait un +curieux spectacle pour moi que celui +d’un tel règne! Que répondrez-vous, par +exemple, lorsque tous ces petits potentats, +se relevant dès que je ne pèserai +plus sur eux, viendront à la suite de +votre frère vous dire, comme ils l’osèrent +<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span> +à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous +tous les grands gouvernements +à titres héréditaires et de souveraineté, +nous serons contents<a name='FA_30' id='FA_30' href='#FN_30' class='fnanchor'>[30]</a>!» Vous le ferez, +je n’en doute pas, et c’est la moindre +chose que vous puissiez accorder à ceux +qui vous auront délivré de Richelieu; et +ce sera plus heureux peut-être, car pour +gouverner l’Ile-de-France, qu’ils vous +laisseront sans doute comme domaine +originaire, votre nouveau ministre n’aura +pas besoin de tant de papiers. +</p> + +<p> +En parlant, il poussa avec colère +la vaste table qui remplissait presque +la chambre, et que surchargeaient des +papiers et des portefeuilles sans nombre. +</p> + +<p> +Louis fut tiré de son apathique méditation +par l’excès d’audace de ce discours; +il leva la tête et sembla un instant +avoir pris une résolution par crainte +d’en prendre une autre. +</p> + +<p> +—Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai +que je veux régner par moi seul. +</p> + +<p> +—A la bonne heure, dit Richelieu, +<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span> +mais je dois vous prévenir que les +affaires du moment sont difficiles. Voici +l’heure où l’on m’apporte mon travail +ordinaire. +</p> + +<p> +—Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai +les portefeuilles, je donnerai mes +ordres. +</p> + +<p> +—Essayez donc, dit Richelieu, je me +retire, et, si quelque chose vous arrête, +vous m’appellerez. +</p> + +<p> +Il sonna: à l’instant même et comme +s’ils eussent attendu le signal, quatre +vigoureux valets de pied entrèrent et +emportèrent son fauteuil et sa personne +dans un autre appartement; car, nous +l’avons dit, il ne pouvait plus marcher. +En passant dans la chambre où travaillaient +les secrétaires, il dit à haute +voix: +</p> + +<p> +—Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté. +</p> + +<p> +Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle +résolution et fier d’avoir une fois résisté, +il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage +politique. Il fit le tour de l’immense +table, et vit autant de portefeuilles +<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span> +que l’on comptait alors d’Empires, +de Royaumes et de Cercles dans l’Europe; +il en ouvrit un et le trouva divisé +en cases dont le nombre égalait celui +des subdivisions de tout le pays auquel +il était destiné. Tout était en ordre, mais +dans un ordre effrayant pour lui, parce +que chaque note ne renfermait que la +quintessence de chaque affaire, si l’on +peut parler ainsi, et ne touchait que le +point juste des relations du moment avec +la France. Ce laconisme était à peu près +aussi énigmatique pour Louis que les +lettres en chiffres qui couvraient la table. +Là , tout était confusion: sur des édits +de bannissements et d’expropriation des +Huguenots de la Rochelle se trouvaient +jetés les traités avec Gustave-Adolphe et +les Huguenots du Nord contre l’Empire; +des notes sur le général Bannier, sur +Walstein, le duc de Weimar et Jean de +Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le +détail des lettres trouvées dans la cassette +de la Reine, la liste de ses colliers +et des bijoux qu’ils renfermaient et la +double interprétation qu’on eût pu donner +<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span> +à chaque phrase de ses billets. Sur +la marge de l’un d’eux étaient ces mots: +«<i>Sur quatre lignes de l’écriture d’un +homme, on peut lui faire un procès criminel</i>». +Plus loin étaient entassés les +dénonciations contre les Huguenots, les +plans de république qu’ils avaient arrêtés; +la division de la France en Cercles, +sous la dictature annuelle d’un chef; le +sceau de cet Etat projeté y était joint +représentant un ange appuyé sur une +croix, et tenant à la main la Bible, qu’il +élevait sur son front. A côté était une +liste des cardinaux que le Pape avait +nommés autrefois le même jour que +l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi +eux se trouvait le marquis de Bédémar, +ambassadeur et conspirateur à Venise. +</p> + +<p> +Louis XIII épuisait en vain ses forces +sur des détails d’une autre époque, cherchant +inutilement les papiers relatifs à +la conjuration, et propres à lui montrer +son véritable nœud et ce que l’on avait +tenté contre lui-même, lorsqu’un petit +homme d’une figure olivâtre, d’une taille +courbée, d’une démarche contrainte et +<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span> +dévote, entra dans le cabinet: c’était un +secrétaire d’Etat, nommé Desnoyers; il +s’avança en saluant: +</p> + +<p> +—Puis-je parler à Sa Majesté des affaires +du Portugal? dit-il. +</p> + +<p> +—D’Espagne, par conséquent, dit +Louis; le Portugal est une province d’Espagne. +</p> + +<p> +—De Portugal, insista Desnoyers. +Voici le manifeste que nous recevons +à l’instant. Et il lut: +</p> + +<p> +«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi +de Portugal, des Algarves, royaumes +deçà d’Afrique, seigneur de la Guinée, +conqueste, navigation et commerce de +l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...» +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tout cela? dit le Roi; +qui parle donc ainsi? +</p> + +<p> +—Le duc de Bragance, roi de Portugal, +couronné il y a déjà une... il y a +quelque temps, Sire, par un homme appelé +Pinto. A peine remonté sur le trône, +il tend la main à la Catalogne révoltée. +</p> + +<p> +—La Catalogne se révolte aussi? Le +roi Philippe IV n’a donc plus pour premier +ministre le Comte-Duc? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span> +—Au contraire, Sire, c’est parce qu’il +l’a encore. Voici la déclaration des Etats-généraux +catalans à Sa Majesté Catholique, +contenant que tout le pays prend +les armes contre ses troupes <i>sacrilèges</i> +et <i>excommuniées</i>. Le roi de Portugal... +</p> + +<p> +—Dites le duc de Bragance, reprit +Louis; je ne reconnais pas un révolté. +</p> + +<p> +—Le duc de Bragance donc, Sire, dit +froidement le conseiller d’Etat, envoie à +la <span class='smcap'>principauté</span> de Catalogne son neveu, +D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer +de la protection de ce pays (et de sa +souveraineté peut-être, qu’il voudrait +ajouter à celle qu’il vient de reconquérir). +Or, les troupes de Votre Majesté +sont devant Perpignan. +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’importe? dit Louis. +</p> + +<p> +—Les Catalans ont le cœur plus français +que portugais, Sire, et il est encore +temps d’enlever cette tutelle au roi de... +au duc de Portugal. +</p> + +<p> +—Moi, soutenir des rebelles! vous +osez! +</p> + +<p> +—C’était le projet de Son Eminence, +poursuivit le secrétaire d’Etat; l’Espagne +<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span> +et la France sont en pleine guerre d’ailleurs, +et M. d’Olivarès n’a pas hésité à +tendre la main de Sa Majesté Catholique +à nos Huguenots. +</p> + +<p> +—C’est bon; j’y penserai, dit le Roi; +laissez-moi. +</p> + +<p> +—Sire, les Etats-généraux de Catalogne +sont pressés, les troupes d’Aragon +marchent contre eux... +</p> + +<p> +—Nous verrons... Je me déciderai dans +un quart d’heure, répondit Louis XIII. +</p> + +<p> +Le petit secrétaire d’Etat sortit avec +un air mécontent et découragé. A sa +place, Chavigny se présenta, tenant un +portefeuille aux armes britanniques. +</p> + +<p> +—Sire, dit-il, je demande à Votre +Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre. +Les parlementaires, sous le +commandement du comte d’Essex, viennent +de faire lever le siège de Glocester; +le prince Rupert a livré à Newbury une +bataille désastreuse et peu profitable à +Sa Majesté Britannique. Le Parlement +se prolonge, et il a pour lui les grandes +villes, les ports et toute la population +presbytérienne. Le roi Charles I<sup>er</sup> demande +<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span> +des secours que la Reine ne trouve +plus en Hollande. +</p> + +<p> +—Il faut envoyer des troupes à mon +frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut +voir les papiers précédents, et, en +parcourant les notes du Cardinal, il +trouva que, sur une première demande +du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa +main: +</p> + +<p> +«Faut réfléchir longtemps et attendre:—les +Communes sont fortes;—le Roi +Charles compte sur les Ecossais; ils le +vendront. +</p> + +<p> +«Faut prendre garde. Il y a là un +homme de guerre qui est venu voir Vincennes, +et a dit qu’on «<i>ne devrait jamais +frapper les princes qu’à la tête</i>. <span class='smcap'>Remarquable</span>», +ajoutait le Cardinal. Puis il +avait rayé ce mot, y substituant: «<span class='smcap'>Redoutable</span>». +</p> + +<p> +Et plus bas: +</p> + +<p> +«Cet homme domine Fairfax;—il +fait l’inspiré; ce sera un grand homme.—Secours +refusé;—argent perdu.» +</p> + +<p> +Le Roi dit alors:—Non, non, ne précipitez +rien, j’attendrai. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span> +—Mais, Sire, dit Chavigny, les événements +sont rapides; si le courrier retarde +d’une heure, la perte du roi d’Angleterre +peut s’avancer d’un an. +</p> + +<p> +—En sont-ils là ? demanda Louis. +</p> + +<p> +—Dans le camp des Indépendants, +on prêche la République la Bible à la +main; dans celui des Royalistes, on se +dispute le pas, et l’on rit. +</p> + +<p> +—Mais un moment de bonheur peut +tout sauver! +</p> + +<p> +—Les Stuarts ne sont pas heureux, +Sire, reprit Chavigny respectueusement, +mais sur un ton qui laissait beaucoup à +penser. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, dit le Roi d’un ton +d’humeur. +</p> + +<p> +Le secrétaire d’Etat sortit lentement. +</p> + +<p> +Ce fut alors que Louis XIII se vit tout +entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait +en lui-même. Il promena d’abord +sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait, +passant de l’un à l’autre, trouvant +partout des dangers et ne les trouvant +jamais plus grands que dans les ressources +mêmes qu’il inventait. Il se leva +<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span> +et, changeant de place, se courba ou +plutôt se jeta sur une carte géographique +de l’Europe; il y trouva toutes ses terreurs +ensemble, au nord, au midi, au +centre de son royaume; les révolutions +lui apparaissaient comme des Euménides; +sous chaque contrée, il crut voir fumer +un volcan; il lui semblait entendre les +cris de détresse des rois qui l’appelaient, +et les cris de fureur des peuples; il crut +sentir la terre de France craquer et se +fendre sous ses pieds; sa vue faible et +fatiguée se troubla, sa tête malade fut +saisie d’un vertige qui refoula le sang +vers son cœur. +</p> + +<p> +—Richelieu! cria-t-il d’une voix étouffée +en agitant une sonnette; qu’on appelle +le Cardinal! +</p> + +<p> +Et il tomba évanoui dans un fauteuil. +</p> + +<p> +Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé +par les odeurs fortes et les sels qu’on +lui avait mis sur les lèvres et les tempes, +il vit un instant des pages, qui se retirèrent +sitôt qu’il eut entr’ouvert ses +paupières, et se retrouva seul avec le +Cardinal. L’impassible ministre avait +<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span> +fait poser sa chaise longue contre le +fauteuil du Roi, comme le siège d’un +médecin près du lit de son malade, et +fixait ses yeux étincelants et scrutateurs +sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il +put l’entendre, il reprit d’une voix sombre +son terrible dialogue: +</p> + +<p> +—Vous m’avez rappelé, dit-il, que me +voulez-vous? +</p> + +<p> +Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit +les yeux et le regarda, puis se hâta +de les refermer. Cette tête décharnée, +armée de deux yeux flamboyants et terminée +par une barbe aiguë et blanchâtre; +cette calotte et ces vêtements de la couleur +du sang et des flammes, tout lui +représentait un esprit infernal. +</p> + +<p> +—Régnez, dit-il d’une voix faible. +</p> + +<p> +—Mais me livrez-vous Cinq-Mars et +de Thou? poursuivit l’implacable ministre +en s’approchant pour lire dans les +yeux éteints du prince, comme un avide +héritier poursuit jusque dans la tombe +les dernières lueurs de la volonté d’un +mourant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span> +—Régnez, répéta le Roi en détournant +la tête. +</p> + +<p> +—Signez donc, reprit Richelieu, ce +papier porte: «Ceci est ma volonté, de +les prendre morts ou vifs». +</p> + +<p> +Louis, toujours la tête renversée sur +le dossier du fauteuil, laissa tomber sa +main sur le papier fatal, et signa. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, par pitié! je meurs! +dit-il. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas tout encore, continua +celui qu’on appelle le grand politique; +je ne suis pas sûr de vous; il me faut +dorénavant des garanties et des gages. +Signez encore ceci, et je vous quitte. +</p> + +<p> +«Quand le Roi ira voir le Cardinal, +les gardes de celui-ci ne quitteront pas +les armes; et quand le Cardinal ira chez +le Roi, ses gardes partageront le poste +avec ceux de Sa Majesté<a name='FA_31' id='FA_31' href='#FN_31' class='fnanchor'>[31]</a>.» +</p> + +<p> +De plus: +</p> + +<p> +«Sa Majesté s’engage à remettre les +deux Princes ses fils en otage entre les +<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span> +mains du Cardinal, comme garantie de +la bonne foi de son attachement<a name='FA_32' id='FA_32' href='#FN_32' class='fnanchor'>[32]</a>.» +</p> + +<p> +—Mes enfants! s’écria Louis relevant +sa tête, vous osez... +</p> + +<p> +—Aimez-vous mieux que je me retire? +dit Richelieu. +</p> + +<p> +Le roi signa. +</p> + +<p> +—Est-ce donc fini? dit-il avec un +profond gémissement. +</p> + +<p> +Ce n’était pas fini: une autre douleur +lui était réservée. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit brusquement et l’on +vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, +le Cardinal qui trembla. +</p> + +<p> +—Que voulez-vous, monsieur? dit-il +en saisissant la sonnette pour appeler. +</p> + +<p> +Le Grand-Écuyer était d’une pâleur +égale à celle du Roi; et, sans daigner +répondre à Richelieu, il s’avança d’un +air calme vers Louis XIII. Celui-ci le +regarda comme regarde un homme qui +vient de recevoir sa sentence de mort. +</p> + +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_344.jpg"> + <img src='images/illus_344-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> + +<p> +—Vous devez trouver, Sire, quelque +difficulté à me faire arrêter, car j’ai +<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span> +vingt mille hommes à moi, dit Henri +d’Effiat avec la voix la plus douce. +</p> + +<p> +—Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, +est-ce toi qui as fait de +telles choses? +</p> + +<p> +—Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous +apporte mon épée, car vous venez sans +doute de me livrer, dit-il en la détachant +et la posant aux pieds du Roi, qui baissa +les yeux sans répondre. +</p> + +<p> +Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans +amertume, parce qu’il n’appartenait déjà +plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu +avec mépris: +</p> + +<p> +—Je me rends parce que je veux +mourir, dit-il; mais je ne suis pas +vaincu. +</p> + +<p> +Le Cardinal serra les poings par +fureur; mais il se contraignit. +</p> + +<p> +—Et quels sont vos complices? dit-il. +</p> + +<p> +Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement +et entr’ouvrit les lèvres pour parler... +Le Roi baissa la tête et souffrit en cet +instant un supplice inconnu à tous les +hommes. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span> +—Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars, +ayant pitié du prince. +</p> + +<p> +Et il sortit de l’appartement. +</p> + +<p> +Il s’arrêta dès la première galerie, où +tous les gentilshommes et Fabert se +levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci +et lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes +de m’arrêter. +</p> + +<p> +Tous se regardèrent sans oser l’approcher. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... +oui, messieurs, je suis sans +épée, et, je vous le répète, prisonnier +du Roi. +</p> + +<p> +—Je ne sais ce que je vois, dit le +général; vous êtes deux qui venez vous +rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne. +</p> + +<p> +—Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut +être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement +je le devine. +</p> + +<p> +—Eh! ne t’avais-je pas aussi deviné? +s’écria celui-ci en se montrant et se +jetant dans ses bras. +</p> + +<h2 id="chap_25"> +CHAPITRE XXV +</h2> + +<p class="h2b"> +LES PRISONNIERS +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Pichald</span>, <i>Léonidas</i>. +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i4">Mourir sans vider mon carquois!<br /></span> +<span class="i0">Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange<br /></span> +<span class="i4">Ces bourreaux barbouilleurs de lois!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>André Chénier.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Parmi ces vieux châteaux dont la +France se dépouille à regret chaque +année, comme des fleurons de sa couronne, +il y en avait un d’un aspect +sombre et sauvage sur la rive gauche +de la Saône. Il semblait une sentinelle +formidable placée à l’une des portes de +Lyon, et tenait son nom de l’énorme +rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à +pic comme une sorte de pyramide naturelle, +et dont la cime, recourbée sur la +<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span> +route et penchée jusque sur le fleuve, +se réunissait jadis, dit-on, à d’autres +roches que l’on voit sur la rive opposée, +formant comme l’arche naturelle d’un +pont; mais le temps, les eaux et la main +des hommes n’ont laissé debout que le +vieux amas de granit qui servait de piédestal +à la forteresse, détruite aujourd’hui. +Les archevêques de Lyon l’avaient +élevée autrefois, comme seigneurs temporels +de la ville, et y faisaient leur résidence; +depuis, elle devint place de +guerre, et, sous Louis XIII, une prison +d’État. Une seule tour colossale, où le +jour ne pouvait pénétrer que par trois +longues meurtrières, dominait l’édifice; +et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient +de leurs épaisses murailles, +dont les lignes et les angles suivaient +les formes de la roche immense et perpendiculaire. +</p> + +<p> +Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, +avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer +et conduire lui-même ses jeunes +ennemis. Laissant Louis le précéder à +Paris, il les enleva de Narbonne, les +<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span> +traînant à sa suite pour orner son dernier +triomphe, et venant prendre le +Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, +comme pour prolonger ce +plaisir de la vengeance que les hommes +ont osé nommer celui des dieux; étalant +aux yeux des deux rives le luxe de sa +haine, il remonta le fleuve avec lenteur +sur des barques à rames dorées et pavoisées +de ses armoiries et de ses couleurs, +couché dans la première et remorquant +ses deux victimes dans la seconde, +au bout d’une longue chaîne. +</p> + +<p> +Souvent le soir, lorsque la chaleur +était passée, les deux nacelles étaient +dépouillées de leur tente, et l’on voyait +dans l’une Richelieu, pâle et décharné, +assis sur la poupe; dans celle qui suivait, +les deux jeunes prisonniers, debout, +le front calme, appuyés l’un sur l’autre, +et regardant s’écouler les flots rapides +du fleuve. Jadis les soldats de César, +qui campèrent sur ces mêmes bords, +eussent cru voir l’inflexible batelier des +enfers conduisant les ombres amies de +Castor et Pollux: des chrétiens n’eurent +<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span> +pas même l’audace de réfléchir et d’y +voir un prêtre menant ses deux ennemis +au bourreau: c’était le premier ministre +qui passait. +</p> + +<p> +En effet, il passa, les laissant en garde +à cette ville même où les conjurés +avaient proposé de le faire périr. Il aimait +à se jouer ainsi, en face, de la destinée, +et à planter un trophée où elle avait +voulu mettre sa tombe. +</p> + +<p> +«Il se faisait tirer, dit un journal +manuscrit de cette année, contre-mont +la rivière du Rhône, dans un bateau où +l’on avait bâti une chambre de bois, +tapissée de velours rouge cramoisi à +feuillages, le fond étant d’or. Dans le +bateau, il y avait une antichambre de +même façon; à la proue et à l’arrière +du bateau, il y avait quantité de soldats +de ses gardes portant la casaque écarlate, +en broderie d’or, d’argent et de +soie, ainsi que beaucoup de seigneurs +de marque. Son Éminence était dans un +lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur +le cardinal Bigny et messeigneurs +les évêques de Nantes et de Chartres y +<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span> +étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes +en d’autres bateaux. Au-devant +du sien, une frégate faisait la +découverte des passagers, et après montait +un autre bateau chargé d’arquebusiers +et d’officiers pour les commander. +Lorsqu’on abordait en quelque île, on +mettait des soldats en icelle, pour voir +s’il y avait des gens suspects; et n’y en +rencontrant point, ils en gardaient les +bords, jusques à ce que deux bateaux +qui suivaient eussent passé; ils étaient +remplis de noblesse et de soldats bien +armés. +</p> + +<p> +«Et après venait le bateau de Son +Eminence, à la queue duquel était attaché +un petit bateau dans lequel étaient +MM. de Thou et Cinq-Mars, gardés par +un exempt des gardes du Roi et douze +gardes de Son Eminence. Après les bateaux +venaient trois barques où étaient +les hardes et la vaisselle d’argent de +Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes +et soldats. +</p> + +<p> +«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, +marchaient deux compagnies de chevau-légers, +<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span> +et autant sur le bord du côté du +Languedoc et Vivarais; il y avait un +très beau régiment de gens de pied qui +entrait dans les villes où Son Eminence +devait entrer ou coucher. Il y avait +plaisir d’ouïr les trompettes qui jouaient +en Dauphiné avec les réponses de celles +du Vivarais, et les redits des échos de +nos rochers; on eût dit que tout jouait +à mieux faire.» +</p> + +<hr class="hrnotes"/> + +<p> +Au milieu d’une nuit du mois de septembre +1642, tandis que tout semblait +sommeiller dans l’inexpugnable tour des +prisonniers, la porte de leur première +chambre tourna sans bruit sur ses gonds, +et sur le seuil parut un homme vêtu +d’une robe brune ceinte d’une corde, ses +pieds chaussés de sandales, et un paquet +de grosses clefs à la main: c’était +Joseph. Il regarda avec précaution sans +avancer, et contempla en silence l’appartement +du Grand-Ecuyer. D’épais tapis, +de larges et splendides tentures voilaient +les murs de la prison; un lit de damas +<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span> +rouge était préparé, mais le captif n’y +était pas; assis près d’une haute cheminée, +dans un grand fauteuil, vêtu +d’une longue robe grise de la forme de +celle des prêtres, la tête baissée, les yeux +fixés sur une petite croix d’or, à la lueur +tremblante d’une lampe, il était absorbé +par une méditation si profonde, que le +capucin eut le loisir d’approcher jusqu’à +lui et de se placer debout face à face du +prisonnier avant qu’il s’en aperçût. +Enfin il leva la tête et s’écria: +</p> + +<p> +—Que viens-tu faire ici, misérable? +</p> + +<p> +—Jeune homme, vous êtes emporté, +répondit d’une voix très basse le mystérieux +visiteur; deux mois de prison +auraient pu vous calmer. Je viens pour +vous dire d’importantes choses: écoutez-moi; +j’ai beaucoup pensé à vous, et je +ne vous hais pas tant que vous croyez. +Les moments sont précieux: je vous +dirai tout en peu de mots. Dans deux +heures on va venir vous interroger, vous +juger et vous mettre à mort avec votre +ami: cela ne peut manquer parce qu’il +faut que tout se termine le même jour. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span> +—Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’y +compte. +</p> + +<p> +—Eh bien! je puis encore vous tirer +d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi, +comme je vous l’ai dit, et je viens vous +proposer des choses qui vous seront +agréables. Le Cardinal n’a pas six mois +à vivre; ne faisons pas les mystérieux, +entre nous il faut être francs: vous voyez +où je vous ai amené pour lui, et vous +pouvez juger par là du point où je le +conduirai pour vous si vous voulez; +nous pouvons lui retrancher ces six mois +qui lui restent. Le Roi vous aime et vous +rappellera près de lui avec transport +quand il vous saura vivant; vous êtes +jeune, vous serez longtemps heureux et +puissant; vous me protégerez, vous me +ferez cardinal. +</p> + +<p> +L’étonnement rendit muet le jeune +prisonnier, qui ne pouvait comprendre +un tel langage et semblait avoir de la +peine à y descendre de la hauteur de +ses méditations. Tout ce qu’il put dire +fut: +</p> + +<p> +—Votre bienfaiteur! Richelieu! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span> +Le capucin sourit et poursuivit tout +bas en se rapprochant de lui: +</p> + +<p> +—Il n’y a point de bienfaits en politique, +il y a des intérêts, voilà tout. Un +homme employé par un ministre ne doit +pas être plus reconnaissant qu’un cheval +monté par un écuyer ne l’est d’être préféré +aux autres. Mon allure lui a convenu, +j’en suis bien aise. A présent il me +convient de le jeter à terre. +</p> + +<p> +«Oui, cet homme n’aime que lui-même; +il m’a trompé, je le vois bien, en reculant +toujours mon élévation; mais +encore une fois, j’ai des moyens sûrs de +vous faire évader sans bruit; je peux +tout ici. Je ferai mettre à la place des +hommes sur lesquels il compte, d’autres +hommes qu’il destinait à la mort, et +qui sont ici près, dans la tour du Nord, +la tour des oubliettes, qui s’avance là -bas +au-dessus de l’eau. Ses créatures +iront remplacer ces gens-là . J’envoie un +médecin, un empirique qui m’appartient, +au glorieux Cardinal, que les plus +savants de Paris ont abandonné; si vous +<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span> +vous entendez avec moi, il lui portera +un remède universel et éternel. +</p> + +<p> +—Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, +religieux infernal! aucun homme n’est +semblable à toi; tu n’es pas un homme! +tu marches d’un pas furtif et silencieux +dans les ténèbres, tu traverses les murailles +pour présider à des crimes secrets; +tu te places entre les cœurs des amants +pour les séparer éternellement. Qui es-tu? +tu ressembles à l’âme tourmentée +d’un damné. +</p> + +<p> +—Romanesque enfant! dit Joseph; +vous auriez eu de grandes qualités sans +vos idées fausses. Il n’y a peut-être ni +damnation ni âme. Si celles des morts +revenaient se plaindre, j’en aurais mille +autour de moi, et je n’en ai jamais vu, +même en songe. +</p> + +<p> +—Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix. +</p> + +<p> +—Voilà encore des mots, reprit +Joseph; il n’y a point de monstre ni +d’homme vertueux. Vous et M. de Thou, +qui vous piquez de ce que vous nommez +vertu, vous avez manqué de causer la +<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span> +mort de cent mille hommes peut-être, +en masse et au grand jour, pour rien, +tandis que Richelieu et moi nous en +avons fait périr beaucoup moins, en +détail, et la nuit, pour fonder un grand +pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne +faut point se mêler d’agir sur les hommes, +ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable +est de voir ce qui est, et de se dire +comme moi: Il est possible que l’âme +n’existe pas: nous sommes les fils du +hasard; mais, relativement aux autres +hommes, nous avons des passions qu’il +faut satisfaire. +</p> + +<p> +—Je respire! s’écria Cinq-Mars, il ne +croit pas en Dieu! +</p> + +<p> +Joseph poursuivit: +</p> + +<p> +—Or, Richelieu, vous et moi, sommes +nés ambitieux; il fallait donc tout sacrifier +à cette idée! +</p> + +<p> +—Malheureux! ne me confondez pas +avec vous! +</p> + +<p> +—C’est la vérité pure cependant, +reprit le capucin; et seulement vous +voyez à présent que notre système valait +mieux que le vôtre. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span> +—Misérable! c’était par amour... +</p> + +<p> +—Non! non! non! non!... Ce n’est +point cela. Voici encore des mots; vous +l’avez cru peut-être vous-même, mais +c’était pour vous; je vous ai entendu +parler à cette jeune fille, vous ne pensiez +qu’à vous-mêmes tous les deux; +vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre: +elle ne songeait qu’à son rang, et vous +à votre ambition. C’est pour s’entendre +dire qu’on est parfait et se voir adorer +qu’on veut être aimé, c’est encore et +toujours là le saint égoïsme qui est mon +Dieu. +</p> + +<p> +—Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n’était-ce +pas assez de nous faire mourir? pourquoi +viens-tu jeter tes venins sur la vie +que tu nous ôtes; quel démon t’a enseigné +ton horrible analyse des cœurs? +</p> + +<p> +—La haine de tout ce qui m’est supérieur, +dit Joseph avec un rire bas et +faux, et le désir de fouler aux pieds tous +ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux +et ingénieux à trouver le côté +faible de vos rêves. Il y a un ver qui +rampe au cœur de tous ces beaux fruits. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span> +—Grand Dieu! l’entends-tu? s’écria +Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras +vers le ciel. +</p> + +<p> +La solitude de sa prison, les pieuses +conversations de son ami, et surtout la +présence de la mort, qui vient comme la +lumière d’un astre inconnu donner d’autres +couleurs à tous les objets accoutumés +de nos regards; les méditations de l’éternité, +et (le dirons-nous?) de grands +efforts pour changer ses regrets déchirants +en espérances immortelles et +pour diriger vers Dieu toute cette force +d’aimer qui l’avait égaré sur la terre; +tout avait fait en lui-même une étrange +révolution; et, semblable à ces épis que +mûrit subitement un seul coup de soleil, +son âme acquit de plus vives lumières, +exaltée par l’influence mystérieuse de la +mort. +</p> + +<p> +—Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci +et son maître sont des hommes, suis-je +un homme aussi? Contemple, contemple +deux ambitions réunies, l’une égoïste et +sanglante, l’autre dévouée et sans tache; +la leur soufflée par la haine, la nôtre +<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span> +inspirée par l’amour. Regarde, Seigneur, +regarde, juge et pardonne. Pardonne, +car nous fûmes bien criminels de marcher +un seul jour dans la même voie à laquelle +on ne donne qu’un nom sur la +terre, quel que soit le but où elle conduise. +</p> + +<p> +Joseph l’interrompit durement en frappant +du pied. +</p> + +<p> +—Quand vous aurez fini votre prière, +dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez +m’aider, et je vous sauverai à l’instant. +</p> + +<p> +—Jamais, scélérat impur, jamais, dit +Henri d’Effiat, je ne m’associerai à toi +et à un assassinat! Je l’ai refusé quand +j’étais puissant, et sur toi-même. +</p> + +<p> +—Vous avez eu tort: vous seriez +maître à présent. +</p> + +<p> +—Eh! quel bonheur aurais-je de mon +pouvoir, partagé qu’il serait avec une +femme qui ne me comprit pas, m’aima +faiblement et me préféra une couronne? +Après son abandon je n’ai pas voulu +devoir ce qu’on nomme l’Autorité à la +victoire; juge si je la recevrai du crime! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_353' name='Page_353'>[353]</a></span> +—Inconcevable folie! dit le capucin +en riant. +</p> + +<p> +—Tout avec elle, rien sans elle: c’était +là toute mon âme. +</p> + +<p> +—C’est par entêtement et par vanité +que vous persistez; c’est impossible! reprit +Joseph: ce n’est pas dans la nature. +</p> + +<p> +—Toi qui veux nier le dévouement, +reprit Cinq-Mars, comprends-tu du moins +celui de mon ami? +</p> + +<p> +—Il n’existe pas davantage; il a voulu +vous suivre parce que... +</p> + +<p> +Ici le capucin, un peu embarrassé, +chercha un instant. +</p> + +<p> +—Parce que... parce que... il vous a +formé, vous êtes son œuvre... il tient à +vous par amour-propre d’auteur... Il était +habitué à vous sermonner, et il sent qu’il +ne trouverait plus d’élève si docile à l’écouter +et à l’applaudir... La coutume +constante lui a persuadé que sa vie tenait +à la vôtre... c’est quelque chose comme +cela... il vous accompagne par routine... +D’ailleurs ce n’est pas fini... nous verrons +la suite et l’interrogatoire; il niera +sûrement qu’il ait su la conjuration. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span> +—Il ne le niera pas! s’écria impétueusement +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Il la savait donc? vous l’avouez, dit +Joseph triomphant; vous n’en aviez pas +encore dit si long. +</p> + +<p> +—O ciel! qu’ai-je fait? soupira Cinq-Mars +en se cachant la tête. +</p> + +<p> +—Calmez-vous: il est sauvé malgré +cet aveu, si vous acceptez mon offre. +</p> + +<p> +D’Effiat fut quelque temps sans répondre... +le capucin poursuivit: +</p> + +<p> +—Sauvez votre ami... la faveur du +Roi vous attend, et peut-être l’amour +égaré un moment... +</p> + +<p> +—Homme, ou qui que tu sois, si tu +as quelque chose en toi de semblable à +un cœur, répondit le prisonnier, sauve-le; +c’est le plus pur des êtres créés. +Mais fais le emporter loin d’ici pendant +son sommeil, car, s’il s’éveille, tu ne le +pourras pas. +</p> + +<p> +—A quoi cela me serait-il bon? dit +en riant le capucin; c’est vous et votre +faveur qu’il me faut. +</p> + +<p> +L’impétueux Cinq-Mars se leva, et, +<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span> +saisissant le bras de Joseph, qu’il regardait +d’un air terrible: +</p> + +<p> +—Je l’abaissais en te priant pour lui: +viens, scélérat! dit-il en soulevant une +tapisserie qui séparait l’appartement de +son ami du sien; viens et doute du +dévouement et de l’immortalité des +âmes... Compare l’inquiétude de ton +triomphe au calme de notre défaite, la +bassesse de ton règne à la grandeur de +notre captivité, et ta veille sanglante au +sommeil du juste. +</p> + +<p> +Une lampe solitaire éclairait de Thou. +Ce jeune homme était à genoux encore +devant un prie-Dieu surmonté d’un vaste +crucifix d’ébène; il semblait s’être endormi +en priant; sa tête, penchée en +arrière, était élevée encore vers la croix; +ses lèvres souriaient d’un sourire calme +et divin, et son corps affaissé reposait +sur les tapis et le coussin du siège. +</p> + +<p> +—Jésus! comme il dort! dit le capucin +stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux +propos le nom céleste qu’il prononçait +habituellement chaque jour. +</p> + +<p> +Puis tout à coup il se retira brusquement, +<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span> +en portant la main à ses yeux, +comme ébloui par une vision du ciel... +</p> + +<p> +—Brou... brr... brr... dit-il en secouant +la tête et se passant la main sur +le visage... Tout cela est un enfantillage: +cela me gagnerait si j’y pensais... Ces +idées-là peuvent être bonnes, comme +l’opium pour calmer... +</p> + +<p> +Mais il ne s’agit pas de cela: dites +oui ou non. +</p> + +<p> +—Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la +porte par l’épaule; je ne veux point de +la vie et ne me repens pas d’avoir perdu +une seconde fois de Thou, car il n’en +aurait pas voulu au prix d’un assassinat: +et quand il s’est livré à Narbonne, ce +n’était pas pour reculer à Lyon. +</p> + +<p> +—Réveillez-le donc car voici les juges, +dit d’une voix aigre et riante le capucin +furieux. +</p> + +<p> +En ce moment entrèrent, à la lueur +des flambeaux et précédés par un détachement +de Gardes écossaises, quatorze +juges vêtus de leurs longues robes, et +dont on distinguait mal les traits. Ils se +rangèrent et s’assirent en silence à droite +<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span> +et à gauche de la vaste chambre; c’étaient +les commissaires délégués par le Cardinal-Duc +pour cette sombre et solennelle +affaire.—Tous hommes sûrs et de <i>confiance</i> +pour le Cardinal de Richelieu, qui, +de Tarascon, les avait choisis et inscrits. +Il avait voulu que le chancelier Séguier +vînt à Lyon lui-même, <i>pour éviter</i>, dit-il +dans les instructions ou ordres qu’il +envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, +«<i>pour éviter toutes les accroches qui +arriveront s’il n’y est point. M. Marillac</i>, +ajoutait-il, <i>fut à Nantes au procès de +Chalais</i>. M. de Château-Neuf, à Toulouse, +à la mort de M. de Montmorency; et +M. de Bellièvre, à Paris, au procès de +M. de Biron. L’autorité et l’intelligence +qu’ont ces messieurs des formes de +justice est tout à fait nécessaire.» +</p> + +<p> +Le chancelier Séguier vint donc à la +hâte; mais en ce moment on annonça +qu’il avait ordre de ne point paraître, de +peur d’être influencé par le souvenir de +son ancienne amitié pour le prisonnier, +qu’il ne vit que seul à seul. Les commissaires +et lui avaient d’abord, et rapidement, +<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span> +reçu les lâches dépositions du duc +d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais, +puis à <i>Vivey</i><a name='FA_33' id='FA_33' href='#FN_33' class='fnanchor'>[33]</a>, à deux lieues de Lyon, +où ce triste prince avait eu ordre de se +rendre, tout suppliant et tremblant au +milieu de ses gens, qu’on lui laissait par +pitié, bien surveillé par les Gardes françaises +et suisses. Le Cardinal avait fait +dicter à Gaston son rôle et ses réponses +mot pour mot; et, moyennant cette +docilité, on l’avait exempté en forme des +confrontations trop pénibles avec MM. de +Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier +et les commissaires avaient préparé +M. de Bouillon, et, forts de leur +travail préliminaire, venaient tomber de +tout leur poids sur les jeunes coupables +que l’on ne voulait pas sauver.—L’histoire +ne nous a conservé que les noms +des conseillers d’État qui accompagnèrent +Pierre Séguier, mais non ceux +des autres commissaires, dont il est +seulement dit qu’ils étaient six du Parlement +<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span> +de Grenoble et deux présidents. Le +rapporteur conseiller d’État Laubardemont, +qui les avait dirigés en tout, était +à leur tête. Joseph leur parla souvent à +l’oreille avec une politesse révérencieuse, +tout en regardant en dessous Laubardemont +avec une ironie féroce. +</p> + +<p> +Il fut convenu que le fauteuil servirait +de sellette, et l’on se tut pour +écouter la réponse du prisonnier. +</p> + +<p> +Il parla d’une voix douce et calme. +</p> + +<p> +—Dites à M. le chancelier que j’aurais +le droit d’en appeler au Parlement de +Paris et de récuser mes juges, parce qu’il +y a parmi eux deux de mes ennemis, et +à leur tête un de mes amis, M. Séguier +lui-même, que j’ai conservé dans sa +charge; mais je vous épargnerai bien +des peines, Messieurs, en me reconnaissant +coupable de toute la conjuration, +par moi seul conçue et ordonnée. Ma +volonté est de mourir. Je n’ai donc rien +à ajouter pour moi; mais, si vous voulez +être justes, vous laisserez la vie à celui +que le Roi même a nommé le plus +<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span> +honnête homme de France, et qui ne +meurt que pour moi. +</p> + +<p> +—Qu’on l’introduise, dit Laubardemont. +</p> + +<p> +Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, +et l’amenèrent. +</p> + +<p> +Il entra et salua gravement avec un +sourire angélique sur les lèvres, et +embrassant Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Voici donc enfin le jour de notre +gloire! dit-il; nous allons gagner le ciel +et le bonheur éternel. +</p> + +<p> +—Nous apprenons, monsieur, dit +Laubardemont, nous apprenons par la +bouche même de M. de Cinq-Mars, que +vous avez su la conjuration. +</p> + +<p> +De Thou répondit à l’instant et sans +aucun trouble, toujours avec un demi-sourire +et les yeux baissés: +</p> + +<p> +—Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier +les lois humaines, et je sais que le +témoignage d’un accusé ne peut condamner +l’autre. Je pourrais répéter aussi +ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’aurait +pas cru si j’avais dénoncé sans preuve +le frère du Roi. Vous voyez donc que +<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span> +ma vie et ma mort sont entre vos mains. +Pourtant, lorsque j’ai bien envisagé l’une +et l’autre, j’ai connu clairement que, de +quelque vie que je puisse jamais jouir, +elle ne pourrait être que malheureuse +après la perte de M. de Cinq-Mars; +j’avoue donc et confesse que j’ai su sa +conspiration; j’ai fait mon possible pour +l’en détourner.—Il m’a cru son ami +unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu +trahir; c’est pourquoi je me condamne +par les lois qu’a rapportées mon père +lui-même, qui me pardonne, j’espère. +</p> + +<p> +A ces mots, les deux amis se jetèrent +dans les bras l’un de l’autre. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’écriait: +</p> + +<p> +—Ami! ami! que je regrette ta mort +que j’ai causée! Je t’ai trahi deux fois, +mais tu sauras comment. +</p> + +<p> +Mais de Thou l’embrassant et le consolant, +répondait en levant les yeux en +haut: +</p> + +<p> +—Ah! que nous sommes heureux de +finir de la sorte! Humainement parlant +je pourrais me plaindre de vous, monsieur, +mais Dieu sait combien je vous +<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span> +aime! Qu’avons-nous fait qui nous mérite +la grâce du martyre et le bonheur +de mourir ensemble? +</p> + +<p> +Les juges n’étaient pas préparés à +cette douceur, et se regardaient avec +surprise. +</p> + +<p> +—Ah! si l’on me donnait seulement +une pertuisane, dit une voix enrouée +(c’était le vieux Grandchamp, qui s’était +glissé dans la chambre, et dont les yeux +étaient rouges de fureur), je déferais +bien monseigneur de tous ces hommes +noirs! disait-il. +</p> + +<p> +Deux hallebardiers vinrent se mettre +auprès de lui en silence; il se tut, et, +pour se consoler, se mit à une fenêtre +du côté de la rivière où le soleil ne se +montrait pas encore, et il sembla ne +plus faire attention à ce qui se passait +dans la chambre. +</p> + +<p> +Cependant Laubardemont, craignant +que les juges ne vinssent à s’attendrir, +dit à haute voix: +</p> + +<p> +—Actuellement, d’après l’ordre de +monseigneur le Cardinal, on va mettre +ces deux messieurs à la gêne, c’est-à -dire +<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span> +la question ordinaire et extraordinaire. +</p> + +<p> +Cinq-Mars rentra dans son caractère +par indignation, et, croisant les bras, +fit, vers Laubardemont et Joseph, deux +pas qui les épouvantèrent. Le premier +porta involontairement la main à son +front. +</p> + +<p> +—Sommes-nous ici à Loudun? s’écria +le prisonnier. +</p> + +<p> +Mais de Thou, s’approchant, lui prit +la main et la serra; il se tut, et reprit +d’un ton calme en regardant les juges: +</p> + +<p> +—Messieurs, cela me semble bien +rude; un homme de mon âge et de ma +condition ne devrait pas être sujet à +toutes ces formalités. J’ai tout dit et je +dirai tout encore. Je prends la mort à +gré et de grand cœur: la question n’est +donc point nécessaire. Ce n’est point à +des âmes comme les nôtres que l’on +peut arracher des secrets par les souffrances +du corps. Nous sommes devenus +prisonniers par notre volonté et à +l’heure marquée par nous-mêmes; nous +avons dit seulement ce qu’il fallait pour +<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span> +nous faire mourir, vous ne sauriez rien +de plus; nous avons ce que nous voulons. +</p> + +<p> +—Que faites-vous, ami? interrompit +de Thou?... Il se trompe, messieurs; +nous ne refusons pas le martyre que +Dieu nous offre, nous le demandons. +</p> + +<p> +—Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vous +besoin de ces tortures infâmes pour +conquérir le ciel? vous, martyr déjà , +martyr volontaire de l’amitié! Messieurs +moi seul je puis avoir d’importants secrets: +mettez-moi seul à la question, si +nous devons être traités comme les plus +vils malfaiteurs. +</p> + +<p> +—Par charité, messieurs, reprenait +de Thou, ne me privez pas des mêmes +douleurs que lui; je ne l’ai pas suivi si +loin pour l’abandonner à cette heure précieuse, +et ne pas faire tous mes efforts +pour l’accompagner jusque dans le ciel. +</p> + +<p> +Pendant ce débat, il s’en était engagé +un autre entre Laubardemont et Joseph; +celui-ci, craignant que la douleur n’arrachât +le récit de son entretien, n’était pas +d’avis de donner la question; l’autre ne +<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span> +trouvant pas son triomphe complété +par la mort, l’exigeait impérieusement. +Les juges entouraient et écoutaient ces +deux ministres secrets du grand ministre; +cependant, plusieurs choses leur +ayant fait soupçonner que le crédit du +capucin était plus puissant que celui du +juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent +à l’humanité quand il finit par +ces paroles prononcées à voix basse: +</p> + +<p> +—Je connais leurs secrets; nous n’avons +pas besoin de les savoir, parce +qu’ils sont inutiles et qu’ils visent trop +haut. M. le Grand n’a à dénoncer que +le Roi, et l’autre la Reine; c’est ce qu’il +vaut mieux ignorer. D’ailleurs, ils ne +parleraient pas; je les connais, ils se +tairaient, l’un par orgueil, l’autre par +piété. Laissons-les: la torture les blessera; +ils seront défigurés et ne pourront +plus marcher; cela gâtera toute la cérémonie; +il faut les conserver pour paraître. +</p> + +<p> +Cette dernière considération prévalut; +les juges se séparèrent pour aller délibérer +<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span> +avec le chancelier. En sortant, +Joseph dit à Laubardemont: +</p> + +<p> +—Je vous ai laissé assez de plaisir +ici: maintenant vous allez encore avoir +celui de délibérer, et vous irez interroger +trois prévenus dans la tour du +Nord. +</p> + +<p> +C’étaient les trois juges d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, +poussant devant lui le maître des +requêtes ébahi. +</p> + +<p> +A peine le sombre tribunal eut-il défilé, +que Grandchamp, délivré de ses +deux estafiers, se précipita vers son +maître, et, lui saisissant la main, lui +dit: +</p> + +<p> +—Au nom du ciel, venez sur la terrasse, +monseigneur, je vous montrerai +quelque chose; au nom de votre mère, +venez... +</p> + +<p> +Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé +Quillet presque dans le même instant. +</p> + +<p> +—Mes enfants! mes pauvres enfants! +criait le vieillard en pleurant; hélas! +pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer +<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span> +qu’aujourd’hui? Cher Henri, votre mère, +votre frère, votre sœur, sont ici +cachés... +</p> + +<p> +—Taisez-vous, monsieur l’abbé, disait +Grandchamp; venez sur la terrasse, +monseigneur. +</p> + +<p> +Mais le vieux prêtre retenait son élève +en l’embrassant. +</p> + +<p> +—Nous espérons, nous espérons +beaucoup la grâce. +</p> + +<p> +—Je la refuserais, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Nous n’espérons que les grâces de +Dieu, reprit de Thou. +</p> + +<p> +—Taisez-vous, interrompit encore +Grandchamp, les juges viennent. +</p> + +<p> +En effet, la porte s’ouvrit encore à la +sinistre procession, où Joseph et Laubardemont +manquaient. +</p> + +<p> +—Messieurs, s’écria le bon abbé s’adressant +aux commissaires, je suis heureux +de vous dire que je viens de Paris, +que personne ne doute de la grâce de +tous les conjurés. J’ai vu chez Sa Majesté, +<span class='smcap'>Monsieur</span> lui-même. Et quant au +duc de Bouillon, son interrogatoire n’est +pas défav... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span> +—Silence! dit M. de Ceton, lieutenant +des Gardes écossaises. +</p> + +<p> +Et les quatorze commissaires rentrèrent +et se rangèrent de nouveau dans +la chambre. +</p> + +<p> +M. de Thou, entendant que l’on appelait +le greffier criminel du présidial de +Lyon pour prononcer l’arrêt, laissa éclater +involontairement un de ces transports +de joie religieuse qui ne se virent +jamais que dans les martyrs et les saints +aux approches de la mort; et s’avançant +au devant de cet homme, il s’écria: +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Quam speciosi pedes evangelizantium +pacem, evangelizantium bona!</i> +</p> + +<p> +Puis, prenant la main de Cinq-Mars +il se mit à genoux et tête nue pour entendre +l’arrêt, ainsi qu’il était ordonné. +D’Effiat demeura debout, mais on n’osa +le contraindre. +</p> + +<p> +L’arrêt leur fut prononcé en ces mots: +</p> + +<p> +«Entre le procureur général du Roi +demandeur en cas de crime de lèse-majesté, +d’une part; +</p> + +<p> +«Et messire Henri d’Effiat de Cinq-Mars, +Grand-Écuyer de France, âgé de +<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span> +vingt-deux ans; et François-Auguste de +Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller +du Roi en ses conseils; prisonniers au +château de Pierre-Encise de Lyon, défendeurs +et accusés, d’autre part; +</p> + +<p> +«Vu le procès extraordinairement fait +à la requête dudit procureur général du +Roi, à l’encontre desdits d’Effiat et de +Thou, informations, interrogation, confessions, +dénégations et confrontations, +et copies reconnues du traité fait avec +l’Espagne; considérant, la chambre déléguée: +</p> + +<p> +«1<sup>o</sup> Que celui qui attente à la personne +des ministres, des princes, est +regardé par les lois anciennes et constitutions +des Empereurs comme criminel +de lèse-majesté; +</p> + +<p> +«2<sup>o</sup> Que la troisième ordonnance du +roi Louis XI porte peine de mort contre +quiconque ne révèle pas une conjuration +contre l’État; +</p> + +<p> +«Les commissaires députés par Sa +Majesté ont déclaré lesdits d’Effiat et de +Thou atteints et convaincus de crime +de lèse-majesté, savoir: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span> +«Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour les +conspirations et entreprises, ligues et +traités faits par lui avec les étrangers +contre l’Etat; +</p> + +<p> +«Et ledit de Thou, pour avoir eu +connaissance desdites entreprises; +</p> + +<p> +«Pour réparation desquels crimes, +les ont privés de tous honneurs et dignités, +et les ont condamnés et condamnent +à avoir la tête tranchée sur un +échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé +en la place des Terreaux de cette ville; +</p> + +<p> +«Ont déclaré et déclarent tous et un +chacun de leur biens, meubles et immeubles, +acquis et confisqués au Roi; +et iceux par eux tenus immédiatement +de la couronne, réunis au domaine +d’icelle; sur iceux préalablement prise +la somme de 60,000 livres applicables à +œuvres pies.» +</p> + +<p> +Après la prononciation de l’arrêt, +M. de Thou dit à haute voix: +</p> + +<p> +—Dieu soit béni! Dieu soit loué! +</p> + +<p> +—La mort ne m’a jamais fait peur, +dit froidement Cinq-Mars. +</p> + +<p> +Ce fut alors que, suivant les formes, +<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span> +M. de Ceton, le lieutenant des Gardes +écossaises, vieillard de soixante-six ans, +déclara avec émotion qu’il remettait les +prisonniers entre les mains du sieur +Thomé, prévôt des marchands du Lyonnais, +prit congé d’eux, et ensuite tous +les gardes du corps, silencieux et les +larmes aux yeux. +</p> + +<p> +—Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, +les larmes sont inutiles; mais +plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous +que je ne crains pas la mort. +</p> + +<p> +Il leur serrait la main, et de Thou les +embrassait. Après quoi ces gentilshommes +sortirent les yeux humides de larmes et +se couvrant le visage de leurs manteaux. +</p> + +<p> +—Les cruels! dit l’abbé Quillet, pour +trouver des armes contre eux, il leur a +fallu fouiller dans l’arsenal des tyrans. +Pourquoi me laisser entrer en ce moment?... +</p> + +<p> +—Comme confesseur, monsieur, dit +à voix basse un commissaire; car, depuis +deux mois, aucun étranger n’a eu +permission d’entrer ici... +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span> +Dès que les grandes portes furent +refermées et les portières abaissées: +</p> + +<p> +—Sur la terrasse, au nom du ciel! +s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna +son maître et de Thou. Le vieux +gouverneur les suivit en boitant. +</p> + +<p> +—Que nous veux-tu dans un moment +semblable? dit Cinq-Mars avec une gravité +pleine d’indulgence. +</p> + +<p> +—Regardez les chaînes de la ville, +dit le fidèle domestique. +</p> + +<p> +Le soleil naissant colorait le ciel depuis +un instant à peine. Il paraissait à l’horizon +une ligne éclatante et jaune, sur +laquelle les montagnes découpaient durement +leurs formes d’un bleu foncé; +les vagues de la Saône et les chaînes +de la ville, tendues d’un bord à l’autre, +étaient encore voilées par une légère +vapeur qui s’élevait aussi de Lyon et +dérobait à l’œil le toit des maisons. Les +premiers jets de la lumière matinale ne +coloraient encore que les points les plus +élevés du magnifique paysage. Dans la +cité, les clochers de l’hôtel de ville et de +Saint-Nizier, sur les collines environnantes, +<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span> +les monastères des Carmes et de +Sainte-Marie, et la forteresse entière de +Pierre-Encise, étaient dorés de tous les +feux de l’aurore. On entendait le bruit +des carillons joyeux des villages. Les +murs seuls de la prison étaient silencieux. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous +faut-il voir? est-ce la beauté des plaines +ou la richesse des villes? est-ce la paix +de ces villages? Ah! mes amis, il y a +partout là des passions et des douleurs +comme celles qui nous ont amenés ici! +</p> + +<p> +Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent +sur le parapet de la terrasse +pour regarder du côté de la rivière. +</p> + +<p> +—Le brouillard est trop épais: on ne +voit rien encore, dit l’abbé. +</p> + +<p> +—Que notre dernier soleil est lent à +paraître! disait de Thou. +</p> + +<p> +—N’apercevez-vous pas en bas, au +pied des rochers, sur l’autre rive, une +petite maison blanche entre la porte +d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean? +dit l’abbé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span> +—Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, +qu’un amas de murailles grisâtres. +</p> + +<p> +—Ce maudit brouillard est épais! +reprenait Grandchamp toujours penché +en avant, comme un marin qui s’appuie +sur la dernière planche d’une jetée pour +apercevoir une voile à l’horizon. +</p> + +<p> +—Chut! dit l’abbé, on parle près de +nous. +</p> + +<p> +En effet, un murmure confus, sourd +et inexplicable, se faisait entendre dans +une petite tourelle adossée à la plate-forme +de la terrasse. Comme elle n’était +guère plus grande qu’un colombier, +les prisonniers l’avaient à peine +remarquée jusque-là . +</p> + +<p> +—Vient-on déjà nous chercher? dit +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Bah! bah! répondit Grandchamp, +ne vous occupez pas de cela; c’est la +tour des oubliettes. Il y a deux mois +que je rôde autour du fort, et j’ai vu +tomber du monde de là dans l’eau, au +moins une fois par semaine. Pensons à +notre affaire: je vois une lumière à la +fenêtre là -bas. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span> +Une invincible curiosité entraîna cependant +les deux prisonniers à jeter un +regard sur la tourelle, malgré l’horreur +de leur situation. Elle s’avançait, en +effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus +d’un gouffre rempli d’une eau +verte bouillonnante, sorte de source inutile, +qu’un bras égaré de la Saône formait +entre les rocs à une profondeur effrayante. +On y voyait tourner rapidement la roue +d’un moulin abandonné depuis longtemps. +On entendit trois fois un +craquement semblable à celui d’un +pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait +tout à coup comme par ressort en +frappant contre la pierre des murs: et +trois fois on vit quelque chose de noir +tomber dans l’eau et la faire rejaillir en +écume à une grande hauteur. +</p> + +<p> +—Miséricorde! seraient-ce des hommes? +s’écria l’abbé en se signant. +</p> + +<p> +—J’ai cru voir des robes brunes qui +tourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp; +ce sont des amis du Cardinal. +</p> + +<p> +Un cri terrible partit de la tour avec +un jurement impie. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span> +La lourde trappe gémit une quatrième +fois. L’eau verte reçut avec bruit un fardeau +qui fit crier l’énorme roue du moulin, +un de ses larges rayons fut brisé et +un homme embarrassé dans les poutres +vermoulues parut hors de l’écume, qu’il +colorait d’un sang noir, tourna deux fois +en criant, et s’engloutit. C’était Laubardemont. +</p> + +<p> +Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Mars +recula. +</p> + +<p> +—Il y a une Providence, dit Grandchamp: +Urbain Grandier l’avait ajourné +à trois ans. Allons, allons, le temps est +précieux; messieurs, ne restez pas là +immobiles. Que ce soit lui ou non, je +n’en serais pas étonné, car ces coquins-là +se mangent eux-mêmes comme les +rats. Mais tâchons de leur enlever leur +meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le +signal! nous sommes sauvés; tout est +prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur +l’abbé. Voilà le mouchoir blanc à la +fenêtre; nos amis sont préparés. +</p> + +<p> +L’abbé saisit aussitôt la main de chacun +des deux amis, et les entraîna du côté +<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span> +de la terrasse où ils avaient d’abord attaché +leurs regards. +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: +apprenez qu’aucun des conjurés n’a +voulu de la retraite que vous leur assuriez; +ils sont tous accourus à Lyon, travestis +en grand nombre; ils ont versé +dans la ville assez d’or pour n’être pas +trahis; ils veulent tenter un coup de +main pour vous délivrer. Le moment +choisi est celui où l’on vous conduira au +supplice; le signal sera votre chapeau +que vous mettrez sur votre tête quand il +faudra commencer. +</p> + +<p> +Le bon abbé, moitié pleurant, moitié +souriant par espoir, raconta que, lors de +l’arrestation de son élève, il était accouru +à Paris; qu’un tel secret enveloppait +toutes les actions du Cardinal, que personne +n’y savait le lieu de la détention +du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient +exilé; et, lorsque l’on avait su l’accommodement +de <span class='smcap'>Monsieur</span> et du duc de +Bouillon avec le Roi, on n’avait plus +douté que la vie des autres ne fût +assurée, et l’on avait cessé de parler de +<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span> +cette affaire, qui compromettait peu de +personnes, n’ayant pas eu d’exécution. +On s’était même en quelque sorte réjoui +dans Paris de voir la ville de Sedan et +son territoire ajoutés au royaume, en +échange des lettres d’<i>abolition</i> accordées +à M. de Bouillon reconnu innocent, +comme <span class='smcap'>Monsieur</span>; que le résultat de tous +les arrangements avait fait admirer +l’habileté du Cardinal et sa clémence +envers les conspirateurs, qui, disait-on, +avaient voulu sa mort. On faisait même +courir le bruit qu’il avait fait évader +Cinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement +de leur retraite en pays étranger, +après les avoir fait arrêter courageusement +au milieu du camp de +Perpignan. +</p> + +<p> +A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne +put s’empêcher d’oublier sa résignation; +et, serrant la main de son ami: +</p> + +<p> +—<i>Arrêter!</i> s’écria-t-il; faut-il renoncer +même à l’honneur de nous être livrés +volontairement? Faut-il tout sacrifier, +jusqu’à l’opinion de la postérité? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span> +—C’était encore là une vanité, reprit +de Thou en mettant le doigt sur sa +bouche; mais chut! écoutons l’abbé +jusqu’au bout. +</p> + +<p> +Le gouverneur, ne doutant pas que le +calme des deux jeunes gens ne vînt de +la joie qu’ils ressentaient de leur fuite +assurée, et voyant que le soleil avait à +peine encore dissipé les vapeurs du +matin, se livra sans contrainte à ce +plaisir involontaire qu’éprouvent les +vieillards en racontant des événements +nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. +Il leur dit toutes ses peines infructueuses +pour découvrir la retraite de son +élève, ignorée de la cour et de la ville, +où l’on n’osait pas même prononcer son +nom dans les asiles les plus secrets. Il +n’avait appris l’emprisonnement à Pierre-Encise +que par la Reine elle-même, qui +avait daigné le faire venir et le charger +d’en avertir la maréchale d’Effiat et +tous les conjurés, afin qu’ils tentassent +un effort désespéré pour délivrer leur +jeune chef. Anne d’Autriche avait même +osé envoyer beaucoup de gentilshommes +<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span> +d’Auvergne et de la Touraine à Lyon +pour aider à ce dernier coup. +</p> + +<p> +—La bonne Reine! dit-il, elle pleurait +beaucoup lorsque je la vis, et disait +qu’elle donnerait tout ce qu’elle possède +pour vous sauver; elle se faisait beaucoup +de reproches d’une lettre, je ne sais +quelle lettre. Elle parlait du salut de la +France, mais ne s’expliquait pas. Elle +me dit qu’elle vous admirait et vous +conjurait de vous sauver, ne fût-ce que +par pitié pour elle, à qui vous laisseriez +des remords éternels. +</p> + +<p> +—N’a-t-elle rien dit de plus? interrompit +de Thou, qui soutenait Cinq-Mars +pâlissant. +</p> + +<p> +—Rien de plus, dit le vieillard. +</p> + +<p> +—Et personne ne vous a parlé de +moi? répondit le Grand-Écuyer. +</p> + +<p> +—Personne, dit l’abbé. +</p> + +<p> +—Encore, si elle m’eût écrit! dit +Henri à demi-voix. +</p> + +<p> +—Souvenez-vous donc, mon père, +que vous êtes envoyé ici comme confesseur, +reprit de Thou. +</p> + +<p> +Cependant le vieux Grandchamp, aux +<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span> +genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses +habits de l’autre côté de la terrasse, lui +criait d’une voix entrecoupée: +</p> + +<p> +—Monseigneur... mon maître... mon +bon maître... les voyez-vous? les voilà ... +ce sont eux, ce sont elles... elles toutes... +</p> + +<p> +—Eh! qui donc, mon vieil ami? disait +son maître. +</p> + +<p> +—Qui? grand Dieu! Regardez cette +fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas? +Votre mère, vos sœurs, votre frère. +</p> + +<p> +En effet, le jour entièrement venu lui +fit voir dans l’éloignement des femmes +qui agitaient des mouchoirs blancs: +l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses +bras vers la prison, se retirait de la +fenêtre comme pour reprendre des forces, +puis, soutenue par les autres, reparaissait +et ouvrait les bras, ou posait sa +main sur son cœur. +</p> + +<p> +Cinq-Mars reconnut sa mère et sa +famille, et ses forces le quittèrent un +moment. Il pencha la tête sur le sein de +son ami, et pleura. +</p> + +<p> +—Combien de fois me faudra-t-il donc +mourir? dit-il. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span> +Puis, répondant du haut de la tour par +un geste de sa main à ceux de sa famille: +</p> + +<p> +—Descendons vite, mon père, répondit-il +au vieil abbé; vous allez me dire +au tribunal de la pénitence, et devant +Dieu, si le reste de ma vie vaut encore +que je fasse verser du sang pour la +conquérir. +</p> + +<p> +Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu +ce que lui seul et Marie de Mantoue ont +connu de leurs secrètes et malheureuses +amours. «Il remit à son confesseur, dit +le P. Daniel, un portrait d’une grande +dame tout entouré de diamants, lesquels +durent être vendus, pour l’argent être +employé en œuvres pieuses.» +</p> + +<p> +Pour M. de Thou, après s’être aussi +confessé, il écrivit une lettre<a name='FA_34' id='FA_34' href='#FN_34' class='fnanchor'>[34]</a>. «Après +quoi (selon le récit de son confesseur) +il me dit: «<i>Voilà la dernière pensée que +je veux avoir pour ce monde: partons +en paradis.</i>» Et, se promenant dans la +<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span> +chambre à grands pas, il récitoit à haute +voix le psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere mei, Deus</i>, etc., +avec une ardeur d’esprit incroyable, et +des tressaillements de tout son corps si +violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit +pas la terre et qu’il alloit sortir de luy-mesme. +Les gardes étoient muets à ce +spectacle, qui les faisoit tous frémir de +respect et d’horreur.» +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Cependant tout était calme le 12 du +même mois de septembre 1642 dans la +ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement +de ses habitants, on vit arriver dès +le point du jour, par toutes ses portes, +des troupes d’infanterie et de cavalerie +que l’on savait campées et cantonnées +fort loin de là . Les Gardes françaises et +suisses, les régiments de Pompadour, +les Gens d’armes de Maurevert et les Carabins +de La Roque, tous défilèrent en +silence; la cavalerie, portant le mousquet +appuyé sur le pommeau de la selle, +vint se ranger autour du château de +Pierre-Encise; l’infanterie forma la haie +<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span> +sur les bords de la Saône, depuis la porte +du fort jusqu’à la place des Terreaux. +C’était le lieu ordinaire des exécutions. +</p> + +<p> +Quatre compagnies des bourgeois de +Lyon, que l’on appelle <i>Pennonnage</i>, faisant +environ onze ou douze cents hommes, +«furent rangées, dit le journal de +Montrésor, au milieu de la place des +Terreaux, en sorte qu’elles enfermoient +un espace d’environ quatre-vingts pas +de chaque côté, dans lequel on ne laissoit +entrer personne, sinon ceux qui +étoient nécessaires. +</p> + +<p> +«Au milieu de cet espace fut dressé +un échafaud de sept pieds de haut et +environ neuf pieds en quarré, au milieu +duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit +un poteau de la hauteur de trois +pieds ou environ, devant lequel on coucha +un bloc de la hauteur d’un demi-pied, +si que la principale façade ou le +devant de l’échafaud regardoit vers la +boucherie des Terreaux, du côté de la +Saône; contre lequel échafaud on dressa +une petite échelle de huit échelons du +côté des Dames de Saint-Pierre.» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span> +Rien n’avait transpiré dans la ville +sur le nom des prisonniers, les murs +inaccessibles de la forteresse ne laissaient +rien sortir ni rien pénétrer que dans la +nuit, et les cachots profonds avaient +quelquefois renfermé le père et le fils +durant des années entières, à quatre +pieds l’un de l’autre, sans qu’ils s’en +doutassent. La surprise fut extrême à +cet appareil éclatant, et la foule accourut, +ne sachant s’il s’agissait d’une fête +ou d’un supplice. +</p> + +<p> +Ce même secret qu’avaient gardé les +agents du ministre avait été aussi soigneusement +caché par les conjurés, car +leur tête en répondait. +</p> + +<p> +Montrésor, Fontrailles, le baron de +Beauvau, Olivier d’Entraigues, Gondi, +le comte du Lude et l’avocat Fournier, +déguisés en soldats, en ouvriers et en +baladins, armés de poignards sous leurs +habits, avaient jeté et partagé dans la +foule plus de cinq cents gentilshommes +et domestiques déguisés comme eux; +des chevaux étaient préparés sur la +route d’Italie, et des barques sur le +<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span> +Rhône avaient été payées d’avance. Le +jeune marquis d’Effiat, frère aîné de +Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait +la foule, allait et venait sans cesse de +la place des Terreaux à la petite maison +où sa mère et sa sœur étaient enfermées +avec la présidente de Pontac, sœur +du malheureux de Thou. Il les rassurait, +leur donnait un peu d’espérance, et revenait +trouver les conjurés et s’assurer +que chacun d’eux était disposé à l’action. +</p> + +<p> +Chaque soldat formant la haie avait à +ses côtés un homme prêt à le poignarder. +</p> + +<p> +La foule innombrable entassée derrière +la ligne des gardes les poussait en avant, +débordait leur alignement, et leur faisait +perdre du terrain. Ambrosio, domestique +espagnol, qu’avait conservé Cinq-Mars, +s’était chargé du capitaine des +piquiers, et déguisé en musicien catalan, +avait entamé une dispute avec lui, feignant +de ne pas vouloir cesser de jouer +de la vielle. Chacun était à son poste. +</p> + +<p> +L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues +<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span> +et le marquis d’Effiat étaient au milieu +d’un groupe de poissardes et d’écaillères +qui se disputaient et jetaient de grands +cris. Elles disaient des injures à l’une +d’elles, plus jeune et plus timide que ses +mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars +approcha pour écouter leur querelle. +</p> + +<p> +—Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, +voulez-vous que Jean Le Roux, qui est +un honnête homme, aille couper la tête +à deux chrétiens, parce qu’il est boucher +de son état? Tant que je serai sa femme, +je ne le souffrirai pas, j’aimerais mieux... +</p> + +<p> +—Eh bien! tu as tort, répondaient ses +compagnes; qu’est-ce que cela te fait +que la viande qu’il coupe se mange ou +ne se mange pas? Il n’en est pas moins +vrai que tu aurais cent écus pour faire +habiller tes trois enfants à neuf. T’es +trop heureuse d’être <i>l’épouse</i> d’un boucher. +Profite donc, ma mignonne, de ce +que Dieu t’envoie par la grâce de Son +Éminence. +</p> + +<p> +—Laissez-moi tranquille, reprenait +la première, je ne veux pas accepter. +<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span> +J’ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, +ils ont l’air doux comme des agneaux. +</p> + +<p> +—Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas +tes agneaux et tes veaux? reprenait la +femme Le Bon. Qu’il arrive donc du +bonheur à une petite femme comme ça! +Quelle pitié! quand c’est de la part du +révérend capucin, encore! +</p> + +<p> +—Que la gaieté du peuple est horrible! +s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment. +</p> + +<p> +Toutes ces femmes l’entendirent et +commencèrent à murmurer contre lui. +</p> + +<p> +—<i>Du peuple!</i> disaient-elles; et d’où +est donc ce petit maçon avec ce plâtre +sur ses habits? +</p> + +<p> +—Ah! interrompit une autre, tu ne +vois pas que c’est quelque gentilhomme +déguisé? Regarde ses mains blanches: +ça n’a jamais travaillé. +</p> + +<p> +—Oui, oui, c’est quelque petit conspirateur +dameret; j’ai bien envie d’aller +chercher M. le Chevalier du Guet pour +le faire arrêter. +</p> + +<p> +L’abbé Gondi sentit tout le danger de +cette situation, et, se jetant d’un air de +<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span> +colère sur Olivier, avec toutes les manières +d’un menuisier dont il avait pris +le costume et le tablier, il s’écria en le +saisissant au collet: +</p> + +<p> +—Vous avez raison: c’est un petit +drôle qui ne travaille jamais. Depuis deux +ans que mon père l’a mis en apprentissage, +il n’a fait que peigner ses cheveux +blonds pour plaire aux petites filles. Allons, +rentre à la maison! +</p> + +<p> +Et, lui donnant des coups de latte, il +lui fit percer la foule et revint se placer +sur un autre point de la haie. Après +avoir tancé le page étourdi il lui demanda +la lettre qu’il disait avoir à remettre +à M. de Cinq-Mars quand il serait +évadé. Olivier l’avait depuis deux mois +dans sa poche, et la lui donna. +</p> + +<p> +—C’est d’un prisonnier à un autre, +dit-il; car le chevalier de Jars, en sortant +de la Bastille, me l’a envoyée de +la part d’un de ses compagnons de captivité. +</p> + +<p> +—Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir +quelque secret important pour notre ami; +<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span> +je la décachette, vous auriez dû y penser +plus tôt. +</p> + +<p> +—Ah! bah! c’est du vieux Bassompierre. +Lisons. +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Mon cher enfant</span>, +</p> + +<p> +«J’apprends du fond de la Bastille, +où je suis encore, que vous voulez conspirer +contre ce tyran de Richelieu, qui +ne cesse d’humilier notre bonne vieille +Noblesse et les Parlements, et de saper +dans ses fondements l’édifice sur lequel +reposait l’Etat. J’apprends que les Nobles +sont mis à la taille, et condamnés par +de petits juges contre les privilèges de +leur condition, forcés à l’arrière-ban +contre les pratiques anciennes...» +</p> + +<p> +—Ah! le vieux radoteur! interrompit +le page en riant aux éclats. +</p> + +<p> +—Pas si sot que vous croyez; seulement +il est un peu reculé pour notre +affaire. +</p> + +<p> +«Je ne puis qu’approuver ce généreux +projet, et je vous prie de me bailler +advis de tout...» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span> +—Ah! le vieux langage du dernier +règne! dit Olivier; il ne savait pas écrire: +<i>me faire expert de toutes choses</i>, comme +on dit à présent. +</p> + +<p> +—Laissez-moi lire, pour Dieu, dit +l’abbé; dans cent ans on se moquera +ainsi de nos phrases. +</p> + +<p> +Il poursuivit: +</p> + +<p> +«Je puis bien vous conseiller nonobstant +mon grand âge, en vous racontant +ce qui m’advint en 1560.» +</p> + +<p> +—Ah! ma foi, je n’ai pas le temps +de m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin. +</p> + +<p> +«Quand je me rappelle mon dîner +chez madame la maréchale d’Effiat, votre +mère, et que je me demande ce que sont +devenus tous les convives, je m’afflige +véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens +est mort à Vincennes, de chagrin d’être +oublié par <span class='smcap'>Monsieur</span> dans cette prison; +de Launay tué en duel, et j’en suis marri; +car, malgré que je fusse mal satisfait +de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, +et je l’ai toujours tenu pour un +galant homme. Pour moi, me voilà sous +clef jusqu’à la fin de la vie de M. le +<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span> +Cardinal; aussi, mon enfant nous étions +treize à table: il ne faut pas se moquer +des vieilles croyances. Remerciez Dieu +de ce que vous êtes le seul auquel il ne +soit pas arrivé malencontre...» +</p> + +<p> +—Encore un à -propos! dit Olivier en +riant de tout son cœur; et, cette fois, +l’abbé de Gondi ne put tenir son sérieux +malgré ses efforts. +</p> + +<p> +Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne +pas prolonger encore la détention du +pauvre maréchal si elle était trouvée, +et se rapprochèrent de la place des Terreaux +et de la haie des gardes qu’ils +devaient attaquer lorsque le signal du +chapeau serait donné par le jeune prisonnier. +</p> + +<p> +Ils virent avec satisfaction tous leurs +amis à leur poste, et prêts à jouer des +couteaux, selon leur propre expression. +Le peuple, en se pressant autour d’eux, +les favorisait sans le vouloir. Il survint +près de l’abbé une troupe de jeunes +demoiselles vêtues de blanc et voilées; +elles allaient à l’église pour communier, +et les religieuses qui les conduisaient, +<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span> +croyant comme tout le peuple que ce +cortège était destiné à rendre les honneurs +à quelque grand personnage, leur +permirent de monter sur de larges +pierres de taille accumulées derrière les +soldats. Là elles se groupèrent avec la +grâce de cet âge, comme vingt belles +statues sur un seul piédestal. On +eût dit ces vestales que l’antiquité conviait +aux sanglants spectacles des gladiateurs. +Elles se parlaient à l’oreille +en regardant autour d’elles, riaient et +rougissaient ensemble, comme font les +enfants. +</p> + +<p> +L’abbé de Gondi vit avec humeur +qu’Olivier allait encore oublier son rôle +de conspirateur et son costume de maçon +pour leur lancer des œillades et prendre +un maintien trop élégant et des gestes +trop civilisés pour l’état qu’on devait lui +supposer: il commençait déjà à s’approcher +d’elles en bouclant ses cheveux avec +ses doigts, lorsque Fontrailles et Montrésor +survinrent par bonheur sous un habit +de soldats suisses; un groupe de gentilshommes, +déguisés en mariniers, les +<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span> +suivait avec des bâtons ferrés à la main; +ils avaient sur le visage une pâleur qui +n’annonçait rien de bon. On entendit +une marche sonnée par des trompettes. +</p> + +<p> +—Restons ici, dit l’un d’eux à sa +suite; c’est ici. +</p> + +<p> +L’air sombre et le silence de ces spectateurs +contrastaient singulièrement avec +les regards enjoués et curieux des jeunes +filles et leurs propos enfantins. +</p> + +<p> +—Ah! le beau cortège! criaient-elles: +voilà au moins cinq cents hommes avec +des cuirasses et des habits rouges, sur +de beaux chevaux; ils ont des plumes +jaunes sur leurs grands chapeaux.—Ce +sont des étrangers, des Catalans, dit +un garde-française.—Qui conduisent-ils +donc?—Ah! voici un beau carrosse +doré! mais il n’y a personne dedans. +</p> + +<p> +—Ah! je vois trois hommes à pied: +où vont-ils? +</p> + +<p> +—A la mort! dit Fontrailles d’une voix +sinistre qui fit taire toutes les voix. On +n’entendit plus que les pas lents des +chevaux qui s’arrêtèrent tout à coup par +<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span> +un de ces retards qui arrivent dans la +marche de tout cortège. On vit alors un +douloureux et singulier spectacle. Un +vieillard à la tête tonsurée marchait +avec peine en sanglotant, soutenu par +deux jeunes gens d’une figure intéressante +et charmante, qui se donnaient +une main derrière ses épaules voûtées, +tandis que de l’autre chacun d’eux tenait +l’un de ses bras. Celui qui marchait à +sa gauche était vêtu de noir; il était +grave et baissait les yeux. L’autre beaucoup +plus jeune, était revêtu d’une parure +éclatante<a name='FA_35' id='FA_35' href='#FN_35' class='fnanchor'>[35]</a>: un pourpoint de drap +de Hollande, couvert de larges dentelles +d’or et portant des manches bouffantes +et brodées, le couvrait du cou à la ceinture, +habillement assez semblable au +corset des femmes; le reste de ses vêtements +en velours noir brodé de palmes +d’argent, des bottines grisâtres à talons +rouges, où s’attachaient des éperons +d’or; un manteau d’écarlate chargé de +<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span> +boutons d’or, tout rehaussait la grâce de +sa taille élégante et souple. Il saluait +à droite et à gauche de la haie avec un +sourire mélancolique. +</p> + +<p> +Un vieux domestique, avec des moustaches +et une barbe blanches, suivait, le +front baissé, tenant en main deux chevaux +de bataille caparaçonnés. +</p> + +<p> +Les jeunes demoiselles se taisaient; +mais elles ne purent retenir leurs sanglots +en les voyant. +</p> + +<p> +—C’est donc ce pauvre vieillard qu’on +mène à la mort? s’écrièrent-elles; ses +enfants le soutiennent. +</p> + +<p> +—A genoux! mesdames, dit une religieuse, +et priez pour lui. +</p> + +<p> +—A genoux! cria Gondi, et prions +que Dieu les sauve. +</p> + +<p> +Tous les conjurés répétèrent:—A +genoux! à genoux! et donnèrent l’exemple +au peuple qui les imita en silence. +</p> + +<p> +—Nous pouvons mieux voir ses mouvements +à présent, dit tout bas Gondi à +Montrésor: levez-vous; que fait-il? +</p> + +<p> +—Il est arrêté et parle de notre côté +<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span> +en nous saluant; je crois qu’il nous +reconnaît. +</p> + +<p> +Toutes les maisons, les fenêtres, les +murailles, les toits, les échafauds dressés, +tout ce qui avait vue sur la place +était chargé de personnes de toute condition +et de tout âge. +</p> + +<p> +Le silence le plus profond régnait sur +la foule immense; on eût entendu les +ailes du moucheron des fleuves, le +souffle du moindre vent, le passage des +grains de poussière qu’il soulève; mais +l’air était calme, le soleil brillant, le +ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On +était proche de la place des Terreaux; +on entendit des coups de marteau sur +les planches, puis la voix de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +Un jeune chartreux avança sa tête +pâle entre deux gardes; tous les conjurés +se levèrent au-dessus du peuple à +genoux, chacun d’eux portant la main +à sa ceinture ou dans son sein et serrant +de près le soldat qu’il devait poignarder. +</p> + +<p> +—Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il +son chapeau sur la tête? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span> +—Il jette son chapeau à terre loin +de lui, dit paisiblement l’arquebusier +qu’il interrogeait. +</p> + +<h2 id="chap_26"> +CHAPITRE XXVI +</h2> + +<p class="h2b"> +LA FÊTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Mon Dieu! qu’est-ce que ce monde? +</p> + +<p class="sig"> +(<i>Dernières paroles de M. de Cinq-Mars.</i>) +</p> +</div> +</div> + +<p> +Le jour même du cortège sinistre de +Lyon, et durant les scènes que nous venons +de voir, une fête magnifique se +donnait à Paris, avec tout le luxe et le +mauvais goût du temps. Le puissant +Cardinal avait voulu remplir à la fois +de ses pompes les deux premières villes +de France. +</p> + +<p> +Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal, +on annonça cette fête donnée +au Roi et à toute la cour. Maître de +<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span> +l’empire par la force, il voulut encore +l’être des esprits par la séduction, et, las +de dominer, il espéra plaire. La tragédie +de <i>Mirame</i> allait être représentée dans +une salle construite exprès pour ce grand +jour: ce qui éleva les frais de cette +soirée, dit Pélisson, à trois cent mille +écus. +</p> + +<p> +La garde entière du premier ministre<a name='FA_36' id='FA_36' href='#FN_36' class='fnanchor'>[36]</a> +était sous les armes; ses quatre compagnies +de Mousquetaires et de Gens +d’armes étaient rangées en haie sur les +vastes escaliers et à l’entrée des longues +galeries du Palais-Cardinal<a name='FA_37' id='FA_37' href='#FN_37' class='fnanchor'>[37]</a>. Ce brillant +<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span> +<i>Pandemonium</i>, où les péchés mortels +ont un temple à chaque étage, n’appartint +ce jour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait +de haut en bas. Sur chaque marche +était posté l’un des arquebusiers de la +garde du Cardinal, tenant une torche à +la main et une longue carabine dans +l’autre; la foule de ses gentilshommes +circulait entre ces candélabres vivants, +tandis que dans le grand jardin, entouré +d’épais marronniers, remplacés aujourd’hui +par les arcades, deux compagnies +de Chevau-légers à cheval, le mousquet +au poing, se tenaient prêtes au premier +ordre et à la première crainte de leur +maître. +</p> + +<p> +Le Cardinal, porté et suivi par ses +trente-huit pages, vint se placer dans +sa loge tendue de pourpre, en face de +celle où le Roi était couché à demi derrière +des rideaux verts qui le préservaient +de l’éclat des flambeaux. Toute +la cour était entassée dans les loges, et +se leva lorsqu’il parut; la musique +commença une ouverture brillante, et +l’on ouvrit le parterre à tous les hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span> +de la ville et de l’armée qui se présentèrent. +Trois flots impétueux de spectateurs +s’y précipitèrent et le remplirent +en un instant; ils étaient debout et tellement +pressés, que le mouvement d’un +bras suffisait pour causer sur toute la +foule le balancement d’un champ de +blé. On vit tel homme dont la tête décrivait +ainsi un cercle assez étendu, +comme celle d’un compas, sans que ses +pieds eussent quitté le point où ils +étaient fixés, et on emporta quelques +jeunes gens évanouis. Le ministre, contre +sa coutume, avança sa tête décharnée +hors de sa tribune, et salua l’assemblée +d’un air qui voulait être gracieux. Cette +grimace n’obtint de réponse qu’aux +loges, le parterre fut silencieux. Richelieu +avait voulu montrer qu’il ne craignait +pas le jugement public pour son +ouvrage et avait permis que l’on introduisît +sans choix tous ceux qui se présenteraient. +Il commençait à s’en repentir, +mais trop tard. En effet, cette +impartiale assemblée fut aussi froide que +la <i>tragédie-pastorale</i> l’était elle-même; +<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span> +en vain les <i>bergères</i> du théâtre, couvertes +de pierreries, exhaussées sur des +talons rouges, portant du bout des +doigts des houlettes ornées de rubans +et suspendant des guirlandes de fleurs +sur leurs robes que soulevaient les <i>vertugadins</i>, +se mouraient d’amour en +longues tirades de deux cents vers langoureux; +en vain des <i>amants parfaits</i> +(car c’était le beau idéal de l’époque) se +laissaient dépérir de faim dans un antre +solitaire, et déploraient leur mort avec +emphase, en attachant à leurs cheveux +des rubans de la couleur favorite de +leur belle; en vain les femmes de la +cour donnaient des signes de ravissement, +penchées au bord de leurs loges, +et tentaient même l’évanouissement le +plus flatteur: le morne parterre ne +donnait d’autre signe de vie que le balancement +perpétuel des têtes noires à +longs cheveux. Le Cardinal mordait ses +lèvres et faisait le distrait pendant le +premier acte et le second; le silence +avec lequel s’écoulèrent le troisième et +le quatrième fit une telle blessure à +<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span> +son cœur paternel, qu’il se fit soulever +à demi hors de son balcon, et, dans +cette immonde et ridicule attitude, faisait +signe à ses amis de la cour de remarquer +les plus beaux endroits, et +donnait le signal des applaudissements; +on y répondait de quelques loges, mais +l’impassible parterre était plus silencieux +que jamais; laissant la scène se +passer entre le théâtre et les régions +supérieures, il s’obstinait à demeurer +neutre. Le maître de l’Europe et de la +France, jetant alors un regard de feu +sur ce petit amas d’hommes qui osaient +ne pas admirer son œuvre, sentit dans +son cœur le vœu de Néron, et pensa un +moment combien il serait heureux qu’il +n’y eût là qu’une tête. +</p> + +<p> +Tout à coup cette masse noire et immobile +s’anima, et des salves interminables +d’applaudissements éclatèrent, +au grand étonnement des loges, et surtout +du ministre. Il se pencha, saluant +avec reconnaissance; mais il s’arrêta en +remarquant que les battements de mains +interrompaient les acteurs toutes les +<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span> +fois qu’ils voulaient recommencer. Le +Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés, +jusque-là , pour voir ce qui excitait +tant d’enthousiasme; toute la cour se +pencha hors des colonnes: on aperçut +alors dans la foule des spectateurs assis +sur le théâtre, un jeune homme humblement +vêtu, qui venait de se placer +avec peine; tous les regards se portaient +sur lui. Il en paraissait fort embarrassé, +et cherchait à se couvrir de +son petit manteau noir trop court. <i>Le +Cid! Le Cid!</i> cria le parterre, ne cessant +d’applaudir. Corneille, effrayé, se +sauva dans les coulisses, et tout retomba +dans le silence. +</p> + +<p> +Le Cardinal, hors de lui, fit fermer +les rideaux de sa loge et se fit emporter +dans ses galeries. +</p> + +<p> +Ce fut là que s’exécuta une autre +scène préparée dès longtemps par les +soins de Joseph, qui avait sur ce point +endoctriné les gens de sa suite avant de +quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s’écriant +qu’il était plus prompt de faire +passer Son Éminence par une longue +<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span> +fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’à deux +pieds de terre et conduisait de sa loge +aux appartements, la fit ouvrir, et les +pages y firent passer le fauteuil. Aussitôt +cent voix s’élevèrent pour dire et proclamer +l’accomplissement de la grande +prophétie de Nostradamus. On se disait +à demi-voix: «Le <i>bonnet rouge</i>, c’est Monseigneur; +<i>quarante onces</i>, c’est Cinq-Mars; +<i>tout</i> finira, c’était de Thou: quel +heureux coup du ciel! Son Éminence +règne sur l’avenir comme sur le présent». +</p> + +<p> +Il s’avançait ainsi sur son trône ambulant +dans de longues et resplendissantes +galeries, écoutant ce doux +murmure d’une flatterie nouvelle; mais, +insensible à ce bruit des voix qui +divinisaient son génie, il eût donné tous +leurs propos pour un seul mot, un seul +geste de ce public immobile et inflexible, +quand même ce mot eût été un cri de +haine; car on étouffe les clameurs, mais +comment se venger du silence? On empêche +un peuple de frapper, mais qui +l’empêchera d’attendre? Poursuivi par le +<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span> +fantôme importun de l’opinion publique, +le sombre ministre ne se crut en sûreté +qu’arrivé au fond de son palais, au +milieu de sa cour tremblante et flatteuse, +dont les adorations lui firent +bientôt oublier que quelques hommes +avaient osé ne pas l’admirer. Il se fit +placer comme un roi au milieu de ses +vastes appartements, et, regardant autour +de lui, se mit à compter attentivement +les hommes puissants et soumis +qui l’entouraient: il les compta et +s’admira. Les chefs de toutes les grandes +familles, les princes de l’Église, les présidents +de tous les parlements, les gouverneurs +des provinces, les maréchaux et +les généraux en chef des armées, le +nonce, les ambassadeurs de tous les +royaumes, les députés et les sénateurs +des républiques, étaient immobiles, soumis +et rangés autour de lui, comme attendant +ses ordres. Plus un regard qui +osât soutenir son regard, plus une parole +qui osât s’élever sans sa volonté, plus +un projet qu’on osât former dans le +repli le plus secret du cœur, plus une +<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span> +pensée qui ne procédât de la sienne. +L’Europe muette l’écoutait par représentants. +De loin en loin il élevait une +voix impérieuse, et jetait une parole +satisfaite au milieu de ce cercle pompeux, +comme un denier dans la foule +des pauvres. On pouvait alors reconnaître, +à l’orgueil qui s’allumait dans ses +regards et à la joie de sa contenance, +celui des princes sur qui venait de tomber +une telle faveur; celui-là se trouvait +même transformé tout à coup en un +autre homme, et semblait avoir fait un +pas dans la hiérarchie des pouvoirs, +tant on entourait d’adorations inespérées +et de soudaines caresses ce fortuné +courtisan, dont le Cardinal n’apercevait +pas même le bonheur obscur. Le frère +du Roi et le duc de Bouillon étaient debout +dans la foule, d’où le ministre ne +daigna pas les tirer; seulement il affecta +de dire qu’il serait bon de démanteler +quelques places fortes, parla longuement +de la nécessité des pavés et des +quais dans les rues de Paris, et dit en +deux mots à Turenne qu’on pourrait +<span class='pagenum'><a id='Page_408' name='Page_408'>[408]</a></span> +l’envoyer à l’armée d’Italie, près du +prince Thomas, pour chercher son bâton +de maréchal. +</p> + +<p> +Tandis que Richelieu ballottait ainsi +dans ses mains puissantes les plus +grandes et les moindres choses de +l’Europe, au milieu d’une fête bruyante +dans son magnifique palais, on avertissait +la Reine au Louvre que l’heure était +venue de se rendre chez le Cardinal, où +le Roi l’attendait après la tragédie. La +sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à +aucun spectacle; mais elle n’avait pu +refuser la fête du premier ministre. Elle +était dans son oratoire, prête à partir et +couverte de perles, sa parure favorite; +debout près d’une grande glace avec +Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer +la toilette de la jeune princesse, +qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait +elle-même avec attention, mais +un peu d’ennui et d’un air boudeur, +l’ensemble de sa toilette. +</p> + +<p> +La Reine considérait son propre ouvrage +dans Marie, et, plus troublée +qu’elle, songeait avec crainte au moment +<span class='pagenum'><a id='Page_409' name='Page_409'>[409]</a></span> +où cesserait cette éphémère tranquillité, +malgré la profonde connaissance qu’elle +avait du caractère sensible mais léger +de Marie. Depuis la conversation de +Saint-Germain, depuis la lettre fatale, +elle n’avait pas quitté un seul instant la +jeune princesse, et avait donné tous ses +soins à conduire son esprit dans la voie +qu’elle avait tracée d’avance; car le trait +le plus prononcé du caractère d’Anne +d’Autriche était une invincible obstination +dans ses calculs, auxquels elle eût voulu +soumettre tous les événements et toutes +les passions avec une exactitude géométrique, +et c’est sans doute à cet esprit +positif et sans mobilité que l’on doit attribuer +tous les malheurs de sa régence. +La sinistre réponse de Cinq-Mars, son +arrestation, son jugement, tout avait été +caché à la princesse Marie, dont la faute +première, il est vrai, avait été un mouvement +d’amour-propre et un instant +d’oubli. Cependant la Reine était bonne, +et s’était amèrement repentie de sa précipitation +à écrire de si décisives paroles, +dont les conséquences avaient été si +<span class='pagenum'><a id='Page_410' name='Page_410'>[410]</a></span> +graves, et tous ses efforts avaient tendu +à en atténuer les suites. En envisageant +son action dans ses rapports avec le bonheur +de la France, elle s’applaudissait +d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe +d’une guerre civile qui eût ébranlé l’État +jusque dans ses fondements; mais lorsqu’elle +s’approchait de sa jeune amie et +considérait cet être charmant qu’elle +brisait dans sa fleur, et qu’un vieillard +sur un trône ne dédommagerait pas de +la perte qu’elle avait faite pour toujours; +quand elle songeait à l’entier dévouement, +à cette totale abnégation de soi-même +qu’elle venait de voir dans un +jeune homme de vingt-deux ans, d’un +si grand caractère et presque maître du +royaume, elle plaignait Marie, et admirait +du fond de l’âme l’homme qu’elle avait +si mal jugé. +</p> + +<p> +Elle aurait voulu du moins faire connaître +tout ce qu’il valait à celle qu’il +avait tant aimée, et qui ne le savait +pas; mais elle espérait encore en ce +moment que tous les conjurés, réunis à +Lyon, parviendraient à le sauver, et, une +<span class='pagenum'><a id='Page_411' name='Page_411'>[411]</a></span> +fois le sachant en pays étranger, elle +pourrait alors tout dire à sa chère Marie. +</p> + +<p> +Quant à celle-ci, elle avait d’abord redouté +la guerre; mais, entourée de gens +de la Reine, qui n’avaient laissé parvenir +jusqu’à elle que des nouvelles +dictées par cette princesse, elle avait su +ou cru savoir que la conjuration n’avait +pas eu d’exécution; que le Roi et le +Cardinal étaient d’abord revenus à Paris +presque ensemble: que <span class='smcap'>Monsieur</span>, éloigné +quelque temps, avait reparu à la cour; +que le duc de Bouillon, moyennant la +cession de Sedan, était aussi rentré en +grâce; et que, si le Grand-Écuyer ne +paraissait pas encore, le motif en était +la haine plus prononcée du Cardinal +contre lui et la grande part qu’il avait +dans la conjuration. Mais le simple bon +sens et le sentiment naturel de la justice +disaient assez que, n’ayant agi que sous +les ordres du frère du Roi, son pardon +devait suivre celui du prince. Tout avait +donc calmé l’inquiétude première de son +cœur, tandis que rien n’avait adouci une +sorte de ressentiment orgueilleux qu’elle +<span class='pagenum'><a id='Page_412' name='Page_412'>[412]</a></span> +avait contre Cinq-Mars, assez indifférent +pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa +retraite, ignoré de la Reine même et de +toute la cour, tandis qu’elle n’avait songé +qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois, +d’ailleurs, les bals et les carrousels +s’étaient si rapidement succédé, et tant +de <i>devoirs</i> impérieux l’avaient entraînée, +qu’il lui restait à peine, pour s’attrister +et se plaindre, le temps de sa toilette, +où elle était presque seule. Elle commençait +bien chaque soir cette réflexion +générale sur l’ingratitude et l’inconstance +des hommes, pensée profonde et +nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper +la tête d’une jeune personne à +l’âge du premier amour; mais le sommeil +ne lui permettait jamais de l’achever; +et la fatigue de la danse fermait ses +grands yeux noirs avant que ses idées +eussent trouvé le temps de se classer +dans sa mémoire et de lui présenter des +images bien nettes du passé. Dès son +réveil, elle se voyait entourée des jeunes +princesses de la cour, et à peine en état +de paraître, elle était forcée de passer +<span class='pagenum'><a id='Page_413' name='Page_413'>[413]</a></span> +chez la Reine, où l’attendaient les éternels, +mais moins désagréables hommages du +prince Palatin; les Polonais avaient eu +le temps d’apprendre à la cour de France +cette réserve mystérieuse et ce silence +éloquent qui plaisent tant aux femmes, +parce qu’ils accroissent l’importance des +secrets toujours cachés, et rehaussent +les êtres que l’on respecte assez pour ne +pas oser même souffrir en leur présence. +On regardait Marie comme accordée au +roi Uladislas; et elle-même, il faut le +confesser, s’était si bien faite à cette +idée, que le trône de Pologne occupé +par une autre reine lui eût paru une +chose monstrueuse: elle ne voyait pas +avec bonheur le moment d’y monter, +mais avait cependant pris possession +des hommages qu’on lui rendait d’avance. +Aussi, sans se l’avouer à elle-même, +exagérait-elle beaucoup les prétendus +torts de Cinq-Mars que la Reine lui avait +dévoilés à Saint-Germain. +</p> + +<p> +—Vous êtes fraîche comme les roses +de ce bouquet, dit la Reine; allons, ma +chère enfant, êtes-vous prête? Quel est +<span class='pagenum'><a id='Page_414' name='Page_414'>[414]</a></span> +ce petit air boudeur? Venez, que je referme +cette boucle d’oreilles... N’aimez-vous +pas ces topazes? Voulez-vous une +autre parure? +</p> + +<p> +—Oh! non, madame, je pense que je +ne devrais pas me parer, car personne +ne sait mieux que vous combien je suis +malheureuse. Les hommes sont bien +cruels envers nous! Je réfléchis encore +à tout ce que vous m’avez dit, et tout +m’est bien prouvé actuellement. Oui, il +est bien vrai qu’il ne m’aimait pas; car +enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eût +renoncé à une entreprise qui me faisait +tant de peine, comme je le lui avais dit; +je me rappelle même, ce qui est bien +plus fort, ajouta-t-elle d’un air important +et même solennel, que je lui dis qu’il +serait rebelle; oui, madame, <i>rebelle</i>, je +le lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois +que Votre Majesté avait bien raison: +je suis bien malheureuse! il avait plus +d’ambition que d’amour. +</p> + +<p> +Ici une larme de dépit s’échappa de +ses yeux et roula vite et seule sur sa +joue, comme une perle sur une rose. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_415' name='Page_415'>[415]</a></span> +—Oui, c’est bien certain... continua-t-elle +en attachant ses bracelets; et la +plus grande preuve, c’est que depuis +deux mois qu’il a renoncé à son entreprise +(comme vous m’avez dit que vous +l’aviez fait sauver), il aurait bien pu me +faire savoir où il s’est retiré. Et moi, +pendant ce temps-là , je pleurais, j’implorais +toute votre puissance en sa +faveur; je mendiais un mot qui m’apprît +une de ses actions; je ne pensais +qu’à lui; et encore à présent je refuse +tous les jours le trône de Pologne, parce +que je veux prouver jusqu’à la fin que +je suis constante, que vous-même ne +pouvez me faire manquer à mon attachement, +bien plus sérieux que le sien, et +que nous valons mieux que les hommes; +mais du moins, je crois que je puis bien +aller ce soir à cette fête, puisque ce n’est +pas un bal. +</p> + +<p> +—Oui, oui, ma chère enfant, venez +vite, dit la Reine, voulant faire cesser +ce langage enfantin qui l’affligeait, et +dont elle avait causé les erreurs ingénues; +venez, vous verrez l’union qui +<span class='pagenum'><a id='Page_416' name='Page_416'>[416]</a></span> +règne entre les princes et le Cardinal, et +nous apprendrons peut-être quelques +bonnes nouvelles. +</p> + +<p> +Elles partirent. +</p> + +<p> +Lorsque les deux princesses entrèrent +dans les longues galeries du Palais-Cardinal, +elles furent reçues et saluées +froidement par le Roi et le ministre, +qui, entourés et pressés par une foule +de courtisans silencieux, jouaient aux +échecs sur une table étroite et basse. +Toutes les femmes qui entrèrent avec la +Reine, ou après elle, se répandirent dans +les appartements, et bientôt une musique +fort douce s’éleva dans l’une des +salles, comme un accompagnement à +mille conversations particulières qui s’engagèrent +autour des tables de jeu. +</p> + +<p> +Auprès de la Reine passèrent, en saluant, +deux jeunes et nouveaux mariés, +l’heureux Chabot et la belle duchesse +de Rohan; ils semblaient éviter la foule +et chercher à l’écart le moment de se +parler d’eux-mêmes. Tout le monde les +accueillait en souriant et les voyait avec +<span class='pagenum'><a id='Page_417' name='Page_417'>[417]</a></span> +envie: leur félicité se lisait sur le visage +des autres autant que sur le leur. +</p> + +<p> +Marie les suivit des yeux:—Ils sont +heureux pourtant, dit-elle à la Reine, +se rappelant le blâme que l’on avait +voulu jeter sur eux. +</p> + +<p> +Mais, sans lui répondre, Anne d’Autriche +craignant que, dans la foule, un +mot inconsidéré ne vînt apprendre +quelque funeste événement à sa jeune +amie, se plaça derrière le Roi avec elle. +Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span>, le prince Palatin et le +duc de Bouillon vinrent lui parler d’un +air libre et enjoué. Cependant le second, +jetant sur Marie un regard sévère et +scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, +vous êtes ce soir d’une beauté +et d’une gaieté <i>surprenantes</i>.» +</p> + +<p> +Elle fut interdite de ces paroles, et de +le voir s’éloigner d’un air sombre; elle +parla au duc d’Orléans, qui ne répondit +pas et sembla ne pas entendre. Marie +regarda la Reine, et crut remarquer de la +pâleur et de l’inquiétude sur ses traits. +Cependant personne n’osait approcher le +<span class='pagenum'><a id='Page_418' name='Page_418'>[418]</a></span> +Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses +coups d’échecs; Mazarin seul, appuyé +sur le bras de son fauteuil et suivant +les coups avec une attention servile, +faisait des gestes d’admiration toutes +les fois que le Cardinal avait joué. +L’application sembla dissiper un moment +le nuage qui couvrait le front du +ministre: il venait d’avancer une <i>tour</i> +qui mettait le <i>roi</i> de Louis XIII dans +cette fausse position qu’on nomme <i>Pat</i>, +situation où ce roi d’ébène, sans être +attaqué personnellement, ne peut cependant +ni reculer ni avancer dans aucun +sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda +son adversaire, et se mit à sourire +d’un côté des lèvres seulement, ne +pouvant peut-être s’interdire un secret +rapprochement. Puis, en voyant les +yeux éteints et la figure mourante du +prince, il se pencha à l’oreille de Mazarin, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Je crois, ma foi, qu’il partira avant +moi; il est bien changé. +</p> + +<p> +En même temps, il lui prit une longue +et violente toux; souvent il sentait en +<span class='pagenum'><a id='Page_419' name='Page_419'>[419]</a></span> +lui cette douleur aiguë et persévérante; +à cet avertissement sinistre il porta à +sa bouche un mouchoir qu’il en retira +sanglant; mais, pour le cacher, il le +jeta sous la table, et sourit en regardant +sévèrement autour de lui, comme pour +défendre l’inquiétude. +</p> + +<p> +Louis XIII, parfaitement insensible, ne +fit pas le plus léger mouvement et rangea +ses pièces pour une autre partie +avec une main décharnée et tremblante. +Ces deux mourants semblaient tirer au +sort leur dernière heure. +</p> + +<p> +En cet instant une horloge sonna minuit. +Le roi leva la tête: +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit-il froidement, ce +matin, à la même heure, M. le Grand, +notre cher ami, a passé un mauvais +moment. +</p> + +<p> +Un cri perçant partit auprès de lui; +il frémit et se jeta de l’autre côté, renversant +le jeu. Marie de Mantoue, sans +connaissance, était dans les bras de la +Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit +à l’oreille du Roi: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_420' name='Page_420'>[420]</a></span> +—Ah! Sire, vous avez une hache à +deux tranchants! +</p> + +<p> +Elle donnait ensuite des soins et des +baisers maternels à la jeune princesse, +qui, entourée de toutes les femmes de +la cour, ne revint de son évanouissement +que pour verser des torrents de larmes. +Sitôt qu’elle rouvrit les yeux: +</p> + +<p> +—Hélas! oui, mon enfant, lui dit +Anne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous +êtes reine de Pologne. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Il est arrivé souvent que le même +événement qui faisait couler des larmes +dans le palais des rois a répandu l’allégresse +au dehors; car le peuple croit +toujours que la joie habite avec les +fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances +pour le retour du ministre, et chaque +soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal +et sous celles du Louvre, se pressaient +les habitants de Paris; les dernières +émeutes les avaient, pour ainsi +dire, mis en goût pour les mouvements +publics; ils couraient d’une rue à l’autre +<span class='pagenum'><a id='Page_421' name='Page_421'>[421]</a></span> +avec une curiosité quelquefois insultante +et hostile, tantôt marchant en processions +silencieuses, tantôt poussant de longs +éclats de rire ou des huées prolongées dont +on ignorait le sens. Des bandes de jeunes +hommes se battaient dans les carrefours +et dansaient en rond sur les places publiques, +comme pour manifester quelque +espérance inconnue de plaisir et quelque +joie insensée qui serrait le cœur. Il était +remarquable que le silence le plus triste +régnait justement dans les lieux que les +ordres du ministre avaient préparés +pour les réjouissances, et que l’on passait +avec dédain devant les façades illuminées +de son palais. Si quelques voix +s’élevaient, c’était pour lire et relire +sans cesse avec ironie les légendes et +les inscriptions dont l’idiote flatterie de +quelques écrivains obscurs avait entouré +le portrait du Cardinal-Duc. L’une de +ces images était gardée par des arquebusiers +qui ne la garantissaient pas des +pierres que lui lançaient de loin des +mains inconnues. Elle représentait le +Cardinal généralissime portant un casque +<span class='pagenum'><a id='Page_422' name='Page_422'>[422]</a></span> +entouré de lauriers. On lisait au-dessus: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Grand Duc! c’est justement que la France t’honore;<br /></span> +<span class="i0">Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore<a name='FA_38' id='FA_38' href='#FN_38' class='fnanchor'>[38]</a>.</span> +</div> + +<p> +Ces belles choses ne persuadaient pas +au peuple qu’il fût heureux; et en effet +il n’adorait pas plus le Cardinal que le +dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à +titre de désordre. Tout Paris était en +rumeur, et des hommes à longue barbe, +portant des torches, des pots remplis de +vin et des verres d’étain qu’ils choquaient +à grand bruit, se tenaient sous +le bras et chantaient à l’unisson, avec +des voix rudes et grossières, une ancienne +ronde de la Ligue: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Reprenons la danse,<br /></span> +<span class="i0">Allons, c’est assez:<br /></span> +<span class="i0">Le printemps commence,<br /></span> +<span class="i0">Les Rois sont passés.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Prenons quelque trève,<br /></span> +<span class="i0">Nous sommes lassés;<br /></span> +<span class="i0">Les Rois de la fève<br /></span> +<span class="i0">Nous ont harassés.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Allons, Jean du Mayne,<span class='pagenum'><a id='Page_423' name='Page_423'>[423]</a></span><br /></span> +<span class="i0">Les Rois sont passés<a name='FA_39' id='FA_39' href='#FN_39' class='fnanchor'>[39]</a>.</span> +</div> +</div> + +<p> +Les bandes effrayantes qui hurlaient +ces paroles traversèrent les quais et le +Pont-Neuf, froissant, contre les hautes +maisons qui les couvraient alors, quelques +bourgeois paisibles, attirés par la curiosité. +Deux jeunes gens enveloppés dans +des manteaux furent jetés l’un contre +l’autre et se reconnurent à la lueur d’une +torche placée au pied de la statue de +Henri IV, nouvellement élevée, sous +laquelle ils se trouvaient. +</p> + +<p> +—Quoi! encore à Paris, monsieur? +dit Corneille à Milton; je vous croyais à +Londres. +</p> + +<p> +—Entendez-vous ce peuple, monsieur? +l’entendez-vous? quel est ce refrain +terrible: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Les Rois sont passés?</span> +</div> + +<p> +—Ce n’est rien encore, monsieur; +faites attention à leurs propos. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_424' name='Page_424'>[424]</a></span> +—Le Parlement est mort, disait l’un +des hommes, les seigneurs sont morts: +dansons, nous sommes les maîtres; le +vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que +le Roi et nous. +</p> + +<p> +—Entendez-vous ce misérable, monsieur? +reprit Corneille; tout est là , toute +notre époque est dans ce mot. +</p> + +<p> +—Eh quoi! est-ce là l’œuvre de ce +ministre que l’on appelle <i>grand</i> parmi +vous, et même chez les autres peuples? +Je ne comprends pas cet homme. +</p> + +<p> +—Je vous l’expliquerai tout à l’heure, +lui répondit Corneille; mais, avant cela, +écoutez la fin de cette lettre que j’ai +reçue aujourd’hui. Approchons-nous de +cette lanterne, sous la statue du feu +roi... Nous sommes seuls, la foule est +passée, écoutez: +</p> + +<p> +«...... C’est par une de ces imprévoyances +qui empêchent l’accomplissement +des plus généreuses entreprises que +nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars +et de Thou. Nous eussions dû +<span class='pagenum'><a id='Page_425' name='Page_425'>[425]</a></span> +penser que, préparés à la mort par +de longues méditations, ils refuseraient +nos secours; mais cette idée ne vint à +aucun de nous; dans la précipitation de +nos mesures, nous fîmes encore la faute +de nous trop disséminer dans la foule, +ce qui nous ôta le moyen de prendre +une résolution subite. J’étais placé, pour +mon malheur, près de l’échafaud, et je +vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux +amis, qui soutenaient le pauvre +abbé Quillet, destiné à voir mourir son +élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait +et n’avait que la force de baiser les +mains des deux amis. Nous nous avançâmes +tous, prêts à nous élancer sur les +gardes au signal convenu; mais je vis +avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son +chapeau loin de lui d’un air de dédain. On +avait remarqué notre mouvement, et la +garde catalane fut doublée autour de +l’échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais +j’entendais pleurer. Après les trois coups +de trompette ordinaires, le greffier criminel +de Lyon, étant à cheval assez près +de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni +<span class='pagenum'><a id='Page_426' name='Page_426'>[426]</a></span> +l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou +dit à M. de Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—«Eh bien! cher ami, qui mourra +le premier? Vous souvient-il de saint +Gervais et de saint Protais? +</p> + +<p> +—«Ce sera celui que vous jugerez à +propos, répondit Cinq-Mars.» +</p> + +<p> +«Le second confesseur, prenant la +parole, dit à M. de Thou: +</p> + +<p> +—«Vous êtes le plus âgé. +</p> + +<p> +—«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, +s’adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous +êtes le plus généreux, vous voulez +bien me montrer le chemin de la gloire +du ciel? +</p> + +<p> +—«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai +ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous +dans la mort généreusement, +et nous surgirons dans la gloire et le +bonheur du ciel.» +</p> + +<p> +«Après quoi il l’embrassa et monta +l’échafaud avec une adresse et une légèreté +merveilleuses. Il fit un tour sur +l’échafaud, et considéra haut et bas +toute cette grande assemblée, d’un +visage assuré et qui ne témoignait +<span class='pagenum'><a id='Page_427' name='Page_427'>[427]</a></span> +aucune peur, et d’un maintien grave et +gracieux; puis il fit un autre tour, +saluant le peuple de tous côtés, sans +paraître reconnaître aucun de nous, +mais avec une face majestueuse et charmante; +puis il se mit à genoux, levant +les yeux au ciel, adorant Dieu et lui +recommandant sa fin: comme il baisait +le crucifix, le père cria au peuple de +prier Dieu pour lui, et M. le Grand, +ouvrant les bras, joignant les mains, +tenant toujours son crucifix, fit la même +demande au peuple. Puis il s’alla jeter +de bonne grâce à genoux devant le bloc, +embrassa le poteau, mit le cou dessus, +leva les yeux au ciel, et demanda au +confesseur: «Mon père, serai-je bien +ainsi?» Puis, tandis que l’on coupait ses +cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit +en soupirant: «Mon Dieu, qu’est-ce +que ce monde? mon Dieu, je vous offre +mon supplice en satisfaction de mes +péchés.» +</p> + +<p> +—«Qu’attends-tu? que fais-tu là ? dit-il +ensuite à l’exécuteur qui était là et +n’avait pas encore tiré son couperet d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_428' name='Page_428'>[428]</a></span> +méchant sac qu’il avait apporté. Son +confesseur, s’étant approché, lui donna +une médaille; et lui, d’une tranquillité +d’esprit incroyable, pria le père de tenir +le crucifix devant ses yeux, qu’il ne +voulut point avoir bandés. J’aperçus les +deux mains tremblantes du vieil abbé +Quillet, qui élevait le crucifix. En ce +moment, une voix claire et pure comme +celle d’un ange entonna l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave, maris +stella</i>. Dans le silence universel, je +reconnus la voix de M. de Thou, qui +attendait au pied de l’échafaud; le +peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars +embrassa plus étroitement le +poteau, et je vis s’élever une hache faite +à la façon des haches d’Angleterre. Un +cri effroyable du peuple, jeté de la place, +des fenêtres et des tours, m’avertit +qu’elle était retombée et que la tête +avait roulé jusqu’à terre; j’eus encore la +force, heureusement, de penser à son +âme et de commencer une prière pour +lui: je la mêlai avec celle que j’entendais +prononcer à haute voix par notre +malheureux et pieux ami de Thou. Je +<span class='pagenum'><a id='Page_429' name='Page_429'>[429]</a></span> +me relevai, et le vis s’élancer sur +l’échafaud avec tant de promptitude, +qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui +récitèrent les psaumes; il les disait avec +une ardeur de séraphin, comme si son +âme eût emporté son corps vers le ciel; +puis, s’agenouillant, il baisa le sang de +Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et +devint plus martyr lui-même. Je ne sais +si Dieu voulut lui accorder cette grâce; +mais je vis avec horreur le bourreau, +effrayé sans doute du premier coup qu’il +avait porté, le frapper sur le haut de la +tête, où le malheureux jeune homme +porta la main; le peuple poussa un +long gémissement, et s’avança contre le +bourreau: ce misérable, tout troublé, lui +porta un second coup, qui ne fit encore +que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre, +où l’exécuteur se roula sur lui pour +l’achever. Un événement étrange effrayait +le peuple autant que l’horrible +spectacle. Le vieux domestique de M. de +Cinq-Mars, tenant son cheval comme à +un convoi funèbre, s’était arrêté au pied +de l’échafaud, et, semblable à un homme +<span class='pagenum'><a id='Page_430' name='Page_430'>[430]</a></span> +paralysé, regarda son maître jusqu’à la +fin, puis tout à coup, comme frappé de +la même hache, tomba mort sous le +coup qui avait fait tomber la tête. +</p> + +<p> +«Je vous écris à la hâte ces tristes +détails à bord d’une galère de Gênes, +où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues, +Beauvau, du Lude, moi et tous les +conjurés, sommes retirés. Nous allons +en Angleterre attendre que le temps ait +délivré la France du tyran que nous +n’avons pu détruire. J’abandonne pour +toujours le service du lâche prince qui +nous a trahis. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Montrésor.</span>» +</p> + +<p> +Telle vient d’être, poursuivit Corneille, +la fin de ces deux jeunes gens que vous +vîtes naguère si puissants. Leur dernier +soupir a été celui de l’ancienne monarchie; +il ne peut plus régner ici qu’une +cour dorénavant; les Grands et les Sénats +sont anéantis<a name='FA_40' id='FA_40' href='#FN_40' class='fnanchor'>[40]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_431' name='Page_431'>[431]</a></span> +—Et voilà donc ce prétendu grand +homme! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu +faire? Il veut donc créer des républiques +dans l’avenir, puisqu’il détruit les bases +de votre monarchie? +</p> + +<p> +—Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; +il n’a voulu que régner jusqu’à +la fin de sa vie. Il a travaillé pour le +moment, et non pour l’avenir; il a continué +l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni +l’autre n’ont su ce qu’ils faisaient. +</p> + +<p> +L’Anglais se prit à rire. +</p> + +<p> +—Je croyais, dit-il, je croyais que le +vrai génie avait une autre marche. Cet +homme a ébranlé ce qu’il devait soutenir, +et on l’admire! Je plains votre nation. +</p> + +<p> +—Ne la plaignez pas! s’écria vivement +Corneille; un homme passe, mais un +peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, +est doué d’une immortelle énergie que +rien ne peut éteindre: souvent son imagination +l’égarera, mais une raison supérieure +finira toujours par dominer ses +désordres. +</p> + +<p> +Les deux jeunes et déjà grands hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_432' name='Page_432'>[432]</a></span> +se promenaient en parlant ainsi sur +cet emplacement qui sépare la statue de +Henri IV de la place Dauphine, au milieu +de laquelle ils s’arrêtèrent un moment. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, poursuivit Corneille, +je vois tous les soirs avec quelle vitesse +une pensée généreuse retentit dans les +cœurs français, et tous les soirs je me +retire heureux de l’avoir vu. La reconnaissance +prosterne les pauvres devant +cette statue d’un bon roi; qui sait quel +autre monument élèverait une autre passion +auprès de celui-ci? qui sait jusqu’où +l’amour de la gloire conduirait +notre peuple? qui sait si, au lieu même +où nous sommes, ne s’élèvera pas une +pyramide arrachée à l’Orient? +</p> + +<p> +—Ce sont les secrets de l’avenir, dit +Milton; j’admire, comme vous, votre +peuple passionné; mais je le crains pour +lui-même; je le comprends mal aussi, +et je ne reconnais pas son esprit, quand +je le vois prodiguer son admiration à +des hommes tels que celui qui vous +gouverne. L’amour du pouvoir est bien +<span class='pagenum'><a id='Page_433' name='Page_433'>[433]</a></span> +puéril, et cet homme en est dévoré sans +avoir la force de le saisir tout entier. +Chose risible! il est tyran sous un maître. +Ce colosse, toujours sans équilibre, +vient d’être presque renversé sous le +doigt d’un enfant. Est-ce là le génie? +non, non! Lorsqu’il daigne quitter ses +hautes régions pour une passion humaine +du moins doit-il l’envahir. Puisque ce +Richelieu ne voulait que le pouvoir, que +ne l’a-t-il donc pris par le sommet au +lieu de l’emprunter à une faible tête de +Roi qui tourne et qui fléchit? Je vais +trouver un homme qui n’a pas encore +paru, et que je vois dominé par cette +misérable ambition; mais je crois qu’il +ira plus loin. Il se nomme Cromwell. +</p> + +<p class="i2 sep2"> +Écrit en 1826. +</p> + +<p class="center noindent sep4"> +FIN DE CINQ-MARS +</p> + +<h2 id="notes2"> +<span class="xlarge">NOTES</span><br /> +<span class="small">ET</span><br /> +<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_342">PAGE 342.</a> +</p> + +<p> +Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, +etc., etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. +En cette ville, où quantité de noblesse l’attendoit, +entre autres M. le comte de Suze, Monseigneur +de Viviers le salua à la sortie de son +bateau; mais il fallut attendre de lui parler +jusques à ce qu’il fust au logis qu’on lui avoit +préparé dans la ville. Quand son bateau abordoit +la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau +alloit au bord de la rivière; après qu’on avoit +vu s’il s’estoit bien assuré, on sortoit le lit dans +lequel ledit seigneur estoit couché, car il estoit +malade d’une douleur ou ulcère au bras. Il y +avoit six puissants hommes qui portoient le lit +avec deux barres; et les liens où les hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_436' name='Page_436'>[436]</a></span> +mettoient les mains estoient rembourrés et garnis +de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et +autour du cou certaines trapointes garnies en +dedans de coton, et la main couverte de buffle; +si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient +au cou estoient comme une étole qui descendoit +jusques aux barres dans lesquelles elles estoient +passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et ledit +seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles +il devoit loger. Mais ce dont tout le +monde estoit étonné, c’est qu’il entroit dans les +maisons par les fenêtres; car auparavant qu’il +arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les +croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures +aux murailles des chambres où il devoit loger, +et en après on faisait un pont de bois qui venoit +de la rue jusqu’aux fenêtres ou ouvertures de +son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il +passoit par les rues, et on le passoit sur le +pont jusque dans un autre lit qui lui estoit +préparé dans sa chambre, que ses officiers +avoient tapissée de damas incarnat et violet, +avec des ameublements très-riches. Il logea +à Viviers dans la maison de Montarguy, qui +est à présent à l’université de notre église. On +abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue +sur la place, et le pont de bois pour y monter +venoit depuis la boutique de Noël de Viel, sous +la maison d’Ales, du côté nord, jusques à l’ouverture +des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut +porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit +gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès +côtés et sur le dessus des logements où il couchoit. +</p> + +<p> +Sa cour ou suite était composée de gens d’importance; +<span class='pagenum'><a id='Page_437' name='Page_437'>[437]</a></span> +la civilité, affabilité et courtoisie +estoient avec eux. La dévotion y estoit très-grande; +car les soldats, qui sont ordinairement +indévôts et impies, firent de grandes dévotions. +Le lendemain de son arrivée, qui estoit un dimanche, +plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent +avec démonstration de grande piété; +ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant +quasi comme des pucelles. La noblesse +aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit +sur le Rhône, quoiqu’il y eust quantité de bateliers, +tant dans les barques qu’après les chevaux, +on n’osait jamais blasphémer, qu’est quasi un +miracle que de telles gens demeurassent dans une +telle rétention; on ne leur voyait proférer que +les mots qui leur estoient nécessaires pour la conduite +de leurs barques, mais si modestement, +que tout le monde en estoit ravi. +</p> + +<p> +Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé. +On avoit préparé la maison de M. Panisse +pour monseigneur le cardinal Mazarin; +mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la +poste pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, +ledit seigneur fut reporté dans son bateau avec +le même ordre. (<i>Extrait du journal manuscrit +de J. de Banne.</i>) +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars +et de Thou, et leurs actes de dévotion.</i> +</p> + +<p> +La bravoure de M. de Cinq-Mars était +froide, noble et élégante. Il n’y en a pas +<span class='pagenum'><a id='Page_438' name='Page_438'>[438]</a></span> +de mieux attestée. Si, après tant de détails +historiques résumés dans le livre, +il en fallait de nouvelles preuves, j’ajouterais, +pour les confirmer, cette lettre de +M. de Marca, et des fragments du rapport +qui les suit, où l’on pourra remarquer +ce passage: +</p> + +<p> +«C’est une merveille incroyable qu’il +ne témoigna jamais aucune peur, ni +trouble, ni aucune émotion, etc.» +</p> + +<p> +Le recueil intitulé: <i>Journal de M. le +Cardinal-Duc de Richelieu, qu’il a faict +durant le grand orage de la court, en l’an +1642, tirés de ses Mémoires qu’il a écrits +de sa main</i>, porte ces paroles à la relation +de l’instruction du procès: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, +ny de parole; toujours les mêmes douceur, modération +et assurance. +</p> +</div> + +<p> +Tallemant des Réaux dit dans ses <i>Mémoires</i>, +tome I, page 418, etc., etc.: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. le Grand fut ferme, et le combat qu’il +souffroit en luy-même ne parut point au dehors.—Il +mourut avec une grandeur de courage +<span class='pagenum'><a id='Page_439' name='Page_439'>[439]</a></span> +étonnante, et ne s’amusa point à haranguer. Il +ne voulut point de bandeau. Il avoit les yeux +ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si +ferme, qu’on eut de la peine à en retirer ses bras. +Il estoit plein de cœur et mourut en galant +homme. Quoiqu’on eût résolu de ne point lui donner +la question, comme portoit la sentence, on +ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, +mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il +défaisoit déjà son pourpoint quand on lui fit +lever la main seul. +</p> +</div> + +<p> +Plusieurs rapports ajoutent que, conduit +à la chambre de la torture, il s’écria:—<i>Où +me menez-vous?</i>—<i>Qu’il sent +mauvais ici!</i> en portant son mouchoir à +son nez. Ce dédain me semble un de ces +traits de <i>bravoure moqueuse</i> dont notre +histoire fourmille. +</p> + +<p> +Il rappelle le mot d’un gentilhomme +qui, conduit à l’échafaud de 1793, dit au +charretier du tombereau: «Postillon, +mène-nous bien, tu auras <i>pour boire</i>.» +Les Français se vengent de la mort en +se moquant d’elle. + +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_440' name='Page_440'>[440]</a></span> +<i>Fragment d’une lettre de Monsieur de +Marca, conseiller d’Estat, à Monsieur +de Brienne, secrétaire d’Estat, laquelle +fait mention de tout ce qui s’est passé +à l’instruction du procez de Messieurs +de Cinq-Mars et de Thou.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="i6"> +<span class='smcap'>Monsieur</span>, +</p> + +<p> +J’ay creu que vous auriez pour agréable d’estre +informé des choses principales qui se sont passées +au jugement qui a esté rendu contre Messieurs +le Grand et de Thou; c’est pourquoi j’ay +pris la liberté de vous en donner connoissance +par celle-cy. Monsieur le Chancelier commença +par la déposition de Monsieur le duc d’Orléans, +laquelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche +en Beau-Jolois, ou estoit lors Monsieur, +dont lecture luy fut faite en présence de sept commissaires +qui assistoient Monsieur le Chancelier. +En cette action il déclara que Monsieur le Grand +l’avoit sollicité de faire une liaison avec luy et +avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec +l’Espagne; ce qu’ils auroient résolu eux trois +dans l’hostel de Venise, au faubourg Saint-Germain, +environ la feste des Rois dernière. +</p> + +<p> +Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où +il arresta le traité avec le Comte-Duc, par lequel +le Roy d’Espagne promettoit de fournir douze +mille hommes de pied et cinq mille chevaux de +<span class='pagenum'><a id='Page_441' name='Page_441'>[441]</a></span> +vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur +pour faire nouvelles levées, etc., etc. . . . . . +</p> + +<p> +La confession du traité, sans l’avoir révélé, +jointe aux preuves qui sont au procez, des entremises +pour la liaison des complices, et le temps +de six semaines ou plus que M. de Thou avoit +demeuré près de M. le Grand, logeant dans sa +maison près de Perpignan, le conseillant en ses +affaires, après avoir eu connoissance que ledit +sieur le Grand avoit traité avec l’Espagne, et +partant qu’il estoit criminel de lèze-majesté; tout +cela joint ensemble porta les juges à le condamner, +suivant les lois et l’ordonnance qui sont expressément +contre ceux qui ont sceu une conspiration +contre l’Estat et ne l’ont pas révélée, +encore que leur silence ne soit point accompagné +de tant d’autres circonstances qu’estoient en l’affaire +dudit sieur de Thou. <i>Il est mort en vray +chrestien, en homme de courage</i>, cela mérite un +grand discours particulier. Monsieur le Grand a +aussi témoigné <i>une fermeté toujours égale, et +fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, +une constance et une dévotion chrestienne</i>. +Je vous supplie que je quitte ce discours funeste, +pour vous asseurer que je continue dans les +respects que je dois, et le désir de paroistre par +les effets que je suis, +</p> + +<p class="i6"> +<span class='smcap'>Monsieur</span>, +</p> + +<p class="i2"> +Votre-très humble et obéissant serviteur, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>Marca</span>. +</p> + +<p class="i4"> +De Lyon, ce 16 septembre 1642. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_442' name='Page_442'>[442]</a></span> +A la suite de cette lettre de M. de +Marca fut imprimé, en <span class='smcap'>M. DC. LXV</span>, un +journal qui, depuis peu, a été attribué +légèrement à un greffier de la ville de +Lyon. Ce rapport fut très répandu +et publié, comme on voit, <i>il y a cent +soixante-douze ans</i>. Une partie des détails +a été reproduite, en 1826, par moi, en +le citant, et ses traits principaux sont +épars, et, pour ainsi dire, semés dans le +cours de la composition. Cependant +quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient +y trouver place, furent à dessein +laissés de côté, et ont été omis dans les +réimpressions qui ont été faites de ce +rapport. Il ne sera pas inutile de les +reproduire ici. Ils complètent la peinture +des caractères de ce livre, et montrent +que j’ai été religieusement fidèle +à l’histoire, et n’ai pas permis à l’imagination +de se jouer hors du cercle +tracé par la vérité: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Nous avons vu le favori du plus grand et +du plus juste des rois laisser sa tête sur l’échafaud, +à l’âge de vingt-deux ans, mais avec une +constance qui trouvera à peine sa pareille dans +<span class='pagenum'><a id='Page_443' name='Page_443'>[443]</a></span> +nos histoires. Nous avons vu un conseiller d’Estat +mourir comme un saint, après un crime que les +hommes ne peuvent pardonner avec justice.—Il +n’y a personne au monde qui, sçachant leur +conspiration contre l’Estat, ne les juge dignes de +mort, et il y aura peu de gens qui, ayant connoissance +de leur condition et de leurs belles qualités +naturelles, ne plaignent leur malheur. +</p> + +<p> +«Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le +quatriesme septembre de la présente année 1642, +sur les deux heures après midy, dans un carrosse +traisné par quatre chevaux, dans lequel il y +avoit quatre Gardes du corps, ayant le mousquet +sur le bras, et entouré de gardes à pied au +nombre de cent qui estoient à Monsieur le +Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents +cavaliers, la pluspart Catalans, et estoient suivis +de trois cents autres bien montez. +</p> + +<p> +«M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, +couleur de musc, tout couvert de dentelle d’or, +avec un manteau d’écarlate à gros boutons d’argent +à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, +avant que d’entrer dans la ville, demanda à +Monsieur de Ceton, lieutenant des gardes écossoises, +s’il agréoit qu’on fermast le carrosse; ce +qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont +Saint-Jean; de là au Change; et puis par la rue +de Flandre jusqu’au pied du chasteau de Pierre-Encise, +se montrant par les rues incessamment +par l’une et l’autre portière, saluant tout le monde +avec une face riante, sortant demi corps du +carrosse, et mesme recogneut beaucoup de personnes +qu’il salua, les appelant par leurs noms. +</p> + +<p> +«Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris +<span class='pagenum'><a id='Page_444' name='Page_444'>[444]</a></span> +quand on luy dit qu’il falloit descendre, et monter +à cheval par le dehors de la ville, pour +atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière +que je feray, dit-il, s’estant imaginé qu’on avoit +donné l’ordre de le conduire au bois de Vincennes. +Il avoit souvent demandé aux gardes si +on ne luy permettroit pas d’aller à la chasse +quand il y seroit. +</p> + +<p> +«Sa prison estoit au pied de la grande tour +du chasteau, qui n’avoit pas d’autre vue que deux +petites fenestres qui tomboient dans un petit +jardin, au bas desquelles il y avoit corps de +garde, dans la chambre aussi, où Monsieur de +Ceton couchoit avec quatre gardes dans l’arrière-chambre, +et à toutes les portes il en estoit de +mesme. +</p> + +<p> +«Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le +lendemain cinquiesme, et lui demanda s’il luy +agréoit qu’on luy envoyast quelqu’un avec qui il +se pust divertir dans sa prison. Il respondit +qu’il en seroit très aise, mais qu’il ne méritoit +pas que personne prist cette peine. +</p> + +<p> +«En suite de quoi Monsieur le Cardinal de +Lyon fit appeler le Père Malavalete, jésuite, +auquel il donna commission de l’aller voir puisqu’il +le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq +heures du matin, où il demeura jusques à huit +heures. Il le trouva dans un lit de damas +incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle +et débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans +son esprit, qu’il le demanda encore sur le soir, +puis continua à le voir soir et matin pendant +tous les jours de sa prison: lequel rendit +compte puis après à Messieurs les Cardinaux-Ducs +<span class='pagenum'><a id='Page_445' name='Page_445'>[445]</a></span> +et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier, de +tout ce qu’il avait dit, et demeura ce mesme +père longtemps en conférence avec Son Eminence +Ducale, encore qu’elle ne se laissoit voir +pour lors à personne. +</p> + +<p> +«Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut +visiter Monsieur de Cinq-Mars, et le traita fort +civilement, lui disant qu’il n’avoit point sujet +d’appréhender, mais bien d’espérer toute chose à +son advantage, qu’il sçavoit bien qu’il avoit +affaire à un bon juge, qui n’avoit garde d’estre +mesconnoissant des faveurs qu’il avoit receues +<i>de son bienfaiteur</i>; qu’il sçavoit très-bien que +c’estoit par bontez et son pouvoir que le Roy ne +l’avoit pas dépossédé de sa charge; que cette +faveur estoit si grande qu’elle ne méritoit pas +seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances +infinies: et que c’estoit dans les +occasions qu’il les y feroit paroistre. Le sujet de +ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le +Grand avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit +en grande colère contre Monsieur le Chancelier; +mais la véritable raison de ces civilitez estoit la +crainte qu’il avoit qu’il ne le refusast pour juge, +et qu’il n’appelast au Parlement de Paris pour +<i>estre délivré par le peuple qui l’aymoit passionnément</i>. +</p> + +<p> +«Monsieur le Grand luy respondit que cette +civilité le remplissoit de honte et de confusion; +mais pourtant, dit-il, je voy bien que de la façon +que l’on procède à mon affaire l’on en veut à +ma vie; <i>c’est fait de moy, monsieur, le Roy m’a +abandonné. Je ne me considère que comme une +victime qu’on va immoler à la passion de mes +<span class='pagenum'><a id='Page_446' name='Page_446'>[446]</a></span> +ennemis et à la facilité du Roy.</i> A quoy Monsieur +le Chancelier repartit que ses sentiments +n’estoient pas justes, et qu’il en avoit des expériences +toutes contraires.—Dieu le veuille, dit +Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire. +</p> + +<p> +«Le 8, Monsieur le Chancelier l’alla voyr, +accompagné de six maistres des requestes, de +deux Présidents et de six Conseillers de Grenoble, +duquel après l’avoir interrogé depuis les sept heures +du matin jusques à deux heures de l’après midy, +ils ne purent jamais rien tirer des cas à lui +imposez.» +</p> +</div> + +<p> +Ce rapport qui, ainsi que je l’ai dit, +fut imprimé à la suite de la lettre de +M. de Marca, donne encore ce trait +curieux, qui atteste la présence d’esprit +incroyable de M. de Thou: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Après sa confession, il fut visité par le père +Jean Terrasse, gardien du couvent de l’Observatoire +de Saint-François de Tarascon, qui l’avoit +visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il +fut bien aise de le voir, il se promena avec lui +quelque temps dans un entretien spirituel. Ce +père estoit venu à l’occasion d’un vÅ“u que +M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, +qui estoit de fonder une chapelle de trois +cents livres de rente annuelle dans l’église des +pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il +donna ordre pour cette fondation, voulant +s’acquitter de son vÅ“u, puisque Dieu, disoit-il, +<span class='pagenum'><a id='Page_447' name='Page_447'>[447]</a></span> +le délivroit non-seulement d’une prison de pierre, +mais encore de la prison de son corps; demanda +de l’encre et du papier, et écrivit judicieusement +cette belle inscription qu’il voulut estre mise en +cette chapelle: +</p> +</div> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">Christo liberatori,<br /> +votum in carcere pro libertate<br /> +conceptum</i> +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">Fran. August. Thuanus<br /> +e carcere vitæ jam jam<br /> +liberandus merito solvit.</i> +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">XII Septembr. M. D. C. XLII<br /> +Confitebor tibi, Domine, quoniam<br /> +exaudisti me, et factus es mihi<br /> +in salutem.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Cette inscription fera admirer la présence et +la netteté de son esprit, et fera avouer à ceux +qui la considéreront que l’appréhension de la +mort n’avoit pas eu le pouvoir de lui causer +aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment +de sa part à M. le Cardinal de Lyon, et +lui témoigna que s’il eust plu à Dieu de le sortir +de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde +et de se donner entièrement au service de Dieu. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_448' name='Page_448'>[448]</a></span> +«Il écrivit deux lettres qui furent portées +ouvertes à M. le Chancelier, et puis remises +entre les mains de son confesseur pour les faire +tenir; ces lettres étant fermées, il dit: <i>Voilà la +dernière pensée que je veux avoir pour le monde, +partons au paradis</i>. Et dès lors il reprit sans +interruption ses discours spirituels et se confessa +une seconde fois. Il demandoit parfois si l’heure +de partir pour aller au supplice approchoit, +quand on le devoit lier, et prioit qu’on l’avertist +quand l’exécuteur de la justice seroit là , afin de +l’embrasser, mais il ne le vit que sur l’échafaud.» +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Sur la paraphrase que fit M. de Thou.</i> +</p> + +<p> +Le père Montbrun, confesseur de +M. de Thou, est cité dans ce rapport, et +donne ces détails: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Thou, étant sur l’échafaud, à genoux, +récita aussi le <i>Psaume 115</i>, et le paraphrasa +en français presque tout du long, d’une voix +assez haute et d’une action assez vigoureuse, avec +une ferveur indicible, mêlée d’une sainte joie, +incroyable à ceux qui ne l’auroient point vue. +Voici la paraphrase qu’il en fit, et que je voudrais +pouvoir accompagner de l’action avec +laquelle il la disoit; j’ai tâché de retenir ses +propres paroles. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus sum.</i> Mon +Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>; je l’ai cru et je crois fermement, +que vous êtes mon créateur et mon bon père, +<span class='pagenum'><a id='Page_449' name='Page_449'>[449]</a></span> +que vous avez souffert pour moi, que vous +m’avez racheté au prix de votre sang, vous +m’avez ouvert le paradis: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je vous +demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de +cette foi vive, qui enflammoit les cÅ“urs des premiers +chrétiens: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus +sum</i>. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas +seulement des lèvres, mais que mon cÅ“ur +s’accorde à toutes mes paroles, et que ma volonté +ne démente point ma bouche: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je ne vous +adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis +pas assez éloquent; mais je vous adore d’esprit, +oui, d’esprit, mon Dieu, je vous adore en esprit +et en vérité! Ah! ah! <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>. Je me suis fié en +vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre +miséricorde après tant de grâces que vous m’avez +faites, <i lang="la" xml:lang="la">propter quod locutus sum</i>; et, dans cette +confiance, j’ai parlé, j’ai tout dit, je me suis +accusé. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Ego autem humiliatus sum nimis.</i> Il est vrai, +Seigneur, me voilà extrêmement humilié, mais +non pas encore comme je le mérite. <i lang="la" xml:lang="la">Ego dixi in +excessu meo: Omnis homo mendax.</i> Ah! qu’il +n’est que trop vrai que tout ce monde n’est que +mensonge, que folie, que vanité, Ah! qu’il est +vrai: <i lang="la" xml:lang="la">Omnis homo mendax! Quid retribuam +Domino pro omnibus quæ retribuit mihi?</i> Il +répétoit ceci d’une grande véhémence: <i lang="la" xml:lang="la">Calicem +salutis accipiam</i>. Mon père, il faut boire courageusement +ce calice de la mort; oui, et je le +reçois d’un grand cÅ“ur, et je suis prêt à le boire +tout entier. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Et nomen Domini invocabo.</i> Vous m’aiderez, +mon père, à implorer l’assistance divine, afin +<span class='pagenum'><a id='Page_450' name='Page_450'>[450]</a></span> +qu’il plaise à Dieu de fortifier ma foiblesse, et +me donner du courage autant qu’il en faut pour +avaler ce calice que le bon Dieu m’a préparé +pour mon salut.» +</p> + +<p> +Il passa les deux versets qui suivent dans ce +<i>Psalme</i>, et s’écria d’une voix forte et animée: +«<i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i> Ah! mon Dieu, +que vous avez fait un grand coup! vous avez +brisé ces liens qui me tenoient si fort attaché au +monde! Il falloit une puissance divine pour m’en +dégager. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i>» +Voici les propres mots qu’il dit ici: «Que ceux +qui m’ont amené ici m’ont fait un grand plaisir! +que je leur ai d’obligations! Ah! qu’ils m’ont +fait un grand bien, puisqu’ils m’ont tiré de ce +monde pour me loger dans le ciel.» +</p> + +<p> +Ici son confesseur lui dit qu’il falloit tout +oublier, qu’il ne falloit pas avoir de ressentiment +contre eux. A cette parole il se tourna vers +le père tout à genoux, comme il estoit, et d’une +belle action: «Quoi! mon père, dit-il, des +ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu m’est +témoin que je les aime de tout mon cÅ“ur, et qu’il +n’y a dans mon âme aucune aversion pour qui +que ce soit au monde. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula +mea: tibi sacrificabo hostiam laudis.</i> La voilà +l’hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la +voilà cette hostie qui vous doit être maintenant +immolée: <i lang="la" xml:lang="la">Tibi sacrificabo hostiam laudis, et +nomen Domini invocabo. Vota mea Domino +reddam</i> (étendant les deux bras et la vue de tous +côtés, d’un agréable mouvement, le visage enflammé) +<i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis populi ejus</i>. Oui, Seigneur, +je veux vous rendre mes vÅ“ux, mon esprit, +<span class='pagenum'><a id='Page_451' name='Page_451'>[451]</a></span> +mon cÅ“ur, mon âme, ma vie, <i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis +populi ejus</i>, devant tout ce peuple, devant toute +cette assemblée! <i lang="la" xml:lang="la">In atriis domus Domini, in medio +tui Jerusalem. In atriis domus Domini.</i> Nous y +voici à l’entrée de la maison du Seigneur. Oui, +c’est d’ici, c’est de Lyon, de Lyon qu’il faut monter +là -haut (élevant les bras vers le ciel). Lyon, +que je t’ai bien plus d’obligation qu’au lieu de +ma naissance, qui m’a seulement donné une vie +misérable, et tu me donnes aujourd’hui une vie +éternelle! <i lang="la" xml:lang="la">in medio tui Jerusalem</i>. Il est vrai que +j’ai trop de passion pour cette mort. N’y a-t-il +point de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, +se tournant à côté vers le père. J’ai trop +d’aise. N’y a-t-il point de vanité? Pour moi je +n’en veux point. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Détails du supplice de M. de Cinq-Mars.</i> +</p> + +<p class="center noindent small"> +(Fragment du même rapport.) +</p> + +<div class="tem"> +<p> +C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna +jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune +émotion, ains parut toujours gai, assuré, inébranlable, +et témoigna une si grande fermeté d’esprit, +que tous ceux qui le virent en sont encore dans +l’étonnement. +</p> + +<p> +M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, +posa <i>fort proprement</i> son col, dit le narrateur, +sur le poteau, tenant le visage droit, tourné vers +le devant de l’échafaud, et embrassant fortement +de ses deux bras le poteau; il ferma les yeux et +la bouche, et attendit le coup que l’exécuteur lui +vint donner assez pesamment et lentement, et +s’étant mis à gauche et tenant son couperet des +<span class='pagenum'><a id='Page_452' name='Page_452'>[452]</a></span> +deux mains. En recevant le coup, il poussa une +voix forte, comme: Ah! qui fut étouffée dans +son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, +comme pour se lever, et retomba en la même assiette +qu’il estoit. La tête n’estant pas entièrement +séparée du corps par ce coup, l’exécuteur passa +à sa droite par derrière, et, prenant la tête par +les cheveux de la main droite, de la gauche il +scia avec son couperet une partie de la trachée-artère +et de la peau du cou, qui n’estoit pas coupée; +après quoi il jeta la tête sur l’échafaud, qui +de là bondit à terre, où l’on <i>remarqua soigneusement +qu’elle fit encore un demi-tour et palpita +assez-longtemps</i>. Elle avoit le visage tourné vers +les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la +tête vers l’échafaud, les yeux ouverts. Son corps +demeura droit contre le poteau, qu’il tenoit toujours +embrassé, tant que l’exécuteur le tira pour +le dépouiller, ce qu’il fit, et puis le couvrit d’un +drap et mit son manteau par-dessus; la tête +ayant été rendue sur l’échafaud, elle fut mise +auprès du corps, sous le même drap. +</p> +</div> + +<p> +L’exécution de M. de Thou ressemble +comme celle de M. de Cinq-Mars, à un +assassinat; la voici telle que la donne +ce même journal, et plus horriblement +minutieux que la lettre de Montrésor. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +L’exécuteur vint pour lui bander les yeux avec +le mouchoir; mais comme il lui faisoit fort mal, +mettant les coins du mouchoir en bas, qui couvroient +sa bouche, il le retroussa et s’accommoda +<span class='pagenum'><a id='Page_453' name='Page_453'>[453]</a></span> +mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre +la tête sur le poteau. Il baisa le sang de M. de +Cinq-Mars qui y estoit resté. Après, il mit son col +sur le poteau, qu’un frère jésuite avait torché de +son mouchoir, parce qu’il estoit tout mouillé de +sang, et demanda à ce frère s’il estoit bien, qui +lui dit qu’il falloit qu’il avançast mieux sa tête +sur le devant, ce qu’il fit. En même temps, l’exécuteur, +s’apercevant que les cordons de sa chemise +n’estoient point déliés et qu’ils lui tenoient le cou +serré, lui porta la main au col pour les dénouer: +ce qu’ayant senti, il demanda: «Qu’y a-t-il? +faut-il encore oster la chemise?» et se disposoit +déjà à l’oster. On lui dit que non, qu’il falloit seulement +dénouer les cordons; ce qu’ayant fait il +tira sa chemise pour découvrir son col et ses +épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il +prononça ses dernières paroles, qui furent: <i lang="la" xml:lang="la">Maria, +mater gratiæ, mater misericordiæ</i>...; puis +<i lang="la" xml:lang="la">In manus tuas</i>... et lors ses bras commencèrent +à trembloter en attendant le coup, qui lui fut +donné tout en haut du col, trop près de la tête, +duquel coup son col n’étant coupé qu’à demi, le +corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse, +le visage contre le ciel, remuant les jambes +et haussant foiblement les mains. Le bourreau le +voulut renverser pour achever par où il avoit +commencé; mais effrayé des cris que l’on faisoit +contre lui, il lui donna trois ou quatre coups sur +la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura +sur l’échafaud. +</p> + +<p> +L’exécuteur, l’ayant dépouillé, porta son corps, +couvert d’un drap, dans le carrosse qui les avoit +amenés; puis il y mit aussi celui de M. de Cinq-Mars +<span class='pagenum'><a id='Page_454' name='Page_454'>[454]</a></span> +et leurs têtes, qui avoient encore toutes +deux les yeux ouverts, particulièrement celle de +M. de Thou, qui sembloit être vivante. De là , ils +furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-Mars +fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre +de ladite église, par la bonté et autorité de M. du +Gay, trésorier de France en la généralité de Lyon. +M. de Thou a été embaumé par le soin de madame +sa sÅ“ur et mis dans un cercueil de plomb, +pour être transporté en sa sépulture. +</p> + +<p> +Telle fut la fin de ces deux personnes, qui +certes, doivent laisser à la postérité une autre +mémoire que celle de leur mort. Je laisse à chacun +d’en faire tel jugement qu’il lui plaira, et me +contente de dire que ce nous est une grande +leçon de l’inconstance des choses de ce monde et +de la fragilité de notre nature. +</p> +</div> + +<p> +Les dernières volontés de ces deux +nobles jeunes gens nous sont demeurées +par des lettres qu’ils écrivirent après la +prononciation de leur arrêt. Celle de +M. de Cinq-Mars à la maréchale d’Effiat, +sa mère, peut paraître froide à quelques +personnes, par la difficulté de se reporter +à cette époque où, dans les plus +graves circonstances, on s’attachait à +contenir plus qu’à exprimer chaleureusement +ses émotions, et où le grand +monde, dans les écrits et les discours, +<span class='pagenum'><a id='Page_455' name='Page_455'>[455]</a></span> +fuyait le <i>pathétique</i> autant que nous le +cherchons. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Lettre de M. le Grand à madame sa +mère, la marquise d’Effiat.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Madame ma très-chère et très-honorée mère, je +vous escris, puisqu’il ne m’est plus permis de vous +voir, pour vous conjurer, madame, de me rendre +deux marques de votre dernière bonté: l’une, +madame, en donnant à mon âme le plus de +prières qu’il vous sera possible, ce qui sera pour +mon salut: l’autre, soit que vous obteniez du Roy +le bien que j’ai employé dans ma charge de +grand-escuyer, et ce que j’en pouvois avoir +d’autre part auparavant qu’il fust confisqué, ou +soit que cette grâce ne vous soit pas accordée, +que vous ayez assez de générosité pour satisfaire +à mes créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune +est si peu de chose, que vous ne devez pas +me refuser cette dernière supplication, que je +vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, +madame, en cela plutôt que vos sentiments s’ils +répugnent en mon souhait, puisque, ne faisant +plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis +plus capable que qui que ce soit de juger de la +valeur des choses du monde. Adieu, madame, et +me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée +au temps que j’ai vescu, et vous assurez que +je meurs, +</p> + +<p class="i6"> +Ma très-chère et très-honorée mère, +</p> +<p class="i2"> +Votre très-humble et très-obéissant +</p> +<p class="i4"> +et très-obligé fils et serviteur, +</p> +<p class="right10"> +Henri <span class='smcap'>d’Effiat de Cinq-Mars</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_456' name='Page_456'>[456]</a></span> +Le manuscrit original est à la Bibliothèque +royale de Paris, manusc. n<sup>o</sup> 9327, +écrit d’une main ferme et calme. +</p> + +<p class="sep2 hang2" id="lettre_thou"> +<i>Sur la dernière lettre de M. François-Auguste +de Thou.</i> +</p> + +<p> +On a vu que, laissé seul un moment +dans sa prison, M. de Thou écrivit une +lettre qui fut remise à son confesseur. +<i>Voilà </i>, disait-il, <i>la dernière pensée que je +veux avoir pour ce monde</i>. On a vu ses +efforts pour se détacher de cette dernière +pensée, et ce redoublement de prières +ferventes qu’il prononce en se frappant +la poitrine. Il prie Dieu d’avoir pitié de +lui; il repousse tout le monde; il s’enveloppe +déjà dans son linceul. Cette dernière +pensée était déjà la plus cruelle qui +puisse faire saigner le cÅ“ur d’un homme; +c’était un dernier regard jeté sur une +femme aimée; c’était un adieu à sa maîtresse, +la princesse de Guéménée. Le ton +est grave, et le respect du rang ne s’y +perd pas, non plus que celui de sa dignité +personnelle et du moment solennel +qui s’approche. J’ai retrouvé dernièrement +<span class='pagenum'><a id='Page_457' name='Page_457'>[457]</a></span> +cette lettre précieuse. (Bibliothèque +royale de Paris, manuscrit n<sup>o</sup> 9276, +page 223.) La voici: +</p> + +<p class="sep2 hang2"> +<i>Copie de la lettre de M. de Thou, escrite +à madame la princesse de Guémenée +après la prononciation de l’arrest.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="i6"> +Madame, +</p> + +<p> +Je ne vous ay jamais eu de l’obligation en +toute ma vie qu’aujourd’huy qu’estant près de +la quitter, je la pers avec moins de peyne parce +que vous <i>me l’avez rendue assés malheureuse</i>; +j’espère que celle de l’autre monde sera bien différente +pour moy de celle-cy, et que j’y trouveray +des félicités autant pardessus l’imagination +des hommes qu’elles doivent estre dans leur espérance: +la mienne, madame, n’est fondée que +sur la bonté de Dieu et le mérite de la passion de +son Filz, seule capable d’effacer mes péchez dont +j’estois redevable à sa justice, et qui sont à un +tel excez qu’il n’y a rien qui les surpasse que +celuy de sa miséricorde. Je vous demande pardon +de tout mon cÅ“ur, madame, de toutes les +choses que j’ay faictes qui vous ont pu desplaire +et fais la mesme prière <i>à toutes les personnes que +j’ay haïes à vostre occasion</i>, vous protestant, +madame, qu’autant que la fidélité que je doibs à +mon Dieu me le doit permettre, je meurs <i>trop +asseurément</i>, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>De Thou</span>. +</p> + +<p class="i2"> +De Lion ce 12<sup>e</sup> septembre 1642. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_458' name='Page_458'>[458]</a></span> +Quel reproche amer et quel mélancolique +retour sur sa vie! Si cette femme +était digne de lui, comment reçut-elle +une telle lettre sans en mourir? Fut-elle +jamais consolée de mériter un tel adieu? +</p> + +<p> +La vie de madame la princesse de Guéménée +ne permet guère de penser que +ses rigueurs aient causé tant de tristesse +et une douleur si profonde. Tallemant +des Réaux dit, en plusieurs endroits, que +M. de Thou était son amant. <i>On dit</i>, +ajoute-t-il (t. I, p. 418), <i>qu’il lui écrivit +après avoir été condamné</i>. C’est cette lettre +qu’on vient de lire. Elle me semble écrite +par un homme tel que le misanthrope +de Molière, avec plus de pitié, et ces +mots: <i>toutes les personnes que j’ai haïes +à votre occasion</i>, ressemblent douloureusement +à : +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.</span> +</div> + +<p> +Mais ne cherchons pas à devancer des +peines que rien ne trahit, si ce n’est ce +dernier soupir au pied de l’échafaud. Le +souvenir de M. de Thou nous doit représenter +une autre pensée et conduit à +<span class='pagenum'><a id='Page_459' name='Page_459'>[459]</a></span> +d’autres réflexions. Elles suivront la copie +de ce traité avec l’Espagne qui fait +la base du procès criminel. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Articles du traité fait entre le Comte-Duc +pour le Roy d’Espagne et monsieur de +Fontrailles pour et au nom de Monsieur, +à Madrid, le 13 mars 1642, dont +Monsieur fait mention dans sa déclaration +du 7 juillet dudit an. Au tome 1<sup>er</sup> +des Mémoires de Fontrailles.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par +monseigneur le duc d’Orléans vers le Roy d’Espagne +avec lettres de Son Altesse pour Sa Majesté +Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar, +datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, +en vertu du pouvoir à luy donné, que Son Altesse, +désirant le bien général et particulier de la +France, de voir la noblesse et le peuple de ce +royaume délivré des oppressions qu’ils souffrent +depuis longtemps par une si sanglante guerre, +pour faire cesser la cause d’icelle, et pour establir +une paix générale et raisonnable entre l’Empereur +et les deux couronnes, au bénéfice de la +chrestienté, prendroit volontiers les armes à cette +fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir +de son costé avec les moyens possibles pour avancer +leurs affaires. Et après avoir déclaré le particulier +de sa commission en ce qui est des offres +et demandes que font les seigneurs d’Orléans et +<span class='pagenum'><a id='Page_460' name='Page_460'>[460]</a></span> +ceux de son party, a esté accordé et conclu par +ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Majestez +Impériale et Catholique, et au nom de Son Altesse +par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants: +</p> + +<p> +1. Comme le principal but de ce traité est de +faire une juste paix entre les deux couronnes d’Espagne +et de France, pour leur bien commun et +de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement +qu’on ne prétend en cecy aucune chose contre le +Roy très-chrestien et au préjudice de ses Estats, +ny contre les droits et authoritez de la Reine +très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire +on aura soin de la maintenir en tout ce qui lui +appartient. +</p> + +<p> +2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 +hommes de pied et 5,000 chevaux effectifs de +vieilles troupes, le tout venant d’Allemagne, ou +de l’empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que +si par accident il manquoit de ce nombre 2,000 +ou 3,000 hommes, on n’entend point pour cela +qu’on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu +qu’on les fournira le plus tost qu’il sera possible. +</p> + +<p> +3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur +le duc d’Orléans se trouvera dans la place de +seureté où il dit estre en état de pouvoir lever +des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera +quatre cens mil escus comptant, payables au consentement +de Son Altesse, pour estre emploiez +en levées et autres frais utiles pour le bien commun. +</p> + +<p> +4. Sa Majesté Catholique donnera le train d’artillerie +avec les munitions de guerre propres à un +corps d’armée, avec les vivres pour toutes les +<span class='pagenum'><a id='Page_461' name='Page_461'>[461]</a></span> +troupes, jusques à ce qu’elles soient entrées en +France, là où Son Altesse entretiendra les siens, +et Sa Majesté Catholique les autres, comme il sera +spécifié plus bas. +</p> + +<p> +5. Les places qui seront prises en France, +soit par l’armée de Sa Majesté Catholique, ou +celles de Son Altesse, seront mises ès mains de +Son Altesse et de ceux, de son party. +</p> + +<p> +6. Il sera donné audit seigneur d’Orléans, +douze mil escus par mois de pension, outre ce +que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à +la duchesse d’Orléans, sa femme. +</p> + +<p> +7. Est arresté que cette armée et les troupes +d’icelle obéiront absolument audit seigneur duc +d’Orléans; et néanmoins, attendu que ladite armée +est levée des deniers de Sa Majesté Catholique, +les officiers d’icelle presteront le serment +de fidélité à Son Altesse de servir aux fins du +présent traité, et arrivant faute de Son Altesse, +s’il y a quelque prince du sang de France dans +le traité, il commandera en la manière qu’il avoit +esté arresté dans le traité fait avec monseigneur +le comte de Soissons. Et en cas que l’archiduc +Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent +de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur +pour Sadite Majesté Catholique en Flandres, +comme il sera là , par mesme moyen, général de +ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant +de part en ce lieu: est accordé que le seigneur +duc d’Orléans et ceux de son party de quelque +qualité et condition qu’ils soient, aiant esgard à +ces considérations, tiendront bonne correspondance +avec ledit seigneur archiduc ou autre que +dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera, +<span class='pagenum'><a id='Page_462' name='Page_462'>[462]</a></span> +en recevant tous ensemble <i>les ordres de +l’Empereur, de Sa Majesté Catholique</i>, tant +pour ce qui concerne la guerre que pour les +plaiges de cette armée, et tous les progrez. +</p> + +<p> +8. Et d’autant que Son Altesse a deux personnes +propres à estre mareschaux de camp en +cette armée, que ledit sieur de Fontrailles déclarera +après la conclusion du présent traité. Sa +Majesté Catholique se charge d’obtenir de l’Empereur +deux lettres-patentes de mareschaux de +camp pour eux. +</p> + +<p> +9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique +donnera quatre-vingt mille ducas de pension à +répartir par mois aux seigneurs susdits. +</p> + +<p> +10. Comme aussi on donnera dans trois mois +cent mil livres pour pourvoir et munir la place +que Son Altesse a pour sa seureté en France. Et +si celuy qui baille la place n’est pas satisfait de +cela, on baillera ladite somme contant, et de +plus cinq cents quintaux de poudre et vingt-cinq +mil livres par mois, pour l’entretien de la garnison. +</p> + +<p> +11. Il est accordé de part et d’autre qu’il ne se +fera point d’accommodement en général ny en +particulier avec la couronne de France, si ce +n’est d’un commun consentement, et qu’on rendra +toutes les places et pays qu’on aura pris en +France, sans se servir contre cela d’aucuns prétextes, +toutesfois et quantes que la <i>France rendra +les places qu’elle a gagnées</i>, en quelque +pays que ce soit, mesme qu’elle a <i>achetées et +qui sont occupées par les armées qui ont serment +à la France</i>. Et ledit seigneur duc d’Orléans et +ceux de son party se déclarent dès maintenant +<span class='pagenum'><a id='Page_463' name='Page_463'>[463]</a></span> +pour <i>ennemis des Suédois et de tous autres +ennemis de Leurs Majestez Impériales et Catholique</i>, +et de tous ceux qui leur donnent et donneront +faveur, ayde et protection. Et pour les +détruire, Son Altesse et ceux de son party donneront +toutes les assistances possibles. +</p> + +<p> +12. Il est convenu que les armées de Flandres, +et celle que doit commander Son Altesse, ainsi +que dit est, agiront de commune main à mesme +fin, avec bonne correspondance. +</p> + +<p> +13. On taschera de faire que les troupes soient +prestes au plutost, et que ce soit à la fin de may; +sur quoy Sa Majesté Catholique fera escrire au +gouverneur de Luxembourg afin qu’il die à celuy +qui luy portera un blanc signé de Son Altesse ou +de quelqu’un des deux seigneurs, le temps auquel +tout pourra estre en estat. Lequel blanc signé, +Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner +temps si les choses sont pressées; ou si elles ne +le sont point encore lorsque la personne arrivera, +elle s’en retournera à la place de seureté. +</p> + +<p> +14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes +de Son Altesse, un mois après qu’elles seront +dans le service et ensuite, <i>cent mil livres par +mois</i>, pour leur entretien et pour les autres affaires +de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de +déclarer après le nombre des hommes qu’il aura +dans la place de seureté, et celuy de ses troupes +s’il trouve bon: demeurant dès maintenant +accordé que les logements et les contributions se +distribueront également entre les deux armées. +</p> + +<p> +15. L’argent qui se tirera du royaume de +France sera à la disposition de Son Altesse, et +sera départy également entre les deux armées, +<span class='pagenum'><a id='Page_464' name='Page_464'>[464]</a></span> +comme il est dit en l’article précédent, et est +déclaré qu’on ne pourra imposer aucuns tributs +que par l’ordre de Son Altesse. +</p> + +<p> +16. Au cas que ledit seigneur duc d’Orléans +soit obligé de sortir de France et qu’il entre dans +la Franche-Comté ou autre part, Sa Majesté +Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et +les deux autres grands du party soient receus +dans tous ses Estats, et pour les faire conduire de +là dans la place de seureté. +</p> + +<p> +17. D’autant que ledit seigneur duc d’Orléans +désire un pouvoir de Sa Majesté Catholique pour +donner la paix ou neutralité aux villes et provinces +de France qui la demanderont, il y aura +auprès de Son Altesse un ambassadeur de Sa +Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté accorde +à cela. +</p> + +<p> +18. S’il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, +dudit seigneur duc d’Orléans, Sa Majesté Catholique +promet de conserver <i>les mêmes pensions +auxdits seigneurs, et à un seul d’eux si le parti +subsiste</i>, ou qu’ils demeurent au service de Sa +Majesté Catholique. +</p> + +<p> +19. Ledit seigneur duc d’Orléans asseure, et en +son nom ledit sieur de Fontrailles, qu’à mesme +temps que Son Altesse se découvrira, il lui fera +livrer une place des meilleures de France pour +sa seureté, laquelle sera déclarée à la conclusion +du présent traité: et au cas qu’elle ne soit trouvée +suffisante, ledit traité demeurera nul, comme +aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits +deux seigneurs pour lesquels on demande pensions +susdites dont Sa Majesté demeure d’accord. +</p> + +<p> +20. Finalement est accordé que tout le contenu +<span class='pagenum'><a id='Page_465' name='Page_465'>[465]</a></span> +de ces articles sera approuvé et ratifié par Sa +Majesté Catholique et ledit seigneur duc d’Orléans, +en la manière ordinaire et accoustumée en +semblables traitez. Le Comte-Duc le promet +ainsi au nom de Sa Majesté, et ledit sieur de +Fontrailles au nom de Son Altesse, s’obligeant +respectivement à cela, comme de leur chef ils +l’approuvent dès à présent, le ratifient et le +signent.—A Madrid, le 13 mars 1642. Signé: +Dom <span class='smcap'>Gaspar de Gusman</span>, et, par supposition de +nom: <span class='smcap'>Clermont</span>, pour <span class='smcap'>Fontrailles</span>. +</p> + +<p> +Nous <span class='smcap'>Gaston</span>, fils de France, frère unique du +Roy, duc d’Orléans, certifions que le contenu cy-dessus +est la vraie copie de l’original du traité +que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur +le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de +quoy nous avons signé la présente de nostre +main, et icelle fait signer par nostre secrétaire, +le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé <span class='smcap'>Gaston</span>, +et plus bas: <span class='smcap'>Goulas</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Contre-lettre.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +D’autant que par le traité que j’ay signé aujourd’hui, +pour et au nom de Sa Majesté Catholique, +je suis obligé de déclarer le nom des deux +personnes qui sont comprises par Son Altesse +dans ledit traité, et la place qu’elle a prise pour +sa seureté, je déclare et asseure au nom de Son +Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu’il die à +Sa Majesté Catholique <i>que les deux personnes +sont le seigneur duc de Bouillon</i>, et le <i>seigneur +de Cinq-Mars, grand Escuyer</i> de France: et la +place de seureté qui est asseurée à Son Altesse +<span class='pagenum'><a id='Page_466' name='Page_466'>[466]</a></span> +<i>est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy +met entre les mains</i>. En foy de quoy j’ai signé +cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par +supposition de nom: <span class='smcap'>Clermont</span>. +</p> + +<p> +Nous Gaston, fils de France, frère unique du +Roy, duc d’Orléans, reconnoissons, que le contenu +cy-dessus est la vraie copie de la déclaration que +monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous +soubsignez avons donné pouvoir au sieur de +Fontrailles de faire des noms de <i>ces sieurs de +Bouillon et le Grand</i>, à monsieur le <i>duc de San +Lucar</i> après qu’il auroit passé le traitté avec lui, +auquel traitté ils ne sont compris que sous le +titre de <i>deux grands seigneurs de France</i>. En +témoin de quoy nous avons signé la présente +certification de nostre main, et icelle fait contre-signer +par nostre secrétaire. +</p> + +<p class="right10"> +<i>Signé</i>: <span class='smcap'>Gaston</span>. +</p> + +<p class="i2">A Villefranche, le 29 aoust 1642.</p> + +<p class="right10"> +<i>Et plus bas</i>: <span class='smcap'>Goulas</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Sur la non-révélation</i> +</p> + +<p> +La vie de tout homme célèbre a un +sens unique et précis, visible surtout, et +dès le premier regard, pour ceux qui +savent juger les grandes choses du +passé, et qui, j’espère, est demeuré +dans l’esprit des lecteurs attentifs du +<span class='pagenum'><a id='Page_467' name='Page_467'>[467]</a></span> +livre de <i>Cinq-Mars</i>, le sang de François-Auguste +de Thou a coulé au nom d’une +idée sacrée, et qui demeurera telle tant +que la <i>religion de l’honneur vivra +parmi nous; c’est l’impossibilité de la +dénonciation sur les lèvres de l’homme +de bien</i>. +</p> + +<p> +Les hommes d’État de tous les temps +qui ont voulu acclimater la dénonciation +en France y ont échoué jusqu’ici, à +l’honneur de notre pays. C’est déjà une +assez grande tache sur cette entreprise +que le premier qui l’ait formée soit +Louis XI, dont la bassesse était le caractère +et la trahison le génie; mais cet +arbre du mal qu’il planta au Plessis-lès-Tours +ne porta point ses fruits empoisonnés; +et l’on ne vit personne dénoncer +un citoyen. +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Et, sa tête à la main, demander son salaire.</span> +</div> + +<p> +Le salaire était cependant stipulé +dans l’édit de Louis XI; et, pour que +nulle autorité ne manque à l’examen +d’une question aussi grave, j’en vais +citer le point important. +</p> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class='pagenum'><a id='Page_468' name='Page_468'>[468]</a></span> +<i>Edit contre la non-révélation des +crimes de lèse-majesté</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à +sçavoir faisons à tous présens et advenir que, +comme par cy-devant maintes conjurations, conspirations +damnables et pernicieuses entreprises +ayant été faictes, conspirées et machinées, tant +par grands personnages que par moyens et petits, +à l’encontre d’aucuns nos progéniteurs Roys de +France, et mesmement depuis notre advenement +à la couronne: +</p> + +<p> +Disons, déclarons, constituons et ordonnons +par lettres, édict, ordonnance et constitution +perpétuelle, irrévocable et durable à toujours, +que toutes personnes quelconques qui dores en +avant sçauront ou auront connaissance de quelques +traités, machinations, conspirations et entreprises +qui se fairont à l’encontre de notre personne, +de notre très chère et amée compagne la +Royne, de notre très-cher et amé fils le Dauphin +de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes +de France, et de leurs enfants, aussi à l’encontre +de l’Estat et seureté de nous ou d’eux et de la +chose publique de notre royaume, soient tenus +et réputés crimineux de lèze-majesté, et punis +de semblable peine et de pareille punition que +doivent estre les principaux aucteurs, conspirateurs +et fauteurs et conducteurs desdits crimes, +sans exception ni réservation de personnes quelconques, +de quelque estat, condition, qualité, +dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou +prérogative que ce soit ou puisse estre, à cause +<span class='pagenum'><a id='Page_469' name='Page_469'>[469]</a></span> +de notre sang ou autrement en quelque manière +que ce soit, s’ils ne le revellent ou envoyent +reveller à nous ou à nos principaux juges et +officiers des pays où ils seront, le plustot que +possible leur sera appris, qu’ils en auront eu +connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront +ou enverront reveller, <i>ils ne seront en +aucuns dangers des punitions desdits crimes; +mais seront dignes de rémunération entre nous +et la chose publique</i>. Toutefois, en autre chose, +nous voulons et entendons les anciennes lois, +constitutions et ordonnances qui par nos prédécesseurs +ou de droict sont introduites, et les +usages qui d’ancienneté ont esté gardés et observés +en notre royaume, demeurer à leur force et +vertu sans aucunement y déroger par ces présentes. +Si nous donnons et mandons à nos amés +et féaux gens de notre grand conseil, gens de +nos parlemens, et à nos autres justiciers, officiers +et subjects qui à présent sont et qui seront pour +le temps advenir et à chacun d’eux, sy comme à +luy appartiendra, que cette présente notre loy, +constitution et ordonnance ils facent publier +par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction +accoutumés, de faire cris et proclamations +publiques, les lire publiquement et enregistrer en +leurs cours et auditoires, et, selon icelle loy et +constitution, jugent, sententient et déterminent +dores en avant, perpétuellement, sans quelconque +difficulté, toutes les fois que les cas +adviendront. Et afin que soit chose ferme et +stable à toujours, nous avons fait mettre notre +scel à cesdites présentes. Et pour ce que ces présentes +l’on pourra avoir à besogner à plusieurs +<span class='pagenum'><a id='Page_470' name='Page_470'>[470]</a></span> +et divers lieux, nous voulons que au <i lang="la" xml:lang="la">vidimus</i> +d’icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée +comme à ce présent original. +</p> + +<p class="hang2"> +<i>Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième +jour de décembre mil quatre cent +soixante-dix-sept, et de notre règne le dix-septième.</i> +</p> + +<p class="i6"> +<i lang="la" xml:lang="la">Sic signatum supra plicam.</i> +</p> + +<p class="i4"> +<i>Par le Roy en son conseil</i>, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>L. Texier</span>. +</p> + +<p> +<i lang="la" xml:lang="la">Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, +Parisiis, in parlemento, decima quintà +die novembris, anno millesimo quadragintesimo +septuagesimo nono.</i> +</p> +</div> + +<p> +Certes il est facile de comprendre +que cet édit ait été rendu par Louis XI +en 1477, c’est-à -dire lorsque le comte de +La Marche, Jacques d’Armagnac, venait +d’avoir la tête tranchée pour crime de +lèse-majesté, et quand ses terres et ses +biens immenses avaient été impudemment +distribués à ses juges<a name='FA_41' id='FA_41' href='#FN_41' class='fnanchor'>[41]</a>, héritage +<span class='pagenum'><a id='Page_471' name='Page_471'>[471]</a></span> +monstrueux et inouï depuis les Tibère +et les Néron, et qui s’accomplissait pendant +que l’on forçait les enfants du +condamné à recevoir goutte à goutte le +sang de leur père qui tombait de son +échafaud sur leur front. Après ce coup +fameux, il pouvait poursuivre et se +croire en droit de mépriser assez la +France pour lui jeter un tel édit et lui +proposer de nouvelles infamies. Accoutumé +qu’il était à faire un perpétuel +marché des consciences, à beaux deniers +comptants, n’allant jamais en avant +qu’une bourse dans une main et une +hache dans l’autre, il suivait le vieil +axiome, qui n’est pas un grand effort +de génie et que Machiavel a trop fait +valoir, de placer les hommes entre l’espérance +et la crainte. Louis XI jouait +finement son jeu, mais enfin la France +se releva et joua noblement le sien +en lui montrant qu’elle avait d’autres +<span class='pagenum'><a id='Page_472' name='Page_472'>[472]</a></span> +hommes que son barbier. Malgré le +mot de son invention, car il faut +le lui restituer en toute loyauté, malgré +la traduction adoucie de <i>dénonciation</i> +par <i>révélation</i>, personne de propos délibéré +ne sortit de chez soi pour aller répéter +une confidence surprise dans l’abandon +de l’amitié, échappée à la table +ou au foyer. La vile ordonnance tomba +en oubli jusqu’au jour où le cardinal +de Richelieu donna le signal de sa résurrection. +M. de Thou n’avait point d’échange +de place forte à faire contre sa +grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa +mort devait ajouter à la terreur qu’inspirait +celle de M. de Cinq-Mars; s’il +était absous, ce serait au moins un censeur +jeune et vertueux que conserverait +M. de Richelieu; destiné à survivre au +vieux ministre, il écrirait peut-être +comme son père une histoire du cardinal, +et serait un juge à son tour, juge +inflexible et irrité par la mort de M. le +Grand, son ami. M. de Richelieu pensait +à tout, et ces motifs qui ne m’échappent +pas ne sauraient lui avoir +<span class='pagenum'><a id='Page_473' name='Page_473'>[473]</a></span> +échappé. Oublions, pour plus d’impartialité, +son mot sur le président de +Thou: <i>Il a mis mon nom dans son histoire, +je mettrai le sien dans la mienne</i>. +Faisons-lui la grâce de l’esprit de vengeance, +il reste une dureté inflexible<a name='FA_42' id='FA_42' href='#FN_42' class='fnanchor'>[42]</a>, +une mauvaise foi profonde et le plus +immoral égoïsme. La vie sévère de M. de +Thou, qui pouvait devenir utile à un +Etat où tout se corrompait, était importune +et dangereuse au ministre; il n’hésita +pas: n’hésitons pas non plus à juger +cette justice. Il faut à tout prix +connaître le fond de ces <i>raisons d’Etat</i> +si célébrées et dont on a fait une sorte +d’arche sainte impossible à toucher. +Les mauvaises actions nous laissent le +germe des mauvaises lois, et il n’est +pas un passager ministre qui ne cherche +à les faire poindre pour conserver la +<span class='pagenum'><a id='Page_474' name='Page_474'>[474]</a></span> +source de son pouvoir d’emprunt par +amour de ce douteux éclat. Une chose +peut, il est vrai, rassurer: c’est que +toutes les fois qu’une pareille idée se +porte au cerveau d’un homme politique +la gestation en est pesante et pénible, +l’enfantement en serait probablement +mortel, et l’avortement est un bonheur +public. +</p> + +<hr class="nodisp" /> + +<p> +Je ne pense pas qu’il se rencontre +dans l’histoire un fait qui soit plus +propre que le jugement d’Auguste de +Thou à déposer contre cette fatale idée, +en cas que le mauvais génie de la +France voulût jamais que la proposition +fût renouvelée d’une loi de non-révélation. +</p> + +<hr class="nodisp" /> + +<p> +Comme rien n’inspire mieux les réponses +les plus sûres et ne les présente +avec de plus nettes expressions qu’un +danger extrême chez un homme supérieur, +je vois que dès l’abord M. de +Thou alla au fond de la question de +droit et de possibilité avec sa raison, et +au fond de la question de sentiment et +<span class='pagenum'><a id='Page_475' name='Page_475'>[475]</a></span> +d’honneur, avec son noble cÅ“ur; écoutons-le: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars<a name='FA_43' id='FA_43' href='#FN_43' class='fnanchor'>[43]</a>, +il dit: «Qu’après avoir beaucoup considéré +dans son esprit, sçavoir, s’il devoit déclarer +au Roy (le voyant tous les jours au camp de +Perpignan) la cognoissance qu’il avoit eue de ce +traité, il résolut en luy-même pour plusieurs raisons +de n’en point parler: 1<sup>o</sup> Il eut fallu se rendre +délateur d’un crime d’Estat de Monsieur, frère +unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur +le Grand, <i>qui estoient tous beaucoup plus +puissants</i> et plus accrédités que luy, et qu’il y +avoit certitude qu’il succomberoit en cette action, +dont il <i>n’avoit aucune preuve</i> pour le vérifier.—Je +n’aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de +Fontrailles, qui estoit absent, et Monsieur le +Grand auroit peut-être nié alors qu’il m’en eust +parlé. J’aurois donc passé pour un calomniateur, +et mon honneur, qui me sera toujours plus cher +que ma propre vie, estoit perdu sans ressource.» +</p> + +<p> +2<sup>o</sup> Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute +ces paroles déjà fidèlement rapportées (p. 361) et +d’une beauté incomparable par leur simplicité +antique, j’oserai presque dire évangélique: +</p> + +<p> +—«Il m’a cru son amy unique et fidèle, et +je ne l’ai pas voulu trahir.» +</p> +</div> + +<p> +Quelle que puisse être l’entreprise +secrète que l’on suppose, ou contre une +<span class='pagenum'><a id='Page_476' name='Page_476'>[476]</a></span> +tête couronnée, ou contre la constitution +d’un Etat démocratique, ou contre les +corps qui représentent une nation; +quelle que soit la nature de l’exécution +du complot, ou assassinat, ou expulsion +à main armée, ou émeute du peuple, +ou corruption ou soulèvement de troupes +soldées, la situation sera la même entre +le conjuré et celui qui aura reçu sa confidence. +Sa première pensée sera la +perte irréparable, éternelle de son honneur +et de son nom, soit comme calomniateur +s’il ne donne pas de preuves, +soit comme lâche délateur s’il les donne: +puni dans le premier cas par des peines +infamantes, puni dans le second par la +vindicte publique, qui le montre du doigt +tout souillé du sang de ses amis. +</p> + +<p> +Ce premier motif de silence, lorsque +M. de Thou daigna l’exprimer, je crois +que ce fut pour se mettre à la portée +des esprits qui le jugeaient, et pour entrer +dans le ton général du procès et +dans les termes précis des lois, qui ne +se supposent jamais faites que pour les +âmes les plus basses, qu’elles circonscrivent +<span class='pagenum'><a id='Page_477' name='Page_477'>[477]</a></span> +et pressent par des barrières +grossières et une nécessité inexorable +et uniforme. Il démontre qu’il n’eût pas +pu être délateur quand même il l’eût +voulu. Il sous-entend: Si j’eusse été un +infâme, je n’aurais pu même accomplir +mon infamie, on ne m’eût pas cru.—Mais +après ce peu de mots sur l’impossibilité +matérielle, il ajoute le motif de +l’impossibilité morale, motif vrai et +d’une vérité éternelle, immuable, que +tous les cultes ont reconnue et sanctionnée, +que tous les peuples ont mise +en honneur: +</p> + +<p> +<i>Il m’a cru son amy.</i> +</p> + +<p> +Non seulement il ne l’a pas trahi, +mais on remarquera que dans tous ses +interrogatoires<a name='FA_44' id='FA_44' href='#FN_44' class='fnanchor'>[44]</a>, ses confrontations avec +M. de Bouillon et M. de Cinq-Mars, il +ne nomme et ne compromet personne. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit +Fontrailles dans ses Mémoires, il me dit le voyage +que je venois de faire en Espagne, et qui me +surprit fort, car je croyois qu’il luy eust été célé, +<span class='pagenum'><a id='Page_478' name='Page_478'>[478]</a></span> +conformément à la délibération qui en avoit +esté prise.—Quand je luy demanday comme +quoy il l’avoit appris, il me déclara en confiance +fort franchement qu’il le <i>sçavoit de la Royne</i> et +qu’elle le tenoit de Monsieur. +</p> + +<p> +«Je n’ignorois pas que Sa Majesté eust fort +souhaité une cabale et y avoit contribué de tout +son pouvoir<a name='FA_45' id='FA_45' href='#FN_45' class='fnanchor'>[45]</a>.» +</p> +</div> + +<p> +M. de Thou pouvait donc s’appuyer +sur cette autorité; mais il sait qu’il fera +persécuter la reine Anne d’Autriche, et +il se tait. Il se tait aussi sur le Roi lui-même +et ne daigne pas répéter ce qu’il +a dit au Cardinal dans son entretien +particulier. Il ne veut pas de la vie à ce +prix. +</p> + +<p> +Quant à M. de Cinq-Mars, il n’a qu’une +raison à donner: +</p> + +<p> +<i>Il m’a cru son amy.</i> +</p> + +<p> +Quand même, au lieu d’être un ami +éprouvé, il n’eût été qu’un homme uni +à M. de Cinq-Mars par des relations +passagères, <i>il l’a cru son amy</i>, il a eu +foi en lui, <i>il ne l’a pas voulu trahir</i>. +Tout est là . +</p> + +<p> +Lorsque la religion chrétienne a institué +<span class='pagenum'><a id='Page_479' name='Page_479'>[479]</a></span> +la confession, elle a, je l’ai dit ailleurs, +divinisé la confidence; comme on +aurait pu se défier du confident, elle +s’est hâtée de déclarer criminel et digne +de la mort éternelle le prêtre qui révèlerait +l’aveu fait à son oreille. Il ne fallait +pas moins que cela pour transformer +tout à coup un étranger en ami, +en frère, pour faire qu’un chrétien pût +aller ouvrir son âme au premier venu, +à l’inconnu qu’il ne reverra jamais, et +dormir le soir en paix dans son lit, sûr +de son secret comme s’il l’eût dit à +Dieu. +</p> + +<p> +Donc, tout ce qu’a pu faire le confesseur +à l’aide de sa foi et de l’autorité de +l’Eglise, a été d’arriver à être considéré +par le pénitent comme un ami, de parvenir +à faire naître ces épanchements +salutaires, ces larmes sacrées, ces récits +complets, ces abandons sans réserve +que l’amitié grave et bonne avait seule +le droit de recevoir avant la confession, +l’amitié, la sainte amitié, qui rend en +vertueux conseils ce qu’elle reçoit en +coupables aveux. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_480' name='Page_480'>[480]</a></span> +Si donc le confesseur prétend à la +tendresse de cÅ“ur, à la bonté suprême de +l’ami, quel ami ne doit regarder comme +le premier devoir l’infaillible sûreté du +secret déposé en lui comme dans le tabernacle +du confesseur? +</p> + +<p> +Mais ce n’est pas seulement de l’ami +ancien et éprouvé qu’il s’agit, c’est encore +de tout homme traité en ami, de +tout <i>premier venu</i> qui, la main dans la +main, a reçu une confidence sérieuse. +Le droit de l’hospitalité est aussi ancien +que la famille et la race humaine: nulle +tribu, nulle horde, si sauvage qu’elle +soit, ne conçoit qu’il soit possible de +livrer son hôte. Un secret est un hôte +qui vient se cacher dans le cÅ“ur de l’honnête +homme comme dans son inviolable +asile. Quiconque le livre et le vend est +hors la loi des nations. +</p> + +<p> +Ce serait une bien grande honte pour +les pauvres règnes qui ne pourraient +avoir un peu de durée qu’au prix de ces +lois barbares, et se tenir debout qu’avec +de si noirs appuis. Mais voulût-on en +faire usage, on ne le pourrait pas. Il +<span class='pagenum'><a id='Page_481' name='Page_481'>[481]</a></span> +faudrait, pour que ce fût praticable, que +la civilisation eût marché d’un pied et +non de l’autre. Or on est venu partout +à une sorte de délicatesse générale de +sentiment qui fait que telles actions +publiques ne sont pas même proposables. +On ne sait comment, il se fait +que telles choses, utiles il y a des siècles, +ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, +ne se peuvent même nommer sérieusement +par aucun homme vivant, et +cela, sans que jamais on les ait abolies. +Ce sont les véritables changements de +mÅ“urs qui forcent à naître les véritables +et durables lois. Qui nous dira où est le +pays si reculé qui oserait aujourd’hui +donner à l’homme juge la dépouille de +l’homme jugé! Toutes les lois ne sont +pas de main humaine... La loi qui défend +cet héritage sanglant n’a pas été écrite, +elle est venue s’asseoir parmi nous. A +ses côtés s’est posée celle qui dit: <i>Tu +ne dénonceras pas!</i> et le plus humble +journalier n’oserait, de nos jours, se +placer à la table de son voisin s’il y avait +manqué. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_482' name='Page_482'>[482]</a></span> +Pour moi, s’il fallait absolument aux +hommes politiques quelques vieux ustensiles +des temps barbares, j’aimerais mieux +leur voir dérouiller, restaurer, et mettre +en scène et en usage les chevalets et les +outils de la torture; car ils ne souilleraient +du moins que le corps et non +l’âme de la créature de Dieu. Ils feraient +parler peut-être la chair souffrante; mais +le cri des nerfs et des os sous la tenaille +est moins vil que la froide vente d’une +tête sur un comptoir, et il n’y a pas encore +eu de nom qui ait été inscrit plus +bas que le nom de <span class='smcap'>Judas</span>. +</p> + +<p> +Oui, mieux vaut le danger d’un prince +que la démoralisation de l’espèce entière. +Mieux vaudrait la fin d’une dynastie +et d’une forme de gouvernement, mieux +vaudrait même celle d’une nation, car +tout cela se remplace et peut renaître, +que la mort de toute vertu parmi les +hommes. +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h2 id="tdm2"> +<span class="xlarge">TABLE</span> +</h2> + +<hr class="c10" /> + +<table id="tdm" summary="" class="sep2"> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIV.</span></td> + <td class="tdm2">— L’émeute</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_14">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XV.</span></td> + <td class="tdm2">— L’alcôve</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_15">33</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVI.</span></td> + <td class="tdm2">— La confusion</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_16">63</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVII.</span></td> + <td class="tdm2">— La toilette</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_17">80</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVIII.</span></td> + <td class="tdm2">— Le secret</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_18">108</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIX.</span></td> + <td class="tdm2">— La partie de chasse</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_19">122</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XX.</span></td> + <td class="tdm2">— La lecture</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_20">175</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXI.</span></td> + <td class="tdm2">— Le confessionnal</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_21">216</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’orage</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_22">238</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’absence</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_23">266</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIV.</span></td> + <td class="tdm2">— Le travail</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_24">283</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXV.</span></td> + <td class="tdm2">— Les prisonniers</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_25">339</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXVI.</span></td> + <td class="tdm2">— La fête</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_26">398</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#notes2">435</a></td> + </tr> +</table> + +<hr class="c25 sep4" /> + +<p class="center noindent"> +Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span> +</p> + +<div class='footnotes newpage'> + +<h2>Notes de bas de page</h2> + +<div class='footnote' id='FN_1'> +<p> +<a href='#FA_1'>[1]</a> Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un +caractère trop ferme, qui fut son seul crime. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_2'> +<p> +<a href='#FA_2'>[2]</a> On nommait ainsi par abréviation le grand +écuyer Cinq-Mars. Ce nom reviendra souvent dans +le cours du récit. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_3'> +<p> +<a href='#FA_3'>[3]</a> Dans le long siège de cette ville, on donna ce +nom à M. de Richelieu pour tourner en ridicule +son obstination à commander comme général en +chef et s’attribuer le mérite de la prise de la Rochelle. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_4'> +<p> +<a href='#FA_4'>[4]</a> Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, +ni l’espoir de l’or du Cardinal ne lui arrachèrent +un mot des secrets de la Reine. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_5'> +<p> +<a href='#FA_5'>[5]</a> Lisez l’<cite>Astrée</cite> (s’il est possible). +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_6'> +<p> +<a href='#FA_6'>[6]</a> Un édit de 1639 avait déterminé le costume +de la cour. Il était simple et noir. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_7'> +<p> +<a href='#FA_7'>[7]</a> Milton passa en cette année même à Paris, +en retournant d’Italie en Angleterre. (Voyez +<i>Teland’s Life of Milton</i>.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_8'> +<p> +<a href='#FA_8'>[8]</a> Lisez la <cite>Clélie</cite>, t. I. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_9'> +<p> +<a href='#FA_9'>[9]</a> Termes des ligueurs. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_10'> +<p> +<a href='#FA_10'>[10]</a> D’Olivarès, comte-duc de San-Lucar. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_11'> +<p> +<a href='#FA_11'>[11]</a> Cette sorte de prédiction en calembours fut +publique trois mois avant la conjuration. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_12'> +<p> +<a href='#FA_12'>[12]</a> +</p> + +<div class="left5"> +<div class="poem small"> +<span class="i0">Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,<br /></span> +<span class="i0">Qui de sa voix touchante écoutais les accents:<br /></span> +<span class="i0">Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l’encens,<br /></span> +<span class="i0">Que ses pieds délicats ont doucement pressées.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Pétrarque</span>, trad. de Saint-Geniez. +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_13'> +<p> +<a href='#FA_13'>[13]</a> La fille. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_14'> +<p> +<a href='#FA_14'>[14]</a> Petit bonnet de laine. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_15'> +<p> +<a href='#FA_15'>[15]</a> Noms des chemins qui mènent d’Espagne en +France par les Pyrénées. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_16'> +<p> +<a href='#FA_16'>[16]</a> Exclamation et jurement habituel et intraduisible. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_17'> +<p> +<a href='#FA_17'>[17]</a> Sorte de ballade. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_18'> +<p> +<a href='#FA_18'>[18]</a> Servante. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_19'> +<p> +<a href='#FA_19'>[19]</a> Aucune expression française ne peut représenter +la précision énergique de cette romance +espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix +nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et +nonchalante tour à tour de quelque Andalous +qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes +d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une +danse, et les pensées celles d’un chant de guerre. +</p> + +<div class="poem left5 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Yo que soy contrabandista<br /></span> +<span class="i0">Y campo por mi respecto,<br /></span> +<span class="i0">A todos los désafio<br /></span> +<span class="i0">Pues a nadie tengo miedo.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Ay, jaleo! Muchachas.<br /></span> +<span class="i0">Quien me marca un hilo negro?<br /></span> +<span class="i0">Mi caballo esta cansado,<br /></span> +<span class="i0">Y yo me marcho corriendo.</span> +</div> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_20'> +<p> +<a href='#FA_20'>[20]</a> +</p> + +<div class="poem left5 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Ay! ay! que viene la ronda,<br /></span> +<span class="i0">Y se mueve el tiroteo;<br /></span> +<span class="i0">Ay! ay! cavallito mio,<br /></span> +<span class="i0">Ay! saca me deste aprieto.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Viva, viva mi cavallo,<br /></span> +<span class="i0">Cavallo mio carreto:<br /></span> +<span class="i0">Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...</span> +</div> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_21'> +<p> +<a href='#FA_21'>[21]</a> «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne +voilà -t-il pas une punition divine dans la famille +de ce juge, pour expier en quelque façon la mort +cruelle et impitoyable de ce pauvre <i>Grandier</i>, +dont le sang crie vengeance?» (<span class='smcap'>Patin</span>, lettre LXV, +du 22 décembre 1631.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_22'> +<p> +<a href='#FA_22'>[22]</a> Le 19 mai 1632. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_23'> +<p> +<a href='#FA_23'>[23]</a> Voyez les Mémoires de Richelieu, <i>Collection +des Mémoires</i>, t. XXVIII. p. 139. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_24'> +<p> +<a href='#FA_24'>[24]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"> +COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE +MONSIEUR ET DU CARDINAL DE RICHELIEU. +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>A Monsieur de Chavigny.</i> +</p> + +<p class="i2"> +«Monsieur de Chavigny, +</p> + +<p> +«Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait +de moy, et que véritablement vous en ayez +sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler +à mon accommodement avec Son Eminence, et +d’attendre cet effet de la véritable affection que +vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus +grande que votre colère. Vous sçavez le besoin +que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis. +Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son +Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière +fois que je vous donnerai de pareils employs. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Gaston d’Orléans.</span>» +</p> +</div> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_25'> +<p> +<a href='#FA_25'>[25]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"> +<i>A Son Excellence le Cardinal-Duc.</i> +</p> + +<p class="i6"> +«Mon Cousin, +</p> + +<p> +«Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du +monde le plus coupable de vous avoir dépleu; +les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont +toujours fait garder de lui et de tous ses artifices; +mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve +mon estime et mon amitié tout entière... Je suis +touché d’un véritable repentir d’avoir encore +manqué à la fidélité que je dois au Roy, mon seigneur, +et je prends Dieu à témoin de la sincérité +avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle +de vos amis, et avec la mesme passion que je +suis, +</p> + +<p class="i4"> +«Mon Cousin, +</p> + +<p class="right10"> +«Votre affectionné Cousin,<br /> +«<span class='smcap'>Gaston</span>.» +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_26'> +<p> +<a href='#FA_26'>[26]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"><i>Réponse du Cardinal.</i></p> + +<p class="i6"> +«Monsieur, +</p> + +<p> +«Puisque Dieu veut que les hommes aient recours +à une ingénue et entière confession pour +être absous de leurs fautes en ce monde, je vous +enseigne le chemin que vous devez tenir pour +vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, +c’est à elle d’achever. C’est tout ce que je +puis vous dire. +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_27'> +<p> +<a href='#FA_27'>[27]</a> En 1638, le prince Thomas ayant fait lever +le siége d’Hesdin, le Cardinal en fut très peiné. +Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire +avait dit que la victoire seroit au Roy, et le +père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le +Ciel protégeoit le ministre. +</p> + +<p class="hang6"> +(<i>Mémoires pour l’histoire du Cardinal +de Richelieu.</i>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_28'> +<p> +<a href='#FA_28'>[28]</a> En 1639, le Roi consulta son conseil sur la +supplique de sa mère exilée pour rentrer en +France; Richelieu répondit: +</p> + +<p> +«Qui peut douter qu’il ne soit permis à un +prince de se séparer d’une mère pour des considérations +importantes?... Le Fils de Dieu +n’a point fait difficulté de se séparer un temps +de sa mère et de la laisser en peine quelques +jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle +s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui +Dieu a commis le soin du bien général d’un +royaume doivent toujours le préférer à toutes les +obligations particulières.» +</p> + +<p class="hang6"> +(<i>Relation de M. de Fontrailles.</i>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_29'> +<p> +<a href='#FA_29'>[29]</a> Les articles de ce traité sont rapportés en détail +dans la <i>Relation de Fontrailles</i>. V. les notes. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_30'> +<p> +<a href='#FA_30'>[30]</a> <cite>Mémoires de Sully</cite>, 1595. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_31'> +<p> +<a href='#FA_31'>[31]</a> <cite>Manuscrit de Pointis</cite>, 1642, n<sup>o</sup> 183. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_32'> +<p> +<a href='#FA_32'>[32]</a> <cite>Mémoires d’Anne d’Autriche</cite>, 1642. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_33'> +<p> +<a href='#FA_33'>[33]</a> Maison qui appartenait à un abbé d’Esnay, +frère de M. de Villeroy, dit Montrésor. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_34'> +<p> +<a href='#FA_34'>[34]</a> Voir la <a href="#lettre_thou">copie de cette lettre</a> à M<sup>me</sup> la princesse +de Guéménée, dans les notes à la fin du +volume. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_35'> +<p> +<a href='#FA_35'>[35]</a> Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est +conservé dans le musée de Versailles. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_36'> +<p> +<a href='#FA_36'>[36]</a> Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une +garde de deux cents Arquebusiers; en 1632, +quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638, +deux compagnies de Gens d’armes et de Chevau-légers +furent formées par lui. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_37'> +<p> +<a href='#FA_37'>[37]</a> Il avait donné au Roi, sous réserve d’usufruit +durant sa vie, ce palais avec ses dépendances, +comme aussi sa magnifique chapelle de diamants, +avec son grand buffet d’argent ciselé, +pesant trois mille marcs, et son grand diamant +en forme de cÅ“ur, pesant plus de vingt carats; +M. de Chavigny accepta cette donation pour le +Roi. +</p> + +<p class="hang6"> +(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_38'> +<p> +<a href='#FA_38'>[38]</a> Cette gravure existe encore. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_39'> +<p> +<a href='#FA_39'>[39]</a> Chant des guerres civiles. (Voy. <cite>Mém. de +la Ligue</cite>.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_40'> +<p> +<a href='#FA_40'>[40]</a> On appelait le Parlement <i>Sénat</i>. Il existe des +lettres adressées à <i>Monseigneur de Harlay</i>, +prince du Sénat de Paris et premier juge du +royaume. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_41'> +<p> +<a href='#FA_41'>[41]</a> Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche +(l’arrêt avait été prononcé en son nom); le chevalier de +Bonsile, le comté de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; +Louis de Graville, les villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; +le seigneur de l’Isle eut la vicomté de Murat, etc.; +et l’on regrette de voir, parmi les autres noms de ceux +qui eurent part à la proie, Philippe de Comines partageant +avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Tournaisis, +qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu’ils venaient +de condamner à mort. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_42'> +<p> +<a href='#FA_42'>[42]</a> Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque +l’exempt lui apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait +l’arrêt: +</p> + +<p> +«Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de +satisfaction. M. le Chancelier m’a délivré d’un grand fardeau. +Mais, Picaut, ils n’ont point de bourreau!»—On +voit s’il pensait à tout. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_43'> +<p> +<a href='#FA_43'>[43]</a> Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre +1612), Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main +(p. 190). +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_44'> +<p> +<a href='#FA_44'>[44]</a> Voir l’interrogatoire et procès-verbaux instruits par +M. le Chancelier, etc., 1612. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_45'> +<p> +<a href='#FA_45'>[45]</a> Relation de M. de Fontrailles. +</p> +</div> + +</div> + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p> + +<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p> + +<ul> +<li>p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII» + («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi + mentionné en page 120);</li> +<li>p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» («et tentait de cacher la surprise»);</li> +<li>p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» («N’est-ce pas, d’Aubijoux?»);</li> +<li>p. 272, second «de» manquant ajouté dans «l’avis de la Reine-mère et de la cour»;</li> +<li>p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» («Les diamants ne vont bien qu’aux +cheveux noirs»);</li> +<li>p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);</li> +<li>p. 332, «même» corrigé en «mêmes» («dans les ressources mêmes qu’il inventait.»);</li> +<li>p. 379, «même» corrigé en «mêmes» («ceux mêmes qui doivent affliger»);</li> +<li>p. 450, «aimée» corrigé en «animée» («une voix forte et animée»).</li> +</ul> + +<p> +Les variations dans l’orthographe et l’accentuation des mots n’ont pas été corrigées. +</p> + +<p> +Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland’s Life of Milton» +est vraisemblablement une erreur pour «Toland’s Life of Milton». +</p> + +</div> + +<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 ***</div> +</body> +</html> diff --git a/44199-h/images/cover.jpg b/44199-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..cf6580e --- /dev/null +++ b/44199-h/images/cover.jpg diff --git a/44199-h/images/illus_004-tn.jpg b/44199-h/images/illus_004-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a43aa1a --- /dev/null +++ b/44199-h/images/illus_004-tn.jpg diff --git a/44199-h/images/illus_004.jpg b/44199-h/images/illus_004.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..72e9178 --- /dev/null +++ b/44199-h/images/illus_004.jpg diff --git a/44199-h/images/illus_344-tn.jpg b/44199-h/images/illus_344-tn.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5f8be87 --- /dev/null +++ b/44199-h/images/illus_344-tn.jpg diff --git a/44199-h/images/illus_344.jpg b/44199-h/images/illus_344.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d7d0935 --- /dev/null +++ b/44199-h/images/illus_344.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cinq-Mars, (Tome II of 2) + ou, Une conjuration sous Louis XIII + +Author: Alfred de Vigny + +Illustrator: Pierre Georges Jeanniot + +Release Date: November 16, 2013 [EBook #44199] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) *** + + + + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + + + + +Note de transcription: + +Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée. + +Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre. + + + + + PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER + + CINQ-MARS + OU + UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII + + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + + + PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER + + CINQ-MARS + OU + UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII + + PAR LE COMTE + ALFRED DE VIGNY + + AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT + _Reproduits en fac simile._ + + TOME SECOND + + PARIS + G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY + ÉDITEURS + + 1882 + + + + +CINQ-MARS + + + + +CHAPITRE XIV + +L'ÉMEUTE + + Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous + les calculs de la prudence humaine. + + MIRABEAU, _Adresse au Roi_. + + +«_Que d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une +aile imaginaire_», s'écrie l'immortel Shakspeare avec le choeur de +l'une de ses tragédies, «_figurez-vous le roi sur l'Océan, suivi de +sa belle flotte; voyez-le, suivez-le_». Avec ce poétique mouvement +il traverse le temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée +attentive dans les lieux de ses sublimes scènes. + +Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne +voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et, +jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre, +nous passerons tout à coup l'espace de deux cents lieues et le temps de +deux années. + +Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front +des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille +si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une +naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux +ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce +jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le +navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s'être +passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de +règne. + +Mais rien n'était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous +passons, si ce n'était ses craintes et ses espérances. L'avenir seul +avait changé d'aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de +contempler en grand l'état du royaume. + +La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le +malheur des États voisins; les révoltes de l'Angleterre et celles de +l'Espagne et du Portugal faisaient admirer d'autant plus le calme dont +jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés, +grandissaient l'immuable Richelieu. + +Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes, +servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la +Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l'ombre +de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l'Italie recevaient dans +le Piémont les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas: +et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la +Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu'il ne +leur était pas permis de prendre. L'intérieur n'était pas heureux, mais +tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le +Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un jeune +favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques +morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes +tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la +puissance invisible. + +Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, venait de porter _sa tête +de fer_[1] sur l'échafaud, _sans honte ni peur_, comme il le dit en y +montant. + + [1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme, + qui fut son seul crime. + +Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et +le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades, +qui se haïssaient mutuellement, l'un n'avait jamais tenu les rênes de +son Etat, l'autre n'y faisait plus sentir sa main; on ne l'entendait +plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le +gouvernement, s'effaçait partout; il dormait comme l'araignée au centre +de ses filets. + +S'il s'était passé quelques événements et quelques révolutions durant +ces deux années, ce devait donc être dans les coeurs; ce devait être +quelques-uns de ces changements occultes, d'où naissent, dans les +monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et +sanglantes dissensions. + +Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment +du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux propos de ceux qui +l'habitent et qui l'environnent. + +On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris, +où la misère et l'inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa +curiosité l'aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que +lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il +contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères +à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui +arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d'être répandu, +lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses, +quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l'affaiblissement +du monarque, l'absence et la fin prochaine du ministre, et, comme +une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient +aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce +désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles, +fort abstraites pour eux, ils ne l'étaient point aux individus, +et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou +en haine, non à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le +bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plaisaient +ou déplaisaient comme des acteurs. + +Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été +entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des +Suisses et des gardes du corps venaient même d'être attaquées et de +rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l'île +Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de +tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer, et quelques coups +de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la +ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre, +habité dans ce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d'Orléans. Là, tout +annonçait une expédition nocturne d'une nature très grave. + +Il était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre était épaisse, +lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta sur le quai, à peine +pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui +descendait en pente jusqu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près, +semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands +manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l'espagnole +qu'ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils +semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup +d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du +parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques +minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d'une porte voûtée +du Louvre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il +portait les rayons au visage de chaque individu, et qu'il souffla, +ayant démêlé celui qu'il cherchait entre tous: il lui parla de cette +façon, à demi-voix, en lui serrant la main: + +--Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien? + + [2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce + nom reviendra souvent dans le cours du récit. + +--Oui, oui, je l'ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien +malade à Narbonne, il va s'en aller _ad patres_; mais il faut mener +nos affaires rondement, car ce n'est pas la première fois qu'il fait +l'engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles? + +--Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de +gentilshommes de MONSIEUR; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en +maître maçon, une règle à la main. Mais n'oubliez pas surtout les mots +d'ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis? + +--Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi, qui n'est pas arrivé encore; +mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable +l'aurait reconnu? + +En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes +françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa +entre eux. Il sautait d'un pied sur l'autre avec un air de joie, et se +frottait les mains. + +--Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux. +Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l'épaule +d'Olivier:--Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages, +vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d'Entraigues? vous serez +dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est +bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme +un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous +le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures +des paroissiens de mon oncle l'archevêque de Paris; je les ai bien +échauffés, et ils crieront: _Vive Monsieur! vive la Régence! et plus +de Cardinal!_ comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi, +qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très +bien. Je viens de Saint-Germain; j'ai vu l'ami Cinq-Mars; il est bon, +très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j'appelle un +homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant! +Il est le maître de la cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on, +le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite +encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: _le voeu +du peuple!_ il faut faire _le voeu du peuple_ absolument; nous allons +le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout, +c'est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c'est là +l'essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours, +n'est-ce pas? + +--Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s'il prenait une +résolution aujourd'hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux. + +--Et pourquoi? + +--Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait +contre. + +--N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête. + +--Et du coeur aussi, dit Olivier; cela me donne de l'espoir pour +Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la +regardant. + +--Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour! +Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l'aime comme son +fils; et, pour la reine, si son coeur bat, c'est de souvenir et non +d'avenir. Mais il ne s'agit pas de ces fadaises-là; dites-moi, mon +cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là? +pense-t-il bien? + +--Parfaitement; c'est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal +à la rivière tout à l'heure: d'ailleurs c'est Fournier, de Loudun, +c'est tout dire. + +--Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous, +messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré. + +--Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui +venaient. Royalistes ou Cardinalistes? + +--_Gaston_ et _le Grand_, répondirent tout bas les nouveaux venus. + +--C'est Montrésor avec les gens de MONSIEUR, dit Fontrailles; nous +pourrons bientôt commencer. + +--Oui, par la corbleu! dit l'arrivant; car les Cardinalistes vont +passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l'heure. + +--Où vont-ils? dit Fontrailles. + +--Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir +le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le +Louvre. + +--Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l'abbé. + +Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre. +Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du +pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule +et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le +postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s'embarrassa +dans la pierre et s'abattit. + +--Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois +tous les hommes en manteau. C'est bien tyrannique! Ce ne peut être +qu'un ami du Cardinal de _La Rochelle_[3]. + + [3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de + Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander + comme général en chef et s'attribuer le mérite de la prise de la + Rochelle. + +--C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit _le Grand_, +s'écria une voix à la portière ouverte, d'où un homme s'élança sur un +cheval. + +--Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre +et perçante. + +Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent avec +fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène +tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des +chevaux n'empêchaient pas de distinguer les cris, d'un côté: «A bas le +ministre! vive le Roi! vive MONSIEUR et monsieur le Grand! à bas les +_bas rouges_!» de l'autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal! +mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes +les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque. + +Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses +à travers du quai, de manière à s'en faire un rempart contre les +chevaux de Chavigny, et de là, entre les roues, par les portières et +sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient +démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du +Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps +sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour +éclairer ceux qu'ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea. +A mesure que les gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait +cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se +nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d'autres +fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut +donc à peu près inutile et ne servit qu'à augmenter la confusion. Les +gardes du corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcouraient +la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la +modération.» + +Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien _engagé le fer_ et se +trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s'arrêtait pour juger +des coups, et quelquefois même favorisait celui qu'il pensait être de +son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes +et ses Cardinalistes. + +Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et l'on y voyait +beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges, +attentives à contempler le combat. + +De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on +distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras +droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite +était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas +blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette +troupe étrangère pourrait dissiper l'attroupement; mais on se trompa. +Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les +dépasser, les ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie +entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment, vinrent se réunir +devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre +comme à la manoeuvre, sans s'informer si les ennemis à travers lesquels +ils étaient passés s'étaient rejoints ou non. + +Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force +d'explications particulières. On entendait partout des appels, des +injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire +cesser ce combat que la destruction de l'un des deux partis, lorsque +des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble +au tumulte. L'abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son +manteau pour le faire tomber, s'écria:--Voilà mes gens! Fontrailles, +vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c'est +charmant, vraiment! + +Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manoeuvre +de ses troupes, croisant ses bras avec l'importance d'un général +d'armée. Le jour commençait à poindre, et l'on vit que du bout de +l'île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes +et d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre +d'étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des +enfants traînaient d'immenses hallebardes et des piques damasquinées +du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles, +avec des cordes, des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées +et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart, +les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles, +des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des +broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant +avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un +drapeau, un de ces animaux pendu au bout d'une perche et enveloppé dans +un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les +chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout +rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur +les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de +longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages +du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas, +battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un +porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d'un enfant de +choeur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés +d'un grossier vermillon, criaient d'une voix forcenée: «_Nous sommes +des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!_» Ils +portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu'ils faisaient le +geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet. + +Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers +d'individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les +combattants, et tout à fait contraire à ce qu'en attendait leur patron. +Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent. +Ceux de MONSIEUR et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus +par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du +Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les +blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires +pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne +d'eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes +qu'ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première +fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant +quel était le limon qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour +se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant +leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour. + +--Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit +Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez +interdit; votre bonhomme d'oncle a là de jolis paroissiens! + +--Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d'un ton mutin; c'est +que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s'ils fussent venus à +la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le +vrai (car j'avoue que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait +entendu que la voix du peuple: _Vox populi, vox Dei_. D'ailleurs, il +n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens +de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche +est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les +siens sont de braves gens que j'aime beaucoup; s'il n'est qu'un peu +blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive +d'Italie. + +--Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec +Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à MONSIEUR, avec Montrésor. + +Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la +force n'avait pu faire. + +Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de +grands malheurs; personne n'y fut tué; les cavaliers, avec quelques +égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à +leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par +des rues détournées; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la +populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient, +dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les +mêmes cris, jusqu'à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît +ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux +fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et +véritable peuple de Paris, regardant d'un air triste et dans un morne +silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands, +vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait +lentement et courageusement, à travers la populace, vers le _Palais +de Justice_ où devait s'assembler le parlement, et allait lui porter +plainte de ces effrayantes scènes nocturnes. + +Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient dans une +grande rumeur. Ce prince occupait alors l'aile du Louvre parallèle +aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d'un côté sur la cour, et +de l'autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui +couvraient la place presque en entier. Il s'était levé précipitamment, +réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds +dans de larges _mules_ carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans +une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d'or brodés en +relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher, +envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui +se passait, et s'écriant qu'on courût chercher l'abbé de La Rivière, +son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris. +A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres, +sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l'on portait en +courant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait étaient en +sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le +plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts +et agrandis par l'inquiétude et l'effroi; il était moitié nu lorsque +Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant +la poitrine et répétant mille fois: «_Mea culpa, mea culpa._» + +--Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant +d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là? quels +sont ces assassins? quels sont ces cris? + +--On crie: «Vive MONSIEUR.» + +Gaston, sans faire semblant d'entendre, et tenant un instant la porte +de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les +galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute +sa force et en gesticulant: + +--Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je ne veux rien +entendre, je ne veux rien savoir; je n'entrerai jamais dans aucun +projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m'en parlez pas +si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l'ennemi de personne, je +déteste de telles scènes... + +Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit +rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que MONSIEUR +eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la +porte fermée avec soin, il prit la parole: + +--Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de +l'impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu'il veut la mort +de votre ennemi, et qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions +le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans +ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n'ont pu +le contenir: c'était le cri du coeur dans toute sa vérité; c'était une +explosion d'amour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait +de toutes les règles. + +--Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu calmé: +qu'ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends? + +--Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a +l'honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes, +qu'il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de +cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR, +et qui nous a portés à des choses que nous n'avions pas préméditées. + +--Mais enfin, qu'avez-vous fait? reprit le prince... + +--Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l'honneur de +parler à MONSIEUR, sont précisément de celles que je prévoyais ici même +hier au soir, quand j'eus l'honneur de l'entretenir. + +--Il ne s'agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas +dire que j'aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je +n'entends rien au gouvernement... + +--Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n'a rien +ordonné; mais elle m'a permis de lui dire que je prévoyais que cette +nuit serait troublée vers les deux heures, et j'espérais que son +étonnement serait moins grand. + +Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'effrayait pas +les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa conscience et lisant +dans leurs yeux le souvenir du consentement qu'il leur avait donné +la veille, s'assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les +regardant d'un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante: + +--Mais enfin, qu'avez-vous donc fait? + +--Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a +fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient +eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il +s'en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un +peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au +carrosse, et voilà tout. + +--Absolument tout, répéta Montrésor. + +--Comment, tout! s'écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et +n'est-ce donc rien que d'arrêter la voiture d'un ami du Cardinal-Duc? +Je n'aime point les scènes, je vous l'ai déjà dit; je ne hais point +le Cardinal; c'est un grand politique, certainement, un très grand +politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est +à moi; si on l'a reconnu, on dira que je l'ai envoyé... + +--Le hasard, répondit Montrésor, m'a fait trouver cet habit du peuple +que MONSIEUR peut voir sous mon manteau, et que j'ai préféré à tout +autre par ce motif. + +Gaston respira. + +--Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu? dit-il; c'est que +vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en +vous-même... + +--Si j'en suis sûr, ô ciel! s'écria le gentilhomme du prince: je +gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n'a vu mes traits +et ne m'a appelé par mon nom. + +--Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air +plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi +donc un peu ce qui s'est passé. + +Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense, le peuple jouait +un grand rôle et les gens de MONSIEUR aucun; et, dans sa péroraison, +il ajouta, entrant dans les détails:--On a pu voir, de vos fenêtres +mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le +désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu. + +--Ah! c'est épouvantable! s'écria le prince indigné ou feignant de +l'être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu'il est +détesté si généralement? mais il faut convenir qu'il le mérite! Quoi! +son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris +que j'aime tant! + +--Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est pas Paris +seulement, c'est la France entière qui vous supplie avec nous de vous +décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu'un +signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté +l'abaissement de la maison royale elle-même. + +--Hélas! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit +Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les +cris du peuple; oui, j'irai à son secours!... + +--Ah! nous tombons à vos genoux! s'écria Montrésor s'inclinant... + +--C'est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne +sera pas compromise et que l'on ne verra nulle part mon nom. + +--Et c'est justement lui que nous voudrions! s'écria Fontrailles, un +peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à +mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s'inscrire, je +vous les dirai sur-le-champ si vous voulez... + +--Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu d'effroi, +savez-vous que c'est une conjuration que vous me proposez là tout +simplement?... + +--Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d'honneur comme nous! une +conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour +donner la direction au voeu unanime de la nation et de la cour: voilà +tout! + +--Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette affaire ne +serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous +n'avoueriez pas que vous en êtes? + +--Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le +royaume en est déjà, et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom +après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?... + +--Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur +Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y attendait. + +Celui-ci sembla hésiter un moment... + +--Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je lui disais des noms après +lesquels il pût mettre le sien? + +--Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous +qu'au-dessus du mien il n'y en a pas beaucoup? Je n'en vois qu'un. + +--Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de +Gaston au-dessous? + +--Ah! parbleu, de tout mon coeur, je ne risque rien, car je ne vois que +le Roi, qui n'est sûrement pas de la partie. + +--Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous +vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux +choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand +écuyer chez le Roi. + +--Tope! dit MONSIEUR gaiement et frappant l'épaule de Montrésor, j'irai +dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-soeur, et je prierai mon +frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi. + +Les deux amis n'en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes +de leur ouvrage; jamais ils n'avaient vu tant de résolution à leur +chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner +de la route qu'il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la +conversation sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant +pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur ses dernières +promesses. + + + + +CHAPITRE XV + +L'ALCOVE + + Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes. + + CHATEAUBRIAND. + + Qu'il est doux d'être belle alors qu'on est aimée. + + DELPHINE GAY. + + +Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui +l'entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être +contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus +isolée par l'indifférence de son mari, plus faible par sa nature et +par la timidité qui vient de l'absence du bonheur, donnait de son côté +l'exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation, +et raffermissait sa suite effrayée: c'était la Reine. A peine endormie +depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes +et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes +de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée +dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit, +suivie de quatre dames d'atours et de trois femmes de chambre. Ses +pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu'elle s'était +blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu'un +coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait +blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se +trouvait plus tranquille que dans un pays où l'on voulait l'assassiner +parce qu'elle était l'amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans +un grand désordre et tombant jusqu'à ses pieds: c'était sa principale +beauté, et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette moins +de hasard que l'on ne l'eût pu croire. + +--Eh! ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de +sang-froid; vous avez l'air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant +le repentir. Il est probable que si l'on en veut à quelqu'un ici, c'est +à moi; tranquillisez-vous. + +--Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c'est ce Richelieu qui me +poursuit! j'en suis certaine. + +Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinctement, +convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n'étaient pas +vaines. + +--Venez m'habiller, madame de Motteville, cria-t-elle. + +Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces +immenses coffres d'ébène qui servaient d'armoire alors, en tirait une +cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l'écoutait +pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches, +et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux, +les dentelles, les vases d'or, jusqu'aux porcelaines, dans des draps +qu'elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint +Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse, +mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l'effroi qu'elle +avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et +paisible qu'on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un +spectre, et dit avec volubilité: + +--Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout +le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on dit. + +La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre. + +--Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à +genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui, +confessons-nous; je me confesse hautement: j'ai aimé... j'ai été aimée +de... + +--C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d'entendre +jusqu'à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers, +dont vous ne vous occupez guère. + +Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde réponse sévère +rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se +releva confuse, et s'aperçut du désordre de sa toilette, qu'elle alla +réparer le mieux qu'elle put dans un cabinet voisin. + +--Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole +qu'elle eût conservée auprès d'elle, allez chercher le capitaine des +gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j'entende +quelque chose de raisonnable. + +Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue +qu'elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre. + +La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de +l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa +maîtresse. + +Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur +devenaient plus distincts au-dessous et dans l'intérieur. On entendait +dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde, +les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine, +qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes de +fer que l'on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas +d'attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d'hommes +qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple +qui s'élevaient et s'éteignaient, s'éloignaient et se rapprochaient +comme le bruit des vagues et des vents. + +La porte s'ouvrit encore, et cette fois c'était pour introduire un +charmant personnage. + +--Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la +duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes, +vous venez parée pour être vue de toute la cour. + +--Je n'étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de +Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout ce peuple par mes fenêtres. +Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers +secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra +prendre l'une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une +larme, je viens d'entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je +n'ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois, +sauvez-vous et laissez-nous ici. + +--Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse, +et, j'espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et +lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le +veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j'accepte de +vous, belle enfant, c'est de m'apporter ici dans mon lit cette petite +cassette d'or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui +contient ce que j'ai de plus précieux. + +Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie: + +--S'il m'arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la +jeter dans la Seine. + +--Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde +mère, dit-elle en pleurant. + +Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux +de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont +on entendait l'explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses +firent demander des ordres par dona Stephania. + +--Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté, +mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l'être. + +Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s'adressant +aux deux officiers:--Messieurs, souvenez-vous d'abord que vous répondez +sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez, +monsieur de Guitaut? + +--Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne +menace ni eux ni Votre Majesté. + +--C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrompit la Reine, et +protégez indistinctement tous ceux que l'on menace. Vous m'entendez +aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez +que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près +des petits-fils du feu Roi son ami. + +C'était un jeune homme d'un visage franc et ouvert. + +--Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je +n'oublie que ma famille, et non la sienne. + +Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient +d'être coupés. + +--J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec +Guitaut. + +La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse +de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de +Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l'entrouvrit, appuyée sur +l'épaule de la duchesse de Mantoue. + +--Qu'entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la +Reine!» + +Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et +l'on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!» + +Marie tressaillit. + +--Qu'avez-vous! lui dit la Reine en l'observant. + +Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette +bonne et douce princesse ne parut pas s'en apercevoir, et prêtant la +plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle +exagéra même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le premier nom +arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on vint lui dire que la +foule n'attendait qu'un geste de sa main pour se retirer, elle le donna +gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était +loin d'être complète, car le fond de son coeur était troublé par bien +des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle +se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les +scènes révoltantes que le jour naissant n'éclairait que trop: l'effroi +rentrait dans son coeur à mesure qu'il lui devenait plus nécessaire de +paraître calme et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement +de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle +se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu'elle aurait +peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de +quelqu'un et appeler ses Reines. + +Elle salua donc. + +Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre +princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et Reine de France. La +monarchie, sans base, telle que Richelieu l'avait faite, naquit et +mourut entre ces deux comparutions. + +Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier +sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres +bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui +était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les +candélabres en forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries +encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester +seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l'enceinte que +formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée +de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le +front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied +de velours, tenait l'une de ses mains dans les siennes, et sans oser +parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là +jamais on n'avait vu une larme dans les yeux de la Reine. + +Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la +princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi: + +--Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de +bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu'il me +donne la force de ne pas haïr l'ennemi qui me poursuit partout, et qui +perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition +démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le +vois dans ces tumultueuses révoltes. + +--Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car c'est le Cardinal +dont vous parlez, sans doute? et n'avez-vous pas entendu que ces cris +étaient pour vous et contre lui? + +--Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie +fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c'est qu'il +les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c'est qu'ils n'ont +pas atteint l'heure qu'il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le +connais, et j'ai payé cher la science de cette âme perverse; il m'en +a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les +affections de ma famille, et jusqu'au coeur de mon mari; il m'a isolée +du monde entier; il m'enferme à présent dans une barrière d'honneurs +et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière, +me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m'a +interrogée; on m'a fait signer que j'étais coupable et demander pardon +au Roi d'une faute que j'ignorais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la +prison, peut-être éternelle, d'un fidèle domestique[4], la conservation +de cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes regards que tu +me crois trop effrayée; mais ne t'y trompe pas, comme toute la cour le +fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et +qu'il sait jusqu'à nos pensées. + + [4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir + de l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la + Reine. + +--Quoi! madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces gens sous vos +fenêtres et le nom de ceux qui les envoient! + +--Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il le permet, il +l'autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de +moi; il veut achever de m'humilier. + +--Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux ans; c'est un autre +qu'il aime. + +La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits +naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui +se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui +voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant +cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa +sa joue et reprit: + +--Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c'est que le +Roi n'aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont +les plus près d'être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit +et dévore tout. + +--Ah! mon Dieu! que me dites-vous? + +--Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d'une voix plus +basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y +faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T'a-t-on conté +l'exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La +Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un +enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés, +proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul +ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends +pour de l'amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est +mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente +Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son +attachement dévore comme ce feu qui l'éblouit et la brûle. + +Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre la Reine; elle +continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu'un voile de larmes +obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche, +et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres. + +--Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec +une voix d'une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont +on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante, +notre coeur est bien gros; vous n'en pouvez plus, mon enfant. Allons, +parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars? + +A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux +pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne +princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des +mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu'il +semblait que son coeur dût se briser. La Reine attendit longtemps la +fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour +apaiser sa douleur, et répétant souvent:--Ma fille, allons, ma fille, +ne t'afflige pas ainsi! + +--Ah! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais +je n'ai pas compté sur ce coeur-là! J'ai eu bien tort, j'en serai +peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler, +madame? Ce n'était pas d'ouvrir mon âme qui m'était difficile; c'était +de vous avouer que j'avais besoin d'y faire lire. + +La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en +mettant son doigt sur ses lèvres. + +--Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie, +c'est toujours le premier mot qu'il est difficile de nous dire, et cela +nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait +bien près de manquer de dignité. Ah! qu'il est difficile de régner! +Aujourd'hui, voilà que je veux descendre dans votre coeur, et j'arrive +trop tard pour vous faire du bien. + +Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre. + +--Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous +rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu'après +avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le +trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai +pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton coeur, je +t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or: voici la clef; +ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi. + +La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre +ciselé un couteau d'une forme grossière dont la poignée était de fer +et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées +avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les +soulever, Anne d'Autriche l'arrêta. + +--Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c'est là tout le trésor +de la Reine... C'en est un, car c'est le sang d'un homme qui ne vit +plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave, +le plus illustre des grands de l'Europe; il se couvrit des diamants +de la couronne d'Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre +sanglante et arma des flottes, qu'il commanda lui-même, pour le bonheur +de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers +pour cueillir une fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le +risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit, +en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis +à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore dans le passé plus qu'on ne peut +aimer d'amour. Eh bien! il ne l'a jamais su, jamais deviné: ce visage, +ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon coeur brûlait et +se brisait de douleur; mais j'étais Reine de France... + +Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie. + +--Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as pas pu me +parler d'amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles +choses! + +--Ah! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes +pour moi... + +--Une amie, une femme, interrompit la Reine; j'ai été femme par mon +effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j'ai été +femme, tu le vois, par un amour qui survit à l'homme que j'aimais... +Parle, parle-moi, il est temps... + +--Il n'est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire +forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours. + +--Pour toujours! s'écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre +nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à +votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague? + +--Depuis plus de quatre ans j'y pense et j'y suis résolue; et depuis +dix jours nous sommes fiancés... + +--Fiancés! s'écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée, +Marie. Qui l'eût osé sans l'ordre du Roi? C'est une intrigue que je +veux savoir; je suis sûre qu'on vous a entraînée et trompée. + +Marie se recueillit un moment et dit: + +--Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J'habitais, +vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale +d'Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m'y étais retirée pour pleurer +mon père, et bientôt il arriva qu'il eut lui-même à regretter le sien. +Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui +fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu'il disait je l'avais déjà +pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les +trouvâmes toutes semblables. Comme j'avais été la première malheureuse, +je me connaissais mieux en tristesse, et j'essayais de le consoler +en lui disant ce que j'avais souffert, de sorte qu'en me plaignant il +s'oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez, +naquit presque entre deux tombeaux. + +--Dieu veuille, ma chère, qu'il ait une fin heureuse! dit la Reine. + +--Je l'espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit +Marie; d'ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j'étais bien +malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal +appelait M. de Cinq-Mars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait +encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais +M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je +me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit. +Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais +je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne +pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher. + +Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous +les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque +instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là, +dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour +de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à +Votre Majesté... + +Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant... + +--Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas? + +--Et le soir, madame, il partit ambitieux. + +--On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne +d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis +deux ans et vous l'avez vu? + +--Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et +toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai +promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars. + +--Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en +informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant, +dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver. + +Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et +la tête baissés, dans l'attitude de la réflexion: + +--Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé +n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien +par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l'ai +observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était +pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne +d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève +davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé +moins qu'un prince. Il faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux +rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il +n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et +peut-être cette émeute... + +--Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu +tout à l'heure. + +--Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon +enfant, je te déchire le coeur; mais nous devons tout voir et tout dire +aujourd'hui; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant +homme, car le Roi n'y renoncera pas; la force seule... + +--Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme +la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange +contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille, +celle de toute votre nation... + +La Reine sourit. + +--C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme +telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je +te l'ai dit; mais, tel qu'il est, je te le prête tout entier: pourvu +cependant que cet _ange_ ne descende pas jusqu'à des péchés mortels, +ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer +son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui. + +--Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien! + +--Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'Etat, tu n'es pas bien +savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure +de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être. + +En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller +qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force +de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil +de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses +genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par +l'aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur +elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes +les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent; +baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si, +par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées +favorables à sa pensée continuelle. + +Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait. +Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la +toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir +pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une +table marquetée d'émail et de médaillons: c'était l'_Astrée_, de M. +_d'Urfé_, ouvrage _de belle galanterie_, adoré des belles prudes de +la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces +amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers +du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop +passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce +roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y prendre +intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait +l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec +impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter: +une gravure l'arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des +talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la +pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, +qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans +la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des +faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler +les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit +celui de _druide_. --Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais +voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, +m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai +sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant +lisons. + +En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et +presque en tremblant ce qui suit: + +«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon +et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure +ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d'amour. L'esprit, +lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci +que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine, +la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis +va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette +idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils +ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous +en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon +et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les +montagnes d'Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules; +ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme +le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un +enchantement...» + + [5] Lisez l'_Astrée_ (s'il est possible). + +L'enchantement de la _grande nymphe_ fut complet sur la princesse, +qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante, +vers la fin du livre, que le druide Adamas était une _ingénieuse +allégorie_, figurant le lieutenant général de _Montbrison, de la +famille des Papon_; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre +glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses +pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon, +moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément +endormie. + + + + +CHAPITRE XVI + +LA CONFUSION + + Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue + d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir + ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque, + n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez + de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire + appelle les _affaires_. + + Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur + nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s'appelât + travailler. + + LA BRUYÈRE. + + +Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez +Gaston d'Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l'étude +régnaient dans un cabinet modeste d'une grande maison voisine du Palais +de Justice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait avec le +jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers +et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste +de L'Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l'historien, +et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un homme pût +y entrer et même s'y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant +sur d'énormes chenets de fer. Sur l'un de ces chenets était appuyé le +pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention +les oeuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur +son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique +qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce +moment les _Méditations métaphysiques_ absorbaient toute son attention; +le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent, +dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris +d'admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui, +et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfonçait dans les plus +profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur +à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le +crucifix placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit humain +il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il s'enfonçait dans les +bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos, +et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace +des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première +méditation: + +«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités, +savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras, +ne sont que de fausses illusions...» + +Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième: + +«Il ne reste à dire qu'une chose: c'est que, semblable à l'idée de +moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que +j'ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu, +en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de +l'ouvrier empreinte sur son ouvrage.» + +Ces pensées occupaient entièrement l'âme du jeune conseiller, lorsqu'un +grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d'une +maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile +du bâtiment occupée par sa mère et ses soeurs; mais tout y paraissait +dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui +attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à +une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits +se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir +examiné cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui les +guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C'est quelque +fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s'étant +placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la +table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait +ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au +quatrième jour de ce mois le nom de _sainte Barbe_, il se rappela qu'il +venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et +parfaitement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même, se +hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans +sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un +livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase, +une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou +sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien de +mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries. + +Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom +qu'il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme +que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître +particulièrement. + +--Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M. +Fournier? s'écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre, +quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque +erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos +coeurs? car ce sont là de ses oeuvres accoutumées. Vous venez peut-être +m'apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas! +les chambres secrètes de l'Arsenal sont plus puissantes que l'antique +magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s'est mis à genoux, +tout est perdu, à moins qu'il ne se remplisse tout à coup d'hommes +semblables à vous. + +--Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat en entrant +accompagné d'un homme âgé, enveloppé comme lui d'un grand manteau: je +mérite au contraire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir, +ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander +asile pour la journée. + +--Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir. + +--Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et +que nous fuyons; il est odieux: la vue, l'odeur, l'ouïe et le contact +surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique: +c'est trop fort. + +--Ah! ah! vous dites donc que c'est trop fort? dit de Thou très étonné, +mais ne voulant pas en faire semblant. + +--Oui, reprit l'avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin. + +--Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets, +ajouta son compagnon. + +--Ah! ah! vous dites donc qu'il va trop loin? répondit, en se frottant +le menton, de Thou toujours plus surpris. + +Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l'était venu voir, +et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort +en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les +nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais +les événements publics que lorsqu'on l'y obligeait à force de bruit; +il n'était au courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait +souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses +étonnements naïfs, d'autant plus que, par un petit amour-propre +mondain, il voulait avoir l'air de s'entendre aux choses publiques, et +tentait de cacher la surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette +fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait +celui de l'amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y +eût manqué à son égard, et, pour l'honneur même de son ami, voulait +paraître instruit de ses projets. + +--Vous savez bien où nous en sommes? continua l'avocat. + +--Oui, sans doute; poursuivez. + +--Lié comme vous l'êtes avec lui, vous n'ignorez pas que tout +s'organise depuis un an... + +--Certainement... tout s'organise... mais allez toujours... + +--Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son +tort... + +--Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je verrai... + +--Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence +dont il vous a rendu compte? + +--Ah! c'est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais +remettez-moi sur la voie... + +--C'est inutile; vous n'avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous +recommanda chez Marion de Lorme? + +--De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude. + +--Ah! oui, oui, j'entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable, +fort raisonnable, en vérité. + +--Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a enfreint cette +convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous +a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond _capitan_ qui, pendant la +nuit, frappait à coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux +partis en criant à tue-tête. «A moi, d'Aubijoux! tu m'as gagné trois +mille ducats, voilà trois coups d'épée. A moi, La Chapelle! j'aurai +dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l'ai +vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des +deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait +qu'en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une +impartialité révoltante. + +--Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit du Lude, +quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme un écureuil; et riant +beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute +pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait +des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier +espagnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je suis +dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette +canaille. + +--Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l'affaire de +Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement: +dans ce pays, c'était la partie saine et estimable de la population, +indignée d'un assassinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était +un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'organe +honorablement, et non pas ces hurlements de l'hypocrisie factieuse et +d'un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par +ses égouts. J'avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis +venu aussi pour vous prier d'en parler à M. le Grand. + +De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait +en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le +peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d'un autre côté, il persistait +à ne pas vouloir faire l'aveu de son ignorance; elle était totale +cependant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne parlait +que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de +l'importance du grand veneur dans les affaires de l'État, ce qui ne +semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin +il se hasarda timidement à leur dire: + +--Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant, +je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais +pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah +çà, dites-moi un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe? + +--La Sainte-Barbe! dit Fournier. + +--La Sainte-Barbe! dit du Lude. + +--Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c'est ce que veut dire M. de Thou, +reprit le premier en riant. Ah! c'est fort drôle! fort drôle! Oui, +effectivement, je crois que c'est aujourd'hui la Sainte-Barbe. + +Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au +silence; pour eux, voyant qu'ils ne s'entendaient pas avec lui, ils +prirent le parti de se taire de même. + +Ils se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'ancien +gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra en boitant un peu. +Il avait l'air soucieux, et n'avait rien conservé de son ancienne +gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa +parole très brusque. + +--Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos +occupations; c'est étonnant, n'est-ce pas, de la part d'un goutteux? +Ah! c'est que le temps s'avance; il y a deux ans je ne boitais pas; +j'étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il +est vrai que la peur donne des jambes. + +En disant cela, il se jeta au fond d'une croisée, et, faisant signe à +de Thou d'y venir lui parler, il continua tout bas: + +--Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les +ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l'ont raconté. + +--Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla +dans un autre étonnement. + +--Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l'abbé. +Mais, ma foi, je crains d'avoir eu trop de complaisance pour eux, +quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour. +J'ai peur de lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises, +d'après l'émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus. + +--Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d'honneur, ce que +vous voulez dire. Qui donc fait des sottises? + +--Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec +moi? C'est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher. + +--Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé? + +--Encore! fi donc, monsieur! + +--Mais quelle est donc cette émeute de ce matin? + +--Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l'abbé en se levant. + +--Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu'on me dit +aujourd'hui. Est-ce M. de Cinq-Mars? + +--A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien, +quittons-nous, dit l'abbé Quillet furieux. + +Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de +Thou, qui le poursuivit jusqu'à sa voiture en cherchant à l'apaiser, +mais sans y réussir, parce qu'il n'osait nommer son ami sur l'escalier +devant ses gens et ne pouvait s'expliquer. Il eut le déplaisir de +voir s'en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:--A +demain! pendant que le cocher partait, et sans qu'il y répondît. + +Il lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas des degrés +de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui +revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l'importance de +leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier +comme en triomphe: + +--Elle a paru tout de même, la petite Reine!--Vive le bon duc de +Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui +viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est +mort.--Vive le Roi! vive M. le Grand! + +Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux dont +les gens portaient la livrée du Roi, et qui s'arrêta devant la porte +du conseiller. Il reconnut l'équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio +descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses +de cette époque. Le peuple s'était jeté entre le marchepied et les +premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de véritables +efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui +voulaient l'embrasser en criant: + +--Te voilà donc, mon coeur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon! +Voyez comme il est joli, c't amour avec sa grande collerette! Ça ne +vaut-il pas mieux que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon +fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin. + +Henri d'Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de +faire fermer ses portes. + +--Cette faveur populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en +entrant... + +--Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à +la lie. + +--Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé. +A présent, si vous m'aimez, habillez-vous pour m'accompagner à la +toilette de la Reine. + +--Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le conseiller; cependant +il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi... + +--Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la +Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt. + +--J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son +cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier. + +Et il passa lui-même dans un autre appartement. + + + + +CHAPITRE XVII + +LA TOILETTE + + Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes + prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est + couverte de poussière, de sang et de sueur. + + MONTESQUIEU. + + +La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque, +fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami, +et lui dit avec émotion: + +--Cher de Thou, j'ai gardé de grands secrets sur mon coeur, et croyez +qu'ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m'ont forcé au +silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils. + +--Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers, +et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres. + +--Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point +être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure, +avant d'avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène +chez vous en sortant du Louvre; là, je vous écoute, et je pars pour +continuer mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en avertis; je +l'ai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure. + +Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient +ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et +affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien +n'annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en +gémit. + +--Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui. + +Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre. + +Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus +de noir et portant une verge d'ébène, elle était assise à sa toilette. +C'était une sorte de table d'un bois noir, plaquée d'écaille, de +nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins +d'assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air +de grandeur qu'on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et +que les femmes du monde trouveraient aujourd'hui petit et mesquin, +était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers +épars la couvraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un +grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d'or, restait +immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et +Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne +fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était +cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées +avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d'une +beauté singulière, qui annonçaient qu'elle devait avoir au toucher la +finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son +front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque +égal par sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller +ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et +sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses +d'Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que +l'on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il +semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la bouche de la +Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention +devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors +par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient +encore l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et ornés d'une +profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses +perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d'autres perles plus +grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture. +Tel était l'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux +coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit +canon qu'il brisait: c'était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse +Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse +de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de +Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse, +étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l'embrasure d'une +croisée, MONSIEUR, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec +un homme d'une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l'oeil +fixe et hardi: c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ +vingt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure agréable, venait +de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait +les lui expliquer. + +M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots, +aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une +intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller +tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne +fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il examina la +princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet oeil scrutateur +d'une mère sur la jeune personne qu'elle choisirait pour compagne de +son fils; car il pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises +de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement +brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n'eût dû être +pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur +son front et d'entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui +paraient sa tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées +de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était plutôt +le regard de la coquetterie que celui de l'amour, et souvent ses yeux +étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la +symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à +lui persuader qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur +elle, et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver quelque plaisir +à s'asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout +derrière elle, et qu'elle les regardait souvent avec hauteur.--Dans ce +coeur de dix-neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourd'hui +surtout: donc... ce n'est pas elle. + +La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée +après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec +chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague, +sortirent de l'appartement sans parler, avec de profondes révérences, +comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la Reine, retournant son +fauteuil elle-même, dit à MONSIEUR: + +--Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de +moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse +Marie ne sera point de trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons +aucune interruption à redouter d'ailleurs. + +La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage; +et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux +autres assistants un geste qui les invitait à s'approcher d'elle. + +Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint +nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et +un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit +pendante à son cou: + +--Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles +d'une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux +entendre parler de danse et de mariage, d'un électeur ou du roi de +Pologne, par exemple. + +Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil. + +--Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure +que la politique du moment l'intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à +nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens +aujourd'hui! C'est bien la moindre chose que nous écoutions M. de +Bouillon. + +Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous +avons parlé. + +--Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de +Beauvau, qui arrive d'Espagne. + +--D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous +avez vu ma famille? + +--Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Olivarès. Quant au +courage, ce n'est pas la première fois qu'il en montre; vous savez +qu'il commandait les cuirassiers du comte de Soissons. + +--Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques! + +--Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car +je servais avec les _princes de la Paix_. + +Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les vainqueurs de la +Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d'entamer +la grande question qu'il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il +venait de donner la main avec une effusion d'amitié, et, s'approchant +avec lui de la Reine:--Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette +époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères +comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de +Thou): ce n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont +à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une +longue faux. + +--Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d'un +personnage réel? + +--Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le +duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne +peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand coeur s'indigne +de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les +infortunes de l'avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n'est plus le +temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de +penser et de résoudre est arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin. + +Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne +d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé plus calme, et fut un +peu émue de l'inquiétude qu'il témoignait: aussi, quittant le ton de la +plaisanterie qu'elle avait d'abord voulu prendre: + +--Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire? + +--Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée d'Italie ou Sedan me +mettront toujours à l'abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être +pour les princes vos fils. + +--Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France? +L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et vous ne paraissez pas +étonné? + +La Reine était fort agitée en parlant. + +--Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisiblement; vous savez que +je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m'attends à tout de la +part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner. + +--Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si +ce n'est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s'il vous +plaît! qui l'empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi? + +--Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire +nommer régent, et je sais qu'à l'heure qu'il est il médite de vous +enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée. + +--Me les enlever! s'écria la mère, saisissant involontairement le +Dauphin et le prenant dans ses bras. + +L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui +l'entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère +tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu'il portait. + +--Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour +lui adresser ce qu'il voulait faire entendre à la princesse, ce n'est +pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui +déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute; +vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d'armes qui +le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre vieille Noblesse, qu'il +a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le +pressentiment; mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car +l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui +naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs _pairs_, et vous n'aurez +pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les +hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand; +mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi +forts; car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la +monarchie s'écroulera. + +Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et une assurance qui +captivaient toujours ceux qui l'entendaient; sa valeur, son coup d'oeil +dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance +des affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois +le rendaient l'un des hommes les plus capables et les plus imposants +de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La +Reine l'écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une +sorte d'empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que +jamais. + +--Ah! plût à Dieu, s'écria-t-elle, que mon fils eût l'âme ouverte à vos +discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant +j'entendrai, j'agirai pour lui; c'est moi qui dois être et c'est moi +qui serai régente, je n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie: s'il +faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la +honte et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné! +Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune +Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez, +où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme +femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma situation était +douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je +suis prête à vous donner des ordres s'il le faut! + +Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce moment, et cet +enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui +ne demandaient qu'un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon +jeta un regard rapide sur MONSIEUR, qui se décida à prendre la parole. + +--Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous donnez des ordres, +ma soeur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur; +car je suis las aussi des tourments que m'a causés ce misérable, qui +ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours +mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et +d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux +d'un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple. + +--Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car +il faut faire ainsi avec vous, et j'espère qu'à nous deux nous serons +assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite +survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec +M. de Montmorency, mais sautez le fossé. + +Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque +l'infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large +fossé et trouva de l'autre côté dix-sept blessures, la prison et la +mort, à la vue de MONSIEUR, immobile comme son armée. Dans la rapidité +de la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'examiner si +elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention; +mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en +fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars: + +--Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en +sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles +craintes? + +D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue, dont la +physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus +rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de +l'entendre parler, l'intention de faire décider MONSIEUR et la Reine; +un mouvement d'impatience de son pied lui donna l'ordre d'en finir et +de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus +pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient +toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu'il le +connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars +avait déjà relevé la tête et parla ainsi: + +--Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu'on vous +l'a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je +l'espère, j'en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre +beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne peut +guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi +et qui le ferait plaindre de tout l'univers si on le connaissait. +Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera +pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se +fait dans son coeur une grande révolution; il voudrait l'accomplir et +ne le peut pas: il a senti depuis longues années s'amasser en lui les +germes d'une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de +la reconnaissance, et c'est ce combat intérieur entre sa bonté et sa +colère qui le dévore. Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses +pieds, d'un côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes. +Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance; le Roi voit +et s'indigne: il veut punir; mais tout à coup il s'arrête et le pleure +d'avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait +pitié. Je l'ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la +noircir d'une main hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter +par une lettre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien; il se +maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un +refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l'avenir; +mais il se lève épouvanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite +cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa +damnation. Il faut l'entendre en cet instant s'accuser d'une coupable +faiblesse et s'écrier qu'il sera puni lui-même de n'avoir pas su le +punir! On dirait quelquefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de +frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage gronde +dans son coeur, mais ne brûle que lui; la foudre n'en peut pas sortir. + +--Eh bien, qu'on la fasse donc éclater! s'écria le duc de Bouillon. + +--Celui qui la touchera peut en mourir, dit MONSIEUR. + +--Mais quel beau dévoûment! dit la Reine. + +--Que je l'admirerais! dit Marie à demi-voix. + +--Ce sera moi, dit Cinq-Mars. + +--Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille. + +Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon. + +--Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite? + +--Non, pardieu, je ne l'oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et +s'adressant à la Reine:--Acceptez, madame, l'offre de M. le Grand, il +est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous +prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je +ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son +immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais +point à sa mort même, que je n'eusse porté sa tête dans la mer, comme +celle du géant de l'Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur +toutes choses. J'ai fait montrer mes plans à MONSIEUR tout à l'heure; +je vais vous en faire l'abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour +vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à moi; je la fais +rentrer s'il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du +camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi +sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé +depuis un an par mes soins en cas d'événements. + +--Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour +sauver mes enfants s'il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce +plan général vous oubliez Paris. + +--Il est à nous par tous les points: le peuple par l'archevêque, sans +qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes +par vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s'il le veut +bien. + +--Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n'ai pas assez de +monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston. + +--Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon. + +--Ah! cela peut bien être, mais ma soeur ne risque pas autant qu'un +homme qui tire l'épée. Savez-vous que c'est très hardi ce que nous +faisons là? + +--Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d'Autriche. + +--Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut +prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l'Espagne. + +--Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n'en +entendrai jamais parler. + +--Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et MONSIEUR a raison, dit +le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept +mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant. + +--Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon +consentement! déjà des accords avec l'étranger! + +--L'étranger, ma soeur! devions-nous supposer qu'une princesse +d'Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston. + +Anne d'Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et, +s'appuyant sur Marie: + +--Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille +de Charles-Quint, et je sais que la patrie d'une reine est autour de +son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais +plus rien désormais. + +Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et +inondée de larmes, elle revint. + +--Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais +rien de plus. + +Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne +voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s'inclinant avec +respect: + +--Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n'en +voulons pas plus, persuadés qu'après le succès vous serez tout à fait +des nôtres. + +Ne voulant plus s'engager dans une guerre de mots, la Reine salua un +peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un +de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l'âme. +Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux +d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s'il avait jamais +eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme +le dernier des hommes. Sitôt qu'on quitta les deux princesses: + +--Là, là, là, je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine, +dit MONSIEUR; vous avez été trop loin aussi. On ne m'accusera pas +certainement d'avoir faibli ce matin; j'ai montré, au contraire, plus +de résolution que je n'aurais dû. + +--Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit +M. de Bouillon d'un air triomphant; nous voilà sûrs de l'avenir. +Qu'allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars? + +--Je vous l'ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu'en +puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m'exposerai à +tout pour arracher ses ordres. + +--Et le traité d'Espagne! + +--Oui, je le... + +De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout à coup, dit +d'un air solennel: + +--Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue avec le Roi qu'on le +signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal +vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à +la découverte d'un si dangereux traité. + +M. de Bouillon fronça le sourcil. + +--Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une +défaite; mais de sa part... + +--Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m'engager sur +l'honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables. + +Cinq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa figure douce +l'expression d'un sombre désespoir; il en fut si frappé qu'il n'eut pas +la force de le contredire. + +--Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid, +mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est +très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc, +ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais +je recule; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je +marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête. + +--C'est singulier! fort singulier! dit MONSIEUR; je remarque que tout +le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration. + +--Point du tout, MONSIEUR, dit le duc de Bouillon; on n'a préparé que +ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu'il n'y a rien d'écrit, et +que vous n'avez qu'à parler pour que rien n'existe et n'ait existé; +selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan. + +--Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi, dit Gaston; +occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un +peu de temps devant nous: moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà +fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur +ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous +plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit +fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous là-bas. On dit +que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis +pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et +plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus +belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on +m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!... vous ne répondez +pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l'oeil... ou bien +vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la +belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant, +n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux, le roi +d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on +la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? oh! c'est un bon usage; +nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit. + +Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d'une +demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne +s'accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore +de l'importance de la scène dont il venait d'être témoin et des grands +intérêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles +oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d'un air étonné, comme pour +lui demander si c'était bien là cet homme que l'on allait mettre à +la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps, +tandis que le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans +réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en +se promenant et l'entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait +que l'un des assistants ne s'avisât de renouer la conversation terrible +du traité; mais aucun n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui, +cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il +fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l'abri de ce +bavardage, sans que MONSIEUR eût l'air de l'avoir vu sortir. + + + + +CHAPITRE XVIII + +LE SECRET + + Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle + Nos deux noms fraternels serviront de modèle. + + A. SOUMET, _Clytemnestre_. + + +De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées +avec soin, et l'ordre donné de ne recevoir personne et de l'excuser +auprès des deux réfugiés s'il les laissait partir sans les revoir; et +les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole. + +Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément. +Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d'un air sérieux et +triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et +croisant les bras, lui dit d'une voix sombre: + +--Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de +votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme, +et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir +assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé +jusque-là? par quels degrés êtes-vous descendu si bas? + +--Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement +Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je +la voulais et je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon âme +tout entière, je le veux. J'avais eu d'abord une autre pensée, une +pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de +l'amitié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre. + +Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette +divinité. + +--Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche +pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans +vous, et ne vous montrer cette oeuvre qu'achevée; je voulais toujours +vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma +faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j'ai à mourir: +à présent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non +celle de la vôtre: c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout. + +--Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher +toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce +soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre, +si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années +entières; vous ne m'avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous +n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois +paré d'une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou +bien vertueux! + +--Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme. Oui, je vous ai +trompé; mais c'était la seule joie paisible que j'eusse au monde. +Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si +brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais +le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant +le détruire et me montrer tel que j'étais. Écoutez-moi, je ne serai +pas long: c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un coeur +passionné. Autrefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque +je fus blessé: mon secret fut près de m'échapper; c'eût été un bonheur +peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les +aurais pas suivis; enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime. + +--Quoi! celle qui va être reine de Pologne? + +--Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez: +pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et +c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir. + +--Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je +pleurais sur la tristesse de votre victoire! + +--Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe +de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas +vu jusqu'au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le +plus fort, je le sens; j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces +humaines, je succomberai. + +--Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les +affaires du monde? + +--A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause, +à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on +a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en +être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je pas +engagé devant vous tout à l'heure? + +--Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle +confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie? +N'avez-vous pas lu leurs pensées secrètes? + +--Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à travers leur feinte +colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant: je sais qu'ils sont déjà +prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi +de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma +fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne. + +C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que +je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me +faut l'arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce +moment le plaisir d'avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne +rougissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce +Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais +satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime, +et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli +mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en +souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles +sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets +du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore +bien loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout +entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner +aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de +la terre sont au-dessous du ciel. + +De Thou baissa la tête. + +--Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez +le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur. + +--Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur +les a développées; vous l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente +m'a conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la +main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait. Tout +était bien jusqu'ici: mais une barrière invisible m'arrête: il faut +la rompre, cette barrière; c'est Richelieu. Je l'ai entrepris tout à +l'heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à +présent. Qu'il se réjouisse; il m'attendait. Sans doute il a prévu que +ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi, +il a bien joué. Cependant, sans l'amour qui m'a précipité, j'aurais été +plus fort que lui, quoique vertueux. + +Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il +rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme +des lignes bleues tracées par une main invisible. + +--Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force +qui annonçait un violent désespoir concentré dans son coeur, tous +les supplices dont l'amour peut torturer ses victimes, je les porte +dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des +empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d'un prince (et +qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut +encore être à moi. Elle m'appartient devant Dieu, et je lui parais +étranger; que dis-je? il faut que j'entende discuter chaque jour, +devant moi, lequel des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux, +dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une +opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels +on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore +devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à +travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en +public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans l'ombre, +son serviteur au grand jour! C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il +faut faire le dernier pas, qu'il m'élève ou me précipite. + +--Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État! + +--Le bonheur de l'État s'accorde avec le mien. Je le fais en passant, +si je détruis le tyran du Roi. L'horreur que m'inspire cet homme est +passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai +sur mes pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Urbain +Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le +conjurerai: j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c'était +une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je +ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi. + +--Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou. + +--Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques +heures, j'ai gagné; c'est un dernier calcul auquel est suspendue ma +destinée. + +--Et celle de votre Marie! + +--L'avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il +m'abandonne, je signe le traité d'Espagne et la guerre. + +--Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre +civile! et l'alliance avec l'étranger! + +--Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d'y +prendre part? + +--Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne +savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon +coeur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à +votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi +vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon +seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, +n'assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me +séparerai de vos actions; conservez-moi l'estime de moi-même, pour +laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je +vous ai vouées. + +De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus +la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en +le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix +étouffée: + +--Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous fait, ami? Pourquoi +m'aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas +une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est +nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que +vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à +présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi, +nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont +corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté: je médite le +malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; +je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos +périls? + +--En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. +Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous +livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous +que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères +françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs +enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez. + +Et il l'entraîna devant le buste de Louis XIII. + +--Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais +signer cet infâme traité. + +Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit, +quoique en rougissant: + +--Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai. + +De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre, +les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança +solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre +placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut: + +_Je pense donc que M. de Ligneboeuf fut justement condamné à mort +par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de +Catteville contre l'Etat._ + +Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant +l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires: + +--Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être +criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne +dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il +est mon ami, et qu'il est malheureux. + +Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main: + +--Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien +de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité. + +Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du coeur de cette scène, parce qu'il +sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit +cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses +yeux, et répondit en l'embrassant: + +--Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me +rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié +au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité +à la sacrifier s'il le faut; mais je le ferai assurément à présent; +et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec +l'Espagne. + + + + +CHAPITRE XIX + +LA PARTIE DE CHASSE + + On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter + les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se + déclarer leur ennemi. + + CH. NODIER, _Jean Sbogar_. + + +Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que +ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des +princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait +pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce +nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le +craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses +désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce +prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme +qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de +le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul +il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple +cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la +Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans +les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents; +les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait +au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était +déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul +n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé +l'espoir public, et l'éloignement n'empêchait pas de sentir partout le +doigt de l'effrayant parvenu. + +L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on +courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup. +Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis +et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant +encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir +la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand +secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu'ils ne voient +dans leur avenir que leur tombe. + +Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le +rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât +à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son +frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir. + +Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que, +en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la +tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce +fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des +choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul +avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un +seul domestique, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite, +et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un +citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour +respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée, +il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait +interdit son approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un moine, +il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de +Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même +cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur +la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de +ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait +par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient +paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses +yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants +cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il +se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon +du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant +tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du +jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés; +mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les +premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par +leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à +ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un +grand scrupule s'emparait tout à coup de son âme: c'était celui d'un +attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration +divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop +des affaires d'Etat; l'objet de son affection momentanée lui semblait +alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs; +il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement +d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas +la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère +qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par +cette contrainte, le feu secret de son coeur, et le poussait jusqu'à la +haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux. + +Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne +pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce coeur, +qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du +favori, enviée de la France entière, et l'objet de la jalousie même +du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que, +sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or avec plus de +joie qu'un forçat n'en ressent dans son coeur lorsqu'il voit tomber le +dernier anneau qu'il a limé pendant deux années avec un ressort d'acier +caché dans sa bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il +voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiemment creusée, +comme il l'avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle +d'un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y +passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit +avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion +favorable à son dessein. Elle se présenta. + +Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu'il +l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de +parler de cette étonnante construction. + +A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite +vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands +chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château +royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe +merveilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des mille +nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du +brouillard avec les amours d'un beau prince. Ce palais est enfoui comme +un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis +sur de larges murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui +dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses +croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans +les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur +tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du +ciel, n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva +ces bâtiments; mais il vint d'Italie et se nomma le Primatice; ce fut +bien un beau prince dont les amours s'y cachèrent; mais il était Roi, +et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout; +elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes +comme les étoiles d'un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa +couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente +avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards +flamboyants les triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette +Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois +voluptueux. + +Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d'élégance +et de mystère: c'est un double escalier qui s'élève en deux spirales +entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l'édifice +jusqu'au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne +ou cabinet à jour, couronnée d'une fleur de lis colossale, aperçue de +bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir. + +Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises, +il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces, +transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la +pierre docile s'est ployée sous le doigt de l'architecte; elle paraît, +si l'on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination. +On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels +termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée +fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps +durable; c'est un songe réalisé. + +Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire +auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure +qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à +écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à +ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper +son oreille. Il reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix +triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il +semblait essayer l'une de ses romances qu'il composait lui-même, et +répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On +distinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques +mots d'_abandon_, d'_ennui du monde_ et de _belle flamme_. + +Le jeune favori haussa les épaules en écoutant: + +--Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une +fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose. + +Il entra dans l'étroit cabinet. + +Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes +appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes +de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et, +levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps +sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique: + +--Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre +conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!! +vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais +attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient +tant attaché! + +Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit +découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais, +parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter: + +--Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous +ouvrir mon âme. + +--Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme +sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles +de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en +parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d'être condamné aux +galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez +commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J'aimerais mieux que +vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des +croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre +famille et la mémoire du maréchal, votre père. + +Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu'il put, et +dit avec un air résigné: + +--Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais +épargnez-moi vos reproches. + +--Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je +sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les +hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé. + +--Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait +choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous +méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? je vais y aller, +je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y +tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable, +ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu +en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des +espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute +à moi? Et pourquoi m'avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas +aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis, +ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de +Luynes, que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des faucons? +Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que +toutes vos vieilles têtes à collerettes; j'ai des idées neuves et un +meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché +de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le +déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût +été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait! + +D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en +parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant +contre l'une des petites colonnes de la lanterne. + +Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable +épouvantait toujours, lui prit la main. + +O faiblesse du pouvoir! caprice du coeur humain! c'était par ces +emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme +gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce +prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si +emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas. +Celle-ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et +il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de +son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de +l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars +le savait et avait voulu s'échapper par là, préparant ainsi le Roi +à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme +la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n'était pas si +grand; il respira quand le prince lui dit: + +--Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous; +mais c'est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que +j'aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j'apprends +qu'au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai +habitué, quand je vous crois au _Salut_ ou à l'_Angelus_, vous partez +de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez +qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation, +qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de +votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme, +enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez! + +Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la +colonne, Cinq-Mars répondit: + +--Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour +d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c'est +pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien +n'est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se +prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent +qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ailleurs vous ne m'avez +jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je +vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu. + +--Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N'en sentez-vous pas +le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme +doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon coeur. + +La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant +par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et +résigné à l'écouter. + +--Que de fois vous m'avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier +à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez +cette femme? N'y a-t-il pas d'autres courtisanes? + +--Eh! mon Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un +gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes. + +--Descartes! je connais ce nom-là; oui, c'est un officier qui se +distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire; il a une +bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est +un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui +ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens +sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la +dernière fois? + +--Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en +cherchant les yeux en l'air; quelquefois, je ne les demande pas... +C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un +Hollandais. + +--Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension. +Je l'aimais assez, mais le Card... mais on m'a dit qu'il était +religionnaire exalté... + +--Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c'est un jeune homme qui +vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas. + +--Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c'est encore +quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils? + +--Ce jeune homme qui a fait le _Cinna_, et qu'on a refusé trois fois à +l'_Académie éminente_; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il +s'appelle Corneille... + +--Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air +de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là? +Est-ce dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir? + +Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son +amour-propre, et dit en s'approchant du Roi: + +--Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux +à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort; +d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon, +M. d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de +Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences, +comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l'_Ariane_; Faret, Doujat, +Charpentier, qui a écrit la belle _Cyropédie_; Giry, Bessons et Baro, +continuateur de l'_Astrée_, tous académiciens. + +--Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai mérite, reprit +Louis; à cela il n'y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des +réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous, touchez +là, enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me +trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci. + +En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le +mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine. +Sur l'un était écrit _Baradas_, sur l'autre, _d'Hautefort_, sur un +troisième, _La Fayette_, et enfin _Cinq-Mars_. Il s'arrêta à celui-là, +et poursuivit: + +--Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes +continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que +je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations. +Asseyez-vous. + +Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écouter pendant +deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience +d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa +bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il +fallait rapporter ces dialogues, que l'on trouva parfaitement en ordre +à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il +finit ainsi: + +--Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours: +je vous parlais du vol de l'émerillon et des connaissances de vénerie +qui vous manquent; je vous disais, d'après la _Chasse royale_, ouvrage +du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à +suivre une bête, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois, +et qu'il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans +le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne +faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y +mettre le nez. + +Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien +cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que +des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moquerait de vous et +de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez, +oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre, +vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une +impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber: +péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous: _Mensonge_, souligné. +On ne me trompe jamais, je vous le disais bien. + +--Mais, Sire... + +--Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu'il avait +fait brûler un homme injustement et par haine personnelle. + +--Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c'est +le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui +vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun: +Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque +vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que +je vous en donnai alors. + +Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à +Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant: + +--Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me +fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles +horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de +la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler, +brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont +invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que +les rois sont malheureux! + +Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura. + +--Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s'écria +Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n'est-elle +ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à +croire. + +--S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas? + +--Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne vous connaît; +et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d'une indifférence +générale contre tout le monde. + +--De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me +suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié, +jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que +j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à +porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte +que la mienne; j'ai supporté le mal qu'il me faisait à moi-même, en +songeant qu'il faisait du bien à mes peuples: j'ai dévoré mes larmes +pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand +même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont +cru incapable parce que j'étais timide, et sans force parce que je me +défiais des miennes; mais n'importe, Dieu me voit et me connaît. + +--Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez +votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte +n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône. + +--Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des +travaux du pouvoir suprême. + +--Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps +enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler +leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre +que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors +ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant +un mot sorti de votre coeur. On n'a pas encore calculé tout ce que la +bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que +l'imagination et la chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce +qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le +Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de +vos larmes! Il ne s'agit que de nous parler. + +Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna +des signes d'un grand embarras, comme toutes les fois qu'on voulait lui +arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une conversation +d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit +l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine +en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de +se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement, +soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se +troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé +dans ses derniers retranchements, lui dit: + +--Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui depuis dix-huit +ans m'a entouré de ses créatures? + +--Il n'est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront +ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute +l'ancienne ligue des _princes de la Paix_ existe encore, Sire, et +ce n'est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l'empêche +d'éclater. + +--Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je +ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste. +Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de +tout mon coeur. + +--Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de +Bouillon; tous les Royalistes le demandent. + +--Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son +fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux. +Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression +favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais-tu qu'il descend de +saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc +de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans +sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été +mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai +jamais dit cela, jamais. + +--Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, MONSIEUR et lui vous +expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont +les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels +sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter +contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que +le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse +et les Parlements sont de notre parti, et c'est une affaire faite dès +que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître +Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui. + +--Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux +vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. +Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à +tes amis, j'y songerai de mon côté. + +Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme +s'il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté. +Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se +répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses +dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables +Louis ajouta: + +--Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère, +depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en +me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je +ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a +exilé jusqu'à sa cendre. + +En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier: le Roi +rougit un peu. + +--Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à +cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va. + +Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui +l'avait introduit. + +Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point +échappé. + +Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il +crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie +de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta, +on s'arrêta; il remonta, il lui semblait qu'on descendait; il savait +qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se +décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu +pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à +peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes, +qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea +de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des +respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des +recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles +qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention +présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de +grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance +qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une +sorte d'apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour, +servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes. + +Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, et une heure ne s'était pas +écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre +hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l'aida à monter dans une +sorte de petite voiture fort basse, que l'on appelait _brouette_, et +dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très +paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens +en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à +cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse. + +C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait fixé, et toute +la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du +parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa +portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait +signe de s'approcher. + +L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l'approche de +l'hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes +du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme +les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait +annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes +rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour, +remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées +à attendre le résultat d'une chasse qu'elles ne voyaient pas; les +meutes donnaient des _voix_ éloignées, et le cor se faisait entendre +quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun +à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou +un masque de velours noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient +pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces +encore), semblaient porter le costume que nous appelons _domino_. + + [6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était + simple et noir. + +Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes +gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l'extrémité +d'une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait +dans le silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel +paraît plus sombre. + +Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi, +s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau. +Paraissant s'occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à +la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils +parlaient à demi-voix. + +--C'est bien, Fontrailles, c'est bien; victoire! Le Roi lui prend le +bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand +qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons, +allons, le vieux matois est perdu cette fois! + +--Ah! ce n'est rien encore que cela! n'avez-vous pas vu comme le Roi +a touché la main à MONSIEUR? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi, +regardez donc. + +--Eh! regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y vois pas avec +mes yeux, moi; je n'ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien, +qu'est-ce qu'ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse. +Racontez-moi cela, qu'est-ce qu'ils font? + +Montrésor reprit: + +--Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de Bouillon et qui lui +parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être +ministre. + +--Il sera ministre, dit Fontrailles. + +--Il sera ministre, dit le comte du Lude. + +--Ah! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor. + +--J'espère que celui-là me donnera un régiment, et j'épouserai ma +cousine! s'écria Olivier d'Entraigues d'un ton de page. + +L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un +air de chasse: + + Les étourneaux ont le vent bon, + Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton. + +... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou +qu'il se fait des miracles dans l'an de grâce 1642; car M. de Bouillon +n'est pas plus près d'être premier ministre que moi, quand le Roi +l'embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas, +parce qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas pour sa +vaste et sotte ville de Sedan; c'est un foyer, c'est un bon foyer pour +nous. + +Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du +prince pour répondre, et ils continuèrent: + +--Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit. + +L'abbé reprit sur le même air: + + Si vous conduisez ma brouette, + Ne versez pas, beau postillon, + Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton. + +--Ah! l'abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez +donc des airs pour tous les événements de la vie? + +--Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs, +reprit Gondi. + +--Ma foi, l'air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas; +je ne serai pas obligé par MONSIEUR de porter à Madrid son diable +de traité, et je n'en suis point fâché; c'est une commission assez +scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu'il le +croit, et le Cardinal est sur la route. + +--Ah! ah! ah! s'écria Montrésor. + +--Ah! ah! dit Olivier. + +--Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous donc découvert de si +beau? + +--Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de MONSIEUR; Dieu soit +loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est +forcé. Qui se chargera de l'expédier? Il faut le jeter dans la mer. + +--C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger. + +--Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de +chefs d'accusation contre un insolent qui a osé congédier un page; +n'est-il pas vrai? + +Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il +se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus +sérieux, et dit: + +--En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans +le secret; on n'a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement. +Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable +si l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu'aucune +que j'aie lue dans l'histoire; il y aurait là de quoi renverser trois +royaumes si l'on voulait, et les étourderies gâteront tout. C'est +vraiment dommage; j'en aurais un regret mortel. Par goût, je suis +porté à ces sortes d'affaires, et je suis attaché de coeur à celle-ci, +qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce pas, +d'Aubijoux? n'est-il pas vrai, Montmort? + +Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six +et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces +messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi. +Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue +de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat, et aux +pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur +un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient +appuyés sur un marchepied doré, car il n'y avait point de portières, +comme nous l'avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers +les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du +passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite. + +Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de +grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse +de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la +cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors _barbare_ et +_scythe_ à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges +et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait, +ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête +rasée à la turque, et couverte d'un bonnet fourré, une veste courte +et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge +et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes +polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à +manches longues qu'ils laissaient pendre négligemment sur l'épaule. +Les seigneurs polonais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or +et d'argent, et l'on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule +mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi +inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes +trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant. + +Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces +orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu'il +passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment +à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et +de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire que de porter +plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine: + +--En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal +au coeur. + +--Il faudra bien raffermir votre coeur, cependant, et vous accoutumer à +eux, répondit Anne d'Autriche, un peu sèchement. + +Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée: + +--Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et +vous savez qu'en fait d'odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m'a +dit l'autre jour que ma punition en purgatoire serait d'en respirer de +mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande. + +Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et +retomba dans le silence. S'enfonçant dans son carrosse, enveloppée +de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui +se passait autour d'elle, elle se laissait aller au balancement de +la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la +maréchale d'Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances +qu'elles n'avaient pas, et se trompaient par amitié. + +--Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais +on n'a été si loin, disait Marie. + +Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur +des feuilles mortes et desséchées. + +--Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la +maréchale. + +Et elle soupirait profondément. + +Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et +se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n'osèrent plus se +parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et +humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme; +et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de +l'Europe aux pieds de celui qu'elle aimait, tout lui faisait peur, et +de noirs pressentiments la troublaient involontairement. + +Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva +les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la +regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient +sous ses sourcils froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle +le suivit du regard en tremblant; elle le vit s'arrêter au milieu du +groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent +le chapeau bas. Un moment après, il s'enfonça dans un taillis avec l'un +d'entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que +la voiture fût passée; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme +un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard +qui tombait l'empêcha de le voir plus loin. C'était une de ces brumes +si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d'abord comme +une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se +cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à +peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient +à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur +glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une +odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d'elle +et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas. +Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient +les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la +voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à haute +voix. Marie ne voyait souvent que la tête d'un cheval ou un corps +sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à +distinguer quelques paroles. Cependant son coeur battit; on appelait +M. de Cinq-Mars. _Le Roi demande M. le Grand_, répétait-on; _où peut +être allé M. le Grand-Écuyer?_ Une voix dit en passant près d'elle: +_Il s'est perdu tout à l'heure_. Et ces paroles bien simples la firent +frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette +pensée la suivit jusqu'au château et dans ses appartements, où elle +courut s'enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi +et de MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne +voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils +semblaient tendus au dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour. + +Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault, s'étaient égarés +deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la +monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s'arrêter +près d'un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des +taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de +s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de +leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix +rauque, partant du brouillard, s'écria: + +--Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous +êtes morts. + +--Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les +fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom! + +--_Dios el Senor!_ cria la même voix. + +Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s'enfuirent dans les +bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s'approcha de +Cinq-Mars. + +--_Amigo_, ne me reconnaissez-vous pas? C'est une plaisanterie de +Jacques, le capitaine espagnol. + +Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer: + +--Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de +l'employer; il ne faut rien négliger. + +--Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne +suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que +vous m'avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous +m'avez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir; car j'ai +un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je +puis vous rendre un important service: je commande quelques braves. + +--Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons. + +--Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de +chez le Roi par un côté de l'escalier, le père Joseph y montait par +l'autre. + +--O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable! +Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos +projets! + +--Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j'ai une +vieille affaire à démêler avec le capucin. + +--Que m'importe? + +Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde. + +--Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous +déferai de lui avant trente-six heures d'ici, quoiqu'il soit à présent +bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l'on +voulait. + +--Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars. + +--Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous +aimez mieux qu'on le dépêche à coups d'épée. C'est juste, il en vaut la +peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands +seigneurs qui s'en chargent, et que celui qui l'expédiera soit en passe +d'être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop +d'orgueil, quelque mérite qu'on puisse avoir dans sa profession: je ne +dois pas toucher au Cardinal, c'est un morceau de Roi. + +--Ni à d'autres, dit le Grand-Écuyer. + +--Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques. + +--Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n'en +fait pas d'autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et +on l'a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont +tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous +hésitez à vous défaire d'un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il +faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules. + +--Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela, +j'ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n'aurais pas +tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi. + +Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars: + +--Écoutez: quand on conspire, c'est qu'on veut la mort ou tout au moins +la perte de quelqu'un... Hein? + +Et il fit une pause. + +--Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d'accord avec +le diable... Hein? + +«_Secundo_, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte pas plus, quand +on est damné, de l'être pour beaucoup que pour peu... Hein? + +«_Ergo_, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un. Je vous +défie de répondre à cela. + +--On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en +riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je +vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez. + +--Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques, +et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux +hommes; mais je n'en aurai pas moins un chagrin mortel de n'avoir pas +tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en +arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs. Encore une +fois, monseigneur, continua t-il d'un air de componction en s'adressant +de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez +plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado +de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu'on peut tuer en cachette son +ennemi, puisque l'on évite par ce moyen deux péchés: celui d'exposer +sa vie, et celui de se battre en duel. C'est d'après ce grand principe +consolateur que j'ai toujours agi. + +--Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'une voix étouffée +par la fureur; je pense à d'autres choses. + +--A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d'un grand +poids dans la balance de nos destins. + +--Je cherche combien y pèse le coeur d'un Roi, reprit Cinq-Mars. + +--Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n'en +demandons pas tant. + +--Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua +d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit: +c'est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles, +guerres étrangères, que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la +flamme, je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent vingt +royaumes s'il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires +lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi. + +Et il emmena Fontrailles à quelques pas. + +--Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours +en cas d'abandon de la part du Roi. Tout à l'heure je l'avais pressenti +à cause de ses amitiés forcées, et je m'étais décidé à vous faire +partir, parce qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ +pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu'il y va se +rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ. +J'ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est +sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée +de MONSIEUR, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d'Olivarès ne +désire que cela. Voici encore des _blancs_ du duc d'Orléans que vous +remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à +Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis +de Flandre. + +Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait: + +--Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le _capitan_, je +vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez +récompensé largement. + +Jacques, frisant sa moustache, lui répondit: + +--Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact +et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a +fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de +confiance! Elle a été élevée au son du canon par le _Lion du Nord_, +Gustave Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les +hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est +huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte +pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire +passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement +que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le faut, +ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni +une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve +toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent, +car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très +bons. + +--Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez. + +Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans +les bois pour retourner au château de Chambord. + + + + +CHAPITRE XX + +LA LECTURE + + Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie, + dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains... + ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement + par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus + par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres + et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils + disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera + fidèlement. + + F. DE LAMENNAIS. + + +A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d'une +petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et +s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés +de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour +se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit, +malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et +s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de +chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant +des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en +demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée +de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses +souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il +tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une +petite moustache frisée, et peignait avant d'entrer, sa barbe légère et +pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça. + +--Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et éclatante; il s'est +bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège; +placez-vous près de cette table, et lisez. + +Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande, +belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre. +Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait +tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait +le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur +communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent +ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit +qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa +figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer +au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui +donnaient d'abord un aspect étrange. + +Des Barreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il +fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez +grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns +assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de +l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées, +sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort +illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs +pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément +MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très +brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement +et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro, +Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes +dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et +nommée elle-même alors tantôt l'_Académie des beaux esprits_, tantôt +l'_Académie éminente_. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de +tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un +étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison +sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi. +L'un était Molière, et l'autre Milton[7]. + + [7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant + d'Italie en Angleterre. (Voyez _Teland's Life of Milton_.) + +Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande +contestation s'éleva entre lui et d'autres poètes ou prosateurs du +temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de +vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût +tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la +main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs +ouvrages. + +--Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau venu; j'ai +lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le +galant et le tendre! + +--Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous +jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit +et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si +monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa +nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes. + +Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur +la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il +démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées. + +--Voici le plus beau morceau de la _Clélie_, dit-il; on trouve +généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple +enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite _cabale_ +littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges personnes par le +monde, j'appréhende que tous ceux qui la verront n'aient pas l'esprit +assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit +suivre pour aller de _Nouvelle Amitié_ à _Tendre_; et remarquez, +messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la +mer Tyrrhène, on dira _Tendre-sur-Inclination_, _Tendre-sur-Estime_ +et _Tendre-sur-Reconnaissance_. Il faudra commencer par habiter les +villages de _Grand-Coeur_, _Générosité_, _Exactitude_, _Petits-Soins_, +_Billet-Galant_, puis _Billet-Doux_!... + +--Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous +les autres. + +--Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut +passer par _Complaisance_ et _Sensibilité_, et que, si l'on ne prend +cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à _Tiédeur_, _Oubli_, +et l'on tombe dans le lac d'_Indifférence_. + +--Délicieux! délicieux! galant _au suprême_! s'écriaient tous les +auditeurs. On n'a pas plus de génie! + +--Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet +ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma soeur; c'est elle qui a +traduit _Sapho_ d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il +déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci: + + L'amour est un mal agréable[8] + Dont mon coeur ne saurait guérir; + Mais quand il serait guérissable, + Il est bien plus doux d'en mourir. + + [8] Lisez la _Clélie_, t. I. + +--Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le +croire! s'écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était +supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans _Clélie_, +je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette +histoire romaine! + +--A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce +et l'aimable Porsenna sont des amants si galants! + +Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se +croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves +amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard +mélancolique et fin, et leur dit: + +--A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir? +Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai. + +Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en +méditant _les Précieuses ridicules_. + +Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il s'accusait +d'avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d'avoir songé un +moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse; +la maîtresse de la maison l'arrêta: + +--Il n'est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez +interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d'autres +gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand +esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune +Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a +dit qu'il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire +quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente +savent l'anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un +ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu'il nous lira, +et en voici des copies en français sur cette table. + +En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits. +On s'assit, et l'on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider +le jeune étranger à parler et à quitter l'embrasure de la croisée, où +il semblait s'entendre fort bien avec Corneille. Il s'avança enfin +jusqu'au fauteuil placé près de la table; il semblait d'une santé +faible, et tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. Il appuya son +coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux, +mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses +fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d'un air de +hauteur ou du moins de protection; d'autres parcouraient nonchalamment +la traduction de ses vers. + +Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même de son harmonieux +récit; le souffle de l'inspiration poétique l'enleva bientôt à +lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du +jeune évangéliste qu'inventa Raphaël, car la lumière s'y réfléchissait +encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l'homme, +et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un coeur +simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps. + +Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s'éleva +après la dernière pensée. Il n'entendait pas, il ne voyait qu'à travers +un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit. + +Il dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes +de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux +mortels pendant sa chute; l'obscurité visible des prisons éternelles +et l'océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante +commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu +celui qu'entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés +du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe +ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable +volonté, l'esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un +courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n'est-ce pas une +victoire?» + +Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de Montrésor et +d'Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils, +et s'établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix +conversations particulières; on n'y entendait guère que des paroles +de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit, +engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne comprenaient pas, que +c'était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai), +et par cette fausse humilité s'attiraient un compliment, et au poëte +une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de +_profanation_. + +Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes +sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de +critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c'étaient un +officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l'oreille de Milton: + +--Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à +la hauteur de celui-ci. + +L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit: + +--Je vous admire de toute la puissance de mon âme. + +L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et +malade. + +Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer. +Sa voix reprit une expression très douce à l'oreille et un accent +paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures; +il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l'autorité de leur +regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se +jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière +matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur +jeunesse et l'amour de leurs propos si douloureux au prince des démons. + +De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle +Marion de Lorme: la nature avait saisi son coeur malgré son esprit; la +poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l'enivrement +des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de l'amour dans la +vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle +demeura comme frappée d'une baguette magique et changée en une pâle et +belle statue. + +Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins d'une silencieuse +admiration qu'ils n'osaient exprimer, car des voix assez élevées +couvrirent celle du poëte surpris. + +--On n'y tient pas! s'écriait des Barreaux: c'est d'un fade à faire mal +au coeur! + +--Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait +froidement Scudéry. + +--Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé! disait Baro le continuateur. + +--Où est l'_Ariane_? où est l'_Astrée_? s'écriait en gémissant Godeau +l'annotateur. + +Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes remarques, mais +faites de manière à n'être entendues du poëte que comme un murmure +dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu'il ne +produisait pas d'enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une +autre corde de sa lyre. + +En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant +modestement, se glissa en silence derrière l'auteur, près de Corneille, +de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants. + +Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins d'Éden, comme +une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes +divines, il remplissait les airs d'une odeur ineffable, et venait +révéler à l'homme l'histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu +d'une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil, +gardé par d'étincelants chérubins, et marchant contre l'Éternel. Mais +Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille +tonnerres de sa main droite roulent jusqu'à l'enfer, avec un bruit +épouvantable, l'armée maudite confondue sous les immenses décombres du +ciel démantelé. + +Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules +religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n'entendait +que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se +lever aussi pour s'efforcer de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas +difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses +pensées; son génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce +moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'entouraient, +il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux +entendre que celle de l'assemblée. + +Corneille lui dit cependant: + +--Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un +aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d'âmes; il +faut, pour le vulgaire des hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque +physique du drame. J'avais été tenté de faire un poëme de _Polyeucte_; +mais je couperai ce sujet: j'en retrancherai les cieux, et ce ne sera +qu'une tragédie. + +--Que m'importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe +point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où +l'inspiration m'entraîne; ce qu'elle produit est toujours bien. Quand +on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais +toujours. + +--Ah! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits, dit le jeune +officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé l'image innée dans mon +coeur. + +--Qui me parle donc d'une manière si affable? dit le poëte. + +--Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire. + +--Quoi! monsieur! s'écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour +appartenir à l'auteur des _Principes_? + +--J'en suis l'auteur, dit-il. + +--Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais... +n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le conseiller rempli d'étonnement. + +--Eh! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'habit du corps? Oui, je +porte l'épée, et j'étais au siège de La Rochelle; j'aime la profession +des armes, parce qu'elle soutient l'âme dans une région d'idées nobles +par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle +n'occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées +continuellement: la paix les assoupit. D'ailleurs on a aussi à craindre +de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule +et intempestif; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de son +plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en avait pas, ou en +avait conçu un mauvais; et c'est désespérant. + +De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l'homme +supérieur, celui qu'il aimait le mieux après le langage du coeur; il +serra la main du jeune sage de la Touraine, et l'entraîna dans un +cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent +de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les +précéda et le temps qui doit les suivre. + +Il y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs discours, lorsque +le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des +menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que +la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes +de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu'un bal +commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail +comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur +petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une +reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs. + +--Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de +Lenclos et à ses mousquetaires. + +--Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous +ai-je troublés? vous avez l'air de conspirateurs! + +--Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit +Olivier d'Entraigues qui lui donnait la main. + +--Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit +Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un +troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à +se placer sur le chemin des oeillades errantes; car elle promenait sur +eux ses regards brillants comme la flamme légère que l'on voit courir +sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume tour à tour. + +De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'arrêter, et descendait +le grand escalier, lorsqu'il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout +rouge, en sueur et essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air +animé et joyeux. + +--Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers +et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive un peu tard, mais notre +belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce +que tout est fini? + +--Mais il paraît que oui; puisque l'on danse, la lecture est faite. + +--La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l'abbé. + +--Quels serments? dit de Thou. + +--M. le Grand n'est-il pas venu? + +--Je croyais le voir; mais je pense qu'il n'est pas venu ou qu'il est +parti. + +--Non, non, venez avec moi, dit l'étourdi, vous êtes des nôtres, +parbleu! il est impossible que vous n'en soyez pas, venez. + +De Thou, n'osant refuser et avoir l'air de renier ses amis, même pour +des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux +cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il +faisait, il entendait plus distinctement des voix d'hommes assemblés. +Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses yeux. + +La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux, +semblait l'asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d'un côté +un lit doré, chargé d'un dais de tapisseries, empanaché de plumes, +couvert de dentelles et d'ornements; tous les meubles, ciselés et +dorés, étaient d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux +de velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d'épais +tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par des ornements +d'argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue, +et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit +extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens +qu'il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait +donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des personnages de +la cour ou des armées, se pressaient à l'entrée de cette chambre et +se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste; +attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier +salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues, +dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d'une +table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils +venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul, +devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondément absorbé dans +ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie, +semblait lui avoir présenté ces gentilshommes. + +Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu'il +ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les +deux bras en l'arrêtant sur le dernier degré: + +--Que faites-vous ici? lui dit-il d'une voix étouffée, qui vous amène? +que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez. + +--Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison? + +--Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet +air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici. + +--Il n'est plus temps, on m'a déjà vu; que dirait-on si je me retirais? +je les découragerais, vous seriez perdu. + +Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier +mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d'un pas ferme traversa +l'appartement pour aller vers la cheminée. + +Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa +la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme, +continua un discours que l'entrée de son ami avait interrompu: + +--Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n'est plus besoin de tant +de mystères; souvenez-vous que lorsqu'un esprit ferme embrasse une +idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages +vont avoir un plus vaste champ que celui d'une intrigue de cour. +Remerciez-moi: en échange d'une conjuration, je vous donne une +guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son +armée d'Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour +Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l'armée nous y attendent. + +Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit +des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les yeux de ceux +qui l'entouraient. Avant de laisser gagner son propre coeur par la +contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut +s'assurer d'eux encore, et répéta d'un air grave: + +--Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle +et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires, +l'armée d'Italie entrera d'un côté, le frère du Roi viendra nous +joindre de l'autre: l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les +Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique +au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous +nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu'il +nous fasse grâce et nous pardonne de l'avoir délivré d'un ambitieux +sanguinaire et de hâter sa résolution. + +Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante +dans les regards et l'attitude de ses complices. + +--Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort +sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui +paraîtrait une révolte à d'autres hommes qu'à vous? Ne pensez-vous +pas que j'aie abusé des pouvoirs que vous m'aviez remis? J'ai porté +loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis +comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses +portes, et nous sommes assurés de l'Espagne. + +Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu'à +Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l'étranger; elles auront +toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi. + +--Vive le Roi! vive l'Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue! +s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assemblée. + +--Le voici venu, s'écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus +beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante +et légère de siècle en siècle! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui? Avec +un chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exécuter la +plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis, +qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée +par l'âge mûr? La jeunesse regarde fixement l'avenir de son oeil +d'aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et +tout ce que peut faire notre existence entière, c'est d'approcher de ce +premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon +lorsque le coeur bat fortement dans la poitrine? L'esprit n'y suffirait +pas, il n'est rien qu'un instrument. + +Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu'un vieillard +à barbe blanche sortit de la foule. + +--Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui +va radoter et nous refroidir. + +En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et +péniblement, après s'être placé près de lui: + +--Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon +vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger +le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la +jeunesse, tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup +vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez +pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de _sainte +Ligue_, _sainte Union_, de _Protecteurs de saint Pierre_ et _Piliers +de l'Église_, parce que je vois que vous comptez sur l'appui des +_huguenots_; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau +de cire verte un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi. + +--Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant. + +--Il est pourtant d'une grande importance, poursuivit le vieux Guise +au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d'une grande +importance de prendre un nom auquel s'attache le peuple; celui de +_Guerre du bien public_ a été pris autrefois, _Princes de la paix_ +dernièrement; il faudrait en trouver un... + +--Eh bien, la _Guerre du Roi_, dit Cinq-Mars... + +--Oui, c'est cela! _Guerre du Roi_, dirent Gondi et tous les jeunes +gens. + +--Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se +faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna +autrefois même les _haut-gourdiers_ et les _sorgueurs_[9], et remettre +en vigueur sa deuxième proposition: qu'il est permis au peuple de +désobéir aux magistrats et de les pendre. + + [9] Termes des ligueurs. + +--Hé! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de cela; laissez +parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent +qu'à votre saint Jacques Clément. + +On rit, et Cinq-Mars reprit: + +--J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de MONSIEUR, +de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu'il est juste qu'un +homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous +les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas +détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui n'en sache +le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, +que j'apprendrai les richesses que MONSIEUR met à notre disposition? +Est-ce à vous, monsieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai +combien de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre à vos compagnies +de gens d'armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes? +combien en Touraine et dans l'Auvergne, où sont les terres de la +maison d'Effiat, et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs +vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur +des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons, +dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu +de son triomphe par celui qu'il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces +messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions, +et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je +de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Entraigues, et à vous, messieurs, +qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin +d'éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix, +que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi +(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres +de l'État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale +ambition, qui ne tend pas moins qu'au trône temporel et même spirituel +de la France. + + [10] D'Olivarès, comte-duc de San-Lucar. + +Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et +l'on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré +du pied des danseurs. + +Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les +plus jeunes gens de l'assemblée. + +Cinq-Mars en profita, et levant les yeux: + +--Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-il, amours, musique, danses +joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n'êtes-vous +nos seules ambitions! Qu'il nous faut de ressentiments pour que nous +venions faire entendre nos cris d'indignation à travers les éclats de +joie, nos redoutables confidences dans l'asile des entretiens du coeur, +et nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivrement des +fêtes de la vie! + +Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'un peuple! Quand les rides +sillonnent le front de l'adolescent, on peut dire hardiment que le +doigt d'un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui +donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence, +chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est +jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu'ils +craignent de vivre et de faire un pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc +en France? Un homme de trop. + +Oui, continua-t-il, j'ai suivi pendant deux années la marche insidieuse +et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions +secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs, +maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n'y a pas une famille de +France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage. +S'il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c'est qu'il ne +veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans, +qu'un des plus petits fiefs du Poitou. + +Les Parlements humiliés n'ont plus de voix; les présidents de Mesmes, +de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais +inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette? + +Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés, +chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu'ils ont parlé pour le Roi ou +pour le public. + +Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes +et corrompus qui sucent le sang et l'or du pays. Paris et les villes +maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats, +sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à +la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays +étranger: tel est l'ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que +ces dignes agents ont fait battre monnaie à l'effigie du Cardinal-Duc. +Voici de ses pièces royales. + +Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en +or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le +Cardinal s'éleva dans la salle. + +--Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les +évêques ont été jugés contre les lois de l'État et le respect dû à +leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d'Alger commandés par un +archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre +même, dévorant les choses les plus saintes, s'est fait élire général +des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les +religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers, +Augustins, Jacobins ont été forcés d'élire en France des vicaires +généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs, +parce qu'il veut être patriarche en France et chef de l'Église +gallicane. + +--C'est un schismatique, un monstre! s'écrièrent plusieurs voix. + +--Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le +pouvoir temporel et spirituel; il s'est cantonné, peu à peu, contre +le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des +embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l'Océan, +des salines et de toutes les sûretés du royaume; c'est donc le Roi +qu'il faut délivrer de cette oppression. _Le Roi et la Paix_ sera notre +cri. Le reste à la Providence. + +Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou lui-même par ce +discours. Personne ne l'avait entendu jusque-là parler longtemps de +suite, même dans les conversations familières; et jamais il n'avait +laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les +affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance +très grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à servir ses projets, +ne leur montrant qu'une indignation vertueuse contre les violences du +ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres +idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de +ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur sa faveur +et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un +moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports +communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un +avenir de combats, quel qu'il soit. + +Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti, +l'abbé de Gondi bondissait comme un chevreau. + +--J'ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j'ai des hommes superbes! + +Puis, s'adressant à Marion de Lorme: + +--Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris +de lin et votre ordre de l'_Allumette_. La devise en est charmante: + + Nous ne brûlons que pour brûler les autres, + +et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau, +si par bonheur on en vient aux mains. + +La belle Marion, qui l'aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à +M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi +la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement +sa moustache. + +Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l'assemblée: un +papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de +Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement +autour de lui; on chercha en vain d'où il pouvait être venu; tous +ceux qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression de +l'étonnement et d'une grande curiosité. + +--Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement. + + A CINQ-MARCS. + + CENTURIE DE NOSTRADAMUS. + + Quand _bonnet rouge_ passera par la fenêtre + A _quarante onces_ on coupera la tête, + Et _tout_ finira[11]. + + [11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois + mois avant la conjuration. + +Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce +papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer +de ces sanglants jeux de mots. + +--Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes +gens. + +Cependant l'assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne +se parlait plus qu'à l'oreille, et chacun regardait son voisin avec +méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s'éclaircit. +Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses +gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna +dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases +du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l'incertitude sur les +intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé +les caractères les moins fermes. + +Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars. + +--Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j'ai étudié avec soin les +conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques +qu'il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez +fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez +l'esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les +réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir les retenir malgré +eux, ils resteront. + +Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s'avançant vers ceux qu'il +savait les plus engagés, leur dit: + +--Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de +braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre +opinion. Si quelqu'un veut s'assurer une retraite, qu'il parle; nous +lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté. + +Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement +qu'elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le +Cardinal-Duc. + +Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu'il +choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu'il se +passerait son épée à travers le corps s'il en avait eu la seule pensée, +et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit: + +--Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c'est l'archevêché de +Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une place assez forte pour qu'on +ne m'enlève pas. + +--La vôtre? dit-il à de Thou. + +--A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne +voulant pas même donner de l'importance à sa résolution par la fermeté +du regard. + +--Vous le voulez? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est +plus grand que le vôtre en cela. + +Puis, se retournant vers l'assemblée: + +--Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France; +car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore +lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu +triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous; +la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières +et en même temps puissants appuis de l'autorité royale; mais soyons +vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes +moeurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux +de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous +attendent; allons danser. + +--Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi. + +Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la +salle de danse comme ils auraient été se battre. + + + + +CHAPITRE XXI + +LE CONFESSIONNAL + + C'est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu + terrible! + + LEWIS, _le Moine_. + + +C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de +Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans +ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux +grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots. + +Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du +tumulte était silencieuse à cause de l'épais tapis que l'hiver y +avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre, +et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui +serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme, +enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à +distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il +s'asseyait sur l'une des bornes de l'église, se mettant à l'abri de la +fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent +du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la +ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont reployé +leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses +bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour +se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal +du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin, +il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait +contre la muraille. + +--Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite +voix en tremblant. Ah! le _duzé di_ Mantoue, que ze voudrais y être +encore, mon vieux Grandchamp. + +--Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux +domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout +les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l'attendait à +la porte. + +--Oui, oui, elle est entrée dans l'église. + +--Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l'horloge est fêlé, c'est +mauvais signe. + +--Cette horloge a sonné l'heure d'un rendez-vous. + +--Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois +manteaux qui passent. + +Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s'assura du +chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément. + +--La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien +pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais +pendant qu'il fait l'amour. C'est bon pour vous de porter des poulets +et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles; +pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le +maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter +une maison. + +--Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, _caro amico_? + +--Et _cara! caro!_ laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que +nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j'aurais eu le +temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez +voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect; +puisqu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ. + +--Ah? _Signor Jesu!_ n'avoir personne à qui dire une parole amicale +quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis +l'hôtel de Nevers. Ah? _Amore qui regna, amore!_ + +--Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende +plus avec ta langue de musique. + +--Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus +aimable à Chaumont, dans la _Turena_, quand vous me parliez de _miei +occhi_ noirs. + +--Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux +baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants. + +--Ah? _Italia mia!_ Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le +langage de la Divinité. Si vous étiez un galant _uomo_, comme celui qui +a fait ceci pour une Laura comme moi... + +Et elle se mit à chanter à demi-voix: + + Lieti fiori e felici, e ben nate erbe + Che Madona pensanda premer sole; + Piagga ch'ascolti su dolci parole + E del bel piede alcun vestigio serbe[12]. + + [12] + Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées, + Qui de sa voix touchante écoutais les accents: + Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens, + Que ses pieds délicats ont doucement pressées. + + PÉTRARQUE, trad. de Saint-Geniez. + +Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une jeune fille; et, +en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu'il prenait en +lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et +la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson +italienne, il sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui +était chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendre même +un bruit rauque assez semblable au rire, et dit: + +--C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais +tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela +m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et +depuis longtemps... + +Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place Saint-Eustache, +lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure +et continua: + + Ombrose selve, ove percote il sole + Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe. + +--Hon! dit en grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et +une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tête et la mort dans +le coeur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes +et de l'amour: tais-toi! + +Et, s'enfonçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber +sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et +immobile. Laura n'osa plus lui parler. + +Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp, +la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte +battante de l'église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout, +déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu +qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de +velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal, +tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait +franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors et vint après +elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la pénitence. +Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé +cette porte ouverte, signe certain et convenu que l'abbé Quillet, son +gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait +d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée +jusqu'à l'arrivée de Marie: heureux de voir l'exactitude du bon abbé, +il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier. +C'était un second père pour lui, à cela près de l'autorité, et il +agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie. + +La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec +la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui, +attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers, +jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique +déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des +ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre, +était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée +de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la +croix de bois. Là, s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie +de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peine, et trouvèrent que, selon +son usage, l'abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis +longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages, +l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lentement; il +venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée. +Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant +une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait +entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait. + +Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face +de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet +ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa +parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête +dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses +espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne +pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une +enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et +qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait +faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan +condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux +combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et +violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes +et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses +progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un enfant, +mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l'on +fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il +serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût +demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein. +Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance, +pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et +accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées +autour d'elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus +sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque +de l'assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les +ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui +avaient juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières +paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la +première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne +s'étendît jusqu'au coeur: il résolut de l'approfondir. + +--Dieu! que j'ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le +confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses; +je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de +Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable? +La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en +parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui +me fait toujours pleurer; j'ai bien peur. + +Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir. + +--Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle. + +--Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume. + +--Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle +voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop +tard? + +--Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez +entendre, car je vous en vois bien éloignée. + +Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à +pleurer. + +--Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous +m'appeliez madame et me traitiez si durement? + +--Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie. +En effet, vous n'êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à +l'être; ce n'est pas envers vous, mais pour vous. + +--Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu'un? +Oh! non, j'en suis bien sûre, vous êtes si bon! + +--Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je +mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne +sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un +grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à +celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un +mensonge que tout cela? + +Marie fondait en larmes. + +--Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle: je ne l'ai +point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante, +croyez-vous que je l'oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse? +avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà. J'en verse assez en +secret, Henri; croyez que si j'ai évité, dans nos dernières entrevues, +ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre: ai-je +une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que +c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour +moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles? +Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que la haine, tandis +que je lutte contre l'amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et +des armes; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de +tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes. + +--Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume, +pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de +quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il +importe de vous délier de vos serments. + +--Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous? + +--Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère; +le Roi m'a trompé. + +L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria: + +--Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j'entrevoyais. +Est-ce moi qui l'ai causé? + +--Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m'a +trahi par le vil Joseph qu'on m'offre de poignarder. + +L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du +confessionnal. + +--Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève +ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que +je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir +à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s'immoler devant vous. +Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire +peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré. + +Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son +vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant, +avança le camail sur son front. + +--Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau +nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu'elle ne me +le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit +d'épouser. + +Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des +losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna +Cinq-Mars. + +--Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé? + +Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui +éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux +soupir de l'orgue, elle dit: + +--O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas; +pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous +quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus, +du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal, +puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous +croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer +de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié; +oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir, +j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-vous donc, +mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime, +et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau, +puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le +Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu! +que cette partie de chasse fut triste pour moi! + +--Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu +croire lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son +frère à moi et au duc de Bouillon, qu'il se faisait instruire des +moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait +Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient +sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le +Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant +Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous +l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée; +j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait +en voyant la vérité quitter le coeur d'un roi. Je voyais s'écrouler +tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s'évanouissait; +je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai employé. + +--Lequel? dit Marie. + +--Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai signé. + +--O ciel! déchirez-le. + +--Il est parti. + +--Qui le porte? + +--Fontrailles. + +--Rappelez-le. + +--Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit Cinq-Mars, +se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées +m'attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d'elles! Il +chancelle, il ne faut plus qu'un seul coup pour le renverser, et vous +êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant! + +--A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant. + +--Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel, +digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune homme passionné en +retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon +épée va conquérir enfin tout entière. + +--Hélas! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas +un poignard? + +--Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m'abandonnent, que des +guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore: mais je serai +vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir +est passé pour moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à +me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet +anneau. + +--Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez. + +--Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur; +bénissez cette seconde union, c'est celle du dévouement, plus belle +encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai! + +Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit +brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps +de se lever pour le suivre. + +--Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il. + +Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre. + +--Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans +doute entendu quelqu'un dans l'église. + +Mais troublé et sans lui répondre, d'Effiat, s'élançant sous les +arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il +trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église et, arrivant +à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta. + +--Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue. + +Et des chevaux partirent au galop. + +--Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars. + +--A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé +Quillet. + +--Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand-Écuyer +s'approchant de lui. + +Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la +neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre. + +--Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins! +ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un +mouchoir! + +A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un +homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de +sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et +entourèrent le vieil abbé. + +--Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils +étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef de cette porte de +l'église. + +--Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous? + +--Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent. + +--Deux heures! s'écria Henri effrayé. + +--Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi +pendant le danger de mon maître! c'est la première fois! + +--Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit +Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre +son bras. + +--Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont +donné ma clef? + +--Non! qui? dirent-ils tous à la fois. + +--Le père Joseph! répondit le bon prêtre. + +--Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie. + + + + +CHAPITRE XXII + +L'ORAGE + + Blow, blow, thou winter wind + Thou art not so unkind + As man's ingratitude: + Thy touth is not so keen, + Because thou art not seen + Altho thy breath be rude. + Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly, + Most friendship is feigning; most loving mere folly. + + SHAKSPEARE. + + Souffle, souffle, vent d'hiver: + Tu n'es pas si cruel + Que l'ingratitude de l'homme; + Ta dent n'est pas si pénétrante, + Car tu es invisible, + Quoique ton souffle soit rude. + Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert. + La plupart des amis sont faux, les amants fous. + + +Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme +l'isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues +chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé, +un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire; +il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie, +serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes +voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal, +laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses +profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne. +Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ses détours; +l'homme peut à peine s'y tenir debout; il lui faut la chaussure +de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui +s'enfonce dans les fentes des rochers. + +Dans les beaux mois de l'été, le _pastour_, vêtu de sa cape brune, +et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont +la laine tombante balaye le gazon. On n'entend plus dans ces lieux +escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons, +et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des +gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger +sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre, +un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base, +et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges +ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent +leur forme bizarre comme les ossements d'un monde enseveli. + +C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui, +renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher +en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent +possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de +corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels, +qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun, +suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur +la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas. +Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants +que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se +hasarde jusqu'à se construire une demeure de bois sur la barrière même +de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges +occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et +des vents. + +Ce fut dans cet étroit sentier, sur le _versant_ de la France, +qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer +à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne s'arrêtèrent à minuit, +fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la +montagne. + +--Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l'un d'eux; je n'en +puis plus! sans vous j'étais pris. + +--Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez +votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de +Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du +Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est +une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez! + +--Eh! comment? je n'y vois pas. + +--Descendez toujours, et prenez-moi le bras. + +--Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur, +s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du +terrain avant d'y poser le pied. + +--Allez donc, allez donc! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de +ces drôles qui passe sur notre tête. + +En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur +la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils +continuèrent à descendre. + +--Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes +tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des +contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez +eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné. + +--Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de +roc. + +Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de +bois creux. + +Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en +frissonnant dans la neige à leurs pieds. + +--Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes pas mort, vous +suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à +droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé. +Allons, roulez. + +En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne +voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le +front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes +même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un +tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers +lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme +un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son oeil à l'une des +ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans +hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un +faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait +donné; il vit alors qu'elle était divisée en deux cellules par une +cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une +jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un +coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches +de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière, +mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure +brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; +elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa +ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas. + +--Eh! eh! la _moza_[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et +j'ai soif. + + [13] La fille. + +La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de +filer avec application. + +--Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied; va dire au +patron, que j'ai vu là, qu'un ami vient le voir, et donne-moi à boire +avant. Je coucherai ici. + +Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours: + +--Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume verte qui nage +sur l'eau des marais; mais, quand j'ai bien filé, on me donne l'eau de +la source de fer. + +Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j'ai +bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est +bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre. + +--Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne parle pas de toi. + +Elle poursuivit: + +--On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue. Oh! que j'ai eu du +sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m'ont +fait tenir sa tête et le baquet rempli d'une eau rouge. O ciel! moi +qui étais l'épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l'abîme de neige; +mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je +te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort. + +L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et +poussa la seconde porte; il trouva l'homme qu'il avait vu par les +fentes de la cabane: il portait le _berret_[14] bleu des Basques sur +l'oreille, et, couvert d'un ample manteau, assis sur un bât de mulet, +courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une +outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage +gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de +mulet autour du _brasero_ comme des sièges. Il souleva la tête sans se +déranger. + + [14] Petit bonnet de laine. + +--Ah! ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi? Quoiqu'il y ait +quatre ans que je ne t'ai vu, je te reconnais, tu n'es pas changé, +brigand; c'est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et +buvons un coup. + +--Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te +croyais juge, Houmain! + +--Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques! + +--Ah! je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis prisonnier; mais +je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai repris l'ancien état, l'état +libre, la bonne vieille contrebande. + +--Viva! viva! _jaleo!_ s'écria Houmain; nous autres braves, nous sommes +bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres +_ports_[15]? car je ne t'ai pas revu depuis que j'ai repris le métier. + + [15] Noms des chemins qui mènent d'Espagne en France par les + Pyrénées. + +--Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques. + +--Et qu'apportes-tu? + +--Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain. + +--Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine? + +--Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l'outre, +j'ai soif. + +--Tiens, bois, c'est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici, +nous autres bandoleros! Ai! _jaleo! jaleo[16]!_ bois donc, les amis +vont venir. + + [16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible. + +--Quels amis? dit Jacques laissant retomber l'outre. + +--Ne t'inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous +chanterons la Tirana[17] andalouse! + + [17] Sorte de ballade. + +L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tranquillement. + +--Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue à ta porte? +reprit-il; elle a l'air à moitié morte. + +--Non, non; elle n'est que folle; bois toujours, je te conterai ça. + +Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté +en manière de scie, Houmain s'en servit pour retourner et enflammer la +braise, et dit d'un air grave: + +--Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là-bas (il montrait le +côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant. + +--Ah! ah! dit Jacques. + +--Oui; on l'appelle le _roi du Roi_. Tu sais? Cependant il y a un petit +jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu'on appelle M. +le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l'armée de Perpignan +dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est +toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt +comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur +le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais +en attendant qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est à dire +Cardinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis +la première qu'il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la +conter. + +Il avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une petite +expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel. + +--Ah! ah! c'est un joli poste, on me l'a dit. + +--Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où l'on vend la corde au lieu +du fil; c'est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c'est +plus solide: chaque chose a son prix. + +--C'est juste, dit Jacques. + +--Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en +soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était +dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui +en cuisit. + +--Ah! ah! ah! c'est fort drôle! s'écria Jacques en riant. + +--Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t'assure, Jago, que je +l'ai vu, après l'affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon, +tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c'est que de nous! +voilà comme nous serons chez le diable. + +--Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit l'autre très gravement; vous +savez bien que moi j'ai de la religion. + +--Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton. +Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n'importe. Tu sauras que, +comme j'étais rapporteur, cela me rapporta... + +--Ah! de l'esprit, coquin! + +--Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents +piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n'y a rien à +dire, si ce n'est que l'argent n'est pas à lui; mais nous faisons tous +comme cela. Alors, ma foi, j'ai voulu placer cet argent dans notre +ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il +y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit. + +--Qu'est-ce que je vois là? s'écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci! + +--Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes +dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n'est rien; va, bois +toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre +et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec +notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si +tu le connais. + +--Oui, oui, un peu, dit Jacques; c'est un fier avare; mais c'est égal, +parle. + +--Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, je +lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand +l'occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son +camarade du tribunal. Il n'y a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre. + +--Ah! ah! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait? + +--D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même, en croupe, sa +nièce, que tu as vue à la porte. + +--Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une +esclave! _Demonio!_ + +--Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec +son poignard; c'est lui-même qui l'a désiré. Rassieds-toi. + +Jacques se rassit. + +--Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait pas même été +fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous +la neige que dessus, mais il ne voulait pas l'y mettre lui-même, parce +qu'il est bon parent, comme il le dit. + +--Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va... + +--On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la cour, n'aime pas +avoir une nièce folle chez lui. C'est tout simple. Si j'avais continué +aussi mon rôle d'homme de robe, j'en aurais fait autant en pareil cas. +Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise +pour _criada_[18]: elle a montré plus de bon sens que je n'aurais cru, +quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et qu'elle ait +fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse un mulet comme un +garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais +ça finira de manière ou d'autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont +qu'elle vit encore: il croirait que c'est par économie que je l'ai +gardée pour servante. + + [18] Servante. + +--Comment! est-ce qu'il est ici? s'écria Jacques. + +--Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même +un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait +à fermer à demi les yeux d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde +affaire que j'ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts, +comme tu voudras. Je l'aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions +à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c'est le vin d'un luron, +du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L'Espagne dans la main +droite, la France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille! La +bouteille! j'ai quitté tout pour elle! + +Et il fit sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc. Après en +avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l'étranger le +dévorait des yeux: + +--Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la +montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades, +tu sais, nos _bandoleros_, les vrais _contrabandistas_. + +--Et pourquoi courent-ils? dit Jacques. + +--Ah! voilà le plaisant de l'affaire! dit l'ivrogne. C'est pour arrêter +deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols +en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot, +croquant! hein! eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur +propre poche! + +--Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa +ceinture et regardant la porte. + +--Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille, +jette ton cigare, et chante. + +A ces mots l'hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol, +entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans son gosier en se +renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d'un oeil +sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu'il allait faire. + + Moi qui suis contrebandier et qui n'ai peur de rien, me voilà. Je + les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19]. + + _Ai, ai, ai, jaleo!_ Jeunes filles, jeunes filles, qui veut + m'acheter du fil noir? + + [19] Aucune expression française ne peut représenter la précision + énergique de cette romance espagnole. Il faut l'entendre chanter + par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et + nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de + l'extrémité des doigts les cordes d'une petite guitare. Le + mouvement est celui d'une danse, et les pensées celles d'un chant + de guerre. + + Yo que soy contrabandista + Y campo por mi respecto, + A todos los désafio + Pues a nadie tengo miedo. + + Ay, jaleo! Muchachas. + Quien me marca un hilo negro? + Mi caballo esta cansado, + Y yo me marcho corriendo. + +La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la +chambre d'une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de +près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors. + +--Oh! eh! la maison! s'écria le buveur; le diable est chez nous! les +amis ne viennent donc pas? + +--Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis +de celui de Houmain. + +Celui-ci but pour se raffermir, et reprit: + + _Jaleo! jaleo!_ mon cheval est fatigué! et moi je + marche en courant près de lui. + Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s'élève + dans la montagne. + Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce + danger. + Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le + chanfrein blanc! + Jeunes filles, _jaleo!_ jeunes filles, achetez-moi + du fil noir[20]! + + [20] + Ay! ay! que viene la ronda, + Y se mueve el tiroteo; + Ay! ay! cavallito mio, Ay! + saca me deste aprieto. + + Viva, viva mi cavallo, + Cavallo mio carreto: + Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo... + +En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse; +Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élançait vers la porte, +lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et +glacée de la folle. Il recula. + +--Le juge! dit-elle en entrant. + +Et elle tomba étendue sur la terre froide. + +Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure +apparut, livide et surprise, celle d'un homme de grande taille, couvert +d'un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et +de rage. C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regardèrent. + +--Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec +peine, serais-tu royaliste, par hasard? + +Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l'un par +l'autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et +s'approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre +le juge et le capitaine. Le premier prit la parole. + +--N'êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l'heure? + +--C'est lui, dirent les gens de sa suite tout d'une voix, l'autre est +échappé. + +Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui formaient le mur +chancelant de la case: s'enveloppant dans son manteau comme un ours +acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire +diversion et s'assurer un moment de réflexion, il répondit avec une +voix forte et sombre: + +--Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un +homme mort! + +Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain, +agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient +fermés; il l'approcha du brasier, dont la lueur l'éclaira. + +--Ah! grand Dieu! s'écria Laubardemont s'oubliant par effroi, Jeanne +encore! + +--Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant +de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la +tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille; +ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte. + +Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se +courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à +demi-voix: + +--Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te +dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je suis ton fils. + +Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour +de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer +à quelques pas, il répondit d'une voix très basse: + +--Livre-moi le traité, et tu passeras. + +--Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche, je t'appellerai mon +père tout haut. Que dira ton maître? + +--Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie. + +--Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l'avoir donnée. + +--Toujours le même, brigand? + +--Oui, assassin! + +--Que t'importe un enfant qui conspire? dit le juge. + +--Que t'importe un vieillard qui règne? répondit l'autre. + +--Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir. + +--Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter. + +--Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont. + +--Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge? + +Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en +lui frappant sur l'épaule: + +--Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l'...ami; est-ce que vous +le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est un bon garçon. + +--Moi! non! s'écria Laubardemont à haute voix, je ne l'ai jamais vu. + +Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne et la +petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec violence contre les +faibles planches qui formaient le mur, d'un coup de talon en jeta deux +dehors et passa par l'espace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de +la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec +violence. + +--Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s'écria le contrebandier; +tu casses ma maison! et c'est le côté du Gave. + +Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui +restaient, et se penchèrent sur l'abîme. Ils contemplèrent un spectacle +étrange: l'orage était dans toute sa force, et c'était un orage des +Pyrénées; d'immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de +l'horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en voyait pas +l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles et durables: seulement +la voûte flamboyante s'éteignait quelquefois tout à coup, puis +reprenait ses lueurs constantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait +étrangère à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce +ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un moment: +tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les +pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge +comme des blocs de marbre sur une coupole d'airain brûlant et simulant +au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient +comme des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave éblouissante. + +Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le +faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide; +ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un +énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient +briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base +et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la +nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en +tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver +encore; l'espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont. + +--J'enfonce! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le +traité. + +--Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge. + +--Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu. + +Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois +dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité +comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on +le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur +lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges. + +--Ah! misérable! tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais on ne m'a pas pris +le traité... je te l'ai donné... entends-tu... mon père! + +Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit +plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre +en s'y éteignant; on n'entendit plus que les roulements du tonnerre et +le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les +hommes groupés autour d'un cadavre et d'un scélérat, dans la chambre à +demi-brisée, se taisaient glacés par l'horreur, et craignaient que Dieu +ne vînt à diriger la foudre[21]. + + [21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une + punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque + façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre _Grandier_, dont + le sang crie vengeance?» (PATIN, lettre LXV, du 22 décembre 1631.) + + + + +CHAPITRE XXIII + +L'ABSENCE + + L'absence est le plus grand des maux, + Non pas pour vous, cruelle! + + LA FONTAINE. + + +Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel? +Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs, +soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil, +ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont +la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes, +ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de +passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des +cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que +les vents emportent sur leurs ailes? L'homme est un lent voyageur qui +envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination; +ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le +souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de +ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas, et où l'on +croit tout rencontrer à la fois. Il n'est pas un endroit de la terre, +sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec +indifférence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne +se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés, +avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de +nous-mêmes sur tous les écueils. + +Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées? +C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine +enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent +des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre +à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse. +Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment +arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque +patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII; +dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et +de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux +domaine de Hugues Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de +Saint-Germain. + +--Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage +vient du Midi? + +--Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d'Autriche, +appuyée sur le balcon. + +--C'est le côté du soleil, madame. + +--Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié, +mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d'heureux pour vous. +J'aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne. +Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander. + +En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin +passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite +nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes +de boutons de diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux +verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air +d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat auquel la cour +s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent un moment, et le prince +salua deux fois, pendant que le léger animal qu'il montait marchait +de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant +et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en +mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même +évolution en passant. La princesse Marie s'était d'abord jetée en +arrière, de peur que l'on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce +spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne +put s'empêcher de s'écrier: + +--Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n'y pas +songer. + +La Reine sourit: + +--Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire +un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses +grands yeux noirs en amande, au lieu d'accueillir toujours ces pauvres +étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à +présent. + +Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup d'éventail sur +les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher de sourire aussi; mais à +l'instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit +pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut +même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le +château. + +--Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour +être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman; +tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger +à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t'en avertis, +tu ne réussiras à rien, si ce n'est à maigrir, à être moins belle et à +n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s'est perdu. + +Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne +d'Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon, +et feignit de s'occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle +revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie +était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de +l'horizon, et l'orage qui s'étendait peu à peu. + +La Reine reprit avec un ton plus grave: + +--Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le +méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d'un grand péril; vous +aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se +sont pas accomplis comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de +l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison +mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et sans danger. + +--Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez +malheureuse? + +--Ne m'interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d'autres +yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser +d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai trop de raisons de ne pas +l'aimer! j'ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous +pourriez, ma chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à +vouloir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du +duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et à l'Espagne et rendit au +duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain, +fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez +bien jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici toutefois +que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune +homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner... + + [22] Le 19 mai 1632. + +--Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il l'a refusé... + +--Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu'il est +généreux et loyal; je veux croire que, contre l'usage de notre temps, +il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer +froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz, +dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fait +prendre à force ouverte? c'est ce que nous ne pouvons savoir plus que +lui! Dieu seul sait l'avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il +l'attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate +peut-être à l'heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De +quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réussir qu'à faire du mal, +car MONSIEUR va abandonner la conjuration. + +--Quoi! madame... + +--Ecoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai pas besoin de +m'expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l'a bien +jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c'est lui céder; +mais le traité d'Espagne a été signé: s'il est découvert, que fera +seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous +sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j'espère... + +--Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s'écria Marie affaiblie et +s'évanouissant à moitié. + +--Asseyons-nous, dit la Reine. + +Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre, elle poursuivit: + +--Sans doute MONSIEUR traitera pour tous les conjurés en traitant pour +lui, mais l'exil sera leur moindre peine, l'exil perpétuel. Voilà donc +la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague, +femme de M. Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé! + +--Eh bien, madame! je le suivrai dans l'exil: c'est mon devoir, je suis +sa femme!... s'écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l'y savoir +en sûreté. + +--Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie. +Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier +aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un +esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour +vous, et heureusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée. + +--Je suis à lui, madame, à lui seul... + +--Mais sans bénédiction, reprit Anne d'Autriche, sans mariage enfin: +aucun prêtre ne l'eût osé; le vôtre même ne l'a pas fait, et me l'a +dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la +bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu +vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées +sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos +de votre âge, délicieuses chimères d'un moment dont vous sourirez un +jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes +ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la +cour, il n'en est pas une qui n'ait eu, à votre âge, quelque beau songe +d'amour comme le vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit +indissolubles, et n'ait fait en secret d'éternels serments. Eh bien, +ces songes sont évanouis, ces noeuds rompus, ces serments oubliés; +et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des +honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs... +Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient pas +autant que vous, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère +enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c'est +ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait +votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre +existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos +sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure +nous domine malgré nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et +surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de +sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend +toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que +dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront +naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront +de sacrifices merveilleux, il suffira d'un laquais qui viendra vous +demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre +existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et votre position +qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites +d'amers reproches. + +Marie détourna la tête. + +--Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous +les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns +des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que +nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le +désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend +que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir de s'informer de ce +qu'on disait d'eux. Ce besoin de l'opinion générale est un bien, en ce +qu'il combat presque toujours victorieusement ce qu'il y a de déréglé +dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que l'on oublie +trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j'espère, en reprenant +son sort tel qu'il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait +de la raison, la satisfaction d'un exilé qui rentre dans sa famille, +d'un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée +par le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour ainsi +dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien +des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui +n'aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant +à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu'acquittée +envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales +qui vous étaient présentées. Eh! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant +si passionné? Il s'est élevé pour vous atteindre; mais l'ambition, qui +vous semble ici avoir aidé l'amour, ne pourrait-elle pas s'être aidée +de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses +ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans +ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé +de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen au lieu d'un but, que +diriez-vous? + +--Je l'aimerais encore, répondit Marie. Tant qu'il vivra, je lui +appartiendrai, madame. + +--Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m'y +opposerai. + +A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec +violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et +rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin, +Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La +Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans l'ombre près d'un +rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut +point d'abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant +quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la +princesse de Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris. + +--Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas, le Roi a voulu la +faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera. + +Puis, se tournant vers le prince Palatin: + +--Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous? + +--Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais. + +L'insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les +secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en +s'approchant de la Reine: + +--Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne. + +Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme +de Guémenée, qui était à ses côtés: + +--Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne! + +La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement +d'orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention +approbative pour la conversation qui suivit et qu'elle encourageait. + +La princesse de Guémenée se récriait: + +--Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête. +Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière, +après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de +Nemours, n'épouser qu'un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où +allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra. + +Mazarin ajoutait d'un ton équivoque: + +--Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable, +profond! cela peut-il se croire? + +Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la +nouvelle couronne. + +--Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs, dit-elle; voyons, +donnez votre front, Marie... + +Mais elle va à ravir, continua-t-elle. + +--On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal. + +--Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât sur ce front, dit le +prince Palatin. + +Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait encore sur les +joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à +travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d'une excessive rougeur, +elle se sauva en courant dans les appartements. + +On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à +l'ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre. + + + + +CHAPITRE XXIV + +LE TRAVAIL + + Peu d'espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au + fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant + trauaillé. + + PHILIPPE DE COMINES. + + +Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était +dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues +du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on +s'occupait peu des Français, toutes les communications étant libres +vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l'armée française +tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui +annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence; +on n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne +voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche +toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes +des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent +presque en même temps le _boute selle_ et _à cheval_. Tous les +factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille, +portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la +main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter. +De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient +dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille; +on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des +escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions. +Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux +s'éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était +debout. + +Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l'une des +dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite +pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux +ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval +attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars. + +A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on +l'aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de +plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris +bientôt qu'il la blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par +une résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'horreur qu'il +avait de l'entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d'Effiat +lui avait ouvert son coeur et confié tout son secret, il avait vu +clairement que toute remontrance était inutile auprès d'un jeune homme +aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars +ne lui avait dit, il avait vu dans l'union secrète de son ami avec la +princesse Marie un de ces liens d'amour dont les fautes mystérieuses et +fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être +trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce +supplice impossible à supporter plus longtemps d'un amant, maître adoré +de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître +devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des +mariages que l'on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son +entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d'aller +dans ses projets jusqu'à l'alliance étrangère. Il avait évoqué les plus +graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que +de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son +ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui avait dit durement: «_Eh! vous +ai-je prié de prendre part à la conjuration?_» et lui, il n'avait voulu +promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses +forces contre l'amitié pour dire: «_N'attendez rien de plus de ma part +si vous signez ce traité._» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité, +et de Thou était encore là, près de lui. + +L'habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui +avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du +Cardinal-Duc, son indignation de l'asservissement des Parlements, +auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les +noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui +dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première +et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M. +de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail +toutes les confidences secondaires; et, depuis l'événement fortuit +qui l'avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se +regardait comme lié par l'honneur avec eux, et engagé à un silence +inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon +et Fontrailles; ils s'étaient accoutumés à parler devant lui sans +crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de +son ami l'entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible. +Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où +il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais +une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle. +Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de +faire signe de la vouloir reprendre. + +Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de +larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux +flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte +de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se +tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras +derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop lente à son +gré; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint: + +--Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n'importe! elle est +là, dans mon coeur. + +--Le temps est sombre, dit de Thou. + +--Dites que le temps s'avance. Il marche, mon ami, il marche; encore +vingt minutes, et tout sera fait. L'armée attend le coup de pistolet +pour commencer. + +De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait ses regards +tantôt sur la croix, tantôt au ciel. + +--Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice; je ne me repens +pas, mais que la coupe du péché a d'amertume pour mes lèvres! J'avais +voué mes jours à l'innocence et aux travaux de l'esprit, et me voici +prêt à commettre le crime et à saisir l'épée. + +Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars: + +--C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec l'élan d'un coeur +aveuglément dévoué; je m'applaudis de mes erreurs si elles tournent à +votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi +un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie. + +Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa +joue. + +--Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête! +Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous; +car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié. + +Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans +ses mains, et considéra la mèche fumante d'un air farouche. Ses longs +cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d'un jeune lion. + +--Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un +incendie que toutes les vagues de l'Océan ne sauraient éteindre; la +flamme va bientôt éclairer la moitié d'un monde, et il se peut qu'on +aille jusqu'au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse, +les vents qui t'agiteront sont violents et redoutables: l'amour et la +haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera +des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle, +brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre. + +De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait à voix basse: + +--Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le +méchant et l'impie! + +Puis, élevant la voix: + +--Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera +seule. C'est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt +pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons +sans l'étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu +changera le coeur du roi. + +--Voici l'heure, voici l'heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la +montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les +Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il +est là... Donnez ce pistolet. + +A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du +pistolet. + +--Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors. + +Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de +son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars. + +--De la Reine, monseigneur, dit-il. + +Cinq-Mars pâlit, et lut: + + + «MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS, + + «Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à + ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse + Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume + de Pologne à elle offert. J'ai sondé son âme; elle est bien + jeune encore, et _j'ai lieu de croire_ qu'elle accepterait la + couronne avec _moins d'efforts et de douleur que vous ne le pensez + peut-être_. + + «C'est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à + feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et + supplie d'agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse + de Mantoue des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi + le repos à son âme et la paix à notre cher pays. + + «La Reine, qui se jette à vos pieds, s'il le faut. + + «ANNE.» + + +Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier +mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le +remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la +même lettre: + + + «MADAME, + + «Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne + qu'après ma mort; je meurs. + + «CINQ-MARS.» + + +Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la +mettant de force dans la main du courrier: + +--A cheval! à cheval! lui dit-il d'un ton furieux: si tu demeures un +instant de plus, tu es mort. + +Il le vit partir et rentra. + +Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l'oeil +fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler. + +--De Thou! s'écria-t-il. + +--Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez +d'être grand, bien grand! sublime! + +--De Thou! cria-t-il encore d'une voix étouffée. + +Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné. + +Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats +où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les +pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone +torride, d'autant plus redoutables qu'elles laissent à l'horizon toute +sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur du +ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de même des grandes +passions: elles prennent d'étranges aspects, selon nos caractères; +mais qu'elles sont terribles dans les coeurs vigoureux qui ont conservé +leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le +désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils +se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si +le volcan va faire éclater la montagne, ou s'il s'éteindra tout à coup +dans ses entrailles. + +De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et +ses oreilles; il l'aurait cru mort si des torrents de larmes n'eussent +coulé de ses yeux; c'était le seul signe de sa vie: mais tout à coup +il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de +tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa +volonté. + +--Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux. +Mon ami, il est onze heures et demie; l'heure du signal est passée; +donnez pour moi l'ordre de rentrer dans les quartiers; c'était une +fausse alerte que j'expliquerai ce soir même. + +De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre: il sortit et revint +sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire +disparaître le sang de son visage. + +--De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez. + +--Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci. + +--Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus +parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous +mourrez, je vous en avertis. + +--Je reste, dit encore de Thou. + +--Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n'y pourrai +rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et +tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu'ils s'enfuient +sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie. +Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais, +quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de +ne point me frapper moi-même. + +A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s'élança +brusquement hors de sa tente. + +Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres discours. A +Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler +avec Joseph les intérêts de l'État, étaient encore assis ces deux +hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par +trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de +ses voyages que son maître était tranquille. + +Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et +entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois +jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge; +de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour +perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était +couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante. + +Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu'il avait +entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu'il avait +couru d'être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles: + +--Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être troublé jusqu'au +fond du coeur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et +menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s'offraient pour vous +poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous, +la moitié de l'armée et deux provinces; à l'étranger, l'Espagne et +l'Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des +combats, des poignards ou des canons!... + +Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit: + +--C'est un bien joli animal qu'un chat! c'est un tigre de salon: quelle +souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait +semblant de dormir pour que l'autre rayé ne prenne pas garde à lui, +et tombe sur son frère; et celui-là, comme il le déchire! voyez comme +il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il +le mangerait, s'il était plus fort! C'est très plaisant! quels jolis +animaux! + +Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit: + +--Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d'affaires +qu'après mon souper; j'ai faim maintenant et ce n'est pas mon heure; +mon médecin Chicot m'a recommandé la régularité, et j'ai ma douleur au +côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge: +à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me +ferai porter autour du jardin pour prendre l'air au clair de la lune; +ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et +à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres +d'arrestations, condamnations ou autres que j'aurai à vous donner pour +les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté. + +Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation +uniforme, altérée seulement par l'affaiblissement de sa poitrine et la +perte de plusieurs dents. + +Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa +avec la plus grande tranquillité, et quand l'horloge frappa huit heures +et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu'il fut assis près de +la table: + +--Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi pendant plus de +deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon +même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit +par ce trait; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait +un pas digne d'un véritable homme d'Etat? Le Roi, MONSIEUR, et tous +les autres, n'ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et +ne m'ont seulement pas enlevé un homme. Il n'y a que ce petit Cinq-Mars +qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu'il a fait était conduit +d'une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait +des dispositions; j'en aurais fait mon élève sans la roideur de son +caractère; mais il m'a rompu en visière, j'en suis bien fâché pour lui. +Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent +tirons le filet. + +--Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait +involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le +trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos +troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse +est furieuse, et que le Roi n'est pas sûr? + +Le Cardinal regarda l'horloge. + +--Il n'est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai +déjà dit que je ne m'occuperais de cette affaire qu'à neuf heures. +En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire +ce que j'ai à vous dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. Il reste +encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Urbain +Grandier; c'était un homme d'un vrai génie que cet Urbain Grandier, +ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres +juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme +contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet +horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une +plume et écrivez à M. l'évêque de Poitiers: + + + «MONSEIGNEUR, + + «Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon + soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court + délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin, + pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de + quelques criminelles intentions envers l'Etat.» + + +Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber une tête au +geste de son maître. + +Le Cardinal lui dit en signant la lettre: + +--Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils disparaissent; car il +est important d'effacer toutes les traces de cet ancien procès. La +Providence m'a bien servi en enlevant tous ces hommes; j'achève son +ouvrage. Voici tout ce qu'en saura la postérité. + +Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la +possession et les sortilèges du magicien[23]. + + [23] Voyez les Mémoires de Richelieu, _Collection des Mémoires_, t. + XXVIII. p. 139. + +Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher de regarder +l'horloge. + +--Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh +bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n'ai pas +mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j'ai laissé aller ces +pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te +rassureraient si tu les connaissais. D'abord, dans ce rouleau de bois +creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron. Je suis très +satisfait de Laubardemont: c'est un habile homme! + +Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph. + +--Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l'a arraché; il +est vrai qu'il l'a laissé mourir, et sous ce rapport on n'a pas à se +plaindre; mais enfin il était l'agent de la conjuration: c'était son +fils. + +--Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d'un air sévère; oui, car vous +n'oseriez pas mentir avec moi. Comment l'avez-vous su? + +--Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils +comparaîtront. + +Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta: + +--Donc nous allons l'employer encore à juger nos conjurés, et ensuite +vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne. + +Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua: + +--Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval? + +--Ils n'y sont pas tous. Lis cette lettre de MONSIEUR à Chavigny; il +demande grâce, il en a assez. Il n'osait même pas s'adresser à moi le +premier jour, et n'élevait pas sa prière plus haut que les genoux d'un +de mes serviteurs[24]. + + [24] COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU + CARDINAL DE RICHELIEU. + + _A Monsieur de Chavigny._ + + «Monsieur de Chavigny, + + «Encore que je croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et + que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous + prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et + d'attendre cet effet de la véritable affection que vous avez + pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre + colère. Vous sçavez le besoin que j'ai que vous me tiriez de la + peine où je suis. Vous l'avez déjà fait deux fois auprès de Son + Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous + donnerai de pareils employs. + + «GASTON D'ORLÉANS.» + +Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé celle-ci à +moi-même[25], et une troisième pour le Roi. + + [25] _A Son Excellence le Cardinal-Duc._ + + «Mon Cousin, + + «Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus + coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu'il recevoit de + Sa Majesté m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses + artifices; mais c'est pour vous, mon Cousin, que je conserve + mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d'un + véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je + dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la + sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de + vos amis, et avec la mesme passion que je suis, + + «Mon Cousin, + + «Votre affectionné Cousin, + + «GASTON.» + +Son projet l'étouffait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne m'apaise +pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je +le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26]. + + [26] _Réponse du Cardinal._ + + «Monsieur, + + «Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue + et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce + monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour + vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à + elle d'achever. C'est tout ce que je puis vous dire. + +Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de +Sedan et général en chef des armées d'Italie, il vient d'être saisi par +ses officiers au milieu de ses soldats, et s'était caché dans une botte +de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins. +Ils s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne +leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant +à MONSIEUR, n'agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant +j'ai permis qu'on eût l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à +onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi +me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les +livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s'est +fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant +ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de +vous; vous vous négligez. + +--Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu de peines pour +découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l'ai su qu'en +risquant ma vie entre ces deux jeunes gens... + +Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond de son fauteuil. + +--Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte, +Joseph, et je pense que c'est la première fois de ta vie que tu aies +entendu parler d'amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph? et, +dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t'en +fasses une idée très belle. + +Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin +interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand seigneur qu'il +prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles +expressions par les lèvres les plus impures: + +--Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour selon tes idées. +Qu'est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe +ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n'a fait toutes ces +petites conjurations que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes +oreilles indignes. Voyons, qu'est-ce que l'amour? Moi, d'abord, je n'en +sais rien. + +Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l'oeil stupide de +quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit +enfin d'une voix traînante et nasillarde: + +--Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en +vérité, monseigneur, je vous avoue que je n'y avais jamais réfléchi +jusqu'ici, et j'ai toujours été embarrassé pour parler à une femme; +je voudrais qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois +pas à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des secrets, +comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis +trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté +avec beaucoup d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces +conspirateurs. Nous n'avons pas manqué le _merveilleux_[27], cette +fois, comme pour le siège d'Hesdin; il ne s'agira plus que de trouver +une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l'exécution. + + [27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d'Hesdin, + le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du + Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le + père Joseph vouloit ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le + ministre. + + (_Mémoires pour l'histoire du Cardinal de Richelieu._) + +--Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me +rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop +fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous +occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part +tout à l'heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger +et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler, cette affaire est trop +petite pour moi: c'est un caillou sous mes pieds, auquel je n'aurais +pas dû penser si longtemps. + +Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré +d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme d'un présent à sa +disposition, et du présent comme d'un passé qu'il ne craignait plus. Il +ne savait s'il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur +à l'humanité. + +Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et, +heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à +courir les risques de tomber, s'écria d'un air fort troublé: + +--Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le +camp en rumeur et vos ennemis à cheval... + +--Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant +son tabouret; vous me paraissez manquer de calme. + +--Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert? + +--Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph. + +--Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient. + +--En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en regardant +l'horloge; je ne l'attendais que dans deux heures. Sortez tous deux. + +Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait +l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du +Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi +parut. + +Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de +l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira +et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s'était levé avec la plus +grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses +jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d'aider le prince à +s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand +fauteuil garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé +pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait +sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et +seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante: + +--Je m'en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m'en vais à Dieu: je +m'affaiblis de jour en jour; ni l'été ni l'air du Midi ne m'ont rendu +mes forces. + +--Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà +conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu'il me restera la tête +pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service. + +--Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter: le coeur pour +m'aimer, dit le Roi. + +--Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant +le sourcil et se mordant les lèvres par l'impatience que lui donnait ce +début. + +--Quelquefois j'en doute, répondit le prince; tenez, j'ai besoin de +vous parler à coeur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il +y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans: jamais +je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si +quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions +contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir. + +C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles, +qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils +n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion +par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il +avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin +de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter +l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations +qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi. + +--Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous +ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours +à l'esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne +puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain +Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre +haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre. + +--N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules +fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait +être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles +et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut +être regardé comme coupable, à nommer _magie_ des crimes dont le nom +révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dangereux +mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces +impuretés... + +--Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête +et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage; +je vous conçois, ces tableaux m'offenseraient; j'approuve vos motifs, +c'est bon. On ne m'avait pas dit cela; on m'avait caché ces vices +affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes? + +--Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse +Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien +je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l'avouer, c'est à elle +que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les +yeux sur l'évêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, pour +l'approcher d'elle. Combien j'ai souffert lorsqu'elle me força de la +combattre dans l'intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut +fait pour vous, je n'en eus et n'en aurai jamais aucun scrupule. + +--Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume. + +--Eh! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en +donna l'exemple; c'est sur le modèle de toutes les perfections que nous +réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre +mère ne sont pas encore élevés, Dieu m'est témoin que ce fut dans la +crainte d'affliger votre coeur et de vous rappeler sa mort, que nous +en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m'est permis +de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis, +quand nous l'y verrons déposée, si la Providence m'en laisse la force. + + [28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa + mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit: + + «Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer + d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu + n'a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de + la laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère, + lorsqu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu + a commis le soin du bien général d'un royaume doivent toujours le + préférer à toutes les obligations particulières.» + + (_Relation de M. de Fontrailles._) + +Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid, +et le Cardinal, jugeant qu'il n'irait pas plus loin pour ce soir dans +la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des +diversions et à attaquer l'ennemi en face. Continuant donc à regarder +fixement le Roi, il dit froidement: + +--Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort? + +--Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j'ai bien entendu parler de +conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n'ai +rien ordonné contre vous. + +--Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j'en dois +croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l'on se soit +trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner? + +--Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien +de prendre garde à MONSIEUR... + +--Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu'il +vient de m'envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable +envers Votre Majesté même. + +Le Roi, étonné, lut: + + «MONSEIGNEUR, + + «Je suis au désespoir d'avoir encore manqué à la fidélité que je + dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d'agréer que + je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de + soumission et de repentance. + + «Votre très humble sujet, + + «GASTON.» + +--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Louis; osaient-ils s'armer +contre moi-même aussi? + +--_Aussi!_ dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il +reprit:--Oui, Sire, aussi; c'est ce que me ferait croire jusqu'à un +certain point ce petit rouleau de papiers. + +Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un morceau de bois de +sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi. + +--C'est tout simplement un traité avec l'Espagne, auquel, par exemple, +je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les +vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté, +le nombre des troupes, les secours d'hommes et d'argent. + + [29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la + _Relation de Fontrailles_. V. les notes. + +--Les traîtres! s'écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon +frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon... + +--Oui, Sire. + +--Ce sera difficile au milieu de son armée d'Italie. + +--Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il +pas un autre nom? + +--Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant. + +--Précisément, Sire, dit le Cardinal. + +--Je le vois bien... Mais je crois que l'on pourrait... + +--Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix tonnante, il faut +que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à cheval à la tête de +son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l'enfant à l'homme ou +l'homme à l'enfant, il n'y a pas de milieu. + +--Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi. + +--Sa tête et celle de son confident. + +--Jamais... c'est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant +dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu. +Il est mon ami aussi bien que vous; mon coeur souffre de l'idée de sa +mort. Pourquoi aussi n'étiez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi +cette division? C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez fait mon +désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes! + +Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être +versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le suivait des yeux +comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment +pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus +longtemps. + +--Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous +vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la +bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l'Église vous +ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce +que vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par vous +de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent +m'apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup +de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs +fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore; +et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la France à +l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de mes vingt années, +soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de +l'État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue +éteinte par votre père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est +elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat? +où donc est votre massue? + +Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses +mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit: + +--Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour moi que +je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu'un tel +adversaire m'importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient +que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État +dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans +que je connais votre cour je ne suis pas sans m'être assuré quelque +retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever +les six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux +spectacle pour moi que celui d'un tel règne! Que répondrez-vous, par +exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne +pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire, +comme ils l'osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous +les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté, +nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est +la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront +délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour +gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans doute comme +domaine originaire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant de +papiers. + + [30] _Mémoires de Sully_, 1595. + +En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait +presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des +portefeuilles sans nombre. + +Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de +ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une +résolution par crainte d'en prendre une autre. + +--Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi +seul. + +--A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les +affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon +travail ordinaire. + +--Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je +donnerai mes ordres. + +--Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous +arrête, vous m'appellerez. + +Il sonna: à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal, +quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil +et sa personne dans un autre appartement; car, nous l'avons dit, il ne +pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les +secrétaires, il dit à haute voix: + +--Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté. + +Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d'avoir une +fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l'ouvrage politique. +Il fit le tour de l'immense table, et vit autant de portefeuilles que +l'on comptait alors d'Empires, de Royaumes et de Cercles dans l'Europe; +il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait +celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout +était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque +note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut +parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment +avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour +Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout +était confusion: sur des édits de bannissements et d'expropriation +des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec +Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire; des notes +sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert, +étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la +cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils +renfermaient et la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque +phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaient ces mots: +«_Sur quatre lignes de l'écriture d'un homme, on peut lui faire un +procès criminel_». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre +les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés; la +division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef; +le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé +sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son +front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés +autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se +trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise. + +Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre +époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et +propres à lui montrer son véritable noeud et ce que l'on avait tenté +contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une +taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le +cabinet: c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en +saluant: + +--Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il. + +--D'Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province +d'Espagne. + +--De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons +à l'instant. Et il lut: + +«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves, +royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation +et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...» + +--Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi? + +--Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il +y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur +le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée. + +--La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n'a donc plus pour +premier ministre le Comte-Duc? + +--Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la +déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique, +contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes +_sacrilèges_ et _excommuniées_. Le roi de Portugal... + +--Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un +révolté. + +--Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller +d'Etat, envoie à la PRINCIPAUTÉ de Catalogne son neveu, D. Ignace +de Mascarenas, pour s'emparer de la protection de ce pays (et de sa +souveraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de +reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan. + +--Eh bien, qu'importe? dit Louis. + +--Les Catalans ont le coeur plus français que portugais, Sire, et +il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de +Portugal. + +--Moi, soutenir des rebelles! vous osez! + +--C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat; +l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M. +d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à +nos Huguenots. + +--C'est bon; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi. + +--Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes +d'Aragon marchent contre eux... + +--Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis +XIII. + +Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécontent et découragé. +A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes +britanniques. + +--Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires +d'Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte +d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince +Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable +à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui +les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne. +Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en +Hollande. + +--Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre, dit Louis. Mais +il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du +Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d'Angleterre, +il avait écrit de sa main: + +«Faut réfléchir longtemps et attendre:--les Communes sont fortes;--le +Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront. + +«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir +Vincennes, et a dit qu'on «_ne devrait jamais frapper les princes qu'à +la tête_. REMARQUABLE», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce +mot, y substituant: «REDOUTABLE». + +Et plus bas: + +«Cet homme domine Fairfax;--il fait l'inspiré; ce sera un grand +homme.--Secours refusé;--argent perdu.» + +Le Roi dit alors:--Non, non, ne précipitez rien, j'attendrai. + +--Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier +retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d'un +an. + +--En sont-ils là? demanda Louis. + +--Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la +main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit. + +--Mais un moment de bonheur peut tout sauver! + +--Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny +respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser. + +--Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d'humeur. + +Le secrétaire d'Etat sortit lentement. + +Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant +qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de +papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant partout +des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les +ressources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de place, se +courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y +trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son +royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous +chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre +les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur +des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre +sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade +fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son coeur. + +--Richelieu! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette; +qu'on appelle le Cardinal! + +Et il tomba évanoui dans un fauteuil. + +Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et +les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un +instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses +paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre +avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme +le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux +étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put +l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue: + +--Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous? + +Louis, renversé sur l'oreiller, entr'ouvrit les yeux et le regarda, +puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux +yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette +calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui +représentait un esprit infernal. + +--Régnez, dit-il d'une voix faible. + +--Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implacable +ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince, +comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières +lueurs de la volonté d'un mourant. + +--Régnez, répéta le Roi en détournant la tête. + +--Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté, +de les prendre morts ou vifs». + +Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa +tomber sa main sur le papier fatal, et signa. + +--Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il. + +--Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand +politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des +garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte. + +«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne +quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses +gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31].» + + [31] _Manuscrit de Pointis_, 1642, no 183. + +De plus: + +«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage +entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son +attachement[32].» + + [32] _Mémoires d'Anne d'Autriche_, 1642. + +--Mes enfants! s'écria Louis relevant sa tête, vous osez... + +--Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu. + +Le roi signa. + +--Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement. + +Ce n'était pas fini: une autre douleur lui était réservée. + +La porte s'ouvrit brusquement et l'on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, +cette fois, le Cardinal qui trembla. + +--Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour +appeler. + +Le Grand-Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans +daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis +XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir +sa sentence de mort. + +[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.] + +--Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car +j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus +douce. + +--Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait +de telles choses? + +--Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous +venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux +pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre. + +Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu'il +n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec +mépris: + +--Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas +vaincu. + +Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit. + +--Et quels sont vos complices? dit-il. + +Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit les lèvres pour +parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice +inconnu à tous les hommes. + +--Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince. + +Et il sortit de l'appartement. + +Il s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et +Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit: + +--Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter. + +Tous se regardèrent sans oser l'approcher. + +--Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis +sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi. + +--Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez +vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne. + +--Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce +dévouement je le devine. + +--Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant +et se jetant dans ses bras. + + + + +CHAPITRE XXV + +LES PRISONNIERS + + J'ai trouvé dans mon coeur le dessein de mon frère. + + PICHALD, _Léonidas_. + + Mourir sans vider mon carquois! + Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange + Ces bourreaux barbouilleurs de lois! + + ANDRÉ CHÉNIER. + + +Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque +année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect +sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une +sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait +son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme +une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la +route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on, +à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée, formant comme +l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des +hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de +piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de +Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville, +et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et, +sous Louis XIII, une prison d'État. Une seule tour colossale, où le +jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait +l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs +épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes +de la roche immense et perpendiculaire. + +Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut +bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant +Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à +sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône +à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir +de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant +aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec +lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries +et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux +victimes dans la seconde, au bout d'une longue chaîne. + +Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles +étaient dépouillées de leur tente, et l'on voyait dans l'une Richelieu, +pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les +deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l'un sur +l'autre, et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les +soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir +l'inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor +et Pollux: des chrétiens n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y +voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c'était le premier +ministre qui passait. + +En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les +conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi, +en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu +mettre sa tombe. + +«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année, +contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l'on avait bâti une +chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le +fond étant d'or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même +façon; à la proue et à l'arrière du bateau, il y avait quantité de +soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d'or, +d'argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son +Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le +cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y +étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes en d'autres bateaux. +Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers, +et après montait un autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers +pour les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on mettait des +soldats en icelle, pour voir s'il y avait des gens suspects; et n'y en +rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux +bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et +de soldats bien armés. + +«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était +attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars, +gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence. +Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la +vaisselle d'argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et +soldats. + +«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de +chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais; +il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les +villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir +d'ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de +celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit +que tout jouait à mieux faire.» + + * * * * * + +Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout +semblait sommeiller dans l'inexpugnable tour des prisonniers, la porte +de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le +seuil parut un homme vêtu d'une robe brune ceinte d'une corde, ses +pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main: +c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla +en silence l'appartement du Grand-Ecuyer. D'épais tapis, de larges et +splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas +rouge était préparé, mais le captif n'y était pas; assis près d'une +haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une longue robe grise +de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés +sur une petite croix d'or, à la lueur tremblante d'une lampe, il +était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le +loisir d'approcher jusqu'à lui et de se placer debout face à face du +prisonnier avant qu'il s'en aperçût. Enfin il leva la tête et s'écria: + +--Que viens-tu faire ici, misérable? + +--Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d'une voix très basse le +mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je +viens pour vous dire d'importantes choses: écoutez-moi; j'ai beaucoup +pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments +sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on +va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre +ami: cela ne peut manquer parce qu'il faut que tout se termine le même +jour. + +--Je le sais, dit Cinq-Mars, et j'y compte. + +--Eh bien! je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai beaucoup +réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous proposer des choses +qui vous seront agréables. Le Cardinal n'a pas six mois à vivre; ne +faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez +où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où +je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher +ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près +de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous +serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez +cardinal. + +L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre +un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la +hauteur de ses méditations. Tout ce qu'il put dire fut: + +--Votre bienfaiteur! Richelieu! + +Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui: + +--Il n'y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts, +voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus +reconnaissant qu'un cheval monté par un écuyer ne l'est d'être préféré +aux autres. Mon allure lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent il +me convient de le jeter à terre. + +«Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé, je le vois bien, +en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j'ai des +moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je +ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d'autres +hommes qu'il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du +Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là-bas au-dessus de l'eau. +Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J'envoie un médecin, un +empirique qui m'appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants +de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera +un remède universel et éternel. + +--Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun +homme n'est semblable à toi; tu n'es pas un homme! tu marches d'un +pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles +pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les coeurs des +amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l'âme +tourmentée d'un damné. + +--Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités +sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être ni damnation ni âme. Si +celles des morts revenaient se plaindre, j'en aurais mille autour de +moi, et je n'en ai jamais vu, même en songe. + +--Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix. + +--Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n'y a point de monstre ni +d'homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous +nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes +peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu +et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit, +pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut +point se mêler d'agir sur les hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus +raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est +possible que l'âme n'existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais, +relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu'il faut +satisfaire. + +--Je respire! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu! + +Joseph poursuivit: + +--Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc +tout sacrifier à cette idée! + +--Malheureux! ne me confondez pas avec vous! + +--C'est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous +voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre. + +--Misérable! c'était par amour... + +--Non! non! non! non!... Ce n'est point cela. Voici encore des mots; +vous l'avez cru peut-être vous-même, mais c'était pour vous; je vous +ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes +tous les deux; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre: elle ne songeait +qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour s'entendre dire +qu'on est parfait et se voir adorer qu'on veut être aimé, c'est encore +et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu. + +--Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de nous faire +mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes; +quel démon t'a enseigné ton horrible analyse des coeurs? + +--La haine de tout ce qui m'est supérieur, dit Joseph avec un rire bas +et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m'ont +rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il +y a un ver qui rampe au coeur de tous ces beaux fruits. + +--Grand Dieu! l'entends-tu? s'écria Cinq-Mars, se levant et étendant +ses bras vers le ciel. + +La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et +surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d'un astre +inconnu donner d'autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos +regards; les méditations de l'éternité, et (le dirons-nous?) de grands +efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles +et pour diriger vers Dieu toute cette force d'aimer qui l'avait égaré +sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et, +semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son +âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l'influence mystérieuse +de la mort. + +--Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes, +suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies, +l'une égoïste et sanglante, l'autre dévouée et sans tache; la leur +soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l'amour. Regarde, +Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien +criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne +donne qu'un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise. + +Joseph l'interrompit durement en frappant du pied. + +--Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m'apprendrez si vous +voulez m'aider, et je vous sauverai à l'instant. + +--Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d'Effiat, je ne +m'associerai à toi et à un assassinat! Je l'ai refusé quand j'étais +puissant, et sur toi-même. + +--Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent. + +--Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu'il serait avec +une femme qui ne me comprit pas, m'aima faiblement et me préféra une +couronne? Après son abandon je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme +l'Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime! + +--Inconcevable folie! dit le capucin en riant. + +--Tout avec elle, rien sans elle: c'était là toute mon âme. + +--C'est par entêtement et par vanité que vous persistez; c'est +impossible! reprit Joseph: ce n'est pas dans la nature. + +--Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du +moins celui de mon ami? + +--Il n'existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que... + +Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant. + +--Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son oeuvre... +il tient à vous par amour-propre d'auteur... Il était habitué à vous +sermonner, et il sent qu'il ne trouverait plus d'élève si docile à +l'écouter et à l'applaudir... La coutume constante lui a persuadé +que sa vie tenait à la vôtre... c'est quelque chose comme cela... il +vous accompagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous +verrons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait su la +conjuration. + +--Il ne le niera pas! s'écria impétueusement Cinq-Mars. + +--Il la savait donc? vous l'avouez, dit Joseph triomphant; vous n'en +aviez pas encore dit si long. + +--O ciel! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête. + +--Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre. + +D'Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit: + +--Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être +l'amour égaré un moment... + +--Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable +à un coeur, répondit le prisonnier, sauve-le; c'est le plus pur des +êtres créés. Mais fais le emporter loin d'ici pendant son sommeil, car, +s'il s'éveille, tu ne le pourras pas. + +--A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c'est vous et +votre faveur qu'il me faut. + +L'impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu'il +regardait d'un air terrible: + +--Je l'abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en +soulevant une tapisserie qui séparait l'appartement de son ami du sien; +viens et doute du dévouement et de l'immortalité des âmes... Compare +l'inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de +ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au +sommeil du juste. + +Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux +encore devant un prie-Dieu surmonté d'un vaste crucifix d'ébène; il +semblait s'être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était +élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme +et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du +siège. + +--Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli +à ses affreux propos le nom céleste qu'il prononçait habituellement +chaque jour. + +Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses +yeux, comme ébloui par une vision du ciel... + +--Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la +main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait +si j'y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l'opium pour +calmer... + +Mais il ne s'agit pas de cela: dites oui ou non. + +--Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule; je ne veux +point de la vie et ne me repens pas d'avoir perdu une seconde fois de +Thou, car il n'en aurait pas voulu au prix d'un assassinat: et quand il +s'est livré à Narbonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon. + +--Réveillez-le donc car voici les juges, dit d'une voix aigre et riante +le capucin furieux. + +En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par +un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs +longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent +et s'assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre; +c'étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette +sombre et solennelle affaire.--Tous hommes sûrs et de _confiance_ +pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis +et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon +lui-même, _pour éviter_, dit-il dans les instructions ou ordres +qu'il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «_pour éviter toutes les +accroches qui arriveront s'il n'y est point. M. Marillac_, ajoutait-il, +_fut à Nantes au procès de Chalais_. M. de Château-Neuf, à Toulouse, +à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès +de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence qu'ont ces messieurs des +formes de justice est tout à fait nécessaire.» + +Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça +qu'il avait ordre de ne point paraître, de peur d'être influencé par le +souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que +seul à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapidement, +reçu les lâches dépositions du duc d'Orléans, à Villefranche, en +Beaujolais, puis à _Vivey_[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste +prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au +milieu de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé par +les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à +Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette +docilité, on l'avait exempté en forme des confrontations trop +pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et +les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur +travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les +jeunes coupables que l'on ne voulait pas sauver.--L'histoire ne nous a +conservé que les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre +Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement +dit qu'ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents. +Le rapporteur conseiller d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en +tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l'oreille avec une +politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec +une ironie féroce. + + [33] Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. de + Villeroy, dit Montrésor. + +Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l'on se tut +pour écouter la réponse du prisonnier. + +Il parla d'une voix douce et calme. + +--Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en appeler au +Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu'il y a parmi +eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier +lui-même, que j'ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai +bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la +conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir. +Je n'ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes, +vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête +homme de France, et qui ne meurt que pour moi. + +--Qu'on l'introduise, dit Laubardemont. + +Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'amenèrent. + +Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres, +et embrassant Cinq-Mars: + +--Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner +le ciel et le bonheur éternel. + +--Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la +bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration. + +De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble, toujours avec un +demi-sourire et les yeux baissés: + +--Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais +que le témoignage d'un accusé ne peut condamner l'autre. Je pourrais +répéter aussi ce que j'ai déjà dit, que l'on ne m'aurait pas cru si +j'avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie +et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j'ai bien envisagé +l'une et l'autre, j'ai connu clairement que, de quelque vie que je +puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la +perte de M. de Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa +conspiration; j'ai fait mon possible pour l'en détourner.--Il m'a +cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu trahir; c'est +pourquoi je me condamne par les lois qu'a rapportées mon père lui-même, +qui me pardonne, j'espère. + +A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. + +Cinq-Mars s'écriait: + +--Ami! ami! que je regrette ta mort que j'ai causée! Je t'ai trahi deux +fois, mais tu sauras comment. + +Mais de Thou l'embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux +en haut: + +--Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant +je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je +vous aime! Qu'avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le +bonheur de mourir ensemble? + +Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient +avec surprise. + +--Ah! si l'on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée +(c'était le vieux Grandchamp, qui s'était glissé dans la chambre, et +dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur +de tous ces hommes noirs! disait-il. + +Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se +tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière +où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire +attention à ce qui se passait dans la chambre. + +Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à +s'attendrir, dit à haute voix: + +--Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Cardinal, on va +mettre ces deux messieurs à la gêne, c'est-à-dire la question ordinaire +et extraordinaire. + +Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les +bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent. +Le premier porta involontairement la main à son front. + +--Sommes-nous ici à Loudun? s'écria le prisonnier. + +Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et +reprit d'un ton calme en regardant les juges: + +--Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma +condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J'ai +tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand +coeur: la question n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à +des âmes comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par les +souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté +et à l'heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu'il +fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous +avons ce que nous voulons. + +--Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe, +messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le +demandons. + +--Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces tortures infâmes +pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà, martyr volontaire de +l'amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d'importants secrets: +mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les +plus vils malfaiteurs. + +--Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des +mêmes douleurs que lui; je ne l'ai pas suivi si loin pour l'abandonner +à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour +l'accompagner jusque dans le ciel. + +Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre Laubardemont +et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n'arrachât le récit +de son entretien, n'était pas d'avis de donner la question; l'autre +ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l'exigeait +impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres +secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait +soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du +juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l'humanité quand il +finit par ces paroles prononcées à voix basse: + +--Je connais leurs secrets; nous n'avons pas besoin de les savoir, +parce qu'ils sont inutiles et qu'ils visent trop haut. M. le Grand +n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre la Reine; c'est ce qu'il vaut +mieux ignorer. D'ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils +se tairaient, l'un par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les: la +torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher; +cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître. + +Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent +pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à +Laubardemont: + +--Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore +avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans +la tour du Nord. + +C'étaient les trois juges d'Urbain Grandier. + +Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le +maître des requêtes ébahi. + +A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de +ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la +main, lui dit: + +--Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai +quelque chose; au nom de votre mère, venez... + +Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même +instant. + +--Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant; +hélas! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer qu'aujourd'hui? Cher Henri, +votre mère, votre frère, votre soeur, sont ici cachés... + +--Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp; venez sur la +terrasse, monseigneur. + +Mais le vieux prêtre retenait son élève en l'embrassant. + +--Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce. + +--Je la refuserais, dit Cinq-Mars. + +--Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou. + +--Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent. + +En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph +et Laubardemont manquaient. + +--Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux commissaires, je suis +heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la +grâce de tous les conjurés. J'ai vu chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même. +Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas défav... + +--Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises. + +Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans +la chambre. + +M. de Thou, entendant que l'on appelait le greffier criminel +du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa éclater +involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se +virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la +mort; et s'avançant au devant de cet homme, il s'écria: + +--_Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!_ + +Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour +entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné. D'Effiat demeura debout, +mais on n'osa le contraindre. + +L'arrêt leur fut prononcé en ces mots: + +«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de +lèse-majesté, d'une part; + +«Et messire Henri d'Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé +de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq +ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de +Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d'autre part; + +«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur +général du Roi, à l'encontre desdits d'Effiat et de Thou, informations, +interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies +reconnues du traité fait avec l'Espagne; considérant, la chambre +déléguée: + +«1º Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes, +est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme +criminel de lèse-majesté; + +«2º Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort +contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l'État; + +«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d'Effiat +et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir: + +«Ledit d'Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises, +ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l'Etat; + +«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises; + +«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et +dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée +sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des +Terreaux de cette ville; + +«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles +et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus +immédiatement de la couronne, réunis au domaine d'icelle; sur iceux +préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à oeuvres +pies.» + +Après la prononciation de l'arrêt, M. de Thou dit à haute voix: + +--Dieu soit béni! Dieu soit loué! + +--La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars. + +Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des +Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion +qu'il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt +des marchands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les gardes +du corps, silencieux et les larmes aux yeux. + +--Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles; +mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas +la mort. + +Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces +gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le +visage de leurs manteaux. + +--Les cruels! dit l'abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux, +il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser +entrer en ce moment?... + +--Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car, +depuis deux mois, aucun étranger n'a eu permission d'entrer ici... + + * * * * * + +Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées: + +--Sur la terrasse, au nom du ciel! s'écria encore Grandchamp. Et il +y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en +boitant. + +--Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une +gravité pleine d'indulgence. + +--Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique. + +Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il +paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les +montagnes découpaient durement leurs formes d'un bleu foncé; les vagues +de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre, +étaient encore voilées par une légère vapeur qui s'élevait aussi de +Lyon et dérobait à l'oeil le toit des maisons. Les premiers jets de la +lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés +du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l'hôtel de ville +et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des +Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise, +étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le bruit des +carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient +silencieux. + +--Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des +plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah! +mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles +qui nous ont amenés ici! + +Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse +pour regarder du côté de la rivière. + +--Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l'abbé. + +--Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou. + +--N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l'autre rive, +une petite maison blanche entre la porte d'Halincourt et le boulevard +Saint-Jean? dit l'abbé. + +--Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de murailles +grisâtres. + +--Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché +en avant, comme un marin qui s'appuie sur la dernière planche d'une +jetée pour apercevoir une voile à l'horizon. + +--Chut! dit l'abbé, on parle près de nous. + +En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre +dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse. +Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers +l'avaient à peine remarquée jusque-là. + +--Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars. + +--Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est +la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, +et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par +semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre +là-bas. + +Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à +jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de leur situation. +Elle s'avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus +d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source +inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une +profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un +moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement +semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait +tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et +trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire +rejaillir en écume à une grande hauteur. + +--Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant. + +--J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l'air, dit +Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal. + +Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie. + +La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit +un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges +rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues +parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois +en criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont. + +Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula. + +--Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l'avait +ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs, +ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n'en serais pas +étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais +tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le +signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci, +monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont +préparés. + +L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna +du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards. + +--Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu'aucun des conjurés +n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus +à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez +d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour +vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous conduira au +supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête +quand il faudra commencer. + +Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que, +lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel +secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y +savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient +exilé; et, lorsque l'on avait su l'accommodement de MONSIEUR et du duc +de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres +ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette affaire, qui +compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était +même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et +son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d'_abolition_ +accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme MONSIEUR; que le +résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du +Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, +avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait +évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant généreusement de leur retraite +en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu +du camp de Perpignan. + +A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'empêcher d'oublier sa +résignation; et, serrant la main de son ami: + +--_Arrêter!_ s'écria-t-il; faut-il renoncer même à l'honneur de nous +être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion +de la postérité? + +--C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur +sa bouche; mais chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout. + +Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt +de la joie qu'ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le +soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans +contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieillards en +racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il +leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de +son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même +prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris +l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait +daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat +et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour +délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer +beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour +aider à ce dernier coup. + +--La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis, +et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver; +elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle +lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas. +Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, +ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords +éternels. + +--N'a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait +Cinq-Mars pâlissant. + +--Rien de plus, dit le vieillard. + +--Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer. + +--Personne, dit l'abbé. + +--Encore, si elle m'eût écrit! dit Henri à demi-voix. + +--Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme +confesseur, reprit de Thou. + +Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant +par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix +entrecoupée: + +--Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les +voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes... + +--Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître. + +--Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous +pas? Votre mère, vos soeurs, votre frère. + +En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l'éloignement +des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l'une d'elles, vêtue de +noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme +pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait +et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son coeur. + +Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent +un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura. + +--Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il. + +Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa +famille: + +--Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me +dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie +vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir. + +Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de +Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit +à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d'une grande dame tout +entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l'argent être +employé en oeuvres pieuses.» + +Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé, il écrivit une +lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit: +«_Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en +paradis._» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit +à haute voix le psaume _Miserere mei, Deus_, etc., avec une ardeur +d'esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si +violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et qu'il alloit +sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les +faisoit tous frémir de respect et d'horreur.» + + [34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée, + dans les notes à la fin du volume. + + * * * * * + +Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans +la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on +vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes +d'infanterie et de cavalerie que l'on savait campées et cantonnées +fort loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments de +Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Carabins de La Roque, +tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé +sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de +Pierre-Encise; l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône, +depuis la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le lieu +ordinaire des exécutions. + +Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l'on appelle _Pennonnage_, +faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le +journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte +qu'elles enfermoient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque +côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui +étoient nécessaires. + +«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut +et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le +devant, s'élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ, +devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied, si que +la principale façade ou le devant de l'échafaud regardoit vers la +boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud +on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de +Saint-Pierre.» + +Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les +murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien +pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois +renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds +l'un de l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à +cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il s'agissait +d'une fête ou d'un supplice. + +Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre avait été aussi +soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait. + +Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d'Entraigues, +Gondi, le comte du Lude et l'avocat Fournier, déguisés en soldats, +en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits, +avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes +et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur +la route d'Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées +d'avance. Le jeune marquis d'Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé +en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la +place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa soeur étaient +enfermées avec la présidente de Pontac, soeur du malheureux de Thou. Il +les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et revenait trouver les +conjurés et s'assurer que chacun d'eux était disposé à l'action. + +Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le +poignarder. + +La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait +en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain. +Ambrosio, domestique espagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était +chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait +entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer +de la vielle. Chacun était à son poste. + +L'abbé de Gondi, Olivier d'Entraigues et le marquis d'Effiat étaient au +milieu d'un groupe de poissardes et d'écaillères qui se disputaient et +jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l'une d'elles, +plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de +Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle. + +--Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux, +qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce +qu'il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le +souffrirai pas, j'aimerais mieux... + +--Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu'est-ce que cela te +fait que la viande qu'il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n'en est +pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois +enfants à neuf. T'es trop heureuse d'être _l'épouse_ d'un boucher. +Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'envoie par la grâce de Son +Éminence. + +--Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas +accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l'air +doux comme des agneaux. + +--Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait +la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du bonheur à une petite femme comme +ça! Quelle pitié! quand c'est de la part du révérend capucin, encore! + +--Que la gaieté du peuple est horrible! s'écria Olivier d'Entraigues +étourdiment. + +Toutes ces femmes l'entendirent et commencèrent à murmurer contre lui. + +--_Du peuple!_ disaient-elles; et d'où est donc ce petit maçon avec ce +plâtre sur ses habits? + +--Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est quelque +gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n'a jamais +travaillé. + +--Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret; j'ai bien envie +d'aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter. + +L'abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se +jetant d'un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d'un +menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s'écria en le +saisissant au collet: + +--Vous avez raison: c'est un petit drôle qui ne travaille jamais. +Depuis deux ans que mon père l'a mis en apprentissage, il n'a fait +que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons, +rentre à la maison! + +Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et +revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le +page étourdi il lui demanda la lettre qu'il disait avoir à remettre à +M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois +dans sa poche, et la lui donna. + +--C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars, +en sortant de la Bastille, me l'a envoyée de la part d'un de ses +compagnons de captivité. + +--Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour +notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt. + +--Ah! bah! c'est du vieux Bassompierre. Lisons. + +«MON CHER ENFANT, + +«J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous +voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d'humilier +notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses +fondements l'édifice sur lequel reposait l'Etat. J'apprends que les +Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre +les privilèges de leur condition, forcés à l'arrière-ban contre les +pratiques anciennes...» + +--Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats. + +--Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre +affaire. + +«Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je vous prie de me +bailler advis de tout...» + +--Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas +écrire: _me faire expert de toutes choses_, comme on dit à présent. + +--Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent ans on se moquera +ainsi de nos phrases. + +Il poursuivit: + +«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous +racontant ce qui m'advint en 1560.» + +--Ah! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à lire tout. Voyons la +fin. + +«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d'Effiat, +votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les +convives, je m'afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort +à Vincennes, de chagrin d'être oublié par MONSIEUR dans cette prison; +de Launay tué en duel, et j'en suis marri; car, malgré que je fusse +mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je +l'ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef +jusqu'à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous +étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances. +Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé +malencontre...» + +--Encore un à-propos! dit Olivier en riant de tout son coeur; et, cette +fois, l'abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts. + +Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la +détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent +de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu'ils devaient +attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune +prisonnier. + +Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts +à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se +pressant autour d'eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près +de l'abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées; +elles allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui les +conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné +à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de +monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats. +Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles +statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l'antiquité +conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient +à l'oreille en regardant autour d'elles, riaient et rougissaient +ensemble, comme font les enfants. + +L'abbé de Gondi vit avec humeur qu'Olivier allait encore oublier +son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer +des oeillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop +civilisés pour l'état qu'on devait lui supposer: il commençait déjà à +s'approcher d'elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque +Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de +soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les +suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une +pâleur qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par +des trompettes. + +--Restons ici, dit l'un d'eux à sa suite; c'est ici. + +L'air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient +singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et +leurs propos enfantins. + +--Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes +avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont +des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.--Ce sont des étrangers, +des Catalans, dit un garde-française.--Qui conduisent-ils donc?--Ah! +voici un beau carrosse doré! mais il n'y a personne dedans. + +--Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils? + +--A la mort! dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit taire +toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents des chevaux +qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans +la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier +spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en +sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure intéressante +et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées, +tandis que de l'autre chacun d'eux tenait l'un de ses bras. Celui qui +marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait +les yeux. L'autre beaucoup plus jeune, était revêtu d'une parure +éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges +dentelles d'or et portant des manches bouffantes et brodées, le +couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset +des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes +d'argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s'attachaient +des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé de boutons d'or, tout +rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à +droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique. + + [35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le + musée de Versailles. + +Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches, +suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille +caparaçonnés. + +Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs +sanglots en les voyant. + +--C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à la mort? +s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent. + +--A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui. + +--A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve. + +Tous les conjurés répétèrent:--A genoux! à genoux! et donnèrent +l'exemple au peuple qui les imita en silence. + +--Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi +à Montrésor: levez-vous; que fait-il? + +--Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu'il +nous reconnaît. + +Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les +échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de +personnes de toute condition et de tout âge. + +Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu +les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le +passage des grains de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme, +le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était +proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur +les planches, puis la voix de Cinq-Mars. + +Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les +conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d'eux portant +la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat +qu'il devait poignarder. + +--Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête? + +--Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement +l'arquebusier qu'il interrogeait. + + + + +CHAPITRE XXVI + +LA FÊTE + + Mon Dieu! qu'est-ce que ce monde? + + (_Dernières paroles de M. de Cinq-Mars._) + + +Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que +nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout +le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu +remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France. + +Sous le nom d'ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête +donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l'empire par la force, il +voulut encore l'être des esprits par la séduction, et, las de dominer, +il espéra plaire. La tragédie de _Mirame_ allait être représentée dans +une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais +de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus. + +La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses +quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d'armes étaient rangées +en haie sur les vastes escaliers et à l'entrée des longues galeries du +Palais-Cardinal[37]. Ce brillant _Pandemonium_, où les péchés mortels +ont un temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'orgueil, +qui l'occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l'un des +arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main +et une longue carabine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes +circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand +jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés aujourd'hui par les +arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au +poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de +leur maître. + + [36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents + Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638, + deux compagnies de Gens d'armes et de Chevau-légers furent formées + par lui. + + [37] Il avait donné au Roi, sous réserve d'usufruit durant sa vie, + ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle + de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois + mille marcs, et son grand diamant en forme de coeur, pesant plus de + vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi. + + (_Histoire du père Joseph._) + +Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer +dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché +à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l'éclat des +flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva +lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l'on +ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l'armée qui se +présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s'y précipitèrent et +le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés, +que le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la foule le +balancement d'un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait +ainsi un cercle assez étendu, comme celle d'un compas, sans que ses +pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta +quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança +sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l'assemblée d'un air +qui voulait être gracieux. Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux +loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il +ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis +que l'on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient. +Il commençait à s'en repentir, mais trop tard. En effet, cette +impartiale assemblée fut aussi froide que la _tragédie-pastorale_ +l'était elle-même; en vain les _bergères_ du théâtre, couvertes de +pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des +doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de +fleurs sur leurs robes que soulevaient les _vertugadins_, se mouraient +d'amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des +_amants parfaits_ (car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient +dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec +emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite +de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes +de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même +l'évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d'autre +signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs +cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant +le premier acte et le second; le silence avec lequel s'écoulèrent le +troisième et le quatrième fit une telle blessure à son coeur paternel, +qu'il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde +et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer +les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on +y répondait de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus +silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et +les régions supérieures, il s'obstinait à demeurer neutre. Le maître de +l'Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit +amas d'hommes qui osaient ne pas admirer son oeuvre, sentit dans son +coeur le voeu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux +qu'il n'y eût là qu'une tête. + +Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et des salves +interminables d'applaudissements éclatèrent, au grand étonnement +des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec +reconnaissance; mais il s'arrêta en remarquant que les battements de +mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient +recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés, +jusque-là, pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la +cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des +spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui +venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui. +Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son +petit manteau noir trop court. _Le Cid! Le Cid!_ cria le parterre, ne +cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses, +et tout retomba dans le silence. + +Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit +emporter dans ses galeries. + +Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les +soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite +avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était +plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée +qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux +appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil. +Aussitôt cent voix s'élevèrent pour dire et proclamer l'accomplissement +de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le +_bonnet rouge_, c'est Monseigneur; _quarante onces_, c'est Cinq-Mars; +_tout_ finira, c'était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence +règne sur l'avenir comme sur le présent». + +Il s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et +resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d'une flatterie +nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son +génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste +de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un +cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger +du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l'empêchera +d'attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l'opinion publique, +le sombre ministre ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son +palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les +adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient +osé ne pas l'admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses +vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter +attentivement les hommes puissants et soumis qui l'entouraient: il +les compta et s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles, +les princes de l'Église, les présidents de tous les parlements, les +gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des +armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés +et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés +autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât +soutenir son regard, plus une parole qui osât s'élever sans sa volonté, +plus un projet qu'on osât former dans le repli le plus secret du +coeur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L'Europe muette +l'écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix +impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle +pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors +reconnaître, à l'orgueil qui s'allumait dans ses regards et à la joie +de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle +faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre +homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs, +tant on entourait d'adorations inespérées et de soudaines caresses ce +fortuné courtisan, dont le Cardinal n'apercevait pas même le bonheur +obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la +foule, d'où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta +de dire qu'il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla +longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de +Paris, et dit en deux mots à Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée +d'Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal. + +Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les +plus grandes et les moindres choses de l'Europe, au milieu d'une fête +bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre +que l'heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi +l'attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche n'assistait +à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser la fête du premier +ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte +de perles, sa parure favorite; debout près d'une grande glace avec +Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune +princesse, qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même +avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur, l'ensemble de +sa toilette. + +La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée +qu'elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère +tranquillité, malgré la profonde connaissance qu'elle avait du +caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de +Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté un seul +instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire +son esprit dans la voie qu'elle avait tracée d'avance; car le trait +le plus prononcé du caractère d'Anne d'Autriche était une invincible +obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous +les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique, +et c'est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l'on +doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse +de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à +la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un +mouvement d'amour-propre et un instant d'oubli. Cependant la Reine +était bonne, et s'était amèrement repentie de sa précipitation à +écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si +graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En +envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France, +elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d'une +guerre civile qui eût ébranlé l'État jusque dans ses fondements; mais +lorsqu'elle s'approchait de sa jeune amie et considérait cet être +charmant qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un trône +ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite pour toujours; +quand elle songeait à l'entier dévouement, à cette totale abnégation de +soi-même qu'elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans, +d'un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait +Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle avait si mal jugé. + +Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il valait à +celle qu'il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle +espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon, +parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger, +elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie. + +Quant à celle-ci, elle avait d'abord redouté la guerre; mais, entourée +de gens de la Reine, qui n'avaient laissé parvenir jusqu'à elle que des +nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que +la conjuration n'avait pas eu d'exécution; que le Roi et le Cardinal +étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble: que MONSIEUR, +éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon, +moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si +le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine +plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il avait +dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel +de la justice disaient assez que, n'ayant agi que sous les ordres du +frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait +donc calmé l'inquiétude première de son coeur, tandis que rien n'avait +adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait contre +Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa +retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu'elle +n'avait songé qu'à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les +bals et les carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de +_devoirs_ impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à peine, +pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle +était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion +générale sur l'ingratitude et l'inconstance des hommes, pensée profonde +et nouvelle, qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune +personne à l'âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait +jamais de l'achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux +noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans +sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son +réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à +peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine, +où l'attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du +prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d'apprendre à la cour +de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent +tant aux femmes, parce qu'ils accroissent l'importance des secrets +toujours cachés, et rehaussent les êtres que l'on respecte assez pour +ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme +accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s'était +si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une +autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec +bonheur le moment d'y monter, mais avait cependant pris possession +des hommages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer à +elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que +la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain. + +--Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine; +allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air +boudeur? Venez, que je referme cette boucle d'oreilles... N'aimez-vous +pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure? + +--Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car +personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes +sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous +m'avez dit, et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien +vrai qu'il ne m'aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée, d'abord +il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme +je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort, +ajouta-t-elle d'un air important et même solennel, que je lui dis qu'il +serait rebelle; oui, madame, _rebelle_, je le lui dis à Saint-Eustache. +Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien +malheureuse! il avait plus d'ambition que d'amour. + +Ici une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula vite et seule sur +sa joue, comme une perle sur une rose. + +--Oui, c'est bien certain... continua-t-elle en attachant ses +bracelets; et la plus grande preuve, c'est que depuis deux mois qu'il +a renoncé à son entreprise (comme vous m'avez dit que vous l'aviez fait +sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi, +pendant ce temps-là, je pleurais, j'implorais toute votre puissance +en sa faveur; je mendiais un mot qui m'apprît une de ses actions; je +ne pensais qu'à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le +trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu'à la fin que je suis +constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement, +bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes; +mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête, +puisque ce n'est pas un bal. + +--Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire +cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et dont elle avait causé +les erreurs ingénues; venez, vous verrez l'union qui règne entre les +princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes +nouvelles. + +Elles partirent. + +Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du +Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi +et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans +silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes +les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent +dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva +dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations +particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu. + +Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux +mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient +éviter la foule et chercher à l'écart le moment de se parler +d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait +avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que +sur le leur. + +Marie les suivit des yeux:--Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la +Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux. + +Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule, +un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa +jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le +prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre +et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et +scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d'une +beauté et d'une gaieté _surprenantes_.» + +Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner d'un air +sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne +pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et +de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher +le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs; Mazarin +seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une +attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois +que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment +le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d'avancer une +_tour_ qui mettait le _roi_ de Louis XIII dans cette fausse position +qu'on nomme _Pat_, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué +personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun +sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se +mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être +s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints +et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin, +et lui dit: + +--Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé. + +En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il +sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement +sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant; +mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant +sévèrement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude. + +Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement +et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et +tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière +heure. + +En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête: + +--Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand, +notre cher ami, a passé un mauvais moment. + +Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l'autre +côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était +dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à +l'oreille du Roi: + +--Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants! + +Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune +princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint +de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt +qu'elle rouvrit les yeux: + +--Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma pauvre enfant, +vous êtes reine de Pologne. + + * * * * * + +Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des +larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car +le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut +cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque +soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se +pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient, +pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient +d'une rue à l'autre avec une curiosité quelquefois insultante et +hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant +de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le +sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours +et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester +quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui +serrait le coeur. Il était remarquable que le silence le plus triste +régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient +préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant +les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient, +c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et +les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs +avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était +gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres +que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le +Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait +au-dessus: + + Grand Duc! c'est justement que la France t'honore; + Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore[38]. + + [38] Cette gravure existe encore. + +Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux; et +en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il +acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et +des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin +et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous +le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières, +une ancienne ronde de la Ligue: + + Reprenons la danse, + Allons, c'est assez: + Le printemps commence, + Les Rois sont passés. + + Prenons quelque trève, + Nous sommes lassés; + Les Rois de la fève + Nous ont harassés. + + Allons, Jean du Mayne, + Les Rois sont passés[39]. + + [39] Chant des guerres civiles. (Voy. _Mém. de la Ligue_.) + +Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les +quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui +les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la +curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés +l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au +pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils +se trouvaient. + +--Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous +croyais à Londres. + +--Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendez-vous? quel est ce +refrain terrible: + + Les Rois sont passés? + +--Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos. + +--Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont +morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il +n'y a plus que le Roi et nous. + +--Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là, +toute notre époque est dans ce mot. + +--Eh quoi! est-ce là l'oeuvre de ce ministre que l'on appelle _grand_ +parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet +homme. + +--Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais, +avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui. +Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous +sommes seuls, la foule est passée, écoutez: + +«...... C'est par une de ces imprévoyances qui empêchent +l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons +pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que, +préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos +secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation +de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer +dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution +subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis +s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre +abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître. +Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux +amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes +au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter +son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre +mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je +ne pouvais plus voir; mais j'entendais pleurer. Après les trois coups +de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval +assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre +n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars: + +--«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint +Gervais et de saint Protais? + +--«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.» + +«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou: + +--«Vous êtes le plus âgé. + +--«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui +dit:--Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin +de la gloire du ciel? + +--«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais +précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la +gloire et le bonheur du ciel.» + +«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une +légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra +haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui +ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis +il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître +reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante; +puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et +lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria +au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras, +joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande +au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le +bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et +demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis +que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en +soupirant: «Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre +mon supplice en satisfaction de mes péchés.» + +--«Qu'attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exécuteur qui +était là et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac +qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna +une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria +le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point +avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé +Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et +pure comme celle d'un ange entonna l'_Ave, maris stella_. Dans le +silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au +pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars +embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache +faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple, +jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était +retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la +force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière +pour lui: je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute +voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le +vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit +qu'il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec +une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers +le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme +celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu +voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau, +effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur +le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le +peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce +misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore +que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur +lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant +que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars, +tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied +de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître +jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba +mort sous le coup qui avait fait tomber la tête. + +«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une galère de +Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et +tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre +que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu +détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous +a trahis. + +«MONTRÉSOR.» + +Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes +gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été +celui de l'ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu'une cour +dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40]. + + [40] On appelait le Parlement _Sénat_. Il existe des lettres + adressées à _Monseigneur de Harlay_, prince du Sénat de Paris et + premier juge du royaume. + +--Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu'a-t-il voulu +faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il +détruit les bases de votre monarchie? + +--Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner +jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour +l'avenir; il a continué l'oeuvre de Louis XI, et ni l'un ni l'autre +n'ont su ce qu'ils faisaient. + +L'Anglais se prit à rire. + +--Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre +marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait soutenir, et on l'admire! +Je plains votre nation. + +--Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais +un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d'une immortelle +énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l'égarera, +mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres. + +Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi +sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place +Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment. + +--Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec +quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les coeurs français, +et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance +prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon roi; qui sait quel +autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait +jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si, +au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à +l'Orient? + +--Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme +vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le +comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le +vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous +gouverne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est +dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il +est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient +d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie? +non, non! Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion +humaine du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait +que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le sommet au lieu de +l'emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je +vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé +par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se +nomme Cromwell. + + +Écrit en 1826. + + +FIN DE CINQ-MARS + + + + +NOTES + +ET + +DOCUMENTS HISTORIQUES + + +PAGE 342. + +Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc. + + Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville, + où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de + Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau; + mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu'il fust + au logis qu'on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau + abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit + au bord de la rivière; après qu'on avoit vu s'il s'estoit bien + assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché, + car il estoit malade d'une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit + six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et + les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et + garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du + cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main + couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu'ils + mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques + aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes + portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons + auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit + étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres; car + auparavant qu'il arrivât, les maçons qu'il menoit abattoient les + croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles + des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont + de bois qui venoit de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de + son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les + rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui + estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée + de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il + logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à + l'université de notre église. On abattit la croisée de la chambre, + qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit + depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d'Ales, du côté + nord, jusques à l'ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal + fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de + tous côtés, tant sous les voûtes qu'ès côtés et sur le dessus des + logements où il couchoit. + + Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité, + affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit + très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et + impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée, + qui estoit un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et + communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent + aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles. + La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit + sur le Rhône, quoiqu'il y eust quantité de bateliers, tant dans + les barques qu'après les chevaux, on n'osait jamais blasphémer, + qu'est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une + telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur + estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si + modestement, que tout le monde en estoit ravi. + + Monseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit + préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal + Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste + pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut + reporté dans son bateau avec le même ordre. (_Extrait du journal + manuscrit de J. de Banne._) + + +_Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs +actes de dévotion._ + +La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante. +Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails +historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves, +j'ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des +fragments du rapport qui les suit, où l'on pourra remarquer ce passage: + +«C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune peur, +ni trouble, ni aucune émotion, etc.» + +Le recueil intitulé: _Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu'il +a faict durant le grand orage de la court, en l'an 1642, tirés de ses +Mémoires qu'il a écrits de sa main_, porte ces paroles à la relation de +l'instruction du procès: + + M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours + les mêmes douceur, modération et assurance. + +Tallemant des Réaux dit dans ses _Mémoires_, tome I, page 418, etc., +etc.: + + M. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-même + ne parut point au dehors.--Il mourut avec une grandeur de courage + étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut point de + bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit + le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras. + Il estoit plein de coeur et mourut en galant homme. Quoiqu'on + eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la + sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, + mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà + son pourpoint quand on lui fit lever la main seul. + +Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il +s'écria:--_Où me menez-vous?_--_Qu'il sent mauvais ici!_ en portant son +mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de _bravoure +moqueuse_ dont notre histoire fourmille. + +Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'échafaud de 1793, +dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras +_pour boire_.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d'elle. + + +_Fragment d'une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d'Estat, à +Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention de tout +ce qui s'est passé à l'instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars +et de Thou._ + + MONSIEUR, + + J'ay creu que vous auriez pour agréable d'estre informé des choses + principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre + Messieurs le Grand et de Thou; c'est pourquoi j'ay pris la liberté + de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier + commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, laquelle + il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou + estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de + sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette + action il déclara que Monsieur le Grand l'avoit sollicité de faire + une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter + avec l'Espagne; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel + de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois + dernière. + + Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le + traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne promettoit + de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de + vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire + nouvelles levées, etc., etc. . . . . . + + La confession du traité, sans l'avoir révélé, jointe aux preuves + qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices, + et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré + près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan, + le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que + ledit sieur le Grand avoit traité avec l'Espagne, et partant qu'il + estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta + les juges à le condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui + sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre + l'Estat et ne l'ont pas révélée, encore que leur silence ne soit + point accompagné de tant d'autres circonstances qu'estoient en + l'affaire dudit sieur de Thou. _Il est mort en vray chrestien, + en homme de courage_, cela mérite un grand discours particulier. + Monsieur le Grand a aussi témoigné _une fermeté toujours égale, et + fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance + et une dévotion chrestienne_. Je vous supplie que je quitte ce + discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les + respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que + je suis, + + MONSIEUR, + + Votre-très humble et obéissant serviteur, + + MARCA. + + De Lyon, ce 16 septembre 1642. + + +A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV, +un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier +de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on +voit, _il y a cent soixante-douze ans_. Une partie des détails a été +reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux +sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition. +Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver +place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les +réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile +de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce +livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle à l'histoire, et +n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors du cercle tracé par la +vérité: + + «Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des + rois laisser sa tête sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans, + mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans + nos histoires. Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme + un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner + avec justice.--Il n'y a personne au monde qui, sçachant leur + conspiration contre l'Estat, ne les juge dignes de mort, et il y + aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de + leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur. + + «Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre + de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans + un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit + quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré + de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le + Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart + Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez. + + «M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout + couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'écarlate à gros boutons + d'argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que + d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant + des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce + qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là + au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu'au pied du chasteau + de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l'une + et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante, + sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de + personnes qu'il salua, les appelant par leurs noms. + + «Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy + dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de + la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que + je feray, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné l'ordre de le + conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes + si on ne luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seroit. + + «Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui + n'avoit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient + dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde, + dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre + gardes dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit + de mesme. + + «Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme, + et lui demanda s'il luy agréoit qu'on luy envoyast quelqu'un avec + qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en + seroit très aise, mais qu'il ne méritoit pas que personne prist + cette peine. + + «En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père + Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir + puisqu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du + matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un + lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et + débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le + demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin + pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis + après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le + Chancelier, de tout ce qu'il avait dit, et demeura ce mesme père + longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu'elle ne + se laissoit voir pour lors à personne. + + «Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de + Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit + point sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son + advantage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge, + qui n'avoit garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit + receues _de son bienfaiteur_; qu'il sçavoit très-bien que c'estoit + par bontez et son pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa + charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas + seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies: + et que c'estoit dans les occasions qu'il les y feroit paroistre. + Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand + avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre + Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez + estoit la crainte qu'il avoit qu'il ne le refusast pour juge, et + qu'il n'appelast au Parlement de Paris pour _estre délivré par le + peuple qui l'aymoit passionnément_. + + «Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit + de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien + que de la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma + vie; _c'est fait de moy, monsieur, le Roy m'a abandonné. Je ne me + considère que comme une victime qu'on va immoler à la passion de + mes ennemis et à la facilité du Roy._ A quoy Monsieur le Chancelier + repartit que ses sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en + avoit des expériences toutes contraires.--Dieu le veuille, dit + Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire. + + «Le 8, Monsieur le Chancelier l'alla voyr, accompagné de six + maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de + Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du + matin jusques à deux heures de l'après midy, ils ne purent jamais + rien tirer des cas à lui imposez.» + +Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite de la +lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la +présence d'esprit incroyable de M. de Thou: + + «Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse, + gardien du couvent de l'Observatoire de Saint-François de Tarascon, + qui l'avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut + bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un + entretien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d'un voeu que + M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit + de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle + dans l'église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il + donna ordre pour cette fondation, voulant s'acquitter de son voeu, + puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d'une prison de + pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l'encre + et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription + qu'il voulut estre mise en cette chapelle: + + _Christo liberatori, + votum in carcere pro libertate + conceptum_ + + _Fran. August. Thuanus + e carcere vitæ jam jam + liberandus merito solvit._ + + _XII Septembr. M. D. C. XLII + Confitebor tibi, Domine, quoniam + exaudisti me, et factus es mihi + in salutem._ + + «Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de + son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que + l'appréhension de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer + aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M. + le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu à Dieu de le + sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se + donner entièrement au service de Dieu. + + «Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le + Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur + pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: _Voilà + la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au + paradis_. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours + spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois + si l'heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on + le devoit lier, et prioit qu'on l'avertist quand l'exécuteur de la + justice seroit là, afin de l'embrasser, mais il ne le vit que sur + l'échafaud.» + + +_Sur la paraphrase que fit M. de Thou._ + +Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport, +et donne ces détails: + + M. de Thou, étant sur l'échafaud, à genoux, récita aussi le + _Psaume 115_, et le paraphrasa en français presque tout du long, + d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec une + ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui + ne l'auroient point vue. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que + je voudrais pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il la + disoit; j'ai tâché de retenir ses propres paroles. + + «_Credidi, propter quod locutus sum._ Mon Dieu, _credidi_; je l'ai + cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon + père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté + au prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis: _Credidi_. + Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi + vive, qui enflammoit les coeurs des premiers chrétiens: _Credidi, + propter quod locutus sum_. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle + pas seulement des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes + paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: _Credidi_. + Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez + éloquent; mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprit, mon Dieu, je + vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! _credidi_. Je me suis + fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde + après tant de grâces que vous m'avez faites, _propter quod locutus + sum_; et, dans cette confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me + suis accusé. + + «_Ego autem humiliatus sum nimis._ Il est vrai, Seigneur, me voilà + extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. _Ego + dixi in excessu meo: Omnis homo mendax._ Ah! qu'il n'est que trop + vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité, + Ah! qu'il est vrai: _Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino + pro omnibus quæ retribuit mihi?_ Il répétoit ceci d'une grande + véhémence: _Calicem salutis accipiam_. Mon père, il faut boire + courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d'un + grand coeur, et je suis prêt à le boire tout entier. + + «_Et nomen Domini invocabo._ Vous m'aiderez, mon père, à implorer + l'assistance divine, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma + foiblesse, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler + ce calice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut.» + + Il passa les deux versets qui suivent dans ce _Psalme_, et s'écria + d'une voix forte et animée: «_Dirupisti, Domine, vincula mea!_ + Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé + ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit + une puissance divine pour m'en dégager. _Dirupisti, Domine, + vincula mea!_» Voici les propres mots qu'il dit ici: «Que ceux + qui m'ont amené ici m'ont fait un grand plaisir! que je leur ai + d'obligations! Ah! qu'ils m'ont fait un grand bien, puisqu'ils + m'ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.» + + Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne + falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se + tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d'une belle + action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le + sait, Dieu m'est témoin que je les aime de tout mon coeur, et qu'il + n'y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde. + _Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis._ + La voilà l'hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette + hostie qui vous doit être maintenant immolée: _Tibi sacrificabo + hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam_ + (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable + mouvement, le visage enflammé) _in conspectu omnis populi ejus_. + Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes voeux, mon esprit, mon + coeur, mon âme, ma vie, _in conspectu omnis populi ejus_, devant + tout ce peuple, devant toute cette assemblée! _In atriis domus + Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini._ Nous y + voici à l'entrée de la maison du Seigneur. Oui, c'est d'ici, c'est + de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là-haut (élevant les bras vers + le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obligation qu'au lieu de + ma naissance, qui m'a seulement donné une vie misérable, et tu me + donnes aujourd'hui une vie éternelle! _in medio tui Jerusalem_. Il + est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort. N'y a-t-il point + de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté + vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il point de vanité? Pour + moi je n'en veux point. + + +_Détails du supplice de M. de Cinq-Mars._ + + (Fragment du même rapport.) + + C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune + peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai, + assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit, + que tous ceux qui le virent en sont encore dans l'étonnement. + + M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa _fort proprement_ + son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit, + tourné vers le devant de l'échafaud, et embrassant fortement de ses + deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le + coup que l'exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement, + et s'étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains. + En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut + étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme + pour se lever, et retomba en la même assiette qu'il estoit. La tête + n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l'exécuteur + passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux + de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une + partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas + coupée; après quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit + à terre, où l'on _remarqua soigneusement qu'elle fit encore un + demi-tour et palpita assez-longtemps_. Elle avoit le visage tourné + vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers + l'échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le + poteau, qu'il tenoit toujours embrassé, tant que l'exécuteur le + tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et puis le couvrit d'un + drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur + l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap. + +L'exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars, +à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus +horriblement minutieux que la lettre de Montrésor. + + L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais + comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en + bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda + mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le + poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté. + Après, il mit son col sur le poteau, qu'un frère jésuite avait + torché de son mouchoir, parce qu'il estoit tout mouillé de sang, + et demanda à ce frère s'il estoit bien, qui lui dit qu'il falloit + qu'il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu'il fit. En même + temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cordons de sa chemise + n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le cou serré, + lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu'ayant senti, + il demanda: «Qu'y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et + se disposoit déjà à l'oster. On lui dit que non, qu'il falloit + seulement dénouer les cordons; ce qu'ayant fait il tira sa chemise + pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur + le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: _Maria, + mater gratiæ, mater misericordiæ_...; puis _In manus tuas_... et + lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui + lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel + coup son col n'étant coupé qu'à demi, le corps tomba du costé + gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant + les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut + renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des + cris que l'on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre + coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur + l'échafaud. + + L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap, + dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de + M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les + yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit + être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de + Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de + ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de + France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le + soin de madame sa soeur et mis dans un cercueil de plomb, pour être + transporté en sa sépulture. + + Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser + à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse + à chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente + de dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des + choses de ce monde et de la fragilité de notre nature. + + +Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont +demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la prononciation +de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d'Effiat, sa +mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de +se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on +s'attachait à contenir plus qu'à exprimer chaleureusement ses émotions, +et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le +_pathétique_ autant que nous le cherchons. + + +_Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d'Effiat._ + + Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris, + puisqu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer, + madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté: + l'une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu'il + vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l'autre, soit que + vous obteniez du Roy le bien que j'ai employé dans ma charge de + grand-escuyer, et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant + qu'il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas + accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes + créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose, + que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que + je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela + plutôt que vos sentiments s'ils répugnent en mon souhait, puisque, + ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus + capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du + monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez + respectée au temps que j'ai vescu, et vous assurez que je meurs, + + Ma très-chère et très-honorée mère, + Votre très-humble et très-obéissant + et très-obligé fils et serviteur, + + Henri D'EFFIAT DE CINQ-MARS. + + +Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no +9327, écrit d'une main ferme et calme. + + +_Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou._ + +On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit +une lettre qui fut remise à son confesseur. _Voilà_, disait-il, _la +dernière pensée que je veux avoir pour ce monde_. On a vu ses efforts +pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de +prières ferventes qu'il prononce en se frappant la poitrine. Il prie +Dieu d'avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s'enveloppe +déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle +qui puisse faire saigner le coeur d'un homme; c'était un dernier regard +jeté sur une femme aimée; c'était un adieu à sa maîtresse, la princesse +de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s'y perd pas, +non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel +qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse. +(Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici: + + +_Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de +Guémenée après la prononciation de l'arrest._ + + Madame, + + Je ne vous ay jamais eu de l'obligation en toute ma vie + qu'aujourd'huy qu'estant près de la quitter, je la pers avec moins + de peyne parce que vous _me l'avez rendue assés malheureuse_; + j'espère que celle de l'autre monde sera bien différente pour + moy de celle-cy, et que j'y trouveray des félicités autant + pardessus l'imagination des hommes qu'elles doivent estre dans + leur espérance: la mienne, madame, n'est fondée que sur la bonté + de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable + d'effacer mes péchez dont j'estois redevable à sa justice, et qui + sont à un tel excez qu'il n'y a rien qui les surpasse que celuy de + sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon coeur, madame, + de toutes les choses que j'ay faictes qui vous ont pu desplaire + et fais la mesme prière _à toutes les personnes que j'ay haïes + à vostre occasion_, vous protestant, madame, qu'autant que la + fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs + _trop asseurément_, madame, votre très-humble et très-obéissant + serviteur, + + DE THOU. + + De Lion ce 12e septembre 1642. + + +Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette +femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en +mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu? + +La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que +ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde. +Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était +son amant. _On dit_, ajoute-t-il (t. I, p. 418), _qu'il lui écrivit +après avoir été condamné_. C'est cette lettre qu'on vient de lire. +Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière, +avec plus de pitié, et ces mots: _toutes les personnes que j'ai haïes à +votre occasion_, ressemblent douloureusement à: + + C'est que tout l'univers est bien reçu de vous. + +Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si +ce n'est ce dernier soupir au pied de l'échafaud. Le souvenir de M. +de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d'autres +réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l'Espagne qui +fait la base du procès criminel. + + +_Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d'Espagne et +monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13 +mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet +dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles._ + + Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc + d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour + Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar, + datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à + luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier + de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume + délivré des oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une + si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle, et pour + establir une paix générale et raisonnable entre l'Empereur et les + deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers + les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir + de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires. + Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui + est des offres et demandes que font les seigneurs d'Orléans et ceux + de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc + pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son + Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants: + + 1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix + entre les deux couronnes d'Espagne et de France, pour leur bien + commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu'on + ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au + préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la + Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin + de la maintenir en tout ce qui lui appartient. + + 2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000 + chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d'Allemagne, + ou de l'empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident + il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n'entend point + pour cela qu'on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu'on les + fournira le plus tost qu'il sera possible. + + 3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d'Orléans + se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de + pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera + quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son + Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour + le bien commun. + + 4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec les + munitions de guerre propres à un corps d'armée, avec les vivres + pour toutes les troupes, jusques à ce qu'elles soient entrées en + France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté + Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas. + + 5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa + Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains + de Son Altesse et de ceux, de son party. + + 6. Il sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil escus par mois + de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à + la duchesse d'Orléans, sa femme. + + 7. Est arresté que cette armée et les troupes d'icelle obéiront + absolument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attendu + que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique, + les officiers d'icelle presteront le serment de fidélité à Son + Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute + de Son Altesse, s'il y a quelque prince du sang de France dans le + traité, il commandera en la manière qu'il avoit esté arresté dans + le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas + que l'archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent + de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite + Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là, par mesme moyen, + général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part + en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d'Orléans et ceux de + son party de quelque qualité et condition qu'ils soient, aiant + esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec + ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront + tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble _les ordres de + l'Empereur, de Sa Majesté Catholique_, tant pour ce qui concerne la + guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez. + + 8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre + mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles + déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté + Catholique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes + de mareschaux de camp pour eux. + + 9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt + mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits. + + 10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour + pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en + France. Et si celuy qui baille la place n'est pas satisfait de + cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents + quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour + l'entretien de la garnison. + + 11. Il est accordé de part et d'autre qu'il ne se fera point + d'accommodement en général ny en particulier avec la couronne de + France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra + toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se + servir contre cela d'aucuns prétextes, toutesfois et quantes que + la _France rendra les places qu'elle a gagnées_, en quelque pays + que ce soit, mesme qu'elle a _achetées et qui sont occupées par + les armées qui ont serment à la France_. Et ledit seigneur duc + d'Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour + _ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez + Impériales et Catholique_, et de tous ceux qui leur donnent et + donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son + Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances + possibles. + + 12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit + commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à + mesme fin, avec bonne correspondance. + + 13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost, + et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique + fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à celuy qui + luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux + seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc + signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les + choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque + la personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seureté. + + 14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un + mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, _cent mil + livres par mois_, pour leur entretien et pour les autres affaires + de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le + nombre des hommes qu'il aura dans la place de seureté, et celuy de + ses troupes s'il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que + les logements et les contributions se distribueront également entre + les deux armées. + + 15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la + disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les + deux armées, comme il est dit en l'article précédent, et est + déclaré qu'on ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de + Son Altesse. + + 16. Au cas que ledit seigneur duc d'Orléans soit obligé de sortir + de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa + Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux + autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour + les faire conduire de là dans la place de seureté. + + 17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir de + Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes + et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son + Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté + accorde à cela. + + 18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur + duc d'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver _les + mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d'eux si le parti + subsiste_, ou qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique. + + 19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur + de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il + lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté, + laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au + cas qu'elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera + nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits + deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa + Majesté demeure d'accord. + + 20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera + approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc + d'Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables + traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et + ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s'obligeant + respectivement à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à + présent, le ratifient et le signent.--A Madrid, le 13 mars 1642. + Signé: Dom GASPAR DE GUSMAN, et, par supposition de nom: CLERMONT, + pour FONTRAILLES. + + Nous GASTON, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans, + certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de + l'original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec + monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons + signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre + secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé GASTON, et plus + bas: GOULAS. + + +_Contre-lettre._ + + D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour et au + nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom + des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit + traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare + et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin + qu'il die à Sa Majesté Catholique _que les deux personnes sont + le seigneur duc de Bouillon_, et le _seigneur de Cinq-Mars, grand + Escuyer_ de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son + Altesse _est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre + les mains_. En foy de quoy j'ai signé cet escrit à Madrid, le 13 + mars 1642. Signé, par supposition de nom: CLERMONT. + + Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans, + reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la + déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous + soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire + des noms de _ces sieurs de Bouillon et le Grand_, à monsieur le + _duc de San Lucar_ après qu'il auroit passé le traitté avec lui, + auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de _deux + grands seigneurs de France_. En témoin de quoy nous avons signé la + présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer + par nostre secrétaire. + + _Signé_: GASTON. + + A Villefranche, le 29 aoust 1642. + + _Et plus bas_: GOULAS. + + +_Sur la non-révélation_ + +La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible +surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger +les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est demeuré dans +l'esprit des lecteurs attentifs du livre de _Cinq-Mars_, le sang de +François-Auguste de Thou a coulé au nom d'une idée sacrée, et qui +demeurera telle tant que la _religion de l'honneur vivra parmi nous; +c'est l'impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l'homme de +bien_. + +Les hommes d'État de tous les temps qui ont voulu acclimater la +dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à l'honneur de notre +pays. C'est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le +premier qui l'ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le +caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu'il planta +au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l'on ne +vit personne dénoncer un citoyen. + + Et, sa tête à la main, demander son salaire. + +Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI; et, pour +que nulle autorité ne manque à l'examen d'une question aussi grave, +j'en vais citer le point important. + + +_Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté_ + + Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous + présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations, + conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été + faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que + par moyens et petits, à l'encontre d'aucuns nos progéniteurs Roys + de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne: + + Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict, + ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable + à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant + sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations, + conspirations et entreprises qui se fairont à l'encontre de notre + personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre + très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs + Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l'encontre + de l'Estat et seureté de nous ou d'eux et de la chose publique de + notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté, + et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent + estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et + conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de + personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité, + dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que + ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en + quelque manière que ce soit, s'ils ne le revellent ou envoyent + reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays + où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu'ils en + auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou + enverront reveller, _ils ne seront en aucuns dangers des punitions + desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et + la chose publique_. Toutefois, en autre chose, nous voulons et + entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par + nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui + d'ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer + à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes. + Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre + grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers, + officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le + temps advenir et à chacun d'eux, sy comme à luy appartiendra, + que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils + facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction + accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire + publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon + icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent + dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes + les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et + stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites + présentes. Et pour ce que ces présentes l'on pourra avoir à + besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au _vidimus_ + d'icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce + présent original. + + _Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de + décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne + le dix-septième._ + + _Sic signatum supra plicam._ + + _Par le Roy en son conseil_, + + L. TEXIER. + + _Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis, + in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo + quadragintesimo septuagesimo nono._ + + +Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par +Louis XI en 1477, c'est-à-dire lorsque le comte de La Marche, Jacques +d'Armagnac, venait d'avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté, +et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment +distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les +Tibère et les Néron, et qui s'accomplissait pendant que l'on forçait +les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père +qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il +pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France +pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies. +Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché des consciences, +à beaux deniers comptants, n'allant jamais en avant qu'une bourse +dans une main et une hache dans l'autre, il suivait le vieil axiome, +qui n'est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait +valoir, de placer les hommes entre l'espérance et la crainte. Louis +XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua +noblement le sien en lui montrant qu'elle avait d'autres hommes que son +barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer +en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de _dénonciation_ par +_révélation_, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour +aller répéter une confidence surprise dans l'abandon de l'amitié, +échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli +jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa +résurrection. M. de Thou n'avait point d'échange de place forte à faire +contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter +à la terreur qu'inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s'il était absous, +ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de +Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être +comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour, +juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M. +de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m'échappent pas ne +sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d'impartialité, son +mot sur le président de Thou: _Il a mis mon nom dans son histoire, +je mettrai le sien dans la mienne_. Faisons-lui la grâce de l'esprit +de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi +profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui +pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune +et dangereuse au ministre; il n'hésita pas: n'hésitons pas non plus +à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces +_raisons d'Etat_ si célébrées et dont on a fait une sorte d'arche +sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le +germe des mauvaises lois, et il n'est pas un passager ministre qui ne +cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir +d'emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai, +rassurer: c'est que toutes les fois qu'une pareille idée se porte au +cerveau d'un homme politique la gestation en est pesante et pénible, +l'enfantement en serait probablement mortel, et l'avortement est un +bonheur public. + + [41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l'arrêt + avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté + de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les + villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l'Isle + eut la vicomté de Murat, etc.; et l'on regrette de voir, parmi + les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de + Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et + du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu'ils + venaient de condamner à mort. + + [42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui + apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l'arrêt: + + «Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction. + M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils + n'ont point de bourreau!»--On voit s'il pensait à tout. + + +Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire un fait qui soit +plus propre que le jugement d'Auguste de Thou à déposer contre cette +fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que +la proposition fût renouvelée d'une loi de non-révélation. + + +Comme rien n'inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les +présente avec de plus nettes expressions qu'un danger extrême chez un +homme supérieur, je vois que dès l'abord M. de Thou alla au fond de la +question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la +question de sentiment et d'honneur, avec son noble coeur; écoutons-le: + + Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit: + «Qu'après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir, + s'il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de + Perpignan) la cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut + en luy-même pour plusieurs raisons de n'en point parler: 1º Il eut + fallu se rendre délateur d'un crime d'Estat de Monsieur, frère + unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand, + _qui estoient tous beaucoup plus puissants_ et plus accrédités que + luy, et qu'il y avoit certitude qu'il succomberoit en cette action, + dont il _n'avoit aucune preuve_ pour le vérifier.--Je n'aurois pu + citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent, + et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu'il m'en eust + parlé. J'aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur, + qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans + ressource.» + + 2º Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà + fidèlement rapportées (p. 361) et d'une beauté incomparable par + leur simplicité antique, j'oserai presque dire évangélique: + + --«Il m'a cru son amy unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu + trahir.» + + [43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612), + Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190). + +Quelle que puisse être l'entreprise secrète que l'on suppose, ou contre +une tête couronnée, ou contre la constitution d'un Etat démocratique, +ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la +nature de l'exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main +armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes +soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura +reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable, +éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s'il +ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s'il les donne: puni +dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par +la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de +ses amis. + +Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l'exprimer, +je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le +jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les +termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour +les âmes les plus basses, qu'elles circonscrivent et pressent par +des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme. +Il démontre qu'il n'eût pas pu être délateur quand même il l'eût +voulu. Il sous-entend: Si j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même +accomplir mon infamie, on ne m'eût pas cru.--Mais après ce peu de mots +sur l'impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibilité +morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que tous les +cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en +honneur: + +_Il m'a cru son amy._ + +Non seulement il ne l'a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses +interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de +Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne. + + «Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses + Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne, + et qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été célé, + conformément à la délibération qui en avoit esté prise.--Quand + je luy demanday comme quoy il l'avoit appris, il me déclara en + confiance fort franchement qu'il le _sçavoit de la Royne_ et + qu'elle le tenoit de Monsieur. + + «Je n'ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et + y avoit contribué de tout son pouvoir[45].» + + [44] Voir l'interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le + Chancelier, etc., 1612. + + [45] Relation de M. de Fontrailles. + +M. de Thou pouvait donc s'appuyer sur cette autorité; mais il sait +qu'il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se tait. Il se +tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu'il a dit +au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à +ce prix. + +Quant à M. de Cinq-Mars, il n'a qu'une raison à donner: + +_Il m'a cru son amy._ + +Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été qu'un homme uni +à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, _il l'a cru son amy_, +il a eu foi en lui, _il ne l'a pas voulu trahir_. Tout est là. + +Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je +l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier +du confident, elle s'est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort +éternelle le prêtre qui révèlerait l'aveu fait à son oreille. Il ne +fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en +ami, en frère, pour faire qu'un chrétien pût aller ouvrir son âme au +premier venu, à l'inconnu qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en +paix dans son lit, sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu. + +Donc, tout ce qu'a pu faire le confesseur à l'aide de sa foi et +de l'autorité de l'Eglise, a été d'arriver à être considéré par le +pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements +salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans +réserve que l'amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir +avant la confession, l'amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux +conseils ce qu'elle reçoit en coupables aveux. + +Si donc le confesseur prétend à la tendresse de coeur, à la bonté +suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir +l'infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle +du confesseur? + +Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il s'agit, +c'est encore de tout homme traité en ami, de tout _premier venu_ qui, +la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de +l'hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle +tribu, nulle horde, si sauvage qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit +possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher +dans le coeur de l'honnête homme comme dans son inviolable asile. +Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations. + +Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne +pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois barbares, et +se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire +usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable, +que la civilisation eût marché d'un pied et non de l'autre. Or on est +venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait +que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait +comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles, +ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer +sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les +ait abolies. Ce sont les véritables changements de moeurs qui forcent +à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays +si reculé qui oserait aujourd'hui donner à l'homme juge la dépouille +de l'homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi +qui défend cet héritage sanglant n'a pas été écrite, elle est venue +s'asseoir parmi nous. A ses côtés s'est posée celle qui dit: _Tu ne +dénonceras pas!_ et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours, +se placer à la table de son voisin s'il y avait manqué. + +Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux +ustensiles des temps barbares, j'aimerais mieux leur voir dérouiller, +restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils +de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non +l'âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair +souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins +vil que la froide vente d'une tête sur un comptoir, et il n'y a pas +encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de JUDAS. + +Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation de l'espèce +entière. Mieux vaudrait la fin d'une dynastie et d'une forme de +gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une nation, car tout cela se +remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes. + + + + +TABLE + + + Chapitre XIV. -- L'émeute 1 + Chapitre XV. -- L'alcôve 33 + Chapitre XVI. -- La confusion 63 + Chapitre XVII. -- La toilette 80 + Chapitre XVIII. -- Le secret 108 + Chapitre XIX. -- La partie de chasse 122 + Chapitre XX. -- La lecture 175 + Chapitre XXI. -- Le confessionnal 216 + Chapitre XXII. -- L'orage 238 + Chapitre XXIII. -- L'absence 266 + Chapitre XXIV. -- Le travail 283 + Chapitre XXV. -- Les prisonniers 339 + Chapitre XXVI. -- La fête 398 + Notes et documents historiques 435 + + + * * * * * + + Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY + + + + +Note de transcription détaillée: + +Cette version électronique comporte les corrections suivantes: + + p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII» + («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi + mentionné en page 120); + p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» + («et tentait de cacher la surprise»); + p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» + («N'est-ce pas, d'Aubijoux?»); + p. 272, second «de» manquant ajouté dans + «l'avis de la Reine-mère et de la cour»; + p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» + («Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs»); + p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»); + p. 332, «même» corrigé en «mêmes» + («dans les ressources mêmes qu'il inventait.»); + p. 379, «même» corrigé en «mêmes» + («ceux mêmes qui doivent affliger»); + p. 450, «aimée» corrigé en «animée» + («une voix forte et animée»). + +Les variations dans l'orthographe et l'accentuation des mots n'ont +pas été corrigées. + +Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland's Life +of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland's Life of +Milton». + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) *** + +***** This file should be named 44199-8.txt or 44199-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/9/44199/ + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License available with this file or online at + www.gutenberg.org/license. + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/old/44199-8.zip b/old/44199-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..53cb26c --- /dev/null +++ b/old/44199-8.zip diff --git a/old/44199-h.zip b/old/44199-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f64611d --- /dev/null +++ b/old/44199-h.zip diff --git a/old/44199-h/44199-h.htm b/old/44199-h/44199-h.htm new file mode 100644 index 0000000..859f3e7 --- /dev/null +++ b/old/44199-h/44199-h.htm @@ -0,0 +1,19239 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> +<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" xml:lang="fr" lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome II), + Par le comte Alfred De Vigny + — Un livre du Project Gutenberg. + </title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + +body { + margin-left: 10%; 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} +.tem p { + margin-top: .25em; + margin-bottom: .25em; + font-size: 0.9em +} + +/* Table des matières. */ +#tdm { + width: 80%; + max-width: 35em; + margin-left: auto; + margin-right: auto; +} +.tdm1 { + vertical-align:top; + text-indent: -2em; + padding-left: 2em; +} +.tdm2 { + vertical-align:top; + text-indent: -2em; + padding-left: 2em; +} +.tdm3 { + text-align:right; + vertical-align:bottom; +} +@media handheld, print +{ + #tdm { width: auto; } +} + +/* Numéros de pages. */ +.pagenum { + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + right: 2%; + font-size: small; + font-weight: normal; + font-variant: normal; + font-style: normal; + letter-spacing: normal; + text-indent: 0em; + text-align: right; + color: #999999; + background-color: #ffffff; +} + +/* Notes de bas de page et note de transcription */ +.footnotes { + border: 1px dashed; + background-color:#F0FFFF; + width: 90%; + margin-left: auto; + margin-right: auto; +} +.footnotes > h2 { margin-top: 1em; } +.footnote { + margin-left: 1em; 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Cinq-Mars, (Tome II of 2) + ou, Une conjuration sous Louis XIII + +Author: Alfred de Vigny + +Illustrator: Pierre Georges Jeanniot + +Release Date: November 16, 2013 [EBook #44199] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) *** + + + + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + + + + + +</pre> + + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent">— Note de transcription —</p> + +<p> +Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été +corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée. +</p> + +<p> +Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a> +à la fin de ce livre. +</p> + +<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h1 class="sep2"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br /> +<span class="medium">OU</span><br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</h1> + +<div class="newpage"> +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_004.jpg"> + <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> +</div> + +<p class="newpage center noindent large"> +PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +OU<br /> +<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +PAR LE COMTE<br /> +<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span> +</p> + +<p class="center noindent"> +AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>Reproduits en fac simile.</i> +</p> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="large center noindent"> +TOME SECOND +</p> + +<hr class="c25" /> + +<p class="large center noindent sep2 xlarge"> +PARIS +</p> + +<p class="large center noindent"> +G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY +</p> + +<p class="center noindent"> +ÉDITEURS +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +1882 +</p> + +<p class="xxlarge center noindent newpage"> +CINQ-MARS +</p> + +<hr class="c50" /> + +<h2 id="chap_14" class="no-break"> +CHAPITRE XIV +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ÉMEUTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Le danger, Sire, est pressant et +universel, et au delà de tous les calculs +de la prudence humaine. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Mirabeau</span>, <i>Adresse au Roi</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +«<i>Que d’une vitesse égale à celle de la +pensée, la scène vole sur une aile imaginaire</i>», +s’écrie l’immortel Shakspeare +avec le chÅ“ur de l’une de ses tragédies, +«<i>figurez-vous le roi sur l’Océan, suivi de +sa belle flotte; voyez-le, suivez-le</i>». Avec +ce poétique mouvement il traverse le +<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span> +temps et l’espace, et transporte à son +gré l’assemblée attentive dans les lieux +de ses sublimes scènes. +</p> + +<p> +Nous allons user des mêmes droits +sans avoir le même génie, nous ne voulons +pas nous asseoir plus que lui sur le trépied +des unités, et, jetant les yeux sur +Paris et sur le vieux et noir palais du +Louvre, nous passerons tout à coup l’espace +de deux cents lieues et le temps de +deux années. +</p> + +<p> +Deux années! que de changements +elles peuvent apporter sur le front des +hommes, dans leurs familles, et surtout +dans cette grande famille si troublée des +nations, dont un jour brise les alliances, +dont une naissance apaise les guerres, +dont une mort détruit la paix! Nos yeux +ont vu des rois rentrer dans leur demeure +un jour de printemps; ce jour-là même +un vaisseau partit pour une traversée de +deux ans; le navigateur revint; ils étaient +sur leur trône: rien ne semblait s’être +passé dans son absence; et pourtant +Dieu leur avait ôté cent jours de règne. +</p> + +<p> +Mais rien n’était changé pour la France +<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span> +en 1642, époque à laquelle nous passons, +si ce n’était ses craintes et ses espérances. +L’avenir seul avait changé d’aspect. +Avant de revoir nos personnages, il importe +de contempler en grand l’état du +royaume. +</p> + +<p> +La puissante unité de la monarchie +était plus imposante encore par le malheur +des États voisins; les révoltes de +l’Angleterre et celles de l’Espagne et du +Portugal faisaient admirer d’autant plus +le calme dont jouissait la France; Strafford +et Olivarès, renversés ou ébranlés, +grandissaient l’immuable Richelieu. +</p> + +<p> +Six armées formidables, reposées sur +leurs armes triomphantes, servaient de +rempart au royaume; celles du Nord, +liguées avec la Suède, avaient fait fuir +les Impériaux, poursuivis encore par +l’ombre de Gustave-Adolphe; celles qui +regardaient l’Italie recevaient dans le +Piémont les clefs des villes qu’avait défendues +le prince Thomas: et celles qui +redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient +la Catalogne révoltée, et frémissaient +encore devant Perpignan, qu’il ne +<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span> +leur était pas permis de prendre. L’intérieur +n’était pas heureux, mais tranquille. +Un invisible génie semblait avoir +maintenu ce calme; car le Roi, mortellement +malade, languissait à Saint-Germain +près d’un jeune favori; et le Cardinal, +disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques +morts pourtant trahissaient sa vie, +et de loin en loin des hommes tombaient +comme frappés par un souffle empoisonné, +et rappelaient la puissance +invisible. +</p> + +<p> +Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu, +venait de porter <i>sa tête de fer</i><a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a> sur +l’échafaud, <i>sans honte ni peur</i>, comme +il le dit en y montant. +</p> + +<p> +Cependant la France semblait gouvernée +par elle-même; car le prince et le +ministre étaient séparés depuis longtemps: +et, de ces deux malades, qui se +haïssaient mutuellement, l’un n’avait jamais +tenu les rênes de son Etat, l’autre +n’y faisait plus sentir sa main; on ne +<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span> +l’entendait plus nommer dans les actes +publics, il ne paraissait plus dans le +gouvernement, s’effaçait partout; il dormait +comme l’araignée au centre de ses +filets. +</p> + +<p> +S’il s’était passé quelques événements +et quelques révolutions durant ces deux +années, ce devait donc être dans les +cÅ“urs; ce devait être quelques-uns de +ces changements occultes, d’où naissent, +dans les monarchies sans base, des bouleversements +effroyables et de longues et +sanglantes dissensions. +</p> + +<p> +Pour en être éclaircis, portons nos yeux +sur le vieux et noir bâtiment du Louvre +inachevé, et prêtons l’oreille aux propos +de ceux qui l’habitent et qui l’environnent. +</p> + +<p> +On était au mois de décembre; un +hiver rigoureux avait attristé Paris, où +la misère et l’inquiétude du peuple étaient +extrêmes; cependant sa curiosité l’aiguillonnait +encore, et il était avide des +spectacles que lui donnait la cour. Sa +pauvreté lui était moins pesante lorsqu’il +contemplait les agitations de la +<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span> +richesse; ses larmes moins amères à la +vue des combats de la puissance; et le +sang des grands, qui arrosait ses rues +et semblait alors le seul digne d’être répandu, +lui faisait bénir son obscurité. +Déjà quelques scènes tumultueuses, quelques +assassinats éclatants, avaient fait +sentir l’affaiblissement du monarque, l’absence +et la fin prochaine du ministre, +et, comme une sorte de prologue à la +sanglante comédie de la Fronde, venaient +aiguiser la malice et même allumer les +passions des Parisiens. Ce désordre ne +leur déplaisait pas; indifférents aux causes +des querelles, fort abstraites pour +eux, ils ne l’étaient point aux individus, +et commençaient déjà à prendre les +chefs de parti en affection ou en haine, +non à cause de l’intérêt qu’ils leur supposaient +pour le bien-être de leur classe, +mais tout simplement parce qu’ils plaisaient +ou déplaisaient comme des acteurs. +</p> + +<p> +Une nuit surtout, des coups de pistolet +et de fusil avaient été entendus fréquemment +dans la Cité: les patrouilles +<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span> +nombreuses des Suisses et des gardes +du corps venaient même d’être attaquées +et de rencontrer quelques barricades +dans les rues tortueuses de l’île Notre-Dame; +des charrettes enchaînées aux +bornes et couvertes de tonneaux, avaient +empêché les cavaliers d’y pénétrer, et +quelques coups de mousquet avaient +blessé des chevaux et des hommes. Cependant +la ville dormait encore, excepté +le quartier qui environnait le Louvre, +habité dans ce moment par la Reine et +<span class='smcap'>Monsieur</span>, duc d’Orléans. Là , tout annonçait +une expédition nocturne d’une nature +très grave. +</p> + +<p> +Il était deux heures du matin; il +gelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un +nombreux rassemblement s’arrêta sur le +quai, à peine pavé alors, et occupa lentement +et par degrés, le terrain sablé qui +descendait en pente jusqu’à la Seine. +Deux cents hommes, à peu près, semblaient +composer cet attroupement; ils +étaient enveloppés de grands manteaux, +relevés par le fourreau des longues épées +à l’espagnole qu’ils portaient. Se promenant +<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span> +sans ordre, en long et en large, ils +semblaient attendre les événements plutôt +que les chercher. Beaucoup d’entre +eux s’assirent, les bras croisés, sur les +pierres éparses du parapet commencé; +ils observaient le plus grand silence. +Après quelques minutes cependant, un +homme, qui paraissait sortir d’une porte +voûtée du Louvre, s’approcha lentement +avec une lanterne sourde, dont il portait +les rayons au visage de chaque individu, +et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il +cherchait entre tous: il lui parla de cette +façon, à demi-voix, en lui serrant la main: +</p> + +<p> +—Eh bien, Olivier, que vous a dit +M. le Grand<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a>? Cela va-t-il bien? +</p> + +<p> +—Oui, oui, je l’ai vu hier à Saint-Germain; +le vieux chat est bien malade +à Narbonne, il va s’en aller <i lang="la" xml:lang="la">ad patres</i>; +mais il faut mener nos affaires rondement, +car ce n’est pas la première fois +qu’il fait l’engourdi. Avez-vous vu du +monde pour ce soir, mon cher Fontrailles? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span> +—Soyez tranquille, Montrésor va venir +avec une centaine de gentilshommes de +<span class='smcap'>Monsieur</span>; vous le reconnaîtrez; il sera +déguisé en maître maçon, une règle à la +main. Mais n’oubliez pas surtout les mots +d’ordre: les savez-vous bien tous, vous +et vos amis? +</p> + +<p> +—Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi, +qui n’est pas arrivé encore; mais, Dieu +me pardonne, je crois que le voilà lui-même. +Qui diable l’aurait reconnu? +</p> + +<p> +En effet, un petit homme sans soutane, +habillé en soldat des gardes françaises, +et portant de très noires et fausses +moustaches, se glissa entre eux. Il sautait +d’un pied sur l’autre avec un air de +joie, et se frottait les mains. +</p> + +<p> +—Vive Dieu! tout va bien; mon ami +Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant +sur la pointe des pieds pour frapper sur +l’épaule d’Olivier:—Savez-vous que, +pour un homme qui sort presque des +pages, vous ne vous conduisez pas mal, +sire Olivier d’Entraigues? vous serez +dans nos hommes illustres, si nous trouvons +un Plutarque. Tout est bien organisé, +<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span> +vous arrivez à point; ni plus tôt, +ni plus tard, comme un vrai chef de +parti. Fontrailles, ce jeune homme ira +loin, je vous le prédis. Mais dépêchons-nous; +il nous viendra dans deux heures +des paroissiens de mon oncle l’archevêque +de Paris; je les ai bien échauffés, et ils +crieront: <i>Vive Monsieur! vive la Régence! +et plus de Cardinal!</i> comme des enragés. +Ce sont de bonnes dévotes, tout à +moi, qui leur ont monté la tête. Le roi +est fort mal. Oh! tout va bien, très bien. +Je viens de Saint-Germain; j’ai vu l’ami +Cinq-Mars; il est bon, très bon, toujours +ferme comme un roc. Ah! voilà ce que +j’appelle un homme! Comme il les a joués +avec son air mélancolique et insouciant! +Il est le maître de la cour à présent. C’est +fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair, +il en est fortement question; mais il +hésite encore: il faut décider cela par +notre mouvement de ce soir: <i>le vÅ“u du +peuple!</i> il faut faire <i>le vÅ“u du peuple</i> +absolument; nous allons le faire entendre. +Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? +Surtout, c’est la haine pour lui qui +<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span> +doit dominer dans les cris, car c’est là +l’essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, +qui flotte toujours, n’est-ce pas? +</p> + +<p> +—Eh! que peut-il faire autre chose? +dit Fontrailles; s’il prenait une résolution +aujourd’hui en notre faveur, ce serait bien +fâcheux. +</p> + +<p> +—Et pourquoi? +</p> + +<p> +—Parce que nous serions bien sûrs +que demain, au jour, il serait contre. +</p> + +<p> +—N’importe, reprit l’abbé, la reine a +de la tête. +</p> + +<p> +—Et du cÅ“ur aussi, dit Olivier; cela +me donne de l’espoir pour Cinq-Mars, +qui me semble avoir osé faire le boudeur +quelquefois en la regardant. +</p> + +<p> +—Enfant que vous êtes! que vous +connaissez encore mal la cour! Rien ne +peut le soutenir que la main du roi, qui +l’aime comme son fils; et, pour la reine, +si son cÅ“ur bat, c’est de souvenir et non +d’avenir. Mais il ne s’agit pas de ces +fadaises-là ; dites-moi, mon cher, êtes-vous +bien sûr de votre jeune avocat que +je vois rôder là ? pense-t-il bien? +</p> + +<p> +—Parfaitement; c’est un excellent +<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span> +Royaliste; il jetterait le Cardinal à la rivière +tout à l’heure: d’ailleurs c’est Fournier, +de Loudun, c’est tout dire. +</p> + +<p> +—Bien, bien; voilà comme nous les +aimons. Mais garde à vous, messieurs: +on vient de la rue Saint-Honoré. +</p> + +<p> +—Qui va là ? crièrent les premiers de +la troupe à des hommes qui venaient. +Royalistes ou Cardinalistes? +</p> + +<p> +—<i>Gaston</i> et <i>le Grand</i>, répondirent +tout bas les nouveaux venus. +</p> + +<p> +—C’est Montrésor avec les gens de +<span class='smcap'>Monsieur</span>, dit Fontrailles; nous pourrons +bientôt commencer. +</p> + +<p> +—Oui, par la corbleu! dit l’arrivant; +car les Cardinalistes vont passer à trois +heures; on nous en a instruits tout à +l’heure. +</p> + +<p> +—Où vont-ils? dit Fontrailles. +</p> + +<p> +—Ils sont plus de deux cents pour +conduire M. de Chavigny, qui va voir le +vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont +cru plus sûr de longer le Louvre. +</p> + +<p> +—Eh bien, nous allons leur faire patte +de velours, dit l’abbé. +</p> + +<p> +Comme il achevait, un bruit de carrosses +<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span> +et de chevaux se fit entendre. Plusieurs +hommes à manteaux roulèrent une +énorme pierre au milieu du pavé. Les +premiers cavaliers passèrent rapidement +à travers la foule et le pistolet à la main, +se doutant bien de quelque chose; mais +le postillon qui guidait les chevaux de la +première voiture s’embarrassa dans la +pierre et s’abattit. +</p> + +<p> +—Quel est donc ce carrosse qui écrase +les piétons? crièrent à la fois tous les +hommes en manteau. C’est bien tyrannique! +Ce ne peut être qu’un ami du +Cardinal de <i>La Rochelle</i><a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>. +</p> + +<p> +—C’est quelqu’un qui ne craint pas +les amis du petit <i>le Grand</i>, s’écria une +voix à la portière ouverte, d’où un homme +s’élança sur un cheval. +</p> + +<p> +—Rangez ces Cardinalistes jusque +dans la rivière! dit une voix aigre et +perçante. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span> +Ce fut le signal des coups de pistolet +qui s’échangèrent avec fureur de chaque +côté, et qui prêtèrent une lumière à cette +scène tumultueuse et sombre; le cliquetis +des épées et le piétinement des +chevaux n’empêchaient pas de distinguer +les cris, d’un côté: «A bas le ministre! +vive le Roi! vive <span class='smcap'>Monsieur</span> et monsieur le +Grand! à bas les <i>bas rouges</i>!» de l’autre: +«Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal! +mort aux factieux! vive le Roi!» +car le nom du Roi présidait à toutes les +haines comme à toutes les affections, à +cette étrange époque. +</p> + +<p> +Cependant les hommes à pied avaient +réussi à placer les deux carrosses à travers +du quai, de manière à s’en faire un +rempart contre les chevaux de Chavigny, +et de là , entre les roues, par les portières +et sous les ressorts, les accablaient de +coups de pistolet et en avaient démonté +plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque +les portes du Louvre s’ouvrirent tout +à coup, et deux escadrons des gardes du +corps sortirent au trot; la plupart avaient +des torches à la main pour éclairer ceux +<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span> +qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes. +La scène changea. A mesure que les +gardes arrivaient à l’un des hommes à +pied, on voyait cet homme s’arrêter, ôter +son chapeau, se faire reconnaître et se +nommer, et le garde se retirait, quelquefois +en saluant, d’autres fois en lui +serrant la main. Ce secours aux carrosses +de Chavigny fut donc à peu près inutile +et ne servit qu’à augmenter la confusion. +Les gardes du corps, comme pour l’acquit +de leur conscience, parcouraient +la foule des duellistes en disant mollement: +«Allons, messieurs, de la modération.» +</p> + +<p> +Mais, lorsque les deux gentilshommes +avaient bien <i>engagé le fer</i> et se trouvaient +bien acharnés, le garde qui les +voyait s’arrêtait pour juger des coups, et +quelquefois même favorisait celui qu’il +pensait être de son opinion; car ce corps, +comme toute la France, avait ses Royalistes +et ses Cardinalistes. +</p> + +<p> +Les fenêtres du Louvre s’éclairaient +peu à peu, et l’on y voyait beaucoup de +têtes de femmes derrière les petits carreaux +<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span> +en losanges, attentives à contempler +le combat. +</p> + +<p> +De nombreuses patrouilles de Suisses +sortirent avec des flambeaux; on distinguait +ces soldats à leur étrange uniforme. +Ils portaient le bras droit rayé +de bleu et de rouge, et le bas de soie de +leur jambe droite était rouge; le côté +gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et +le bas blanc et rouge. On avait espéré +sans doute, au château royal, que cette +troupe étrangère pourrait dissiper l’attroupement; +mais on se trompa. Ces +impassibles soldats, suivant froidement, +exactement et sans les dépasser, les +ordres qu’on leur avait donnés, circulèrent +avec symétrie entre les groupes +armés qu’ils divisaient un moment, vinrent +se réunir devant la grille avec une +précision parfaite, et rentrèrent en ordre +comme à la manÅ“uvre, sans s’informer +si les ennemis à travers lesquels ils +étaient passés s’étaient rejoints ou non. +</p> + +<p> +Mais le bruit, un instant apaisé, redevint +général à force d’explications particulières. +On entendait partout des appels, +<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span> +des injures et des imprécations; il ne +semblait pas que rien pût faire cesser +ce combat que la destruction de l’un +des deux partis, lorsque des cris, ou +plutôt des hurlements affreux, vinrent +mettre le comble au tumulte. L’abbé de +Gondi, alors occupé à tirer un cavalier +par son manteau pour le faire tomber, +s’écria:—Voilà mes gens! Fontrailles, +vous allez en voir de belles; voyez, voyez +déjà comme cela court! c’est charmant, +vraiment! +</p> + +<p> +Et il lâcha prise et monta sur une +pierre pour considérer la manÅ“uvre de +ses troupes, croisant ses bras avec l’importance +d’un général d’armée. Le jour +commençait à poindre, et l’on vit que +du bout de l’île Saint-Louis accourait, en +effet, une foule d’hommes, de femmes +et d’enfants de la lie du peuple, poussant +au ciel et vers le Louvre d’étranges +vociférations. Des filles portaient de +longues épées, des enfants traînaient +d’immenses hallebardes et des piques +damasquinées du temps de la Ligue; des +vieilles en haillons tiraient après elles, +<span class='pagenum'><a id='Page_18' name='Page_18'>[18]</a></span> +avec des cordes, des charrettes pleines +d’anciennes armes rouillées et rompues; +des ouvriers de tous les métiers, ivres +pour la plupart, les suivaient avec des +bâtons, des fourches, des lances, des +pelles, des torches, des pieux, des crocs, +des leviers, des sabres et des broches +aiguës; ils chantaient et hurlaient tour +à tour, contrefaisant avec des rires +atroces les miaulements du chat, et portant, +comme un drapeau, un de ces +animaux pendu au bout d’une perche +et enveloppé dans un lambeau rouge, +figurant ainsi le Cardinal, dont le goût +pour les chats était connu généralement. +Des crieurs publics couraient, tout rouges +et haletants, semer sur les ruisseaux et +les pavés, coller sur les parapets, les +bornes, les murs des maisons et du +palais même, de longues histoires satiriques +en petits vers, faites sur les personnages +du temps; des garçons bouchers +et mariniers portant de larges coutelas, +battaient la charge sur des chaudrons, +et traînaient dans la boue un porc nouvellement +égorgé, coiffé de la calotte +<span class='pagenum'><a id='Page_19' name='Page_19'>[19]</a></span> +rouge d’un enfant de chÅ“ur. De jeunes et +vigoureux drôles, vêtus en femmes et +enluminés d’un grossier vermillon, +criaient d’une voix forcenée: «<i>Nous +sommes des mères de famille ruinées +par Richelieu: mort au Cardinal!</i>» Ils +portaient dans leurs bras des nourrissons +de paille qu’ils faisaient le geste de +jeter à la rivière, et les y jetaient en +effet. +</p> + +<p> +Lorsque cette dégoûtante cohue eut +inondé les quais de ses milliers d’individus +infernaux, elle produisit un effet +étrange sur les combattants, et tout à +fait contraire à ce qu’en attendait leur +patron. Les ennemis de chaque faction +abaissèrent leurs armes et se séparèrent. +Ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span> et de Cinq-Mars furent +révoltés de se voir secourus par de tels +auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les +gentilshommes du Cardinal à remonter +à cheval et en voiture, leurs valets à y +porter les blessés, donnèrent des rendez-vous +particuliers à leurs adversaires +pour vider leur querelle sur un terrain +plus secret et plus digne d’eux. Rougissant +<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span> +de la supériorité du nombre et des +ignobles troupes qu’ils semblaient commander, +entrevoyant, peut-être pour la +première fois, les funestes conséquences +de leurs jeux politiques, et voyant quel +était le limon qu’ils venaient de remuer, +ils se divisèrent pour se retirer, enfonçant +leurs chapeaux larges sur leurs yeux, +jetant leurs manteaux sur leurs épaules, +et redoutant le jour. +</p> + +<p> +—Vous avez tout dérangé, mon cher +abbé, avec cette canaille, dit Fontrailles, +en frappant du pied, à Gondi, qui se +trouvait assez interdit; votre bonhomme +d’oncle a là de jolis paroissiens! +</p> + +<p> +—Ce n’est pas ma faute, reprit cependant +Gondi, d’un ton mutin; c’est +que ces idiots sont arrivés une heure +trop tard; s’ils fussent venus à la nuit, +on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte +un peu, à dire le vrai (car j’avoue que +le grand jour leur fait tort), et on n’aurait +entendu que la voix du peuple: +<i lang="la" xml:lang="la">Vox populi, vox Dei</i>. D’ailleurs, il n’y a +pas tant de mal; ils vont nous donner, +par leur foule, les moyens de nous évader +<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span> +sans être reconnus, et, au bout du +compte, notre tâche est finie; nous ne +voulions pas la mort du pécheur: +Chavigny et les siens sont de braves +gens que j’aime beaucoup; s’il n’est +qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je +vais voir M. de Bouillon, qui arrive +d’Italie. +</p> + +<p> +—Olivier, dit Fontrailles, partez donc +pour Saint-Germain avec Fournier et +Ambrosio; je vais rendre compte à +<span class='smcap'>Monsieur</span>, avec Montrésor. +</p> + +<p> +Tout se sépara, et le dégoût fit sur +ces gens bien élevés ce que la force +n’avait pu faire. +</p> + +<p> +Ainsi se termina cette échauffourée, +qui semblait pouvoir enfanter de grands +malheurs; personne n’y fut tué; les +cavaliers, avec quelques égratignures de +plus, et quelques-uns avec leur bourse +de moins, à leur grande surprise, reprirent +leur route près des carrosses par +des rues détournées; les autres s’évadèrent, +un à un, à travers la populace +qu’ils avaient soulevée. Les misérables +<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span> +qui la composaient, dénués de chefs de +troupes, restèrent encore deux heures à +pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que +leur vin fût cuvé et que le froid éteignît +ensemble le feu de leur sang et de leur +enthousiasme. On voyait aux fenêtres +des maisons du quai de la Cité et le +long des murs le sage et véritable peuple +de Paris, regardant d’un air triste et +dans un morne silence ces préludes de +désordre; tandis que le corps des marchands, +vêtu de noir, précédé de ses +échevins et de ses prévôts, s’acheminait +lentement et courageusement, à travers +la populace, vers le <i>Palais de Justice</i> où +devait s’assembler le parlement, et allait +lui porter plainte de ces effrayantes +scènes nocturnes. +</p> + +<p> +Cependant les appartements de Gaston +d’Orléans étaient dans une grande rumeur. +Ce prince occupait alors l’aile du +Louvre parallèle aux Tuileries, et ses +fenêtres donnaient d’un côté sur la cour, +et de l’autre sur un amas de petites +maisons et de rues étroites qui couvraient +la place presque en entier. Il +<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span> +s’était levé précipitamment, réveillé en +sursaut par le bruit des armes à feu, avait +jeté ses pieds dans de larges <i>mules</i> carrées, +à hauts talons, et, enveloppé dans +une vaste robe de chambre de soie couverte +de dessins d’or brodés en relief, se +promenait en long et en large dans sa +chambre à coucher, envoyant, de minute +en minute, un laquais nouveau +pour demander ce qui se passait, et +s’écriant qu’on courût chercher l’abbé +de La Rivière, son conseil accoutumé; +mais, par malheur, il était sorti de +Paris. A chaque coup de pistolet, ce +prince timide courait aux fenêtres, sans +rien voir autre chose que quelques flambeaux +que l’on portait en courant; on +avait beau lui dire que les cris qu’il entendait +étaient en sa faveur, il ne cessait +de se promener par les appartements, +dans le plus grand désordre, ses +longs cheveux noirs et ses yeux bleus +ouverts et agrandis par l’inquiétude et +l’effroi; il était moitié nu lorsque Montrésor +et Fontrailles arrivèrent enfin, et +le trouvèrent se frappant la poitrine et +<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span> +répétant mille fois: «<i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea +culpa.</i>» +</p> + +<p> +—Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il +de loin, courant au-devant d’eux; arrivez +donc enfin! que se passe-t-il? que +fait-on là ? quels sont ces assassins? +quels sont ces cris? +</p> + +<p> +—On crie: «Vive <span class='smcap'>Monsieur</span>.» +</p> + +<p> +Gaston, sans faire semblant d’entendre, +et tenant un instant la porte de sa +chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât +jusque dans les galeries où étaient +les gens de sa maison, continua en +criant de toute sa force et en gesticulant: +</p> + +<p> +—Je ne sais rien de tout ceci et n’ai +rien autorisé; je ne veux rien entendre, +je ne veux rien savoir; je n’entrerai jamais +dans aucun projet; ce sont des factieux +qui font tout ce bruit: ne m’en parlez +pas si vous voulez être bien vus ici; je +ne suis l’ennemi de personne, je déteste +de telles scènes... +</p> + +<p> +Fontrailles, qui savait à quel homme +il avait affaire, ne répondit rien, et entra +avec son ami, mais sans se presser, afin +<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span> +que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût le temps de jeter son +premier feu; et, quand tout fut dit et la +porte fermée avec soin, il prit la parole: +</p> + +<p> +—Monseigneur, dit-il, nous venons +vous demander mille pardons de l’impertinence +de ce peuple, qui ne cesse de +crier qu’il veut la mort de votre ennemi, +et qu’il voudrait même vous voir +Régent si nous avions le malheur de +perdre Sa Majesté; oui, le peuple est +toujours libre dans ses propos; mais il +était si nombreux, que tous nos efforts +n’ont pu le contenir: c’était le cri du +cÅ“ur dans toute sa vérité; c’était une +explosion d’amour que la froide raison +n’a pu réprimer, et qui sortait de toutes +les règles. +</p> + +<p> +—Mais enfin, que s’est-il passé? reprit +Gaston un peu calmé: qu’ont-ils fait +depuis quatre heures que je les entends? +</p> + +<p> +—Cet amour, continua froidement +Montrésor, comme M. de Fontrailles a +l’honneur de vous le dire, sortait tellement +des règles et des bornes, qu’il +<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span> +nous a entraînés nous-mêmes, et nous +nous sommes sentis saisis de cet enthousiasme +qui nous transporte toujours au +nom seul de <span class='smcap'>Monsieur</span>, et qui nous a +portés à des choses que nous n’avions +pas préméditées. +</p> + +<p> +—Mais enfin, qu’avez-vous fait? reprit +le prince... +</p> + +<p> +—Ces choses, reprit Fontrailles, dont +M. de Montrésor a l’honneur de parler +à <span class='smcap'>Monsieur</span>, sont précisément de celles +que je prévoyais ici même hier au soir, +quand j’eus l’honneur de l’entretenir. +</p> + +<p> +—Il ne s’agit pas de cela, interrompit +Gaston; vous ne pourrez pas dire que +j’aie rien ordonné ni autorisé; je ne me +mêle de rien, je n’entends rien au gouvernement... +</p> + +<p> +—Je conviens, poursuivit Fontrailles, +que Votre Altesse n’a rien ordonné; +mais elle m’a permis de lui dire que je +prévoyais que cette nuit serait troublée +vers les deux heures, et j’espérais que +son étonnement serait moins grand. +</p> + +<p> +Le prince, se remettant peu à peu, et +voyant qu’il n’effrayait pas les deux +<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span> +champions; ayant d’ailleurs dans sa +conscience et lisant dans leurs yeux le +souvenir du consentement qu’il leur +avait donné la veille, s’assit sur le bord +de son lit, croisa les bras, et, les regardant +d’un air de juge, leur dit encore +avec une voix imposante: +</p> + +<p> +—Mais enfin, qu’avez-vous donc +fait? +</p> + +<p> +—Eh! presque rien, monseigneur, dit +Fontrailles; le hasard nous a fait rencontrer +dans la foule quelques-uns de +nos amis qui avaient eu une querelle +avec le cocher de M. de Chavigny qui +les écrasait; il s’en est suivi quelques propos +un peu vifs, quelques petits gestes +un peu brusques, quelques égratignures +qui ont fait rebrousser chemin au carrosse, +et voilà tout. +</p> + +<p> +—Absolument tout, répéta Montrésor. +</p> + +<p> +—Comment, tout! s’écria Gaston +très ému et sautant dans la chambre; +et n’est-ce donc rien que d’arrêter la +voiture d’un ami du Cardinal-Duc? Je +n’aime point les scènes, je vous l’ai déjà +dit; je ne hais point le Cardinal; c’est +<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span> +un grand politique, certainement, un +très grand politique; vous me compromettez +horriblement; on sait que Montrésor +est à moi; si on l’a reconnu, on dira +que je l’ai envoyé... +</p> + +<p> +—Le hasard, répondit Montrésor, +m’a fait trouver cet habit du peuple que +<span class='smcap'>Monsieur</span> peut voir sous mon manteau, +et que j’ai préféré à tout autre par ce +motif. +</p> + +<p> +Gaston respira. +</p> + +<p> +—Vous êtes bien sûr qu’on ne vous +a pas reconnu? dit-il; c’est que vous +sentez, mon cher ami, combien ce serait +pénible... convenez-en vous-même... +</p> + +<p> +—Si j’en suis sûr, ô ciel! s’écria le +gentilhomme du prince: je gagerais ma +tête et ma part du Paradis que personne +n’a vu mes traits et ne m’a appelé par +mon nom. +</p> + +<p> +—Eh bien, continua Gaston, se rasseyant +sur son lit et prenant un air +plus calme, et même où brillait une légère +satisfaction, contez-moi donc un peu +ce qui s’est passé. +</p> + +<p> +Fontrailles se chargea du récit, où, +<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span> +comme l’on pense, le peuple jouait un +grand rôle et les gens de <span class='smcap'>Monsieur</span> aucun; +et, dans sa péroraison, il ajouta, +entrant dans les détails:—On a pu +voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur, +de respectables mères de famille, +poussées par le désespoir, jeter leurs +enfants dans la Seine en maudissant +Richelieu. +</p> + +<p> +—Ah! c’est épouvantable! s’écria le +prince indigné ou feignant de l’être et +de croire à ces excès. Il est donc bien +vrai qu’il est détesté si généralement? +mais il faut convenir qu’il le mérite! +Quoi! son ambition et son avarice ont +réduit là ces bons habitants de Paris +que j’aime tant! +</p> + +<p> +—Oui, monseigneur, reprit l’orateur; +et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est +la France entière qui vous supplie avec +nous de vous décider à la délivrer de ce +tyran; tout est prêt; il ne faut qu’un +signe de votre tête auguste pour anéantir +ce pygmée, qui a tenté l’abaissement +de la maison royale elle-même. +</p> + +<p> +—Hélas! Dieu m’est témoin que je lui +<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span> +pardonne cette injure, reprit Gaston en +levant les yeux; mais je ne puis entendre +plus longtemps les cris du peuple; +oui, j’irai à son secours!... +</p> + +<p> +—Ah! nous tombons à vos genoux! +s’écria Montrésor s’inclinant... +</p> + +<p> +—C’est-à -dire, reprit le prince en +reculant, autant que ma dignité ne sera +pas compromise et que l’on ne verra +nulle part mon nom. +</p> + +<p> +—Et c’est justement lui que nous +voudrions! s’écria Fontrailles, un peu +plus à son aise... Tenez, monseigneur, +il y a déjà quelques noms à mettre à la +suite du vôtre, et qui ne craignent pas +de s’inscrire, je vous les dirai sur-le-champ +si vous voulez... +</p> + +<p> +—Mais, mais, mais... dit le duc +d’Orléans avec un peu d’effroi, savez-vous +que c’est une conjuration que vous +me proposez là tout simplement?... +</p> + +<p> +—Fi donc! fi donc! monseigneur, des +gens d’honneur comme nous! une conjuration! +ah! du tout! une ligue, tout au +plus; un petit accord pour donner la +<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span> +direction au vÅ“u unanime de la nation +et de la cour: voilà tout! +</p> + +<p> +—Mais... mais cela n’est pas clair, +car enfin cette affaire ne serait ni générale +ni publique: donc ce serait une +conjuration; vous n’avoueriez pas que +vous en êtes? +</p> + +<p> +—Moi, monseigneur? pardonnez-moi, +à toute la terre, puisque tout le royaume +en est déjà , et je suis du royaume. Eh! +qui ne mettrait son nom après celui de +MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?... +</p> + +<p> +—Après, peut-être, mais avant? dit +Gaston en fixant ses regards sur Fontrailles, +et plus finement qu’il ne s’y +attendait. +</p> + +<p> +Celui-ci sembla hésiter un moment... +</p> + +<p> +—Eh bien, que ferait <span class='smcap'>Monsieur</span>, si je +lui disais des noms après lesquels il pût +mettre le sien? +</p> + +<p> +—Ah! ah! voilà qui est plaisant, +reprit le prince en riant; savez-vous +qu’au-dessus du mien il n’y en a pas +beaucoup? Je n’en vois qu’un. +</p> + +<p> +—Enfin, s’il y en a un, monseigneur +<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span> +nous promet-il de signer celui de Gaston +au-dessous? +</p> + +<p> +—Ah! parbleu, de tout mon cÅ“ur, je +ne risque rien, car je ne vois que le +Roi, qui n’est sûrement pas de la +partie. +</p> + +<p> +—Eh bien, à dater de ce moment, permettez, +dit Montrésor, que nous vous +prenions au mot, et veuillez bien consentir +à présent à deux choses seulement: +voir M. de Bouillon chez la Reine, +et M. le grand écuyer chez le Roi. +</p> + +<p> +—Tope! dit <span class='smcap'>Monsieur</span> gaiement et +frappant l’épaule de Montrésor, j’irai +dès aujourd’hui à la toilette de ma belle-sÅ“ur, +et je prierai mon frère de venir +courre un cerf à Chambord avec moi. +</p> + +<p> +Les deux amis n’en demandaient pas +plus, et furent surpris eux-mêmes de +leur ouvrage; jamais ils n’avaient vu +tant de résolution à leur chef. Aussi, de +peur de le mettre sur une voie qui pût +le détourner de la route qu’il venait de +prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation +sur d’autres sujets, et se retirèrent +<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span> +charmés, en laissant pour derniers +mots dans son oreille qu’ils comptaient +sur ses dernières promesses. +</p> + +<h2 id="chap_15"> +CHAPITRE XV +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ALCOVE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Les reines ont été vues pleurant +comme de simples femmes. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Chateaubriand.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Qu’il est doux d’être belle alors qu’on est aimée.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Delphine Gay.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Tandis qu’un prince était ainsi rassuré +avec peine par ceux qui l’entouraient, +et leur laissait voir un effroi qui pouvait +être contagieux pour eux, une princesse, +plus exposée aux accidents, plus +isolée par l’indifférence de son mari, +plus faible par sa nature et par la timidité +qui vient de l’absence du bonheur, +donnait de son côté l’exemple du courage +<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span> +le plus calme et de la plus pieuse +résignation, et raffermissait sa suite +effrayée: c’était la Reine. A peine +endormie depuis une heure, elle avait +entendu des cris aigus derrière les portes +et les épaisses tapisseries de sa +chambre. Elle ordonna à ses femmes de +faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, +en chemise et enveloppée dans un grand +manteau, vint tomber presque évanouie +au pied de son lit, suivie de quatre +dames d’atours et de trois femmes de +chambre. Ses pieds délicats étaient nus, +et ils saignaient, parce qu’elle s’était +blessée en courant; elle criait, en pleurant +comme un enfant, qu’un coup de +pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, +et l’avait blessée; qu’elle suppliait +la Reine de la renvoyer en exil, où +elle se trouvait plus tranquille que dans +un pays où l’on voulait l’assassiner parce +qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle +avait ses cheveux dans un grand désordre +et tombant jusqu’à ses pieds: c’était +sa principale beauté, et la jeune Reine +pensa qu’il y avait dans cette toilette +<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span> +moins de hasard que l’on ne l’eût pu +croire. +</p> + +<p> +—Eh! ma chère, qu’arrive-t-il donc? +lui dit-elle avec assez de sang-froid; +vous avez l’air de Madeleine, mais dans +sa jeunesse, avant le repentir. Il est +probable que si l’on en veut à quelqu’un +ici, c’est à moi; tranquillisez-vous. +</p> + +<p> +—Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! +c’est ce Richelieu qui me poursuit! +j’en suis certaine. +</p> + +<p> +Le bruit des pistolets qui s’entendit +alors plus distinctement, convainquit la +Reine que les terreurs de M<sup>me</sup> de Chevreuse +n’étaient pas vaines. +</p> + +<p> +—Venez m’habiller, madame de Motteville, +cria-t-elle. +</p> + +<p> +Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, +et, ouvrant un de ces immenses +coffres d’ébène qui servaient d’armoire +alors, en tirait une cassette de diamants +de la princesse pour la sauver, et ne +l’écoutait pas. Les autres femmes avaient +vu sur une fenêtre la lueur des torches, +et, s’imaginant que le feu était au palais, +précipitaient les bijoux, les dentelles, les +<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span> +vases d’or, jusqu’aux porcelaines, dans +des draps qu’elles voulaient jeter ensuite +par la fenêtre. En même temps survint +M<sup>me</sup> de Guémenée, un peu plus habillée +que la duchesse de Chevreuse, +mais ayant pris la chose plus au tragique +encore; l’effroi qu’elle avait en donna un +peu à la Reine, à cause du caractère +cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait. +Elle entra sans saluer, pâle +comme un spectre, et dit avec volubilité: +</p> + +<p> +—Madame, il est temps de nous +confesser; on attaque le Louvre, et tout +le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit. +</p> + +<p> +La stupeur fit taire et rendit immobile +toute la chambre. +</p> + +<p> +—Nous allons mourir! cria la duchesse +de Chevreuse, toujours à genoux. +Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée +en Angleterre! Oui, confessons-nous; je +me confesse hautement: j’ai aimé... j’ai +été aimée de... +</p> + +<p> +—C’est bon, c’est bon, dit la Reine, +je ne me charge pas d’entendre jusqu’à +la fin; ce ne serait peut-être pas le +<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span> +moindre de mes dangers, dont vous ne +vous occupez guère. +</p> + +<p> +Le sang-froid d’Anne d’Autriche et +cette seconde réponse sévère rendirent +pourtant un peu de calme à cette belle +personne, qui se releva confuse, et +s’aperçut du désordre de sa toilette, +qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put +dans un cabinet voisin. +</p> + +<p> +—Dona Stephania, dit la Reine à une +de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle +eût conservée auprès d’elle, allez chercher +le capitaine des gardes: il est +temps que je voie des hommes, enfin, +et que j’entende quelque chose de raisonnable. +</p> + +<p> +Elle dit ceci en espagnol, et le mystère +de cet ordre, dans une langue +qu’elles ne comprenaient pas, fit rentrer +le bon sens dans la chambre. +</p> + +<p> +La camériste disait son chapelet; +mais elle se leva du coin de l’alcôve où +elle s’était réfugiée, et sortit en courant +pour obéir à sa maîtresse. +</p> + +<p> +Cependant les signes de la révolte et +les symptômes de la terreur devenaient +<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span> +plus distincts au-dessous et dans l’intérieur. +On entendait dans la grande cour +du Louvre le piétinement des chevaux +de la garde, les commandements des +chefs, le roulement des carrosses de la +Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le +fallait, le bruit des chaînes de fer que +l’on traînait sur le pavé pour former les +barricades en cas d’attaque, les pas précipités, +le choc des armes, des troupes +d’hommes qui couraient dans les corridors, +les cris sourds et confus du peuple +qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient +et se rapprochaient comme le +bruit des vagues et des vents. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit encore, et cette fois +c’était pour introduire un charmant personnage. +</p> + +<p> +—Je vous attendais, chère Marie, dit +la Reine, tendant les bras à la duchesse +de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure +que nous toutes, vous venez parée +pour être vue de toute la cour. +</p> + +<p> +—Je n’étais pas couchée, heureusement, +répondit la princesse de Gonzague +en baissant les yeux, j’ai vu tout +<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span> +ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame, +fuyez! je vous supplie de vous +sauver par les escaliers secrets, et de +nous permettre de rester à votre place; +on pourra prendre l’une de nous pour +la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une +larme, je viens d’entendre des cris de +mort. Sauvez-vous, madame! je n’ai pas +de trône à perdre! vous êtes fille, +femme et mère de rois, sauvez-vous et +laissez-nous ici. +</p> + +<p> +—Vous avez à perdre plus que moi, +mon amie, en beauté, en jeunesse, et, +j’espère, en bonheur, dit la Reine avec +un sourire gracieux et lui donnant sa +belle main à baiser. Restez dans mon +alcôve, je le veux bien, mais nous y serons +deux. Le seul service que j’accepte +de vous, belle enfant, c’est de m’apporter +ici dans mon lit cette petite cassette +d’or que ma pauvre Motteville a laissée +par terre, et qui contient ce que j’ai de +plus précieux. +</p> + +<p> +Puis, en la recevant, elle ajouta à +l’oreille de Marie: +</p> + +<p> +—S’il m’arrivait quelque malheur, +<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span> +jure-moi que tu la prendras pour la jeter +dans la Seine. +</p> + +<p> +—Je vous obéirai, madame, comme +à ma bienfaitrice et à ma seconde mère, +dit-elle en pleurant. +</p> + +<p> +Cependant le bruit du combat redoublait +sur les quais, et les vitraux de la +chambre réfléchissaient souvent la lueur +des coups de feu dont on entendait l’explosion. +Le capitaine des gardes et celui +des Suisses firent demander des ordres +par dona Stephania. +</p> + +<p> +—Je leur permets d’entrer, dit la +princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames; +je suis homme dans ce moment, +et je dois l’être. +</p> + +<p> +Puis, soulevant les rideaux de son lit, +elle continua en s’adressant aux deux +officiers:—Messieurs, souvenez-vous +d’abord que vous répondez sur votre +tête de la vie des princes mes enfants, +vous le savez, monsieur de Guitaut? +</p> + +<p> +—Je couche en travers de leur porte, +madame; mais ce mouvement ne menace +ni eux ni Votre Majesté. +</p> + +<p> +—C’est bien, ne pensez à moi qu’après +<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span> +eux, interrompit la Reine, et protégez +indistinctement tous ceux que l’on menace. +Vous m’entendez aussi, vous monsieur +de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; +oubliez que votre oncle est +encore à la Bastille, et faites votre devoir +près des petits-fils du feu Roi son +ami. +</p> + +<p> +C’était un jeune homme d’un visage +franc et ouvert. +</p> + +<p> +—Votre Majesté, dit-il avec un léger +accent allemand, peut voir que je n’oublie +que ma famille, et non la sienne. +</p> + +<p> +Et il montra sa main gauche, où il +manquait deux doigts qui venaient +d’être coupés. +</p> + +<p> +—J’ai encore une autre main, dit-il en +saluant et se retirant avec Guitaut. +</p> + +<p> +La Reine émue se leva aussitôt, et, +malgré les prières de la princesse de +Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague +et les cris de M<sup>me</sup> de Chevreuse, +voulut se mettre à la fenêtre et l’entrouvrit, +appuyée sur l’épaule de la duchesse +de Mantoue. +</p> + +<p> +—Qu’entends-je? dit-elle; en effet, +<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span> +on crie: «Vive le Roi!... Vive la Reine!» +</p> + +<p> +Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla +de cris en ce moment, et l’on entendit: +«A bas le Cardinal! Vive M. le +Grand!» +</p> + +<p> +Marie tressaillit. +</p> + +<p> +—Qu’avez-vous! lui dit la Reine en +l’observant. +</p> + +<p> +Mais, comme elle ne répondait pas et +tremblait de tout son corps, cette bonne +et douce princesse ne parut pas s’en +apercevoir, et prêtant la plus grande +attention aux cris du peuple et à ses +mouvements, elle exagéra même une inquiétude +qu’elle n’avait plus depuis le +premier nom arrivé à son oreille. Une +heure après, lorsqu’on vint lui dire que +la foule n’attendait qu’un geste de sa +main pour se retirer, elle le donna gracieusement +et avec un air de satisfaction; +mais cette joie était loin d’être +complète, car le fond de son cÅ“ur était +troublé par bien des choses et surtout +par le pressentiment de la régence. +Plus elle se penchait hors de la fenêtre +pour se montrer, plus elle voyait les +<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span> +scènes révoltantes que le jour naissant +n’éclairait que trop: l’effroi rentrait +dans son cÅ“ur à mesure qu’il lui devenait +plus nécessaire de paraître calme +et confiante, et son âme s’attristait de +l’enjouement de ses paroles et de son +visage. Exposée à tous ces regards, +elle se sentait femme, et frémissait en +voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être +bientôt à gouverner, et qui savait +déjà demander la mort de quelqu’un et +appeler ses Reines. +</p> + +<p> +Elle salua donc. +</p> + +<p> +Cent cinquante ans après, ce salut a +été répété par une autre princesse, +comme elle née du sang d’Autriche, et +Reine de France. La monarchie, sans +base, telle que Richelieu l’avait faite, +naquit et mourut entre ces deux comparutions. +</p> + +<p> +Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres +et se hâta de congédier sa suite +timide. Les épais rideaux retombèrent +sur les vitres bariolées, et la chambre +ne fut plus éclairée par un jour qui lui +était odieux; de gros flambeaux de cire +<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span> +blanche brûlaient dans les candélabres +en forme de bras d’or qui sortaient des +tapisseries encadrées et fleurdelisées +dont le mur était garni. Elle voulut +rester seule avec Marie de Mantoue, et, +rentrée avec elle dans l’enceinte que +formait la balustrade royale, elle tomba +assise sur son lit, fatiguée de son courage +et de ses sourires, et se mit à +fondre en larmes, le front appuyé contre +son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied +de velours, tenait l’une de ses +mains dans les siennes, et sans oser +parler la première, y appuyait sa tête +en tremblant; car, jusque-là jamais on +n’avait vu une larme dans les yeux de +la Reine. +</p> + +<p> +Elles restèrent ainsi pendant quelques +minutes. Après quoi la princesse, se soulevant +péniblement, lui parla ainsi: +</p> + +<p> +—Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi +pleurer; cela fait tant de bien quand +on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui +qu’il me donne la force de ne +pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout, +et qui perdra la famille royale de +<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span> +France et la monarchie par son ambition +démesurée; je le reconnais encore dans +ce qui vient de se passer, je le vois dans +ces tumultueuses révoltes. +</p> + +<p> +—Eh quoi! madame, n’est-il pas à +Narbonne? car c’est le Cardinal dont vous +parlez, sans doute? et n’avez-vous pas +entendu que ces cris étaient pour vous +et contre lui? +</p> + +<p> +—Oui, mon amie, il est à trois cents +lieues de nous, mais son génie fatal veille +à cette porte. Si ces cris ont été jetés, +c’est qu’il les a permis; si ces hommes +se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas +atteint l’heure qu’il a marquée pour les +perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai +payé cher la science de cette âme perverse; +il m’en a coûté toute la puissance +de mon rang, les plaisirs de mon âge, +les affections de ma famille, et jusqu’au +cÅ“ur de mon mari; il m’a isolée du monde +entier; il m’enferme à présent dans une +barrière d’honneurs et de respects; et +naguère il a osé, au scandale de la France +entière, me mettre en accusation moi-même; +on a visité mes papiers, on m’a +<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span> +interrogée; on m’a fait signer que j’étais +coupable et demander pardon au Roi +d’une faute que j’ignorais; enfin, j’ai dû +au dévouement et à la prison, peut-être +éternelle, d’un fidèle domestique<a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, la +conservation de cette cassette que tu m’as +sauvée. Je vois dans tes regards que tu +me crois trop effrayée; mais ne t’y trompe +pas, comme toute la cour le fait à présent, +ma chère fille; sois sûre que cet +homme est partout, et qu’il sait jusqu’à +nos pensées. +</p> + +<p> +—Quoi! madame, saurait-il tout ce +qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et +le nom de ceux qui les envoient! +</p> + +<p> +—Oui, sans doute, il le sait d’avance +ou le prévoit; il le permet, il l’autorise, +pour me compromettre aux yeux du Roi +et le tenir séparé de moi; il veut achever +de m’humilier. +</p> + +<p> +—Mais cependant le Roi ne l’aime plus +depuis deux ans; c’est un autre qu’il +aime. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span> +La Reine sourit; elle contempla quelques +instants en silence les traits naïfs +et purs de la belle Marie, et son regard +plein de candeur qui se levait sur elle +languissamment; elle écarta les boucles +noires qui voilaient ce beau front, et parut +reposer ses yeux et son âme en voyant +cette innocence ravissante exprimée sur +un visage si beau; elle baisa sa joue et +reprit: +</p> + +<p> +—Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, +une triste vérité: c’est que le Roi n’aime +personne, et que ceux qui paraissent le +plus en faveur sont les plus près d’être +abandonnés par lui et jetés à celui qui +engloutit et dévore tout. +</p> + +<p> +—Ah! mon Dieu! que me dites-vous? +</p> + +<p> +—Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit +la Reine d’une voix plus basse et +regardant ses yeux comme pour y lire +toute sa pensée et y faire entrer la sienne; +sais-tu la fin de ses favoris? T’a-t-on +conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, +le couvent de M<sup>lle</sup> de La Fayette, +la honte de M<sup>me</sup> de Hautefort, la mort de +M. de Chalais, un enfant, le plus jeune +<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span> +et le premier de tous ceux qui furent +suppliciés, proscrits ou empoisonnés, +tous ont disparu sous un souffle, par un +seul ordre de Richelieu à son maître, et, +sans cette faveur que tu prends pour de +l’amitié, leur vie eût été paisible; mais +cette faveur est mortelle, c’est un poison. +Tiens, vois cette tapisserie qui représente +Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent +à cette femme; son attachement +dévore comme ce feu qui l’éblouit +et la brûle. +</p> + +<p> +Mais la jeune duchesse n’était plus en +état d’entendre la Reine; elle continuait +à fixer sur elle de grands yeux noirs, +qu’un voile de larmes obscurcissaient; +ses mains tremblaient dans celles d’Anne +d’Autriche, et une agitation convulsive +faisait frémir ses lèvres. +</p> + +<p> +—Je suis bien cruelle, n’est-ce pas, +Marie? poursuivit la Reine avec une voix +d’une douceur extrême et en la caressant +comme un enfant dont on veut tirer +un aveu; oh! oui, sans doute, je suis +bien méchante, notre cÅ“ur est bien gros; +vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons, +<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span> +parlez-moi; où en êtes-vous avec +M. de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +A ce mot, la douleur se fit un passage, +et, toujours à genoux aux pieds de la +Reine, Marie versa à son tour sur le sein +de cette bonne princesse un déluge de +pleurs avec des sanglots enfantins et des +mouvements si violents dans sa tête et +ses belles épaules, qu’il semblait que son +cÅ“ur dût se briser. La Reine attendit +longtemps la fin de ce premier mouvement +en la berçant dans ses bras comme +pour apaiser sa douleur, et répétant souvent:—Ma +fille, allons, ma fille, ne +t’afflige pas ainsi! +</p> + +<p> +—Ah! madame, s’écria-t-elle, je suis +bien coupable envers vous; mais je n’ai +pas compté sur ce cÅ“ur-là ! J’ai eu bien +tort, j’en serai peut-être bien punie! +Mais, hélas! comment aurais-je osé vous +parler, madame? Ce n’était pas d’ouvrir +mon âme qui m’était difficile; c’était de +vous avouer que j’avais besoin d’y faire +lire. +</p> + +<p> +La Reine réfléchit un moment, comme +<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span> +pour rentrer en elle-même, en mettant +son doigt sur ses lèvres. +</p> + +<p> +—Vous avez raison, reprit-elle ensuite, +vous avez bien raison, Marie, c’est toujours +le premier mot qu’il est difficile de +nous dire, et cela nous perd souvent: +mais il le faut, et, sans cette étiquette, +on serait bien près de manquer de dignité. +Ah! qu’il est difficile de régner! +Aujourd’hui, voilà que je veux descendre +dans votre cÅ“ur, et j’arrive trop tard pour +vous faire du bien. +</p> + +<p> +Marie de Mantoue baissa la tête sans +répondre. +</p> + +<p> +—Faut-il vous encourager à parler? +reprit la Reine; faut-il vous rappeler que +je vous ai presque adoptée comme ma +fille aînée; qu’après avoir cherché à vous +faire épouser le frère du Roi je vous préparais +le trône de Pologne? faut-il plus, +Marie? Oui, il faut plus; je le ferai pour +toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître +tout ton cÅ“ur, je t’ai mal jugée. +Ouvre de ta main cette cassette d’or: voici +la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble +pas comme moi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span> +La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, +et vit dans ce petit coffre ciselé +un couteau d’une forme grossière dont +la poignée était de fer et la lame très +rouillée; il était posé sur quelques lettres +ployées avec soin sur lesquelles était le +nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, +Anne d’Autriche l’arrêta. +</p> + +<p> +—Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; +c’est là tout le trésor de la Reine... +C’en est un, car c’est le sang d’un homme +qui ne vit plus, mais qui a vécu pour +moi: il était le plus beau, le plus brave, +le plus illustre des grands de l’Europe; +il se couvrit des diamants de la couronne +d’Angleterre pour me plaire; il fit +naître une guerre sanglante et arma des +flottes, qu’il commanda lui-même, pour +le bonheur de combattre une fois celui +qui était mon mari; il traversa les mers +pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais +marché, et courut le risque de la mort +pour baiser et tremper de larmes les +pieds de ce lit, en présence de deux +femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, +je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime +<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span> +encore dans le passé plus qu’on ne peut +aimer d’amour. Eh bien! il ne l’a jamais +su, jamais deviné: ce visage, ces yeux, +ont été de marbre pour lui, tandis que +mon cÅ“ur brûlait et se brisait de douleur; +mais j’étais Reine de France... +</p> + +<p> +Ici Anne d’Autriche serra fortement le +bras de Marie. +</p> + +<p> +—Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, +si tu n’as pas pu me parler d’amour; +et ose te taire quand je viens de +te dire de telles choses! +</p> + +<p> +—Ah! oui, madame, j’oserai vous +confier ma douleur, puisque vous êtes +pour moi... +</p> + +<p> +—Une amie, une femme, interrompit +la Reine; j’ai été femme par mon effroi, +qui t’a fait savoir un secret inconnu au +monde entier; j’ai été femme, tu le vois, +par un amour qui survit à l’homme que +j’aimais... Parle, parle-moi, il est temps... +</p> + +<p> +—Il n’est plus temps, au contraire, +reprit Marie avec un sourire forcé; M. de +Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour +toujours. +</p> + +<p> +—Pour toujours! s’écria la Reine; y +<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span> +pensez-vous? et votre rang, votre nom, +votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous +ce désespoir à votre frère le +duc de Rethel et à tous les Gonzague? +</p> + +<p> +—Depuis plus de quatre ans j’y pense +et j’y suis résolue; et depuis dix jours +nous sommes fiancés... +</p> + +<p> +—Fiancés! s’écria la Reine en frappant +ses mains; on vous a trompée, Marie. +Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi? C’est +une intrigue que je veux savoir; je suis +sûre qu’on vous a entraînée et trompée. +</p> + +<p> +Marie se recueillit un moment et dit: +</p> + +<p> +—Rien ne fut plus simple, madame, +que notre attachement. J’habitais, vous +le savez, le vieux château de Chaumont, +chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de +Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour +pleurer mon père, et bientôt il arriva +qu’il eut lui-même à regretter le sien. +Dans cette nombreuse famille affligée, je +ne vis que sa douleur qui fut aussi profonde +que la mienne: tout ce qu’il disait +je l’avais déjà pensé, et lorsque nous +vînmes à nous parler de nos peines, +nous les trouvâmes toutes semblables. +<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span> +Comme j’avais été la première malheureuse, +je me connaissais mieux en +tristesse, et j’essayais de le consoler en +lui disant ce que j’avais souffert, de sorte +qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut +le commencement de notre amour, qui, +vous le voyez, naquit presque entre deux +tombeaux. +</p> + +<p> +—Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une +fin heureuse! dit la Reine. +</p> + +<p> +—Je l’espère, madame, puisque vous +priez pour moi, poursuivit Marie; d’ailleurs, +tout me sourit à présent; mais +alors j’étais bien malheureuse! La nouvelle +arriva un jour au château que le +Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à +l’armée; il me sembla que l’on m’enlevait +encore une fois l’un des miens, +et pourtant nous étions étrangers. Mais +M. de Bassompierre ne cessait de parler +de batailles et de mort; je me retirais +chaque soir toute troublée, et je pleurais +dans la nuit. Je crus d’abord que mes +larmes coulaient encore pour le passé; +mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir, +et je sentis bien que ce ne pouvait +<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span> +plus être les mêmes pleurs, puisque je +désirais les cacher. +</p> + +<p> +Quelque temps se passa dans l’attente +de ce départ; je le voyais tous les jours, +et je le plaignais de partir, parce qu’il +me disait à chaque instant qu’il aurait +voulu vivre éternellement, comme dans +ce temps-là , dans son pays et avec nous. +Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour +de son départ, parce qu’il ne savait pas +s’il était... je n’ose dire à Votre Majesté... +</p> + +<p> +Marie, rougissant, baissait des yeux +humides en souriant... +</p> + +<p> +—Allons, dit la Reine, s’il était aimé, +n’est-ce pas? +</p> + +<p> +—Et le soir, madame, il partit ambitieux. +</p> + +<p> +—On s’en est aperçu, en effet. Mais +enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée +d’un peu d’inquiétude; mais il est +revenu depuis deux ans et vous l’avez +vu? +</p> + +<p> +—Rarement, madame, dit la jeune +duchesse avec un peu de fierté, et toujours +dans une église et en présence d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span> +prêtre, devant qui j’ai promis de n’être +qu’à M. de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Est-ce bien là un mariage? a-t-on +bien osé le faire? je m’en informerai. +Mais, bon Dieu! que de fautes, que de +fautes, mon enfant, dans le peu de mots +que j’entends! Laissez-moi y rêver. +</p> + +<p> +Et, se parlant tout haut à elle-même, +la Reine poursuivit, les yeux et la tête +baissés, dans l’attitude de la réflexion: +</p> + +<p> +—Les reproches sont inutiles et cruels +si le mal est fait: le passé n’est plus à +nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars +est bien par lui-même, brave, spirituel, +profond même dans ses idées; je +l’ai observé, il a fait en deux ans bien +du chemin, et je vois que c’était pour +Marie... Il se conduit bien; il est digne, +oui, il est digne d’elle à mes yeux; mais, +à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il +s’élève davantage encore: la princesse +de Mantoue ne peut pas avoir épousé +moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le +fût. Pour moi, je n’y peux rien; je ne +suis point la Reine, je suis la femme +négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, +<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span> +l’éternel Cardinal... et il est son ennemi, +et peut-être cette émeute... +</p> + +<p> +—Hélas! c’est le commencement de +la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout +à l’heure. +</p> + +<p> +—Il est donc perdu! s’écria la Reine en +embrassant Marie. Pardon, mon enfant, +je te déchire le cÅ“ur; mais nous devons +tout voir et tout dire aujourd’hui; oui, +il est perdu s’il ne renverse lui-même ce +méchant homme, car le Roi n’y renoncera +pas; la force seule... +</p> + +<p> +—Il le renversera, madame; il le fera +si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité +de la France; oh! je vous en conjure! +protégez l’ange contre le démon; +c’est votre cause, celle de votre royale +famille, celle de toute votre nation... +</p> + +<p> +La Reine sourit. +</p> + +<p> +—C’est ta cause surtout, ma fille, +n’est-il pas vrai? et c’est comme telle +que je l’embrasserai de tout mon pouvoir; +il n’est pas grand, je te l’ai dit; +mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier: +pourvu cependant que cet <i>ange</i> +ne descende pas jusqu’à des péchés mortels, +<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span> +ajouta-t-elle avec un regard plein +de finesse; j’ai entendu prononcer son +nom cette nuit par des voix bien indignes +de lui. +</p> + +<p> +—Oh! madame, je jurerais qu’il n’en +savait rien! +</p> + +<p> +—Ah! mon enfant, ne parlons pas +d’affaires d’Etat, tu n’es pas bien savante +encore; laisse-moi dormir un peu, si je +le puis, avant l’heure de ma toilette; +j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi +peut-être. +</p> + +<p> +En disant ces mots, l’aimable Reine +pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait +la cassette, et bientôt Marie la vit +s’endormir à force de fatigue. Elle se +leva alors, et, s’asseyant sur un grand +fauteuil de tapisserie à bras et de forme +carrée, joignit les mains sur ses genoux +et se mit à rêver à sa situation douloureuse: +consolée par l’aspect de sa douce +protectrice, elle reportait souvent ses +yeux sur elle pour surveiller son sommeil, +et lui envoyait, en secret, toutes +les bénédictions que l’amour prodigue +toujours à ceux qui le protègent; baisant +<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span> +quelquefois les boucles de ses cheveux +blonds, comme si, par ce baiser, +elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes +les pensées favorables à sa pensée continuelle. +</p> + +<p> +Le sommeil de la Reine se prolongeait, +et Marie pensait et pleurait. +Cependant elle se souvint qu’à dix heures +elle devait paraître à la toilette royale +devant toute la cour; elle voulut cesser +de réfléchir pour arrêter ses larmes, et +prit un gros volume in-folio placé sur +une table marquetée d’émail et de médaillons: +c’était l’<cite>Astrée</cite>, de M. <i>d’Urfé</i>, +ouvrage <i>de belle galanterie</i>, adoré des +belles prudes de la cour. L’esprit naïf, +mais juste, de Marie ne put entrer dans +ces amours pastorales; elle était trop +simple pour comprendre les bergers du +Lignon, trop spirituelle pour se plaire à +leurs discours, et trop passionnée pour +sentir leur tendresse. Cependant la +grande vogue de ce roman lui en imposait +tellement qu’elle voulut se forcer à +y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement +chaque fois qu’elle éprouvait +<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span> +l’ennui qu’exhalaient les pages de son +livre, elle le parcourut avec impatience +pour trouver ce qui devait lui plaire et +la transporter: une gravure l’arrêta; elle +représentait la bergère Astrée avec des +talons hauts, un corset et un immense +vertugadin, s’élevant sur la pointe du +pied pour regarder passer dans le fleuve +le tendre Céladon, qui se noyait du +désespoir d’avoir été reçu un peu froidement +dans la matinée. Sans se rendre +compte des motifs de son dégoût et des +faussetés accumulées de ce tableau, elle +chercha, en faisant rouler les pages sous +son pouce, un mot qui fixât son attention; +elle vit celui de <i>druide</i>.—Ah! voilà +un grand caractère, se dit-elle; je vais +voir sans doute un de ces mystérieux +sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on +dit, conserve encore les pierres levées; +mais je le verrai sacrifiant des hommes: +ce sera un spectacle d’horreur; cependant +lisons. +</p> + +<p> +En se disant cela, Marie lut avec répugnance, +en fronçant le sourcil et presque +en tremblant ce qui suit: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span> +«<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>Le druide Adamas appela délicatement +les bergers Pimandre, Ligdamon et +Clidamant, arrivés tout nouvellement de +Calais: Cette aventure ne peut finir, leur +dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit, +lorsqu’il aime, se transforme en l’objet +aimé; c’est pour figurer ceci que mes +enchantements agréables vous font voir, +dans cette fontaine, la nymphe Sylvie, +que vous aimez tous trois. Le grand +prêtre Amazis va venir de Montbrison, +et vous expliquera la délicatesse de +cette idée. Allez donc, gentils bergers; +si vos désirs sont bien réglés, ils ne +vous causeront point de tourments; +et, s’ils ne le sont pas, vous en serez +punis par des évanouissements semblables +à ceux de Céladon et de la bergère +Galatée, que le volage Hercule abandonna +dans les montagnes d’Auvergne +et qui donna son nom au tendre pays +des Gaules; ou bien encore vous serez +lapidés par les bergères du Lignon, +comme le fut le farouche Amidor. La +<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span> +grande nymphe de cet antre a fait un +enchantement...» +</p> + +<p> +L’enchantement de la <i>grande nymphe</i> +fut complet sur la princesse, qui eut à +peine assez de force pour chercher d’une +main défaillante, vers la fin du livre, +que le druide Adamas était une <i>ingénieuse +allégorie</i>, figurant le lieutenant +général de <i>Montbrison, de la famille des +Papon</i>; ses yeux fatigués se fermèrent, +et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au +coussin de velours où s’appuyaient +ses pieds, et où reposèrent mollement +la belle Astrée et le galant Céladon, +moins immobiles que Marie de Mantoue, +vaincue par eux et profondément +endormie. +</p> + +<h2 id="chap_16"> +CHAPITRE XVI +</h2> + +<p class="h2b"> +LA CONFUSION +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Il faut, en France, beaucoup de fermeté et +une grande étendue d’esprit pour se passer +des charges et des emplois, et consentir ainsi +à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, +presque, n’a assez de mérite pour +jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds +pour remplir le rôle du temps, sans ce que +le vulgaire appelle les <i>affaires</i>. +</p> + +<p class="sep25 bot25"> +Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage +qu’un meilleur nom, et que méditer, parler, +lire et être tranquille, s’appelât travailler. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Bruyère.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Pendant cette même matinée dont +nous avons vu les effets divers chez +Gaston d’Orléans et chez la Reine, le +calme et le silence de l’étude régnaient +dans un cabinet modeste d’une grande +maison voisine du Palais de Justice. +Une lampe de cuivre d’une forme gothique +y luttait avec le jour naissant, et +<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span> +jetait sa lumière rougeâtre sur un amas +de papiers et de livres qui couvraient +une grande table; elle éclairait le buste +de L’Hospital, celui de Montaigne, du +président de Thou l’historien, et du roi +Louis XIII; une cheminée assez haute +pour qu’un homme pût y entrer et même +s’y asseoir, était remplie par un grand +feu brûlant sur d’énormes chenets de +fer. Sur l’un de ces chenets était appuyé +le pied du studieux de Thou, qui, déjà +levé, examinait avec attention les Å“uvres +nouvelles de Descartes et de Grotius; il +écrivait, sur son genou, ses notes sur +ces livres de philosophie et de politique +qui faisaient alors le sujet de toutes les +conversations; mais en ce moment les +<cite>Méditations métaphysiques</cite> absorbaient +toute son attention; le philosophe de +la Touraine enchantait le jeune conseiller. +Souvent, dans son enthousiasme, il +frappait sur le livre en jetant des cris +d’admiration; quelquefois il prenait une +sphère placée près de lui, et, la tournant +longtemps sous ses doigts, s’enfonçait +dans les plus profondes rêveries de +<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span> +la science; puis, conduit par leur profondeur +à une élévation plus grande, se +jetait à genoux tout à coup devant le +crucifix placé sur la cheminée, parce +qu’aux bornes de l’esprit humain il avait +rencontré Dieu. En d’autres instants, il +s’enfonçait dans les bras de son grand +fauteuil de manière à être presque assis +sur le dos, et, mettant ses deux mains +sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace +des raisonnements de René Descartes, +depuis cette idée de la première méditation: +</p> + +<p> +«Supposons que nous sommes endormis, +et que toutes ces particularités, +savoir: que nous ouvrons les yeux, +remuons la tête, étendons les bras, ne +sont que de fausses illusions...» +</p> + +<p> +Jusqu’à cette sublime conclusion de +la troisième: +</p> + +<p> +«Il ne reste à dire qu’une chose: c’est +que, semblable à l’idée de moi-même, +celle de Dieu est née et produite avec +moi dès lors que j’ai été créé. Et, +certes, on ne doit pas trouver étrange +que Dieu, en me créant, ait mis en moi +<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span> +cette idée pour être comme la marque +de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage.» +</p> + +<p> +Ces pensées occupaient entièrement +l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un +grand bruit se fit entendre sous ses +fenêtres; il crut que le feu d’une maison +excitait ces cris prolongés, et se hâta de +regarder vers l’aile du bâtiment occupée +par sa mère et ses sÅ“urs; mais tout y +paraissait dormir, et les cheminées ne +laissaient même échapper aucune fumée +qui attestât le réveil des habitants: il +en bénit le ciel; et, courant à une autre +fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons +les exploits se presser vers les +rues étroites qui mènent au quai. Après +avoir examiné cette cohue de femmes et +d’enfants, l’enseigne ridicule qui les +guidait, et les grossiers travestissements +des hommes: «C’est quelque fête populaire +ou quelque comédie de carnaval», +se dit-il; et s’étant placé de nouveau au +coin de son feu, il prit un grand almanach +sur la table et se mit à chercher avec +beaucoup de soin quel saint on fêtait ce +jour-là . Il regarda la colonne du mois +<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span> +de décembre, et, trouvant au quatrième +jour de ce mois le nom de <i>sainte Barbe</i>, +il se rappela qu’il venait de voir passer +des espèces de petits canons et caissons, +et parfaitement satisfait de l’explication +qu’il se donnait à lui-même, se hâta de +chasser l’idée qui venait de le distraire, +et se renfonça dans sa douce étude, se +levant seulement quelquefois pour aller +prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque, +et, après y avoir lu une phrase, +une ligne ou seulement un mot, le jetait +près de lui sur sa table ou sur le parquet, +encombré ainsi de papiers qu’il se +gardait bien de mettre à leur place, de +crainte de rompre le fil de ses rêveries. +</p> + +<p> +Tout à coup on annonça, en ouvrant +brusquement la porte, un nom qu’il +avait distingué parmi tous ceux du barreau, +et un homme que ses relations +dans la magistrature lui avaient fait +connaître particulièrement. +</p> + +<p> +—Eh! par quel hasard, à cinq heures +du matin, vois-je entrer M. Fournier? +s’écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux +à défendre, quelques familles à nourrir +<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span> +des fruits de son talent? a-t-il quelque +erreur à détruire parmi nous, quelques +vertus à réveiller dans nos cÅ“urs? car +ce sont là de ses Å“uvres accoutumées. +Vous venez peut-être m’apprendre +quelque nouvelle humiliation de notre +parlement; hélas! les chambres secrètes +de l’Arsenal sont plus puissantes que +l’antique magistrature contemporaine de +Clovis; le parlement s’est mis à genoux, +tout est perdu, à moins qu’il ne se +remplisse tout à coup d’hommes semblables +à vous. +</p> + +<p> +—Monsieur, je ne mérite pas vos +éloges, dit l’avocat en entrant accompagné +d’un homme âgé, enveloppé +comme lui d’un grand manteau: je +mérite au contraire tout votre blâme, et +j’en suis presque au repentir, ainsi que +M. le comte du Lude, que voici. Nous +venons vous demander asile pour la +journée. +</p> + +<p> +—Asile! et contre qui? dit de Thou +en les faisant asseoir. +</p> + +<p> +—Contre le plus bas peuple de Paris +qui nous veut pour chefs, et que nous +<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span> +fuyons; il est odieux: la vue, l’odeur, +l’ouïe et le contact surtout sont par trop +blessés, dit M. du Lude avec une gravité +comique: c’est trop fort. +</p> + +<p> +—Ah! ah! vous dites donc que c’est +trop fort? dit de Thou très étonné, mais +ne voulant pas en faire semblant. +</p> + +<p> +—Oui, reprit l’avocat; vraiment, entre +nous, M. le Grand va trop loin. +</p> + +<p> +—Oui, il pousse trop vite les choses; +il fera avorter nos projets, ajouta son +compagnon. +</p> + +<p> +—Ah! ah! vous dites donc qu’il va +trop loin? répondit, en se frottant le +menton, de Thou toujours plus surpris. +</p> + +<p> +Il y avait trois mois que son ami +Cinq-Mars ne l’était venu voir, et lui, +sans s’inquiéter beaucoup, le sachant à +Saint-Germain, fort en faveur et ne +quittant pas le Roi, était très reculé +pour les nouvelles de la cour. Livré à +ses graves études, il ne savait jamais +les événements publics que lorsqu’on +l’y obligeait à force de bruit; il n’était +au courant de la vie qu’à la dernière +extrémité, et donnait souvent un spectacle +<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span> +assez divertissant à ses amis intimes +par ses étonnements naïfs, d’autant plus +que, par un petit amour-propre mondain, +il voulait avoir l’air de s’entendre aux +choses publiques, et tentait de cacher la +surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle. +Cette fois il était encore dans ce +cas, et à cet amour-propre se joignait +celui de l’amitié; il ne voulait pas laisser +croire que Cinq-Mars y eût manqué à +son égard, et, pour l’honneur même de +son ami, voulait paraître instruit de ses +projets. +</p> + +<p> +—Vous savez bien où nous en sommes? +continua l’avocat. +</p> + +<p> +—Oui, sans doute; poursuivez. +</p> + +<p> +—Lié comme vous l’êtes avec lui, +vous n’ignorez pas que tout s’organise +depuis un an... +</p> + +<p> +—Certainement... tout s’organise... +mais allez toujours... +</p> + +<p> +—Vous conviendrez avec nous, monsieur, +que M. le Grand est dans son +tort... +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est selon; mais expliquez-vous, +je verrai... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span> +—Eh bien, vous savez de quoi on +était convenu à la dernière conférence +dont il vous a rendu compte? +</p> + +<p> +—Ah! c’est-à -dire... pardonnez-moi, +je vois bien à peu près; mais remettez-moi +sur la voie... +</p> + +<p> +—C’est inutile; vous n’avez pas +oublié sans doute ce que lui-même nous +recommanda chez Marion de Lorme? +</p> + +<p> +—De n’ajouter personne à notre liste, +dit M. du Lude. +</p> + +<p> +—Ah! oui, oui, j’entends, dit de +Thou, cela me semble raisonnable, fort +raisonnable, en vérité. +</p> + +<p> +—Eh bien, poursuivit Fournier, c’est +lui-même qui a enfreint cette convention; +car, ce matin, outre les drôles que +ce furet de Gondi nous a amenés, on a +vu je ne sais quel vagabond <i>capitan</i> qui, +pendant la nuit, frappait à coups d’épée +et de poignard des gentilshommes des +deux partis en criant à tue-tête. «A moi, +d’Aubijoux! tu m’as gagné trois mille +ducats, voilà trois coups d’épée. A moi, +La Chapelle! j’aurai dix gouttes de ton +sang en échange de mes dix pistoles»; +<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span> +et je l’ai vu de mes yeux attaquer ces +messieurs et plusieurs autres encore +des deux partis, assez loyalement, il est +vrai, car il ne les frappait qu’en face et +bien en garde, mais avec beaucoup de +bonheur et une impartialité révoltante. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, et j’allais lui en +dire mon avis, reprit du Lude, quand +je l’ai vu s’évader dans la foule comme +un écureuil; et riant beaucoup avec +quelques inconnus à figures basanées. +Je ne doute pas cependant que M. de +Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait +des ordres à cet Ambrosio, que vous +devez connaître, ce prisonnier espagnol, +ce vaurien qu’il a pris pour domestique. +Ma foi, je suis dégoûté de cela, et je ne +suis point fait pour être confondu avec +cette canaille. +</p> + +<p> +—Ceci, monsieur, reprit Fournier, est +fort différent de l’affaire de Loudun. Le +peuple ne fit que se soulever, sans se +révolter réellement: dans ce pays, +c’était la partie saine et estimable de la +population, indignée d’un assassinat, et +non animée par le vin et l’argent. C’était +<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span> +un cri jeté contre un bourreau, cri dont +on pouvait être l’organe honorablement, +et non pas ces hurlements de l’hypocrisie +factieuse et d’un amas de gens +sans aveu, sortis de la boue de Paris et +vomis par ses égouts. J’avoue que je +suis très las de ce que je vois, et je suis +venu aussi pour vous prier d’en parler +à M. le Grand. +</p> + +<p> +De Thou était fort embarrassé pendant +ces deux discours, et cherchait en +vain à comprendre ce que Cinq-Mars +pouvait avoir à démêler avec le peuple, +qui lui avait semblé se réjouir: d’un +autre côté, il persistait à ne pas vouloir +faire l’aveu de son ignorance; elle était +totale cependant, car, la dernière fois +qu’il avait vu son ami, il ne parlait que +des chevaux et des écuries du Roi, de +la chasse au faucon et de l’importance +du grand veneur dans les affaires de +l’État, ce qui ne semblait pas annoncer +de vastes projets où le peuple pût entrer. +Enfin il se hasarda timidement à +leur dire: +</p> + +<p> +—Messieurs, je vous promets de +<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span> +faire votre commission; en attendant, je +vous offre ma table et des lits pour le +temps que vous voudrez. Mais pour +vous dire mon avis dans cette occasion, +cela m’est difficile. Ah çà , dites-moi un +peu, on n’a donc pas fêté la Sainte-Barbe? +</p> + +<p> +—La Sainte-Barbe! dit Fournier. +</p> + +<p> +—La Sainte-Barbe! dit du Lude. +</p> + +<p> +—Oui, oui, on a brûlé de la poudre; +c’est ce que veut dire M. de Thou, reprit +le premier en riant. Ah! c’est fort +drôle! fort drôle! Oui, effectivement, +je crois que c’est aujourd’hui la Sainte-Barbe. +</p> + +<p> +Cette fois de Thou fut confondu de +leur étonnement et réduit au silence; +pour eux, voyant qu’ils ne s’entendaient +pas avec lui, ils prirent le parti de se +taire de même. +</p> + +<p> +Ils se taisaient encore, lorsque la porte +s’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars, +l’abbé Quillet, qui entra en boitant +un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait +rien conservé de son ancienne gaieté dans +son air et ses propos; seulement son regard +<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span> +était vif et sa parole très brusque. +</p> + +<p> +—Pardon, pardon, mon cher de Thou, +si je vous trouble si tôt dans vos occupations; +c’est étonnant, n’est-ce pas, de la +part d’un goutteux? Ah! c’est que le temps +s’avance; il y a deux ans je ne boitais +pas; j’étais, au contraire, fort ingambe +lors de mon voyage en Italie; il est vrai +que la peur donne des jambes. +</p> + +<p> +En disant cela, il se jeta au fond d’une +croisée, et, faisant signe à de Thou d’y +venir lui parler, il continua tout bas: +</p> + +<p> +—Que je vous dise, mon ami, à vous +qui êtes dans leurs secrets; je les ai +fiancés il y a quinze jours, comme ils +vous l’ont raconté. +</p> + +<p> +—Oui, vraiment! dit le pauvre de +Thou, tombant de Charybde en Scylla +dans un autre étonnement. +</p> + +<p> +—Allons, faites donc le surpris! vous +savez bien qui, continua l’abbé. Mais, +ma foi, je crains d’avoir eu trop de complaisance +pour eux, quoique ces deux +enfants soient vraiment intéressants par +leur amour. J’ai peur de lui plus que +d’elle; je crois qu’il fait des sottises, +<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span> +d’après l’émeute de ce matin. Nous +devrions nous consulter là -dessus. +</p> + +<p> +—Mais, dit de Thou très gravement, +je ne sais pas, d’honneur, ce que vous +voulez dire. Qui donc fait des sottises? +</p> + +<p> +—Allons donc, mon cher! voulez-vous +faire encore le mystérieux avec moi? +C’est injurieux, dit le bonhomme, commençant +à se fâcher. +</p> + +<p> +—Non, vraiment! Mais qui avez-vous +fiancé? +</p> + +<p> +—Encore! fi donc, monsieur! +</p> + +<p> +—Mais quelle est donc cette émeute de +ce matin? +</p> + +<p> +—Vous vous jouez de moi. Je sors, +dit l’abbé en se levant. +</p> + +<p> +—Je vous jure que je ne comprends +rien à tout ce qu’on me dit aujourd’hui. +Est-ce M. de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—A la bonne heure, monsieur, vous +me traitez en Cardinaliste; eh bien, quittons-nous, +dit l’abbé Quillet furieux. +</p> + +<p> +Et il reprit sa canne à béquille et sortit +très vite, sans écouter de Thou, qui le +poursuivit jusqu’à sa voiture en cherchant +à l’apaiser, mais sans y réussir, +<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span> +parce qu’il n’osait nommer son ami sur +l’escalier devant ses gens et ne pouvait +s’expliquer. Il eut le déplaisir de voir +s’en aller son vieux abbé encore tout en +colère, et lui cria:—A demain! pendant +que le cocher partait, et sans qu’il y répondît. +</p> + +<p> +Il lui fut utile, cependant, d’être descendu +jusqu’au bas des degrés de sa +maison, car il vit des groupes hideux de +gens du peuple qui revenaient du Louvre, +et fut à même alors de juger de l’importance +de leur mouvement dans la +matinée; il entendit des voix grossières +crier comme en triomphe: +</p> + +<p> +—Elle a paru tout de même, la petite +Reine!—Vive le bon duc de Bouillon, +qui nous arrive! Il a cent mille hommes +avec lui, qui viennent en radeau sur la +Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle +est mort.—Vive le Roi! vive M. le +Grand! +</p> + +<p> +Les cris redoublèrent à l’arrivée d’une +voiture à quatre chevaux dont les gens +portaient la livrée du Roi, et qui s’arrêta +devant la porte du conseiller. Il reconnut +<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span> +l’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio +descendit ouvrir les grands rideaux, +comme les avaient les carrosses de cette +époque. Le peuple s’était jeté entre le +marchepied et les premiers degrés de la +porte, de sorte qu’il lui fallut de véritables +efforts pour descendre et se débarrasser +des femmes de la Halle, qui +voulaient l’embrasser en criant: +</p> + +<p> +—Te voilà donc, mon cÅ“ur, mon petit +ami! Tu arrives donc, mon mignon! +Voyez comme il est joli, c’t amour avec +sa grande collerette! Ça ne vaut-il pas +mieux que c’t autre avec sa moustache +blanche? Viens, mon fils, apporte-nous +du bon vin comme ce matin. +</p> + +<p> +Henri d’Effiat serra en rougissant la +main de son ami, qui se hâta de faire +fermer ses portes. +</p> + +<p> +—Cette faveur populaire est un calice +qu’il faut boire, dit-il en entrant... +</p> + +<p> +—Il me semble, répondit gravement +de Thou, que vous le buvez jusqu’à la +lie. +</p> + +<p> +—Je vous expliquerai ce bruit, répondit +Cinq-Mars un peu embarrassé. A +<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span> +présent, si vous m’aimez, habillez-vous +pour m’accompagner à la toilette de la +Reine. +</p> + +<p> +—Je vous ai promis bien de l’aveuglement, +dit le conseiller; cependant il ne +peut se prolonger plus longtemps, en +bonne foi... +</p> + +<p> +—Encore une fois, je vous parlerai +longuement en revenant de chez la Reine. +Mais dépêchez-vous, il est dix heures +bientôt. +</p> + +<p> +—J’y vais avec vous, dit de Thou en +le faisant entrer dans son cabinet, où se +trouvaient le comte du Lude et Fournier. +</p> + +<p> +Et il passa lui-même dans un autre +appartement. +</p> + +<h2 id="chap_17"> +CHAPITRE XVII +</h2> + +<p class="h2b"> +LA TOILETTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Nous allons chercher, comme dans +les abîmes, les anciennes prérogatives +de cette Noblesse qui, depuis onze +siècles, est couverte de poussière, de +sang et de sueur. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Montesquieu.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +La voiture du Grand-Écuyer roulait +rapidement vers le Louvre, lorsque, fermant +les rideaux dont elle était garnie, +il prit la main de son ami, et lui dit avec +émotion: +</p> + +<p> +—Cher de Thou, j’ai gardé de grands +secrets sur mon cÅ“ur, et croyez qu’ils +y ont été bien pesants; mais deux +craintes m’ont forcé au silence: celle de +vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos +conseils. +</p> + +<p> +—Vous savez cependant bien, dit de +<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span> +Thou, que je méprise les premiers, et +je pensais que vous ne méprisiez pas les +autres. +</p> + +<p> +—Non; mais je les redoutais, je les +crains encore; je ne veux point être +arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un +mot, je vous en conjure, avant d’avoir +entendu et vu ce qui va se passer. Je +vous ramène chez vous en sortant du +Louvre; là , je vous écoute, et je pars +pour continuer mon ouvrage, car rien ne +m’ébranlera, je vous en avertis; je l’ai +dit à ces messieurs chez vous tout à +l’heure. +</p> + +<p> +Cinq-Mars n’avait rien dans son accent +de la rudesse que supposeraient ces +paroles: sa voix était caressante, son +regard doux, amical et affectueux, son +air tranquille et déterminé dès longtemps; +rien n’annonçait le moindre +effort sur soi-même. De Thou le remarqua +et en gémit. +</p> + +<p> +—Hélas! dit-il en descendant de sa +voiture avec lui. +</p> + +<p> +Et il le suivit, en soupirant, dans le +grand escalier du Louvre. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span> +Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine, +annoncés par des huissiers vêtus de +noir et portant une verge d’ébène, elle +était assise à sa toilette. C’était une +sorte de table d’un bois noir, plaquée +d’écaille, de nacre et de cuivre incrustés, +et formant une infinité de dessins d’assez +mauvais goût, mais qui donnaient à +tous les meubles un air de grandeur +qu’on y admire encore; un miroir arrondi +par le haut, et que les femmes du +monde trouveraient aujourd’hui petit et +mesquin, était seulement posé au milieu +de la table; des bijoux et des colliers +épars la couvraient. Anne d’Autriche, +assise devant et placée sur un grand +fauteuil de velours cramoisi à longues +franges d’or, restait immobile et grave +comme sur un trône, tandis que dona +Stephania et M<sup>me</sup> de Motteville donnaient +de chaque côté quelques coups de peigne +fort légers, comme pour achever la coiffure +de la Reine, qui était cependant en +fort bon état, et déjà entremêlée de +perles tressées avec ses cheveux blonds. +Sa longue chevelure avait des reflets +<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span> +d’une beauté singulière, qui annonçaient +qu’elle devait avoir au toucher la finesse +et la douceur de la soie. Le jour tombait +sans voile sur son front; il ne devait +point redouter cet éclat, et en jetait +un presque égal par sa surprenante +blancheur, qu’elle se plaisait à faire +briller ainsi; ses yeux bleus mêlés de +vert étaient grands et réguliers, et sa +bouche, très fraîche, avait cette lèvre +inférieure des princesses d’Autriche, un +peu avancée et fendue légèrement en +forme de cerise, que l’on peut remarquer +encore dans tous les portraits de +cette époque. Il semble que leurs peintres +aient pris à tâche d’imiter la bouche de +la Reine, pour plaire peut-être aux +femmes de sa suite, dont la prétention +devait être de lui ressembler. Les vêtements +noirs, adoptés alors par la cour +et dont la forme fut même fixée par un +édit, relevaient encore l’ivoire de ses +bras, découverts jusqu’au coude et ornés +d’une profusion de dentelles qui sortaient +de ses larges manches. De grosses perles +pendaient à ses oreilles et un bouquet +<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span> +d’autres perles plus grandes se balançait +sur sa poitrine et se rattachait à sa +ceinture. Tel était l’aspect de la Reine +en ce moment. A ses pieds, sur deux +coussins de velours, un enfant de quatre +ans jouait avec un petit canon qu’il brisait: +c’était le Dauphin, depuis Louis XIV. +La duchesse Marie de Mantoue était +assise à sa droite sur un tabouret, la +princesse de Guéménée, la duchesse de +Chevreuse et M<sup>lle</sup> de Montbazon, M<sup>lles</sup> de +Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes +belles ou brillantes de jeunesse, étaient +placées derrière la Reine, et debout. +Dans l’embrasure d’une croisée, <span class='smcap'>Monsieur</span>, +le chapeau sous le bras, causait +à voix basse avec un homme d’une taille +élevée, assez gros, rouge de visage et +l’œil fixe et hardi: c’était le duc de +Bouillon. Un officier, d’environ vingt-cinq +ans, d’une tournure svelte et d’une +figure agréable, venait de remettre plusieurs +papiers au prince; le duc de +Bouillon paraissait les lui expliquer. +</p> + +<p> +M. de Thou, après avoir salué la Reine, +qui lui dit quelques mots, aborda la +<span class='pagenum'><a id='Page_85' name='Page_85'>[85]</a></span> +princesse de Guéménée et lui parla à +demi-voix avec une intimité affectueuse; +mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller +tout ce qui touchait son ami, et +tremblant en secret que sa destinée ne +fût confiée à un être moins digne qu’il +ne l’eût désiré, il examina la princesse +Marie avec cette attention scrupuleuse, +cet Å“il scrutateur d’une mère sur la +jeune personne qu’elle choisirait pour +compagne de son fils; car il pensait +qu’elle n’était pas étrangère aux entreprises +de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement +que sa parure, extrêmement +brillante, semblait lui donner plus de +vanité que cela n’eût dû être pour elle +et dans un tel moment. Elle ne cessait +de replacer sur son front et d’entre-mêler +avec ses boucles de cheveux les +rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient +pas l’éclat et les couleurs animées de +son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, +mais c’était plutôt le regard de la +coquetterie que celui de l’amour, et +souvent ses yeux étaient attirés vers les +glaces de la toilette, où elle veillait à la +<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span> +symétrie de sa beauté. Ces observations +du conseiller commencèrent à lui persuader +qu’il s’était trompé en faisant +tomber ses soupçons sur elle, et surtout +quand il vit qu’elle semblait éprouver +quelque plaisir à s’asseoir près de la +Reine, tandis que les duchesses étaient +debout derrière elle, et qu’elle les regardait +souvent avec hauteur.—Dans ce +cÅ“ur de dix-neuf ans, se dit-il, l’amour +serait seul, et aujourd’hui surtout: +donc... ce n’est pas elle. +</p> + +<p> +La Reine fit un signe de tête presque +imperceptible à M<sup>me</sup> de Guéménée après +que les deux amis eurent parlé à voix +basse un moment avec chacun; et, à ce +signe, toutes les femmes, excepté Marie +de Gonzague, sortirent de l’appartement +sans parler, avec de profondes révérences, +comme si c’eût été convenu d’avance. +Alors la Reine, retournant son +fauteuil elle-même, dit à <span class='smcap'>Monsieur</span>: +</p> + +<p> +—Mon frère, je vous prie de vouloir +bien venir vous asseoir près de moi. +Nous allons nous consulter sur ce que +je vous ai dit. La princesse Marie ne +<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span> +sera point de trop, je l’ai priée de rester. +Nous n’aurons aucune interruption à redouter +d’ailleurs. +</p> + +<p> +La Reine semblait plus libre dans ses +manières et dans son langage; et, ne +gardant plus sa sévère et cérémonieuse +immobilité, elle fit aux autres assistants +un geste qui les invitait à s’approcher +d’elle. +</p> + +<p> +Gaston d’Orléans, un peu inquiet de +ce début solennel, vint nonchalamment +s’asseoir à sa droite, et dit avec un +demi-sourire et un air négligent, jouant +avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit +pendante à son cou: +</p> + +<p> +—Je pense bien, madame, que nous +ne fatiguerons pas les oreilles d’une si +jeune personne par une longue conférence; +elle aimerait mieux entendre +parler de danse et de mariage, d’un +électeur ou du roi de Pologne, par +exemple. +</p> + +<p> +Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars +fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—Pardonnez-moi, répondit la Reine +en la regardant, je vous assure que la +<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span> +politique du moment l’intéresse beaucoup. +Ne cherchez pas à nous échapper, +mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je +vous tiens aujourd’hui! C’est bien la +moindre chose que nous écoutions M. de +Bouillon. +</p> + +<p> +Celui-ci s’approcha, tenant par la main +le jeune officier dont nous avons parlé. +</p> + +<p> +—Je dois d’abord, dit-il, présenter +à Votre Majesté le baron de Beauvau, +qui arrive d’Espagne. +</p> + +<p> +—D’Espagne? dit la Reine avec émotion; +il y a du courage à cela. Vous avez +vu ma famille? +</p> + +<p> +—Il vous en parlera, ainsi que du +comte-duc d’Olivarès. Quant au courage, +ce n’est pas la première fois qu’il en +montre; vous savez qu’il commandait les +cuirassiers du comte de Soissons. +</p> + +<p> +—Comment! si jeune, monsieur! vous +aimez bien les guerres politiques! +</p> + +<p> +—Au contraire, j’en demande pardon +à Votre Majesté, répondit-il, car je servais +avec les <i>princes de la Paix</i>. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche se rappela le nom +qu’avaient pris les vainqueurs de la Marfée, +<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span> +et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant +le moment d’entamer la grande question +qu’il avait en vue, quitta Cinq-Mars, +auquel il venait de donner la main avec +une effusion d’amitié, et, s’approchant +avec lui de la Reine:—Il est miraculeux, +madame, lui dit-il, que cette époque +fasse encore jaillir de son sein quelques +grands caractères comme ceux-ci (et il +montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau +et M. de Thou): ce n’est qu’en eux +que nous pouvons espérer désormais, +ils sont à présent bien rares, car le grand +niveleur a passé sur la France une longue +faux. +</p> + +<p> +—Est-ce du Temps que vous voulez +parler, dit la Reine, ou d’un personnage +réel? +</p> + +<p> +—Trop réel, trop vivant, trop longtemps +vivant, madame, répondit le duc +plus animé; cette ambition démesurée, +cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se +supporter. Tout ce qui porte un grand +cÅ“ur s’indigne de ce joug, et dans ce +moment, plus que jamais, on entrevoit +toutes les infortunes de l’avenir. Il faut +<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span> +le dire, madame; oui, ce n’est plus le +temps des ménagements: la maladie du +Roi est très grave; le moment de penser +et de résoudre est arrivé, car le temps +d’agir n’est pas loin. +</p> + +<p> +Le ton sévère et brusque de M. de +Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche; +mais elle l’avait toujours trouvé plus +calme, et fut un peu émue de l’inquiétude +qu’il témoignait: aussi, quittant le +ton de la plaisanterie qu’elle avait d’abord +voulu prendre: +</p> + +<p> +—Eh bien, quoi? que craignez-vous, +et que voulez-vous faire? +</p> + +<p> +—Je ne crains rien pour moi, madame, +car l’armée d’Italie ou Sedan me mettront +toujours à l’abri; mais je crains +pour vous-même, et peut-être pour les +princes vos fils. +</p> + +<p> +—Pour mes enfants, monsieur le duc, +pour les fils de France? L’entendez-vous, +mon frère, l’entendez-vous? et vous ne +paraissez pas étonné? +</p> + +<p> +La Reine était fort agitée en parlant. +</p> + +<p> +—Non, madame, dit Gaston d’Orléans +fort paisiblement; vous savez que je suis +<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span> +accoutumé à toutes les persécutions; je +m’attends à tout de la part de cet homme; +il est le maître, il faut se résigner. +</p> + +<p> +—Il est le maître! reprit la Reine; et +de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est du +Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, +s’il vous plaît! qui l’empêchera +de retomber dans le néant? sera-ce vous +ou moi? +</p> + +<p> +—Ce sera lui-même, interrompit M. de +Bouillon, car il veut se faire nommer +régent, et je sais qu’à l’heure qu’il est il +médite de vous enlever vos enfants, et +demande au Roi que leur garde lui soit +confiée. +</p> + +<p> +—Me les enlever! s’écria la mère, saisissant +involontairement le Dauphin et +le prenant dans ses bras. +</p> + +<p> +L’enfant, debout entre les genoux de +la Reine, regarda les hommes qui l’entouraient +avec une gravité singulière à +cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes, +mit la main sur la petite épée qu’il portait. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit le duc de +Bouillon en se baissant à demi pour lui +<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span> +adresser ce qu’il voulait faire entendre +à la princesse, ce n’est pas contre nous +qu’il faut tirer votre épée, mais contre +celui qui déracine votre trône; il vous +prépare une grande puissance, sans +doute; vous aurez un sceptre absolu; +mais il a rompu le faisceau d’armes qui +le soutenait. Ce faisceau-là , c’était votre +vieille Noblesse, qu’il a décimée. Quand +vous serez roi, vous serez un grand roi, +j’en ai le pressentiment; mais vous +n’aurez que des sujets et point d’amis, +car l’amitié n’est que dans l’indépendance +et une sorte d’égalité qui naît de +la force. Vos ancêtres avaient leurs <i>pairs</i>, +et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu +vous soutienne alors, monseigneur, car +les hommes ne le pourront pas ainsi +sans les institutions. Soyez grand; mais +surtout qu’après vous, grand homme, +il en vienne toujours d’aussi forts; car, +en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche, +toute la monarchie s’écroulera. +</p> + +<p> +Le duc de Bouillon avait une chaleur +d’expression et une assurance qui captivaient +toujours ceux qui l’entendaient; +<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span> +sa valeur, son coup d’œil dans les combats, +la profondeur de ses vues politiques, +sa connaissance des affaires d’Europe, +son caractère réfléchi et décidé +tout à la fois le rendaient l’un des hommes +les plus capables et les plus imposants +de son temps, le seul même que redoutât +réellement le Cardinal-Duc. La Reine +l’écoutait toujours avec confiance, et lui +laissait prendre une sorte d’empire sur +elle. Cette fois elle fut plus fortement +émue que jamais. +</p> + +<p> +—Ah! plût à Dieu, s’écria-t-elle, que +mon fils eût l’âme ouverte à vos discours +et le bras assez fort pour en profiter! +Jusque-là pourtant j’entendrai, +j’agirai pour lui; c’est moi qui dois être +et c’est moi qui serai régente, je n’abandonnerai +ce droit qu’avec la vie: s’il faut +faire une guerre, nous la ferons, car je +veux tout, excepté la honte et l’effroi de +livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné! +Oui, dit-elle en rougissant et +serrant fortement le bras du jeune Dauphin; +oui, mon frère, et vous, messieurs, +conseillez-moi: parlez, où en sommes-nous? +<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span> +Faut-il que je parte? dites-le +ouvertement. Comme femme, comme +épouse, j’étais prête à pleurer, tant ma +situation était douloureuse; mais à présent, +voyez, comme mère je ne pleure +pas; je suis prête à vous donner des +ordres s’il le faut! +</p> + +<p> +Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé +si belle qu’en ce moment, et cet enthousiasme +qui paraissait en elle électrisa +tous les assistants, qui ne demandaient +qu’un mot de sa bouche pour parler. Le +duc de Bouillon jeta un regard rapide +sur <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui se décida à prendre +la parole. +</p> + +<p> +—Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré, +si vous donnez des ordres, ma sÅ“ur, je +veux être votre capitaine des gardes, sur +mon honneur; car je suis las aussi des +tourments que m’a causés ce misérable, +qui ose encore me poursuivre pour rompre +mon mariage, et tient toujours mes +amis à la Bastille ou les fait assassiner +de temps en temps; et d’ailleurs je suis +indigné, dit-il en se reprenant et baissant +<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span> +les yeux d’un air solennel, je suis +indigné de la misère du peuple. +</p> + +<p> +—Mon frère, reprit vivement la princesse, +je vous prends au mot, car il faut +faire ainsi avec vous, et j’espère qu’à +nous deux nous serons assez forts; faites +seulement comme M. le comte de Soissons, +et ensuite survivez à votre victoire; +rangez-vous avec moi comme vous fîtes +avec M. de Montmorency, mais sautez +le fossé. +</p> + +<p> +Gaston sentit l’épigramme; il se rappela +son trait trop connu, lorsque l’infortuné +révolté de Castelnaudary franchit +presque seul un large fossé et trouva +de l’autre côté dix-sept blessures, la +prison et la mort, à la vue de <span class='smcap'>Monsieur</span>, +immobile comme son armée. Dans la +rapidité de la prononciation de la Reine, +il n’eut pas le temps d’examiner si elle +avait employé cette expression proverbialement +ou avec intention; mais dans +tous les cas, il prit le parti de ne pas le +relever, et en fut empêché par elle-même, +qui reprit en regardant Cinq-Mars: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span> +—Mais, avant tout, pas de terreur +panique: sachons bien où nous en +sommes. Monsieur le Grand, vous quittez +le Roi; avons-nous de telles craintes? +</p> + +<p> +D’Effiat n’avait pas cessé d’observer +Marie de Mantoue, dont la physionomie +expressive peignait pour lui toutes ses +idées plus rapidement et aussi sûrement +que la parole; il y lut le désir de l’entendre +parler, l’intention de faire décider +<span class='smcap'>Monsieur</span> et la Reine; un mouvement +d’impatience de son pied lui donna l’ordre +d’en finir et de régler enfin toute la conjuration. +Son front devint pâle et plus +pensif; il se recueillit un moment, car +il sentait que là étaient toutes ses destinées. +De Thou le regarda et frémit, +parce qu’il le connaissait; il eût voulu +lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars +avait déjà relevé la tête et parla +ainsi: +</p> + +<p> +—Je ne crois point, madame, que le +Roi soit aussi malade qu’on vous l’a pu +dire; Dieu nous conservera longtemps +encore ce prince, je l’espère, j’en suis +certain même. Il souffre, il est vrai, il +<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span> +souffre beaucoup; mais son âme surtout +est malade, et d’un mal que rien ne peut +guérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait +pas à son plus grand ennemi et qui le +ferait plaindre de tout l’univers si on le +connaissait. Cependant la fin de ses malheurs, +je veux dire de sa vie, ne lui +sera pas donnée encore de longtemps. +Sa langueur est toute morale; il se fait +dans son cÅ“ur une grande révolution; il +voudrait l’accomplir et ne le peut pas: +il a senti depuis longues années s’amasser +en lui les germes d’une juste haine +contre un homme auquel il croit devoir +de la reconnaissance, et c’est ce combat +intérieur entre sa bonté et sa colère qui +le dévore. Chaque année qui s’est écoulée +a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux +de cet homme, et de l’autre ses +crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent +dans la balance; le Roi voit et +s’indigne: il veut punir; mais tout à +coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si +vous pouviez le contempler ainsi, madame, +il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir +la plume qui devait tracer son exil, la +<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span> +noircir d’une main hardie, et s’en servir +pour quoi? Pour le féliciter par une +lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté +comme chrétien; il se maudit comme +juge souverain; il se méprise comme +Roi; il cherche un refuge dans la prière +et se plonge dans les méditations de l’avenir; +mais il se lève épouvanté, parce +qu’il a entrevu les flammes que mérite +cet homme, et que personne ne sait aussi +bien que lui les secrets de sa damnation. +Il faut l’entendre en cet instant s’accuser +d’une coupable faiblesse et s’écrier +qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas +su le punir! On dirait quelquefois qu’il +y a des ombres qui lui ordonnent de +frapper, car son bras se lève en dormant. +Enfin, madame, l’orage gronde dans son +cÅ“ur, mais ne brûle que lui; la foudre +n’en peut pas sortir. +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’on la fasse donc éclater! +s’écria le duc de Bouillon. +</p> + +<p> +—Celui qui la touchera peut en +mourir, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>. +</p> + +<p> +—Mais quel beau dévoûment! dit la +Reine. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span> +—Que je l’admirerais! dit Marie à +demi-voix. +</p> + +<p> +—Ce sera moi, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ce sera nous, dit M. de Thou à son +oreille. +</p> + +<p> +Le jeune Beauvau s’était rapproché du +duc de Bouillon. +</p> + +<p> +—Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la +suite? +</p> + +<p> +—Non, pardieu, je ne l’oublie pas! +répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant +à la Reine:—Acceptez, madame, l’offre +de M. le Grand, il est à portée de décider +le Roi plus que vous et nous; mais +tenez-vous prête à tout, car le Cardinal +est trop habile pour s’endormir. Je ne +crois pas à sa maladie, je ne crois point +à son silence et à son immobilité, qu’il +veut nous persuader depuis deux ans; +je ne croirais point à sa mort même, que +je n’eusse porté sa tête dans la mer, +comme celle du géant de l’Arioste. Attendez-vous +à tout, hâtons-nous sur +toutes choses. J’ai fait montrer mes plans +à <span class='smcap'>Monsieur</span> tout à l’heure; je vais vous +en faire l’abrégé: je vous offre Sedan, +<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span> +madame, pour vous et messeigneurs vos +fils. L’armée d’Italie est à moi; je la fais +rentrer s’il le faut. M. le Grand-Écuyer +est maître de la moitié du camp de Perpignan; +tous les vieux huguenots de La +Rochelle et du Midi sont prêts au premier +signe à le venir trouver: tout est +organisé depuis un an par mes soins en +cas d’événements. +</p> + +<p> +—Je n’hésite point, dit la Reine, à me +mettre dans vos mains pour sauver mes +enfants s’il arrivait quelque malheur au +Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez +Paris. +</p> + +<p> +—Il est à nous par tous les points: +le peuple par l’archevêque, sans qu’il +s’en doute, et par M. de Beaufort, qui +est son roi; les troupes par vos gardes +et ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui commandera +tout, s’il le veut bien. +</p> + +<p> +—Moi! moi! oh! cela ne se peut pas +absolument! je n’ai pas assez de monde +et il me faut une retraite plus forte que +Sedan, dit Gaston. +</p> + +<p> +—Mais elle suffit à la Reine, reprit +M. de Bouillon. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span> +—Ah! cela peut bien être, mais ma +sÅ“ur ne risque pas autant qu’un homme +qui tire l’épée. Savez-vous que c’est très +hardi ce que nous faisons là ? +</p> + +<p> +—Quoi! même ayant le Roi pour nous? +dit Anne d’Autriche. +</p> + +<p> +—Oui, madame, oui, on ne sait pas +combien cela peut durer: il faut prendre +ses sûretés, et je ne fais rien sans le +traité avec l’Espagne. +</p> + +<p> +—Ne faites donc rien, dit la Reine en +rougissant; car certes je n’en entendrai +jamais parler. +</p> + +<p> +—Ah! madame, ce serait pourtant +plus sage, et <span class='smcap'>Monsieur</span> a raison, dit le +duc de Bouillon; car le comte-duc de +San-Lucar nous offre dix-sept mille +hommes de vieilles troupes et cinq cent +mille écus comptant. +</p> + +<p> +—Quoi! dit la Reine étonnée, on a +osé aller jusque-là sans mon consentement! +déjà des accords avec l’étranger! +</p> + +<p> +—L’étranger, ma sÅ“ur! devions-nous +supposer qu’une princesse d’Espagne se +servirait de ce mot? répondit Gaston. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche se leva en prenant +<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span> +le Dauphin par la main, et, s’appuyant +sur Marie: +</p> + +<p> +—Oui, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit-elle, je suis Espagnole; +mais je suis petite-fille de Charles-Quint, +et je sais que la patrie d’une +reine est autour de son trône. Je vous +quitte, messieurs; poursuivez sans moi; +je ne sais plus rien désormais. +</p> + +<p> +Elle fit quelques pas pour sortir, et, +voyant Marie tremblante et inondée de +larmes, elle revint. +</p> + +<p> +—Je vous promets cependant solennellement +un inviolable secret, mais rien +de plus. +</p> + +<p> +Tous furent un peu déconcertés, hormis +le duc de Bouillon, qui, ne voulant +rien perdre de ses avantages, lui dit en +s’inclinant avec respect: +</p> + +<p> +—Nous sommes reconnaissants de +cette promesse, madame, et nous n’en +voulons pas plus, persuadés qu’après le +succès vous serez tout à fait des nôtres. +</p> + +<p> +Ne voulant plus s’engager dans une +guerre de mots, la Reine salua un peu +sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa +tomber sur Cinq-Mars un de ces regards +<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span> +qui renferment à la fois toutes les +émotions de l’âme. Il crut lire dans ses +beaux yeux le dévouement éternel et +malheureux d’une femme donnée pour +toujours, et il sentit que, s’il avait jamais +eu la pensée de reculer dans son entreprise, +il se serait regardé comme le dernier +des hommes. Sitôt qu’on quitta les +deux princesses: +</p> + +<p> +—Là , là , là , je vous l’avais bien dit, +Bouillon, vous fâchez la Reine, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>; +vous avez été trop loin aussi. On +ne m’accusera pas certainement d’avoir +faibli ce matin; j’ai montré, au contraire, +plus de résolution que je n’aurais dû. +</p> + +<p> +—Je suis plein de joie et de reconnaissance +pour Sa Majesté, répondit +M. de Bouillon d’un air triomphant; nous +voilà sûrs de l’avenir. Qu’allez vous faire +à présent, monsieur de Cinq-Mars? +</p> + +<p> +—Je vous l’ai dit, monsieur, je ne +recule jamais; quelles qu’en puissent +être les suites pour moi, je verrai le +Roi; je m’exposerai à tout pour arracher +ses ordres. +</p> + +<p> +—Et le traité d’Espagne! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span> +—Oui, je le... +</p> + +<p> +De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, +et, s’avançant tout à coup, dit d’un air +solennel: +</p> + +<p> +—Nous avons décidé que ce serait +après l’entrevue avec le Roi qu’on le +signerait; car, si la juste sévérité de Sa +Majesté envers le Cardinal vous en dispense, +il vaut mieux, avons-nous pensé, +ne pas s’exposer à la découverte d’un si +dangereux traité. +</p> + +<p> +M. de Bouillon fronça le sourcil. +</p> + +<p> +—Si je ne connaissais M. de Thou, +dit-il, je prendrais ceci pour une défaite; +mais de sa part... +</p> + +<p> +—Monsieur, reprit le conseiller, je +crois pouvoir m’engager sur l’honneur à +faire ce que fera M. le Grand; nous sommes +inséparables. +</p> + +<p> +Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna +de voir sur sa figure douce l’expression +d’un sombre désespoir; il en fut si +frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire. +</p> + +<p> +—Il a raison, messieurs, dit-il seulement +avec un sourire froid, mais gracieux, +<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span> +le Roi nous épargnera peut-être +bien des choses; on est très fort avec lui. +Du reste, monseigneur, et vous, monsieur +le duc, ajouta-t-il avec une inébranlable +fermeté, ne craignez pas que jamais +je recule; j’ai brûlé tous les ponts derrière +moi: il faut que je marche en avant; +la puissance du Cardinal tombera ou ce +sera ma tête. +</p> + +<p> +—C’est singulier! fort singulier! dit +<span class='smcap'>Monsieur</span>; je remarque que tout le monde +ici est plus avancé que je ne le croyais +dans la conjuration. +</p> + +<p> +—Point du tout, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit le duc +de Bouillon; on n’a préparé que ce que +vous voudrez accepter. Remarquez qu’il +n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez +qu’à parler pour que rien n’existe et n’ait +existé; selon votre ordre, tout ceci sera +un rêve ou un volcan. +</p> + +<p> +—Allons, allons, je suis content, puisqu’il +en est ainsi, dit Gaston; occupons-nous +de choses plus agréables. Grâce à +Dieu, nous avons un peu de temps devant +nous: moi j’avoue que je voudrais +que tout fût déjà fini; je ne suis point +<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span> +né pour les émotions violentes, cela prend +sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du +bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt +si les Espagnoles sont toujours jolies, +jeune homme. On vous dit fort galant. +Tudieu! je suis sûr qu’on a parlé de vous +là -bas. On dit que les femmes portent +des vertugadins énormes! Eh bien, je +n’en suis pas ennemi du tout. En vérité +cela fait paraître le pied plus petit et +plus joli; je suis sûr que la femme de +don Louis de Haro n’est pas plus belle +que M<sup>me</sup> de Guéménée, n’est-il pas vrai? +Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elle +avait l’air d’une religieuse. Ah!... vous +ne répondez pas, vous êtes embarrassé... +elle vous a donné dans l’œil... ou bien +vous craignez d’offenser notre ami M. de +Thou en la comparant à la belle Guéménée. +Eh bien, parlons des usages: le roi +a un nain charmant, n’est-ce pas? on le +met dans un pâté. Qu’il est heureux, le +roi d’Espagne! je n’en ai jamais pu trouver +un comme cela. Et la Reine, on la +sert à genoux toujours, n’est-il pas vrai? +oh! c’est un bon usage; nous l’avons +<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span> +perdu; c’est malheureux, plus malheureux +qu’on ne croit. +</p> + +<p> +Gaston d’Orléans eut le courage de +parler sur ce ton près d’une demi-heure +de suite à ce jeune homme, dont le +caractère sérieux ne s’accommodait point +de cette conversation, et qui, tout rempli +encore de l’importance de la scène dont +il venait d’être témoin et des grands intérêts +qu’on avait traités, ne répondit +rien à ce flux de paroles oiseuses: il +regardait le duc de Bouillon d’un air +étonné, comme pour lui demander si +c’était bien là cet homme que l’on allait +mettre à la tête de la plus audacieuse +entreprise conçue depuis longtemps, tandis +que le prince, sans vouloir s’apercevoir +qu’il restait sans réponses, les faisait +lui-même souvent, et parlait avec volubilité +en se promenant et l’entraînant +avec lui dans la chambre. Il craignait +que l’un des assistants ne s’avisât de +renouer la conversation terrible du traité; +mais aucun n’en était tenté, sinon le duc +de Bouillon qui, cependant, garda le +silence de la mauvaise humeur. Pour +<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span> +Cinq-Mars il fut entraîné par de Thou, +qui lui fit faire sa retraite à l’abri de ce +bavardage, sans que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût l’air +de l’avoir vu sortir. +</p> + +<h2 id="chap_18"> +CHAPITRE XVIII +</h2> + +<p class="h2b"> +LE SECRET +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">Et prononcés ensemble, à l’amitié fidèle<br /></span> +<span class="i0">Nos deux noms fraternels serviront de modèle.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>A. Soumet</span>, <i>Clytemnestre</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +De Thou était chez lui avec son ami, +les portes de sa chambre refermées avec +soin, et l’ordre donné de ne recevoir personne +et de l’excuser auprès des deux +réfugiés s’il les laissait partir sans les +revoir; et les deux amis ne s’étaient encore +adressé aucune parole. +</p> + +<p> +Le conseiller était tombé dans son +fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars, +assis dans la cheminée haute, attendait +<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span> +d’un air sérieux et triste la fin +de ce silence, lorsque de Thou, le regardant +fixement et croisant les bras, +lui dit d’une voix sombre: +</p> + +<p> +—Voilà donc où vous en êtes venu! +voilà donc les conséquences de votre +ambition! Vous allez faire exiler, peut-être +tuer un homme, et introduire en +France une armée étrangère; je vais donc +vous voir assassin et traître à votre +patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé +jusque-là ? par quels degrés êtes-vous +descendu si bas? +</p> + +<p> +—Un autre que vous ne me parlerait +pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars; +mais je vous connais, et j’aime +cette explication; je la voulais et je l’ai +provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon +âme tout entière, je le veux. J’avais eu +d’abord une autre pensée, une pensée +meilleure peut-être, plus digne de notre +amitié, plus digne de l’amitié, l’amitié, +qui est la seconde chose de la terre. +</p> + +<p> +Il élevait les yeux au ciel en parlant, +comme s’il y eût cherché cette divinité. +</p> + +<p> +—Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais +<span class='pagenum'><a id='Page_110' name='Page_110'>[110]</a></span> +rien dire; c’était une tâche pénible, +mais jusqu’ici j’y avais réussi. Je voulais +tout conduire sans vous, et ne vous +montrer cette Å“uvre qu’achevée; je voulais +toujours vous tenir hors du cercle +de mes dangers; mais, vous avouerai-je +ma faiblesse? J’ai craint de mourir mal +jugé par vous, si j’ai à mourir: à présent +je supporte bien l’idée de la malédiction +du monde, mais non celle de +la vôtre: c’est ce qui m’a décidé à vous +avouer tout. +</p> + +<p> +—Quoi! et sans cette pensée vous +auriez eu le courage de vous cacher toujours +de moi! Ah! cher Henri, que vous +ai-je fait pour prendre ce soin de mes +jours? Par quelle faute avais-je mérité +de vous survivre, si vous mouriez? Vous +avez eu la force de me tromper durant +deux années entières; vous ne m’avez +présenté de votre vie que ses fleurs; vous +n’êtes entré dans ma solitude qu’avec +un visage riant, et chaque fois paré d’une +faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût +bien coupable ou bien vertueux! +</p> + +<p> +—Ne voyez dans mon âme que ce +<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span> +qu’elle renferme. Oui, je vous ai trompé; +mais c’était la seule joie paisible que +j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir +dérobé ces moments à ma destinée, +hélas! si brillante. J’étais heureux du +bonheur que vous me supposiez; je +faisais le vôtre avec ce songe; et je ne +suis coupable qu’aujourd’hui en venant +le détruire et me montrer tel que j’étais. +Écoutez-moi, je ne serai pas long: c’est +toujours une histoire bien simple que +celle d’un cÅ“ur passionné. Autrefois, je +m’en souviens, c’était sous la tente, +lorsque je fus blessé: mon secret fut +près de m’échapper; c’eût été un bonheur +peut-être. Cependant que m’auraient +servi des conseils? je ne les aurais pas +suivis; enfin, c’est Marie de Gonzague +que j’aime. +</p> + +<p> +—Quoi! celle qui va être reine de +Pologne? +</p> + +<p> +—Si elle est reine, ce ne peut être +qu’après ma mort. Mais écoutez: pour +elle je fus courtisan; pour elle j’ai presque +régné en France, et c’est pour elle +que je vais succomber et peut-être mourir. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span> +—Mourir! succomber! quand je vous +reprochais votre triomphe! quand je +pleurais sur la tristesse de votre victoire! +</p> + +<p> +—Ah! que vous me connaissez mal +si vous croyez que je sois dupe de la +Fortune quand elle me sourit; si vous +croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond +de mon destin! Je lutte contre lui, mais +il est le plus fort, je le sens; j’ai entrepris +une tâche au-dessus des forces humaines, +je succomberai. +</p> + +<p> +—Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? +A quoi sert l’esprit dans les affaires du +monde? +</p> + +<p> +—A rien, si ce n’est pourtant à se +perdre avec connaissance de cause, à +tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne +puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face +un ennemi tel que ce Richelieu, il faut +le renverser ou en être écrasé. Je vais +frapper demain le dernier coup; ne m’y +suis-je pas engagé devant vous tout à +l’heure? +</p> + +<p> +—Et c’est cet engagement même que +je voulais combattre. Quelle confiance +<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span> +avez-vous dans ceux à qui vous livrez +ainsi votre vie? N’avez-vous pas lu leurs +pensées secrètes? +</p> + +<p> +—Je les connais toutes; j’ai lu leur +espérance à travers leur feinte colère; je +sais qu’ils tremblent en menaçant: je +sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur +paix en me livrant comme gage; mais +c’est à moi de les soutenir et de décider +le Roi: il le faut, car Marie est ma +fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne. +</p> + +<p> +C’est volontairement, c’est avec connaissance +de tout mon sort que je me +suis placé ainsi entre l’échafaud et le +bonheur suprême. Il me faut l’arracher +des mains de la Fortune, ou mourir. Je +goûte en ce moment le plaisir d’avoir +rompu toute incertitude. Eh quoi! vous +ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux +par un vil égoïsme comme ce Cardinal? +ambitieux par le puéril désir d’un +pouvoir qui n’est jamais satisfait? Je le +suis, ambitieux, mais parce que j’aime. +Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais +je vous accuse à tort; vous avez embelli +mes intentions secrètes, vous m’avez +<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span> +prêté de nobles desseins (je m’en souviens), +de hautes conceptions politiques; +elles sont belles, elles sont vastes, peut-être; +mais, vous le dirai-je? ces vagues +projets du perfectionnement des sociétés +corrompues me semblent ramper encore +bien loin au-dessous du dévouement de +l’amour. Quand l’âme vibre tout entière, +pleine de cette unique pensée, elle n’a +plus de place à donner aux plus beaux +calculs des intérêts généraux; car les +hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous +du ciel. +</p> + +<p> +De Thou baissa la tête. +</p> + +<p> +—Que vous répondre? dit-il. Je ne +vous comprends pas; vous raisonnez le +désordre, vous pesez la flamme, vous +calculez l’erreur. +</p> + +<p> +—Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire +mes forces, ce feu intérieur les a +développées; vous l’avez dit, j’ai tout +calculé; une marche lente m’a conduit +au but que je suis prêt d’atteindre. +Marie me tenait par la main, aurais-je +reculé? Devant un monde je ne l’aurais +pas fait. Tout était bien jusqu’ici: mais +<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span> +une barrière invisible m’arrête: il faut +la rompre, cette barrière; c’est Richelieu. +Je l’ai entrepris tout à l’heure +devant vous, mais peut-être me suis-je +trop hâté: je le crois à présent. Qu’il se +réjouisse; il m’attendait. Sans doute il +a prévu que ce serait le plus jeune qui +manquerait de patience; s’il en est +ainsi, il a bien joué. Cependant, sans +l’amour qui m’a précipité, j’aurais été +plus fort que lui, quoique vertueux. +</p> + +<p> +Ici, un changement presque subit se +fît sur les traits de Cinq-Mars; il rougit +et pâlit deux fois, et les veines de son +front s’élevaient comme des lignes bleues +tracées par une main invisible. +</p> + +<p> +—Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant +ses mains avec une force qui +annonçait un violent désespoir concentré +dans son cÅ“ur, tous les supplices dont +l’amour peut torturer ses victimes, je les +porte dans mon sein. Cette jeune enfant +timide, pour qui je remuerais des empires, +pour qui j’ai tout subi, jusqu’à +la faveur d’un prince (et qui peut-être +n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour +<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span> +elle), ne peut encore être à moi. Elle +m’appartient devant Dieu, et je lui +parais étranger; que dis-je? il faut que +j’entende discuter chaque jour, devant +moi, lequel des trônes de l’Europe lui +conviendra le mieux, dans des conversations +où je ne peux même élever la +voix pour avoir une opinion, tant on est +loin de me mettre sur les rangs, et dans +lesquels on dédaigne pour elle les princes +de sang royal qui marchent encore +devant moi. Il faut que je me cache +comme un coupable pour entendre à +travers les grilles la voix de celle qui +est ma femme; il faut qu’en public je +m’incline devant elle! son amant et son +mari dans l’ombre, son serviteur au +grand jour! C’en est trop; je ne puis +vivre ainsi; il faut faire le dernier pas, +qu’il m’élève ou me précipite. +</p> + +<p> +—Et, pour votre bonheur personnel, +vous voulez renverser un État! +</p> + +<p> +—Le bonheur de l’État s’accorde +avec le mien. Je le fais en passant, si je +détruis le tyran du Roi. L’horreur que +m’inspire cet homme est passée dans +<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span> +mon sang. Autrefois, en venant le trouver, +je rencontrai sur mes pas son plus +grand crime, l’assassinat et la torture +d’Urbain Grandier; il est le génie du +mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai: +j’aurais pu devenir celui du +bien pour Louis XIII; c’était une des +pensées de Marie, sa pensée la plus +chère. Mais je crois que je ne triompherai +pas dans l’âme tourmentée du Roi. +</p> + +<p> +—Sur quoi comptez-vous donc? dit +de Thou. +</p> + +<p> +—Sur un coup de dés. Si sa volonté +peut cette fois durer quelques heures, +j’ai gagné; c’est un dernier calcul +auquel est suspendue ma destinée. +</p> + +<p> +—Et celle de votre Marie! +</p> + +<p> +—L’avez-vous cru! dit impétueusement +Cinq-Mars. Non, non! s’il m’abandonne, +je signe le traité d’Espagne et la guerre. +</p> + +<p> +—Ah! quelle horreur! dit le conseiller; +quelle guerre! une guerre civile! et +l’alliance avec l’étranger! +</p> + +<p> +—Oui, un crime, reprit froidement +Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d’y prendre +part? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span> +—Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous +me parler ainsi? ne savez-vous +pas, ne vous ai-je pas prouvé que l’amitié +tenait dans mon cÅ“ur la place de +toutes les passions? Puis-je survivre +non seulement à votre mort? mais même +au moindre de vos malheurs! Cependant +laissez-moi vous fléchir et vous +empêcher de frapper la France. O mon +ami! mon seul ami! je vous en conjure +à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, +n’assassinons pas notre patrie! Je dis +nous, car jamais je ne me séparerai de +vos actions; conservez-moi l’estime de +moi-même, pour laquelle j’ai tant travaillé; +ne souillez pas ma vie et ma mort +que je vous ai vouées. +</p> + +<p> +De Thou était tombé aux genoux de +son ami, et celui-ci, n’ayant plus la force +de conserver sa froideur affectée, se jeta +dans ses bras en le relevant, et, le +serrant contre sa poitrine, lui dit d’une +voix étouffée: +</p> + +<p> +—Eh! pourquoi m’aimer autant, aussi? +Qu’avez-vous fait, ami? Pourquoi m’aimer? +<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span> +vous qui êtes sage, pur et vertueux; +vous que n’égarent pas une +passion insensée et le désir de la vengeance; +vous dont l’âme est nourrie seulement +de religion et de science, pourquoi +m’aimer? Que vous a donné mon +amitié? que des inquiétudes et des +peines. Faut-il à présent qu’elle fasse +peser des dangers sur vous? Séparez-vous +de moi, nous ne sommes plus de +la même nature; vous le voyez, les cours +m’ont corrompu: je n’ai plus de candeur, +je n’ai plus de bonté: je médite le +malheur d’un homme, je sais tromper +un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je +ne vaux plus une de vos pensées, comment +serai-je digne de vos périls? +</p> + +<p> +—En me jurant de ne pas trahir le +Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous +qu’il y va de partager votre patrie? +savez-vous que si vous livrez nos places +fortes, on ne vous les rendra jamais? +savez-vous que votre nom sera l’horreur +de la postérité? savez-vous que les mères +françaises le maudiront, quand elles +seront forcées d’enseigner à leurs enfants +<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span> +une langue étrangère? le savez-vous? +Venez. +</p> + +<p> +Et il l’entraîna devant le buste de +Louis XIII. +</p> + +<p> +—Jurez devant lui (et il est votre +ami aussi!), jurez de ne jamais signer +cet infâme traité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec +une inébranlable ténacité, répondit, +quoique en rougissant: +</p> + +<p> +—Je vous l’ai dit: si l’on m’y force, +je signerai. +</p> + +<p> +De Thou pâlit et quitta sa main; il fit +deux tours dans sa chambre, les bras +croisés, dans une inexprimable angoisse. +Enfin il s’avança solennellement vers le +buste de son père, et ouvrit un grand +livre placé au pied; il chercha une page +déjà marquée, et lut tout haut: +</p> + +<p> +<i>Je pense donc que M. de LignebÅ“uf fut +justement condamné à mort par le parlement +de Rouen pour n’avoir pas révélé +la conjuration de Catteville contre +l’Etat.</i> +</p> + +<p> +Puis, gardant le livre avec respect +ouvert dans sa main et contemplant +<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span> +l’image du président de Thou, dont il +tenait les Mémoires: +</p> + +<p> +—Oui, mon père, continua-t-il, vous +aviez bien pensé, je vais être criminel, +je vais mériter la mort; mais puis-je +faire autrement? Je ne dénoncerai pas +le traître, parce que ce serait aussi +trahir, et qu’il est mon ami, et qu’il est +malheureux. +</p> + +<p> +Puis, s’avançant vers Cinq-Mars en +lui prenant de nouveau la main: +</p> + +<p> +—Je fais beaucoup pour vous en cela, +lui dit-il; mais n’attendez rien de plus +de ma part, monsieur, si vous signez ce +traité. +</p> + +<p> +Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du +cÅ“ur de cette scène, parce qu’il sentait +tout ce que devait souffrir son ami en le +repoussant. Il prit cependant encore sur +lui d’arrêter une larme qui s’échappait +de ses yeux, et répondit en l’embrassant: +</p> + +<p> +—Ah! de Thou, je vous trouve toujours +aussi parfait; oui, vous me rendez +service en vous éloignant de moi, car si +votre sort eût été lié au mien, je n’aurais +pas osé disposer de ma vie, et +<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span> +j’aurais hésité à la sacrifier s’il le faut; +mais je le ferai assurément à présent; +et, je vous le répète, si l’on m’y force, +je signerai le traité avec l’Espagne. +</p> + +<h2 id="chap_19"> +CHAPITRE XIX +</h2> + +<p class="h2b"> +LA PARTIE DE CHASSE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +On a bien des grâces à rendre à son +étoile quand on peut quitter les hommes +sans être obligé de leur faire du mal et +de se déclarer leur ennemi. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <i>Jean Sbogar</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +Cependant la maladie du Roi jetait la +France dans un trouble que ressentent +toujours les Etats mal affermis aux +approches de la mort des princes. Quoique +Richelieu fût le centre de la monarchie, +il ne régnait pourtant qu’au nom +de Louis XIII, et comme enveloppé de +l’éclat de ce nom qu’il avait agrandi. +Tout absolu qu’il était sur son maître, +<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span> +il le craignait néanmoins; et cette crainte +rassurait la nation contre ses désirs +ambitieux, dont le Roi même était +l’immuable barrière. Mais, ce prince +mort, que ferait l’impérieux ministre? +où s’arrêterait cet homme qui avait tant +osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui +l’empêcherait de le porter toujours, et +d’inscrire son nom seul au bas des lois +que seul il avait dictées? Ces terreurs +agitaient tous les esprits. Le peuple +cherchait en vain sur toute la surface +du royaume ces colosses de la Noblesse +aux pieds desquels il avait coutume de +se mettre à l’abri dans les orages politiques, +il ne voyait plus que leurs tombeaux +récents; les Parlements étaient +muets, et l’on sentait que rien ne s’opposerait +au monstrueux accroissement de +ce pouvoir usurpateur. Personne n’était +déçu complétement par les souffrances +affectées du ministre: nul n’était touché +de cette hypocrite agonie, qui avait trop +souvent trompé l’espoir public, et l’éloignement +n’empêchait pas de sentir partout +le doigt de l’effrayant parvenu. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span> +L’amour du peuple se réveillait aussi +pour le fils d’Henri IV; on courait dans +les églises, on priait, et même on pleurait +beaucoup. Les princes malheureux +sont toujours aimés. La mélancolie de +Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient +toute la France, et, vivant encore, +on le regrettait déjà , comme si +chacun eût désiré de recevoir la confidence +de ses peines avant qu’il n’emportât +avec lui le grand secret de ce que +souffrent ces hommes placés si haut, +qu’ils ne voient dans leur avenir que +leur tombe. +</p> + +<p> +Le Roi, voulant rassurer la nation entière, +fit annoncer le rétablissement momentané +de sa santé, et voulut que la +cour se préparât à une grande partie de +chasse donnée à Chambord, domaine +royal où son frère, le duc d’Orléans, le +priait de revenir. +</p> + +<p> +Ce beau séjour était la retraite favorite +du Roi, sans doute parce que, en +harmonie avec sa personne, il unissait +comme elle la grandeur à la tristesse. +Souvent il y passait des mois entiers +<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span> +sans voir qui que ce fût, lisant et relisant +sans cesse des papiers mystérieux, +écrivant des choses inconnues, qu’il enfermait +dans un coffre de fer dont lui +seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois +à n’être servi que par un seul +domestique, à s’oublier ainsi lui-même +par l’absence de sa suite, et à vivre pendant +plusieurs jours comme un homme +pauvre ou comme un citoyen exilé, +aimant à se figurer la misère ou la persécution +pour respirer de la royauté. Un +autre jour, changeant tout à coup de +pensée, il voulait vivre dans une solitude +plus absolue; et, lorsqu’il avait interdit +son approche à tout être humain, +revêtu de l’habit d’un moine, il courait +s’enfermer dans la chapelle voûtée; là , +relisant la vie de Charles-Quint, il se +croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même +cette messe de la mort qui, dit-on, +la fit descendre autrefois sur la tête +de l’empereur espagnol. Mais, au milieu +de ces chants et de ces méditations mêmes, +son faible esprit était poursuivi et +distrait par des images contraires. Jamais +<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span> +le monde et la vie ne lui avaient paru +plus beaux que dans la solitude et près +de la tombe. Entre ses yeux et les pages +qu’il s’efforçait de lire, passaient de brillants +cortèges, des armées victorieuses, +des peuples transportés d’amour; il se +voyait puissant, combattant, triomphateur, +adoré; et, si un rayon du soleil, +échappé des vitraux, venait à tomber +sur lui, se levant tout à coup du pied de +l’autel, il se sentait emporté par une +soif du jour ou du grand air qui l’arrachait +de ces lieux sombres et étouffés; +mais, revenu à la vie, il y retrouvait le +dégoût et l’ennui, car les premiers hommes +qu’il rencontrait lui rappelaient +sa puissance par leurs respects. C’était +alors qu’il croyait à l’amitié et l’appelait +à ses côtés; mais à peine était-il sûr de +sa possession véritable, qu’un grand +scrupule s’emparait tout à coup de son +âme: c’était celui d’un attachement +trop fort pour la créature qui le détournait +de l’adoration divine, ou, plus souvent +encore, le reproche secret de s’éloigner +trop des affaires d’Etat; l’objet de +<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span> +son affection momentanée lui semblait +alors un être despotique, dont la puissance +l’arrachait à ses devoirs; il se créait +une chaîne imaginaire et se plaignait +intérieurement d’être opprimé; mais, +pour le malheur de ses favoris, il n’avait +pas la force de manifester contre eux ses +ressentiments par une colère qui les eût +avertis; et, continuant à les caresser, il +attisait, par cette contrainte, le feu secret +de son cÅ“ur, et le poussait jusqu’à la +haine; il y avait des moments où il était +capable de tout contre eux. +</p> + +<p> +Cinq-Mars connaissait parfaitement la +faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se +tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse +de ce cÅ“ur, qui ne pouvait ni aimer +ni haïr complètement; aussi la position +du favori, enviée de la France entière, +et l’objet de la jalousie même du +grand ministre, était-elle si chancelante +et si douloureuse, que, sans son amour +pour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or +avec plus de joie qu’un forçat n’en ressent +dans son cÅ“ur lorsqu’il voit tomber +le dernier anneau qu’il a limé pendant +<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span> +deux années avec un ressort d’acier caché +dans sa bouche. Cette impatience +d’en finir avec le sort qu’il voyait de si +près hâta l’explosion de cette mine patiemment +creusée, comme il l’avait avoué +à son ami; mais sa situation était alors +celle d’un homme qui, placé à côté du +livre de vie, verrait tout le jour y passer +la main qui doit tracer sa damnation ou +son salut. Il partit avec Louis XIII pour +Chambord, décidé à choisir la première +occasion favorable à son dessein. Elle se +présenta. +</p> + +<p> +Le matin même du jour fixé pour la +chasse, le Roi lui fit dire qu’il l’attendait +à l’escalier du Lis; il ne sera peut-être +pas inutile de parler de cette étonnante +construction. +</p> + +<p> +A quatre lieues de Blois, à une heure +de la Loire, dans une petite vallée fort +basse, entre des marais fangeux et un +bois de grands chênes, loin de toutes les +routes, on rencontre tout à coup un +château royal, ou plutôt magique. On +dirait que, contraint par quelque lampe +merveilleuse, un génie de l’Orient l’a +<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span> +enlevé pendant une des mille nuits, et +l’a dérobé aux pays du soleil pour le cacher +dans ceux du brouillard avec les +amours d’un beau prince. Ce palais est +enfoui comme un trésor; mais à ses dômes +bleus, à ses élégants minarets, arrondis +sur de larges murs ou élancés dans +l’air, à ses longues terrasses qui dominent +les bois, à ses flèches légères que +le vent balance, à ses croissants entrelacés +partout sur les colonnades, on se +croirait dans les royaumes de Bagdad ou +de Cachemire, si les murs noircis, leur +tapis de mousse et de lierre, et la couleur +pâle et mélancolique du ciel, n’attestaient +un pays pluvieux. Ce fut bien +un génie qui éleva ces bâtiments; mais +il vint d’Italie et se nomma le Primatice; +ce fut bien un beau prince dont les +amours s’y cachèrent; mais il était Roi, +et se nommait François I<sup>er</sup>. Sa salamandre +y jette ses flammes partout; +elle étincelle mille fois sur les voûtes, et +y multiplie ses flammes comme les étoiles +d’un ciel; elle soutient les chapiteaux +avec sa couronne ardente; elle colore +<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span> +les vitraux de ses feux; elle serpente +avec les escaliers secrets, et partout semble +dévorer de ses regards flamboyants +les triples croissants d’une Diane mystérieuse, +cette Diane de Poitiers, deux fois +déesse et deux fois adorée dans ces bois +voluptueux. +</p> + +<p> +Mais la base de cet étrange monument +est comme lui pleine d’élégance et de +mystère: c’est un double escalier qui +s’élève en deux spirales entrelacées depuis +les fondements les plus lointains +de l’édifice jusqu’au-dessus des plus +hauts clochers et se termine par une +lanterne ou cabinet à jour, couronnée +d’une fleur de lis colossale, aperçue de +bien loin; deux hommes peuvent y +monter en même temps sans se voir. +</p> + +<p> +Cet escalier seul lui semble un petit +temple isolé; comme nos églises, il est +soutenu et protégé par les arcades de ses +ailes minces, transparentes, et, pour +ainsi dire, brodées à jour. On croirait +que la pierre docile s’est ployée sous le +doigt de l’architecte; elle paraît, si l’on +peut le dire, pétrie selon les caprices de +<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span> +son imagination. On conçoit à peine +comment les plans en furent tracés, et +dans quels termes les ordres furent expliqués +aux ouvriers; cela semble une +pensée fugitive, une rêverie brillante qui +aurait pris tout à coup un corps durable; +c’est un songe réalisé. +</p> + +<p> +Cinq-Mars montait lentement les larges +degrés qui devaient le conduire auprès +du Roi, et s’arrêtait plus lentement sur +chaque marche à mesure qu’il approchait, +soit dégoût d’aborder ce prince, +dont il avait à écouter les plaintes nouvelles +tous les jours, soit pour rêver à +ce qu’il allait faire, lorsque le son d’une +guitare vint frapper son oreille. Il reconnut +l’instrument chéri de Louis et sa +voix triste, faible et tremblante, qui se +prolongeait sous les voûtes; il semblait +essayer l’une de ses romances qu’il +composait lui-même, et répétait plusieurs +fois d’une main hésitante un +refrain imparfait. On distinguait mal +les paroles, et il n’arrivait à l’oreille que +quelques mots d’<i>abandon</i>, d’<i>ennui du +monde</i> et de <i>belle flamme</i>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span> +Le jeune favori haussa les épaules en +écoutant: +</p> + +<p> +—Quel nouveau chagrin te domine? +dit-il; voyons, lisons encore une fois +dans ce cÅ“ur glacé qui croit désirer +quelque chose. +</p> + +<p> +Il entra dans l’étroit cabinet. +</p> + +<p> +Vêtu de noir, à demi couché sur une +chaise longue, et les coudes appuyés +sur des oreillers, le prince touchait languissamment +les cordes de sa guitare; +il cessa de fredonner en apercevant le +Grand-Écuyer, et, levant ses grands +yeux sur lui d’un air de reproche, balança +longtemps sa tête avant de parler; +puis, d’un ton larmoyant et un peu +emphatique: +</p> + +<p> +—Qu’ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; +qu’ai-je appris de votre conduite? +Que vous me faites de peine en oubliant +tous mes conseils!! vous avez noué une +coupable intrigue; était-ce de vous que +je devais attendre de pareilles choses, +vous dont la piété, la vertu, m’avaient +tant attaché! +</p> + +<p> +Plein de la pensée de ses projets politiques, +<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span> +Cinq-Mars se vit découvert et ne +put se défendre d’un moment de trouble; +mais, parfaitement maître de lui-même, +il répondit sans hésiter: +</p> + +<p> +—Oui, Sire, et j’allais vous le déclarer; +je suis accoutumé à vous ouvrir +mon âme. +</p> + +<p> +—Me le déclarer! s’écria Louis XIII +en rougissant et pâlissant comme sous +les frissons de la fièvre, vous auriez osé +souiller mes oreilles de ces affreuses +confidences, monsieur! et vous êtes si +calme en parlant de vos désordres! +Allez, vous mériteriez d’être condamné +aux galères comme un Rondin; c’est un +crime de lèse-majesté que vous avez +commis par votre manque de foi vis-à -vis +de moi. J’aimerais mieux que vous +fussiez faux-monnayeur comme le marquis +de Coucy, ou à la tête des croquants, +que de faire ce que vous avez +fait; vous déshonorez votre famille et la +mémoire du maréchal, votre père. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la +meilleure contenance qu’il put, et dit +avec un air résigné: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span> +—Eh bien, Sire, envoyez-moi donc +juger et mettre à mort; mais épargnez-moi +vos reproches. +</p> + +<p> +—Vous moquez-vous de moi, petit +hobereau de province? reprit Louis; je +sais très bien que vous n’avez pas encouru +la peine de mort devant les hommes, +mais c’est au tribunal de Dieu, monsieur, +que vous serez jugé. +</p> + +<p> +—Ma foi, Sire, reprit l’impétueux +jeune homme, que l’injure avait choqué, +que ne me laissiez-vous retourner dans +ma province que vous méprisez tant, +comme j’en ai été tenté cent fois? je vais +y aller, je ne puis supporter la vie que +je mène près de vous; un ange n’y tiendrait +pas. Encore une fois, faites-moi +juger si je suis coupable, ou laissez-moi +me cacher en Touraine. C’est vous qui +m’avez perdu en m’attachant à votre +personne; si vous m’avez fait concevoir +des espérances trop grandes, que vous +renversiez ensuite, est-ce ma faute à +moi? Et pourquoi m’avez-vous fait Grand-Écuyer, +si je ne devais pas aller plus +loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? +<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span> +et si je le suis, ne puis-je pas être duc, +pair et même connétable, aussi bien +que M. de Luynes, que vous avez tant +aimé parce qu’il vous a dressé des faucons? +Pourquoi ne suis-je pas admis au +conseil? j’y parlerais aussi bien que +toutes vos vieilles têtes à collerettes; j’ai +des idées neuves et un meilleur bras +pour vous servir. C’est votre Cardinal +qui vous a empêché de m’y appeler, et +c’est parce qu’il vous éloigne de moi +que je le déteste, continua Cinq-Mars en +montrant le poing comme si Richelieu +eût été devant lui; oui, je le tuerais de +ma main s’il le fallait! +</p> + +<p> +D’Effiat avait les yeux enflammés de +colère, frappait du pied en parlant, et +tourna le dos au Roi comme un enfant +qui boude, s’appuyant contre l’une des +petites colonnes de la lanterne. +</p> + +<p> +Louis, qui reculait devant toute résolution, +et que l’irréparable épouvantait +toujours, lui prit la main. +</p> + +<p> +O faiblesse du pouvoir! caprice du +cÅ“ur humain! c’était par ces emportements +enfantins, par ces défauts de l’âge, +<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span> +que ce jeune homme gouvernait un roi +de France à l’égal du premier politique +du temps. Ce prince croyait, et avec +quelque apparence de raison, qu’un caractère +si emporté devait être sincère, et +ses colères même ne le fâchaient pas. +Celle-ci, d’ailleurs, ne portait pas sur ces +reproches véritables, et il lui pardonnait +de haïr le Cardinal. L’idée même de la +jalousie de son favori contre le ministre +lui plaisait, parce qu’elle supposait de +l’attachement, et qu’il ne craignait que +son indifférence. Cinq-Mars le savait et +avait voulu s’échapper par là , préparant +ainsi le Roi à considérer tout ce +qu’il avait fait comme un jeu d’enfant, +comme la conséquence de son amitié +pour lui; mais le danger n’était pas si +grand; il respira quand le prince lui +dit: +</p> + +<p> +—Il ne s’agit point du Cardinal, et je +ne l’aime pas plus que vous; mais c’est +votre conduite scandaleuse que je vous +reproche et que j’aurai bien de la peine +à vous pardonner. Quoi! monsieur, +j’apprends qu’au lieu de vous livrer aux +<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span> +exercices de piété auxquels je vous ai +habitué, quand je vous crois au <i>Salut</i> +ou à l’<i>Angelus</i>, vous partez de Saint-Germain +et vous allez passer une partie +de la nuit... chez qui? oserai-je le +dire sans péché? chez une femme perdue +de réputation, qui ne peut avoir avec +vous que des relations pernicieuses au +salut de votre âme, et qui reçoit chez +elle des esprits forts; Marion de Lorme, +enfin! Qu’avez-vous à répondre? Parlez! +</p> + +<p> +Laissant sa main dans celle du Roi, +mais toujours appuyé contre la colonne, +Cinq-Mars répondit: +</p> + +<p> +—Est-on donc si coupable de quitter +des occupations graves pour d’autres +plus graves encore? Si je vais chez +Marion de Lorme, c’est pour entendre la +conversation des savants qui s’y rassemblent. +Rien n’est plus innocent que cette +assemblée; on y fait des lectures qui se +prolongent quelquefois dans la nuit, il +est vrai, mais qui ne peuvent qu’élever +l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs +vous ne m’avez jamais ordonné de +vous rendre compte de tout; il y a longtemps +<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span> +que je vous l’aurais dit si vous +l’aviez voulu. +</p> + +<p> +—Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est +la confiance? N’en sentez-vous pas le +besoin? C’est la première condition +d’une amitié parfaite, comme doit être +la nôtre, comme celle qu’il faut à mon +cÅ“ur. +</p> + +<p> +La voix de Louis était plus affectueuse, +et le favori, le regardant par-dessus +l’épaule, prit un air moins irrité, mais +seulement ennuyé et résigné à l’écouter. +</p> + +<p> +—Que de fois vous m’avez trompé! +poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous? +ne sont-ce pas des galants et des damerets +que vous voyez chez cette femme? +N’y a-t-il pas d’autres courtisanes? +</p> + +<p> +—Eh! mon Dieu, non, Sire; j’y vais +souvent avec un de mes amis, un gentilhomme +de Touraine, nommé René +Descartes. +</p> + +<p> +—Descartes! je connais ce nom-là ; +oui, c’est un officier qui se distingua au +siège de la Rochelle, et qui se mêle d’écrire; +il a une bonne réputation de +piété, mais il est lié avec des Barreaux, +<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span> +qui est un esprit fort. Je suis sûr que +vous trouvez là beaucoup de gens qui +ne sont point de bonne compagnie pour +vous; beaucoup de jeunes gens sans +famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, +qu’y avez-vous vu la dernière fois? +</p> + +<p> +—Mon Dieu! je me rappelle à peine +leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant +les yeux en l’air; quelquefois, je ne les +demande pas... C’était d’abord un certain +monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, +un Hollandais. +</p> + +<p> +—Je sais cela, un ami de Barneveldt; +je lui fais une pension. Je l’aimais assez, +mais le Card... mais on m’a dit qu’il était +religionnaire exalté... +</p> + +<p> +—Je vis aussi un Anglais, nommé +John Milton: c’est un jeune homme qui +vient d’Italie et retourne à Londres; il +ne parle presque pas. +</p> + +<p> +—Inconnu, parfaitement inconnu; +mais je suis sûr que c’est encore quelque +religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils? +</p> + +<p> +—Ce jeune homme qui a fait le <i>Cinna</i>, +et qu’on a refusé trois fois à l’<i>Académie +<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span> +éminente</i>; il était fâché que du Ryer y +fût à sa place. Il s’appelle Corneille... +</p> + +<p> +—Eh bien, dit le Roi en croisant les +bras et en le regardant d’un air de +triomphe et de reproche, je vous le +demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce +dans un pareil cercle que l’on devrait +vous voir? +</p> + +<p> +Cinq-Mars fut interdit à cette observation +dont souffrait son amour-propre, et +dit en s’approchant du Roi: +</p> + +<p> +—Vous avez bien raison, Sire; mais, +pour passer une heure ou deux à entendre +d’assez bonnes choses, cela ne peut +pas faire de tort; d’ailleurs, il y va des +hommes de la cour, tels que le duc de +Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte de +Brion, le cardinal de La Valette, MM. de +Montrésor, Fontrailles; et des hommes +illustres dans les sciences, comme Mairet, +Colletet, Desmarets, auteur de +l’<i>Ariane</i>; Faret, Doujat, Charpentier, +qui a écrit la belle <i>Cyropédie</i>; Giry, Bessons +et Baro, continuateur de l’<cite>Astrée</cite>, +tous académiciens. +</p> + +<p> +—Ah! à la bonne heure, voilà des +<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span> +hommes d’un vrai mérite, reprit Louis; +à cela il n’y a rien à dire; on ne peut +que gagner. Ce sont des réputations +faites, des hommes de poids. Çà ! raccommodons-nous, +touchez là , enfant. Je vous +permettrai d’y aller quelquefois, mais ne +me trompez plus; vous voyez que je sais +tout. Regardez ceci. +</p> + +<p> +En disant ces mots, le Roi tira d’un +coffre de fer, placé contre le mur, d’énormes +cahiers de papier barbouillé +d’une écriture très fine. Sur l’un était +écrit <i>Baradas</i>, sur l’autre, <i>d’Hautefort</i>, +sur un troisième, <i>La Fayette</i>, et enfin +<i>Cinq-Mars</i>. Il s’arrêta à celui-là , et poursuivit: +</p> + +<p> +—Voyez combien de fois vous m’avez +trompé! Ce sont des fautes continuelles +dont j’ai tenu registre moi-même depuis +deux ans que je vous connais; j’ai écrit +jour par jour toutes nos conversations. +Asseyez-vous. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut +la patience d’écouter pendant deux longues +heures un abrégé de ce que son +maître avait eu la patience d’écrire pendant +<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span> +deux années. Il mit plusieurs fois +sa main devant sa bouche durant la lecture; +ce que nous ferions tous certainement +s’il fallait rapporter ces dialogues, +que l’on trouva parfaitement en ordre à +la mort du Roi, à côté de son testament. +Nous dirons seulement qu’il finit ainsi: +</p> + +<p> +—Enfin, voici ce que vous avez fait +le 7 décembre, il y a trois jours: je vous +parlais du vol de l’émerillon et des connaissances +de vénerie qui vous manquent; +je vous disais, d’après la <i>Chasse royale</i>, +ouvrage du roi Charles IX, qu’après que +le veneur a accoutumé son chien à suivre +une bête, il doit penser qu’il a envie de +retourner au bois, et qu’il ne faut ni le +lancer ni le frapper pour qu’il donne +bien dans le trait; et que, pour apprendre +à un chien à bien se rabattre, il ne faut +laisser passer ni couler de faux-fuyants, +ni nulles sentes, sans y mettre le nez. +</p> + +<p> +Voilà ce que vous m’avez répondu (et +d’un ton d’humeur, remarquez bien +cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt +des régiments à conduire que des oiseaux +et des chiens. Je suis sûr qu’on se moquerait +<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span> +de vous et de moi si on savait +de quoi nous nous occupons.» Et le 8... +attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions +vêpres ensemble dans ma chambre, +vous avez jeté votre livre dans le feu +avec colère, ce qui était une impiété; et +ensuite vous m’avez dit que vous l’aviez +laissé tomber: péché, péché mortel; +voyez, j’ai écrit dessous: <i>Mensonge</i>, souligné. +On ne me trompe jamais, je vous +le disais bien. +</p> + +<p> +—Mais, Sire... +</p> + +<p> +—Un moment, un moment. Le soir, +vous avez dit du Cardinal qu’il avait fait +brûler un homme injustement et par +haine personnelle. +</p> + +<p> +—Et je le répète, et je le soutiens, et +je le prouverai, Sire; c’est le plus grand +crime de cet homme que vous hésitez à +disgracier et qui vous rend malheureux. +J’ai tout vu, tout entendu moi-même à +Loudun: Urbain Grandier fut assassiné +plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque +vous avez là ces Mémoires de votre main, +relisez toutes les preuves que je vous en +donnai alors. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span> +Louis, cherchant la page indiquée et +remontant au voyage de Perpignan à +Paris, lut tout ce récit avec attention en +s’écriant: +</p> + +<p> +—Quelles horreurs! comment avais-je +oublié tout cela? Cet homme me fascine, +c’est certain. Tu es mon véritable +ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon +règne en sera taché. Il a empêché toutes +les lettres de la Noblesse et de tous les +notables du pays d’arriver à moi. Brûler, +brûler vivant! sans preuves! par vengeance! +Un homme, un peuple ont invoqué +mon nom inutilement, une famille +me maudit à présent! Ah! que les rois +sont malheureux! +</p> + +<p> +Le prince en finissant jeta ses papiers +et pleura. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, elles sont bien belles les +larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars +avec une sincère admiration: que toute +la France n’est-elle ici avec moi! elle +s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait +peine à croire. +</p> + +<p> +—S’étonnerait! la France ne me connaît +donc pas? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span> +—Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise, +personne ne vous connaît; et moi-même +je vous accuse souvent de froideur +et d’une indifférence générale contre tout +le monde. +</p> + +<p> +—De froideur! quand je meurs de +chagrin; de froideur! quand je me suis +immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! +je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil, +jusqu’au bonheur de la guider moi-même, +parce que j’ai craint pour elle +ma vie chancelante; j’ai donné mon +sceptre à porter à un homme que je hais, +parce que j’ai cru sa main plus forte que +la mienne; j’ai supporté le mal qu’il me +faisait à moi-même, en songeant qu’il +faisait du bien à mes peuples: j’ai dévoré +mes larmes pour tarir les leurs; et je vois +que mon sacrifice a été plus grand même +que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas +aperçu; ils m’ont cru incapable parce +que j’étais timide, et sans force parce que +je me défiais des miennes; mais n’importe, +Dieu me voit et me connaît. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, montrez-vous à la France +tel que vous êtes: reprenez votre pouvoir +<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span> +usurpé; elle fera par amour pour +vous ce que la crainte n’arrachait pas +d’elle; revenez à la vie et remontez sur +le trône. +</p> + +<p> +—Non, non, ma vie s’achève, cher +ami; je ne suis plus capable des travaux +du pouvoir suprême. +</p> + +<p> +—Ah! Sire, cette persuasion seule +vous ôte vos forces. Il est temps enfin +que l’on cesse de confondre le pouvoir +avec le crime et d’appeler leur union +génie. Que votre voix s’élève pour annoncer +à la terre que le règne de la vertu +va commencer avec votre règne; et dès +lors ces ennemis que le vice a tant de +peine à réduire tomberont devant un +mot sorti de votre cÅ“ur. On n’a pas encore +calculé tout ce que la bonne foi +d’un roi de France peut faire de son +peuple, ce peuple que l’imagination et +la chaleur de l’âme entraînent si vite +vers tout ce qui est beau, et que tous les +genres de dévouement trouvent prêt. Le +Roi votre père nous conduisait par un +sourire; que ne ferait pas une de vos +larmes! Il ne s’agit que de nous parler. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span> +Pendant ce discours, le Roi, surpris, +rougit souvent, toussa et donna des +signes d’un grand embarras, comme +toutes les fois qu’on voulait lui arracher +une décision; il sentait aussi l’approche +d’une conversation d’un ordre trop élevé, +dans laquelle la timidité de son esprit +l’empêchait de se hasarder; et, mettant +souvent la main sur sa poitrine en fronçant +le sourcil, comme ressentant une +vive douleur, il essaya de se tirer par la +maladie de la gêne de répondre; mais, +soit emportement, soit résolution de jouer +le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit +sans se troubler, avec une solennité qui +en imposait à Louis. Celui-ci, forcé dans +ses derniers retranchements, lui dit: +</p> + +<p> +—Mais, Cinq-Mars, comment se défaire +d’un ministre qui depuis dix-huit ans +m’a entouré de ses créatures? +</p> + +<p> +—Il n’est pas si puissant, reprit le +Grand-Écuyer; et ses amis seront ses +plus cruels adversaires si vous faites un +signe de tête. Toute l’ancienne ligue des +<i>princes de la Paix</i> existe encore, Sire, +et ce n’est que le respect dû au choix +<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span> +de Votre Majesté qui l’empêche d’éclater. +</p> + +<p> +—Ah! bon Dieu! tu peux leur dire +qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi; je ne +les gêne point, ce n’est pas moi qu’on +accusera d’être Cardinaliste. Si mon +frère veut me donner le moyen de remplacer +Richelieu, ce sera de tout mon +cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Je crois, Sire, qu’il vous parlera +aujourd’hui de M. le duc de Bouillon; +tous les Royalistes le demandent. +</p> + +<p> +—Je ne le hais point, dit le Roi en +arrangeant l’oreiller de son fauteuil, je +ne le hais point du tout, quoique un +peu factieux. Nous sommes parents, +sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression +favorite plus d’abandon qu’à l’ordinaire)? +sais-tu qu’il descend de saint +Louis de père en fils, par Charlotte de +Bourbon, fille du duc de Montpensier? +sais-tu que sept princesses du sang sont +entrées dans sa maison, et que huit de +la sienne, dont l’une a été reine, ont été +mariées à des princes du sang? Oh! je +ne le hais point du tout; je n’ai jamais +dit cela, jamais. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span> +—Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec +confiance, <span class='smcap'>Monsieur</span> et lui vous expliqueront, +pendant la chasse, comment tout +est préparé, quels sont les hommes que +l’on pourra mettre à la place de ses +créatures, quels sont les mestres-de-camp +et les colonels sur lesquels on +peut compter contre Fabert et tous les +Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez +que le ministre a bien peu de monde à +lui. La Reine, <span class='smcap'>Monsieur</span>, la Noblesse et +les Parlements sont de notre parti, et +c’est une affaire faite dès que Votre Majesté +ne s’oppose plus. On a proposé de +faire disparaître Richelieu comme le maréchal +d’Ancre, qui le méritait moins +que lui. +</p> + +<p> +—Comme Concini! dit le Roi. Oh! +non, il ne le faut pas.. je ne le veux +vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, +nous serions excommuniés. Mais, s’il y +a une autre manière, je le veux bien: +tu peux en parler à tes amis, j’y songerai +de mon côté. +</p> + +<p> +Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna +à son ressentiment, comme s’il +<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span> +venait de le satisfaire et comme si le +coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en +fut fâché, parce qu’il craignait que sa +colère, se répandant ainsi, ne fût pas +de longue durée. Cependant il crut à +ses dernières paroles, surtout lorsque +après des plaintes interminables Louis +ajouta: +</p> + +<p> +—Enfin, croirais-tu que depuis deux +ans que je pleure ma mère, depuis ce +jour où il me joua si cruellement devant +toute ma cour en me demandant son +rappel quand il savait sa mort, depuis +ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse +inhumer en France avec mes pères? Il +a exilé jusqu’à sa cendre. +</p> + +<p> +En ce moment Cinq-Mars crut entendre +du bruit sur l’escalier: le Roi rougit un +peu. +</p> + +<p> +—Va-t-en, dit-il, va vite te préparer +pour la chasse; tu seras à cheval près +de mon carrosse; va vite, je le veux, va. +</p> + +<p> +Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers +l’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span> +Le favori sortit; mais le trouble de +son maître ne lui était point échappé. +</p> + +<p> +Il descendait lentement et en cherchait +la cause en lui-même, lorsqu’il crut entendre +le bruit de deux pieds qui montaient +la double partie de l’escalier à vis, +tandis qu’il descendait l’autre; il s’arrêta, +on s’arrêta; il remonta, il lui semblait +qu’on descendait; il savait qu’on ne pouvait +rien voir entre les jours de l’architecture, +et se décida à sortir, impatienté +de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu +pouvoir se tenir à la porte d’entrée pour +voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il +soulevé la tapisserie qui donnait sur la +salle des gardes, qu’une foule de courtisans +qui l’attendait l’entoura, et l’obligea +de s’éloigner pour donner les ordres de +sa charge, ou de recevoir des respects, +des confidences, des sollicitations, des +présentations, des recommandations, des +embrassades, et ce torrent de relations +graduelles qui entourent un favori, et +pour lesquelles il faut une attention présente +et toujours soutenue, car une distraction +peut causer de grands malheurs. +<span class='pagenum'><a id='Page_152' name='Page_152'>[152]</a></span> +Il oublia ainsi à peu près cette petite +circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire, +et, se livrant aux douceurs d’une +sorte d’apothéose continuelle, monta à +cheval dans la grande cour, servi par de +nobles pages, et entouré des plus +brillants gentilshommes. +</p> + +<p> +Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span> arriva suivi des siens, +et une heure ne s’était pas écoulée, que +le Roi parut, pâle, languissant et appuyé +sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant +pied à terre, l’aida à monter dans une +sorte de petite voiture fort basse, que +l’on appelait <i>brouette</i>, et dont Louis XIII +conduisait lui-même les chevaux très +dociles et très paisibles. Les piqueurs à +pied, aux portières, tenaient les chiens +en laisse; au bruit du cor, des centaines +de jeunes gens montèrent à cheval, et +tout partit pour le rendez-vous de la +chasse. +</p> + +<p> +C’était à une ferme nommée l’Ormage +que le Roi l’avait fixé, et toute la cour, +accoutumée à ses usages, se répandit +dans les allées du parc, tandis que le +Roi suivait lentement un sentier isolé +<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span> +ayant à sa portière le Grand-Écuyer et +quatre personnages auxquels il avait fait +signe de s’approcher. +</p> + +<p> +L’aspect de cette partie de plaisir était +sinistre: l’approche de l’hiver avait fait +tomber presque toutes les feuilles des +grands chênes du parc, et les branches +noires se détachaient sur un ciel gris +comme les branches de candélabres funèbres; +un léger brouillard semblait +annoncer une pluie prochaine; à travers +le bois éclairci et les tristes rameaux, on +voyait passer lentement les pesants +carrosses de la cour, remplis de femmes +vêtues de noir uniformément<a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, et condamnées +à attendre le résultat d’une +chasse qu’elles ne voyaient pas; les +meutes donnaient des <i>voix</i> éloignées, et +le cor se faisait entendre quelquefois +comme un soupir; un vent froid et +piquant obligeait chacun à se couvrir; et +quelques femmes, mettant sur leur visage +un voile ou un masque de velours noir +<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span> +pour se préserver de l’air que n’arrêtaient +pas les rideaux de leurs carrosses (car +ils n’avaient point de glaces encore), +semblaient porter le costume que nous +appelons <i>domino</i>. +</p> + +<p> +Tout était languissant et triste. Seulement +quelques groupes de jeunes gens, +emportés par la chasse, traversaient +comme le vent l’extrémité d’une allée en +jetant des cris ou donnant du cor; puis +tout retombait dans le silence, comme, +après la fusée du feu d’artifice, le ciel +paraît plus sombre. +</p> + +<p> +Dans un sentier parallèle à celui que +suivait lentement le Roi, s’étaient réunis +quelques courtisans enveloppés dans leur +manteau. Paraissant s’occuper fort peu +du chevreuil, ils marchaient à cheval à +la hauteur de la brouette du Roi, et ne +la perdaient pas de vue. Ils parlaient à +demi-voix. +</p> + +<p> +—C’est bien, Fontrailles, c’est bien; +victoire! Le Roi lui prend le bras à tout +moment. Voyez-vous comme il lui sourit? +Voilà M. le Grand qui descend de cheval +et monte sur le siége à côté de lui. +<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span> +Allons, allons, le vieux matois est perdu +cette fois! +</p> + +<p> +—Ah! ce n’est rien encore que cela! +n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché +la main à <span class='smcap'>Monsieur</span>? Il vous a fait signe, +Montrésor; Gondi, regardez donc. +</p> + +<p> +—Eh! regardez! c’est bien aisé à dire; +mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi; +je n’ai que ceux de la foi et les vôtres. +Eh bien, qu’est-ce qu’ils font? Je voudrais +bien ne pas avoir la vue si basse. +Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font? +</p> + +<p> +Montrésor reprit: +</p> + +<p> +—Voici le Roi qui se penche à l’oreille +du duc de Bouillon et qui lui parle... Il +parle encore; il gesticule, il ne cesse +pas. Oh! il va être ministre. +</p> + +<p> +—Il sera ministre, dit Fontrailles. +</p> + +<p> +—Il sera ministre, dit le comte du +Lude. +</p> + +<p> +—Ah! ce n’est pas douteux, reprit +Montrésor. +</p> + +<p> +—J’espère que celui-là me donnera un +régiment, et j’épouserai ma cousine! +s’écria Olivier d’Entraigues d’un ton de +page. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span> +L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant +au ciel, se mit à chanter un air +de chasse: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Les étourneaux ont le vent bon,<br /></span> +<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span> +</div> + +<p> +... Je crois, messieurs, que vous y +voyez plus trouble que moi, ou qu’il se +fait des miracles dans l’an de grâce 1642; +car M. de Bouillon n’est pas plus près +d’être premier ministre que moi, quand +le Roi l’embrasserait. Il a de grandes +qualités, mais il ne parviendra pas, parce +qu’il est tout d’une pièce; cependant j’en +fais grand cas pour sa vaste et sotte ville +de Sedan; c’est un foyer, c’est un bon +foyer pour nous. +</p> + +<p> +Montrésor et les autres étaient trop +attentifs à tous les gestes du prince pour +répondre, et ils continuèrent: +</p> + +<p> +—Voilà M. le Grand qui prend les +rênes des chevaux et qui conduit. +</p> + +<p> +L’abbé reprit sur le même air: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Si vous conduisez ma brouette,<br /></span> +<span class="i0">Ne versez pas, beau postillon,<br /></span> +<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span> +—Ah! l’abbé, vos chansons me rendront +fou! dit Fontrailles; vous avez donc +des airs pour tous les événements de la +vie? +</p> + +<p> +—Je vous fournirai aussi des événements +qui iront sur tous les airs, reprit +Gondi. +</p> + +<p> +—Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît, +répondit Fontrailles plus bas; je ne serai +pas obligé par <span class='smcap'>Monsieur</span> de porter à Madrid +son diable de traité, et je n’en suis +point fâché; c’est une commission assez +scabreuse: les Pyrénées ne se passent +point si facilement qu’il le croit, et le +Cardinal est sur la route. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! s’écria Montrésor. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Olivier. +</p> + +<p> +—Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; +qu’avez-vous donc découvert de si beau? +</p> + +<p> +—Ma foi, pour le coup, le Roi a touché +la main de <span class='smcap'>Monsieur</span>; Dieu soit loué, messieurs! +Nous voilà défaits du Cardinal: +le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera +de l’expédier? Il faut le jeter dans la +mer. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span> +—C’est trop beau pour lui, dit Olivier; +il faut le juger. +</p> + +<p> +—Certainement, dit l’abbé; comment +donc! nous ne manquerons pas de chefs +d’accusation contre un insolent qui a osé +congédier un page; n’est-il pas vrai? +</p> + +<p> +Puis, arrêtant son cheval et laissant +marcher Olivier et Montrésor, il se +pencha du côté de M. du Lude, qui parlait +à deux personnages plus sérieux, et +dit: +</p> + +<p> +—En vérité, je suis tenté de mettre +mon valet de chambre aussi dans le secret; +on n’a jamais vu traiter une conjuration +aussi légèrement. Les grandes +entreprises veulent du mystère; celle-ci +serait admirable si l’on s’en donnait la +peine. Notre partie est plus belle qu’aucune +que j’aie lue dans l’histoire; il y +aurait là de quoi renverser trois royaumes +si l’on voulait, et les étourderies +gâteront tout. C’est vraiment dommage; +j’en aurais un regret mortel. Par goût, +je suis porté à ces sortes d’affaires, et je +suis attaché de cÅ“ur à celle-ci, qui a de +la grandeur; vraiment, on ne peut pas le +<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span> +nier. N’est-ce pas, d’Aubijoux? n’est-il +pas vrai, Montmort? +</p> + +<p> +Pendant ces discours, plusieurs grands +et pesants carrosses, à six et quatre +chevaux, suivaient la même allée à deux +cents pas de ces messieurs; les rideaux +étaient ouverts du côté gauche pour voir +le Roi. Dans le premier était la Reine: +elle était seule dans le fond, vêtue de +noir et voilée. Sur le devant était la +maréchale d’Effiat, et aux pieds de la +Reine était placée la princesse Marie. +Assise de côté, sur un tabouret, sa robe +et ses pieds sortaient de la voiture et +étaient appuyés sur un marchepied doré, +car il n’y avait point de portières, comme +nous l’avons déjà dit; elle cherchait à +voir aussi, à travers les arbres, les gestes +du Roi, et se penchait souvent, importunée +du passage continuel des chevaux +du prince Palatin et de sa suite. +</p> + +<p> +Ce prince du Nord était envoyé par le +roi de Pologne pour négocier de grandes +affaires en apparence, mais, au fond, +pour préparer la duchesse de Mantoue +à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il +<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span> +déployait à la cour de France tout le luxe +de la sienne, appelée alors <i>barbare</i> et +<i>scythe</i> à Paris, et justifiait ces noms par +des costumes étranges et orientaux. Le +Palatin de Posnanie était fort beau, et +portait, ainsi que les gens de sa suite, +une barbe longue, épaisse, la tête rasée à +la turque, et couverte d’un bonnet fourré, +une veste courte et enrichie de diamants +et de rubis; son cheval était peint en +rouge et chargé de plumes. Il avait à sa +suite une compagnie de gardes polonais +habillés de rouge et de jaune, portant +de grands manteaux à manches longues +qu’ils laissaient pendre négligemment +sur l’épaule. Les seigneurs polonais qui +l’escortaient étaient vêtus de brocart d’or +et d’argent, et l’on voyait flotter derrière +leur tête rasée une seule mèche de +cheveux qui leur donnait un aspect asiatique +et tartare aussi inconnu de la cour +de Louis XIII que celui des Moscovites. +Les femmes trouvaient tout cela un peu +sauvage et assez effrayant. +</p> + +<p> +Marie de Gonzague était importunée +des saluts profonds et des grâces orientales +<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span> +de cet étranger et de sa suite. +Toutes les fois qu’il passait devant elle, +il se croyait obligé de lui adresser un +compliment à moitié français, où il mêlait +gauchement quelques mots d’espérance +et de royauté. Elle ne trouva d’autre +moyen de s’en défaire que de porter +plusieurs fois son mouchoir à son nez +en disant assez haut à la Reine: +</p> + +<p> +—En vérité, madame, ces messieurs +ont une odeur sur eux qui fait mal au +cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Il faudra bien raffermir votre cÅ“ur, +cependant, et vous accoutumer à eux, +répondit Anne d’Autriche, un peu sèchement. +</p> + +<p> +Puis tout à coup, craignant de l’avoir +affligée: +</p> + +<p> +—Vous vous y accoutumerez comme +nous, continua-t-elle avec gaieté; et vous +savez qu’en fait d’odeurs je suis fort +difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour +que ma punition en purgatoire serait +d’en respirer de mauvaises et de coucher +dans des draps de toile de Hollande. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span> +Malgré quelques mots enjoués, la Reine +fut cependant fort grave, et retomba +dans le silence. S’enfonçant dans son +carrosse, enveloppée de sa mante, et ne +prenant en apparence aucun intérêt à +tout ce qui se passait autour d’elle, elle +se laissait aller au balancement de la +voiture. Marie, toujours occupée du Roi, +parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat; +toutes deux cherchaient à se donner +des espérances qu’elles n’avaient +pas, et se trompaient par amitié. +</p> + +<p> +—Madame, je vous félicite; M. le +Grand est assis près du Roi; jamais on +n’a été si loin, disait Marie. +</p> + +<p> +Puis elle se taisait longtemps, et la +voiture roulait tristement sur des feuilles +mortes et desséchées. +</p> + +<p> +—Oui, je le vois avec une grande joie; +Le Roi est si bon! répondait la maréchale. +</p> + +<p> +Et elle soupirait profondément. +</p> + +<p> +Un long et morne silence succéda encore; +toutes deux se regardèrent et se +trouvèrent mutuellement les yeux en +larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et +<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span> +Marie, baissant la tête, ne vit plus que +la terre brune et humide qui fuyait sous +les roues. Une triste rêverie occupait son +âme; et, quoiqu’elle eût sous les yeux +le spectacle de la première cour de l’Europe +aux pieds de celui qu’elle aimait, +tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments +la troublaient involontairement. +</p> + +<p> +Tout à coup un cheval passa devant +elle comme le vent; elle leva les yeux, +et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. +Il ne la regardait pas; il était pâle +comme un cadavre, et ses yeux se cachaient +sous ses sourcils froncés et +l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le +suivit du regard en tremblant; elle le +vit s’arrêter au milieu du groupe des +cavaliers qui précédaient les voitures, et +qui le reçurent le chapeau bas. Un moment +après, il s’enfonça dans un taillis +avec l’un d’entre eux, la regarda de +loin, et la suivit des yeux jusqu’à ce que +la voiture fût passée; puis il lui sembla +qu’il donnait à cet homme un rouleau +de papiers en disparaissant dans le bois. +Le brouillard qui tombait l’empêcha de +<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span> +le voir plus loin. C’était une de ces +brumes si fréquentes aux bords de la +Loire. Le soleil parut d’abord comme +une petite lune sanglante, enveloppée +dans un linceul déchiré, et se cacha en +une demi-heure sous un voile si épais, +que Marie distinguait à peine les premiers +chevaux du carrosse, et que les +hommes qui passaient à quelques pas +de lui semblaient des ombres grisâtres. +Cette vapeur glacée devint une pluie pénétrante +et en même temps un nuage +d’une odeur fétide. La Reine fit asseoir +la belle princesse près d’elle et voulut +rentrer; on retourna vers Chambord en +silence et au pas. Bientôt on entendit +les cors qui sonnaient le retour et rappelaient +les meutes égarées; des chasseurs +passèrent rapidement près de la +voiture, cherchant leur chemin dans le +brouillard et s’appelant à haute voix. +Marie ne voyait souvent que la tête d’un +cheval ou un corps sombre sortant de la +triste vapeur des bois, et cherchait en +vain à distinguer quelques paroles. +Cependant son cÅ“ur battit; on appelait +<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span> +M. de Cinq-Mars. <i>Le Roi demande M. le +Grand</i>, répétait-on; <i>où peut être allé +M. le Grand-Écuyer?</i> Une voix dit en +passant près d’elle: <i>Il s’est perdu tout à +l’heure</i>. Et ces paroles bien simples la +firent frissonner, car son esprit affligé leur +donnait un sens terrible. Cette pensée +la suivit jusqu’au château et dans ses +appartements, où elle courut s’enfermer. +Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée +du Roi et de <span class='smcap'>Monsieur</span>, puis, dans la forêt, +quelques coups de fusil dont on ne voyait +pas la lumière. Elle regardait en vain aux +étroits vitraux; ils semblaient tendus au +dehors d’un drap blanc qui ôtait le jour. +</p> + +<p> +Cependant à l’extrémité de la forêt, +vers Montfrault, s’étaient égarés deux +cavaliers; fatigués de chercher la route +du château dans la monotone similitude +des arbres et des sentiers, ils allaient +s’arrêter près d’un étang, lorsque huit +ou dix hommes environ, sortant des +taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu’ils +eussent le temps de s’armer, se pendirent +à leurs jambes, à leurs bras et à +la bride de leurs chevaux, de manière à +<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span> +les tenir immobiles. En même temps une +voix rauque, partant du brouillard, s’écria: +</p> + +<p> +—Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? +Criez: Vive le Grand! ou vous êtes +morts. +</p> + +<p> +—Vils coquins! répondit le premier +cavalier en cherchant à ouvrir les fontes +de ses pistolets, je vous ferai pendre +pour abuser de mon nom! +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Dios el Senor!</i> cria la même voix. +</p> + +<p> +Aussitôt tous ces hommes lâchèrent +leur proie et s’enfuirent dans les bois; +un éclat de rire sauvage retentit, et un +homme seul s’approcha de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—<i lang="es" xml:lang="es">Amigo</i>, ne me reconnaissez-vous +pas? C’est une plaisanterie de Jacques, +le capitaine espagnol. +</p> + +<p> +Fontrailles se rapprocha et dit tout +bas au Grand-Écuyer: +</p> + +<p> +—Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; +je vous conseille de l’employer; +il ne faut rien négliger. +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, +et parlons vite. Je ne suis +pas un faiseur de phrases comme mon +<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span> +père, moi. Je me souviens que vous m’avez +rendu quelques bons offices, et dernièrement +encore vous m’avez été utile, +comme vous l’êtes toujours, sans le savoir; +car j’ai un peu réparé ma fortune +dans vos petites émeutes. Si vous voulez, +je puis vous rendre un important +service: je commande quelques braves. +</p> + +<p> +—Quel service? dit Cinq-Mars; nous +verrons. +</p> + +<p> +—Je commence par un avis. Ce matin, +pendant que vous descendiez de +chez le Roi par un côté de l’escalier, le +père Joseph y montait par l’autre. +</p> + +<p> +—O ciel! voilà donc le secret de son +changement subit et inexplicable! Se +peut-il? un Roi de France! et il nous a +laissés lui confier tous nos projets! +</p> + +<p> +—Eh bien! voilà tout! vous ne me +dites rien? Vous savez que j’ai une vieille +affaire à démêler avec le capucin. +</p> + +<p> +—Que m’importe? +</p> + +<p> +Et il baissa la tête, absorbé dans une +rêverie profonde. +</p> + +<p> +—Cela vous importe beaucoup, puisque, +si vous dites un mot, je vous déferai +<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span> +de lui avant trente-six heures d’ici, quoiqu’il +soit à présent bien près de Paris. +Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si +l’on voulait. +</p> + +<p> +—Laissez-moi: je ne veux point de +poignards, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ah! oui, je vous comprends, reprit +Jacques, vous avez raison: vous aimez +mieux qu’on le dépêche à coups d’épée. +C’est juste, il en vaut la peine, on doit +cela au rang. Il convient mieux que ce +soient des grands seigneurs qui s’en +chargent, et que celui qui l’expédiera +soit en passe d’être maréchal. Moi je suis +sans prétention; il ne faut pas avoir trop +d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse +avoir dans sa profession: je ne dois pas +toucher au Cardinal, c’est un morceau +de Roi. +</p> + +<p> +—Ni à d’autres, dit le Grand-Écuyer. +</p> + +<p> +—Ah! laissez-nous le capucin, reprit +en insistant le capitaine Jacques. +</p> + +<p> +—Si vous refusez cette offre, vous +avez tort, dit Fontrailles; on n’en fait +pas d’autres tous les jours. Vitry a commencé +sur Concini, et on l’a fait maréchal. +<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span> +Nous voyons des gens fort bien en +cour qui ont tué leurs ennemis de leur +propre main dans les rues de Paris, et +vous hésitez à vous défaire d’un misérable? +Richelieu a bien ses coquins, il +faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois +pas vos scrupules. +</p> + +<p> +—Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques +brusquement; je connais cela, j’ai +pensé comme lui étant enfant, avant de +raisonner. Je n’aurais pas tué seulement +un moine; mais je vais lui parler, moi. +</p> + +<p> +Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Écoutez: quand on conspire, c’est +qu’on veut la mort ou tout au moins la +perte de quelqu’un... Hein? +</p> + +<p> +Et il fit une pause. +</p> + +<p> +—Or, dans ce cas-là , on est brouillé +avec le bon Dieu et d’accord avec le diable... +Hein? +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, comme on dit à la Sorbonne, +il n’en coûte pas plus, quand on +est damné, de l’être pour beaucoup que +pour peu... Hein? +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Ergo</i>, il est indifférent d’en tuer mille +<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span> +ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre +à cela. +</p> + +<p> +—On ne peut pas mieux dire, docteur +en estoc, répondit Fontrailles en riant à +demi, et je vois que vous serez un bon +compagnon de voyage. Je vous mène +avec moi en Espagne, si vous voulez. +</p> + +<p> +—Je sais bien que vous y allez porter +le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai +dans les Pyrénées par des chemins +inconnus aux hommes; mais je +n’en aurai pas moins un chagrin mortel +de n’avoir pas tordu le cou, avant de +partir, à ce vieux bouc que nous laissons +en arrière, comme un cavalier au milieu +d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur, +continua t-il d’un air de componction +en s’adressant de nouveau à +Cinq-Mars, si vous avez de la religion, +ne vous y refusez plus; et souvenez-vous +des paroles de nos pères théologiens, +Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont +prouvé qu’on peut tuer en cachette son +ennemi, puisque l’on évite par ce moyen +deux péchés: celui d’exposer sa vie, et +celui de se battre en duel. C’est d’après +<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span> +ce grand principe consolateur que j’ai +toujours agi. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, laissez-moi, dit encore +Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur; +je pense à d’autres choses. +</p> + +<p> +—A quoi de plus important? dit Fontrailles; +cela peut être d’un grand poids +dans la balance de nos destins. +</p> + +<p> +—Je cherche combien y pèse le cÅ“ur +d’un Roi, reprit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Vous m’épouvantez moi-même, répondit +le gentilhomme; nous n’en demandons +pas tant. +</p> + +<p> +—Je n’en dis pas tant non plus que +vous croyez, monsieur, continua d’Effiat +d’une voix sévère; ils se plaignent quand +un sujet les trahit: c’est à quoi je songe. +Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres +civiles, guerres étrangères, que vos fureurs +s’allument! puisque je tiens la +flamme, je vais l’attacher aux mines. +Périsse l’État, périssent vingt royaumes +s’il le faut! il ne doit pas arriver des +malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit +le sujet. Écoutez-moi. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span> +Et il emmena Fontrailles à quelques +pas. +</p> + +<p> +—Je ne vous avais chargé que de préparer +notre retraite et nos secours en cas +d’abandon de la part du Roi. Tout à +l’heure je l’avais pressenti à cause de +ses amitiés forcées, et je m’étais décidé +à vous faire partir, parce qu’il a fini sa +conversation par nous annoncer son départ +pour Perpignan. Je craignais Narbonne; +je vois à présent qu’il y va se +rendre comme prisonnier au Cardinal. +Partez, et partez sur-le-champ. J’ajoute +aux lettres que je vous ai données le +traité que voici; il est sous des noms +supposés, mais voici la contre-lettre; +elle est signée de <span class='smcap'>Monsieur</span>, du duc de +Bouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès +ne désire que cela. Voici encore +des <i>blancs</i> du duc d’Orléans que vous +remplirez comme vous le voudrez. Partez, +dans un mois je vous attends à Perpignan, +et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept +mille Espagnols sortis de Flandre. +</p> + +<p> +Puis marchant vers l’aventurier qui +l’attendait: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span> +—Pour vous, mon brave, puisque +vous voulez faire le <i>capitan</i>, je vous +charge d’escorter ce gentilhomme jusqu’à +Madrid; vous en serez récompensé +largement. +</p> + +<p> +Jacques, frisant sa moustache, lui répondit: +</p> + +<p> +—Vous n’êtes pas dégoûté en m’employant! +vous faites preuve de tact et +de bon goût. Savez-vous que la grande +reine Christine de Suède m’a fait demander, +et voulait m’avoir près d’elle en qualité +d’homme de confiance! Elle a été +élevée au son du canon par le <i>Lion du +Nord</i>, Gustave Adolphe, son père. Elle +aime l’odeur de la poudre et les hommes +courageux: mais je n’ai pas voulu la +servir parce qu’elle est huguenote et que +j’ai de certains principes, moi, dont je +ne m’écarte pas. Ainsi, par exemple, je +vous jure ici, par saint Jacques, de faire +passer monsieur par les ports des Pyrénées +à Oloron aussi sûrement que dans +ces bois, et de le défendre contre le diable +s’il le faut, ainsi que vos papiers, que +nous vous rapporterons sans une tache +<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span> +ni une déchirure. Pour les récompenses, +je n’en veux point; je les trouve toujours +dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçois +jamais d’argent, car je suis gentilhomme. +Les Laubardemont sont très +anciens et très bons. +</p> + +<p> +—Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, +partez. +</p> + +<p> +Après avoir serré la main à Fontrailles, +il s’enfonça en gémissant dans les bois +pour retourner au château de Chambord. +</p> + +<h2 id="chap_20"> +CHAPITRE XX +</h2> + +<p class="h2b"> +LA LECTURE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Les circonstances dévoilent pour ainsi +dire la royauté du génie, dernière ressource +des peuples éteints. Les grands +écrivains... ces rois qui n’en ont pas le +nom, mais qui règnent véritablement +par la force du caractère et la grandeur +des pensées, sont élus par les événements +auxquels ils doivent commander. +Sans ancêtres et sans postérité, seuls +de leur race, leur mission remplie, ils +disparaissent en laissant à l’avenir des +ordres qu’il exécutera fidèlement. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>F. de Lamennais.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +A peu de temps de là , un soir, au +coin de la place Royale, près d’une +petite maison assez jolie, on vit s’arrêter +beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent +une petite porte où l’on montait +par trois degrés de pierre. Les voisins +se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres +pour se plaindre du bruit qui se faisait +<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span> +encore à cette heure de la nuit, malgré +la crainte des voleurs, et les gens du +guet s’étonnèrent et s’arrêtèrent souvent, +ne se retirant que lorsqu’ils voyaient +auprès de chaque voiture dix ou douze +valets de pied, armés de bâtons et portant +des torches. Un jeune gentilhomme, +suivi de trois laquais, entra en demandant +mademoiselle de Lorme; il portait +une longue rapière ornée de rubans roses; +d’énormes nÅ“uds de la même couleur, +placés sur ses souliers à talons hauts, +cachaient presque entièrement ses pieds, +qu’il tournait fort en dehors, selon la +mode. Il retroussait souvent une petite +moustache frisée, et peignait avant d’entrer, +sa barbe légère et pointue. Ce ne +fut qu’un cri lorsqu’on l’annonça. +</p> + +<p> +—Enfin le voilà donc! s’écria une +voix jeune et éclatante; il s’est bien fait +attendre, cet aimable des Barreaux. +Allons, vite un siège; placez-vous près +de cette table, et lisez. +</p> + +<p> +Celle qui parlait était une femme de +vingt-quatre ans environ, grande, belle, +malgré des cheveux noirs très crépus et +<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span> +un teint olivâtre. Elle avait dans les +manières quelque chose de mâle qu’elle +semblait tenir de son cercle, composé +d’hommes uniquement; elle leur prenait +le bras assez brusquement en parlant +avec une liberté qu’elle leur communiquait. +Ses propos étaient animés plutôt +qu’enjoués; souvent ils excitaient le rire +autour d’elle, mais c’était à force d’esprit +qu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut +s’exprimer ainsi); car sa figure, toute +passionnée qu’elle était, semblait incapable +de se ployer au sourire; et ses +yeux grands et bleus, sous des cheveux +de jais, lui donnaient d’abord un aspect +étrange. +</p> + +<p> +Des Barreaux lui baisa la main d’un air +galant et cavalier; puis il fit avec elle, en +lui parlant toujours, le tour d’un salon +assez grand où étaient assemblés trente +personnages à peu près; les uns assis sur +de grands fauteuils, les autres debout sous +la voûte de l’immense cheminée, d’autres +causant dans l’embrasure des croisées, +sous de larges tapisseries. Les uns +étaient des hommes obscurs, fort illustres +<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span> +à présent; les autres, des hommes +illustres, fort obscurs pour nous, postérité. +Ainsi, parmi ces derniers, il salua +profondément MM. d’Aubijoux, de Brion, +de Montmort, et d’autres gentilshommes +très brillants, qui se trouvaient là pour +juger; serra la main tendrement et avec +estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, +de Malleville, Baro, Gombauld, et d’autres +savants, presque tous appelés grands +hommes dans les annales de l’Académie, +dont ils étaient fondateurs, et nommée +elle-même alors tantôt l’<i>Académie des +beaux esprits</i>, tantôt l’<i>Académie éminente</i>. +Mais M. des Barreaux fit à peine un signe +de tête protecteur au jeune Corneille, +qui parlait dans un coin avec un étranger +et un adolescent qu’il présentait à la +maîtresse de la maison sous le nom de +M. Poquelin, fils du valet de chambre +tapissier du Roi. L’un était Molière, et +l’autre Milton<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span> +Avant la lecture que l’on attendait du +jeune sybarite, une grande contestation +s’éleva entre lui et d’autres poètes ou +prosateurs du temps; ils parlaient entre +eux avec beaucoup de facilité, échangeant +de vives répliques, un langage +inconcevable pour un honnête homme +qui fût tombé tout à coup parmi eux +sans être initié, se serrant vivement la +main avec d’affectueux compliments et +des allusions sans nombre à leurs ouvrages. +</p> + +<p> +—Ah! vous voilà donc, illustre Baro! +s’écria le nouveau venu; j’ai lu votre +dernier sixain. Ah! quel sixain! comme +il est poussé dans le galant et le tendre! +</p> + +<p> +—Que dites-vous du Tendre? interrompit +Marion de Lorme. Avez-vous jamais +connu ce pays? Vous vous êtes +arrêté au village de Grand-Esprit et à +celui de Jolis-Vers, mais vous n’avez pas +été plus loin. Si monsieur le gouverneur +de Notre-Dame de la Garde veut +nous montrer sa nouvelle carte, je vous +dirai où vous en êtes. +</p> + +<p> +Scudéry se leva d’un air fanfaron et +<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span> +pédantesque, et, déroulant sur la table +une sorte de carte géographique ornée +de rubans bleus, il démontra lui-même +les lignes d’encre rose qu’il y avait +tracées. +</p> + +<p> +—Voici le plus beau morceau de la +<cite>Clélie</cite>, dit-il; on trouve généralement +cette carte fort galante, mais ce n’est +qu’un simple enjouement de l’esprit, +pour plaire à notre petite <i>cabale</i> littéraire. +Cependant, comme il y a d’étranges +personnes par le monde, j’appréhende +que tous ceux qui la verront +n’aient pas l’esprit assez bien tourné +pour l’entendre. Ceci est le chemin que +l’on doit suivre pour aller de <i>Nouvelle +Amitié</i> à <i>Tendre</i>; et remarquez, messieurs, +que comme on dit Cumes sur la mer +d’Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on +dira <i>Tendre-sur-Inclination</i>, <i>Tendre-sur-Estime</i> +et <i>Tendre-sur-Reconnaissance</i>. Il +faudra commencer par habiter les villages +de <i>Grand-CÅ“ur</i>, <i>Générosité</i>, <i>Exactitude</i>, +<i>Petits-Soins</i>, <i>Billet-Galant</i>, puis <i>Billet-Doux</i>!... +</p> + +<p> +—Oh! c’est du dernier ingénieux! +<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span> +criaient Vaugelas, Colletet et tous les +autres. +</p> + +<p> +—Et remarquez, poursuivait l’auteur, +enflé de ce succès, qu’il faut passer par +<i>Complaisance</i> et <i>Sensibilité</i>, et que, si +l’on ne prend cette route, on court le +risque de s’égarer jusqu’à <i>Tiédeur</i>, +<i>Oubli</i>, et l’on tombe dans le lac d’<i>Indifférence</i>. +</p> + +<p> +—Délicieux! délicieux! galant <i>au suprême</i>! +s’écriaient tous les auditeurs. On +n’a pas plus de génie! +</p> + +<p> +—Eh bien, madame, reprenait Scudéry, +je le déclare chez vous: cet ouvrage, +imprimé sous mon nom, est de +ma sÅ“ur; c’est elle qui a traduit <i>Sapho</i> +d’une manière si agréable. Et, sans en +être prié, il déclama d’un ton emphatique +des vers qui finissaient par ceux-ci: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">L’amour est un mal agréable<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a><br /></span> +<span class="i0">Dont mon cÅ“ur ne saurait guérir;<br /></span> +<span class="i0">Mais quand il serait guérissable,<br /></span> +<span class="i0">Il est bien plus doux d’en mourir.</span> +</div> + +<p> +—Comment! cette Grecque avait tant +<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span> +d’esprit que cela? Je ne puis le croire! +s’écria Marion de Lorme; combien M<sup>lle</sup> +de Scudéry lui était supérieure! Cette +idée lui appartient; qu’elle les mette +dans <cite>Clélie</cite>, je vous en prie, ces vers +charmants; que cela figurera bien dans +cette histoire romaine! +</p> + +<p> +—A merveille! c’est parfait, dirent +tous les savants: Horace, Arunce et +l’aimable Porsenna sont des amants si +galants! +</p> + +<p> +Ils étaient tous penchés sur la carte +de Tendre, et leurs doigts se croisaient +et se heurtaient en suivant tous les +détours des fleuves amoureux. Le jeune +Poquelin osa élever une voix timide et +son regard mélancolique et fin, et leur +dit: +</p> + +<p> +—A quoi cela sert-il? est-ce à donner +du bonheur ou du plaisir? Monsieur ne +me semble pas bien heureux, et je ne +me sens pas bien gai. +</p> + +<p> +Il n’obtint pour réponse que des regards +de dédain, et se consola en méditant +<i>les Précieuses ridicules</i>. +</p> + +<p> +Des Barreaux se préparait à lire un +<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span> +sonnet pieux qu’il s’accusait d’avoir fait +dans sa maladie; il paraissait honteux +d’avoir songé un moment à Dieu en +voyant le tonnerre, et rougissait de cette +faiblesse; la maîtresse de la maison +l’arrêta: +</p> + +<p> +—Il n’est pas temps encore de dire +vos beaux vers; vous seriez interrompu; +nous attendons M. le Grand-Écuyer et +d’autres gentilshommes; ce serait un +meurtre que de laisser parler un grand +esprit pendant ce bruit et ces dérangements. +Mais voici un jeune Anglais qui +vient de voyager en Italie et retourne à +Londres. On m’a dit qu’il composait un +poëme, je ne sais lequel; il va nous en +dire quelques vers. Beaucoup de ces +messieurs de la Compagnie Eminente +savent l’anglais; et, pour les autres, il +a fait traduire, par un ancien secrétaire +du duc de Buckingham, les passages +qu’il nous lira, et en voici des copies +en français sur cette table. +</p> + +<p> +En parlant ainsi, elle les prit et les +distribua à tous ses érudits. On s’assit, +et l’on fit silence. Il fallut quelque temps +<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span> +pour décider le jeune étranger à parler +et à quitter l’embrasure de la croisée, +où il semblait s’entendre fort bien avec +Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil +placé près de la table; il semblait +d’une santé faible, et tomba sur ce siège +plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son +coude sur la table, et de sa main couvrit +ses yeux grands et beaux, mais à demi +fermés et rougis par des veilles ou des +larmes. Il dit ses fragments de mémoire; +ses auditeurs défiants le regardaient d’un +air de hauteur ou du moins de protection; +d’autres parcouraient nonchalamment +la traduction de ses vers. +</p> + +<p> +Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par +le cours même de son harmonieux récit; +le souffle de l’inspiration poétique l’enleva +bientôt à lui-même, et son regard, +élevé au ciel, devint sublime comme celui +du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël, +car la lumière s’y réfléchissait encore. +Il annonça dans ses vers la première désobéissance +de l’homme, et invoqua le +Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples +un cÅ“ur simple et pur, qui sait +<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span> +tout, et qui assistait à la naissance du +Temps. +</p> + +<p> +Un profond silence accueillit ce début, +et un léger murmure s’éleva après la +dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne +voyait qu’à travers un nuage, il était +dans le monde de sa création; il poursuivit. +</p> + +<p> +Il dit l’esprit infernal attaché dans un +feu vengeur par des chaînes de diamants; +le Temps partageant neuf fois le jour et +la nuit aux mortels pendant sa chute; +l’obscurité visible des prisons éternelles +et l’océan flamboyant où flottaient les +anges déchus; sa voix tonnante commença +le discours du prince des démons: +«Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait +une lumière éblouissante dans les +royaumes fortunés du jour? Oh! combien +tu es déchu!... Viens avec moi... Et +qu’importe ce champ de nos célestes batailles? +tout est-il perdu? Une indomptable +volonté, l’esprit immuable de la +vengeance, une haine mortelle, un courage +qui ne sera jamais ployé, conserver +cela, n’est-ce pas une victoire?» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span> +Ici un laquais annonça d’une voix éclatante +MM. de Montrésor et d’Entraigues. +Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les +fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs +en profitèrent pour entamer dix +conversations particulières; on n’y entendait +guère que des paroles de blâme +et des reproches de mauvais goût; quelques +hommes d’esprit, engourdis par la +routine, s’écriaient qu’ils ne comprenaient +pas, que c’était au-dessus de leur +intelligence (ne croyant pas dire si vrai), +et par cette fausse humilité s’attiraient +un compliment, et au poëte une injure: +double avantage. Quelques voix prononcèrent +même le mot de <i>profanation</i>. +</p> + +<p> +Le poëte, interrompu, mit sa tête dans +ses deux mains et ses coudes sur la +table pour ne pas entendre tout ce bruit +de politesses et de critiques. Trois +hommes seuls se rapprochèrent de lui: +c’étaient un officier, Poquelin et Corneille; +celui-ci dit à l’oreille de Milton: +</p> + +<p> +—Changez de tableau, je vous le +conseille; vos auditeurs ne sont pas à la +hauteur de celui-ci. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span> +L’officier serra la main du poëte anglais, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Je vous admire de toute la puissance +de mon âme. +</p> + +<p> +L’Anglais, étonné, le regarda et vit un +visage spirituel, passionné et malade. +</p> + +<p> +Il lui fit un signe de tête, et chercha +à se recueillir pour continuer. Sa voix +reprit une expression très douce à l’oreille +et un accent paisible; il parlait du bonheur +chaste des deux plus belles créatures; +il peignit leur majestueuse nudité, +la candeur et l’autorité de leur regard, +puis leur marche au milieu des tigres et +des lions qui se jouaient encore à leurs +pieds; il dit aussi la pureté de leur prière +matinale, leurs sourires enchanteurs, les +folâtres abandons de leur jeunesse et +l’amour de leurs propos si douloureux +au prince des démons. +</p> + +<p> +De douces larmes bien involontaires +coulaient des yeux de la belle Marion +de Lorme: la nature avait saisi son +cÅ“ur malgré son esprit; la poésie la remplit +de pensées graves et religieuses +dont l’enivrement des plaisirs l’avait toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span> +détournée, l’idée de l’amour dans +la vertu lui apparut pour la première +fois avec toute sa beauté, et elle demeura +comme frappée d’une baguette magique +et changée en une pâle et belle statue. +</p> + +<p> +Corneille, son jeune ami et l’officier +étaient pleins d’une silencieuse admiration +qu’ils n’osaient exprimer, car des +voix assez élevées couvrirent celle du +poëte surpris. +</p> + +<p> +—On n’y tient pas! s’écriait des +Barreaux: c’est d’un fade à faire mal au +cÅ“ur! +</p> + +<p> +—Et quelle absence de gracieux, de +galant et de belle flamme! disait froidement +Scudéry. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas là notre immortel +d’Urfé! disait Baro le continuateur. +</p> + +<p> +—Où est l’<i>Ariane</i>? où est l’<i>Astrée</i>? +s’écriait en gémissant Godeau l’annotateur. +</p> + +<p> +Toute l’assemblée se soulevait ainsi +avec d’obligeantes remarques, mais faites +de manière à n’être entendues du poëte +que comme un murmure dont le sens +était incertain pour lui; il comprit pourtant +<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span> +qu’il ne produisait pas d’enthousiasme, +et se recueillit avant de toucher +une autre corde de sa lyre. +</p> + +<p> +En ce moment on annonça le conseiller +de Thou, qui, saluant modestement, se +glissa en silence derrière l’auteur, près +de Corneille, de Poquelin et du jeune +officier. Milton reprit ses chants. +</p> + +<p> +Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste +dans les jardins d’Éden, comme une +seconde aurore au milieu du jour; secouant +les plumes de ses ailes divines, +il remplissait les airs d’une odeur ineffable, +et venait révéler à l’homme l’histoire +des cieux; la révolte de Lucifer revêtu +d’une armure de diamant, élevé sur +un char brillant comme le soleil, gardé +par d’étincelants chérubins, et marchant +contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît +sur le char vivant du Seigneur, et les +deux mille tonnerres de sa main droite +roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit +épouvantable, l’armée maudite confondue +sous les immenses décombres du +ciel démantelé. +</p> + +<p> +Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, +<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span> +car les scrupules religieux étaient +venus se liguer avec le faux goût; on +n’entendait que des exclamations qui +obligèrent la maîtresse de la maison à +se lever aussi pour s’efforcer de les +cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile, +car il était tout entier absorbé par la +hauteur de ses pensées; son génie n’avait +plus rien de commun avec la terre dans +ce moment; et, quand il rouvrit ses +yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva +près de lui quatre admirateurs dont la +voix se fit mieux entendre que celle de +l’assemblée. +</p> + +<p> +Corneille lui dit cependant: +</p> + +<p> +—Écoutez-moi. Si vous voulez la +gloire présente, ne l’espérez pas d’un +aussi bel ouvrage. La poésie pure est +sentie par bien peu d’âmes; il faut, pour +le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie +à l’intérêt presque physique du drame. +J’avais été tenté de faire un poëme de +<cite>Polyeucte</cite>; mais je couperai ce sujet: +j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera +qu’une tragédie. +</p> + +<p> +—Que m’importe la gloire du moment! +<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span> +répondit Milton; je ne songe point +au succès: je chante parce que je me +sens poëte; je vais où l’inspiration +m’entraîne; ce qu’elle produit est toujours +bien. Quand on ne devrait lire ces +vers que cent ans après ma mort, je les +ferais toujours. +</p> + +<p> +—Ah! moi, je les admire avant qu’ils +ne soient écrits, dit le jeune officier; j’y +vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image +innée dans mon cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Qui me parle donc d’une manière +si affable? dit le poëte. +</p> + +<p> +—Je suis René Descartes, reprit doucement +le militaire. +</p> + +<p> +—Quoi! monsieur! s’écria de Thou, +seriez-vous assez heureux pour appartenir +à l’auteur des <i>Principes</i>? +</p> + +<p> +—J’en suis l’auteur, dit-il. +</p> + +<p> +—Vous, monsieur! mais... cependant... +pardonnez-moi... mais... n’êtes-vous +pas homme d’épée? dit le conseiller +rempli d’étonnement. +</p> + +<p> +—Eh! monsieur, qu’a de commun la +pensée avec l’habit du corps? Oui, je +porte l’épée, et j’étais au siège de La +<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span> +Rochelle; j’aime la profession des armes, +parce qu’elle soutient l’âme dans une +région d’idées nobles par le sentiment +continuel du sacrifice de la vie; cependant +elle n’occupe pas tout un homme; +on ne peut pas y appliquer ses pensées +continuellement: la paix les assoupit. +D’ailleurs on a aussi à craindre de les +voir interrompues par un coup obscur +ou un accident ridicule et intempestif; +et si l’homme est tué au milieu de l’exécution +de son plan, la postérité conserve +de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en +avait conçu un mauvais; et c’est désespérant. +</p> + +<p> +De Thou sourit de plaisir en entendant +ce langage simple de l’homme +supérieur, celui qu’il aimait le mieux +après le langage du cÅ“ur; il serra la +main du jeune sage de la Touraine, et +l’entraîna dans un cabinet voisin avec +Corneille, Milton et Molière, et là ils +eurent de ces conversations qui font +regarder comme perdu le temps qui les +précéda et le temps qui doit les suivre. +</p> + +<p> +Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient +<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span> +de leurs discours, lorsque le bruit +de la musique, des guitares et des flûtes, +qui jouaient des menuets, des sarabandes, +des allemandes et des danses +espagnoles que la jeune Reine avait +mises à la mode, le passage continuel +des groupes de jeunes femmes et leurs +éclats de rire, tout annonça qu’un bal +commençait. Une très jeune et belle +personne, tenant un grand éventail +comme un sceptre, et entourée de dix +jeunes gens, entra dans leur petit salon +retiré, avec sa cour brillante, qu’elle +dirigeait comme une reine, et acheva de +mettre en déroute les studieux causeurs. +</p> + +<p> +—Adieu, messieurs, dit de Thou: je +cède la place à mademoiselle de Lenclos +et à ses mousquetaires. +</p> + +<p> +—Vraiment, messieurs, dit la jeune +Ninon, vous faisons-nous peur? vous +ai-je troublés? vous avez l’air de conspirateurs! +</p> + +<p> +—Nous le sommes peut-être plus que +ces messieurs tout en dansant! dit +Olivier d’Entraigues qui lui donnait la +main. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span> +—Oh! votre conjuration est contre +moi, monsieur le page, répondit Ninon, +tout en regardant un autre chevau-léger +et abandonnant à un troisième le bras +qui lui restait, tandis que les autres +cherchaient à se placer sur le chemin +des Å“illades errantes; car elle promenait +sur eux ses regards brillants comme +la flamme légère que l’on voit courir +sur l’extrémité des flambeaux qu’elle +allume tour à tour. +</p> + +<p> +De Thou s’esquiva sans que personne +songeât à l’arrêter, et descendait le grand +escalier, lorsqu’il y vit monter le petit +abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et +essoufflé, qui l’arrêta brusquement avec +un air animé et joyeux. +</p> + +<p> +—Eh bien! Eh bien! où allez-vous +donc? laissez aller les étrangers et les +savants, vous êtes des nôtres. J’arrive +un peu tard, mais notre belle Aspasie +me pardonnera. Pourquoi donc vous en +allez-vous? est-ce que tout est fini? +</p> + +<p> +—Mais il paraît que oui; puisque +l’on danse, la lecture est faite. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span> +—La lecture, oui; mais les serments? +dit tout bas l’abbé. +</p> + +<p> +—Quels serments? dit de Thou. +</p> + +<p> +—M. le Grand n’est-il pas venu? +</p> + +<p> +—Je croyais le voir; mais je pense +qu’il n’est pas venu ou qu’il est parti. +</p> + +<p> +—Non, non, venez avec moi, dit l’étourdi, +vous êtes des nôtres, parbleu! il +est impossible que vous n’en soyez pas, +venez. +</p> + +<p> +De Thou, n’osant refuser et avoir l’air +de renier ses amis, même pour des parties +de plaisirs qui lui déplaisaient, le +suivit, ouvrit deux cabinets et descendit +un petit escalier dérobé. A chaque pas +qu’il faisait, il entendait plus distinctement +des voix d’hommes assemblés. +Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu +s’offrit à ses yeux. +</p> + +<p> +La chambre où il entrait, éclairée par +un demi-jour mystérieux, semblait l’asile +des plus voluptueux rendez-vous; +on voyait d’un côté un lit doré, chargé +d’un dais de tapisseries, empanaché de +plumes, couvert de dentelles et d’ornements; +tous les meubles, ciselés et dorés, +<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span> +étaient d’une soie grisâtre richement +brodée, des carreaux de velours s’étendaient +aux pieds de chaque fauteuil sur +d’épais tapis. De petits miroirs, unis +l’un à l’autre par des ornements d’argent, +simulaient une glace entière, perfection +alors inconnue, et multipliaient +partout leurs facettes étincelantes. Nul +bruit extérieur ne pouvait parvenir dans +ce lieu de délices; mais les gens qu’il rassemblait +paraissaient bien éloignés des +pensées qu’il pouvait donner. Une foule +d’hommes, qu’il reconnut pour des personnages +de la cour ou des armées, se +pressaient à l’entrée de cette chambre +et se répandaient dans un appartement +voisin qui paraissait plus vaste; attentifs, +ils dévoraient des yeux le spectacle +qu’offrait le premier salon. Là dix jeunes +gens debout et tenant à la main leurs +épées nues, dont la pointe était baissée +vers la terre, étaient rangés autour d’une +table: leurs visages tournés du côté de +Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient +de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer +était seul, devant la cheminée, +<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span> +les bras croisés et l’air profondément +absorbé dans ses réflexions. Debout près +de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie, +semblait lui avoir présenté ces +gentilshommes. +</p> + +<p> +Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il +se précipita vers la porte qu’il ouvrait, +en jetant un regard irrité à Gondi, et +saisit de Thou par les deux bras en +l’arrêtant sur le dernier degré: +</p> + +<p> +—Que faites-vous ici? lui dit-il d’une +voix étouffée, qui vous amène? que me +voulez-vous? vous êtes perdu si vous +entrez. +</p> + +<p> +—Que faites-vous vous-même? que +vois-je dans cette maison? +</p> + +<p> +—Les conséquences de ce que vous +savez; retirez-vous, vous dis-je; cet air +est empoisonné pour tous ceux qui sont +ici. +</p> + +<p> +—Il n’est plus temps, on m’a déjà +vu; que dirait-on si je me retirais? je les +découragerais, vous seriez perdu. +</p> + +<p> +Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix +et précipitamment; au dernier mot, de +Thou, poussant son ami, entra, et d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span> +pas ferme traversa l’appartement pour +aller vers la cheminée. +</p> + +<p> +Cinq-Mars, profondément blessé, vint +reprendre sa place, baissa la tête, se recueillit, +et, relevant bientôt un visage +plus calme, continua un discours que +l’entrée de son ami avait interrompu: +</p> + +<p> +—Soyez donc des nôtres, messieurs; +mais il n’est plus besoin de tant de +mystères; souvenez-vous que lorsqu’un +esprit ferme embrasse une idée, il doit +la suivre dans toutes ses conséquences. +Vos courages vont avoir un plus vaste +champ que celui d’une intrigue de cour. +Remerciez-moi: en échange d’une conjuration, +je vous donne une guerre. +M. de Bouillon est parti pour se mettre +à la tête de son armée d’Italie; dans +deux jours, et avant le Roi, je quitte +Paris pour Perpignan; venez-y tous, +les Royalistes de l’armée nous y attendent. +</p> + +<p> +Ici, il jeta autour de lui des regards +confiants et calmes; il vit des éclairs de +joie et d’enthousiasme dans tous les +yeux de ceux qui l’entouraient. Avant +<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span> +de laisser gagner son propre cÅ“ur par +la contagieuse émotion qui précède les +grandes entreprises, il voulut s’assurer +d’eux encore, et répéta d’un air grave: +</p> + +<p> +—Oui, la guerre, messieurs, songez-y, +une guerre ouverte. La Rochelle et la +Navarre se préparent au grand réveil de +leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera +d’un côté, le frère du Roi viendra +nous joindre de l’autre: l’homme sera +entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements +marcheront à notre arrière-garde, apportant +leur supplique au Roi, arme +aussi forte que nos épées; et, après la +victoire, nous nous jetterons aux pieds +de Louis XIII, notre maître, pour qu’il +nous fasse grâce et nous pardonne de +l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire +et de hâter sa résolution. +</p> + +<p> +Ici, regardant autour de lui, il vit +encore une assurance croissante dans +les regards et l’attitude de ses complices. +</p> + +<p> +—Quoi! reprit-il, croisant ses bras et +contenant encore avec effort sa propre +émotion, vous ne reculez pas devant cette +<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span> +résolution qui paraîtrait une révolte à +d’autres hommes qu’à vous? Ne pensez-vous +pas que j’aie abusé des pouvoirs +que vous m’aviez remis? J’ai porté loin +les choses; mais il est des temps où les +rois veulent être servis comme malgré +eux. Tout est prévu, vous le savez. +Sedan nous ouvrira ses portes, et nous +sommes assurés de l’Espagne. +</p> + +<p> +Douze mille hommes de vieilles troupes +entreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune +place pourtant ne sera livrée à +l’étranger; elles auront toutes garnison +française, et seront prises au nom du +Roi. +</p> + +<p> +—Vive le Roi! vive l’Union! la nouvelle +Union, la sainte Ligue! s’écrièrent +tous les jeunes gens de l’assemblée. +</p> + +<p> +—Le voici venu, s’écria Cinq-Mars +avec enthousiasme, le voici, le plus beau +jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, +toujours nommée imprévoyante et légère +de siècle en siècle! de quoi t’accuse-t-on +aujourd’hui? Avec un chef de vingt-deux +ans s’est conçue, mûrie, et va s’exécuter +la plus vaste, la plus juste, la plus +<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span> +salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce +qu’une grande vie, sinon une pensée +de la jeunesse exécutée par l’âge mûr? +La jeunesse regarde fixement l’avenir de +son Å“il d’aigle, y trace un large plan, y +jette une pierre fondamentale; et tout +ce que peut faire notre existence entière, +c’est d’approcher de ce premier dessein. +Ah! quand pourraient naître les grands +projets, sinon lorsque le cÅ“ur bat fortement +dans la poitrine? L’esprit n’y suffirait +pas, il n’est rien qu’un instrument. +</p> + +<p> +Une nouvelle explosion de joie suivait +ces paroles, lorsqu’un vieillard à barbe +blanche sortit de la foule. +</p> + +<p> +—Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà +le vieux chevalier de Guise qui va radoter +et nous refroidir. +</p> + +<p> +En effet, le vieillard, serrant la main +de Cinq-Mars, dit lentement et péniblement, +après s’être placé près de lui: +</p> + +<p> +—Oui, mon enfant, et vous, mes +enfants, je vois avec joie que mon vieil +ami Bassompierre sera délivré par vous, +et que vous allez venger le comte de +<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span> +Soissons et le jeune Montmorency... +Mais il convient à la jeunesse, tout ardente +qu’elle est, d’écouter ceux qui ont +beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mes enfants, +et je vous dis que vous ne pourrez pas +prendre cette fois, comme on fit alors, le +titre de <i>sainte Ligue</i>, <i>sainte Union</i>, de +<i>Protecteurs de saint Pierre</i> et <i>Piliers de +l’Église</i>, parce que je vois que vous comptez +sur l’appui des <i>huguenots</i>; vous ne +pourrez pas non plus mettre sur votre +grand sceau de cire verte un trône vide, +puisqu’il est occupé par un roi. +</p> + +<p> +—Vous pouvez dire par deux, interrompit +Gondi en riant. +</p> + +<p> +—Il est pourtant d’une grande importance, +poursuivit le vieux Guise au milieu +de ces jeunes gens en tumulte, il est +pourtant d’une grande importance de +prendre un nom auquel s’attache le peuple; +celui de <i>Guerre du bien public</i> a +été pris autrefois, <i>Princes de la paix</i> +dernièrement; il faudrait en trouver un... +</p> + +<p> +—Eh bien, la <i>Guerre du Roi</i>, dit Cinq-Mars... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span> +—Oui, c’est cela! <i>Guerre du Roi</i>, dirent +Gondi et tous les jeunes gens. +</p> + +<p> +—Mais, reprit encore le vieux ligueur, +il serait essentiel aussi de se faire approuver +par la Faculté théologique de +Sorbonne, qui sanctionna autrefois même +les <i>haut-gourdiers</i> et les <i>sorgueurs</i><a name='FA_9' id='FA_9' href='#FN_9' class='fnanchor'>[9]</a>, et +remettre en vigueur sa deuxième proposition: +qu’il est permis au peuple +de désobéir aux magistrats et de les +pendre. +</p> + +<p> +—Hé! chevalier, s’écria Gondi, il ne +s’agit plus de cela; laissez parler M. le +Grand; nous ne pensons pas plus à la +Sorbonne à présent qu’à votre saint +Jacques Clément. +</p> + +<p> +On rit, et Cinq-Mars reprit: +</p> + +<p> +—J’ai voulu, messieurs, ne vous rien +cacher des projets de <span class='smcap'>Monsieur</span>, de ceux +du duc de Bouillon et des miens, parce +qu’il est juste qu’un homme qui joue sa +vie sache à quel jeu; mais je vous ai +mis sous les yeux les chances les plus +malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé +<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span> +nos forces, parce qu’il n’est pas un +de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à +vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal, +que j’apprendrai les richesses +que <span class='smcap'>Monsieur</span> met à notre disposition? +Est-ce à vous, monsieur d’Aignan, monsieur +de Mouy, que je dirai combien de +jeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre +à vos compagnies de gens +d’armes et de chevau-légers, pour combattre +les Cardinalistes? combien en Touraine +et dans l’Auvergne, où sont les +terres de la maison d’Effiat, et d’où vont +sortir deux mille seigneurs avec leurs +vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je +redire le zèle et la valeur des cuirassiers +que vous donnâtes au malheureux +comte de Soissons, dont la cause était +la nôtre, et que vous vîtes assassiner au +milieu de son triomphe par celui qu’il +avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces +messieurs la joie du Comte-Duc<a name='FA_10' id='FA_10' href='#FN_10' class='fnanchor'>[10]</a> à la +nouvelle de nos dispositions, et les +lettres du Cardinal-Infant au duc de +<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span> +Bouillon? Parlerai-je de Paris à l’abbé +de Gondi, à d’Entraigues, et à vous, +messieurs, qui voyez tous les jours son +malheur, son indignation et son besoin +d’éclater? Tandis que tous les royaumes +étrangers demandent la paix, que le +cardinal de Richelieu détruit toujours +par sa mauvaise foi (comme il l’a fait en +rompant le traité de Ratisbonne), tous +les ordres de l’État gémissent de ses +violences et redoutent cette colossale ambition, +qui ne tend pas moins qu’au +trône temporel et même spirituel de la +France. +</p> + +<p> +Un murmure approbateur interrompit +Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on +entendit le son des instruments à vent +et le trépignement mesuré du pied des +danseurs. +</p> + +<p> +Ce bruit causa un instant de distraction +et quelques rires dans les plus +jeunes gens de l’assemblée. +</p> + +<p> +Cinq-Mars en profita, et levant les +yeux: +</p> + +<p> +—Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il, +<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span> +amours, musique, danses joyeuses, que +ne remplissez-vous seuls nos loisirs! +que n’êtes-vous nos seules ambitions! +Qu’il nous faut de ressentiments pour +que nous venions faire entendre nos cris +d’indignation à travers les éclats de joie, +nos redoutables confidences dans l’asile +des entretiens du cÅ“ur, et nos serments +de guerre et de mort au milieu de l’enivrement +des fêtes de la vie! +</p> + +<p> +Malheur à celui qui attriste la jeunesse +d’un peuple! Quand les rides sillonnent +le front de l’adolescent, on peut dire +hardiment que le doigt d’un tyran les a +creusées. Les autres peines du jeune +âge lui donnent le désespoir, et non la +consternation. Voyez passer en silence, +chaque matin, ces étudiants tristes et +mornes, dont le front est jauni, dont la +démarche est lente et la voix basse; on +croirait qu’ils craignent de vivre et de +faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il +donc en France? Un homme de trop. +</p> + +<p> +Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant +deux années la marche insidieuse et +profonde de son ambition. Ses étranges +<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span> +procédures, ses commissions secrètes, +ses assassinats juridiques, vous sont +connus: princes, pairs, maréchaux, tout +a été écrasé par lui; il n’y a pas une famille +de France qui ne puisse montrer +quelque trace douloureuse de son passage. +S’il nous regarde tous comme +ennemis de son autorité, c’est qu’il ne +veut laisser en France que sa maison, +qui ne tenait, il y a vingt ans, qu’un +des plus petits fiefs du Poitou. +</p> + +<p> +Les Parlements humiliés n’ont plus de +voix; les présidents de Mesmes, de Novion, +de Bellièvre, vous ont-ils révélé +leur courageuse mais inutile résistance +pour condamner à mort le duc de La +Valette? +</p> + +<p> +Les présidents et conseils des cours +souveraines ont été emprisonnés, chassés, +interdits, chose inouïe! lorsqu’ils +ont parlé pour le Roi ou pour le public. +</p> + +<p> +Les premières charges de justice, qui +les remplit? des hommes infâmes et +corrompus qui sucent le sang et l’or du +pays. Paris et les villes maritimes taxées; +<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span> +les campagnes ruinées et désolées par +les soldats, sergents et gardes du scel; +les paysans réduits à la nourriture et à +la litière des animaux tués par la peste +ou la faim, se sauvant en pays étranger: +tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice. +Il est vrai que ces dignes agents +ont fait battre monnaie à l’effigie du +Cardinal-Duc. Voici de ses pièces +royales. +</p> + +<p> +Ici le grand écuyer jeta sur le tapis +une vingtaine de doublons en or où +Richelieu était représenté. Un nouveau +murmure de haine pour le Cardinal s’éleva +dans la salle. +</p> + +<p> +—Et croyez-vous le clergé moins avili +et moins mécontent? Non. Les évêques +ont été jugés contre les lois de l’État et +le respect dû à leurs personnes sacrées. +On a vu des corsaires d’Alger commandés +par un archevêque. Des gens de +néant ont été élevés au cardinalat. Le +ministre même, dévorant les choses les +plus saintes, s’est fait élire général des +ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, +jetant dans les prisons les religieux qui +<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span> +lui refusaient leurs voix. Jésuites, +Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins +ont été forcés d’élire en France des vicaires +généraux pour ne plus communiquer +à Rome avec leurs propres supérieurs, +parce qu’il veut être patriarche +en France et chef de l’Église gallicane. +</p> + +<p> +—C’est un schismatique, un monstre! +s’écrièrent plusieurs voix. +</p> + +<p> +—Sa marche est donc visible, messieurs; +il est prêt à saisir le pouvoir +temporel et spirituel; il s’est cantonné, +peu à peu, contre le Roi même, dans +les plus fortes places de la France; +saisi des embouchures des principales +rivières, des meilleurs ports de l’Océan, +des salines et de toutes les sûretés du +royaume; c’est donc le Roi qu’il faut délivrer +de cette oppression. <i>Le Roi et la +Paix</i> sera notre cri. Le reste à la Providence. +</p> + +<p> +Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée +et de Thou lui-même par ce +discours. Personne ne l’avait entendu +jusque-là parler longtemps de suite, +même dans les conversations familières; +<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span> +et jamais il n’avait laissé entrevoir par +un seul mot la moindre aptitude à connaître +les affaires publiques; il avait, au +contraire, affecté une insouciance très +grande aux yeux même de ceux qu’il +disposait à servir ses projets, ne leur +montrant qu’une indignation vertueuse +contre les violences du ministre, mais +affectant de ne mettre en avant aucune +de ses propres idées, pour ne pas faire +voir son ambition personnelle comme +but de ses travaux. La confiance qu’on +lui témoignait reposait sur sa faveur et +sur sa bravoure. La surprise fut donc +assez grande pour causer un moment de +silence; ce silence fut bientôt rompu +par tous ces transports communs aux +Français, jeunes ou vieux, lorsqu’on +leur présente un avenir de combats, +quel qu’il soit. +</p> + +<p> +Parmi tous ceux qui vinrent serrer la +main du jeune chef de parti, l’abbé de +Gondi bondissait comme un chevreau. +</p> + +<p> +—J’ai déjà enrôlé mon régiment! +cria-t-il, j’ai des hommes superbes! +</p> + +<p> +Puis, s’adressant à Marion de Lorme: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span> +—Parbleu, mademoiselle, je veux porter +vos couleurs: votre ruban gris de lin +et votre ordre de l’<i>Allumette</i>. La devise +en est charmante: +</p> + +<p class="small"> +Nous ne brûlons que pour brûler les autres, +</p> + +<p class="noindent"> +et je voudrais que vous pussiez voir tout +ce que nous ferons de beau, si par bonheur +on en vient aux mains. +</p> + +<p> +La belle Marion, qui l’aimait peu, se +mit à parler par dessus sa tête à M. de +Thou, mortification qui exaspérait toujours +le petit abbé; aussi la quitta-t-il +brusquement en se redressant et relevant +dédaigneusement sa moustache. +</p> + +<p> +Tout à coup un mouvement de silence +subit se fit dans l’assemblée: un papier +roulé avait frappé le plafond et était venu +tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le +ramassa et le déplia, après avoir regardé +vivement autour de lui; on chercha en +vain d’où il pouvait être venu; tous ceux +qui s’avancèrent n’avaient sur le visage +que l’expression de l’étonnement et d’une +grande curiosité. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span> +—Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement. +</p> + +<div class="center"> +<div class="block"> +<p class="center noindent"> +A CINQ-MARCS. +</p> + +<p class="center noindent small"> +CENTURIE DE NOSTRADAMUS. +</p> + +<div class="poem small"> +<span class="i0">Quand <i>bonnet rouge</i> passera par la fenêtre<br /></span> +<span class="i0">A <i>quarante onces</i> on coupera la tête,<br /></span> +<span class="i4">Et <i>tout</i> finira<a name='FA_11' id='FA_11' href='#FN_11' class='fnanchor'>[11]</a>.</span> +</div> + +</div> +</div> + +<p class="sep2"> +Il y a un traître parmi nous, messieurs, +ajouta-t-il en jetant ce papier. +Mais que nous importe? Nous ne sommes +pas gens à nous effrayer de ces sanglants +jeux de mots. +</p> + +<p> +—Il faut le chercher et le jeter par la +fenêtre! dirent les jeunes gens. +</p> + +<p> +Cependant l’assemblée avait éprouvé +une sensation fâcheuse, on ne se parlait +plus qu’à l’oreille, et chacun regardait +son voisin avec méfiance. Quelques personnes +se retirèrent: la réunion s’éclaircit. +Marion de Lorme ne cessait de dire +à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui +seuls devaient être soupçonnés. Malgré +<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span> +ses efforts, il régna dans cet instant +quelque froideur dans la salle. Les premières +phrases du discours de Cinq-Mars +laissaient aussi de l’incertitude sur les +intentions du Roi, et cette franchise intempestive +avait un peu ébranlé les caractères +les moins fermes. +</p> + +<p> +Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, +j’ai étudié avec soin les conspirations +et les assemblées; il y a des choses +purement mécaniques qu’il faut savoir; +suivez mon avis ici. Je suis vraiment +devenu assez fort dans cette partie. Il +leur faut encore un petit mot, et employez +l’esprit de contradiction; cela réussit +toujours en France; vous les réchaufferez +ainsi. Ayez l’air de ne pas vouloir +les retenir malgré eux, ils resteront. +</p> + +<p> +Le Grand-Ecuyer trouva la recette +bonne, et s’avançant vers ceux qu’il savait +les plus engagés, leur dit: +</p> + +<p> +—Du reste, messieurs, je ne veux forcer +personne à me suivre; assez de braves +nous attendent à Perpignan, et la France +entière est de notre opinion. Si quelqu’un +<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span> +veut s’assurer une retraite, qu’il parle; +nous lui donnerons les moyens de se +mettre dès à présent en sûreté. +</p> + +<p> +Nul ne voulut entendre parler de cette +proposition, et le mouvement qu’elle +occasionna fit renouveler les serments de +haine contre le Cardinal-Duc. +</p> + +<p> +Cinq-Mars continua pourtant à interroger +quelques personnes qu’il choisissait +bien, car il finit par Montrésor qui +cria qu’il se passerait son épée à travers +le corps s’il en avait eu la seule pensée, +et par Gondi, qui, se dressant fièrement +sur les talons, dit: +</p> + +<p> +—Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite +à moi, c’est l’archevêché de Paris +et l’île Notre-Dame; j’en ferai une place +assez forte pour qu’on ne m’enlève pas. +</p> + +<p> +—La vôtre? dit-il à de Thou. +</p> + +<p> +—A vos côtés, répondit celui-ci doucement +en baissant les yeux, ne voulant +pas même donner de l’importance à sa +résolution par la fermeté du regard. +</p> + +<p> +—Vous le voulez? eh bien, j’accepte, +dit Cinq-Mars; mon sacrifice est plus +grand que le vôtre en cela. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span> +Puis, se retournant vers l’assemblée: +</p> + +<p> +—Messieurs, dit-il, je vois en vous +les derniers hommes de la France; car, +après les Montmorency et les Soissons, +vous seuls osez encore lever une tête +libre et digne de notre vieille franchise. +Si Richelieu triomphe, les antiques monuments +de la monarchie crouleront avec +nous; la cour régnera seule à la place +des Parlements, antiques barrières et en +même temps puissants appuis de l’autorité +royale; mais soyons vainqueurs, et +la France nous devra la conservation de +ses anciennes mÅ“urs et de ses sûretés. +Du reste, messieurs, il serait fâcheux de +gâter un bal pour cela; vous entendez +la musique; ces dames vous attendent; +allons danser. +</p> + +<p> +—Le Cardinal payera les violons, +ajouta Gondi. +</p> + +<p> +Les jeunes gens applaudirent en riant, +et tous remontèrent vers la salle de danse +comme ils auraient été se battre. +</p> + +<h2 id="chap_21"> +CHAPITRE XXI +</h2> + +<p class="h2b"> +LE CONFESSIONNAL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +C’est pour vous, beauté fatale, que +je viens dans ce lieu terrible! +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Lewis</span>, <i>le Moine</i>. +</p> +</div> +</div> + +<p> +C’était le lendemain de l’assemblée qui +avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une +neige épaisse couvrait les toits de Paris, +et fondait dans ses rues et dans ses +larges ruisseaux, où elle s’élevait en +monceaux grisâtres, sillonnés par les +roues de quelques chariots. +</p> + +<p> +Il était huit heures du soir et la nuit +était sombre; la ville du tumulte était silencieuse +à cause de l’épais tapis que +l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre +le bruit des roues sur la pierre, +et celui des pas du cheval ou de l’homme. +Dans une rue étroite qui serpente autour +<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span> +de la vieille église de Saint-Eustache, +un homme, enveloppé dans son manteau, +se promenait lentement, et cherchait à +distinguer si rien ne paraissait au détour +de la place; souvent il s’asseyait sur +l’une des bornes de l’église, se mettant +à l’abri de la fonte des neiges sous ces +statues horizontales de saints qui sortent +du toit de ce temple, et s’allongent presque +de toute la largeur de la ruelle, +comme des oiseaux de proie qui, prêts +à s’abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent +ce vieillard, ouvrant son manteau, +frappait ses bras contre sa poitrine en les +croisant et les étendant rapidement pour +se réchauffer, ou bien soufflait dans ses +doigts, que garantissait mal du froid +une paire de gants de buffle montant +jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une +petite ombre qui se détachait sur la neige +et glissait contre la muraille. +</p> + +<p> +—Ah! santa Maria! quels vilains +pays que ceux du Nord! dit une petite +voix en tremblant. Ah! le <i>duzé di</i> Mantoue, +que ze voudrais y être encore, +mon vieux Grandchamp. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_218' name='Page_218'>[218]</a></span> +—Allons! Allons! ne parlez pas si +haut, répondit brusquement le vieux +domestique; les murs de Paris ont des +oreilles de cardinal, et surtout les églises. +Votre maîtresse est-elle entrée? mon +maître l’attendait à la porte. +</p> + +<p> +—Oui, oui, elle est entrée dans l’église. +</p> + +<p> +—Taisez-vous, dit Grandchamp, le +son de l’horloge est fêlé, c’est mauvais +signe. +</p> + +<p> +—Cette horloge a sonné l’heure d’un +rendez-vous. +</p> + +<p> +—Pour moi elle sonne une agonie. +Mais, taisez-vous, Laura, voici trois +manteaux qui passent. +</p> + +<p> +Ils laissèrent passer trois hommes. +Grandchamp les suivit, s’assura du chemin +qu’ils prenaient, et revint s’asseoir; +il soupira profondément. +</p> + +<p> +—La neige est froide, Laura, et je +suis vieux. M. le Grand aurait bien pu +choisir un autre de ses gens pour rester +en sentinelle comme je fais pendant qu’il +fait l’amour. C’est bon pour vous de +porter des poulets et des petits rubans, +<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span> +et des portraits et autres fariboles pareilles; +pour moi, on devrait me traiter +avec plus de considération, et M. le maréchal +n’aurait pas fait cela. Les vieux +domestiques font respecter une maison. +</p> + +<p> +—Votre maître est-il arrivé depuis +longtemps, <i lang="es" xml:lang="es">caro amico</i>? +</p> + +<p> +—Et <i lang="es" xml:lang="es">cara! caro!</i> laissez-moi tranquille. +Il y avait une heure que nous gelions +quand vous êtes arrivées toutes +les deux; j’aurais eu le temps de fumer +trois pipes turques. Faites votre affaire, +et allez voir aux autres entrées de l’église +s’il rôde quelqu’un de suspect; +puisqu’il n’y a que deux vedettes, il +faut qu’elles battent le champ. +</p> + +<p> +—Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Signor Jesu!</i> n’avoir personne +à qui dire une parole amicale quand il +fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? +venir à pied depuis l’hôtel de Nevers. +Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Amore qui regna, amore!</i> +</p> + +<p> +—Allons? Italienne, fais volte-face, +te dis-je; que je ne t’entende plus avec +ta langue de musique. +</p> + +<p> +—Ah! Jésus! la grosse voix, cher +Grandchamp? vous étiez bien plus aimable +<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span> +à Chaumont, dans la <i>Turena</i>, +quand vous me parliez de <i>miei occhi</i> +noirs. +</p> + +<p> +—Tais-toi, bavarde! encore une fois, +ton italien n’est bon qu’aux baladins et +aux danseurs de corde, pour amuser +les chiens savants. +</p> + +<p> +—Ah? <i lang="it" xml:lang="it">Italia mia!</i> Grandchamp, +écoutez-moi, et vous entendrez le langage +de la Divinité. Si vous étiez un +galant <i lang="it" xml:lang="it">uomo</i>, comme celui qui a fait ceci +pour une Laura comme moi... +</p> + +<p> +Et elle se mit à chanter à demi-voix: +</p> + +<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Lieti fiori e felici, e ben nate erbe<br /></span> +<span class="i0">Che Madona pensanda premer sole;<br /></span> +<span class="i0">Piagga ch’ascolti su dolci parole<br /></span> +<span class="i0">E del bel piede alcun vestigio serbe<a name='FA_12' id='FA_12' href='#FN_12' class='fnanchor'>[12]</a>.</span> +</div> + +<p> +Le vieux soldat était peu accoutumé +à la voix d’une jeune fille; et, en général, +lorsqu’une femme lui parlait, le ton +<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span> +qu’il prenait en lui répondant était toujours +flottant entre une politesse gauche +et la mauvaise humeur. Cependant cette +fois, en faveur de la chanson italienne, +il sembla s’attendrir, et retroussa sa +moustache, ce qui était chez lui un +signe d’embarras et de détresse; il fit +entendre même un bruit rauque assez +semblable au rire, et dit: +</p> + +<p> +—C’est assez gentil, mordieu! cela me +rappelle le siège de Casal; mais tais-toi, +petite; je n’ai pas encore entendu +venir l’abbé Quillet, cela m’inquiète; il +faut qu’il soit arrivé avant nos deux +jeunes gens, et depuis longtemps... +</p> + +<p> +Laura, qui avait peur d’être envoyée +seule sur la place Saint-Eustache, lui +dit qu’elle était bien sûre que l’abbé +était entré tout à l’heure et continua: +</p> + +<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it"> +<span class="i0">Ombrose selve, ove percote il sole<br /></span> +<span class="i0">Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.</span> +</div> + +<p> +—Hon! dit en grommelant le bonhomme, +j’ai les pieds dans la neige et +une gouttière dans l’oreille; j’ai le froid +sur la tête et la mort dans le cÅ“ur, et +<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span> +tu ne me chantes que des violettes, du +soleil, des herbes et de l’amour: tais-toi! +</p> + +<p> +Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive +du temple, il laissa tomber sa vieille +tête et ses cheveux blanchis sur ses deux +mains, pensif et immobile. Laura n’osa +plus lui parler. +</p> + +<p> +Mais, pendant que sa femme de chambre +était allée trouver Grandchamp, la +jeune et tremblante Marie avait poussé, +d’une main timide, la porte battante de +l’église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, +debout, déguisé, et attendant avec +inquiétude. A peine l’eut-elle reconnu +qu’elle marcha d’un pas précipité dans +le temple, tenant son masque de velours +sur son visage, et courut se réfugier +dans un confessionnal, tandis qu’Henri +refermait avec soin la porte de l’église +qu’elle avait franchie. Il s’assura qu’on +ne pouvait l’ouvrir du dehors et vint +après elle s’agenouiller, comme d’habitude, +dans le lieu de la pénitence. Arrivé +une heure avant elle, avec son vieux +valet, il avait trouvé cette porte ouverte, +<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span> +signe certain et convenu que l’abbé +Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa +place accoutumée. Le soin qu’il avait +d’empêcher toute surprise le fit rester +lui-même à garder cette entrée jusqu’à +l’arrivée de Marie: heureux de voir l’exactitude +du bon abbé, il ne voulut pourtant +pas quitter son poste pour l’en +aller remercier. C’était un second père +pour lui, à cela près de l’autorité, et il +agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup +de cérémonie. +</p> + +<p> +La vieille paroisse de Saint-Eustache +était obscure; seulement, avec la lampe +perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux +de cire jaune, qui, attachés au-dessus +des bénitiers, contre les principaux +piliers, jetaient une lueur rouge sur les +marbres bleus et noirs de la basilique +déserte. La lumière pénétrait à peine +dans les niches enfoncées des ailes du +pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, +et la plus sombre, était ce confessionnal, +dont une grille de fer assez +élevée, et doublée de planches épaisses, +ne laissait apercevoir que le petit dôme +<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span> +et la croix de bois. Là , s’agenouillèrent, +de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de +Mantoue; ils ne se voyaient qu’à peine, +et trouvèrent que, selon son usage, l’abbé +Quillet, assis entre eux, les avait entendus +depuis longtemps. Ils pouvaient +entrevoir, à travers les petits grillages, +l’ombre de son camail. Henri d’Effiat +s’était approché lentement; il venait +arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste +de sa destinée. Ce n’était plus devant +son Roi qu’il allait paraître, mais devant +une souveraine plus puissante, devant +celle pour laquelle il avait entrepris son +immense ouvrage. Il allait éprouver sa +foi et tremblait. +</p> + +<p> +Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée +fut agenouillée en face de lui; il +frémit parce qu’il ne put s’empêcher, à +l’aspect de cet ange, de sentir tout le +bonheur qu’il pourrait perdre; il n’osa +parler le premier, et demeura encore un +instant à contempler sa tête dans +l’ombre, cette jeune tête sur laquelle +reposaient toutes ses espérances. Malgré +son amour, toutes les fois qu’il la voyait, +<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span> +il ne pouvait se garantir de quelque +effroi d’avoir tant entrepris pour une +enfant dont la passion n’était qu’un +faible reflet de la sienne, et qui n’avait +peut-être pas apprécié tous les sacrifices +qu’il avait faits, son caractère ployé +pour elle aux complaisances d’un courtisan +condamné aux intrigues et aux +souffrances de l’ambition, livré aux combinaisons +profondes, aux criminelles +méditations, aux sombres et violents +travaux d’un conspirateur. Jusque-là , +dans leurs secrètes et chastes entrevues, +elle avait toujours reçu chaque nouvelle +de ses progrès dans sa carrière avec les +transports de plaisir d’un enfant, mais +sans apprécier la fatigue de chacun de +ces pas si pesants que l’on fait vers les +honneurs, et lui demandant toujours +avec naïveté quand il serait Connétable +enfin, et quand ils se marieraient, +comme si elle eût demandé quand il +viendrait au carrousel, et si le temps +était serein. Jusque-là , il avait souri de +ces questions et de cette ignorance, +pardonnable à dix-huit ans dans une +<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span> +jeune fille née sur un trône et accoutumée +à des grandeurs pour ainsi dire +naturelles et trouvées autour d’elle en +venant à la vie; mais à cette heure, il +fit de plus sérieuses réflexions sur ce +caractère, et lorsque, sortant presque de +l’assemblée imposante des conspirateurs, +représentants de tous les ordres +du royaume, son oreille où résonnaient +encore les voix mâles qui avaient juré +d’entreprendre une vaste guerre, fut +frappée des premières paroles de celle +pour qui elle était commencée, il craignit, +pour la première fois, que cette sorte +d’innocence ne fût de la légèreté et ne +s’étendît jusqu’au cÅ“ur: il résolut de +l’approfondir. +</p> + +<p> +—Dieu! que j’ai peur, Henri! dit-elle +en entrant dans le confessionnal; vous +me faites venir sans gardes, sans carrosses; +je tremble toujours d’être vue de +mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers. +Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps +comme une coupable? La Reine +n’a pas été contente lorsque je le lui +ai avoué; si elle m’en parle encore, ce +<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span> +sera avec son air sévère que vous connaissez, +et qui me fait toujours pleurer; +j’ai bien peur. +</p> + +<p> +Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit +que par un profond soupir. +</p> + +<p> +—Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle. +</p> + +<p> +—Sont-ce bien là toutes vos terreurs! +dit Cinq-Mars avec amertume. +</p> + +<p> +—Dois-je en avoir de plus grandes? +O mon ami! de quel ton, avec quelle +voix me parlez-vous! êtes-vous fâché +par ce que je suis venue trop tard? +</p> + +<p> +—Trop tôt, madame, beaucoup trop +tôt, pour les choses que vous devez +entendre, car je vous en vois bien +éloignée. +</p> + +<p> +Marie, affligée de l’accent sombre et +amer de sa voix, se prit à pleurer. +</p> + +<p> +—Hélas! mon Dieu! qu’ai-je donc +fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez +madame et me traitiez si durement? +</p> + +<p> +—Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, +mais toujours avec ironie. En +effet, vous n’êtes pas coupable; mais je +<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span> +le suis, je suis seul à l’être; ce n’est pas +envers vous, mais pour vous. +</p> + +<p> +—Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous +ordonné la mort de quelqu’un? +Oh! non, j’en suis bien sûre, vous êtes +si bon! +</p> + +<p> +—Eh quoi! dit Cinq-Mars, n’êtes-vous +pour rien dans mes projets? ai-je mal +compris votre pensée lorsque vous me +regardiez chez la Reine? ne sais-je plus +lire dans vos yeux? le feu qui les animait +était-ce un grand amour pour +Richelieu? cette admiration que vous +promettiez à celui qui oserait tout dire +au Roi, qu’est-elle devenue? Est-ce un +mensonge que tout cela? +</p> + +<p> +Marie fondait en larmes. +</p> + +<p> +—Vous me parlez toujours d’un air +contraint, dit-elle: je ne l’ai point mérité. +Si je ne vous dis rien de cette conjuration +effrayante, croyez-vous que je l’oublie? +ne me trouvez-vous pas assez +malheureuse? avez-vous besoin de voir +mes pleurs? les voilà . J’en verse assez +en secret, Henri; croyez que si j’ai évité, +dans nos dernières entrevues, ce terrible +<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span> +sujet, c’était de crainte d’en trop +apprendre: ai-je une autre pensée que +celle de vos dangers? ne sais-je pas bien +que c’est pour moi que vous les courez? +Hélas! si vous combattez pour moi, +n’ai-je pas aussi à soutenir des attaques +non moins cruelles? Plus heureux que +moi, vous n’avez à combattre que la +haine, tandis que je lutte contre l’amitié: +le Cardinal vous opposera des hommes +et des armes; mais la Reine, la douce +Anne d’Autriche, n’emploie que de +tendres conseils, des caresses, et quelquefois +des larmes. +</p> + +<p> +—Touchante et invincible contrainte, +dit Cinq-Mars avec amertume, pour vous +faire accepter un trône. Je conçois que +vous ayez besoin de quelques efforts +contre de telles séductions; mais avant, +madame, il importe de vous délier de +vos serments. +</p> + +<p> +—Hélas! grand Dieu? qu’y a-t-il +contre nous? +</p> + +<p> +—Il y a Dieu sur nous, et contre nous, +reprit Henri d’une voix sévère; le Roi +m’a trompé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span> +L’abbé s’agita dans le confessionnal. +Marie s’écria: +</p> + +<p> +—Voilà ce que je pressentais; voilà le +malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi +qui l’ai causé? +</p> + +<p> +—Il m’a trompé en me serrant la +main, poursuivit Cinq-Mars; il m’a +trahi par le vil Joseph qu’on m’offre de +poignarder. +</p> + +<p> +L’abbé fit un mouvement d’horreur +qui ouvrit à demi la porte du confessionnal. +</p> + +<p> +—Ah! mon père, ne craignez rien, +continua Henri d’Effiat; votre élève ne +frappera jamais de tels coups. Ils s’entendront +de loin, ceux que je prépare, +et le grand jour les éclairera; mais il +me reste un devoir à remplir, un devoir +sacré: voyez votre enfant s’immoler devant +vous. Hélas! je n’ai pas vécu longtemps +pour le bonheur: je viens le détruire +peut-être, par votre main, la +même qui l’avait consacré. +</p> + +<p> +Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger +grillage qui le séparait de son vieux +gouverneur; celui-ci, gardant toujours +<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span> +un silence surprenant, avança le camail +sur son front. +</p> + +<p> +—Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix +moins ferme, rendez cet anneau nuptial +à la duchesse de Mantoue; je ne puis +le garder qu’elle ne me le donne une +seconde fois, car je ne suis plus le +même qu’elle promit d’épouser. +</p> + +<p> +Le prêtre saisit brusquement la bague +et la passa au travers des losanges du +grillage opposé; cette marque d’indifférence +étonna Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous +aussi changé? +</p> + +<p> +Cependant Marie ne pleurait plus; +mais élevant sa voix angélique qui +éveilla un faible écho le long des ogives +du temple, comme le plus doux soupir +de l’orgue, elle dit: +</p> + +<p> +—O mon ami! ne soyez plus en colère, +je ne vous comprends pas; pouvons-nous +rompre ce que Dieu vient +d’unir, et pourrais-je vous quitter quand +je vous sais malheureux! Si le Roi ne +vous aime plus, du moins vous êtes +assuré qu’il ne viendra pas vous faire +<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span> +du mal, puisqu’il n’en a pas fait au +Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous +croyez-vous perdu parce qu’il n’aura pas +voulu peut-être se séparer de son vieux +serviteur? Eh bien, attendons le retour +de son amitié; oubliez ces conspirateurs +qui m’effrayent. S’ils n’ont plus d’espoir, +j’en remercie Dieu, je ne tremblerai +plus pour vous. Qu’avez-vous donc, mon +ami, et pourquoi nous affliger inutilement? +La Reine nous aime, et nous +sommes tous deux bien jeunes, attendons. +L’avenir est beau, puisque nous +sommes unis et sûrs de nous-mêmes. +Racontez-moi ce que le Roi vous disait +à Chambord. Je vous ai suivi longtemps +des yeux. Dieu! que cette partie de +chasse fut triste pour moi! +</p> + +<p> +—Il m’a trahi! vous dis-je, répondit +Cinq-Mars; et qui l’aurait pu croire +lorsque vous l’avez vu nous serrant la +main, passant de son frère à moi et au +duc de Bouillon, qu’il se faisait instruire +des moindres détails de la conjuration, +du jour même où l’on arrêterait +Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son +<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span> +exil (car ils voulaient sa mort; mais le +souvenir de mon père me fit demander +sa vie). Le Roi disait que lui-même dirigerait +tout à Perpignan; et cependant +Joseph, cet impur espion, sortait du +cabinet des Lys! O Marie! vous l’avouerai-je? +au moment où je l’ai appris, +mon âme a été bouleversée; j’ai douté +de tout, et il m’a semblé que le centre +du monde chancelait en voyant la vérité +quitter le cÅ“ur d’un roi. Je voyais s’écrouler +tout notre édifice: une heure +encore, et la conjuration s’évanouissait; +je vous perdais pour toujours; un +moyen me restait, je l’ai employé. +</p> + +<p> +—Lequel? dit Marie. +</p> + +<p> +—Le traité d’Espagne était dans ma +main, je l’ai signé. +</p> + +<p> +—O ciel! déchirez-le. +</p> + +<p> +—Il est parti. +</p> + +<p> +—Qui le porte? +</p> + +<p> +—Fontrailles. +</p> + +<p> +—Rappelez-le. +</p> + +<p> +—Il doit avoir déjà dépassé les défilés +d’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant +debout. Tout est prêt à Madrid; tout à +<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span> +Sedan; des armées m’attendent, Marie; +des armées! et Richelieu est au milieu +d’elles! Il chancelle, il ne faut plus +qu’un seul coup pour le renverser, et +vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars +triomphant! +</p> + +<p> +—A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant. +</p> + +<p> +—Eh bien, oui, rebelle, mais non +plus favori! Rebelle, criminel, digne de +l’échafaud, je le sais! s’écria ce jeune +homme passionné en retombant à genoux; +mais rebelle par amour, rebelle +pour vous, que mon épée va conquérir +enfin tout entière. +</p> + +<p> +—Hélas! l’épée que l’on trempe dans +le sang des siens n’est-elle pas un +poignard? +</p> + +<p> +—Arrêtez, par pitié, Marie! Que des +rois m’abandonnent, que des guerriers +me délaissent, j’en serai plus ferme encore: +mais je serai vaincu par un mot +de vous, et encore une fois le temps de +réfléchir est passé pour moi; oui, je +suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à +me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, +<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span> +Marie, reprenez cet anneau. +</p> + +<p> +—Je ne le puis, dit-elle, car je suis +votre femme, quel que vous soyez. +</p> + +<p> +—Vous l’entendez, mon père, dit +Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez +cette seconde union, c’est celle +du dévouement, plus belle encore que +celle de l’amour. Qu’elle soit à moi tant +que je vivrai! +</p> + +<p> +Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte +du confessionnal, sortit brusquement, +et fut hors de l’église avant que Cinq-Mars +eût le temps de se lever pour le +suivre. +</p> + +<p> +—Où allez-vous? qu’avez-vous? s’écria-t-il. +</p> + +<p> +Mais personne ne paraissait et ne se +faisait entendre. +</p> + +<p> +—Ne criez pas, au nom du ciel! dit +Marie, ou je suis perdue! il a sans +doute entendu quelqu’un dans l’église. +</p> + +<p> +Mais troublé et sans lui répondre, +d’Effiat, s’élançant sous les arcades et +cherchant en vain son gouverneur, courut +à une porte qu’il trouva fermée; +tirant son épée, il fit le tour de l’église +<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span> +et, arrivant à l’entrée que devait garder +Grandchamp, il l’appela et écouta. +</p> + +<p> +—Lâchez-le à présent, dit une voix au +coin de la rue. +</p> + +<p> +Et des chevaux partirent au galop. +</p> + +<p> +—Grandchamp, répondras-tu? cria +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—A mon secours, Henri, mon cher +enfant! répondit la voix de l’abbé Quillet. +</p> + +<p> +—Eh! d’où venez-vous donc? Vous +m’exposez! dit le Grand-Écuyer s’approchant +de lui. +</p> + +<p> +Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur, +sans chapeau, sous la neige +qui tombait, n’était pas en état de lui +répondre. +</p> + +<p> +—Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il, +les scélérats! les assassins! ils m’ont +empêché d’appeler, ils m’ont serré les +lèvres avec un mouchoir! +</p> + +<p> +A ce bruit Grandchamp survint enfin, +se frottant les yeux comme un homme +qui se réveille. Laura, épouvantée, courut +dans l’église près de sa maîtresse; tous +rentrèrent précipitamment pour rassurer +Marie, et entourèrent le vieil abbé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span> +—Les scélérats! ils m’ont attaché les +mains comme vous voyez, ils étaient plus +de vingt; ils m’ont pris la clef de cette +porte de l’église. +</p> + +<p> +—Quoi! tout à l’heure? dit Cinq-Mars; +et pourquoi nous quittiez-vous? +</p> + +<p> +—Vous quitter! Il y a plus de deux +heures qu’ils me tiennent. +</p> + +<p> +—Deux heures! s’écria Henri effrayé. +</p> + +<p> +—Ah! malheureux vieillard que je +suis! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant +le danger de mon maître! c’est la +première fois! +</p> + +<p> +—Vous n’étiez donc pas avec nous +dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars +avec anxiété, tandis que Marie +tremblante se pressait contre son bras. +</p> + +<p> +—Eh quoi! dit l’abbé, n’avez-vous +pas vu le scélérat à qui ils ont donné +ma clef? +</p> + +<p> +—Non! qui? dirent-ils tous à la fois. +</p> + +<p> +—Le père Joseph! répondit le bon +prêtre. +</p> + +<p> +—Fuyez! vous êtes perdu! s’écria +Marie. +</p> + +<h2 id="chap_22"> +CHAPITRE XXII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ORAGE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i6">Blow, blow, thou winter wind<br /></span> +<span class="i6">Thou art not so unkind<br /></span> +<span class="i6">As man’s ingratitude:<br /></span> +<span class="i6">Thy touth is not so keen,<br /></span> +<span class="i4">Because thou art not seen<br /></span> +<span class="i4">Altho thy breath be rude.<br /></span> +<span class="i0">Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,<br /></span> +<span class="i0">Most friendship is feigning; most loving mere folly.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Shakspeare.</span> +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i6">Souffle, souffle, vent d’hiver:<br /></span> +<span class="i8">Tu n’es pas si cruel<br /></span> +<span class="i6">Que l’ingratitude de l’homme;<br /></span> +<span class="i6">Ta dent n’est pas si pénétrante,<br /></span> +<span class="i8">Car tu es invisible,<br /></span> +<span class="i6">Quoique ton souffle soit rude.<br /></span> +<span class="i0">Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.<br /></span> +<span class="i0">La plupart des amis sont faux, les amants fous.</span> +</div> +</div> +</div> + +<p> +Au milieu de cette longue et superbe +chaîne des Pyrénées qui forme l’isthme +crénelé de la Péninsule au centre de +ces pyramides bleues chargées de neige, +de forêts et de gazons, s’ouvre un étroit +<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span> +défilé, un sentier taillé dans le lit desséché +d’un torrent perpendiculaire; il +circule parmi les rocs, se glisse sous +les ponts de neige épaissie, serpente au +bord des précipices inondés, pour escalader +les montagnes voisines d’Urdoz et +d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos +inégal, laboure leur cime nébuleuse; +pays nouveau qui a encore ses monts et +ses profondeurs, tourne à droite, quitte +la France et descend en Espagne. Jamais +le fer relevé de la mule n’a laissé sa +trace dans ses détours; l’homme peut +à peine s’y tenir debout; il lui faut la +chaussure de corde qui ne peut pas +glisser, et le trèfle du bâton ferré qui +s’enfonce dans les fentes des rochers. +</p> + +<p> +Dans les beaux mois de l’été, le <i>pastour</i>, +vêtu de sa cape brune, et le bélier +noir à la longue barbe, y conduisent des +troupeaux dont la laine tombante balaye +le gazon. On n’entend plus dans ces lieux +escarpés que le bruit des grosses clochettes +que portent les moutons, et +dont les tintements inégaux produisent +des accords imprévus, des gammes fortuites, +<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span> +qui étonnent le voyageur et réjouissent +leur berger sauvage et silencieux. +Mais, lorsque vient le long mois +de septembre, un linceul de neige se +déroule de la cime des monts jusqu’à +leur base, et ne respecte que ce sentier +profondément creusé, quelques gorges +ouvertes par les torrents, et quelques +rocs de granit qui allongent leur forme +bizarre comme les ossements d’un monde +enseveli. +</p> + +<p> +C’est alors qu’on voit accourir de +légers troupeaux d’isards qui, renversant +sur leur dos leurs cornes recourbées, +s’élancent de rocher en rocher, comme si +le vent les faisait bondir devant lui, et +prennent possession de leur désert aérien; +des volées de corbeaux et de corneilles +tournent sans cesse dans les gouffres et +les puits naturels, qu’elles transforment +en ténébreux colombiers, tandis que +l’ours brun, suivi de sa famille velue +qui se joue et se roule autour de lui sur +la neige, descend avec lenteur de sa retraite +envahie par les frimas. Mais ce ne +sont là ni les plus sauvages ni les plus +<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span> +cruels habitants que ramène l’hiver dans +ces montagnes; le contrebandier rassuré +se hasarde jusqu’à se construire une +demeure de bois sur la barrière même +de la nature et de la politique; là des +traités inconnus, des échanges occultes, +se font entre les deux Navarres, au +milieu des brouillards et des vents. +</p> + +<p> +Ce fut dans cet étroit sentier, sur le +<i>versant</i> de la France, qu’environ deux mois +après les scènes que nous avons vues se +passer à Paris, deux voyageurs venant +d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués +et pleins d’épouvante. On entendait des +coups de fusil dans la montagne. +</p> + +<p> +—Les coquins! comme ils nous ont +poursuivis! dit l’un d’eux; je n’en puis +plus! sans vous j’étais pris. +</p> + +<p> +—Et vous le serez encore, ainsi que +ce damné papier, si vous perdez votre +temps en paroles; voilà un second coup +de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle; +ils nous croient partis par la +côte du Limaçon; mais, en bas, ils +s’apercevront du contraire. Descendez. +<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span> +C’est une ronde, sans doute, qui chasse +les contrebandiers. Descendez! +</p> + +<p> +—Eh! comment? je n’y vois pas. +</p> + +<p> +—Descendez toujours, et prenez-moi +le bras. +</p> + +<p> +—Soutenez-moi; je glisse avec mes +bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant +aux pointes du roc pour s’assurer +de la solidité du terrain avant d’y +poser le pied. +</p> + +<p> +—Allez donc, allez donc! lui dit +l’autre en le poussant; voilà un de ces +drôles qui passe sur notre tête. +</p> + +<p> +En effet, l’ombre d’un homme armé +d’un long fusil se dessina sur la neige. +Les deux aventuriers se tinrent immobiles. +Il passa; ils continuèrent à descendre. +</p> + +<p> +—Ils nous prendront! dit celui qui +soutenait l’autre, nous sommes tournés. +Donnez-moi votre diable de parchemin; +je porte l’habit des contrebandiers, et je +me ferai passer pour tel en cherchant +asile chez eux; mais vous n’auriez pas +de ressource avec votre habit galonné. +</p> + +<p> +—Vous avez raison, dit son compagnon +<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span> +en s’arrêtant sur une pointe de +roc. +</p> + +<p> +Et, restant suspendu au milieu de la +pente, il lui donna un rouleau de bois +creux. +</p> + +<p> +Un coup de fusil partit, et une balle +vint s’enterrer en sifflant et en frissonnant +dans la neige à leurs pieds. +</p> + +<p> +—Averti! dit le premier. Roulez en +bas; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez +la route. A gauche du Gave est +Sainte-Marie; mais tournez à droite, +traversez Oloron, et vous êtes sur le +chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez. +</p> + +<p> +En parlant, il poussa son camarade, +et, sans daigner le regarder, ne voulant +ni monter ni descendre, se mit à suivre +horizontalement le front du mont, en +s’accrochant aux pierres, aux branches, +aux plantes même, avec une adresse de +chat sauvage, et bientôt se trouva sur +un tertre solide, devant une petite case +de planches à jour, à travers lesquelles +on voyait une lumière. L’aventurier +tourna tout autour comme un loup +affamé autour d’un parc, et, appliquant +<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span> +son Å“il à l’une des ouvertures, vit des +choses qui le décidèrent apparemment, +car, sans hésiter, il poussa la porte +chancelante que ne fermait pas même +un faible loquet. La case entière s’ébranla +au coup de poing qu’il avait donné; +il vit alors qu’elle était divisée en deux +cellules par une cloison. Un grand flambeau +de cire jaune éclairait la première; +là , une jeune fille, pâle et d’une effroyable +maigreur, était accroupie dans un +coin sur la terre humide où coulait la +neige fondue sous les planches de la +chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et +couverts de poussière, mais très longs, +tombaient en désordre sur son vêtement +de bure brune; le capuchon rouge des +Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules; +elle baissait les yeux et filait une petite +quenouille attachée à sa ceinture. L’entrée +d’un homme ne la troubla pas. +</p> + +<p> +—Eh! eh! la <i>moza</i><a name='FA_13' id='FA_13' href='#FN_13' class='fnanchor'>[13]</a>, lève-toi et donne-moi +à boire; je suis las et j’ai soif. +</p> + +<p> +La jeune fille ne répondit pas, et, sans +<span class='pagenum'><a id='Page_245' name='Page_245'>[245]</a></span> +lever les yeux, continua de filer avec +application. +</p> + +<p> +—Entends-tu? dit l’étranger la poussant +avec le pied; va dire au patron, que +j’ai vu là , qu’un ami vient le voir, et +donne-moi à boire avant. Je coucherai +ici. +</p> + +<p> +Elle répondit d’une voix enrouée en +filant toujours: +</p> + +<p> +—Je bois la neige qui fond sur le +rocher, ou l’écume verte qui nage sur +l’eau des marais; mais, quand j’ai bien +filé, on me donne l’eau de la source de +fer. +</p> + +<p> +Quand je dors, le lézard froid passe +sur mon visage; mais lorsque j’ai bien +lavé une mule, on jette le foin; le foin +est chaud; le foin est bon et chaud; je +le mets sur mes pieds de marbre. +</p> + +<p> +—Quelle histoire me fais-tu là ? dit +Jacques; je ne parle pas de toi. +</p> + +<p> +Elle poursuivit: +</p> + +<p> +—On me fait tenir un homme pendant +qu’on le tue. Oh! que j’ai eu du +sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne +si cela se peut. Ils m’ont fait tenir +<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span> +sa tête et le baquet rempli d’une eau +rouge. O ciel! moi qui étais l’épouse de +Dieu! on jette leurs corps dans l’abîme +de neige; mais le vautour les trouve; il +tapisse son nid avec leurs cheveux. Je +te vois à présent plein de vie, je te +verrai sanglant, pâle et mort. +</p> + +<p> +L’aventurier, haussant les épaules, se +mit à siffler en entrant, et poussa la +seconde porte; il trouva l’homme qu’il +avait vu par les fentes de la cabane: il +portait le <i>berret</i><a name='FA_14' id='FA_14' href='#FN_14' class='fnanchor'>[14]</a> bleu des Basques sur +l’oreille, et, couvert d’un ample manteau, +assis sur un bât de mulet, courbé +sur un large brasier de fonte, fumait un +cigare et vidait une outre placée à son +côté. La lueur de la braise éclairait son +visage gras et jaune, ainsi que la chambre +où étaient rangées des selles de mulet +autour du <i>brasero</i> comme des sièges. Il +souleva la tête sans se déranger. +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est toi, Jacques? dit-il, +c’est bien toi? Quoiqu’il y ait quatre ans +que je ne t’ai vu, je te reconnais, tu +<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span> +n’es pas changé, brigand; c’est toujours +ta grande face de vaurien. Mets-toi là et +buvons un coup. +</p> + +<p> +—Oui, me voilà encore ici; mais comment +diable y es-tu, toi? Je te croyais +juge, Houmain! +</p> + +<p> +—Et moi, donc, je te croyais bien +capitaine espagnol, Jacques! +</p> + +<p> +—Ah! je l’ai été quelque temps, c’est +vrai, et puis prisonnier; mais je m’en +suis tiré assez joliment, et j’ai repris +l’ancien état, l’état libre, la bonne vieille +contrebande. +</p> + +<p> +—Viva! viva! <i>jaleo!</i> s’écria Houmain; +nous autres braves, nous sommes bons +à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours +passé par les autres <i>ports</i><a name='FA_15' id='FA_15' href='#FN_15' class='fnanchor'>[15]</a>? car je +ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le +métier. +</p> + +<p> +—Oui, oui, j’ai passé par où tu ne +passeras pas, va! dit Jacques. +</p> + +<p> +—Et qu’apportes-tu? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span> +—Une marchandise inconnue; mes +mules viendront demain. +</p> + +<p> +—Sont-ce les ceintures de soie, les +cigares ou la laine? +</p> + +<p> +—Tu le sauras plus tard, amigo, dit +le spadassin; donne-moi l’outre, j’ai +soif. +</p> + +<p> +—Tiens, bois, c’est du vrai valdepenas!... +Nous sommes si heureux ici, nous +autres bandoleros! Ai! <i>jaleo! jaleo<a name='FA_16' id='FA_16' href='#FN_16' class='fnanchor'>[16]</a>!</i> +bois donc, les amis vont venir. +</p> + +<p> +—Quels amis? dit Jacques laissant +retomber l’outre. +</p> + +<p> +—Ne t’inquiète pas, bois toujours; je +vais te conter ça, et puis nous chanterons +la Tirana<a name='FA_17' id='FA_17' href='#FN_17' class='fnanchor'>[17]</a> andalouse! +</p> + +<p> +L’aventurier prit l’outre et fit semblant +de boire tranquillement. +</p> + +<p> +—Quelle est donc cette grande diablesse +que j’ai vue à ta porte? reprit-il; +elle a l’air à moitié morte. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span> +—Non, non; elle n’est que folle; bois +toujours, je te conterai ça. +</p> + +<p> +Et, prenant à sa ceinture rouge le long +poignard dentelé de chaque côté en +manière de scie, Houmain s’en servit +pour retourner et enflammer la braise, +et dit d’un air grave: +</p> + +<p> +—Tu sauras d’abord, si tu ne le sais +pas, que là -bas (il montrait le côté de la +France) ce vieux loup de Richelieu les +mène tambour battant. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Jacques. +</p> + +<p> +—Oui; on l’appelle le <i>roi du Roi</i>. Tu +sais? Cependant il y a un petit jeune +homme qui est à peu près aussi fort +que lui, et qu’on appelle M. le Grand. +Ce petit bonhomme commande presque +toute l’armée de Perpignan dans ce +moment-ci, et il est arrivé il y a un +mois; mais le vieux est toujours à Narbonne, +et il est bien fin. Pour le Roi, il +est tantôt comme ci, tantôt comme çà +(en parlant, Houmain retournait sa main +sur le dos et du côté de la paume); oui, +entre le zist et le zest. Mais en attendant +qu’il se décide, moi je suis pour le zist, +<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span> +c’est à dire Cardinaliste, et j’ai toujours +fait les affaires de monseigneur, depuis +la première qu’il me donna il y a bientôt +trois ans. Je vais te la conter. +</p> + +<p> +Il avait besoin de gens de caractère +et d’esprit pour une petite expédition, +et me fit chercher pour être lieutenant +criminel. +</p> + +<p> +—Ah! ah! c’est un joli poste, on me +l’a dit. +</p> + +<p> +—Oui, c’est un trafic comme le nôtre, +où l’on vend la corde au lieu du fil; c’est +moins honnête, car on tue plus souvent, +mais aussi c’est plus solide: chaque +chose a son prix. +</p> + +<p> +—C’est juste, dit Jacques. +</p> + +<p> +—Me voilà donc en robe rouge; je servis +à en donner une jaune en soufre à un +grand beau garçon qui était curé à Loudun, +et qui était dans un couvent de +nonnes comme un loup dans la bergerie: +aussi il lui en cuisit. +</p> + +<p> +—Ah! ah! ah! c’est fort drôle! s’écria +Jacques en riant. +</p> + +<p> +—Bois toujours, continua Houmain. +Oui, je t’assure, Jago, que je l’ai vu, +<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span> +après l’affaire, réduit en petits tas noirs +comme ce charbon, tiens, ce charbon-là +au bout de mon poignard. Ce que c’est +que de nous! voilà comme nous serons +chez le diable. +</p> + +<p> +—Oh! pas de ces plaisanteries-là ! dit +l’autre très gravement; vous savez bien +que moi j’ai de la religion. +</p> + +<p> +—Ah! je ne dis pas non: cela peut +être, reprit Houmain du même ton. Richelieu +est bien cardinal! mais, enfin, +n’importe. Tu sauras que, comme j’étais +rapporteur, cela me rapporta... +</p> + +<p> +—Ah! de l’esprit, coquin! +</p> + +<p> +—Oui, toujours un peu! Je dis donc +que cela me rapporta cinq cents piastres; +car Armand Duplessis paye bien son +monde; il n’y a rien à dire, si ce n’est +que l’argent n’est pas à lui; mais nous +faisons tous comme cela. Alors, ma foi, +j’ai voulu placer cet argent dans notre +ancien négoce; je suis revenu ici. Le +métier va bien, heureusement: il y a +peine de mort contre nous, et la marchandise +renchérit. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span> +—Qu’est-ce que je vois là ? s’écria +Jacques; un éclair dans ce mois-ci! +</p> + +<p> +—Oui, les orages vont commencer: +il y en a déjà eu deux. Nous sommes +dans le nuage; entends-tu les roulements? +Mais ce n’est rien; va, bois toujours. +Il est une heure du matin à peu +près, nous achèverons l’outre et la nuit +ensemble. Je te disais donc que je fis +connaissance avec notre président, un +grand drôle nommé Laubardemont. Je +ne sais pas si tu le connais. +</p> + +<p> +—Oui, oui, un peu, dit Jacques; c’est +un fier avare; mais c’est égal, parle. +</p> + +<p> +—Eh bien, comme nous n’avions rien +de caché l’un pour l’autre, je lui dis +mes petits projets de commerce, et lui +recommandai, quand l’occasion des +bonnes affaires se présenterait, de penser +à son camarade du tribunal. Il n’y a +pas manqué, je n’ai pas à me plaindre. +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit Jacques. Et qu’a-t-il +fait? +</p> + +<p> +—D’abord il y a deux ans qu’il m’a +amené lui-même, en croupe, sa nièce, +que tu as vue à la porte. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span> +—Sa nièce! dit Jacques en se levant, +et tu la traites comme une esclave! +<i>Demonio!</i> +</p> + +<p> +—Bois toujours, continua Houmain +en attisant doucement la braise avec son +poignard; c’est lui-même qui l’a désiré. +Rassieds-toi. +</p> + +<p> +Jacques se rassit. +</p> + +<p> +—Je crois, poursuivit le contrebandier, +qu’il n’aurait pas même été fâché +de la savoir... tu m’entends. Il aurait +mieux aimé la savoir sous la neige que +dessus, mais il ne voulait pas l’y mettre +lui-même, parce qu’il est bon parent, +comme il le dit. +</p> + +<p> +—Et comme je le sais, dit le nouveau +venu, mais va... +</p> + +<p> +—On conçoit qu’un homme comme +lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir +une nièce folle chez lui. C’est tout +simple. Si j’avais continué aussi mon +rôle d’homme de robe, j’en aurais fait +autant en pareil cas. Mais ici nous ne +représentons pas, comme tu vois, et je +<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span> +l’ai prise pour <i>criada</i><a name='FA_18' id='FA_18' href='#FN_18' class='fnanchor'>[18]</a>: elle a montré +plus de bon sens que je n’aurais cru, +quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un +seul mot, et qu’elle ait fait la délicate +d’abord. A présent, elle brosse un mulet +comme un garçon. Elle a un peu de +fièvre depuis quelques jours cependant; +mais ça finira de manière ou d’autre. +Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont +qu’elle vit encore: il croirait que c’est +par économie que je l’ai gardée pour +servante. +</p> + +<p> +—Comment! est-ce qu’il est ici? s’écria +Jacques. +</p> + +<p> +—Bois toujours, reprit le flegmatique +Houmain, qui donnait lui-même un +grand exemple de cette leçon, sa phrase +favorite, et commençait à fermer à demi +les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu, +la seconde affaire que j’ai avec ce petit +bon Lombard dimon, démon, des monts, +comme tu voudras. Je l’aime comme +mes yeux, et je veux que nous buvions +à sa santé ce petit vin de Jurançon que +<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span> +voici; c’est le vin d’un luron, du feu roi +Henri. Que nous sommes heureux ici! +L’Espagne dans la main droite, la France +dans la gauche, entre l’outre et la bouteille! +La bouteille! j’ai quitté tout pour +elle! +</p> + +<p> +Et il fit sauter le goulot d’une bouteille +de vin blanc. Après en avoir pris +des longues gorgées, il continua, tandis +que l’étranger le dévorait des yeux: +</p> + +<p> +—Oui, il est ici, et il doit avoir froid +aux pieds, car il court la montagne depuis +la fin du jour avec des gardes à lui +et nos camarades, tu sais, nos <i lang="es" xml:lang="es">bandoleros</i>, +les vrais <i lang="es" xml:lang="es">contrabandistas</i>. +</p> + +<p> +—Et pourquoi courent-ils? dit +Jacques. +</p> + +<p> +—Ah! voilà le plaisant de l’affaire! +dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux +coquins qui veulent apporter ici soixante +mille soldats espagnols en papier dans +leur poche. Tu ne comprends pas peut-être +à demi-mot, croquant! hein! eh +bien, c’est pourtant comme je te dis, +dans leur propre poche! +</p> + +<p> +—Si, si, je comprends! dit Jacques +<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span> +en tâtant son poignard dans sa ceinture +et regardant la porte. +</p> + +<p> +—Eh bien, enfant du diable, chantons +la Tirana; prends ta bouteille, jette ton +cigare, et chante. +</p> + +<p> +A ces mots l’hôte, chancelant, se mit +à chanter en espagnol, entrecoupant ses +chants de rasades qu’il jetait dans son +gosier en se renversant, tandis que +Jacques, toujours assis, le regardait d’un +Å“il sombre à la lueur du brasier, et méditait +ce qu’il allait faire. +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de + rien, me voilà . Je les défie tous, je veille sur + moi-même, et on me respecte<a name='FA_19' id='FA_19' href='#FN_19' class='fnanchor'>[19]</a>.<br /></span> +<span class="i0"><i>Ai, ai, ai, jaleo!</i> Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir?</span> +</div> + +<p> +La lueur d’un éclair entra par une +petite lucarne, et remplit la chambre +d’une odeur de soufre; une effroyable +<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span> +détonation le suivit de près: la cabane +trembla, et une poutre tomba en dehors. +</p> + +<p> +—Oh! eh! la maison! s’écria le buveur; +le diable est chez nous! les amis +ne viennent donc pas? +</p> + +<p> +—Chantons, dit Jacques en rapprochant +le bât sur lequel il était assis de +celui de Houmain. +</p> + +<p> +Celui-ci but pour se raffermir, et reprit: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0"><i>Jaleo! jaleo!</i> mon cheval est fatigué! et moi je marche en courant près de lui.<br /></span> +<span class="i2">Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s’élève dans la montagne.<br /></span> +<span class="i2">Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce danger.<br /></span> +<span class="i2"><span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le chanfrein blanc!<br /></span> +<span class="i2">Jeunes filles, <i>jaleo!</i> jeunes filles, achetez-moi du fil noir<a name='FA_20' id='FA_20' href='#FN_20' class='fnanchor'>[20]</a>!</span> +</div> + +<p> +En achevant, il sentit son siège vaciller, +et tomba à la renverse; Jacques, +après s’en être débarrassé ainsi, s’élançait +vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et son +visage se heurta contre la figure pâle et +glacée de la folle. Il recula. +</p> + +<p> +—Le juge! dit-elle en entrant. +</p> + +<p> +Et elle tomba étendue sur la terre +froide. +</p> + +<p> +Jacques avait déjà passé un pied par-dessus +elle; mais une autre figure apparut, +livide et surprise, celle d’un homme de +grande taille, couvert d’un manteau +ruisselant de neige. Il recula encore, et +rit d’horreur et de rage. C’était Laubardemont +<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span> +suivi d’hommes armés; ils se +regardèrent. +</p> + +<p> +—Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! +dit Houmain, se relevant avec peine, +serais-tu royaliste, par hasard? +</p> + +<p> +Mais lorsqu’il vit ces deux hommes +qui semblaient pétrifiés l’un par l’autre, +il se tut comme eux, ayant la conscience +de son ivresse, et s’approcha en trébuchant +pour relever la folle, toujours +étendue entre le juge et le capitaine. Le +premier prit la parole. +</p> + +<p> +—N’êtes-vous pas celui que nous +poursuivions tout à l’heure? +</p> + +<p> +—C’est lui, dirent les gens de sa +suite tout d’une voix, l’autre est échappé. +</p> + +<p> +Jacques recula jusqu’aux planches +fendues qui formaient le mur chancelant +de la case: s’enveloppant dans son +manteau comme un ours acculé contre +un arbre par une meute nombreuse, et +voulant faire diversion et s’assurer un +moment de réflexion, il répondit avec +une voix forte et sombre: +</p> + +<p> +—Le premier qui passera ce brasier +<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span> +et le corps de cette fille est un homme +mort! +</p> + +<p> +Et il tira un long poignard de son +manteau. En ce moment, Houmain, agenouillé, +retourna la tête de la jeune +femme; les yeux en étaient fermés; il +l’approcha du brasier, dont la lueur +l’éclaira. +</p> + +<p> +—Ah! grand Dieu! s’écria Laubardemont +s’oubliant par effroi, Jeanne encore! +</p> + +<p> +—Soyez tranquille, mon... on... seigneur, +dit Houmain en essayant de soulever +les longues paupières noires qui +retombaient, et la tête qui se renversait +comme un lin mouillé; soi...yez tranquille; +ne...e...vou...ous fâchez pas, elle +est bien morte, très morte. +</p> + +<p> +Jacques posa le pied sur ce corps +comme sur une barrière, et, se courbant +avec un rire féroce sous le visage de +Laubardemont, lui dit à demi-voix: +</p> + +<p> +—Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai +pas, courtisan; je ne te dirai +pas qu’elle fut ta nièce et que je suis +ton fils. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span> +Laubardemont se recueillit, regarda +ses gens qui se pressaient autour de lui +avec des carabines avancées, et leur faisant +signe de se retirer à quelques pas, +il répondit d’une voix très basse: +</p> + +<p> +—Livre-moi le traité, et tu passeras. +</p> + +<p> +—Le voilà dans ma ceinture; mais si +l’on y touche, je t’appellerai mon père +tout haut. Que dira ton maître? +</p> + +<p> +—Donne-le-moi, et je te pardonnerai +ta vie. +</p> + +<p> +—Laisse-moi passer, et je te pardonnerai +de me l’avoir donnée. +</p> + +<p> +—Toujours le même, brigand? +</p> + +<p> +—Oui, assassin! +</p> + +<p> +—Que t’importe un enfant qui conspire? +dit le juge. +</p> + +<p> +—Que t’importe un vieillard qui règne? +répondit l’autre. +</p> + +<p> +—Donne-moi ce papier; j’ai fait serment +de l’avoir. +</p> + +<p> +—Laisse-le-moi, j’ai juré de le reporter. +</p> + +<p> +—Quel peut être ton serment et ton +Dieu? dit Laubardemont. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span> +—Et le tien, reprit Jacques, est-ce le +crucifix de fer rouge? +</p> + +<p> +Mais, se levant entre eux, Houmain, +riant et chancelant, dit au juge en lui +frappant sur l’épaule: +</p> + +<p> +—Vous êtes bien longtemps à vous +expliquer, l’...ami; est-ce que vous le +connaîtriez d’ancienne date? C’est... est +un bon garçon. +</p> + +<p> +—Moi! non! s’écria Laubardemont à +haute voix, je ne l’ai jamais vu. +</p> + +<p> +Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient +l’ivrogne et la petitesse de la +chambre embarrassée, s’élança avec violence +contre les faibles planches qui formaient +le mur, d’un coup de talon en +jeta deux dehors et passa par l’espace +qu’elles avaient laissé. Tout ce côté de +la cabane fut brisé, elle chancela tout +entière: le vent y entra avec violence. +</p> + +<p> +—Eh! eh! Demonio! santo Demonio! +où vas-tu? s’écria le contrebandier; tu +casses ma maison! et c’est le côté du +Gave. +</p> + +<p> +Tous s’approchèrent avec précaution, +arrachèrent les planches qui restaient, +<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span> +et se penchèrent sur l’abîme. Ils contemplèrent +un spectacle étrange: l’orage +était dans toute sa force, et c’était un +orage des Pyrénées; d’immenses éclairs +partaient ensemble des quatre points de +l’horizon, et leurs feux se succédaient +si vite qu’on n’en voyait pas l’intervalle, +et qu’ils paraissaient immobiles et durables: +seulement la voûte flamboyante +s’éteignait quelquefois tout à coup, puis +reprenait ses lueurs constantes. Ce n’était +plus la flamme qui semblait étrangère +à cette nuit, c’était l’obscurité. L’on +eût dit que, dans ce ciel naturellement +lumineux, il se faisait des éclipses d’un +moment: tant les éclairs étaient longs +et tant leur absence était rapide! Les +pics allongés et les rochers blanchis se +détachaient sur ce fond rouge comme +des blocs de marbre sur une coupole +d’airain brûlant et simulant au milieu +des frimas les prodiges du volcan; les +eaux jaillissaient comme des flammes, +les neiges s’écoulaient comme une lave +éblouissante. +</p> + +<p> +Dans leur amas mouvant se débattait +<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span> +un homme, et ses efforts le faisaient entrer +plus en avant dans le gouffre tournoyant +et liquide; ses genoux ne se +voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé +un énorme glaçon pyramidal et +transparent, que les éclairs faisaient briller +comme un rocher de cristal; ce glaçon +même fondait par sa base et glissait +lentement sur la pente du rocher. On +entendait sous la nappe de neige le bruit +des quartiers de granit qui se heurtaient, +en tombant, à des profondeurs immenses. +Cependant on aurait pu le sauver +encore; l’espace de quatre pieds à peine +le séparait de Laubardemont. +</p> + +<p> +—J’enfonce! s’écria-t-il; tends-moi +quelque chose et tu auras le traité. +</p> + +<p> +—Donne-le-moi, et je te tendrai ce +mousquet, dit le juge. +</p> + +<p> +—Le voilà , dit le spadassin, puisque +le diable est pour Richelieu. +</p> + +<p> +Et, lâchant d’une main son glissant +appui, il jeta un rouleau de bois dans la +cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant +sur le traité comme un loup sur +sa proie. Jacques avait en vain étendu +<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span> +son bras; on le vit glisser lentement +avec le bloc énorme et dégelé qui croulait +sur lui, et s’enfoncer sans bruit dans +les neiges. +</p> + +<p> +—Ah! misérable! tu m’as trompé! +s’écria-t-il; mais on ne m’a pas pris le +traité... je te l’ai donné... entends-tu... +mon père! +</p> + +<p> +Il disparut sous la couche épaisse et +blanche de la neige; on ne vit plus à sa +place que cette nappe éblouissante que +sillonnait la foudre en s’y éteignant; on +n’entendit plus que les roulements du +tonnerre et le sifflement des eaux qui +tourbillonnaient contre les rochers, car +les hommes groupés autour d’un cadavre +et d’un scélérat, dans la chambre à +demi-brisée, se taisaient glacés par l’horreur, +et craignaient que Dieu ne vînt à +diriger la foudre<a name='FA_21' id='FA_21' href='#FN_21' class='fnanchor'>[21]</a>. +</p> + +<h2 id="chap_23"> +CHAPITRE XXIII +</h2> + +<p class="h2b"> +L’ABSENCE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">L’absence est le plus grand des maux,<br /></span> +<span class="i2">Non pas pour vous, cruelle!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>La Fontaine.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Qui de nous n’a trouvé du charme à +suivre des yeux les nuages du ciel? Qui +ne leur a envié la liberté de leurs voyages +au milieu des airs, soit lorsque, roulés +en masse par les vents et colorés par +le soleil, ils s’avancent paisiblement +comme une flotte de sombres navires dont +la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés +en légers groupes, ils glissent avec +vitesse, sveltes et allongés comme des +oiseaux de passage, transparents comme +de vastes opales détachées du trésor des +cieux, ou bien éblouissants de blancheur +comme les neiges des monts que +<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span> +les vents emportent sur leurs ailes? +L’homme est un lent voyageur qui envie +ces passagers rapides, rapides moins +encore que son imagination; ils ont vu +pourtant, en un seul jour, tous les lieux +qu’il aime par le souvenir ou l’espérance, +ceux qui furent témoins de son bonheur +ou de ses peines, et ces pays si beaux +que l’on ne connaît pas, et où l’on croit +tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un +endroit de la terre, sans doute, un rocher +sauvage, une plaine aride où nous passons +avec indifférence, qui n’ait été consacré +dans la vie d’un homme et ne se +peigne dans ses souvenirs; car, pareils +à des vaisseaux délabrés, avant de trouver +l’infaillible naufrage, nous laissons +un débris de nous-mêmes sur tous les +écueils. +</p> + +<p> +Où vont-ils les nuages bleus et sombres +de cet orage des Pyrénées? C’est le +vent d’Afrique qui les pousse devant lui +avec une haleine enflammée; ils volent, +ils roulent sur eux-mêmes en grondant, +jettent des éclairs devant eux, comme +leurs flambeaux, et laissent pendre à +<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span> +leur suite une longue traînée de pluie +comme une robe vaporeuse. Dégagés +avec efforts des défilés de rochers qui +avaient un moment arrêté leur course, +ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque +patrimoine de Henri IV; en Guienne, +les conquêtes de Charles VII; dans la +Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles +de Charles V et de Philippe-Auguste, et, +se ralentissant enfin au-dessus du vieux +domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent +en murmurant sur les tours de Saint-Germain. +</p> + +<p> +—Oh! madame, disait Marie de Mantoue +à la Reine, voyez-vous quel orage +vient du Midi? +</p> + +<p> +—Vous regardez souvent de ce côté, +ma chère, répondit Anne d’Autriche, +appuyée sur le balcon. +</p> + +<p> +—C’est le côté du soleil, madame. +</p> + +<p> +—Et des tempêtes, dit la Reine, vous +le voyez; croyez en mon amitié, mon +enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien +vu d’heureux pour vous. J’aimerais +mieux vous voir tourner les yeux vers le +côté de la Pologne. Regardez à quel +<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span> +beau peuple vous pourriez commander. +</p> + +<p> +En ce moment, pour éviter la pluie +qui commençait, le prince Palatin passait +rapidement sous les fenêtres de la Reine +avec une suite nombreuse de jeunes +Polonais à cheval; leurs vestes turques, +couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes +et de rubis, leurs manteaux verts +et gris de lin, les hautes plumes de leurs +chevaux et leur air d’aventure les faisaient +briller d’un singulier éclat auquel +la cour s’était habituée sans peine. Ils +s’arrêtèrent un moment, et le prince +salua deux fois, pendant que le léger +animal qu’il montait marchait de côté, +tournant toujours le front vers les princesses; +se cabrant et hennissant, il agitait +les crins de son cou et semblait +saluer en mettant sa tête entre ses +jambes; toute sa suite répéta cette même +évolution en passant. La princesse +Marie s’était d’abord jetée en arrière, de +peur que l’on ne distinguât les larmes +de ses yeux; mais ce spectacle brillant +et flatteur la fit revenir sur le balcon, et +elle ne put s’empêcher de s’écrier: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span> +—Que le Palatin monte avec grâce ce +joli cheval! Il semble n’y pas songer. +</p> + +<p> +La Reine sourit: +</p> + +<p> +—Il songe à celle qui serait sa reine +demain si elle voulait faire un signe de +tête et laisser tomber sur ce trône un +regard de ses grands yeux noirs en +amande, au lieu d’accueillir toujours ces +pauvres étrangers avec ce petit air boudeur, +et en faisant la moue comme à +présent. +</p> + +<p> +Anne d’Autriche donnait en parlant un +petit coup d’éventail sur les lèvres de +Marie, qui ne put s’empêcher de sourire +aussi; mais à l’instant elle baissa la +tête en se le reprochant, et se recueillit +pour reprendre sa tristesse qui commençait +à lui échapper. Elle eut même besoin +de contempler encore les gros nuages +qui planaient sur le château. +</p> + +<p> +—Pauvre enfant, continua la Reine, +tu fais tout ce que tu peux pour être +bien fidèle et te bien maintenir dans la +mélancolie de ton roman; tu te fais mal +en ne dormant plus pour pleurer et en +cessant de manger à table; tu passes la +<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span> +nuit à rêver ou à écrire; mais, je t’en +avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est +à maigrir, à être moins belle et à n’être +pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit +ambitieux qui s’est perdu. +</p> + +<p> +Voyant Marie cacher sa tête dans son +mouchoir pour pleurer encore, Anne +d’Autriche rentra un moment dans sa +chambre en la laissant au balcon, et +feignit de s’occuper à chercher des bijoux +dans sa toilette; elle revint bientôt lentement +et gravement se remettre à la +fenêtre; Marie était plus calme, et regardait +tristement la campagne, les collines +de l’horizon, et l’orage qui s’étendait +peu à peu. +</p> + +<p> +La Reine reprit avec un ton plus +grave: +</p> + +<p> +—Dieu a eu plus de bonté pour vous +que vos imprudences ne le méritaient +peut-être, Marie; il vous a sauvée d’un +grand péril; vous aviez voulu faire de +grands sacrifices, mais heureusement +ils ne se sont pas accomplis comme vous +l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de +l’amour; vous êtes comme une personne +<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span> +qui, croyant se donner un poison mortel, +n’aurait pris qu’une eau pure et sans +danger. +</p> + +<p> +—Hélas! madame, que voulez-vous +me dire? Ne suis-je pas assez malheureuse? +</p> + +<p> +—Ne m’interrompez pas, dit la Reine; +vous allez voir avec d’autres yeux votre +position présente. Je ne veux point vous +accuser d’ingratitude envers le Cardinal; +j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer! +j’ai moi-même vu naître la conjuration. +Cependant vous pourriez, ma chère, +vous rappeler qu’il fut le seul en France +à vouloir, contre l’avis de la Reine-mère +et de la cour, la guerre du duché de Mantoue, +qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne +et rendit au duc de Nevers votre +père; ici, dans ce château même de +Saint-Germain, fut signé le traité qui +renversait le duc de Guastalla<a name='FA_22' id='FA_22' href='#FN_22' class='fnanchor'>[22]</a>. Vous +étiez bien jeune alors... On a dû vous +l’apprendre pourtant. Voici toutefois +que, par amour uniquement (je veux le +<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span> +croire comme vous), un jeune homme +de vingt-deux ans est prêt à le faire +assassiner... +</p> + +<p> +—Oh! madame, il en est incapable. +Je vous jure qu’il l’a refusé... +</p> + +<p> +—Je vous ai priée, Marie, de me +laisser parler. Je sais qu’il est généreux +et loyal; je veux croire que, contre +l’usage de notre temps, il ait assez de +modération pour ne pas aller jusque-là , +et le tuer froidement, comme le chevalier +de Guise a tué le vieux baron de +Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître +de l’empêcher s’il le fait prendre à force +ouverte? c’est ce que nous ne pouvons +savoir plus que lui! Dieu seul sait l’avenir. +Du moins est-il sûr que pour vous +il l’attaque, et, pour le renverser, prépare +la guerre civile, qui éclate peut-être +à l’heure même où nous parlons, +une guerre sans succès! De quelque +manière qu’elle tourne, il ne peut réussir +qu’à faire du mal, car <span class='smcap'>Monsieur</span> va +abandonner la conjuration. +</p> + +<p> +—Quoi! madame... +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi, vous dis-je, j’en suis +<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span> +certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer +davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? +Le Roi, il l’a bien jugé, est allé +consulter le Cardinal. Le consulter, c’est +lui céder; mais le traité d’Espagne a été +signé: s’il est découvert, que fera seul +M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, +nous le sauverons, nous sauverons ses +jours, je vous le promets; il en est +temps... j’espère... +</p> + +<p> +—Ah! madame, vous espérez! je suis +perdue! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant +à moitié. +</p> + +<p> +—Asseyons-nous, dit la Reine. +</p> + +<p> +Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée +de la chambre, elle poursuivit: +</p> + +<p> +—Sans doute <span class='smcap'>Monsieur</span> traitera pour +tous les conjurés en traitant pour lui, +mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil +perpétuel. Voilà donc la duchesse de +Nevers et de Mantoue, la princesse +Marie de Gonzague, femme de M. Henri +d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé! +</p> + +<p> +—Eh bien, madame! je le suivrai +dans l’exil: c’est mon devoir, je suis sa +<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span> +femme!... s’écria Marie en sanglotant; +je voudrais déjà l’y savoir en sûreté. +</p> + +<p> +—Rêves de dix-huit ans! dit la Reine +en soutenant Marie. Réveillez-vous, +enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne +veux nier aucune des qualités de M. de +Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un +esprit vaste, un grand courage; mais il +ne peut plus être rien pour vous, et heureusement +vous n’êtes ni sa femme ni +même sa fiancée. +</p> + +<p> +—Je suis à lui, madame, à lui seul... +</p> + +<p> +—Mais sans bénédiction, reprit Anne +d’Autriche, sans mariage enfin: aucun +prêtre ne l’eût osé; le vôtre même ne +l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous, +ajouta-t-elle en posant ses deux belles +mains sur la bouche de Marie, taisez-vous! +Vous allez me dire que Dieu a +entendu vos serments, que vous ne +pouvez vivre sans lui, que vos destinées +sont inséparables, que la mort seule +peut briser votre union: propos de votre +âge, délicieuses chimères d’un moment +dont vous sourirez un jour, heureuse de +ne pas avoir à les pleurer toute votre +<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span> +vie. De toutes ces jeunes femmes si +brillantes que vous voyez autour de moi, +à la cour, il n’en est pas une qui n’ait +eu, à votre âge, quelque beau songe +d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé +de ces liens que l’on croit indissolubles, +et n’ait fait en secret d’éternels serments. +Eh bien, ces songes sont évanouis, ces +nÅ“uds rompus, ces serments oubliés; +et pourtant vous les voyez femmes et +mères heureuses, entourées des honneurs +de leur rang; elles viennent rire +et danser tous les soirs... Je devine encore +ce que vous voulez me dire... Elles +n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce +pas? Eh bien, vous vous trompez, ma +chère enfant; elles aimaient autant et ne +pleuraient pas moins. Mais c’est ici que +je dois vous apprendre à connaître ce +grand mystère qui fait votre désespoir, +parce que vous ignorez le mal qui vous +dévore. Notre existence est double, mon +amie: notre vie intérieure, celle de nos +sentiments, nous travaille avec violence, +tandis que la vie extérieure nous domine +malgré nous. On n’est jamais indépendante +<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span> +des hommes, et surtout dans une +condition élevée. Seule, on se croit +maîtresse de sa destinée; mais la vue +de trois personnes qui surviennent nous +rend toutes nos chaînes en nous rappelant +notre rang et notre entourage. Que +dis-je? soyez enfermée et livrée à tout +ce que les passions vous feront naître +de résolutions courageuses et extraordinaires, +vous suggèreront de sacrifices +merveilleux, il suffira d’un laquais qui +viendra vous demander vos ordres pour +rompre le charme et vous rappeler votre +existence réelle. C’est ce combat entre +vos projets et votre position qui vous +tue; vous vous en voulez intérieurement, +vous vous faites d’amers reproches. +</p> + +<p> +Marie détourna la tête. +</p> + +<p> +—Oui, vous vous croyez bien criminelle. +Pardonnez-vous, Marie: tous les +hommes sont des êtres tellement relatifs +et dépendants les uns des autres, que +je ne sais si les grandes retraites du +monde, que nous voyons quelquefois, ne +sont pas faites pour le monde même: +le désespoir a sa recherche et la solitude +<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span> +sa coquetterie. On prétend que les plus +sombres ermites n’ont pu se retenir de +s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce +besoin de l’opinion générale est un bien, +en ce qu’il combat presque toujours +victorieusement ce qu’il y a de déréglé +dans notre imagination, et vient à l’aide +des devoirs que l’on oublie trop aisément. +On éprouve, vous le sentirez, j’espère, +en reprenant son sort tel qu’il doit être, +après le sacrifice de ce qui détournait de +la raison, la satisfaction d’un exilé qui +rentre dans sa famille, d’un malade qui +revoit le jour et le soleil après une nuit +troublée par le cauchemar. C’est ce +sentiment d’un être revenu, pour ainsi +dire, à son état naturel, qui donne le +calme que vous voyez dans bien des +yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car +il est peu de femmes qui n’aient connu +les vôtres. Vous vous trouveriez parjure +en renonçant à Cinq-Mars? Mais rien ne +vous lie; vous vous êtes plus qu’acquittée +envers lui en refusant, durant +plus de deux années, les mains royales +qui vous étaient présentées. Eh! qu’a-t-il +<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span> +fait, après tout, cet amant si passionné? +Il s’est élevé pour vous atteindre; mais +l’ambition, qui vous semble ici avoir +aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être +aidée de lui? Ce jeune homme me semble +être bien profond, bien calme dans ses +ruses politiques, bien indépendant dans +ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses +entreprises, pour que je le croie +uniquement occupé de sa tendresse. Si +vous n’aviez été qu’un moyen au lieu +d’un but, que diriez-vous? +</p> + +<p> +—Je l’aimerais encore, répondit Marie. +Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai, +madame. +</p> + +<p> +—Mais tant que je vivrai, moi, dit la +Reine avec fermeté, je m’y opposerai. +</p> + +<p> +A ces derniers mots, la pluie et la +grêle tombèrent sur le balcon avec +violence; la Reine en profita pour quitter +brusquement la porte et rentrer dans les +appartements, où la duchesse de Chevreuse, +Mazarin, M<sup>me</sup> de Guémenée et le +prince Palatin attendaient depuis un +moment. La Reine marcha au-devant +d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près +<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span> +d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la +rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point +d’abord se mêler à la conversation trop +enjouée; cependant quelques mots attirèrent +son attention. La Reine montrait +à la princesse de Guémenée des diamants +qu’elle venait de recevoir de Paris. +</p> + +<p> +—Quant à cette couronne, elle ne +m’appartient pas, le Roi a voulu la faire +préparer pour la future Reine de Pologne; +on ne sait qui ce sera. +</p> + +<p> +Puis, se tournant vers le prince Palatin: +</p> + +<p> +—Nous vous avons vu passer, prince; +chez qui donc alliez-vous? +</p> + +<p> +—Chez M<sup>lle</sup> la duchesse de Rohan, +répondit le Polonais. +</p> + +<p> +L’insinuant Mazarin, qui profitait de +tout pour chercher à deviner les secrets +et à se rendre nécessaire par des confidences +arrachées, dit en s’approchant +de la Reine: +</p> + +<p> +—Cela vient à propos quand nous +parlions de la couronne de Pologne. +</p> + +<p> +Marie, qui écoutait, ne put soutenir +ce mot devant elle, et dit à M<sup>me</sup> de +Guémenée, qui était à ses côtés: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span> +—Est-ce que M. de Chabot est roi de +Pologne! +</p> + +<p> +La Reine entendit ce mot, et se réjouit +de ce léger mouvement d’orgueil. +Pour en développer le germe, elle affecta +une attention approbative pour la conversation +qui suivit et qu’elle encourageait. +</p> + +<p> +La princesse de Guémenée se récriait: +</p> + +<p> +—Conçoit-on un semblable mariage? +on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin, +cette même M<sup>lle</sup> de Rohan, que nous +vîmes toutes si fière, après avoir refusé +le comte de Soissons, le duc de Weymar +et le duc de Nemours, n’épouser qu’un +gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! +Où allons-nous? on ne sait ce que cela +deviendra. +</p> + +<p> +Mazarin ajoutait d’un ton équivoque: +</p> + +<p> +—Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! +à la cour! un amour véritable, profond! +cela peut-il se croire? +</p> + +<p> +Pendant ceci, la Reine continuait à +fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle +couronne. +</p> + +<p> +—Les diamants ne vont bien qu’aux +<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span> +cheveux noirs, dit-elle; voyons, donnez +votre front, Marie... +</p> + +<p> +Mais elle va à ravir, continua-t-elle. +</p> + +<p> +—On la croirait faite pour madame +la princesse, dit le Cardinal. +</p> + +<p> +—Je donnerais tout mon sang pour +qu’elle demeurât sur ce front, dit le +prince Palatin. +</p> + +<p> +Marie laissa voir, à travers les larmes +qu’elle avait encore sur les joues, un +sourire enfantin et involontaire, comme +un rayon de soleil à travers la pluie; +puis, tout à coup, devenant d’une excessive +rougeur, elle se sauva en courant +dans les appartements. +</p> + +<p> +On riait. La Reine la suivit des yeux, +sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur +polonais, et se retira pour écrire +une lettre. +</p> + +<h2 id="chap_24"> +CHAPITRE XXIV +</h2> + +<p class="h2b"> +LE TRAVAIL +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Peu d’espérance doiuent auoir les pauures et +menues gens au fait de ce monde, puisque si +grand Roy a tant souffert et tant trauaillé. +</p> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Philippe de Comines.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Un soir, devant Perpignan, il se passa +une chose inaccoutumée. Il était dix +heures et tout dormait. Les opérations +lentes et presque suspendues du siège +avaient engourdi le camp et la ville. +Chez les Espagnols on s’occupait peu +des Français, toutes les communications +étant libres vers la Catalogne, comme +en temps de paix; et dans l’armée française +tous les esprits étaient travaillés +par cette secrète inquiétude qui annonce +les grands événements. Cependant tout +était calme en apparence; on n’entendait +que le bruit des pas mesurés des +<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span> +sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre, +que la petite lumière rouge de la mèche +toujours fumante de leurs fusils, lorsque +tout à coup les trompettes des Mousquetaires, +des Chevau-légers et des Gens d’armes +sonnèrent presque en même temps le +<i>boute selle</i> et <i>à cheval</i>. Tous les factionnaires +crièrent aux armes, et on vit les +sergents de bataille, portant des flambeaux, +aller de tente en tente, une longue +pique à la main, pour réveiller les soldats, +les ranger en ligne et les compter. De +longs pelotons marchaient dans un sombre +silence, circulaient dans les rues du +camp et venaient prendre leur place de +bataille; on entendait le choc des bottes +pesantes et le bruit du trot des escadrons, +annonçant que la cavalerie faisait +les mêmes dispositions. Après une +demi-heure de mouvements, les bruits +cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et +tout rentra dans le calme; seulement +l’armée était debout. +</p> + +<p> +Des flambeaux intérieurs faisaient +briller comme une étoile l’une des dernières +tentes du camp; on distinguait, +<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span> +en approchant, cette petite pyramide +blanche et transparente; sur sa toile se +dessinaient deux ombres qui allaient et +venaient. Dehors plusieurs hommes à +cheval attendaient; dedans étaient de +Thou et Cinq-Mars. +</p> + +<p> +A voir ainsi levé et armé à cette heure +le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris +pour un des chefs de la révolte. Mais +en examinant de plus près sa contenance +sévère et ses regards mornes, on +aurait compris bientôt qu’il la blâmait +et s’y laissait conduire et compromettre +par une résolution extraordinaire qui +l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait +de l’entreprise en elle-même. Depuis le +jour où Henri d’Effiat lui avait ouvert +son cÅ“ur et confié tout son secret, il +avait vu clairement que toute remontrance +était inutile auprès d’un jeune +homme aussi fortement résolu. Il avait +même compris plus que M. de Cinq-Mars +ne lui avait dit, il avait vu dans +l’union secrète de son ami avec la princesse +Marie un de ces liens d’amour dont +les fautes mystérieuses et fréquentes, les +<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span> +abandons voluptueux et involontaires, ne +peuvent être trop tôt épurés par les +publiques bénédictions. Il avait compris +ce supplice impossible à supporter plus +longtemps d’un amant, maître adoré de +cette jeune personne, et qui chaque +jour était condamné à paraître devant +elle en étranger et à recevoir les confidences +politiques des mariages que l’on +préparait pour elle. Le jour où il avait +reçu son entière confession, il avait tout +tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller +dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère. +Il avait évoqué les plus graves +souvenirs et les meilleurs sentiments, +sans autre résultat que de rendre plus +rude vis-à -vis de lui la résolution invincible +de son ami. Cinq-Mars, on s’en +souvient, lui avait dit durement: «<i>Eh! +vous ai-je prié de prendre part à la conjuration?</i>» +et lui, il n’avait voulu promettre +que de ne pas le dénoncer, et il +avait rassemblé toutes ses forces contre +l’amitié pour dire: «<i>N’attendez rien de +plus de ma part si vous signez ce traité.</i>» +Cependant Cinq-Mars avait signé le +<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span> +traité, et de Thou était encore là , près +de lui. +</p> + +<p> +L’habitude de discuter familièrement +les projets de son ami les lui avait peut-être +rendus moins odieux; son mépris +pour les vices du Cardinal-Duc, son +indignation de l’asservissement des Parlements, +auxquels tenait sa famille, et +de la corruption de la justice; les noms +puissants et surtout les nobles caractères +des personnages qui dirigeaient l’entreprise, +tout avait contribué à adoucir sa +première et douloureuse impression. +Ayant une fois promis le secret à M. de +Cinq-Mars, il se considérait comme +pouvant accepter en détail toutes les +confidences secondaires; et, depuis l’événement +fortuit qui l’avait compromis +chez Marion de Lorme parmi les conjurés, +il se regardait comme lié par l’honneur +avec eux, et engagé à un silence inviolable. +Depuis ce temps il avait vu Monsieur, +le duc de Bouillon et Fontrailles; +ils s’étaient accoutumés à parler devant +lui sans crainte, et lui à les entendre +sans colère. A présent les dangers de son +<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span> +ami l’entraînaient dans leur tourbillon +comme un aimant invincible. Il souffrait +dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars +partout où il allait, sans vouloir, +par délicatesse excessive, hasarder désormais +une seule réflexion qui eût pu +ressembler à une crainte personnelle. Il +avait donné sa vie tacitement, et eût +jugé indigne de tous deux de faire signe +de la vouloir reprendre. +</p> + +<p> +Le Grand-Écuyer était couvert de sa +cuirasse, armé, et chaussé de larges +bottes. Un énorme pistolet était posé sur +sa table, entre deux flambeaux, avec sa +mèche allumée; une montre pesante +dans sa boîte de cuivre devant le pistolet. +De Thou, couvert d’un manteau noir, +se tenait immobile, les bras croisés; +Cinq-Mars se promenait, les bras derrière +le dos, regardant de temps à autre l’aiguille +trop lente à son gré; il entr’ouvrit +sa tente et regarda le ciel, puis revint: +</p> + +<p> +—Je ne vois pas mon étoile en haut, +dit-il, mais n’importe! elle est là , dans +mon cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Le temps est sombre, dit de Thou. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span> +—Dites que le temps s’avance. Il +marche, mon ami, il marche; encore +vingt minutes, et tout sera fait. L’armée +attend le coup de pistolet pour commencer. +</p> + +<p> +De Thou tenait à la main un crucifix +d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur +la croix, tantôt au ciel. +</p> + +<p> +—Voici l’heure, disait-il, d’accomplir +le sacrifice; je ne me repens pas, mais +que la coupe du péché a d’amertume +pour mes lèvres! J’avais voué mes jours +à l’innocence et aux travaux de l’esprit, +et me voici prêt à commettre le crime et +à saisir l’épée. +</p> + +<p> +Mais, prenant avec force la main de +Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—C’est pour vous, c’est pour vous, +ajouta-t-il avec l’élan d’un cÅ“ur aveuglément +dévoué; je m’applaudis de mes +erreurs si elles tournent à votre gloire, +je ne vois que votre bonheur dans ma +faute. Pardonnez-moi un moment de +retour vers les idées habituelles de toute +ma vie. +</p> + +<p> +Cinq-Mars le regardait fixement, et +<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span> +une larme coulait lentement sur sa +joue. +</p> + +<p> +—Vertueux ami, dit-il, puisse votre +faute ne retomber que sur ma tête! +Mais espérons que Dieu, qui pardonne +à ceux qui aiment, sera pour nous; car +nous sommes criminels: moi par amour, +et vous par amitié. +</p> + +<p> +Mais tout à coup, regardant la montre, +il prit le long pistolet dans ses mains, +et considéra la mèche fumante d’un air +farouche. Ses longs cheveux tombaient +sur son visage comme la crinière d’un +jeune lion. +</p> + +<p> +—Ne te consume pas, s’écria-t-il, +brûle lentement! Tu vas allumer un +incendie que toutes les vagues de l’Océan +ne sauraient éteindre; la flamme va +bientôt éclairer la moitié d’un monde, +et il se peut qu’on aille jusqu’au bois +des trônes. Brûle lentement, flamme +précieuse, les vents qui t’agiteront sont +violents et redoutables: l’amour et la +haine. Conserve-toi, ton explosion va +retentir au loin, et trouvera des échos +dans la chaumière du pauvre et dans le +<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span> +palais du Roi. Brûle, brûle, flamme chétive, +tu es pour moi le sceptre et la +foudre. +</p> + +<p> +De Thou, tenant toujours la petite +croix d’ivoire, disait à voix basse: +</p> + +<p> +—Seigneur, pardonnez-nous le sang +qui sera versé; nous combattrons le méchant +et l’impie! +</p> + +<p> +Puis, élevant la voix: +</p> + +<p> +—Mon ami, la cause de la vertu +triomphera, dit-il, elle triomphera seule. +C’est Dieu qui a permis que le traité +coupable ne nous parvînt pas: ce qui +faisait le crime est anéanti, sans doute; +nous combattrons sans l’étranger, et +peut-être même ne combattrons-nous +pas; Dieu changera le cÅ“ur du roi. +</p> + +<p> +—Voici l’heure, voici l’heure! dit +Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre +avec une sorte de rage joyeuse: encore +quelques minutes, et les Cardinalistes +du camp seront écrasés; nous marcherons +sur Narbonne, il est là ... Donnez +ce pistolet. +</p> + +<p> +A ces mots, il ouvrit brusquement sa +tente et prit la mèche du pistolet. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span> +—Courrier de Paris! courrier de la +cour! cria une voix au dehors. +</p> + +<p> +Et un homme couvert de sueur, haletant +de fatigue, se jeta en bas de son +cheval, entra, et remit une petite lettre +à Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—De la Reine, monseigneur, dit-il. +</p> + +<p> +Cinq-Mars pâlit, et lut: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Monsieur le marquis de Cinq-Mars</span>, +</p> + +<p> +«Je vous fais cette lettre pour vous +conjurer et prier de rendre à ses devoirs +notre bien-aimée fille adoptive et +amie, la princesse Marie de Gonzague, +que votre affection détourne seule du +royaume de Pologne à elle offert. J’ai +sondé son âme; elle est bien jeune +encore, et <i>j’ai lieu de croire</i> qu’elle +accepterait la couronne avec <i>moins +d’efforts et de douleur que vous ne le +pensez peut-être</i>. +</p> + +<p> +«C’est pour elle que vous avez entrepris +une guerre qui va mettre à feu et à +sang mon beau et cher pays de France; +je vous conjure et supplie d’agir en +<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span> +gentilhomme, et de délier noblement la +duchesse de Mantoue des promesses +qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi +le repos à son âme et la paix à notre +cher pays. +</p> + +<p> +«La Reine, qui se jette à vos pieds, +s’il le faut. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Anne.</span>» +</p> + +<p class="sep2"> +Cinq-Mars remit avec calme le pistolet +sur la table; son premier mouvement +avait fait tourner le canon contre lui-même; +cependant il le remit, et, saisissant +vite un crayon, il écrivit sur le +revers de la même lettre: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Madame</span>, +</p> + +<p> +«Marie de Gonzague étant ma femme, +ne peut être reine de Pologne qu’après +ma mort; je meurs. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Cinq-Mars.</span>» +</p> + +<p class="sep2"> +Et comme s’il n’eût pas voulu se donner +un instant de réflexion, la mettant +de force dans la main du courrier: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span> +—A cheval! à cheval! lui dit-il d’un +ton furieux: si tu demeures un instant +de plus, tu es mort. +</p> + +<p> +Il le vit partir et rentra. +</p> + +<p> +Seul avec son ami, il resta un instant +debout mais pâle, mais l’œil fixe et +regardant la terre comme un insensé. Il +se sentit chanceler. +</p> + +<p> +—De Thou! s’écria-t-il. +</p> + +<p> +—Que voulez-vous, ami, cher ami? je +suis près de vous. Vous venez d’être +grand, bien grand! sublime! +</p> + +<p> +—De Thou! cria-t-il encore d’une voix +étouffée. +</p> + +<p> +Et il tomba la face contre terre, comme +tombe un arbre déraciné. +</p> + +<p> +Les vastes tempêtes prennent différents +aspects, selon les climats où elles +passent; celles qui avaient une étendue +terrible dans les pays du nord se rassemblent, +dit-on, en un seul nuage sous +la zone torride, d’autant plus redoutables +qu’elles laissent à l’horizon toute sa +pureté, et que les vagues en fureur +réfléchissent encore l’azur du ciel en se +teignant du sang de l’homme. Il en est +<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span> +de même des grandes passions: elles +prennent d’étranges aspects, selon nos +caractères; mais qu’elles sont terribles +dans les cÅ“urs vigoureux qui ont conservé +leur force sous le voile des formes +sociales! Quand la jeunesse et le désespoir +viennent à se réunir, on ne peut +dire à quelles fureurs ils se porteront, +ou quelle sera leur résignation subite; +on ne sait si le volcan va faire éclater +la montagne, ou s’il s’éteindra tout à +coup dans ses entrailles. +</p> + +<p> +De Thou épouvanté releva son ami, le +sang ruisselait par ses narines et ses +oreilles; il l’aurait cru mort si des torrents +de larmes n’eussent coulé de ses +yeux; c’était le seul signe de sa vie: +mais tout à coup il rouvrit ses paupières, +regarda autour de lui, et, avec une force +de tête extraordinaire, reprit toutes ses +pensées et la puissance de sa volonté. +</p> + +<p> +—Je suis en présence des hommes, +dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami, +il est onze heures et demie; l’heure du +signal est passée; donnez pour moi +l’ordre de rentrer dans les quartiers; +<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span> +c’était une fausse alerte que j’expliquerai +ce soir même. +</p> + +<p> +De Thou avait déjà senti l’importance +de cet ordre: il sortit et revint sur-le-champ; +il retrouva Cinq-Mars assis, +calme, et cherchant à faire disparaître le +sang de son visage. +</p> + +<p> +—De Thou, dit-il en le regardant fixement, +retirez-vous, vous me gênez. +</p> + +<p> +—Je ne vous quitte pas, répondit +celui-ci. +</p> + +<p> +—Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne +sont pas loin. Je ne sais plus parler +longtemps, même pour vous; mais si +vous restez avec moi vous mourrez, je +vous en avertis. +</p> + +<p> +—Je reste, dit encore de Thou. +</p> + +<p> +—Que Dieu vous préserve donc! reprit +Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien, +ce moment passé. Je vous laisse ici. +Appelez Fontrailles et tous les conjurés, +distribuez-leur ces passeports, qu’ils s’enfuient +sur-le-champ; dites-leur que tout +est manqué et que je les remercie. Pour +vous, encore une fois, partez avec eux, +je vous le demande; mais, quoi que +<span class='pagenum'><a id='Page_297' name='Page_297'>[297]</a></span> +vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez +pas. Je vous jure de ne point me frapper +moi-même. +</p> + +<p> +A ces mots, serrant la main de son +ami sans le regarder, il s’élança brusquement +hors de sa tente. +</p> + +<p> +Cependant à quelques lieues de là se +tenaient d’autres discours. A Narbonne, +dans le même cabinet où nous vîmes +autrefois Richelieu régler avec Joseph les +intérêts de l’État, étaient encore assis ces +deux hommes, à peu près les mêmes; +le ministre, cependant fort vieilli par +trois ans de souffrances, et le capucin +aussi effrayé du résultat de ses voyages +que son maître était tranquille. +</p> + +<p> +Le Cardinal, assis dans sa chaise longue +et les jambes liées et entourées d’étoffes +chaudes et fourrées, tenait sur ses +genoux trois jeunes chats qui se roulaient +et se culbutaient sur sa robe rouge; +de temps en temps il en prenait un, et +le plaçait sur les autres pour perpétuer +leurs jeux; il riait en les regardant; sur +ses pieds était couchée leur mère, comme +<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span> +un énorme manchon et une fourrure +vivante. +</p> + +<p> +Joseph, assis près de lui, renouvelait +le récit de tout ce qu’il avait entendu dans +le confessionnal; pâlissant encore du +danger qu’il avait couru d’être découvert +ou tué par Jacques, il finit par ces paroles: +</p> + +<p> +—Enfin, monseigneur, je ne puis +m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond +du cÅ“ur lorsque je me rappelle les périls +qui menaçaient et menacent encore +Votre Eminence. Des spadassins s’offraient +pour vous poignarder; je vois en France +toute la cour soulevée contre vous, la +moitié de l’armée et deux provinces; à +l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes +à fournir des troupes; partout des pièges +ou des combats, des poignards ou des +canons!... +</p> + +<p> +Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser +son jeu, et dit: +</p> + +<p> +—C’est un bien joli animal qu’un chat! +c’est un tigre de salon: quelle souplesse! +quelle finesse extraordinaire! Voyez ce +petit jaune qui fait semblant de dormir +<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span> +pour que l’autre rayé ne prenne pas +garde à lui, et tombe sur son frère; et +celui-là , comme il le déchire! voyez +comme il lui enfonce ses griffes dans le +côté! Il le tuerait, je crois, il le mangerait, +s’il était plus fort! C’est très plaisant! +quels jolis animaux! +</p> + +<p> +Il toussa, éternua assez longtemps, +puis reprit: +</p> + +<p> +—Messire Joseph, je vous ai fait dire +de ne me parler d’affaires qu’après mon +souper; j’ai faim maintenant et ce n’est +pas mon heure; mon médecin Chicot +m’a recommandé la régularité, et j’ai ma +douleur au côté. Voici quelle sera ma +soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge: +à neuf heures, nous règlerons les affaires +de M. le Grand; à dix, je me ferai porter +autour du jardin pour prendre l’air au +clair de la lune; ensuite je dormirai une +heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, +et à quatre heures vous pourrez repasser +pour prendre les divers ordres d’arrestations, +condamnations ou autres que +j’aurai à vous donner pour les provinces, +Paris ou les armées de Sa Majesté. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span> +Richelieu dit tout ceci avec le même +son de voix et une prononciation uniforme, +altérée seulement par l’affaiblissement +de sa poitrine et la perte de plusieurs +dents. +</p> + +<p> +Il était sept heures du soir; le capucin +se retira. Le Cardinal soupa avec la plus +grande tranquillité, et quand l’horloge +frappa huit heures et demie, il fit appeler +Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis +près de la table: +</p> + +<p> +—Voilà donc tout ce qu’ils ont pu +faire contre moi pendant plus de deux +années! Ce sont de pauvres gens, en +vérité! Le duc de Bouillon même, que +je croyais assez capable, se perd tout à +fait dans mon esprit par ce trait; je l’ai +suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il +fait un pas digne d’un véritable +homme d’Etat? Le Roi, <span class='smcap'>Monsieur</span>, et tous +les autres, n’ont fait que se monter la +tête ensemble contre moi, et ne m’ont +seulement pas enlevé un homme. Il n’y +a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la +suite dans les idées; tout ce qu’il a fait +était conduit d’une manière surprenante: +<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span> +il faut lui rendre justice, il avait des dispositions; +j’en aurais fait mon élève sans +la roideur de son caractère; mais il m’a +rompu en visière, j’en suis bien fâché +pour lui. Je les ai tous laissés nager plus +de deux ans en pleine eau; à présent +tirons le filet. +</p> + +<p> +—Il en est temps, monseigneur, dit +Joseph, qui souvent frémissait involontairement +en parlant: savez-vous que de +Perpignan à Narbonne le trajet est court? +savez-vous que, si vous avez ici une forte +armée, vos troupes du camp sont faibles +et incertaines? que cette jeune noblesse +est furieuse, et que le Roi n’est pas +sûr? +</p> + +<p> +Le Cardinal regarda l’horloge. +</p> + +<p> +—Il n’est encore que huit heures et +demie, mons Joseph; je vous ai déjà dit +que je ne m’occuperais de cette affaire +qu’à neuf heures. En attendant, comme +il faut que justice se fasse, vous allez +écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai +la mémoire fort bonne. Il reste encore au +monde, je le vois sur mes notes, quatre +des juges d’Urbain Grandier; c’était un +<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span> +homme d’un vrai génie que cet Urbain +Grandier, ajouta-t-il avec méchanceté +(Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres +juges sont morts misérablement; il reste +Houmain, qui sera pendu comme contrebandier; +nous pouvons le laisser tranquille: +mais voici cet horrible Lactance, +qui vit en paix avec Barré et Mignon. +Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque +de Poitiers: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Monseigneur</span>, +</p> + +<p> +«Le bon plaisir de Sa Majesté est que +les pères Barré et Mignon soient remplacés +dans leurs cures, et envoyés dans le +plus court délai dans la ville de Lyon, +ainsi que le père Lactance, capucin, pour +y être traduits devant un tribunal spécial, +comme prévenus de quelques criminelles +intentions envers l’Etat.» +</p> + +<p class="sep2"> +Joseph écrivait aussi froidement qu’un +Turc fait tomber une tête au geste de +son maître. +</p> + +<p> +Le Cardinal lui dit en signant la lettre: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span> +—Je vous ferai savoir comment je veux +qu’ils disparaissent; car il est important +d’effacer toutes les traces de cet ancien +procès. La Providence m’a bien servi en +enlevant tous ces hommes; j’achève son +ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la +postérité. +</p> + +<p> +Et il lut au capucin cette page de ses +Mémoires où il raconte la possession et +les sortilèges du magicien<a name='FA_23' id='FA_23' href='#FN_23' class='fnanchor'>[23]</a>. +</p> + +<p> +Pendant sa lente lecture, Joseph ne +pouvait s’empêcher de regarder l’horloge. +</p> + +<p> +—Il te tarde d’en venir à M. le Grand, +dit enfin le Cardinal; eh bien, pour te +faire plaisir, passons-y. Tu crois donc +que je n’ai pas mes raisons pour être +tranquille? Tu crois que j’ai laissé aller +ces pauvres conspirateurs trop loin? Non. +Voici de petits papiers qui te rassureraient +si tu les connaissais. D’abord, +dans ce rouleau de bois creux, est le +traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je +<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span> +suis très satisfait de Laubardemont: c’est +un habile homme! +</p> + +<p> +Le feu d’une féroce jalousie brilla sous +les épais sourcils de Joseph. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, dit-il, ignore à +quel homme il l’a arraché; il est vrai +qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport +on n’a pas à se plaindre; mais enfin il +était l’agent de la conjuration: c’était +son fils. +</p> + +<p> +—Dites-vous la vérité? dit le Cardinal +d’un air sévère; oui, car vous n’oseriez +pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous +su? +</p> + +<p> +—Par les gens de sa suite, monseigneur: +voici leurs rapports; ils comparaîtront. +</p> + +<p> +Le Cardinal examina ces papiers nouveaux +et ajouta: +</p> + +<p> +—Donc nous allons l’employer encore +à juger nos conjurés, et ensuite vous +en ferez ce que vous voudrez; je vous le +donne. +</p> + +<p> +Joseph, joyeux, reprit ses précieuses +dénonciations et continua: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span> +—Son Éminence parle de juger des +hommes encore armés et à cheval? +</p> + +<p> +—Ils n’y sont pas tous. Lis cette +lettre de <span class='smcap'>Monsieur</span> à Chavigny; il demande +grâce, il en a assez. Il n’osait +même pas s’adresser à moi le premier +jour, et n’élevait pas sa prière plus haut +que les genoux d’un de mes serviteurs<a name='FA_24' id='FA_24' href='#FN_24' class='fnanchor'>[24]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span> +Mais le lendemain il a repris courage +et m’a envoyé celle-ci à moi-même<a name='FA_25' id='FA_25' href='#FN_25' class='fnanchor'>[25]</a>, et +une troisième pour le Roi. +</p> + +<p> +Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le +garder. Mais on ne m’apaise pas à si +peu de frais, il me faut une confession +détaillée, ou bien je le chasserai du +<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span> +royaume. Je lui ai fait écrire ce matin<a name='FA_26' id='FA_26' href='#FN_26' class='fnanchor'>[26]</a>. +</p> + +<p> +Quant au magnifique et puissant duc +de Bouillon, seigneur souverain de Sedan +et général en chef des armées d’Italie, +il vient d’être saisi par ses officiers au +milieu de ses soldats, et s’était caché +dans une botte de paille. Il reste donc +encore seulement mes deux jeunes voisins. +Ils s’imaginèrent avoir le camp +tout entier à leurs ordres, et il ne leur +demeure attaché que les Compagnies +rouges; tout le reste, étant à <span class='smcap'>Monsieur</span>, +n’agira pas, et mes régiments les arrêteront. +Cependant j’ai permis qu’on eût +l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal +à onze heures et demie, ils seront arrêtés +aux premiers pas, sinon le Roi me +<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span> +les livrera ce soir... N’ouvre pas tes yeux +étonnés; il va me les livrer, te dis-je, +entre minuit et une heure. Vous voyez +que tout s’est fait sans vous, Joseph; +nous nous en passons fort bien, et, pendant +ce temps-là , je ne vois pas que nous +ayons reçu de grands services de vous; +vous vous négligez. +</p> + +<p> +—Ah! monseigneur, si vous saviez +ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir +le chemin des messagers du traité! +Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre +ces deux jeunes gens... +</p> + +<p> +Ici le Cardinal se mit à rire d’un air +moqueur du fond de son fauteuil. +</p> + +<p> +—Tu devais être bien ridicule et +avoir bien peur dans cette boîte, Joseph, +et je pense que c’est la première fois de +ta vie que tu aies entendu parler d’amour. +Aimes-tu ce langage-là , père Joseph? +et, dis-moi, le comprends-tu bien +clairement? Je ne crois pas que tu t’en +fasses une idée très belle. +</p> + +<p> +Richelieu, les bras croisés, regardait +avec plaisir son capucin interdit, et +poursuivit du ton persifleur d’un grand +<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span> +seigneur qu’il prenait quelquefois, se +plaisant à faire passer les plus nobles +expressions par les lèvres les plus impures: +</p> + +<p> +—Voyons, Joseph, fais-moi une +définition de l’amour selon tes idées. +Qu’est-ce que cela peut être? car enfin, +tu vois que cela existe ailleurs que dans +les romans. Ce bon jeune homme n’a fait +toutes ces petites conjurations que par +amour. Tu l’as entendu toi-même de tes +oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que +l’amour? Moi, d’abord, je n’en sais rien. +</p> + +<p> +Cet homme fut anéanti et regarda le +parquet avec l’œil stupide de quelque +animal ignoble. Après avoir cherché +longtemps, il répondit enfin d’une voix +traînante et nasillarde: +</p> + +<p> +—Ce doit être quelque fièvre maligne +qui égare le cerveau; mais, en vérité, +monseigneur, je vous avoue que je n’y +avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours +été embarrassé pour parler à une +femme; je voudrais qu’on pût les retrancher +de la société, car je ne vois pas à +quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir +<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span> +des secrets, comme la petite +duchesse ou comme Marion de Lorme, +que je ne puis trop recommander à +Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et +a jeté avec beaucoup d’adresse notre +petite prophétie au milieu de ces conspirateurs. +Nous n’avons pas manqué le +<i>merveilleux</i><a name='FA_27' id='FA_27' href='#FN_27' class='fnanchor'>[27]</a>, cette fois, comme pour +le siège d’Hesdin; il ne s’agira plus que +de trouver une fenêtre par laquelle vous +passerez le jour de l’exécution. +</p> + +<p> +—Voilà encore de vos sottises, monsieur! +dit le Cardinal; vous me rendrez +aussi ridicule que vous, si vous continuez. +Je suis trop fort pour me servir du +ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne +vous occupez que des gens que je vous +donne: je vous ai fait votre part tout à +<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span> +l’heure. Quand le Grand-Écuyer sera +pris, vous le ferez juger et exécuter à +Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette +affaire est trop petite pour moi: c’est +un caillou sous mes pieds, auquel je +n’aurais pas dû penser si longtemps. +</p> + +<p> +Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre +cet homme qui, entouré d’ennemis +armés, parlait de l’avenir comme +d’un présent à sa disposition, et du présent +comme d’un passé qu’il ne craignait +plus. Il ne savait s’il devait le croire +fou ou prophète, inférieur ou supérieur +à l’humanité. +</p> + +<p> +Sa surprise redoubla lorsque Chavigny +entra précipitamment, et, heurtant ses +bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, +de manière à courir les risques de +tomber, s’écria d’un air fort troublé: +</p> + +<p> +—Monseigneur, un de vos domestiques +arrive de Perpignan, et il a vu le +camp en rumeur et vos ennemis à cheval... +</p> + +<p> +—Ils mettront pied à terre, monsieur, +répondit Richelieu en replaçant son tabouret; +vous me paraissez manquer de +calme. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span> +—Mais... mais... monseigneur, ne +faut-il pas avertir M. de Fabert? +</p> + +<p> +—Laissez-le dormir, et allez vous +coucher vous-même, ainsi que Joseph. +</p> + +<p> +—Monseigneur, une autre chose extraordinaire: +le Roi vient. +</p> + +<p> +—En effet, c’est extraordinaire, dit le +ministre en regardant l’horloge; je ne +l’attendais que dans deux heures. Sortez +tous deux. +</p> + +<p> +Bientôt on entendit un bruit de bottes +et d’armes qui annonçait l’arrivée du +prince. On ouvrit les deux battants; les +gardes du Cardinal frappèrent trois fois +leurs piques sur le parquet, et le Roi +parut. +</p> + +<p> +Il marchait en s’appuyant sur une +canne de jonc d’un côté, et de l’autre +sur l’épaule de son confesseur, le père +Sirmond, qui se retira et le laissa avec +le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la +plus grande peine et ne put faire un pas +au devant du Roi, parce que ses jambes +malades étaient enveloppées. Il fit le +geste d’aider le prince à s’asseoir près +du feu, en face de lui. Louis XIII tomba +<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span> +dans un grand fauteuil garni d’oreillers, +demanda et but un verre d’élixir préparé +pour le fortifier contre les évanouissements +fréquents que lui causait sa +maladie de langueur, fit un geste pour +éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu, +lui parla d’une voix languissante: +</p> + +<p> +—Je m’en vais, mon cher Cardinal; +je sens que je m’en vais à Dieu: je +m’affaiblis de jour en jour; ni l’été ni +l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces. +</p> + +<p> +—Je précèderai Votre Majesté, répondit +le ministre; la mort a déjà conquis +mes jambes, vous le voyez; mais +tant qu’il me restera la tête pour penser +et la main pour écrire, je serai bon pour +votre service. +</p> + +<p> +—Et je suis sûr que votre intention +était d’ajouter: le cÅ“ur pour m’aimer, +dit le Roi. +</p> + +<p> +—Votre Majesté en peut-elle douter? +répondit le Cardinal en fronçant le sourcil +et se mordant les lèvres par l’impatience +que lui donnait ce début. +</p> + +<p> +—Quelquefois j’en doute, répondit le +prince; tenez, j’ai besoin de vous parler +<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span> +à cÅ“ur ouvert, et de me plaindre de +vous à vous-même. Il y a deux choses +que j’ai sur la conscience depuis trois +ans: jamais je ne vous en ai parlé, mais +je vous en voulais en secret, et même, +si quelque chose eût été capable de me +faire consentir à des propositions contraires +à vos intérêts, c’eût été ce souvenir. +</p> + +<p> +C’était là de cette sorte de franchise +propre aux caractères faibles, qui se +dédommagent ainsi, en inquiétant leur +dominateur, du mal qu’ils n’osent pas +lui faire complètement, et se vengent de +la sujétion par une controverse puérile. +Richelieu reconnut à ces paroles qu’il +avait couru un grand danger; mais il +vit en même temps le besoin de confesser, +pour ainsi dire, toute sa rancune; +et, pour faciliter l’explosion de ces importants +aveux, il accumula les protestations +qu’il croyait les plus propres à impatienter +le Roi. +</p> + +<p> +—Non, non, s’écria enfin celui-ci, je +ne croirai rien tant que vous ne m’aurez +pas expliqué ces deux choses qui me +<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span> +reviennent toujours à l’esprit, et dont +on me parlait dernièrement encore, et +que je ne puis justifier par aucun raisonnement: +je veux dire le procès d’Urbain +Grandier, dont je ne fus jamais bien +instruit, et les motifs de votre haine pour +ma malheureuse mère et même contre +sa cendre. +</p> + +<p> +—N’est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. +Sont-ce là mes seules fautes? Elles +sont faciles à expliquer. La première +affaire devait être soustraite aux regards +de Votre Majesté par ses détails horribles +et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, +un art, qui ne peut être regardé +comme coupable, à nommer <i>magie</i> des +crimes dont le nom révolte la pudeur, +dont le récit eût révélé à l’innocence de +dangereux mystères; ce fut une sainte +ruse, pour dérober aux yeux des peuples +ces impuretés... +</p> + +<p> +—Assez, c’en est assez, Cardinal, dit +Louis XIII, détournant la tête et baissant +les yeux en rougissant; je ne puis en +entendre davantage; je vous conçois, +ces tableaux m’offenseraient; j’approuve +<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span> +vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas +dit cela; on m’avait caché ces vices affreux. +Vous êtes-vous assuré des preuves +de ces crimes? +</p> + +<p> +—Je les eus toutes entre les mains, +Sire; et quant à la glorieuse Reine Marie +de Médicis, je suis étonné que Votre +Majesté oublie combien je lui fus attaché. +Oui, je ne crains pas de l’avouer, +c’est à elle que je dus toute mon élévation; +elle daigna la première jeter les +yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait +alors que vingt-deux ans, pour l’approcher +d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle +me força de la combattre dans +l’intérêt de Votre Majesté! Mais, comme +ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en +eus et n’en aurai jamais aucun scrupule. +</p> + +<p> +—Vous, à la bonne heure; mais moi! +dit le prince avec amertume. +</p> + +<p> +—Eh! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils +de Dieu<a name='FA_28' id='FA_28' href='#FN_28' class='fnanchor'>[28]</a> lui-même vous en donna +<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span> +l’exemple; c’est sur le modèle de toutes +les perfections que nous réglâmes nos +avis; et si les monuments dus aux précieux +restes de votre mère ne sont pas +encore élevés, Dieu m’est témoin que +ce fut dans la crainte d’affliger votre +cÅ“ur et de vous rappeler sa mort, que +nous en retardâmes les travaux. Mais +béni soit ce jour où il m’est permis de +vous en parler! je dirai moi-même la +première messe à Saint-Denis, quand +nous l’y verrons déposée, si la Providence +m’en laisse la force. +</p> + +<p> +Ici le Roi prit un visage un peu plus +affable, mais toujours froid, et le Cardinal, +jugeant qu’il n’irait pas plus loin +pour ce soir dans la persuasion, se +<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span> +résolut tout à coup à faire la plus +puissante des diversions et à attaquer +l’ennemi en face. Continuant donc à +regarder fixement le Roi, il dit froidement: +</p> + +<p> +—Est-ce donc pour cela que vous +avez permis ma mort? +</p> + +<p> +—Moi? dit le Roi: on vous a trompé; +j’ai bien entendu parler de conjuration, +et je voulais vous en dire quelque chose; +mais je n’ai rien ordonné contre vous. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas ce que disent les conjurés, +Sire; cependant j’en dois croire +Votre Majesté, et je suis bien aise pour +elle que l’on se soit trompé. Mais quel +avis daignez-vous me donner? +</p> + +<p> +—Je... voulais vous dire franchement +entre nous que vous feriez bien de +prendre garde à <span class='smcap'>Monsieur</span>... +</p> + +<p> +—Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, +car voici une lettre qu’il vient de +m’envoyer pour vous, et il semblerait +avoir été coupable envers Votre Majesté +même. +</p> + +<p> +Le Roi, étonné, lut: +</p> + +<p class="sep2 i6"> +<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span> +«<span class='smcap'>Monseigneur</span>, +</p> + +<p> +«Je suis au désespoir d’avoir encore +manqué à la fidélité que je dois à Votre +Majesté; je la supplie très humblement +d’agréer que je lui en demande un million +de pardons, avec un compliment de soumission +et de repentance. +</p> + +<p class="right10"> +«Votre très humble sujet,<br /> +«<span class='smcap'>Gaston</span>.» +</p> + +<p class="sep2"> +—Qu’est-ce que cela veut dire? s’écria +Louis; osaient-ils s’armer contre +moi-même aussi? +</p> + +<p> +—<i>Aussi!</i> dit tout bas le Cardinal, se +mordant les lèvres; puis il reprit:—Oui, +Sire, aussi; c’est ce que me ferait +croire jusqu’à un certain point ce petit +rouleau de papiers. +</p> + +<p> +Et il tirait, en parlant, un parchemin +roulé d’un morceau de bois de sureau +creux, et le déployait sous les yeux du +Roi. +</p> + +<p> +—C’est tout simplement un traité +avec l’Espagne, auquel, par exemple, je +<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span> +ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. +Vous pouvez en voir les vingt articles +bien en règle<a name='FA_29' id='FA_29' href='#FN_29' class='fnanchor'>[29]</a>. Tout est prévu, la +place de sûreté, le nombre des troupes, +les secours d’hommes et d’argent. +</p> + +<p> +—Les traîtres! s’écria Louis agité. Il +faut les faire saisir: mon frère renonce +et se repent; mais faites arrêter le duc +de Bouillon... +</p> + +<p> +—Oui, Sire. +</p> + +<p> +—Ce sera difficile au milieu de son +armée d’Italie. +</p> + +<p> +—Je réponds de son arrestation sur +ma tête, Sire: mais ne reste-t-il pas un +autre nom? +</p> + +<p> +—Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit +le Roi en balbutiant. +</p> + +<p> +—Précisément, Sire, dit le Cardinal. +</p> + +<p> +—Je le vois bien... Mais je crois que +l’on pourrait... +</p> + +<p> +—Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu +d’une voix tonnante, il faut que +tout finisse aujourd’hui. Votre favori +<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span> +est à cheval à la tête de son parti; choisissez +entre lui et moi. Livrez l’enfant à +l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a +pas de milieu. +</p> + +<p> +—Eh! que voulez-vous donc si je vous +favorise? dit le Roi. +</p> + +<p> +—Sa tête et celle de son confident. +</p> + +<p> +—Jamais... c’est impossible! reprit le +Roi avec horreur et tombant dans la +même irrésolution où il était avec Cinq-Mars +contre Richelieu. Il est mon ami +aussi bien que vous; mon cÅ“ur souffre +de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi +n’étiez-vous pas d’accord tous les deux? +pourquoi cette division? C’est ce qui l’a +amené jusque-là . Vous avez fait mon +désespoir: vous et lui, vous me rendez +le plus malheureux des hommes! +</p> + +<p> +Louis cachait sa tête dans ses deux +mains en parlant et peut-être versait-il +des larmes; mais l’inflexible ministre le +suivait des yeux comme on regarde sa +proie, et sans pitié, sans lui accorder +un moment pour respirer, profita au +contraire de ce trouble pour parler plus +longtemps. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span> +—Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole +dure et froide, que vous vous rappelez +les commandements que Dieu +même vous a faits par la bouche de +votre confesseur? Vous me dites un +jour que l’Église vous ordonnait expressément +de révéler à votre premier ministre +tout ce que vous entendriez +contre lui, et je n’ai jamais rien su par +vous de ma mort prochaine. Il a fallu +que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre +la conjuration, que les coupables +eux-mêmes, par un coup de la +Providence, se livrassent à moi pour +me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul, +le plus endurci, le moindre de tous, résiste +encore; et c’est lui qui a tout +conduit, c’est lui qui livre la France à +l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage +de mes vingt années, soulève les +Huguenots du Midi, appelle aux armes +tous les ordres de l’État, ressuscite des +prétentions écrasées, et rallume enfin +la Ligue éteinte par votre père; car +c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est +elle qui relève toutes ses têtes contre +<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span> +vous. Êtes-vous prêt au combat? où +donc est votre massue? +</p> + +<p> +Le Roi, anéanti, ne répondait pas et +cachait toujours sa tête dans ses mains. +Le Cardinal, inexorable, croisa les bras +et poursuivit: +</p> + +<p> +—Je crains qu’il ne vous vienne à +l’esprit que c’est pour moi que je parle. +Croyez-vous vraiment que je ne me +juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe +beaucoup? En vérité, je ne sais à +quoi il tient que je vous laisse faire, et +mettre cet immense fardeau de l’État +dans la main de ce jouvenceau. Vous +pensez bien que depuis vingt ans que +je connais votre cour je ne suis pas +sans m’être assuré quelque retraite où, +malgré vous-même, je pourrais aller, de +ce pas, achever les six mois peut-être +qu’il me reste de vie. Ce serait un +curieux spectacle pour moi que celui +d’un tel règne! Que répondrez-vous, par +exemple, lorsque tous ces petits potentats, +se relevant dès que je ne pèserai +plus sur eux, viendront à la suite de +votre frère vous dire, comme ils l’osèrent +<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span> +à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous +tous les grands gouvernements +à titres héréditaires et de souveraineté, +nous serons contents<a name='FA_30' id='FA_30' href='#FN_30' class='fnanchor'>[30]</a>!» Vous le ferez, +je n’en doute pas, et c’est la moindre +chose que vous puissiez accorder à ceux +qui vous auront délivré de Richelieu; et +ce sera plus heureux peut-être, car pour +gouverner l’Ile-de-France, qu’ils vous +laisseront sans doute comme domaine +originaire, votre nouveau ministre n’aura +pas besoin de tant de papiers. +</p> + +<p> +En parlant, il poussa avec colère +la vaste table qui remplissait presque +la chambre, et que surchargeaient des +papiers et des portefeuilles sans nombre. +</p> + +<p> +Louis fut tiré de son apathique méditation +par l’excès d’audace de ce discours; +il leva la tête et sembla un instant +avoir pris une résolution par crainte +d’en prendre une autre. +</p> + +<p> +—Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai +que je veux régner par moi seul. +</p> + +<p> +—A la bonne heure, dit Richelieu, +<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span> +mais je dois vous prévenir que les +affaires du moment sont difficiles. Voici +l’heure où l’on m’apporte mon travail +ordinaire. +</p> + +<p> +—Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai +les portefeuilles, je donnerai mes +ordres. +</p> + +<p> +—Essayez donc, dit Richelieu, je me +retire, et, si quelque chose vous arrête, +vous m’appellerez. +</p> + +<p> +Il sonna: à l’instant même et comme +s’ils eussent attendu le signal, quatre +vigoureux valets de pied entrèrent et +emportèrent son fauteuil et sa personne +dans un autre appartement; car, nous +l’avons dit, il ne pouvait plus marcher. +En passant dans la chambre où travaillaient +les secrétaires, il dit à haute +voix: +</p> + +<p> +—Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté. +</p> + +<p> +Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle +résolution et fier d’avoir une fois résisté, +il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage +politique. Il fit le tour de l’immense +table, et vit autant de portefeuilles +<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span> +que l’on comptait alors d’Empires, +de Royaumes et de Cercles dans l’Europe; +il en ouvrit un et le trouva divisé +en cases dont le nombre égalait celui +des subdivisions de tout le pays auquel +il était destiné. Tout était en ordre, mais +dans un ordre effrayant pour lui, parce +que chaque note ne renfermait que la +quintessence de chaque affaire, si l’on +peut parler ainsi, et ne touchait que le +point juste des relations du moment avec +la France. Ce laconisme était à peu près +aussi énigmatique pour Louis que les +lettres en chiffres qui couvraient la table. +Là , tout était confusion: sur des édits +de bannissements et d’expropriation des +Huguenots de la Rochelle se trouvaient +jetés les traités avec Gustave-Adolphe et +les Huguenots du Nord contre l’Empire; +des notes sur le général Bannier, sur +Walstein, le duc de Weimar et Jean de +Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le +détail des lettres trouvées dans la cassette +de la Reine, la liste de ses colliers +et des bijoux qu’ils renfermaient et la +double interprétation qu’on eût pu donner +<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span> +à chaque phrase de ses billets. Sur +la marge de l’un d’eux étaient ces mots: +«<i>Sur quatre lignes de l’écriture d’un +homme, on peut lui faire un procès criminel</i>». +Plus loin étaient entassés les +dénonciations contre les Huguenots, les +plans de république qu’ils avaient arrêtés; +la division de la France en Cercles, +sous la dictature annuelle d’un chef; le +sceau de cet Etat projeté y était joint +représentant un ange appuyé sur une +croix, et tenant à la main la Bible, qu’il +élevait sur son front. A côté était une +liste des cardinaux que le Pape avait +nommés autrefois le même jour que +l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi +eux se trouvait le marquis de Bédémar, +ambassadeur et conspirateur à Venise. +</p> + +<p> +Louis XIII épuisait en vain ses forces +sur des détails d’une autre époque, cherchant +inutilement les papiers relatifs à +la conjuration, et propres à lui montrer +son véritable nÅ“ud et ce que l’on avait +tenté contre lui-même, lorsqu’un petit +homme d’une figure olivâtre, d’une taille +courbée, d’une démarche contrainte et +<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span> +dévote, entra dans le cabinet: c’était un +secrétaire d’Etat, nommé Desnoyers; il +s’avança en saluant: +</p> + +<p> +—Puis-je parler à Sa Majesté des affaires +du Portugal? dit-il. +</p> + +<p> +—D’Espagne, par conséquent, dit +Louis; le Portugal est une province d’Espagne. +</p> + +<p> +—De Portugal, insista Desnoyers. +Voici le manifeste que nous recevons +à l’instant. Et il lut: +</p> + +<p> +«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi +de Portugal, des Algarves, royaumes +deçà d’Afrique, seigneur de la Guinée, +conqueste, navigation et commerce de +l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...» +</p> + +<p> +—Qu’est-ce que tout cela? dit le Roi; +qui parle donc ainsi? +</p> + +<p> +—Le duc de Bragance, roi de Portugal, +couronné il y a déjà une... il y a +quelque temps, Sire, par un homme appelé +Pinto. A peine remonté sur le trône, +il tend la main à la Catalogne révoltée. +</p> + +<p> +—La Catalogne se révolte aussi? Le +roi Philippe IV n’a donc plus pour premier +ministre le Comte-Duc? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span> +—Au contraire, Sire, c’est parce qu’il +l’a encore. Voici la déclaration des Etats-généraux +catalans à Sa Majesté Catholique, +contenant que tout le pays prend +les armes contre ses troupes <i>sacrilèges</i> +et <i>excommuniées</i>. Le roi de Portugal... +</p> + +<p> +—Dites le duc de Bragance, reprit +Louis; je ne reconnais pas un révolté. +</p> + +<p> +—Le duc de Bragance donc, Sire, dit +froidement le conseiller d’Etat, envoie à +la <span class='smcap'>principauté</span> de Catalogne son neveu, +D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer +de la protection de ce pays (et de sa +souveraineté peut-être, qu’il voudrait +ajouter à celle qu’il vient de reconquérir). +Or, les troupes de Votre Majesté +sont devant Perpignan. +</p> + +<p> +—Eh bien, qu’importe? dit Louis. +</p> + +<p> +—Les Catalans ont le cÅ“ur plus français +que portugais, Sire, et il est encore +temps d’enlever cette tutelle au roi de... +au duc de Portugal. +</p> + +<p> +—Moi, soutenir des rebelles! vous +osez! +</p> + +<p> +—C’était le projet de Son Eminence, +poursuivit le secrétaire d’Etat; l’Espagne +<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span> +et la France sont en pleine guerre d’ailleurs, +et M. d’Olivarès n’a pas hésité à +tendre la main de Sa Majesté Catholique +à nos Huguenots. +</p> + +<p> +—C’est bon; j’y penserai, dit le Roi; +laissez-moi. +</p> + +<p> +—Sire, les Etats-généraux de Catalogne +sont pressés, les troupes d’Aragon +marchent contre eux... +</p> + +<p> +—Nous verrons... Je me déciderai dans +un quart d’heure, répondit Louis XIII. +</p> + +<p> +Le petit secrétaire d’Etat sortit avec +un air mécontent et découragé. A sa +place, Chavigny se présenta, tenant un +portefeuille aux armes britanniques. +</p> + +<p> +—Sire, dit-il, je demande à Votre +Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre. +Les parlementaires, sous le +commandement du comte d’Essex, viennent +de faire lever le siège de Glocester; +le prince Rupert a livré à Newbury une +bataille désastreuse et peu profitable à +Sa Majesté Britannique. Le Parlement +se prolonge, et il a pour lui les grandes +villes, les ports et toute la population +presbytérienne. Le roi Charles I<sup>er</sup> demande +<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span> +des secours que la Reine ne trouve +plus en Hollande. +</p> + +<p> +—Il faut envoyer des troupes à mon +frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut +voir les papiers précédents, et, en +parcourant les notes du Cardinal, il +trouva que, sur une première demande +du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa +main: +</p> + +<p> +«Faut réfléchir longtemps et attendre:—les +Communes sont fortes;—le Roi +Charles compte sur les Ecossais; ils le +vendront. +</p> + +<p> +«Faut prendre garde. Il y a là un +homme de guerre qui est venu voir Vincennes, +et a dit qu’on «<i>ne devrait jamais +frapper les princes qu’à la tête</i>. <span class='smcap'>Remarquable</span>», +ajoutait le Cardinal. Puis il +avait rayé ce mot, y substituant: «<span class='smcap'>Redoutable</span>». +</p> + +<p> +Et plus bas: +</p> + +<p> +«Cet homme domine Fairfax;—il +fait l’inspiré; ce sera un grand homme.—Secours +refusé;—argent perdu.» +</p> + +<p> +Le Roi dit alors:—Non, non, ne précipitez +rien, j’attendrai. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span> +—Mais, Sire, dit Chavigny, les événements +sont rapides; si le courrier retarde +d’une heure, la perte du roi d’Angleterre +peut s’avancer d’un an. +</p> + +<p> +—En sont-ils là ? demanda Louis. +</p> + +<p> +—Dans le camp des Indépendants, +on prêche la République la Bible à la +main; dans celui des Royalistes, on se +dispute le pas, et l’on rit. +</p> + +<p> +—Mais un moment de bonheur peut +tout sauver! +</p> + +<p> +—Les Stuarts ne sont pas heureux, +Sire, reprit Chavigny respectueusement, +mais sur un ton qui laissait beaucoup à +penser. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, dit le Roi d’un ton +d’humeur. +</p> + +<p> +Le secrétaire d’Etat sortit lentement. +</p> + +<p> +Ce fut alors que Louis XIII se vit tout +entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait +en lui-même. Il promena d’abord +sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait, +passant de l’un à l’autre, trouvant +partout des dangers et ne les trouvant +jamais plus grands que dans les ressources +mêmes qu’il inventait. Il se leva +<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span> +et, changeant de place, se courba ou +plutôt se jeta sur une carte géographique +de l’Europe; il y trouva toutes ses terreurs +ensemble, au nord, au midi, au +centre de son royaume; les révolutions +lui apparaissaient comme des Euménides; +sous chaque contrée, il crut voir fumer +un volcan; il lui semblait entendre les +cris de détresse des rois qui l’appelaient, +et les cris de fureur des peuples; il crut +sentir la terre de France craquer et se +fendre sous ses pieds; sa vue faible et +fatiguée se troubla, sa tête malade fut +saisie d’un vertige qui refoula le sang +vers son cÅ“ur. +</p> + +<p> +—Richelieu! cria-t-il d’une voix étouffée +en agitant une sonnette; qu’on appelle +le Cardinal! +</p> + +<p> +Et il tomba évanoui dans un fauteuil. +</p> + +<p> +Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé +par les odeurs fortes et les sels qu’on +lui avait mis sur les lèvres et les tempes, +il vit un instant des pages, qui se retirèrent +sitôt qu’il eut entr’ouvert ses +paupières, et se retrouva seul avec le +Cardinal. L’impassible ministre avait +<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span> +fait poser sa chaise longue contre le +fauteuil du Roi, comme le siège d’un +médecin près du lit de son malade, et +fixait ses yeux étincelants et scrutateurs +sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il +put l’entendre, il reprit d’une voix sombre +son terrible dialogue: +</p> + +<p> +—Vous m’avez rappelé, dit-il, que me +voulez-vous? +</p> + +<p> +Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit +les yeux et le regarda, puis se hâta +de les refermer. Cette tête décharnée, +armée de deux yeux flamboyants et terminée +par une barbe aiguë et blanchâtre; +cette calotte et ces vêtements de la couleur +du sang et des flammes, tout lui +représentait un esprit infernal. +</p> + +<p> +—Régnez, dit-il d’une voix faible. +</p> + +<p> +—Mais me livrez-vous Cinq-Mars et +de Thou? poursuivit l’implacable ministre +en s’approchant pour lire dans les +yeux éteints du prince, comme un avide +héritier poursuit jusque dans la tombe +les dernières lueurs de la volonté d’un +mourant. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span> +—Régnez, répéta le Roi en détournant +la tête. +</p> + +<p> +—Signez donc, reprit Richelieu, ce +papier porte: «Ceci est ma volonté, de +les prendre morts ou vifs». +</p> + +<p> +Louis, toujours la tête renversée sur +le dossier du fauteuil, laissa tomber sa +main sur le papier fatal, et signa. +</p> + +<p> +—Laissez-moi, par pitié! je meurs! +dit-il. +</p> + +<p> +—Ce n’est pas tout encore, continua +celui qu’on appelle le grand politique; +je ne suis pas sûr de vous; il me faut +dorénavant des garanties et des gages. +Signez encore ceci, et je vous quitte. +</p> + +<p> +«Quand le Roi ira voir le Cardinal, +les gardes de celui-ci ne quitteront pas +les armes; et quand le Cardinal ira chez +le Roi, ses gardes partageront le poste +avec ceux de Sa Majesté<a name='FA_31' id='FA_31' href='#FN_31' class='fnanchor'>[31]</a>.» +</p> + +<p> +De plus: +</p> + +<p> +«Sa Majesté s’engage à remettre les +deux Princes ses fils en otage entre les +<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span> +mains du Cardinal, comme garantie de +la bonne foi de son attachement<a name='FA_32' id='FA_32' href='#FN_32' class='fnanchor'>[32]</a>.» +</p> + +<p> +—Mes enfants! s’écria Louis relevant +sa tête, vous osez... +</p> + +<p> +—Aimez-vous mieux que je me retire? +dit Richelieu. +</p> + +<p> +Le roi signa. +</p> + +<p> +—Est-ce donc fini? dit-il avec un +profond gémissement. +</p> + +<p> +Ce n’était pas fini: une autre douleur +lui était réservée. +</p> + +<p> +La porte s’ouvrit brusquement et l’on +vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, +le Cardinal qui trembla. +</p> + +<p> +—Que voulez-vous, monsieur? dit-il +en saisissant la sonnette pour appeler. +</p> + +<p> +Le Grand-Écuyer était d’une pâleur +égale à celle du Roi; et, sans daigner +répondre à Richelieu, il s’avança d’un +air calme vers Louis XIII. Celui-ci le +regarda comme regarde un homme qui +vient de recevoir sa sentence de mort. +</p> + +<div class='figcenter'> + <a href="images/illus_344.jpg"> + <img src='images/illus_344-tn.jpg' alt='' /><br /> + </a> + <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br /> + Héliogr. Dujardin. + </p> +</div> + +<p> +—Vous devez trouver, Sire, quelque +difficulté à me faire arrêter, car j’ai +<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span> +vingt mille hommes à moi, dit Henri +d’Effiat avec la voix la plus douce. +</p> + +<p> +—Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, +est-ce toi qui as fait de +telles choses? +</p> + +<p> +—Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous +apporte mon épée, car vous venez sans +doute de me livrer, dit-il en la détachant +et la posant aux pieds du Roi, qui baissa +les yeux sans répondre. +</p> + +<p> +Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans +amertume, parce qu’il n’appartenait déjà +plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu +avec mépris: +</p> + +<p> +—Je me rends parce que je veux +mourir, dit-il; mais je ne suis pas +vaincu. +</p> + +<p> +Le Cardinal serra les poings par +fureur; mais il se contraignit. +</p> + +<p> +—Et quels sont vos complices? dit-il. +</p> + +<p> +Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement +et entr’ouvrit les lèvres pour parler... +Le Roi baissa la tête et souffrit en cet +instant un supplice inconnu à tous les +hommes. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span> +—Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars, +ayant pitié du prince. +</p> + +<p> +Et il sortit de l’appartement. +</p> + +<p> +Il s’arrêta dès la première galerie, où +tous les gentilshommes et Fabert se +levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci +et lui dit: +</p> + +<p> +—Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes +de m’arrêter. +</p> + +<p> +Tous se regardèrent sans oser l’approcher. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... +oui, messieurs, je suis sans +épée, et, je vous le répète, prisonnier +du Roi. +</p> + +<p> +—Je ne sais ce que je vois, dit le +général; vous êtes deux qui venez vous +rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne. +</p> + +<p> +—Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut +être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement +je le devine. +</p> + +<p> +—Eh! ne t’avais-je pas aussi deviné? +s’écria celui-ci en se montrant et se +jetant dans ses bras. +</p> + +<h2 id="chap_25"> +CHAPITRE XXV +</h2> + +<p class="h2b"> +LES PRISONNIERS +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<div class="poem bot25"> +<span class="i0">J’ai trouvé dans mon cÅ“ur le dessein de mon frère.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Pichald</span>, <i>Léonidas</i>. +</p> + +<div class="poem bot25"> +<span class="i4">Mourir sans vider mon carquois!<br /></span> +<span class="i0">Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange<br /></span> +<span class="i4">Ces bourreaux barbouilleurs de lois!</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>André Chénier.</span> +</p> +</div> +</div> + +<p> +Parmi ces vieux châteaux dont la +France se dépouille à regret chaque +année, comme des fleurons de sa couronne, +il y en avait un d’un aspect +sombre et sauvage sur la rive gauche +de la Saône. Il semblait une sentinelle +formidable placée à l’une des portes de +Lyon, et tenait son nom de l’énorme +rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à +pic comme une sorte de pyramide naturelle, +et dont la cime, recourbée sur la +<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span> +route et penchée jusque sur le fleuve, +se réunissait jadis, dit-on, à d’autres +roches que l’on voit sur la rive opposée, +formant comme l’arche naturelle d’un +pont; mais le temps, les eaux et la main +des hommes n’ont laissé debout que le +vieux amas de granit qui servait de piédestal +à la forteresse, détruite aujourd’hui. +Les archevêques de Lyon l’avaient +élevée autrefois, comme seigneurs temporels +de la ville, et y faisaient leur résidence; +depuis, elle devint place de +guerre, et, sous Louis XIII, une prison +d’État. Une seule tour colossale, où le +jour ne pouvait pénétrer que par trois +longues meurtrières, dominait l’édifice; +et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient +de leurs épaisses murailles, +dont les lignes et les angles suivaient +les formes de la roche immense et perpendiculaire. +</p> + +<p> +Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, +avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer +et conduire lui-même ses jeunes +ennemis. Laissant Louis le précéder à +Paris, il les enleva de Narbonne, les +<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span> +traînant à sa suite pour orner son dernier +triomphe, et venant prendre le +Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, +comme pour prolonger ce +plaisir de la vengeance que les hommes +ont osé nommer celui des dieux; étalant +aux yeux des deux rives le luxe de sa +haine, il remonta le fleuve avec lenteur +sur des barques à rames dorées et pavoisées +de ses armoiries et de ses couleurs, +couché dans la première et remorquant +ses deux victimes dans la seconde, +au bout d’une longue chaîne. +</p> + +<p> +Souvent le soir, lorsque la chaleur +était passée, les deux nacelles étaient +dépouillées de leur tente, et l’on voyait +dans l’une Richelieu, pâle et décharné, +assis sur la poupe; dans celle qui suivait, +les deux jeunes prisonniers, debout, +le front calme, appuyés l’un sur l’autre, +et regardant s’écouler les flots rapides +du fleuve. Jadis les soldats de César, +qui campèrent sur ces mêmes bords, +eussent cru voir l’inflexible batelier des +enfers conduisant les ombres amies de +Castor et Pollux: des chrétiens n’eurent +<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span> +pas même l’audace de réfléchir et d’y +voir un prêtre menant ses deux ennemis +au bourreau: c’était le premier ministre +qui passait. +</p> + +<p> +En effet, il passa, les laissant en garde +à cette ville même où les conjurés +avaient proposé de le faire périr. Il aimait +à se jouer ainsi, en face, de la destinée, +et à planter un trophée où elle avait +voulu mettre sa tombe. +</p> + +<p> +«Il se faisait tirer, dit un journal +manuscrit de cette année, contre-mont +la rivière du Rhône, dans un bateau où +l’on avait bâti une chambre de bois, +tapissée de velours rouge cramoisi à +feuillages, le fond étant d’or. Dans le +bateau, il y avait une antichambre de +même façon; à la proue et à l’arrière +du bateau, il y avait quantité de soldats +de ses gardes portant la casaque écarlate, +en broderie d’or, d’argent et de +soie, ainsi que beaucoup de seigneurs +de marque. Son Éminence était dans un +lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur +le cardinal Bigny et messeigneurs +les évêques de Nantes et de Chartres y +<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span> +étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes +en d’autres bateaux. Au-devant +du sien, une frégate faisait la +découverte des passagers, et après montait +un autre bateau chargé d’arquebusiers +et d’officiers pour les commander. +Lorsqu’on abordait en quelque île, on +mettait des soldats en icelle, pour voir +s’il y avait des gens suspects; et n’y en +rencontrant point, ils en gardaient les +bords, jusques à ce que deux bateaux +qui suivaient eussent passé; ils étaient +remplis de noblesse et de soldats bien +armés. +</p> + +<p> +«Et après venait le bateau de Son +Eminence, à la queue duquel était attaché +un petit bateau dans lequel étaient +MM. de Thou et Cinq-Mars, gardés par +un exempt des gardes du Roi et douze +gardes de Son Eminence. Après les bateaux +venaient trois barques où étaient +les hardes et la vaisselle d’argent de +Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes +et soldats. +</p> + +<p> +«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, +marchaient deux compagnies de chevau-légers, +<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span> +et autant sur le bord du côté du +Languedoc et Vivarais; il y avait un +très beau régiment de gens de pied qui +entrait dans les villes où Son Eminence +devait entrer ou coucher. Il y avait +plaisir d’ouïr les trompettes qui jouaient +en Dauphiné avec les réponses de celles +du Vivarais, et les redits des échos de +nos rochers; on eût dit que tout jouait +à mieux faire.» +</p> + +<hr class="hrnotes"/> + +<p> +Au milieu d’une nuit du mois de septembre +1642, tandis que tout semblait +sommeiller dans l’inexpugnable tour des +prisonniers, la porte de leur première +chambre tourna sans bruit sur ses gonds, +et sur le seuil parut un homme vêtu +d’une robe brune ceinte d’une corde, ses +pieds chaussés de sandales, et un paquet +de grosses clefs à la main: c’était +Joseph. Il regarda avec précaution sans +avancer, et contempla en silence l’appartement +du Grand-Ecuyer. D’épais tapis, +de larges et splendides tentures voilaient +les murs de la prison; un lit de damas +<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span> +rouge était préparé, mais le captif n’y +était pas; assis près d’une haute cheminée, +dans un grand fauteuil, vêtu +d’une longue robe grise de la forme de +celle des prêtres, la tête baissée, les yeux +fixés sur une petite croix d’or, à la lueur +tremblante d’une lampe, il était absorbé +par une méditation si profonde, que le +capucin eut le loisir d’approcher jusqu’à +lui et de se placer debout face à face du +prisonnier avant qu’il s’en aperçût. +Enfin il leva la tête et s’écria: +</p> + +<p> +—Que viens-tu faire ici, misérable? +</p> + +<p> +—Jeune homme, vous êtes emporté, +répondit d’une voix très basse le mystérieux +visiteur; deux mois de prison +auraient pu vous calmer. Je viens pour +vous dire d’importantes choses: écoutez-moi; +j’ai beaucoup pensé à vous, et je +ne vous hais pas tant que vous croyez. +Les moments sont précieux: je vous +dirai tout en peu de mots. Dans deux +heures on va venir vous interroger, vous +juger et vous mettre à mort avec votre +ami: cela ne peut manquer parce qu’il +faut que tout se termine le même jour. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span> +—Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’y +compte. +</p> + +<p> +—Eh bien! je puis encore vous tirer +d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi, +comme je vous l’ai dit, et je viens vous +proposer des choses qui vous seront +agréables. Le Cardinal n’a pas six mois +à vivre; ne faisons pas les mystérieux, +entre nous il faut être francs: vous voyez +où je vous ai amené pour lui, et vous +pouvez juger par là du point où je le +conduirai pour vous si vous voulez; +nous pouvons lui retrancher ces six mois +qui lui restent. Le Roi vous aime et vous +rappellera près de lui avec transport +quand il vous saura vivant; vous êtes +jeune, vous serez longtemps heureux et +puissant; vous me protégerez, vous me +ferez cardinal. +</p> + +<p> +L’étonnement rendit muet le jeune +prisonnier, qui ne pouvait comprendre +un tel langage et semblait avoir de la +peine à y descendre de la hauteur de +ses méditations. Tout ce qu’il put dire +fut: +</p> + +<p> +—Votre bienfaiteur! Richelieu! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span> +Le capucin sourit et poursuivit tout +bas en se rapprochant de lui: +</p> + +<p> +—Il n’y a point de bienfaits en politique, +il y a des intérêts, voilà tout. Un +homme employé par un ministre ne doit +pas être plus reconnaissant qu’un cheval +monté par un écuyer ne l’est d’être préféré +aux autres. Mon allure lui a convenu, +j’en suis bien aise. A présent il me +convient de le jeter à terre. +</p> + +<p> +«Oui, cet homme n’aime que lui-même; +il m’a trompé, je le vois bien, en reculant +toujours mon élévation; mais +encore une fois, j’ai des moyens sûrs de +vous faire évader sans bruit; je peux +tout ici. Je ferai mettre à la place des +hommes sur lesquels il compte, d’autres +hommes qu’il destinait à la mort, et +qui sont ici près, dans la tour du Nord, +la tour des oubliettes, qui s’avance là -bas +au-dessus de l’eau. Ses créatures +iront remplacer ces gens-là . J’envoie un +médecin, un empirique qui m’appartient, +au glorieux Cardinal, que les plus +savants de Paris ont abandonné; si vous +<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span> +vous entendez avec moi, il lui portera +un remède universel et éternel. +</p> + +<p> +—Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, +religieux infernal! aucun homme n’est +semblable à toi; tu n’es pas un homme! +tu marches d’un pas furtif et silencieux +dans les ténèbres, tu traverses les murailles +pour présider à des crimes secrets; +tu te places entre les cÅ“urs des amants +pour les séparer éternellement. Qui es-tu? +tu ressembles à l’âme tourmentée +d’un damné. +</p> + +<p> +—Romanesque enfant! dit Joseph; +vous auriez eu de grandes qualités sans +vos idées fausses. Il n’y a peut-être ni +damnation ni âme. Si celles des morts +revenaient se plaindre, j’en aurais mille +autour de moi, et je n’en ai jamais vu, +même en songe. +</p> + +<p> +—Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix. +</p> + +<p> +—Voilà encore des mots, reprit +Joseph; il n’y a point de monstre ni +d’homme vertueux. Vous et M. de Thou, +qui vous piquez de ce que vous nommez +vertu, vous avez manqué de causer la +<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span> +mort de cent mille hommes peut-être, +en masse et au grand jour, pour rien, +tandis que Richelieu et moi nous en +avons fait périr beaucoup moins, en +détail, et la nuit, pour fonder un grand +pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne +faut point se mêler d’agir sur les hommes, +ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable +est de voir ce qui est, et de se dire +comme moi: Il est possible que l’âme +n’existe pas: nous sommes les fils du +hasard; mais, relativement aux autres +hommes, nous avons des passions qu’il +faut satisfaire. +</p> + +<p> +—Je respire! s’écria Cinq-Mars, il ne +croit pas en Dieu! +</p> + +<p> +Joseph poursuivit: +</p> + +<p> +—Or, Richelieu, vous et moi, sommes +nés ambitieux; il fallait donc tout sacrifier +à cette idée! +</p> + +<p> +—Malheureux! ne me confondez pas +avec vous! +</p> + +<p> +—C’est la vérité pure cependant, +reprit le capucin; et seulement vous +voyez à présent que notre système valait +mieux que le vôtre. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span> +—Misérable! c’était par amour... +</p> + +<p> +—Non! non! non! non!... Ce n’est +point cela. Voici encore des mots; vous +l’avez cru peut-être vous-même, mais +c’était pour vous; je vous ai entendu +parler à cette jeune fille, vous ne pensiez +qu’à vous-mêmes tous les deux; +vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre: +elle ne songeait qu’à son rang, et vous +à votre ambition. C’est pour s’entendre +dire qu’on est parfait et se voir adorer +qu’on veut être aimé, c’est encore et +toujours là le saint égoïsme qui est mon +Dieu. +</p> + +<p> +—Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n’était-ce +pas assez de nous faire mourir? pourquoi +viens-tu jeter tes venins sur la vie +que tu nous ôtes; quel démon t’a enseigné +ton horrible analyse des cÅ“urs? +</p> + +<p> +—La haine de tout ce qui m’est supérieur, +dit Joseph avec un rire bas et +faux, et le désir de fouler aux pieds tous +ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux +et ingénieux à trouver le côté +faible de vos rêves. Il y a un ver qui +rampe au cÅ“ur de tous ces beaux fruits. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span> +—Grand Dieu! l’entends-tu? s’écria +Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras +vers le ciel. +</p> + +<p> +La solitude de sa prison, les pieuses +conversations de son ami, et surtout la +présence de la mort, qui vient comme la +lumière d’un astre inconnu donner d’autres +couleurs à tous les objets accoutumés +de nos regards; les méditations de l’éternité, +et (le dirons-nous?) de grands +efforts pour changer ses regrets déchirants +en espérances immortelles et +pour diriger vers Dieu toute cette force +d’aimer qui l’avait égaré sur la terre; +tout avait fait en lui-même une étrange +révolution; et, semblable à ces épis que +mûrit subitement un seul coup de soleil, +son âme acquit de plus vives lumières, +exaltée par l’influence mystérieuse de la +mort. +</p> + +<p> +—Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci +et son maître sont des hommes, suis-je +un homme aussi? Contemple, contemple +deux ambitions réunies, l’une égoïste et +sanglante, l’autre dévouée et sans tache; +la leur soufflée par la haine, la nôtre +<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span> +inspirée par l’amour. Regarde, Seigneur, +regarde, juge et pardonne. Pardonne, +car nous fûmes bien criminels de marcher +un seul jour dans la même voie à laquelle +on ne donne qu’un nom sur la +terre, quel que soit le but où elle conduise. +</p> + +<p> +Joseph l’interrompit durement en frappant +du pied. +</p> + +<p> +—Quand vous aurez fini votre prière, +dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez +m’aider, et je vous sauverai à l’instant. +</p> + +<p> +—Jamais, scélérat impur, jamais, dit +Henri d’Effiat, je ne m’associerai à toi +et à un assassinat! Je l’ai refusé quand +j’étais puissant, et sur toi-même. +</p> + +<p> +—Vous avez eu tort: vous seriez +maître à présent. +</p> + +<p> +—Eh! quel bonheur aurais-je de mon +pouvoir, partagé qu’il serait avec une +femme qui ne me comprit pas, m’aima +faiblement et me préféra une couronne? +Après son abandon je n’ai pas voulu +devoir ce qu’on nomme l’Autorité à la +victoire; juge si je la recevrai du crime! +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_353' name='Page_353'>[353]</a></span> +—Inconcevable folie! dit le capucin +en riant. +</p> + +<p> +—Tout avec elle, rien sans elle: c’était +là toute mon âme. +</p> + +<p> +—C’est par entêtement et par vanité +que vous persistez; c’est impossible! reprit +Joseph: ce n’est pas dans la nature. +</p> + +<p> +—Toi qui veux nier le dévouement, +reprit Cinq-Mars, comprends-tu du moins +celui de mon ami? +</p> + +<p> +—Il n’existe pas davantage; il a voulu +vous suivre parce que... +</p> + +<p> +Ici le capucin, un peu embarrassé, +chercha un instant. +</p> + +<p> +—Parce que... parce que... il vous a +formé, vous êtes son Å“uvre... il tient à +vous par amour-propre d’auteur... Il était +habitué à vous sermonner, et il sent qu’il +ne trouverait plus d’élève si docile à l’écouter +et à l’applaudir... La coutume +constante lui a persuadé que sa vie tenait +à la vôtre... c’est quelque chose comme +cela... il vous accompagne par routine... +D’ailleurs ce n’est pas fini... nous verrons +la suite et l’interrogatoire; il niera +sûrement qu’il ait su la conjuration. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span> +—Il ne le niera pas! s’écria impétueusement +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Il la savait donc? vous l’avouez, dit +Joseph triomphant; vous n’en aviez pas +encore dit si long. +</p> + +<p> +—O ciel! qu’ai-je fait? soupira Cinq-Mars +en se cachant la tête. +</p> + +<p> +—Calmez-vous: il est sauvé malgré +cet aveu, si vous acceptez mon offre. +</p> + +<p> +D’Effiat fut quelque temps sans répondre... +le capucin poursuivit: +</p> + +<p> +—Sauvez votre ami... la faveur du +Roi vous attend, et peut-être l’amour +égaré un moment... +</p> + +<p> +—Homme, ou qui que tu sois, si tu +as quelque chose en toi de semblable à +un cÅ“ur, répondit le prisonnier, sauve-le; +c’est le plus pur des êtres créés. +Mais fais le emporter loin d’ici pendant +son sommeil, car, s’il s’éveille, tu ne le +pourras pas. +</p> + +<p> +—A quoi cela me serait-il bon? dit +en riant le capucin; c’est vous et votre +faveur qu’il me faut. +</p> + +<p> +L’impétueux Cinq-Mars se leva, et, +<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span> +saisissant le bras de Joseph, qu’il regardait +d’un air terrible: +</p> + +<p> +—Je l’abaissais en te priant pour lui: +viens, scélérat! dit-il en soulevant une +tapisserie qui séparait l’appartement de +son ami du sien; viens et doute du +dévouement et de l’immortalité des +âmes... Compare l’inquiétude de ton +triomphe au calme de notre défaite, la +bassesse de ton règne à la grandeur de +notre captivité, et ta veille sanglante au +sommeil du juste. +</p> + +<p> +Une lampe solitaire éclairait de Thou. +Ce jeune homme était à genoux encore +devant un prie-Dieu surmonté d’un vaste +crucifix d’ébène; il semblait s’être endormi +en priant; sa tête, penchée en +arrière, était élevée encore vers la croix; +ses lèvres souriaient d’un sourire calme +et divin, et son corps affaissé reposait +sur les tapis et le coussin du siège. +</p> + +<p> +—Jésus! comme il dort! dit le capucin +stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux +propos le nom céleste qu’il prononçait +habituellement chaque jour. +</p> + +<p> +Puis tout à coup il se retira brusquement, +<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span> +en portant la main à ses yeux, +comme ébloui par une vision du ciel... +</p> + +<p> +—Brou... brr... brr... dit-il en secouant +la tête et se passant la main sur +le visage... Tout cela est un enfantillage: +cela me gagnerait si j’y pensais... Ces +idées-là peuvent être bonnes, comme +l’opium pour calmer... +</p> + +<p> +Mais il ne s’agit pas de cela: dites +oui ou non. +</p> + +<p> +—Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la +porte par l’épaule; je ne veux point de +la vie et ne me repens pas d’avoir perdu +une seconde fois de Thou, car il n’en +aurait pas voulu au prix d’un assassinat: +et quand il s’est livré à Narbonne, ce +n’était pas pour reculer à Lyon. +</p> + +<p> +—Réveillez-le donc car voici les juges, +dit d’une voix aigre et riante le capucin +furieux. +</p> + +<p> +En ce moment entrèrent, à la lueur +des flambeaux et précédés par un détachement +de Gardes écossaises, quatorze +juges vêtus de leurs longues robes, et +dont on distinguait mal les traits. Ils se +rangèrent et s’assirent en silence à droite +<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span> +et à gauche de la vaste chambre; c’étaient +les commissaires délégués par le Cardinal-Duc +pour cette sombre et solennelle +affaire.—Tous hommes sûrs et de <i>confiance</i> +pour le Cardinal de Richelieu, qui, +de Tarascon, les avait choisis et inscrits. +Il avait voulu que le chancelier Séguier +vînt à Lyon lui-même, <i>pour éviter</i>, dit-il +dans les instructions ou ordres qu’il +envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, +«<i>pour éviter toutes les accroches qui +arriveront s’il n’y est point. M. Marillac</i>, +ajoutait-il, <i>fut à Nantes au procès de +Chalais</i>. M. de Château-Neuf, à Toulouse, +à la mort de M. de Montmorency; et +M. de Bellièvre, à Paris, au procès de +M. de Biron. L’autorité et l’intelligence +qu’ont ces messieurs des formes de +justice est tout à fait nécessaire.» +</p> + +<p> +Le chancelier Séguier vint donc à la +hâte; mais en ce moment on annonça +qu’il avait ordre de ne point paraître, de +peur d’être influencé par le souvenir de +son ancienne amitié pour le prisonnier, +qu’il ne vit que seul à seul. Les commissaires +et lui avaient d’abord, et rapidement, +<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span> +reçu les lâches dépositions du duc +d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais, +puis à <i>Vivey</i><a name='FA_33' id='FA_33' href='#FN_33' class='fnanchor'>[33]</a>, à deux lieues de Lyon, +où ce triste prince avait eu ordre de se +rendre, tout suppliant et tremblant au +milieu de ses gens, qu’on lui laissait par +pitié, bien surveillé par les Gardes françaises +et suisses. Le Cardinal avait fait +dicter à Gaston son rôle et ses réponses +mot pour mot; et, moyennant cette +docilité, on l’avait exempté en forme des +confrontations trop pénibles avec MM. de +Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier +et les commissaires avaient préparé +M. de Bouillon, et, forts de leur +travail préliminaire, venaient tomber de +tout leur poids sur les jeunes coupables +que l’on ne voulait pas sauver.—L’histoire +ne nous a conservé que les noms +des conseillers d’État qui accompagnèrent +Pierre Séguier, mais non ceux +des autres commissaires, dont il est +seulement dit qu’ils étaient six du Parlement +<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span> +de Grenoble et deux présidents. Le +rapporteur conseiller d’État Laubardemont, +qui les avait dirigés en tout, était +à leur tête. Joseph leur parla souvent à +l’oreille avec une politesse révérencieuse, +tout en regardant en dessous Laubardemont +avec une ironie féroce. +</p> + +<p> +Il fut convenu que le fauteuil servirait +de sellette, et l’on se tut pour +écouter la réponse du prisonnier. +</p> + +<p> +Il parla d’une voix douce et calme. +</p> + +<p> +—Dites à M. le chancelier que j’aurais +le droit d’en appeler au Parlement de +Paris et de récuser mes juges, parce qu’il +y a parmi eux deux de mes ennemis, et +à leur tête un de mes amis, M. Séguier +lui-même, que j’ai conservé dans sa +charge; mais je vous épargnerai bien +des peines, Messieurs, en me reconnaissant +coupable de toute la conjuration, +par moi seul conçue et ordonnée. Ma +volonté est de mourir. Je n’ai donc rien +à ajouter pour moi; mais, si vous voulez +être justes, vous laisserez la vie à celui +que le Roi même a nommé le plus +<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span> +honnête homme de France, et qui ne +meurt que pour moi. +</p> + +<p> +—Qu’on l’introduise, dit Laubardemont. +</p> + +<p> +Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, +et l’amenèrent. +</p> + +<p> +Il entra et salua gravement avec un +sourire angélique sur les lèvres, et +embrassant Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—Voici donc enfin le jour de notre +gloire! dit-il; nous allons gagner le ciel +et le bonheur éternel. +</p> + +<p> +—Nous apprenons, monsieur, dit +Laubardemont, nous apprenons par la +bouche même de M. de Cinq-Mars, que +vous avez su la conjuration. +</p> + +<p> +De Thou répondit à l’instant et sans +aucun trouble, toujours avec un demi-sourire +et les yeux baissés: +</p> + +<p> +—Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier +les lois humaines, et je sais que le +témoignage d’un accusé ne peut condamner +l’autre. Je pourrais répéter aussi +ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’aurait +pas cru si j’avais dénoncé sans preuve +le frère du Roi. Vous voyez donc que +<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span> +ma vie et ma mort sont entre vos mains. +Pourtant, lorsque j’ai bien envisagé l’une +et l’autre, j’ai connu clairement que, de +quelque vie que je puisse jamais jouir, +elle ne pourrait être que malheureuse +après la perte de M. de Cinq-Mars; +j’avoue donc et confesse que j’ai su sa +conspiration; j’ai fait mon possible pour +l’en détourner.—Il m’a cru son ami +unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu +trahir; c’est pourquoi je me condamne +par les lois qu’a rapportées mon père +lui-même, qui me pardonne, j’espère. +</p> + +<p> +A ces mots, les deux amis se jetèrent +dans les bras l’un de l’autre. +</p> + +<p> +Cinq-Mars s’écriait: +</p> + +<p> +—Ami! ami! que je regrette ta mort +que j’ai causée! Je t’ai trahi deux fois, +mais tu sauras comment. +</p> + +<p> +Mais de Thou l’embrassant et le consolant, +répondait en levant les yeux en +haut: +</p> + +<p> +—Ah! que nous sommes heureux de +finir de la sorte! Humainement parlant +je pourrais me plaindre de vous, monsieur, +mais Dieu sait combien je vous +<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span> +aime! Qu’avons-nous fait qui nous mérite +la grâce du martyre et le bonheur +de mourir ensemble? +</p> + +<p> +Les juges n’étaient pas préparés à +cette douceur, et se regardaient avec +surprise. +</p> + +<p> +—Ah! si l’on me donnait seulement +une pertuisane, dit une voix enrouée +(c’était le vieux Grandchamp, qui s’était +glissé dans la chambre, et dont les yeux +étaient rouges de fureur), je déferais +bien monseigneur de tous ces hommes +noirs! disait-il. +</p> + +<p> +Deux hallebardiers vinrent se mettre +auprès de lui en silence; il se tut, et, +pour se consoler, se mit à une fenêtre +du côté de la rivière où le soleil ne se +montrait pas encore, et il sembla ne +plus faire attention à ce qui se passait +dans la chambre. +</p> + +<p> +Cependant Laubardemont, craignant +que les juges ne vinssent à s’attendrir, +dit à haute voix: +</p> + +<p> +—Actuellement, d’après l’ordre de +monseigneur le Cardinal, on va mettre +ces deux messieurs à la gêne, c’est-à -dire +<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span> +la question ordinaire et extraordinaire. +</p> + +<p> +Cinq-Mars rentra dans son caractère +par indignation, et, croisant les bras, +fit, vers Laubardemont et Joseph, deux +pas qui les épouvantèrent. Le premier +porta involontairement la main à son +front. +</p> + +<p> +—Sommes-nous ici à Loudun? s’écria +le prisonnier. +</p> + +<p> +Mais de Thou, s’approchant, lui prit +la main et la serra; il se tut, et reprit +d’un ton calme en regardant les juges: +</p> + +<p> +—Messieurs, cela me semble bien +rude; un homme de mon âge et de ma +condition ne devrait pas être sujet à +toutes ces formalités. J’ai tout dit et je +dirai tout encore. Je prends la mort à +gré et de grand cÅ“ur: la question n’est +donc point nécessaire. Ce n’est point à +des âmes comme les nôtres que l’on +peut arracher des secrets par les souffrances +du corps. Nous sommes devenus +prisonniers par notre volonté et à +l’heure marquée par nous-mêmes; nous +avons dit seulement ce qu’il fallait pour +<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span> +nous faire mourir, vous ne sauriez rien +de plus; nous avons ce que nous voulons. +</p> + +<p> +—Que faites-vous, ami? interrompit +de Thou?... Il se trompe, messieurs; +nous ne refusons pas le martyre que +Dieu nous offre, nous le demandons. +</p> + +<p> +—Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vous +besoin de ces tortures infâmes pour +conquérir le ciel? vous, martyr déjà , +martyr volontaire de l’amitié! Messieurs +moi seul je puis avoir d’importants secrets: +mettez-moi seul à la question, si +nous devons être traités comme les plus +vils malfaiteurs. +</p> + +<p> +—Par charité, messieurs, reprenait +de Thou, ne me privez pas des mêmes +douleurs que lui; je ne l’ai pas suivi si +loin pour l’abandonner à cette heure précieuse, +et ne pas faire tous mes efforts +pour l’accompagner jusque dans le ciel. +</p> + +<p> +Pendant ce débat, il s’en était engagé +un autre entre Laubardemont et Joseph; +celui-ci, craignant que la douleur n’arrachât +le récit de son entretien, n’était pas +d’avis de donner la question; l’autre ne +<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span> +trouvant pas son triomphe complété +par la mort, l’exigeait impérieusement. +Les juges entouraient et écoutaient ces +deux ministres secrets du grand ministre; +cependant, plusieurs choses leur +ayant fait soupçonner que le crédit du +capucin était plus puissant que celui du +juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent +à l’humanité quand il finit par +ces paroles prononcées à voix basse: +</p> + +<p> +—Je connais leurs secrets; nous n’avons +pas besoin de les savoir, parce +qu’ils sont inutiles et qu’ils visent trop +haut. M. le Grand n’a à dénoncer que +le Roi, et l’autre la Reine; c’est ce qu’il +vaut mieux ignorer. D’ailleurs, ils ne +parleraient pas; je les connais, ils se +tairaient, l’un par orgueil, l’autre par +piété. Laissons-les: la torture les blessera; +ils seront défigurés et ne pourront +plus marcher; cela gâtera toute la cérémonie; +il faut les conserver pour paraître. +</p> + +<p> +Cette dernière considération prévalut; +les juges se séparèrent pour aller délibérer +<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span> +avec le chancelier. En sortant, +Joseph dit à Laubardemont: +</p> + +<p> +—Je vous ai laissé assez de plaisir +ici: maintenant vous allez encore avoir +celui de délibérer, et vous irez interroger +trois prévenus dans la tour du +Nord. +</p> + +<p> +C’étaient les trois juges d’Urbain +Grandier. +</p> + +<p> +Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, +poussant devant lui le maître des +requêtes ébahi. +</p> + +<p> +A peine le sombre tribunal eut-il défilé, +que Grandchamp, délivré de ses +deux estafiers, se précipita vers son +maître, et, lui saisissant la main, lui +dit: +</p> + +<p> +—Au nom du ciel, venez sur la terrasse, +monseigneur, je vous montrerai +quelque chose; au nom de votre mère, +venez... +</p> + +<p> +Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé +Quillet presque dans le même instant. +</p> + +<p> +—Mes enfants! mes pauvres enfants! +criait le vieillard en pleurant; hélas! +pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer +<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span> +qu’aujourd’hui? Cher Henri, votre mère, +votre frère, votre sÅ“ur, sont ici +cachés... +</p> + +<p> +—Taisez-vous, monsieur l’abbé, disait +Grandchamp; venez sur la terrasse, +monseigneur. +</p> + +<p> +Mais le vieux prêtre retenait son élève +en l’embrassant. +</p> + +<p> +—Nous espérons, nous espérons +beaucoup la grâce. +</p> + +<p> +—Je la refuserais, dit Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Nous n’espérons que les grâces de +Dieu, reprit de Thou. +</p> + +<p> +—Taisez-vous, interrompit encore +Grandchamp, les juges viennent. +</p> + +<p> +En effet, la porte s’ouvrit encore à la +sinistre procession, où Joseph et Laubardemont +manquaient. +</p> + +<p> +—Messieurs, s’écria le bon abbé s’adressant +aux commissaires, je suis heureux +de vous dire que je viens de Paris, +que personne ne doute de la grâce de +tous les conjurés. J’ai vu chez Sa Majesté, +<span class='smcap'>Monsieur</span> lui-même. Et quant au +duc de Bouillon, son interrogatoire n’est +pas défav... +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span> +—Silence! dit M. de Ceton, lieutenant +des Gardes écossaises. +</p> + +<p> +Et les quatorze commissaires rentrèrent +et se rangèrent de nouveau dans +la chambre. +</p> + +<p> +M. de Thou, entendant que l’on appelait +le greffier criminel du présidial de +Lyon pour prononcer l’arrêt, laissa éclater +involontairement un de ces transports +de joie religieuse qui ne se virent +jamais que dans les martyrs et les saints +aux approches de la mort; et s’avançant +au devant de cet homme, il s’écria: +</p> + +<p> +—<i lang="la" xml:lang="la">Quam speciosi pedes evangelizantium +pacem, evangelizantium bona!</i> +</p> + +<p> +Puis, prenant la main de Cinq-Mars +il se mit à genoux et tête nue pour entendre +l’arrêt, ainsi qu’il était ordonné. +D’Effiat demeura debout, mais on n’osa +le contraindre. +</p> + +<p> +L’arrêt leur fut prononcé en ces mots: +</p> + +<p> +«Entre le procureur général du Roi +demandeur en cas de crime de lèse-majesté, +d’une part; +</p> + +<p> +«Et messire Henri d’Effiat de Cinq-Mars, +Grand-Écuyer de France, âgé de +<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span> +vingt-deux ans; et François-Auguste de +Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller +du Roi en ses conseils; prisonniers au +château de Pierre-Encise de Lyon, défendeurs +et accusés, d’autre part; +</p> + +<p> +«Vu le procès extraordinairement fait +à la requête dudit procureur général du +Roi, à l’encontre desdits d’Effiat et de +Thou, informations, interrogation, confessions, +dénégations et confrontations, +et copies reconnues du traité fait avec +l’Espagne; considérant, la chambre déléguée: +</p> + +<p> +«1<sup>o</sup> Que celui qui attente à la personne +des ministres, des princes, est +regardé par les lois anciennes et constitutions +des Empereurs comme criminel +de lèse-majesté; +</p> + +<p> +«2<sup>o</sup> Que la troisième ordonnance du +roi Louis XI porte peine de mort contre +quiconque ne révèle pas une conjuration +contre l’État; +</p> + +<p> +«Les commissaires députés par Sa +Majesté ont déclaré lesdits d’Effiat et de +Thou atteints et convaincus de crime +de lèse-majesté, savoir: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span> +«Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour les +conspirations et entreprises, ligues et +traités faits par lui avec les étrangers +contre l’Etat; +</p> + +<p> +«Et ledit de Thou, pour avoir eu +connaissance desdites entreprises; +</p> + +<p> +«Pour réparation desquels crimes, +les ont privés de tous honneurs et dignités, +et les ont condamnés et condamnent +à avoir la tête tranchée sur un +échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé +en la place des Terreaux de cette ville; +</p> + +<p> +«Ont déclaré et déclarent tous et un +chacun de leur biens, meubles et immeubles, +acquis et confisqués au Roi; +et iceux par eux tenus immédiatement +de la couronne, réunis au domaine +d’icelle; sur iceux préalablement prise +la somme de 60,000 livres applicables à +Å“uvres pies.» +</p> + +<p> +Après la prononciation de l’arrêt, +M. de Thou dit à haute voix: +</p> + +<p> +—Dieu soit béni! Dieu soit loué! +</p> + +<p> +—La mort ne m’a jamais fait peur, +dit froidement Cinq-Mars. +</p> + +<p> +Ce fut alors que, suivant les formes, +<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span> +M. de Ceton, le lieutenant des Gardes +écossaises, vieillard de soixante-six ans, +déclara avec émotion qu’il remettait les +prisonniers entre les mains du sieur +Thomé, prévôt des marchands du Lyonnais, +prit congé d’eux, et ensuite tous +les gardes du corps, silencieux et les +larmes aux yeux. +</p> + +<p> +—Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, +les larmes sont inutiles; mais +plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous +que je ne crains pas la mort. +</p> + +<p> +Il leur serrait la main, et de Thou les +embrassait. Après quoi ces gentilshommes +sortirent les yeux humides de larmes et +se couvrant le visage de leurs manteaux. +</p> + +<p> +—Les cruels! dit l’abbé Quillet, pour +trouver des armes contre eux, il leur a +fallu fouiller dans l’arsenal des tyrans. +Pourquoi me laisser entrer en ce moment?... +</p> + +<p> +—Comme confesseur, monsieur, dit +à voix basse un commissaire; car, depuis +deux mois, aucun étranger n’a eu +permission d’entrer ici... +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span> +Dès que les grandes portes furent +refermées et les portières abaissées: +</p> + +<p> +—Sur la terrasse, au nom du ciel! +s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna +son maître et de Thou. Le vieux +gouverneur les suivit en boitant. +</p> + +<p> +—Que nous veux-tu dans un moment +semblable? dit Cinq-Mars avec une gravité +pleine d’indulgence. +</p> + +<p> +—Regardez les chaînes de la ville, +dit le fidèle domestique. +</p> + +<p> +Le soleil naissant colorait le ciel depuis +un instant à peine. Il paraissait à l’horizon +une ligne éclatante et jaune, sur +laquelle les montagnes découpaient durement +leurs formes d’un bleu foncé; +les vagues de la Saône et les chaînes +de la ville, tendues d’un bord à l’autre, +étaient encore voilées par une légère +vapeur qui s’élevait aussi de Lyon et +dérobait à l’œil le toit des maisons. Les +premiers jets de la lumière matinale ne +coloraient encore que les points les plus +élevés du magnifique paysage. Dans la +cité, les clochers de l’hôtel de ville et de +Saint-Nizier, sur les collines environnantes, +<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span> +les monastères des Carmes et de +Sainte-Marie, et la forteresse entière de +Pierre-Encise, étaient dorés de tous les +feux de l’aurore. On entendait le bruit +des carillons joyeux des villages. Les +murs seuls de la prison étaient silencieux. +</p> + +<p> +—Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous +faut-il voir? est-ce la beauté des plaines +ou la richesse des villes? est-ce la paix +de ces villages? Ah! mes amis, il y a +partout là des passions et des douleurs +comme celles qui nous ont amenés ici! +</p> + +<p> +Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent +sur le parapet de la terrasse +pour regarder du côté de la rivière. +</p> + +<p> +—Le brouillard est trop épais: on ne +voit rien encore, dit l’abbé. +</p> + +<p> +—Que notre dernier soleil est lent à +paraître! disait de Thou. +</p> + +<p> +—N’apercevez-vous pas en bas, au +pied des rochers, sur l’autre rive, une +petite maison blanche entre la porte +d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean? +dit l’abbé. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span> +—Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, +qu’un amas de murailles grisâtres. +</p> + +<p> +—Ce maudit brouillard est épais! +reprenait Grandchamp toujours penché +en avant, comme un marin qui s’appuie +sur la dernière planche d’une jetée pour +apercevoir une voile à l’horizon. +</p> + +<p> +—Chut! dit l’abbé, on parle près de +nous. +</p> + +<p> +En effet, un murmure confus, sourd +et inexplicable, se faisait entendre dans +une petite tourelle adossée à la plate-forme +de la terrasse. Comme elle n’était +guère plus grande qu’un colombier, +les prisonniers l’avaient à peine +remarquée jusque-là . +</p> + +<p> +—Vient-on déjà nous chercher? dit +Cinq-Mars. +</p> + +<p> +—Bah! bah! répondit Grandchamp, +ne vous occupez pas de cela; c’est la +tour des oubliettes. Il y a deux mois +que je rôde autour du fort, et j’ai vu +tomber du monde de là dans l’eau, au +moins une fois par semaine. Pensons à +notre affaire: je vois une lumière à la +fenêtre là -bas. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span> +Une invincible curiosité entraîna cependant +les deux prisonniers à jeter un +regard sur la tourelle, malgré l’horreur +de leur situation. Elle s’avançait, en +effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus +d’un gouffre rempli d’une eau +verte bouillonnante, sorte de source inutile, +qu’un bras égaré de la Saône formait +entre les rocs à une profondeur effrayante. +On y voyait tourner rapidement la roue +d’un moulin abandonné depuis longtemps. +On entendit trois fois un +craquement semblable à celui d’un +pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait +tout à coup comme par ressort en +frappant contre la pierre des murs: et +trois fois on vit quelque chose de noir +tomber dans l’eau et la faire rejaillir en +écume à une grande hauteur. +</p> + +<p> +—Miséricorde! seraient-ce des hommes? +s’écria l’abbé en se signant. +</p> + +<p> +—J’ai cru voir des robes brunes qui +tourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp; +ce sont des amis du Cardinal. +</p> + +<p> +Un cri terrible partit de la tour avec +un jurement impie. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span> +La lourde trappe gémit une quatrième +fois. L’eau verte reçut avec bruit un fardeau +qui fit crier l’énorme roue du moulin, +un de ses larges rayons fut brisé et +un homme embarrassé dans les poutres +vermoulues parut hors de l’écume, qu’il +colorait d’un sang noir, tourna deux fois +en criant, et s’engloutit. C’était Laubardemont. +</p> + +<p> +Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Mars +recula. +</p> + +<p> +—Il y a une Providence, dit Grandchamp: +Urbain Grandier l’avait ajourné +à trois ans. Allons, allons, le temps est +précieux; messieurs, ne restez pas là +immobiles. Que ce soit lui ou non, je +n’en serais pas étonné, car ces coquins-là +se mangent eux-mêmes comme les +rats. Mais tâchons de leur enlever leur +meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le +signal! nous sommes sauvés; tout est +prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur +l’abbé. Voilà le mouchoir blanc à la +fenêtre; nos amis sont préparés. +</p> + +<p> +L’abbé saisit aussitôt la main de chacun +des deux amis, et les entraîna du côté +<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span> +de la terrasse où ils avaient d’abord attaché +leurs regards. +</p> + +<p> +—Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: +apprenez qu’aucun des conjurés n’a +voulu de la retraite que vous leur assuriez; +ils sont tous accourus à Lyon, travestis +en grand nombre; ils ont versé +dans la ville assez d’or pour n’être pas +trahis; ils veulent tenter un coup de +main pour vous délivrer. Le moment +choisi est celui où l’on vous conduira au +supplice; le signal sera votre chapeau +que vous mettrez sur votre tête quand il +faudra commencer. +</p> + +<p> +Le bon abbé, moitié pleurant, moitié +souriant par espoir, raconta que, lors de +l’arrestation de son élève, il était accouru +à Paris; qu’un tel secret enveloppait +toutes les actions du Cardinal, que personne +n’y savait le lieu de la détention +du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient +exilé; et, lorsque l’on avait su l’accommodement +de <span class='smcap'>Monsieur</span> et du duc de +Bouillon avec le Roi, on n’avait plus +douté que la vie des autres ne fût +assurée, et l’on avait cessé de parler de +<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span> +cette affaire, qui compromettait peu de +personnes, n’ayant pas eu d’exécution. +On s’était même en quelque sorte réjoui +dans Paris de voir la ville de Sedan et +son territoire ajoutés au royaume, en +échange des lettres d’<i>abolition</i> accordées +à M. de Bouillon reconnu innocent, +comme <span class='smcap'>Monsieur</span>; que le résultat de tous +les arrangements avait fait admirer +l’habileté du Cardinal et sa clémence +envers les conspirateurs, qui, disait-on, +avaient voulu sa mort. On faisait même +courir le bruit qu’il avait fait évader +Cinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement +de leur retraite en pays étranger, +après les avoir fait arrêter courageusement +au milieu du camp de +Perpignan. +</p> + +<p> +A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne +put s’empêcher d’oublier sa résignation; +et, serrant la main de son ami: +</p> + +<p> +—<i>Arrêter!</i> s’écria-t-il; faut-il renoncer +même à l’honneur de nous être livrés +volontairement? Faut-il tout sacrifier, +jusqu’à l’opinion de la postérité? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span> +—C’était encore là une vanité, reprit +de Thou en mettant le doigt sur sa +bouche; mais chut! écoutons l’abbé +jusqu’au bout. +</p> + +<p> +Le gouverneur, ne doutant pas que le +calme des deux jeunes gens ne vînt de +la joie qu’ils ressentaient de leur fuite +assurée, et voyant que le soleil avait à +peine encore dissipé les vapeurs du +matin, se livra sans contrainte à ce +plaisir involontaire qu’éprouvent les +vieillards en racontant des événements +nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. +Il leur dit toutes ses peines infructueuses +pour découvrir la retraite de son +élève, ignorée de la cour et de la ville, +où l’on n’osait pas même prononcer son +nom dans les asiles les plus secrets. Il +n’avait appris l’emprisonnement à Pierre-Encise +que par la Reine elle-même, qui +avait daigné le faire venir et le charger +d’en avertir la maréchale d’Effiat et +tous les conjurés, afin qu’ils tentassent +un effort désespéré pour délivrer leur +jeune chef. Anne d’Autriche avait même +osé envoyer beaucoup de gentilshommes +<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span> +d’Auvergne et de la Touraine à Lyon +pour aider à ce dernier coup. +</p> + +<p> +—La bonne Reine! dit-il, elle pleurait +beaucoup lorsque je la vis, et disait +qu’elle donnerait tout ce qu’elle possède +pour vous sauver; elle se faisait beaucoup +de reproches d’une lettre, je ne sais +quelle lettre. Elle parlait du salut de la +France, mais ne s’expliquait pas. Elle +me dit qu’elle vous admirait et vous +conjurait de vous sauver, ne fût-ce que +par pitié pour elle, à qui vous laisseriez +des remords éternels. +</p> + +<p> +—N’a-t-elle rien dit de plus? interrompit +de Thou, qui soutenait Cinq-Mars +pâlissant. +</p> + +<p> +—Rien de plus, dit le vieillard. +</p> + +<p> +—Et personne ne vous a parlé de +moi? répondit le Grand-Écuyer. +</p> + +<p> +—Personne, dit l’abbé. +</p> + +<p> +—Encore, si elle m’eût écrit! dit +Henri à demi-voix. +</p> + +<p> +—Souvenez-vous donc, mon père, +que vous êtes envoyé ici comme confesseur, +reprit de Thou. +</p> + +<p> +Cependant le vieux Grandchamp, aux +<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span> +genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses +habits de l’autre côté de la terrasse, lui +criait d’une voix entrecoupée: +</p> + +<p> +—Monseigneur... mon maître... mon +bon maître... les voyez-vous? les voilà ... +ce sont eux, ce sont elles... elles toutes... +</p> + +<p> +—Eh! qui donc, mon vieil ami? disait +son maître. +</p> + +<p> +—Qui? grand Dieu! Regardez cette +fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas? +Votre mère, vos sœurs, votre frère. +</p> + +<p> +En effet, le jour entièrement venu lui +fit voir dans l’éloignement des femmes +qui agitaient des mouchoirs blancs: +l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses +bras vers la prison, se retirait de la +fenêtre comme pour reprendre des forces, +puis, soutenue par les autres, reparaissait +et ouvrait les bras, ou posait sa +main sur son cœur. +</p> + +<p> +Cinq-Mars reconnut sa mère et sa +famille, et ses forces le quittèrent un +moment. Il pencha la tête sur le sein de +son ami, et pleura. +</p> + +<p> +—Combien de fois me faudra-t-il donc +mourir? dit-il. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span> +Puis, répondant du haut de la tour par +un geste de sa main à ceux de sa famille: +</p> + +<p> +—Descendons vite, mon père, répondit-il +au vieil abbé; vous allez me dire +au tribunal de la pénitence, et devant +Dieu, si le reste de ma vie vaut encore +que je fasse verser du sang pour la +conquérir. +</p> + +<p> +Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu +ce que lui seul et Marie de Mantoue ont +connu de leurs secrètes et malheureuses +amours. «Il remit à son confesseur, dit +le P. Daniel, un portrait d’une grande +dame tout entouré de diamants, lesquels +durent être vendus, pour l’argent être +employé en œuvres pieuses.» +</p> + +<p> +Pour M. de Thou, après s’être aussi +confessé, il écrivit une lettre<a name='FA_34' id='FA_34' href='#FN_34' class='fnanchor'>[34]</a>. «Après +quoi (selon le récit de son confesseur) +il me dit: «<i>Voilà la dernière pensée que +je veux avoir pour ce monde: partons +en paradis.</i>» Et, se promenant dans la +<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span> +chambre à grands pas, il récitoit à haute +voix le psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere mei, Deus</i>, etc., +avec une ardeur d’esprit incroyable, et +des tressaillements de tout son corps si +violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit +pas la terre et qu’il alloit sortir de luy-mesme. +Les gardes étoient muets à ce +spectacle, qui les faisoit tous frémir de +respect et d’horreur.» +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Cependant tout était calme le 12 du +même mois de septembre 1642 dans la +ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement +de ses habitants, on vit arriver dès +le point du jour, par toutes ses portes, +des troupes d’infanterie et de cavalerie +que l’on savait campées et cantonnées +fort loin de là . Les Gardes françaises et +suisses, les régiments de Pompadour, +les Gens d’armes de Maurevert et les Carabins +de La Roque, tous défilèrent en +silence; la cavalerie, portant le mousquet +appuyé sur le pommeau de la selle, +vint se ranger autour du château de +Pierre-Encise; l’infanterie forma la haie +<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span> +sur les bords de la Saône, depuis la porte +du fort jusqu’à la place des Terreaux. +C’était le lieu ordinaire des exécutions. +</p> + +<p> +Quatre compagnies des bourgeois de +Lyon, que l’on appelle <i>Pennonnage</i>, faisant +environ onze ou douze cents hommes, +«furent rangées, dit le journal de +Montrésor, au milieu de la place des +Terreaux, en sorte qu’elles enfermoient +un espace d’environ quatre-vingts pas +de chaque côté, dans lequel on ne laissoit +entrer personne, sinon ceux qui +étoient nécessaires. +</p> + +<p> +«Au milieu de cet espace fut dressé +un échafaud de sept pieds de haut et +environ neuf pieds en quarré, au milieu +duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit +un poteau de la hauteur de trois +pieds ou environ, devant lequel on coucha +un bloc de la hauteur d’un demi-pied, +si que la principale façade ou le +devant de l’échafaud regardoit vers la +boucherie des Terreaux, du côté de la +Saône; contre lequel échafaud on dressa +une petite échelle de huit échelons du +côté des Dames de Saint-Pierre.» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span> +Rien n’avait transpiré dans la ville +sur le nom des prisonniers, les murs +inaccessibles de la forteresse ne laissaient +rien sortir ni rien pénétrer que dans la +nuit, et les cachots profonds avaient +quelquefois renfermé le père et le fils +durant des années entières, à quatre +pieds l’un de l’autre, sans qu’ils s’en +doutassent. La surprise fut extrême à +cet appareil éclatant, et la foule accourut, +ne sachant s’il s’agissait d’une fête +ou d’un supplice. +</p> + +<p> +Ce même secret qu’avaient gardé les +agents du ministre avait été aussi soigneusement +caché par les conjurés, car +leur tête en répondait. +</p> + +<p> +Montrésor, Fontrailles, le baron de +Beauvau, Olivier d’Entraigues, Gondi, +le comte du Lude et l’avocat Fournier, +déguisés en soldats, en ouvriers et en +baladins, armés de poignards sous leurs +habits, avaient jeté et partagé dans la +foule plus de cinq cents gentilshommes +et domestiques déguisés comme eux; +des chevaux étaient préparés sur la +route d’Italie, et des barques sur le +<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span> +Rhône avaient été payées d’avance. Le +jeune marquis d’Effiat, frère aîné de +Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait +la foule, allait et venait sans cesse de +la place des Terreaux à la petite maison +où sa mère et sa sœur étaient enfermées +avec la présidente de Pontac, sœur +du malheureux de Thou. Il les rassurait, +leur donnait un peu d’espérance, et revenait +trouver les conjurés et s’assurer +que chacun d’eux était disposé à l’action. +</p> + +<p> +Chaque soldat formant la haie avait à +ses côtés un homme prêt à le poignarder. +</p> + +<p> +La foule innombrable entassée derrière +la ligne des gardes les poussait en avant, +débordait leur alignement, et leur faisait +perdre du terrain. Ambrosio, domestique +espagnol, qu’avait conservé Cinq-Mars, +s’était chargé du capitaine des +piquiers, et déguisé en musicien catalan, +avait entamé une dispute avec lui, feignant +de ne pas vouloir cesser de jouer +de la vielle. Chacun était à son poste. +</p> + +<p> +L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues +<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span> +et le marquis d’Effiat étaient au milieu +d’un groupe de poissardes et d’écaillères +qui se disputaient et jetaient de grands +cris. Elles disaient des injures à l’une +d’elles, plus jeune et plus timide que ses +mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars +approcha pour écouter leur querelle. +</p> + +<p> +—Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, +voulez-vous que Jean Le Roux, qui est +un honnête homme, aille couper la tête +à deux chrétiens, parce qu’il est boucher +de son état? Tant que je serai sa femme, +je ne le souffrirai pas, j’aimerais mieux... +</p> + +<p> +—Eh bien! tu as tort, répondaient ses +compagnes; qu’est-ce que cela te fait +que la viande qu’il coupe se mange ou +ne se mange pas? Il n’en est pas moins +vrai que tu aurais cent écus pour faire +habiller tes trois enfants à neuf. T’es +trop heureuse d’être <i>l’épouse</i> d’un boucher. +Profite donc, ma mignonne, de ce +que Dieu t’envoie par la grâce de Son +Éminence. +</p> + +<p> +—Laissez-moi tranquille, reprenait +la première, je ne veux pas accepter. +<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span> +J’ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, +ils ont l’air doux comme des agneaux. +</p> + +<p> +—Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas +tes agneaux et tes veaux? reprenait la +femme Le Bon. Qu’il arrive donc du +bonheur à une petite femme comme ça! +Quelle pitié! quand c’est de la part du +révérend capucin, encore! +</p> + +<p> +—Que la gaieté du peuple est horrible! +s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment. +</p> + +<p> +Toutes ces femmes l’entendirent et +commencèrent à murmurer contre lui. +</p> + +<p> +—<i>Du peuple!</i> disaient-elles; et d’où +est donc ce petit maçon avec ce plâtre +sur ses habits? +</p> + +<p> +—Ah! interrompit une autre, tu ne +vois pas que c’est quelque gentilhomme +déguisé? Regarde ses mains blanches: +ça n’a jamais travaillé. +</p> + +<p> +—Oui, oui, c’est quelque petit conspirateur +dameret; j’ai bien envie d’aller +chercher M. le Chevalier du Guet pour +le faire arrêter. +</p> + +<p> +L’abbé Gondi sentit tout le danger de +cette situation, et, se jetant d’un air de +<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span> +colère sur Olivier, avec toutes les manières +d’un menuisier dont il avait pris +le costume et le tablier, il s’écria en le +saisissant au collet: +</p> + +<p> +—Vous avez raison: c’est un petit +drôle qui ne travaille jamais. Depuis deux +ans que mon père l’a mis en apprentissage, +il n’a fait que peigner ses cheveux +blonds pour plaire aux petites filles. Allons, +rentre à la maison! +</p> + +<p> +Et, lui donnant des coups de latte, il +lui fit percer la foule et revint se placer +sur un autre point de la haie. Après +avoir tancé le page étourdi il lui demanda +la lettre qu’il disait avoir à remettre +à M. de Cinq-Mars quand il serait +évadé. Olivier l’avait depuis deux mois +dans sa poche, et la lui donna. +</p> + +<p> +—C’est d’un prisonnier à un autre, +dit-il; car le chevalier de Jars, en sortant +de la Bastille, me l’a envoyée de +la part d’un de ses compagnons de captivité. +</p> + +<p> +—Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir +quelque secret important pour notre ami; +<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span> +je la décachette, vous auriez dû y penser +plus tôt. +</p> + +<p> +—Ah! bah! c’est du vieux Bassompierre. +Lisons. +</p> + +<p class="sep2 i6"> +«<span class='smcap'>Mon cher enfant</span>, +</p> + +<p> +«J’apprends du fond de la Bastille, +où je suis encore, que vous voulez conspirer +contre ce tyran de Richelieu, qui +ne cesse d’humilier notre bonne vieille +Noblesse et les Parlements, et de saper +dans ses fondements l’édifice sur lequel +reposait l’Etat. J’apprends que les Nobles +sont mis à la taille, et condamnés par +de petits juges contre les privilèges de +leur condition, forcés à l’arrière-ban +contre les pratiques anciennes...» +</p> + +<p> +—Ah! le vieux radoteur! interrompit +le page en riant aux éclats. +</p> + +<p> +—Pas si sot que vous croyez; seulement +il est un peu reculé pour notre +affaire. +</p> + +<p> +«Je ne puis qu’approuver ce généreux +projet, et je vous prie de me bailler +advis de tout...» +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span> +—Ah! le vieux langage du dernier +règne! dit Olivier; il ne savait pas écrire: +<i>me faire expert de toutes choses</i>, comme +on dit à présent. +</p> + +<p> +—Laissez-moi lire, pour Dieu, dit +l’abbé; dans cent ans on se moquera +ainsi de nos phrases. +</p> + +<p> +Il poursuivit: +</p> + +<p> +«Je puis bien vous conseiller nonobstant +mon grand âge, en vous racontant +ce qui m’advint en 1560.» +</p> + +<p> +—Ah! ma foi, je n’ai pas le temps +de m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin. +</p> + +<p> +«Quand je me rappelle mon dîner +chez madame la maréchale d’Effiat, votre +mère, et que je me demande ce que sont +devenus tous les convives, je m’afflige +véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens +est mort à Vincennes, de chagrin d’être +oublié par <span class='smcap'>Monsieur</span> dans cette prison; +de Launay tué en duel, et j’en suis marri; +car, malgré que je fusse mal satisfait +de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, +et je l’ai toujours tenu pour un +galant homme. Pour moi, me voilà sous +clef jusqu’à la fin de la vie de M. le +<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span> +Cardinal; aussi, mon enfant nous étions +treize à table: il ne faut pas se moquer +des vieilles croyances. Remerciez Dieu +de ce que vous êtes le seul auquel il ne +soit pas arrivé malencontre...» +</p> + +<p> +—Encore un à -propos! dit Olivier en +riant de tout son cœur; et, cette fois, +l’abbé de Gondi ne put tenir son sérieux +malgré ses efforts. +</p> + +<p> +Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne +pas prolonger encore la détention du +pauvre maréchal si elle était trouvée, +et se rapprochèrent de la place des Terreaux +et de la haie des gardes qu’ils +devaient attaquer lorsque le signal du +chapeau serait donné par le jeune prisonnier. +</p> + +<p> +Ils virent avec satisfaction tous leurs +amis à leur poste, et prêts à jouer des +couteaux, selon leur propre expression. +Le peuple, en se pressant autour d’eux, +les favorisait sans le vouloir. Il survint +près de l’abbé une troupe de jeunes +demoiselles vêtues de blanc et voilées; +elles allaient à l’église pour communier, +et les religieuses qui les conduisaient, +<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span> +croyant comme tout le peuple que ce +cortège était destiné à rendre les honneurs +à quelque grand personnage, leur +permirent de monter sur de larges +pierres de taille accumulées derrière les +soldats. Là elles se groupèrent avec la +grâce de cet âge, comme vingt belles +statues sur un seul piédestal. On +eût dit ces vestales que l’antiquité conviait +aux sanglants spectacles des gladiateurs. +Elles se parlaient à l’oreille +en regardant autour d’elles, riaient et +rougissaient ensemble, comme font les +enfants. +</p> + +<p> +L’abbé de Gondi vit avec humeur +qu’Olivier allait encore oublier son rôle +de conspirateur et son costume de maçon +pour leur lancer des œillades et prendre +un maintien trop élégant et des gestes +trop civilisés pour l’état qu’on devait lui +supposer: il commençait déjà à s’approcher +d’elles en bouclant ses cheveux avec +ses doigts, lorsque Fontrailles et Montrésor +survinrent par bonheur sous un habit +de soldats suisses; un groupe de gentilshommes, +déguisés en mariniers, les +<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span> +suivait avec des bâtons ferrés à la main; +ils avaient sur le visage une pâleur qui +n’annonçait rien de bon. On entendit +une marche sonnée par des trompettes. +</p> + +<p> +—Restons ici, dit l’un d’eux à sa +suite; c’est ici. +</p> + +<p> +L’air sombre et le silence de ces spectateurs +contrastaient singulièrement avec +les regards enjoués et curieux des jeunes +filles et leurs propos enfantins. +</p> + +<p> +—Ah! le beau cortège! criaient-elles: +voilà au moins cinq cents hommes avec +des cuirasses et des habits rouges, sur +de beaux chevaux; ils ont des plumes +jaunes sur leurs grands chapeaux.—Ce +sont des étrangers, des Catalans, dit +un garde-française.—Qui conduisent-ils +donc?—Ah! voici un beau carrosse +doré! mais il n’y a personne dedans. +</p> + +<p> +—Ah! je vois trois hommes à pied: +où vont-ils? +</p> + +<p> +—A la mort! dit Fontrailles d’une voix +sinistre qui fit taire toutes les voix. On +n’entendit plus que les pas lents des +chevaux qui s’arrêtèrent tout à coup par +<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span> +un de ces retards qui arrivent dans la +marche de tout cortège. On vit alors un +douloureux et singulier spectacle. Un +vieillard à la tête tonsurée marchait +avec peine en sanglotant, soutenu par +deux jeunes gens d’une figure intéressante +et charmante, qui se donnaient +une main derrière ses épaules voûtées, +tandis que de l’autre chacun d’eux tenait +l’un de ses bras. Celui qui marchait à +sa gauche était vêtu de noir; il était +grave et baissait les yeux. L’autre beaucoup +plus jeune, était revêtu d’une parure +éclatante<a name='FA_35' id='FA_35' href='#FN_35' class='fnanchor'>[35]</a>: un pourpoint de drap +de Hollande, couvert de larges dentelles +d’or et portant des manches bouffantes +et brodées, le couvrait du cou à la ceinture, +habillement assez semblable au +corset des femmes; le reste de ses vêtements +en velours noir brodé de palmes +d’argent, des bottines grisâtres à talons +rouges, où s’attachaient des éperons +d’or; un manteau d’écarlate chargé de +<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span> +boutons d’or, tout rehaussait la grâce de +sa taille élégante et souple. Il saluait +à droite et à gauche de la haie avec un +sourire mélancolique. +</p> + +<p> +Un vieux domestique, avec des moustaches +et une barbe blanches, suivait, le +front baissé, tenant en main deux chevaux +de bataille caparaçonnés. +</p> + +<p> +Les jeunes demoiselles se taisaient; +mais elles ne purent retenir leurs sanglots +en les voyant. +</p> + +<p> +—C’est donc ce pauvre vieillard qu’on +mène à la mort? s’écrièrent-elles; ses +enfants le soutiennent. +</p> + +<p> +—A genoux! mesdames, dit une religieuse, +et priez pour lui. +</p> + +<p> +—A genoux! cria Gondi, et prions +que Dieu les sauve. +</p> + +<p> +Tous les conjurés répétèrent:—A +genoux! à genoux! et donnèrent l’exemple +au peuple qui les imita en silence. +</p> + +<p> +—Nous pouvons mieux voir ses mouvements +à présent, dit tout bas Gondi à +Montrésor: levez-vous; que fait-il? +</p> + +<p> +—Il est arrêté et parle de notre côté +<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span> +en nous saluant; je crois qu’il nous +reconnaît. +</p> + +<p> +Toutes les maisons, les fenêtres, les +murailles, les toits, les échafauds dressés, +tout ce qui avait vue sur la place +était chargé de personnes de toute condition +et de tout âge. +</p> + +<p> +Le silence le plus profond régnait sur +la foule immense; on eût entendu les +ailes du moucheron des fleuves, le +souffle du moindre vent, le passage des +grains de poussière qu’il soulève; mais +l’air était calme, le soleil brillant, le +ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On +était proche de la place des Terreaux; +on entendit des coups de marteau sur +les planches, puis la voix de Cinq-Mars. +</p> + +<p> +Un jeune chartreux avança sa tête +pâle entre deux gardes; tous les conjurés +se levèrent au-dessus du peuple à +genoux, chacun d’eux portant la main +à sa ceinture ou dans son sein et serrant +de près le soldat qu’il devait poignarder. +</p> + +<p> +—Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il +son chapeau sur la tête? +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span> +—Il jette son chapeau à terre loin +de lui, dit paisiblement l’arquebusier +qu’il interrogeait. +</p> + +<h2 id="chap_26"> +CHAPITRE XXVI +</h2> + +<p class="h2b"> +LA FÊTE +</p> + +<div class="right"> +<div class="h2txt"> +<p class="bot25"> +Mon Dieu! qu’est-ce que ce monde? +</p> + +<p class="sig"> +(<i>Dernières paroles de M. de Cinq-Mars.</i>) +</p> +</div> +</div> + +<p> +Le jour même du cortège sinistre de +Lyon, et durant les scènes que nous venons +de voir, une fête magnifique se +donnait à Paris, avec tout le luxe et le +mauvais goût du temps. Le puissant +Cardinal avait voulu remplir à la fois +de ses pompes les deux premières villes +de France. +</p> + +<p> +Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal, +on annonça cette fête donnée +au Roi et à toute la cour. Maître de +<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span> +l’empire par la force, il voulut encore +l’être des esprits par la séduction, et, las +de dominer, il espéra plaire. La tragédie +de <i>Mirame</i> allait être représentée dans +une salle construite exprès pour ce grand +jour: ce qui éleva les frais de cette +soirée, dit Pélisson, à trois cent mille +écus. +</p> + +<p> +La garde entière du premier ministre<a name='FA_36' id='FA_36' href='#FN_36' class='fnanchor'>[36]</a> +était sous les armes; ses quatre compagnies +de Mousquetaires et de Gens +d’armes étaient rangées en haie sur les +vastes escaliers et à l’entrée des longues +galeries du Palais-Cardinal<a name='FA_37' id='FA_37' href='#FN_37' class='fnanchor'>[37]</a>. Ce brillant +<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span> +<i>Pandemonium</i>, où les péchés mortels +ont un temple à chaque étage, n’appartint +ce jour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait +de haut en bas. Sur chaque marche +était posté l’un des arquebusiers de la +garde du Cardinal, tenant une torche à +la main et une longue carabine dans +l’autre; la foule de ses gentilshommes +circulait entre ces candélabres vivants, +tandis que dans le grand jardin, entouré +d’épais marronniers, remplacés aujourd’hui +par les arcades, deux compagnies +de Chevau-légers à cheval, le mousquet +au poing, se tenaient prêtes au premier +ordre et à la première crainte de leur +maître. +</p> + +<p> +Le Cardinal, porté et suivi par ses +trente-huit pages, vint se placer dans +sa loge tendue de pourpre, en face de +celle où le Roi était couché à demi derrière +des rideaux verts qui le préservaient +de l’éclat des flambeaux. Toute +la cour était entassée dans les loges, et +se leva lorsqu’il parut; la musique +commença une ouverture brillante, et +l’on ouvrit le parterre à tous les hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span> +de la ville et de l’armée qui se présentèrent. +Trois flots impétueux de spectateurs +s’y précipitèrent et le remplirent +en un instant; ils étaient debout et tellement +pressés, que le mouvement d’un +bras suffisait pour causer sur toute la +foule le balancement d’un champ de +blé. On vit tel homme dont la tête décrivait +ainsi un cercle assez étendu, +comme celle d’un compas, sans que ses +pieds eussent quitté le point où ils +étaient fixés, et on emporta quelques +jeunes gens évanouis. Le ministre, contre +sa coutume, avança sa tête décharnée +hors de sa tribune, et salua l’assemblée +d’un air qui voulait être gracieux. Cette +grimace n’obtint de réponse qu’aux +loges, le parterre fut silencieux. Richelieu +avait voulu montrer qu’il ne craignait +pas le jugement public pour son +ouvrage et avait permis que l’on introduisît +sans choix tous ceux qui se présenteraient. +Il commençait à s’en repentir, +mais trop tard. En effet, cette +impartiale assemblée fut aussi froide que +la <i>tragédie-pastorale</i> l’était elle-même; +<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span> +en vain les <i>bergères</i> du théâtre, couvertes +de pierreries, exhaussées sur des +talons rouges, portant du bout des +doigts des houlettes ornées de rubans +et suspendant des guirlandes de fleurs +sur leurs robes que soulevaient les <i>vertugadins</i>, +se mouraient d’amour en +longues tirades de deux cents vers langoureux; +en vain des <i>amants parfaits</i> +(car c’était le beau idéal de l’époque) se +laissaient dépérir de faim dans un antre +solitaire, et déploraient leur mort avec +emphase, en attachant à leurs cheveux +des rubans de la couleur favorite de +leur belle; en vain les femmes de la +cour donnaient des signes de ravissement, +penchées au bord de leurs loges, +et tentaient même l’évanouissement le +plus flatteur: le morne parterre ne +donnait d’autre signe de vie que le balancement +perpétuel des têtes noires à +longs cheveux. Le Cardinal mordait ses +lèvres et faisait le distrait pendant le +premier acte et le second; le silence +avec lequel s’écoulèrent le troisième et +le quatrième fit une telle blessure à +<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span> +son cœur paternel, qu’il se fit soulever +à demi hors de son balcon, et, dans +cette immonde et ridicule attitude, faisait +signe à ses amis de la cour de remarquer +les plus beaux endroits, et +donnait le signal des applaudissements; +on y répondait de quelques loges, mais +l’impassible parterre était plus silencieux +que jamais; laissant la scène se +passer entre le théâtre et les régions +supérieures, il s’obstinait à demeurer +neutre. Le maître de l’Europe et de la +France, jetant alors un regard de feu +sur ce petit amas d’hommes qui osaient +ne pas admirer son œuvre, sentit dans +son cœur le vœu de Néron, et pensa un +moment combien il serait heureux qu’il +n’y eût là qu’une tête. +</p> + +<p> +Tout à coup cette masse noire et immobile +s’anima, et des salves interminables +d’applaudissements éclatèrent, +au grand étonnement des loges, et surtout +du ministre. Il se pencha, saluant +avec reconnaissance; mais il s’arrêta en +remarquant que les battements de mains +interrompaient les acteurs toutes les +<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span> +fois qu’ils voulaient recommencer. Le +Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés, +jusque-là , pour voir ce qui excitait +tant d’enthousiasme; toute la cour se +pencha hors des colonnes: on aperçut +alors dans la foule des spectateurs assis +sur le théâtre, un jeune homme humblement +vêtu, qui venait de se placer +avec peine; tous les regards se portaient +sur lui. Il en paraissait fort embarrassé, +et cherchait à se couvrir de +son petit manteau noir trop court. <i>Le +Cid! Le Cid!</i> cria le parterre, ne cessant +d’applaudir. Corneille, effrayé, se +sauva dans les coulisses, et tout retomba +dans le silence. +</p> + +<p> +Le Cardinal, hors de lui, fit fermer +les rideaux de sa loge et se fit emporter +dans ses galeries. +</p> + +<p> +Ce fut là que s’exécuta une autre +scène préparée dès longtemps par les +soins de Joseph, qui avait sur ce point +endoctriné les gens de sa suite avant de +quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s’écriant +qu’il était plus prompt de faire +passer Son Éminence par une longue +<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span> +fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’à deux +pieds de terre et conduisait de sa loge +aux appartements, la fit ouvrir, et les +pages y firent passer le fauteuil. Aussitôt +cent voix s’élevèrent pour dire et proclamer +l’accomplissement de la grande +prophétie de Nostradamus. On se disait +à demi-voix: «Le <i>bonnet rouge</i>, c’est Monseigneur; +<i>quarante onces</i>, c’est Cinq-Mars; +<i>tout</i> finira, c’était de Thou: quel +heureux coup du ciel! Son Éminence +règne sur l’avenir comme sur le présent». +</p> + +<p> +Il s’avançait ainsi sur son trône ambulant +dans de longues et resplendissantes +galeries, écoutant ce doux +murmure d’une flatterie nouvelle; mais, +insensible à ce bruit des voix qui +divinisaient son génie, il eût donné tous +leurs propos pour un seul mot, un seul +geste de ce public immobile et inflexible, +quand même ce mot eût été un cri de +haine; car on étouffe les clameurs, mais +comment se venger du silence? On empêche +un peuple de frapper, mais qui +l’empêchera d’attendre? Poursuivi par le +<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span> +fantôme importun de l’opinion publique, +le sombre ministre ne se crut en sûreté +qu’arrivé au fond de son palais, au +milieu de sa cour tremblante et flatteuse, +dont les adorations lui firent +bientôt oublier que quelques hommes +avaient osé ne pas l’admirer. Il se fit +placer comme un roi au milieu de ses +vastes appartements, et, regardant autour +de lui, se mit à compter attentivement +les hommes puissants et soumis +qui l’entouraient: il les compta et +s’admira. Les chefs de toutes les grandes +familles, les princes de l’Église, les présidents +de tous les parlements, les gouverneurs +des provinces, les maréchaux et +les généraux en chef des armées, le +nonce, les ambassadeurs de tous les +royaumes, les députés et les sénateurs +des républiques, étaient immobiles, soumis +et rangés autour de lui, comme attendant +ses ordres. Plus un regard qui +osât soutenir son regard, plus une parole +qui osât s’élever sans sa volonté, plus +un projet qu’on osât former dans le +repli le plus secret du cœur, plus une +<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span> +pensée qui ne procédât de la sienne. +L’Europe muette l’écoutait par représentants. +De loin en loin il élevait une +voix impérieuse, et jetait une parole +satisfaite au milieu de ce cercle pompeux, +comme un denier dans la foule +des pauvres. On pouvait alors reconnaître, +à l’orgueil qui s’allumait dans ses +regards et à la joie de sa contenance, +celui des princes sur qui venait de tomber +une telle faveur; celui-là se trouvait +même transformé tout à coup en un +autre homme, et semblait avoir fait un +pas dans la hiérarchie des pouvoirs, +tant on entourait d’adorations inespérées +et de soudaines caresses ce fortuné +courtisan, dont le Cardinal n’apercevait +pas même le bonheur obscur. Le frère +du Roi et le duc de Bouillon étaient debout +dans la foule, d’où le ministre ne +daigna pas les tirer; seulement il affecta +de dire qu’il serait bon de démanteler +quelques places fortes, parla longuement +de la nécessité des pavés et des +quais dans les rues de Paris, et dit en +deux mots à Turenne qu’on pourrait +<span class='pagenum'><a id='Page_408' name='Page_408'>[408]</a></span> +l’envoyer à l’armée d’Italie, près du +prince Thomas, pour chercher son bâton +de maréchal. +</p> + +<p> +Tandis que Richelieu ballottait ainsi +dans ses mains puissantes les plus +grandes et les moindres choses de +l’Europe, au milieu d’une fête bruyante +dans son magnifique palais, on avertissait +la Reine au Louvre que l’heure était +venue de se rendre chez le Cardinal, où +le Roi l’attendait après la tragédie. La +sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à +aucun spectacle; mais elle n’avait pu +refuser la fête du premier ministre. Elle +était dans son oratoire, prête à partir et +couverte de perles, sa parure favorite; +debout près d’une grande glace avec +Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer +la toilette de la jeune princesse, +qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait +elle-même avec attention, mais +un peu d’ennui et d’un air boudeur, +l’ensemble de sa toilette. +</p> + +<p> +La Reine considérait son propre ouvrage +dans Marie, et, plus troublée +qu’elle, songeait avec crainte au moment +<span class='pagenum'><a id='Page_409' name='Page_409'>[409]</a></span> +où cesserait cette éphémère tranquillité, +malgré la profonde connaissance qu’elle +avait du caractère sensible mais léger +de Marie. Depuis la conversation de +Saint-Germain, depuis la lettre fatale, +elle n’avait pas quitté un seul instant la +jeune princesse, et avait donné tous ses +soins à conduire son esprit dans la voie +qu’elle avait tracée d’avance; car le trait +le plus prononcé du caractère d’Anne +d’Autriche était une invincible obstination +dans ses calculs, auxquels elle eût voulu +soumettre tous les événements et toutes +les passions avec une exactitude géométrique, +et c’est sans doute à cet esprit +positif et sans mobilité que l’on doit attribuer +tous les malheurs de sa régence. +La sinistre réponse de Cinq-Mars, son +arrestation, son jugement, tout avait été +caché à la princesse Marie, dont la faute +première, il est vrai, avait été un mouvement +d’amour-propre et un instant +d’oubli. Cependant la Reine était bonne, +et s’était amèrement repentie de sa précipitation +à écrire de si décisives paroles, +dont les conséquences avaient été si +<span class='pagenum'><a id='Page_410' name='Page_410'>[410]</a></span> +graves, et tous ses efforts avaient tendu +à en atténuer les suites. En envisageant +son action dans ses rapports avec le bonheur +de la France, elle s’applaudissait +d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe +d’une guerre civile qui eût ébranlé l’État +jusque dans ses fondements; mais lorsqu’elle +s’approchait de sa jeune amie et +considérait cet être charmant qu’elle +brisait dans sa fleur, et qu’un vieillard +sur un trône ne dédommagerait pas de +la perte qu’elle avait faite pour toujours; +quand elle songeait à l’entier dévouement, +à cette totale abnégation de soi-même +qu’elle venait de voir dans un +jeune homme de vingt-deux ans, d’un +si grand caractère et presque maître du +royaume, elle plaignait Marie, et admirait +du fond de l’âme l’homme qu’elle avait +si mal jugé. +</p> + +<p> +Elle aurait voulu du moins faire connaître +tout ce qu’il valait à celle qu’il +avait tant aimée, et qui ne le savait +pas; mais elle espérait encore en ce +moment que tous les conjurés, réunis à +Lyon, parviendraient à le sauver, et, une +<span class='pagenum'><a id='Page_411' name='Page_411'>[411]</a></span> +fois le sachant en pays étranger, elle +pourrait alors tout dire à sa chère Marie. +</p> + +<p> +Quant à celle-ci, elle avait d’abord redouté +la guerre; mais, entourée de gens +de la Reine, qui n’avaient laissé parvenir +jusqu’à elle que des nouvelles +dictées par cette princesse, elle avait su +ou cru savoir que la conjuration n’avait +pas eu d’exécution; que le Roi et le +Cardinal étaient d’abord revenus à Paris +presque ensemble: que <span class='smcap'>Monsieur</span>, éloigné +quelque temps, avait reparu à la cour; +que le duc de Bouillon, moyennant la +cession de Sedan, était aussi rentré en +grâce; et que, si le Grand-Écuyer ne +paraissait pas encore, le motif en était +la haine plus prononcée du Cardinal +contre lui et la grande part qu’il avait +dans la conjuration. Mais le simple bon +sens et le sentiment naturel de la justice +disaient assez que, n’ayant agi que sous +les ordres du frère du Roi, son pardon +devait suivre celui du prince. Tout avait +donc calmé l’inquiétude première de son +cœur, tandis que rien n’avait adouci une +sorte de ressentiment orgueilleux qu’elle +<span class='pagenum'><a id='Page_412' name='Page_412'>[412]</a></span> +avait contre Cinq-Mars, assez indifférent +pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa +retraite, ignoré de la Reine même et de +toute la cour, tandis qu’elle n’avait songé +qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois, +d’ailleurs, les bals et les carrousels +s’étaient si rapidement succédé, et tant +de <i>devoirs</i> impérieux l’avaient entraînée, +qu’il lui restait à peine, pour s’attrister +et se plaindre, le temps de sa toilette, +où elle était presque seule. Elle commençait +bien chaque soir cette réflexion +générale sur l’ingratitude et l’inconstance +des hommes, pensée profonde et +nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper +la tête d’une jeune personne à +l’âge du premier amour; mais le sommeil +ne lui permettait jamais de l’achever; +et la fatigue de la danse fermait ses +grands yeux noirs avant que ses idées +eussent trouvé le temps de se classer +dans sa mémoire et de lui présenter des +images bien nettes du passé. Dès son +réveil, elle se voyait entourée des jeunes +princesses de la cour, et à peine en état +de paraître, elle était forcée de passer +<span class='pagenum'><a id='Page_413' name='Page_413'>[413]</a></span> +chez la Reine, où l’attendaient les éternels, +mais moins désagréables hommages du +prince Palatin; les Polonais avaient eu +le temps d’apprendre à la cour de France +cette réserve mystérieuse et ce silence +éloquent qui plaisent tant aux femmes, +parce qu’ils accroissent l’importance des +secrets toujours cachés, et rehaussent +les êtres que l’on respecte assez pour ne +pas oser même souffrir en leur présence. +On regardait Marie comme accordée au +roi Uladislas; et elle-même, il faut le +confesser, s’était si bien faite à cette +idée, que le trône de Pologne occupé +par une autre reine lui eût paru une +chose monstrueuse: elle ne voyait pas +avec bonheur le moment d’y monter, +mais avait cependant pris possession +des hommages qu’on lui rendait d’avance. +Aussi, sans se l’avouer à elle-même, +exagérait-elle beaucoup les prétendus +torts de Cinq-Mars que la Reine lui avait +dévoilés à Saint-Germain. +</p> + +<p> +—Vous êtes fraîche comme les roses +de ce bouquet, dit la Reine; allons, ma +chère enfant, êtes-vous prête? Quel est +<span class='pagenum'><a id='Page_414' name='Page_414'>[414]</a></span> +ce petit air boudeur? Venez, que je referme +cette boucle d’oreilles... N’aimez-vous +pas ces topazes? Voulez-vous une +autre parure? +</p> + +<p> +—Oh! non, madame, je pense que je +ne devrais pas me parer, car personne +ne sait mieux que vous combien je suis +malheureuse. Les hommes sont bien +cruels envers nous! Je réfléchis encore +à tout ce que vous m’avez dit, et tout +m’est bien prouvé actuellement. Oui, il +est bien vrai qu’il ne m’aimait pas; car +enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eût +renoncé à une entreprise qui me faisait +tant de peine, comme je le lui avais dit; +je me rappelle même, ce qui est bien +plus fort, ajouta-t-elle d’un air important +et même solennel, que je lui dis qu’il +serait rebelle; oui, madame, <i>rebelle</i>, je +le lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois +que Votre Majesté avait bien raison: +je suis bien malheureuse! il avait plus +d’ambition que d’amour. +</p> + +<p> +Ici une larme de dépit s’échappa de +ses yeux et roula vite et seule sur sa +joue, comme une perle sur une rose. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_415' name='Page_415'>[415]</a></span> +—Oui, c’est bien certain... continua-t-elle +en attachant ses bracelets; et la +plus grande preuve, c’est que depuis +deux mois qu’il a renoncé à son entreprise +(comme vous m’avez dit que vous +l’aviez fait sauver), il aurait bien pu me +faire savoir où il s’est retiré. Et moi, +pendant ce temps-là , je pleurais, j’implorais +toute votre puissance en sa +faveur; je mendiais un mot qui m’apprît +une de ses actions; je ne pensais +qu’à lui; et encore à présent je refuse +tous les jours le trône de Pologne, parce +que je veux prouver jusqu’à la fin que +je suis constante, que vous-même ne +pouvez me faire manquer à mon attachement, +bien plus sérieux que le sien, et +que nous valons mieux que les hommes; +mais du moins, je crois que je puis bien +aller ce soir à cette fête, puisque ce n’est +pas un bal. +</p> + +<p> +—Oui, oui, ma chère enfant, venez +vite, dit la Reine, voulant faire cesser +ce langage enfantin qui l’affligeait, et +dont elle avait causé les erreurs ingénues; +venez, vous verrez l’union qui +<span class='pagenum'><a id='Page_416' name='Page_416'>[416]</a></span> +règne entre les princes et le Cardinal, et +nous apprendrons peut-être quelques +bonnes nouvelles. +</p> + +<p> +Elles partirent. +</p> + +<p> +Lorsque les deux princesses entrèrent +dans les longues galeries du Palais-Cardinal, +elles furent reçues et saluées +froidement par le Roi et le ministre, +qui, entourés et pressés par une foule +de courtisans silencieux, jouaient aux +échecs sur une table étroite et basse. +Toutes les femmes qui entrèrent avec la +Reine, ou après elle, se répandirent dans +les appartements, et bientôt une musique +fort douce s’éleva dans l’une des +salles, comme un accompagnement à +mille conversations particulières qui s’engagèrent +autour des tables de jeu. +</p> + +<p> +Auprès de la Reine passèrent, en saluant, +deux jeunes et nouveaux mariés, +l’heureux Chabot et la belle duchesse +de Rohan; ils semblaient éviter la foule +et chercher à l’écart le moment de se +parler d’eux-mêmes. Tout le monde les +accueillait en souriant et les voyait avec +<span class='pagenum'><a id='Page_417' name='Page_417'>[417]</a></span> +envie: leur félicité se lisait sur le visage +des autres autant que sur le leur. +</p> + +<p> +Marie les suivit des yeux:—Ils sont +heureux pourtant, dit-elle à la Reine, +se rappelant le blâme que l’on avait +voulu jeter sur eux. +</p> + +<p> +Mais, sans lui répondre, Anne d’Autriche +craignant que, dans la foule, un +mot inconsidéré ne vînt apprendre +quelque funeste événement à sa jeune +amie, se plaça derrière le Roi avec elle. +Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span>, le prince Palatin et le +duc de Bouillon vinrent lui parler d’un +air libre et enjoué. Cependant le second, +jetant sur Marie un regard sévère et +scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, +vous êtes ce soir d’une beauté +et d’une gaieté <i>surprenantes</i>.» +</p> + +<p> +Elle fut interdite de ces paroles, et de +le voir s’éloigner d’un air sombre; elle +parla au duc d’Orléans, qui ne répondit +pas et sembla ne pas entendre. Marie +regarda la Reine, et crut remarquer de la +pâleur et de l’inquiétude sur ses traits. +Cependant personne n’osait approcher le +<span class='pagenum'><a id='Page_418' name='Page_418'>[418]</a></span> +Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses +coups d’échecs; Mazarin seul, appuyé +sur le bras de son fauteuil et suivant +les coups avec une attention servile, +faisait des gestes d’admiration toutes +les fois que le Cardinal avait joué. +L’application sembla dissiper un moment +le nuage qui couvrait le front du +ministre: il venait d’avancer une <i>tour</i> +qui mettait le <i>roi</i> de Louis XIII dans +cette fausse position qu’on nomme <i>Pat</i>, +situation où ce roi d’ébène, sans être +attaqué personnellement, ne peut cependant +ni reculer ni avancer dans aucun +sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda +son adversaire, et se mit à sourire +d’un côté des lèvres seulement, ne +pouvant peut-être s’interdire un secret +rapprochement. Puis, en voyant les +yeux éteints et la figure mourante du +prince, il se pencha à l’oreille de Mazarin, +et lui dit: +</p> + +<p> +—Je crois, ma foi, qu’il partira avant +moi; il est bien changé. +</p> + +<p> +En même temps, il lui prit une longue +et violente toux; souvent il sentait en +<span class='pagenum'><a id='Page_419' name='Page_419'>[419]</a></span> +lui cette douleur aiguë et persévérante; +à cet avertissement sinistre il porta à +sa bouche un mouchoir qu’il en retira +sanglant; mais, pour le cacher, il le +jeta sous la table, et sourit en regardant +sévèrement autour de lui, comme pour +défendre l’inquiétude. +</p> + +<p> +Louis XIII, parfaitement insensible, ne +fit pas le plus léger mouvement et rangea +ses pièces pour une autre partie +avec une main décharnée et tremblante. +Ces deux mourants semblaient tirer au +sort leur dernière heure. +</p> + +<p> +En cet instant une horloge sonna minuit. +Le roi leva la tête: +</p> + +<p> +—Ah! ah! dit-il froidement, ce +matin, à la même heure, M. le Grand, +notre cher ami, a passé un mauvais +moment. +</p> + +<p> +Un cri perçant partit auprès de lui; +il frémit et se jeta de l’autre côté, renversant +le jeu. Marie de Mantoue, sans +connaissance, était dans les bras de la +Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit +à l’oreille du Roi: +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_420' name='Page_420'>[420]</a></span> +—Ah! Sire, vous avez une hache à +deux tranchants! +</p> + +<p> +Elle donnait ensuite des soins et des +baisers maternels à la jeune princesse, +qui, entourée de toutes les femmes de +la cour, ne revint de son évanouissement +que pour verser des torrents de larmes. +Sitôt qu’elle rouvrit les yeux: +</p> + +<p> +—Hélas! oui, mon enfant, lui dit +Anne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous +êtes reine de Pologne. +</p> + +<hr class="hrnotes" /> + +<p> +Il est arrivé souvent que le même +événement qui faisait couler des larmes +dans le palais des rois a répandu l’allégresse +au dehors; car le peuple croit +toujours que la joie habite avec les +fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances +pour le retour du ministre, et chaque +soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal +et sous celles du Louvre, se pressaient +les habitants de Paris; les dernières +émeutes les avaient, pour ainsi +dire, mis en goût pour les mouvements +publics; ils couraient d’une rue à l’autre +<span class='pagenum'><a id='Page_421' name='Page_421'>[421]</a></span> +avec une curiosité quelquefois insultante +et hostile, tantôt marchant en processions +silencieuses, tantôt poussant de longs +éclats de rire ou des huées prolongées dont +on ignorait le sens. Des bandes de jeunes +hommes se battaient dans les carrefours +et dansaient en rond sur les places publiques, +comme pour manifester quelque +espérance inconnue de plaisir et quelque +joie insensée qui serrait le cœur. Il était +remarquable que le silence le plus triste +régnait justement dans les lieux que les +ordres du ministre avaient préparés +pour les réjouissances, et que l’on passait +avec dédain devant les façades illuminées +de son palais. Si quelques voix +s’élevaient, c’était pour lire et relire +sans cesse avec ironie les légendes et +les inscriptions dont l’idiote flatterie de +quelques écrivains obscurs avait entouré +le portrait du Cardinal-Duc. L’une de +ces images était gardée par des arquebusiers +qui ne la garantissaient pas des +pierres que lui lançaient de loin des +mains inconnues. Elle représentait le +Cardinal généralissime portant un casque +<span class='pagenum'><a id='Page_422' name='Page_422'>[422]</a></span> +entouré de lauriers. On lisait au-dessus: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Grand Duc! c’est justement que la France t’honore;<br /></span> +<span class="i0">Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore<a name='FA_38' id='FA_38' href='#FN_38' class='fnanchor'>[38]</a>.</span> +</div> + +<p> +Ces belles choses ne persuadaient pas +au peuple qu’il fût heureux; et en effet +il n’adorait pas plus le Cardinal que le +dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à +titre de désordre. Tout Paris était en +rumeur, et des hommes à longue barbe, +portant des torches, des pots remplis de +vin et des verres d’étain qu’ils choquaient +à grand bruit, se tenaient sous +le bras et chantaient à l’unisson, avec +des voix rudes et grossières, une ancienne +ronde de la Ligue: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Reprenons la danse,<br /></span> +<span class="i0">Allons, c’est assez:<br /></span> +<span class="i0">Le printemps commence,<br /></span> +<span class="i0">Les Rois sont passés.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Prenons quelque trève,<br /></span> +<span class="i0">Nous sommes lassés;<br /></span> +<span class="i0">Les Rois de la fève<br /></span> +<span class="i0">Nous ont harassés.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Allons, Jean du Mayne,<span class='pagenum'><a id='Page_423' name='Page_423'>[423]</a></span><br /></span> +<span class="i0">Les Rois sont passés<a name='FA_39' id='FA_39' href='#FN_39' class='fnanchor'>[39]</a>.</span> +</div> +</div> + +<p> +Les bandes effrayantes qui hurlaient +ces paroles traversèrent les quais et le +Pont-Neuf, froissant, contre les hautes +maisons qui les couvraient alors, quelques +bourgeois paisibles, attirés par la curiosité. +Deux jeunes gens enveloppés dans +des manteaux furent jetés l’un contre +l’autre et se reconnurent à la lueur d’une +torche placée au pied de la statue de +Henri IV, nouvellement élevée, sous +laquelle ils se trouvaient. +</p> + +<p> +—Quoi! encore à Paris, monsieur? +dit Corneille à Milton; je vous croyais à +Londres. +</p> + +<p> +—Entendez-vous ce peuple, monsieur? +l’entendez-vous? quel est ce refrain +terrible: +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Les Rois sont passés?</span> +</div> + +<p> +—Ce n’est rien encore, monsieur; +faites attention à leurs propos. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_424' name='Page_424'>[424]</a></span> +—Le Parlement est mort, disait l’un +des hommes, les seigneurs sont morts: +dansons, nous sommes les maîtres; le +vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que +le Roi et nous. +</p> + +<p> +—Entendez-vous ce misérable, monsieur? +reprit Corneille; tout est là , toute +notre époque est dans ce mot. +</p> + +<p> +—Eh quoi! est-ce là l’œuvre de ce +ministre que l’on appelle <i>grand</i> parmi +vous, et même chez les autres peuples? +Je ne comprends pas cet homme. +</p> + +<p> +—Je vous l’expliquerai tout à l’heure, +lui répondit Corneille; mais, avant cela, +écoutez la fin de cette lettre que j’ai +reçue aujourd’hui. Approchons-nous de +cette lanterne, sous la statue du feu +roi... Nous sommes seuls, la foule est +passée, écoutez: +</p> + +<p> +«...... C’est par une de ces imprévoyances +qui empêchent l’accomplissement +des plus généreuses entreprises que +nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars +et de Thou. Nous eussions dû +<span class='pagenum'><a id='Page_425' name='Page_425'>[425]</a></span> +penser que, préparés à la mort par +de longues méditations, ils refuseraient +nos secours; mais cette idée ne vint à +aucun de nous; dans la précipitation de +nos mesures, nous fîmes encore la faute +de nous trop disséminer dans la foule, +ce qui nous ôta le moyen de prendre +une résolution subite. J’étais placé, pour +mon malheur, près de l’échafaud, et je +vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux +amis, qui soutenaient le pauvre +abbé Quillet, destiné à voir mourir son +élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait +et n’avait que la force de baiser les +mains des deux amis. Nous nous avançâmes +tous, prêts à nous élancer sur les +gardes au signal convenu; mais je vis +avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son +chapeau loin de lui d’un air de dédain. On +avait remarqué notre mouvement, et la +garde catalane fut doublée autour de +l’échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais +j’entendais pleurer. Après les trois coups +de trompette ordinaires, le greffier criminel +de Lyon, étant à cheval assez près +de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni +<span class='pagenum'><a id='Page_426' name='Page_426'>[426]</a></span> +l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou +dit à M. de Cinq-Mars: +</p> + +<p> +—«Eh bien! cher ami, qui mourra +le premier? Vous souvient-il de saint +Gervais et de saint Protais? +</p> + +<p> +—«Ce sera celui que vous jugerez à +propos, répondit Cinq-Mars.» +</p> + +<p> +«Le second confesseur, prenant la +parole, dit à M. de Thou: +</p> + +<p> +—«Vous êtes le plus âgé. +</p> + +<p> +—«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, +s’adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous +êtes le plus généreux, vous voulez +bien me montrer le chemin de la gloire +du ciel? +</p> + +<p> +—«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai +ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous +dans la mort généreusement, +et nous surgirons dans la gloire et le +bonheur du ciel.» +</p> + +<p> +«Après quoi il l’embrassa et monta +l’échafaud avec une adresse et une légèreté +merveilleuses. Il fit un tour sur +l’échafaud, et considéra haut et bas +toute cette grande assemblée, d’un +visage assuré et qui ne témoignait +<span class='pagenum'><a id='Page_427' name='Page_427'>[427]</a></span> +aucune peur, et d’un maintien grave et +gracieux; puis il fit un autre tour, +saluant le peuple de tous côtés, sans +paraître reconnaître aucun de nous, +mais avec une face majestueuse et charmante; +puis il se mit à genoux, levant +les yeux au ciel, adorant Dieu et lui +recommandant sa fin: comme il baisait +le crucifix, le père cria au peuple de +prier Dieu pour lui, et M. le Grand, +ouvrant les bras, joignant les mains, +tenant toujours son crucifix, fit la même +demande au peuple. Puis il s’alla jeter +de bonne grâce à genoux devant le bloc, +embrassa le poteau, mit le cou dessus, +leva les yeux au ciel, et demanda au +confesseur: «Mon père, serai-je bien +ainsi?» Puis, tandis que l’on coupait ses +cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit +en soupirant: «Mon Dieu, qu’est-ce +que ce monde? mon Dieu, je vous offre +mon supplice en satisfaction de mes +péchés.» +</p> + +<p> +—«Qu’attends-tu? que fais-tu là ? dit-il +ensuite à l’exécuteur qui était là et +n’avait pas encore tiré son couperet d’un +<span class='pagenum'><a id='Page_428' name='Page_428'>[428]</a></span> +méchant sac qu’il avait apporté. Son +confesseur, s’étant approché, lui donna +une médaille; et lui, d’une tranquillité +d’esprit incroyable, pria le père de tenir +le crucifix devant ses yeux, qu’il ne +voulut point avoir bandés. J’aperçus les +deux mains tremblantes du vieil abbé +Quillet, qui élevait le crucifix. En ce +moment, une voix claire et pure comme +celle d’un ange entonna l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave, maris +stella</i>. Dans le silence universel, je +reconnus la voix de M. de Thou, qui +attendait au pied de l’échafaud; le +peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars +embrassa plus étroitement le +poteau, et je vis s’élever une hache faite +à la façon des haches d’Angleterre. Un +cri effroyable du peuple, jeté de la place, +des fenêtres et des tours, m’avertit +qu’elle était retombée et que la tête +avait roulé jusqu’à terre; j’eus encore la +force, heureusement, de penser à son +âme et de commencer une prière pour +lui: je la mêlai avec celle que j’entendais +prononcer à haute voix par notre +malheureux et pieux ami de Thou. Je +<span class='pagenum'><a id='Page_429' name='Page_429'>[429]</a></span> +me relevai, et le vis s’élancer sur +l’échafaud avec tant de promptitude, +qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui +récitèrent les psaumes; il les disait avec +une ardeur de séraphin, comme si son +âme eût emporté son corps vers le ciel; +puis, s’agenouillant, il baisa le sang de +Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et +devint plus martyr lui-même. Je ne sais +si Dieu voulut lui accorder cette grâce; +mais je vis avec horreur le bourreau, +effrayé sans doute du premier coup qu’il +avait porté, le frapper sur le haut de la +tête, où le malheureux jeune homme +porta la main; le peuple poussa un +long gémissement, et s’avança contre le +bourreau: ce misérable, tout troublé, lui +porta un second coup, qui ne fit encore +que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre, +où l’exécuteur se roula sur lui pour +l’achever. Un événement étrange effrayait +le peuple autant que l’horrible +spectacle. Le vieux domestique de M. de +Cinq-Mars, tenant son cheval comme à +un convoi funèbre, s’était arrêté au pied +de l’échafaud, et, semblable à un homme +<span class='pagenum'><a id='Page_430' name='Page_430'>[430]</a></span> +paralysé, regarda son maître jusqu’à la +fin, puis tout à coup, comme frappé de +la même hache, tomba mort sous le +coup qui avait fait tomber la tête. +</p> + +<p> +«Je vous écris à la hâte ces tristes +détails à bord d’une galère de Gênes, +où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues, +Beauvau, du Lude, moi et tous les +conjurés, sommes retirés. Nous allons +en Angleterre attendre que le temps ait +délivré la France du tyran que nous +n’avons pu détruire. J’abandonne pour +toujours le service du lâche prince qui +nous a trahis. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Montrésor.</span>» +</p> + +<p> +Telle vient d’être, poursuivit Corneille, +la fin de ces deux jeunes gens que vous +vîtes naguère si puissants. Leur dernier +soupir a été celui de l’ancienne monarchie; +il ne peut plus régner ici qu’une +cour dorénavant; les Grands et les Sénats +sont anéantis<a name='FA_40' id='FA_40' href='#FN_40' class='fnanchor'>[40]</a>. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_431' name='Page_431'>[431]</a></span> +—Et voilà donc ce prétendu grand +homme! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu +faire? Il veut donc créer des républiques +dans l’avenir, puisqu’il détruit les bases +de votre monarchie? +</p> + +<p> +—Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; +il n’a voulu que régner jusqu’à +la fin de sa vie. Il a travaillé pour le +moment, et non pour l’avenir; il a continué +l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni +l’autre n’ont su ce qu’ils faisaient. +</p> + +<p> +L’Anglais se prit à rire. +</p> + +<p> +—Je croyais, dit-il, je croyais que le +vrai génie avait une autre marche. Cet +homme a ébranlé ce qu’il devait soutenir, +et on l’admire! Je plains votre nation. +</p> + +<p> +—Ne la plaignez pas! s’écria vivement +Corneille; un homme passe, mais un +peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, +est doué d’une immortelle énergie que +rien ne peut éteindre: souvent son imagination +l’égarera, mais une raison supérieure +finira toujours par dominer ses +désordres. +</p> + +<p> +Les deux jeunes et déjà grands hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_432' name='Page_432'>[432]</a></span> +se promenaient en parlant ainsi sur +cet emplacement qui sépare la statue de +Henri IV de la place Dauphine, au milieu +de laquelle ils s’arrêtèrent un moment. +</p> + +<p> +—Oui, monsieur, poursuivit Corneille, +je vois tous les soirs avec quelle vitesse +une pensée généreuse retentit dans les +cœurs français, et tous les soirs je me +retire heureux de l’avoir vu. La reconnaissance +prosterne les pauvres devant +cette statue d’un bon roi; qui sait quel +autre monument élèverait une autre passion +auprès de celui-ci? qui sait jusqu’où +l’amour de la gloire conduirait +notre peuple? qui sait si, au lieu même +où nous sommes, ne s’élèvera pas une +pyramide arrachée à l’Orient? +</p> + +<p> +—Ce sont les secrets de l’avenir, dit +Milton; j’admire, comme vous, votre +peuple passionné; mais je le crains pour +lui-même; je le comprends mal aussi, +et je ne reconnais pas son esprit, quand +je le vois prodiguer son admiration à +des hommes tels que celui qui vous +gouverne. L’amour du pouvoir est bien +<span class='pagenum'><a id='Page_433' name='Page_433'>[433]</a></span> +puéril, et cet homme en est dévoré sans +avoir la force de le saisir tout entier. +Chose risible! il est tyran sous un maître. +Ce colosse, toujours sans équilibre, +vient d’être presque renversé sous le +doigt d’un enfant. Est-ce là le génie? +non, non! Lorsqu’il daigne quitter ses +hautes régions pour une passion humaine +du moins doit-il l’envahir. Puisque ce +Richelieu ne voulait que le pouvoir, que +ne l’a-t-il donc pris par le sommet au +lieu de l’emprunter à une faible tête de +Roi qui tourne et qui fléchit? Je vais +trouver un homme qui n’a pas encore +paru, et que je vois dominé par cette +misérable ambition; mais je crois qu’il +ira plus loin. Il se nomme Cromwell. +</p> + +<p class="i2 sep2"> +Écrit en 1826. +</p> + +<p class="center noindent sep4"> +FIN DE CINQ-MARS +</p> + +<h2 id="notes2"> +<span class="xlarge">NOTES</span><br /> +<span class="small">ET</span><br /> +<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span> +</h2> + +<hr class="c25 sep2" /> + +<p class="center noindent sep2"> +<a href="#Page_342">PAGE 342.</a> +</p> + +<p> +Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, +etc., etc. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. +En cette ville, où quantité de noblesse l’attendoit, +entre autres M. le comte de Suze, Monseigneur +de Viviers le salua à la sortie de son +bateau; mais il fallut attendre de lui parler +jusques à ce qu’il fust au logis qu’on lui avoit +préparé dans la ville. Quand son bateau abordoit +la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau +alloit au bord de la rivière; après qu’on avoit +vu s’il s’estoit bien assuré, on sortoit le lit dans +lequel ledit seigneur estoit couché, car il estoit +malade d’une douleur ou ulcère au bras. Il y +avoit six puissants hommes qui portoient le lit +avec deux barres; et les liens où les hommes +<span class='pagenum'><a id='Page_436' name='Page_436'>[436]</a></span> +mettoient les mains estoient rembourrés et garnis +de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et +autour du cou certaines trapointes garnies en +dedans de coton, et la main couverte de buffle; +si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient +au cou estoient comme une étole qui descendoit +jusques aux barres dans lesquelles elles estoient +passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et ledit +seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles +il devoit loger. Mais ce dont tout le +monde estoit étonné, c’est qu’il entroit dans les +maisons par les fenêtres; car auparavant qu’il +arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les +croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures +aux murailles des chambres où il devoit loger, +et en après on faisait un pont de bois qui venoit +de la rue jusqu’aux fenêtres ou ouvertures de +son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il +passoit par les rues, et on le passoit sur le +pont jusque dans un autre lit qui lui estoit +préparé dans sa chambre, que ses officiers +avoient tapissée de damas incarnat et violet, +avec des ameublements très-riches. Il logea +à Viviers dans la maison de Montarguy, qui +est à présent à l’université de notre église. On +abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue +sur la place, et le pont de bois pour y monter +venoit depuis la boutique de Noël de Viel, sous +la maison d’Ales, du côté nord, jusques à l’ouverture +des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut +porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit +gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès +côtés et sur le dessus des logements où il couchoit. +</p> + +<p> +Sa cour ou suite était composée de gens d’importance; +<span class='pagenum'><a id='Page_437' name='Page_437'>[437]</a></span> +la civilité, affabilité et courtoisie +estoient avec eux. La dévotion y estoit très-grande; +car les soldats, qui sont ordinairement +indévôts et impies, firent de grandes dévotions. +Le lendemain de son arrivée, qui estoit un dimanche, +plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent +avec démonstration de grande piété; +ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant +quasi comme des pucelles. La noblesse +aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit +sur le Rhône, quoiqu’il y eust quantité de bateliers, +tant dans les barques qu’après les chevaux, +on n’osait jamais blasphémer, qu’est quasi un +miracle que de telles gens demeurassent dans une +telle rétention; on ne leur voyait proférer que +les mots qui leur estoient nécessaires pour la conduite +de leurs barques, mais si modestement, +que tout le monde en estoit ravi. +</p> + +<p> +Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé. +On avoit préparé la maison de M. Panisse +pour monseigneur le cardinal Mazarin; +mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la +poste pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, +ledit seigneur fut reporté dans son bateau avec +le même ordre. (<i>Extrait du journal manuscrit +de J. de Banne.</i>) +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars +et de Thou, et leurs actes de dévotion.</i> +</p> + +<p> +La bravoure de M. de Cinq-Mars était +froide, noble et élégante. Il n’y en a pas +<span class='pagenum'><a id='Page_438' name='Page_438'>[438]</a></span> +de mieux attestée. Si, après tant de détails +historiques résumés dans le livre, +il en fallait de nouvelles preuves, j’ajouterais, +pour les confirmer, cette lettre de +M. de Marca, et des fragments du rapport +qui les suit, où l’on pourra remarquer +ce passage: +</p> + +<p> +«C’est une merveille incroyable qu’il +ne témoigna jamais aucune peur, ni +trouble, ni aucune émotion, etc.» +</p> + +<p> +Le recueil intitulé: <i>Journal de M. le +Cardinal-Duc de Richelieu, qu’il a faict +durant le grand orage de la court, en l’an +1642, tirés de ses Mémoires qu’il a écrits +de sa main</i>, porte ces paroles à la relation +de l’instruction du procès: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, +ny de parole; toujours les mêmes douceur, modération +et assurance. +</p> +</div> + +<p> +Tallemant des Réaux dit dans ses <i>Mémoires</i>, +tome I, page 418, etc., etc.: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. le Grand fut ferme, et le combat qu’il +souffroit en luy-même ne parut point au dehors.—Il +mourut avec une grandeur de courage +<span class='pagenum'><a id='Page_439' name='Page_439'>[439]</a></span> +étonnante, et ne s’amusa point à haranguer. Il +ne voulut point de bandeau. Il avoit les yeux +ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si +ferme, qu’on eut de la peine à en retirer ses bras. +Il estoit plein de cœur et mourut en galant +homme. Quoiqu’on eût résolu de ne point lui donner +la question, comme portoit la sentence, on +ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha, +mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il +défaisoit déjà son pourpoint quand on lui fit +lever la main seul. +</p> +</div> + +<p> +Plusieurs rapports ajoutent que, conduit +à la chambre de la torture, il s’écria:—<i>Où +me menez-vous?</i>—<i>Qu’il sent +mauvais ici!</i> en portant son mouchoir à +son nez. Ce dédain me semble un de ces +traits de <i>bravoure moqueuse</i> dont notre +histoire fourmille. +</p> + +<p> +Il rappelle le mot d’un gentilhomme +qui, conduit à l’échafaud de 1793, dit au +charretier du tombereau: «Postillon, +mène-nous bien, tu auras <i>pour boire</i>.» +Les Français se vengent de la mort en +se moquant d’elle. + +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_440' name='Page_440'>[440]</a></span> +<i>Fragment d’une lettre de Monsieur de +Marca, conseiller d’Estat, à Monsieur +de Brienne, secrétaire d’Estat, laquelle +fait mention de tout ce qui s’est passé +à l’instruction du procez de Messieurs +de Cinq-Mars et de Thou.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="i6"> +<span class='smcap'>Monsieur</span>, +</p> + +<p> +J’ay creu que vous auriez pour agréable d’estre +informé des choses principales qui se sont passées +au jugement qui a esté rendu contre Messieurs +le Grand et de Thou; c’est pourquoi j’ay +pris la liberté de vous en donner connoissance +par celle-cy. Monsieur le Chancelier commença +par la déposition de Monsieur le duc d’Orléans, +laquelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche +en Beau-Jolois, ou estoit lors Monsieur, +dont lecture luy fut faite en présence de sept commissaires +qui assistoient Monsieur le Chancelier. +En cette action il déclara que Monsieur le Grand +l’avoit sollicité de faire une liaison avec luy et +avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec +l’Espagne; ce qu’ils auroient résolu eux trois +dans l’hostel de Venise, au faubourg Saint-Germain, +environ la feste des Rois dernière. +</p> + +<p> +Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où +il arresta le traité avec le Comte-Duc, par lequel +le Roy d’Espagne promettoit de fournir douze +mille hommes de pied et cinq mille chevaux de +<span class='pagenum'><a id='Page_441' name='Page_441'>[441]</a></span> +vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur +pour faire nouvelles levées, etc., etc. . . . . . +</p> + +<p> +La confession du traité, sans l’avoir révélé, +jointe aux preuves qui sont au procez, des entremises +pour la liaison des complices, et le temps +de six semaines ou plus que M. de Thou avoit +demeuré près de M. le Grand, logeant dans sa +maison près de Perpignan, le conseillant en ses +affaires, après avoir eu connoissance que ledit +sieur le Grand avoit traité avec l’Espagne, et +partant qu’il estoit criminel de lèze-majesté; tout +cela joint ensemble porta les juges à le condamner, +suivant les lois et l’ordonnance qui sont expressément +contre ceux qui ont sceu une conspiration +contre l’Estat et ne l’ont pas révélée, +encore que leur silence ne soit point accompagné +de tant d’autres circonstances qu’estoient en l’affaire +dudit sieur de Thou. <i>Il est mort en vray +chrestien, en homme de courage</i>, cela mérite un +grand discours particulier. Monsieur le Grand a +aussi témoigné <i>une fermeté toujours égale, et +fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, +une constance et une dévotion chrestienne</i>. +Je vous supplie que je quitte ce discours funeste, +pour vous asseurer que je continue dans les +respects que je dois, et le désir de paroistre par +les effets que je suis, +</p> + +<p class="i6"> +<span class='smcap'>Monsieur</span>, +</p> + +<p class="i2"> +Votre-très humble et obéissant serviteur, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>Marca</span>. +</p> + +<p class="i4"> +De Lyon, ce 16 septembre 1642. +</p> +</div> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_442' name='Page_442'>[442]</a></span> +A la suite de cette lettre de M. de +Marca fut imprimé, en <span class='smcap'>M. DC. LXV</span>, un +journal qui, depuis peu, a été attribué +légèrement à un greffier de la ville de +Lyon. Ce rapport fut très répandu +et publié, comme on voit, <i>il y a cent +soixante-douze ans</i>. Une partie des détails +a été reproduite, en 1826, par moi, en +le citant, et ses traits principaux sont +épars, et, pour ainsi dire, semés dans le +cours de la composition. Cependant +quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient +y trouver place, furent à dessein +laissés de côté, et ont été omis dans les +réimpressions qui ont été faites de ce +rapport. Il ne sera pas inutile de les +reproduire ici. Ils complètent la peinture +des caractères de ce livre, et montrent +que j’ai été religieusement fidèle +à l’histoire, et n’ai pas permis à l’imagination +de se jouer hors du cercle +tracé par la vérité: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Nous avons vu le favori du plus grand et +du plus juste des rois laisser sa tête sur l’échafaud, +à l’âge de vingt-deux ans, mais avec une +constance qui trouvera à peine sa pareille dans +<span class='pagenum'><a id='Page_443' name='Page_443'>[443]</a></span> +nos histoires. Nous avons vu un conseiller d’Estat +mourir comme un saint, après un crime que les +hommes ne peuvent pardonner avec justice.—Il +n’y a personne au monde qui, sçachant leur +conspiration contre l’Estat, ne les juge dignes de +mort, et il y aura peu de gens qui, ayant connoissance +de leur condition et de leurs belles qualités +naturelles, ne plaignent leur malheur. +</p> + +<p> +«Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le +quatriesme septembre de la présente année 1642, +sur les deux heures après midy, dans un carrosse +traisné par quatre chevaux, dans lequel il y +avoit quatre Gardes du corps, ayant le mousquet +sur le bras, et entouré de gardes à pied au +nombre de cent qui estoient à Monsieur le +Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents +cavaliers, la pluspart Catalans, et estoient suivis +de trois cents autres bien montez. +</p> + +<p> +«M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, +couleur de musc, tout couvert de dentelle d’or, +avec un manteau d’écarlate à gros boutons d’argent +à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, +avant que d’entrer dans la ville, demanda à +Monsieur de Ceton, lieutenant des gardes écossoises, +s’il agréoit qu’on fermast le carrosse; ce +qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont +Saint-Jean; de là au Change; et puis par la rue +de Flandre jusqu’au pied du chasteau de Pierre-Encise, +se montrant par les rues incessamment +par l’une et l’autre portière, saluant tout le monde +avec une face riante, sortant demi corps du +carrosse, et mesme recogneut beaucoup de personnes +qu’il salua, les appelant par leurs noms. +</p> + +<p> +«Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris +<span class='pagenum'><a id='Page_444' name='Page_444'>[444]</a></span> +quand on luy dit qu’il falloit descendre, et monter +à cheval par le dehors de la ville, pour +atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière +que je feray, dit-il, s’estant imaginé qu’on avoit +donné l’ordre de le conduire au bois de Vincennes. +Il avoit souvent demandé aux gardes si +on ne luy permettroit pas d’aller à la chasse +quand il y seroit. +</p> + +<p> +«Sa prison estoit au pied de la grande tour +du chasteau, qui n’avoit pas d’autre vue que deux +petites fenestres qui tomboient dans un petit +jardin, au bas desquelles il y avoit corps de +garde, dans la chambre aussi, où Monsieur de +Ceton couchoit avec quatre gardes dans l’arrière-chambre, +et à toutes les portes il en estoit de +mesme. +</p> + +<p> +«Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le +lendemain cinquiesme, et lui demanda s’il luy +agréoit qu’on luy envoyast quelqu’un avec qui il +se pust divertir dans sa prison. Il respondit +qu’il en seroit très aise, mais qu’il ne méritoit +pas que personne prist cette peine. +</p> + +<p> +«En suite de quoi Monsieur le Cardinal de +Lyon fit appeler le Père Malavalete, jésuite, +auquel il donna commission de l’aller voir puisqu’il +le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq +heures du matin, où il demeura jusques à huit +heures. Il le trouva dans un lit de damas +incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle +et débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans +son esprit, qu’il le demanda encore sur le soir, +puis continua à le voir soir et matin pendant +tous les jours de sa prison: lequel rendit +compte puis après à Messieurs les Cardinaux-Ducs +<span class='pagenum'><a id='Page_445' name='Page_445'>[445]</a></span> +et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier, de +tout ce qu’il avait dit, et demeura ce mesme +père longtemps en conférence avec Son Eminence +Ducale, encore qu’elle ne se laissoit voir +pour lors à personne. +</p> + +<p> +«Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut +visiter Monsieur de Cinq-Mars, et le traita fort +civilement, lui disant qu’il n’avoit point sujet +d’appréhender, mais bien d’espérer toute chose à +son advantage, qu’il sçavoit bien qu’il avoit +affaire à un bon juge, qui n’avoit garde d’estre +mesconnoissant des faveurs qu’il avoit receues +<i>de son bienfaiteur</i>; qu’il sçavoit très-bien que +c’estoit par bontez et son pouvoir que le Roy ne +l’avoit pas dépossédé de sa charge; que cette +faveur estoit si grande qu’elle ne méritoit pas +seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances +infinies: et que c’estoit dans les +occasions qu’il les y feroit paroistre. Le sujet de +ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le +Grand avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit +en grande colère contre Monsieur le Chancelier; +mais la véritable raison de ces civilitez estoit la +crainte qu’il avoit qu’il ne le refusast pour juge, +et qu’il n’appelast au Parlement de Paris pour +<i>estre délivré par le peuple qui l’aymoit passionnément</i>. +</p> + +<p> +«Monsieur le Grand luy respondit que cette +civilité le remplissoit de honte et de confusion; +mais pourtant, dit-il, je voy bien que de la façon +que l’on procède à mon affaire l’on en veut à +ma vie; <i>c’est fait de moy, monsieur, le Roy m’a +abandonné. Je ne me considère que comme une +victime qu’on va immoler à la passion de mes +<span class='pagenum'><a id='Page_446' name='Page_446'>[446]</a></span> +ennemis et à la facilité du Roy.</i> A quoy Monsieur +le Chancelier repartit que ses sentiments +n’estoient pas justes, et qu’il en avoit des expériences +toutes contraires.—Dieu le veuille, dit +Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire. +</p> + +<p> +«Le 8, Monsieur le Chancelier l’alla voyr, +accompagné de six maistres des requestes, de +deux Présidents et de six Conseillers de Grenoble, +duquel après l’avoir interrogé depuis les sept heures +du matin jusques à deux heures de l’après midy, +ils ne purent jamais rien tirer des cas à lui +imposez.» +</p> +</div> + +<p> +Ce rapport qui, ainsi que je l’ai dit, +fut imprimé à la suite de la lettre de +M. de Marca, donne encore ce trait +curieux, qui atteste la présence d’esprit +incroyable de M. de Thou: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Après sa confession, il fut visité par le père +Jean Terrasse, gardien du couvent de l’Observatoire +de Saint-François de Tarascon, qui l’avoit +visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il +fut bien aise de le voir, il se promena avec lui +quelque temps dans un entretien spirituel. Ce +père estoit venu à l’occasion d’un vœu que +M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, +qui estoit de fonder une chapelle de trois +cents livres de rente annuelle dans l’église des +pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il +donna ordre pour cette fondation, voulant +s’acquitter de son vœu, puisque Dieu, disoit-il, +<span class='pagenum'><a id='Page_447' name='Page_447'>[447]</a></span> +le délivroit non-seulement d’une prison de pierre, +mais encore de la prison de son corps; demanda +de l’encre et du papier, et écrivit judicieusement +cette belle inscription qu’il voulut estre mise en +cette chapelle: +</p> +</div> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">Christo liberatori,<br /> +votum in carcere pro libertate<br /> +conceptum</i> +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">Fran. August. Thuanus<br /> +e carcere vitæ jam jam<br /> +liberandus merito solvit.</i> +</p> + +<hr class="c5" /> + +<p class="center noindent"> +<i lang="la" xml:lang="la">XII Septembr. M. D. C. XLII<br /> +Confitebor tibi, Domine, quoniam<br /> +exaudisti me, et factus es mihi<br /> +in salutem.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Cette inscription fera admirer la présence et +la netteté de son esprit, et fera avouer à ceux +qui la considéreront que l’appréhension de la +mort n’avoit pas eu le pouvoir de lui causer +aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment +de sa part à M. le Cardinal de Lyon, et +lui témoigna que s’il eust plu à Dieu de le sortir +de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde +et de se donner entièrement au service de Dieu. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_448' name='Page_448'>[448]</a></span> +«Il écrivit deux lettres qui furent portées +ouvertes à M. le Chancelier, et puis remises +entre les mains de son confesseur pour les faire +tenir; ces lettres étant fermées, il dit: <i>Voilà la +dernière pensée que je veux avoir pour le monde, +partons au paradis</i>. Et dès lors il reprit sans +interruption ses discours spirituels et se confessa +une seconde fois. Il demandoit parfois si l’heure +de partir pour aller au supplice approchoit, +quand on le devoit lier, et prioit qu’on l’avertist +quand l’exécuteur de la justice seroit là , afin de +l’embrasser, mais il ne le vit que sur l’échafaud.» +</p> +</div> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Sur la paraphrase que fit M. de Thou.</i> +</p> + +<p> +Le père Montbrun, confesseur de +M. de Thou, est cité dans ce rapport, et +donne ces détails: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +M. de Thou, étant sur l’échafaud, à genoux, +récita aussi le <i>Psaume 115</i>, et le paraphrasa +en français presque tout du long, d’une voix +assez haute et d’une action assez vigoureuse, avec +une ferveur indicible, mêlée d’une sainte joie, +incroyable à ceux qui ne l’auroient point vue. +Voici la paraphrase qu’il en fit, et que je voudrais +pouvoir accompagner de l’action avec +laquelle il la disoit; j’ai tâché de retenir ses +propres paroles. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus sum.</i> Mon +Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>; je l’ai cru et je crois fermement, +que vous êtes mon créateur et mon bon père, +<span class='pagenum'><a id='Page_449' name='Page_449'>[449]</a></span> +que vous avez souffert pour moi, que vous +m’avez racheté au prix de votre sang, vous +m’avez ouvert le paradis: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je vous +demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de +cette foi vive, qui enflammoit les cœurs des premiers +chrétiens: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus +sum</i>. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas +seulement des lèvres, mais que mon cœur +s’accorde à toutes mes paroles, et que ma volonté +ne démente point ma bouche: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je ne vous +adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis +pas assez éloquent; mais je vous adore d’esprit, +oui, d’esprit, mon Dieu, je vous adore en esprit +et en vérité! Ah! ah! <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>. Je me suis fié en +vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre +miséricorde après tant de grâces que vous m’avez +faites, <i lang="la" xml:lang="la">propter quod locutus sum</i>; et, dans cette +confiance, j’ai parlé, j’ai tout dit, je me suis +accusé. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Ego autem humiliatus sum nimis.</i> Il est vrai, +Seigneur, me voilà extrêmement humilié, mais +non pas encore comme je le mérite. <i lang="la" xml:lang="la">Ego dixi in +excessu meo: Omnis homo mendax.</i> Ah! qu’il +n’est que trop vrai que tout ce monde n’est que +mensonge, que folie, que vanité, Ah! qu’il est +vrai: <i lang="la" xml:lang="la">Omnis homo mendax! Quid retribuam +Domino pro omnibus quæ retribuit mihi?</i> Il +répétoit ceci d’une grande véhémence: <i lang="la" xml:lang="la">Calicem +salutis accipiam</i>. Mon père, il faut boire courageusement +ce calice de la mort; oui, et je le +reçois d’un grand cœur, et je suis prêt à le boire +tout entier. +</p> + +<p> +«<i lang="la" xml:lang="la">Et nomen Domini invocabo.</i> Vous m’aiderez, +mon père, à implorer l’assistance divine, afin +<span class='pagenum'><a id='Page_450' name='Page_450'>[450]</a></span> +qu’il plaise à Dieu de fortifier ma foiblesse, et +me donner du courage autant qu’il en faut pour +avaler ce calice que le bon Dieu m’a préparé +pour mon salut.» +</p> + +<p> +Il passa les deux versets qui suivent dans ce +<i>Psalme</i>, et s’écria d’une voix forte et animée: +«<i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i> Ah! mon Dieu, +que vous avez fait un grand coup! vous avez +brisé ces liens qui me tenoient si fort attaché au +monde! Il falloit une puissance divine pour m’en +dégager. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i>» +Voici les propres mots qu’il dit ici: «Que ceux +qui m’ont amené ici m’ont fait un grand plaisir! +que je leur ai d’obligations! Ah! qu’ils m’ont +fait un grand bien, puisqu’ils m’ont tiré de ce +monde pour me loger dans le ciel.» +</p> + +<p> +Ici son confesseur lui dit qu’il falloit tout +oublier, qu’il ne falloit pas avoir de ressentiment +contre eux. A cette parole il se tourna vers +le père tout à genoux, comme il estoit, et d’une +belle action: «Quoi! mon père, dit-il, des +ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu m’est +témoin que je les aime de tout mon cœur, et qu’il +n’y a dans mon âme aucune aversion pour qui +que ce soit au monde. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula +mea: tibi sacrificabo hostiam laudis.</i> La voilà +l’hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la +voilà cette hostie qui vous doit être maintenant +immolée: <i lang="la" xml:lang="la">Tibi sacrificabo hostiam laudis, et +nomen Domini invocabo. Vota mea Domino +reddam</i> (étendant les deux bras et la vue de tous +côtés, d’un agréable mouvement, le visage enflammé) +<i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis populi ejus</i>. Oui, Seigneur, +je veux vous rendre mes vœux, mon esprit, +<span class='pagenum'><a id='Page_451' name='Page_451'>[451]</a></span> +mon cœur, mon âme, ma vie, <i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis +populi ejus</i>, devant tout ce peuple, devant toute +cette assemblée! <i lang="la" xml:lang="la">In atriis domus Domini, in medio +tui Jerusalem. In atriis domus Domini.</i> Nous y +voici à l’entrée de la maison du Seigneur. Oui, +c’est d’ici, c’est de Lyon, de Lyon qu’il faut monter +là -haut (élevant les bras vers le ciel). Lyon, +que je t’ai bien plus d’obligation qu’au lieu de +ma naissance, qui m’a seulement donné une vie +misérable, et tu me donnes aujourd’hui une vie +éternelle! <i lang="la" xml:lang="la">in medio tui Jerusalem</i>. Il est vrai que +j’ai trop de passion pour cette mort. N’y a-t-il +point de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, +se tournant à côté vers le père. J’ai trop +d’aise. N’y a-t-il point de vanité? Pour moi je +n’en veux point. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Détails du supplice de M. de Cinq-Mars.</i> +</p> + +<p class="center noindent small"> +(Fragment du même rapport.) +</p> + +<div class="tem"> +<p> +C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna +jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune +émotion, ains parut toujours gai, assuré, inébranlable, +et témoigna une si grande fermeté d’esprit, +que tous ceux qui le virent en sont encore dans +l’étonnement. +</p> + +<p> +M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, +posa <i>fort proprement</i> son col, dit le narrateur, +sur le poteau, tenant le visage droit, tourné vers +le devant de l’échafaud, et embrassant fortement +de ses deux bras le poteau; il ferma les yeux et +la bouche, et attendit le coup que l’exécuteur lui +vint donner assez pesamment et lentement, et +s’étant mis à gauche et tenant son couperet des +<span class='pagenum'><a id='Page_452' name='Page_452'>[452]</a></span> +deux mains. En recevant le coup, il poussa une +voix forte, comme: Ah! qui fut étouffée dans +son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, +comme pour se lever, et retomba en la même assiette +qu’il estoit. La tête n’estant pas entièrement +séparée du corps par ce coup, l’exécuteur passa +à sa droite par derrière, et, prenant la tête par +les cheveux de la main droite, de la gauche il +scia avec son couperet une partie de la trachée-artère +et de la peau du cou, qui n’estoit pas coupée; +après quoi il jeta la tête sur l’échafaud, qui +de là bondit à terre, où l’on <i>remarqua soigneusement +qu’elle fit encore un demi-tour et palpita +assez-longtemps</i>. Elle avoit le visage tourné vers +les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la +tête vers l’échafaud, les yeux ouverts. Son corps +demeura droit contre le poteau, qu’il tenoit toujours +embrassé, tant que l’exécuteur le tira pour +le dépouiller, ce qu’il fit, et puis le couvrit d’un +drap et mit son manteau par-dessus; la tête +ayant été rendue sur l’échafaud, elle fut mise +auprès du corps, sous le même drap. +</p> +</div> + +<p> +L’exécution de M. de Thou ressemble +comme celle de M. de Cinq-Mars, à un +assassinat; la voici telle que la donne +ce même journal, et plus horriblement +minutieux que la lettre de Montrésor. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +L’exécuteur vint pour lui bander les yeux avec +le mouchoir; mais comme il lui faisoit fort mal, +mettant les coins du mouchoir en bas, qui couvroient +sa bouche, il le retroussa et s’accommoda +<span class='pagenum'><a id='Page_453' name='Page_453'>[453]</a></span> +mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre +la tête sur le poteau. Il baisa le sang de M. de +Cinq-Mars qui y estoit resté. Après, il mit son col +sur le poteau, qu’un frère jésuite avait torché de +son mouchoir, parce qu’il estoit tout mouillé de +sang, et demanda à ce frère s’il estoit bien, qui +lui dit qu’il falloit qu’il avançast mieux sa tête +sur le devant, ce qu’il fit. En même temps, l’exécuteur, +s’apercevant que les cordons de sa chemise +n’estoient point déliés et qu’ils lui tenoient le cou +serré, lui porta la main au col pour les dénouer: +ce qu’ayant senti, il demanda: «Qu’y a-t-il? +faut-il encore oster la chemise?» et se disposoit +déjà à l’oster. On lui dit que non, qu’il falloit seulement +dénouer les cordons; ce qu’ayant fait il +tira sa chemise pour découvrir son col et ses +épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il +prononça ses dernières paroles, qui furent: <i lang="la" xml:lang="la">Maria, +mater gratiæ, mater misericordiæ</i>...; puis +<i lang="la" xml:lang="la">In manus tuas</i>... et lors ses bras commencèrent +à trembloter en attendant le coup, qui lui fut +donné tout en haut du col, trop près de la tête, +duquel coup son col n’étant coupé qu’à demi, le +corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse, +le visage contre le ciel, remuant les jambes +et haussant foiblement les mains. Le bourreau le +voulut renverser pour achever par où il avoit +commencé; mais effrayé des cris que l’on faisoit +contre lui, il lui donna trois ou quatre coups sur +la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura +sur l’échafaud. +</p> + +<p> +L’exécuteur, l’ayant dépouillé, porta son corps, +couvert d’un drap, dans le carrosse qui les avoit +amenés; puis il y mit aussi celui de M. de Cinq-Mars +<span class='pagenum'><a id='Page_454' name='Page_454'>[454]</a></span> +et leurs têtes, qui avoient encore toutes +deux les yeux ouverts, particulièrement celle de +M. de Thou, qui sembloit être vivante. De là , ils +furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-Mars +fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre +de ladite église, par la bonté et autorité de M. du +Gay, trésorier de France en la généralité de Lyon. +M. de Thou a été embaumé par le soin de madame +sa sœur et mis dans un cercueil de plomb, +pour être transporté en sa sépulture. +</p> + +<p> +Telle fut la fin de ces deux personnes, qui +certes, doivent laisser à la postérité une autre +mémoire que celle de leur mort. Je laisse à chacun +d’en faire tel jugement qu’il lui plaira, et me +contente de dire que ce nous est une grande +leçon de l’inconstance des choses de ce monde et +de la fragilité de notre nature. +</p> +</div> + +<p> +Les dernières volontés de ces deux +nobles jeunes gens nous sont demeurées +par des lettres qu’ils écrivirent après la +prononciation de leur arrêt. Celle de +M. de Cinq-Mars à la maréchale d’Effiat, +sa mère, peut paraître froide à quelques +personnes, par la difficulté de se reporter +à cette époque où, dans les plus +graves circonstances, on s’attachait à +contenir plus qu’à exprimer chaleureusement +ses émotions, et où le grand +monde, dans les écrits et les discours, +<span class='pagenum'><a id='Page_455' name='Page_455'>[455]</a></span> +fuyait le <i>pathétique</i> autant que nous le +cherchons. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Lettre de M. le Grand à madame sa +mère, la marquise d’Effiat.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Madame ma très-chère et très-honorée mère, je +vous escris, puisqu’il ne m’est plus permis de vous +voir, pour vous conjurer, madame, de me rendre +deux marques de votre dernière bonté: l’une, +madame, en donnant à mon âme le plus de +prières qu’il vous sera possible, ce qui sera pour +mon salut: l’autre, soit que vous obteniez du Roy +le bien que j’ai employé dans ma charge de +grand-escuyer, et ce que j’en pouvois avoir +d’autre part auparavant qu’il fust confisqué, ou +soit que cette grâce ne vous soit pas accordée, +que vous ayez assez de générosité pour satisfaire +à mes créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune +est si peu de chose, que vous ne devez pas +me refuser cette dernière supplication, que je +vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, +madame, en cela plutôt que vos sentiments s’ils +répugnent en mon souhait, puisque, ne faisant +plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis +plus capable que qui que ce soit de juger de la +valeur des choses du monde. Adieu, madame, et +me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée +au temps que j’ai vescu, et vous assurez que +je meurs, +</p> + +<p class="i6"> +Ma très-chère et très-honorée mère, +</p> +<p class="i2"> +Votre très-humble et très-obéissant +</p> +<p class="i4"> +et très-obligé fils et serviteur, +</p> +<p class="right10"> +Henri <span class='smcap'>d’Effiat de Cinq-Mars</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_456' name='Page_456'>[456]</a></span> +Le manuscrit original est à la Bibliothèque +royale de Paris, manusc. n<sup>o</sup> 9327, +écrit d’une main ferme et calme. +</p> + +<p class="sep2 hang2" id="lettre_thou"> +<i>Sur la dernière lettre de M. François-Auguste +de Thou.</i> +</p> + +<p> +On a vu que, laissé seul un moment +dans sa prison, M. de Thou écrivit une +lettre qui fut remise à son confesseur. +<i>Voilà </i>, disait-il, <i>la dernière pensée que je +veux avoir pour ce monde</i>. On a vu ses +efforts pour se détacher de cette dernière +pensée, et ce redoublement de prières +ferventes qu’il prononce en se frappant +la poitrine. Il prie Dieu d’avoir pitié de +lui; il repousse tout le monde; il s’enveloppe +déjà dans son linceul. Cette dernière +pensée était déjà la plus cruelle qui +puisse faire saigner le cœur d’un homme; +c’était un dernier regard jeté sur une +femme aimée; c’était un adieu à sa maîtresse, +la princesse de Guéménée. Le ton +est grave, et le respect du rang ne s’y +perd pas, non plus que celui de sa dignité +personnelle et du moment solennel +qui s’approche. J’ai retrouvé dernièrement +<span class='pagenum'><a id='Page_457' name='Page_457'>[457]</a></span> +cette lettre précieuse. (Bibliothèque +royale de Paris, manuscrit n<sup>o</sup> 9276, +page 223.) La voici: +</p> + +<p class="sep2 hang2"> +<i>Copie de la lettre de M. de Thou, escrite +à madame la princesse de Guémenée +après la prononciation de l’arrest.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="i6"> +Madame, +</p> + +<p> +Je ne vous ay jamais eu de l’obligation en +toute ma vie qu’aujourd’huy qu’estant près de +la quitter, je la pers avec moins de peyne parce +que vous <i>me l’avez rendue assés malheureuse</i>; +j’espère que celle de l’autre monde sera bien différente +pour moy de celle-cy, et que j’y trouveray +des félicités autant pardessus l’imagination +des hommes qu’elles doivent estre dans leur espérance: +la mienne, madame, n’est fondée que +sur la bonté de Dieu et le mérite de la passion de +son Filz, seule capable d’effacer mes péchez dont +j’estois redevable à sa justice, et qui sont à un +tel excez qu’il n’y a rien qui les surpasse que +celuy de sa miséricorde. Je vous demande pardon +de tout mon cœur, madame, de toutes les +choses que j’ay faictes qui vous ont pu desplaire +et fais la mesme prière <i>à toutes les personnes que +j’ay haïes à vostre occasion</i>, vous protestant, +madame, qu’autant que la fidélité que je doibs à +mon Dieu me le doit permettre, je meurs <i>trop +asseurément</i>, madame, votre très-humble et très-obéissant +serviteur, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>De Thou</span>. +</p> + +<p class="i2"> +De Lion ce 12<sup>e</sup> septembre 1642. +</p> +</div> + +<p class="sep2"> +<span class='pagenum'><a id='Page_458' name='Page_458'>[458]</a></span> +Quel reproche amer et quel mélancolique +retour sur sa vie! Si cette femme +était digne de lui, comment reçut-elle +une telle lettre sans en mourir? Fut-elle +jamais consolée de mériter un tel adieu? +</p> + +<p> +La vie de madame la princesse de Guéménée +ne permet guère de penser que +ses rigueurs aient causé tant de tristesse +et une douleur si profonde. Tallemant +des Réaux dit, en plusieurs endroits, que +M. de Thou était son amant. <i>On dit</i>, +ajoute-t-il (t. I, p. 418), <i>qu’il lui écrivit +après avoir été condamné</i>. C’est cette lettre +qu’on vient de lire. Elle me semble écrite +par un homme tel que le misanthrope +de Molière, avec plus de pitié, et ces +mots: <i>toutes les personnes que j’ai haïes +à votre occasion</i>, ressemblent douloureusement +à : +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.</span> +</div> + +<p> +Mais ne cherchons pas à devancer des +peines que rien ne trahit, si ce n’est ce +dernier soupir au pied de l’échafaud. Le +souvenir de M. de Thou nous doit représenter +une autre pensée et conduit à +<span class='pagenum'><a id='Page_459' name='Page_459'>[459]</a></span> +d’autres réflexions. Elles suivront la copie +de ce traité avec l’Espagne qui fait +la base du procès criminel. +</p> + +<p class="hang2 sep2"> +<i>Articles du traité fait entre le Comte-Duc +pour le Roy d’Espagne et monsieur de +Fontrailles pour et au nom de Monsieur, +à Madrid, le 13 mars 1642, dont +Monsieur fait mention dans sa déclaration +du 7 juillet dudit an. Au tome 1<sup>er</sup> +des Mémoires de Fontrailles.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par +monseigneur le duc d’Orléans vers le Roy d’Espagne +avec lettres de Son Altesse pour Sa Majesté +Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar, +datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, +en vertu du pouvoir à luy donné, que Son Altesse, +désirant le bien général et particulier de la +France, de voir la noblesse et le peuple de ce +royaume délivré des oppressions qu’ils souffrent +depuis longtemps par une si sanglante guerre, +pour faire cesser la cause d’icelle, et pour establir +une paix générale et raisonnable entre l’Empereur +et les deux couronnes, au bénéfice de la +chrestienté, prendroit volontiers les armes à cette +fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir +de son costé avec les moyens possibles pour avancer +leurs affaires. Et après avoir déclaré le particulier +de sa commission en ce qui est des offres +et demandes que font les seigneurs d’Orléans et +<span class='pagenum'><a id='Page_460' name='Page_460'>[460]</a></span> +ceux de son party, a esté accordé et conclu par +ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Majestez +Impériale et Catholique, et au nom de Son Altesse +par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants: +</p> + +<p> +1. Comme le principal but de ce traité est de +faire une juste paix entre les deux couronnes d’Espagne +et de France, pour leur bien commun et +de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement +qu’on ne prétend en cecy aucune chose contre le +Roy très-chrestien et au préjudice de ses Estats, +ny contre les droits et authoritez de la Reine +très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire +on aura soin de la maintenir en tout ce qui lui +appartient. +</p> + +<p> +2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 +hommes de pied et 5,000 chevaux effectifs de +vieilles troupes, le tout venant d’Allemagne, ou +de l’empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que +si par accident il manquoit de ce nombre 2,000 +ou 3,000 hommes, on n’entend point pour cela +qu’on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu +qu’on les fournira le plus tost qu’il sera possible. +</p> + +<p> +3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur +le duc d’Orléans se trouvera dans la place de +seureté où il dit estre en état de pouvoir lever +des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera +quatre cens mil escus comptant, payables au consentement +de Son Altesse, pour estre emploiez +en levées et autres frais utiles pour le bien commun. +</p> + +<p> +4. Sa Majesté Catholique donnera le train d’artillerie +avec les munitions de guerre propres à un +corps d’armée, avec les vivres pour toutes les +<span class='pagenum'><a id='Page_461' name='Page_461'>[461]</a></span> +troupes, jusques à ce qu’elles soient entrées en +France, là où Son Altesse entretiendra les siens, +et Sa Majesté Catholique les autres, comme il sera +spécifié plus bas. +</p> + +<p> +5. Les places qui seront prises en France, +soit par l’armée de Sa Majesté Catholique, ou +celles de Son Altesse, seront mises ès mains de +Son Altesse et de ceux, de son party. +</p> + +<p> +6. Il sera donné audit seigneur d’Orléans, +douze mil escus par mois de pension, outre ce +que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à +la duchesse d’Orléans, sa femme. +</p> + +<p> +7. Est arresté que cette armée et les troupes +d’icelle obéiront absolument audit seigneur duc +d’Orléans; et néanmoins, attendu que ladite armée +est levée des deniers de Sa Majesté Catholique, +les officiers d’icelle presteront le serment +de fidélité à Son Altesse de servir aux fins du +présent traité, et arrivant faute de Son Altesse, +s’il y a quelque prince du sang de France dans +le traité, il commandera en la manière qu’il avoit +esté arresté dans le traité fait avec monseigneur +le comte de Soissons. Et en cas que l’archiduc +Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent +de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur +pour Sadite Majesté Catholique en Flandres, +comme il sera là , par mesme moyen, général de +ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant +de part en ce lieu: est accordé que le seigneur +duc d’Orléans et ceux de son party de quelque +qualité et condition qu’ils soient, aiant esgard à +ces considérations, tiendront bonne correspondance +avec ledit seigneur archiduc ou autre que +dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera, +<span class='pagenum'><a id='Page_462' name='Page_462'>[462]</a></span> +en recevant tous ensemble <i>les ordres de +l’Empereur, de Sa Majesté Catholique</i>, tant +pour ce qui concerne la guerre que pour les +plaiges de cette armée, et tous les progrez. +</p> + +<p> +8. Et d’autant que Son Altesse a deux personnes +propres à estre mareschaux de camp en +cette armée, que ledit sieur de Fontrailles déclarera +après la conclusion du présent traité. Sa +Majesté Catholique se charge d’obtenir de l’Empereur +deux lettres-patentes de mareschaux de +camp pour eux. +</p> + +<p> +9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique +donnera quatre-vingt mille ducas de pension à +répartir par mois aux seigneurs susdits. +</p> + +<p> +10. Comme aussi on donnera dans trois mois +cent mil livres pour pourvoir et munir la place +que Son Altesse a pour sa seureté en France. Et +si celuy qui baille la place n’est pas satisfait de +cela, on baillera ladite somme contant, et de +plus cinq cents quintaux de poudre et vingt-cinq +mil livres par mois, pour l’entretien de la garnison. +</p> + +<p> +11. Il est accordé de part et d’autre qu’il ne se +fera point d’accommodement en général ny en +particulier avec la couronne de France, si ce +n’est d’un commun consentement, et qu’on rendra +toutes les places et pays qu’on aura pris en +France, sans se servir contre cela d’aucuns prétextes, +toutesfois et quantes que la <i>France rendra +les places qu’elle a gagnées</i>, en quelque +pays que ce soit, mesme qu’elle a <i>achetées et +qui sont occupées par les armées qui ont serment +à la France</i>. Et ledit seigneur duc d’Orléans et +ceux de son party se déclarent dès maintenant +<span class='pagenum'><a id='Page_463' name='Page_463'>[463]</a></span> +pour <i>ennemis des Suédois et de tous autres +ennemis de Leurs Majestez Impériales et Catholique</i>, +et de tous ceux qui leur donnent et donneront +faveur, ayde et protection. Et pour les +détruire, Son Altesse et ceux de son party donneront +toutes les assistances possibles. +</p> + +<p> +12. Il est convenu que les armées de Flandres, +et celle que doit commander Son Altesse, ainsi +que dit est, agiront de commune main à mesme +fin, avec bonne correspondance. +</p> + +<p> +13. On taschera de faire que les troupes soient +prestes au plutost, et que ce soit à la fin de may; +sur quoy Sa Majesté Catholique fera escrire au +gouverneur de Luxembourg afin qu’il die à celuy +qui luy portera un blanc signé de Son Altesse ou +de quelqu’un des deux seigneurs, le temps auquel +tout pourra estre en estat. Lequel blanc signé, +Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner +temps si les choses sont pressées; ou si elles ne +le sont point encore lorsque la personne arrivera, +elle s’en retournera à la place de seureté. +</p> + +<p> +14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes +de Son Altesse, un mois après qu’elles seront +dans le service et ensuite, <i>cent mil livres par +mois</i>, pour leur entretien et pour les autres affaires +de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de +déclarer après le nombre des hommes qu’il aura +dans la place de seureté, et celuy de ses troupes +s’il trouve bon: demeurant dès maintenant +accordé que les logements et les contributions se +distribueront également entre les deux armées. +</p> + +<p> +15. L’argent qui se tirera du royaume de +France sera à la disposition de Son Altesse, et +sera départy également entre les deux armées, +<span class='pagenum'><a id='Page_464' name='Page_464'>[464]</a></span> +comme il est dit en l’article précédent, et est +déclaré qu’on ne pourra imposer aucuns tributs +que par l’ordre de Son Altesse. +</p> + +<p> +16. Au cas que ledit seigneur duc d’Orléans +soit obligé de sortir de France et qu’il entre dans +la Franche-Comté ou autre part, Sa Majesté +Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et +les deux autres grands du party soient receus +dans tous ses Estats, et pour les faire conduire de +là dans la place de seureté. +</p> + +<p> +17. D’autant que ledit seigneur duc d’Orléans +désire un pouvoir de Sa Majesté Catholique pour +donner la paix ou neutralité aux villes et provinces +de France qui la demanderont, il y aura +auprès de Son Altesse un ambassadeur de Sa +Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté accorde +à cela. +</p> + +<p> +18. S’il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, +dudit seigneur duc d’Orléans, Sa Majesté Catholique +promet de conserver <i>les mêmes pensions +auxdits seigneurs, et à un seul d’eux si le parti +subsiste</i>, ou qu’ils demeurent au service de Sa +Majesté Catholique. +</p> + +<p> +19. Ledit seigneur duc d’Orléans asseure, et en +son nom ledit sieur de Fontrailles, qu’à mesme +temps que Son Altesse se découvrira, il lui fera +livrer une place des meilleures de France pour +sa seureté, laquelle sera déclarée à la conclusion +du présent traité: et au cas qu’elle ne soit trouvée +suffisante, ledit traité demeurera nul, comme +aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits +deux seigneurs pour lesquels on demande pensions +susdites dont Sa Majesté demeure d’accord. +</p> + +<p> +20. Finalement est accordé que tout le contenu +<span class='pagenum'><a id='Page_465' name='Page_465'>[465]</a></span> +de ces articles sera approuvé et ratifié par Sa +Majesté Catholique et ledit seigneur duc d’Orléans, +en la manière ordinaire et accoustumée en +semblables traitez. Le Comte-Duc le promet +ainsi au nom de Sa Majesté, et ledit sieur de +Fontrailles au nom de Son Altesse, s’obligeant +respectivement à cela, comme de leur chef ils +l’approuvent dès à présent, le ratifient et le +signent.—A Madrid, le 13 mars 1642. Signé: +Dom <span class='smcap'>Gaspar de Gusman</span>, et, par supposition de +nom: <span class='smcap'>Clermont</span>, pour <span class='smcap'>Fontrailles</span>. +</p> + +<p> +Nous <span class='smcap'>Gaston</span>, fils de France, frère unique du +Roy, duc d’Orléans, certifions que le contenu cy-dessus +est la vraie copie de l’original du traité +que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur +le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de +quoy nous avons signé la présente de nostre +main, et icelle fait signer par nostre secrétaire, +le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé <span class='smcap'>Gaston</span>, +et plus bas: <span class='smcap'>Goulas</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Contre-lettre.</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +D’autant que par le traité que j’ay signé aujourd’hui, +pour et au nom de Sa Majesté Catholique, +je suis obligé de déclarer le nom des deux +personnes qui sont comprises par Son Altesse +dans ledit traité, et la place qu’elle a prise pour +sa seureté, je déclare et asseure au nom de Son +Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu’il die à +Sa Majesté Catholique <i>que les deux personnes +sont le seigneur duc de Bouillon</i>, et le <i>seigneur +de Cinq-Mars, grand Escuyer</i> de France: et la +place de seureté qui est asseurée à Son Altesse +<span class='pagenum'><a id='Page_466' name='Page_466'>[466]</a></span> +<i>est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy +met entre les mains</i>. En foy de quoy j’ai signé +cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par +supposition de nom: <span class='smcap'>Clermont</span>. +</p> + +<p> +Nous Gaston, fils de France, frère unique du +Roy, duc d’Orléans, reconnoissons, que le contenu +cy-dessus est la vraie copie de la déclaration que +monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous +soubsignez avons donné pouvoir au sieur de +Fontrailles de faire des noms de <i>ces sieurs de +Bouillon et le Grand</i>, à monsieur le <i>duc de San +Lucar</i> après qu’il auroit passé le traitté avec lui, +auquel traitté ils ne sont compris que sous le +titre de <i>deux grands seigneurs de France</i>. En +témoin de quoy nous avons signé la présente +certification de nostre main, et icelle fait contre-signer +par nostre secrétaire. +</p> + +<p class="right10"> +<i>Signé</i>: <span class='smcap'>Gaston</span>. +</p> + +<p class="i2">A Villefranche, le 29 aoust 1642.</p> + +<p class="right10"> +<i>Et plus bas</i>: <span class='smcap'>Goulas</span>. +</p> +</div> + +<p class="sep2 center noindent"> +<i>Sur la non-révélation</i> +</p> + +<p> +La vie de tout homme célèbre a un +sens unique et précis, visible surtout, et +dès le premier regard, pour ceux qui +savent juger les grandes choses du +passé, et qui, j’espère, est demeuré +dans l’esprit des lecteurs attentifs du +<span class='pagenum'><a id='Page_467' name='Page_467'>[467]</a></span> +livre de <i>Cinq-Mars</i>, le sang de François-Auguste +de Thou a coulé au nom d’une +idée sacrée, et qui demeurera telle tant +que la <i>religion de l’honneur vivra +parmi nous; c’est l’impossibilité de la +dénonciation sur les lèvres de l’homme +de bien</i>. +</p> + +<p> +Les hommes d’État de tous les temps +qui ont voulu acclimater la dénonciation +en France y ont échoué jusqu’ici, à +l’honneur de notre pays. C’est déjà une +assez grande tache sur cette entreprise +que le premier qui l’ait formée soit +Louis XI, dont la bassesse était le caractère +et la trahison le génie; mais cet +arbre du mal qu’il planta au Plessis-lès-Tours +ne porta point ses fruits empoisonnés; +et l’on ne vit personne dénoncer +un citoyen. +</p> + +<div class="poem marg10 small"> +<span class="i0">Et, sa tête à la main, demander son salaire.</span> +</div> + +<p> +Le salaire était cependant stipulé +dans l’édit de Louis XI; et, pour que +nulle autorité ne manque à l’examen +d’une question aussi grave, j’en vais +citer le point important. +</p> + +<p class="sep2 center noindent"> +<span class='pagenum'><a id='Page_468' name='Page_468'>[468]</a></span> +<i>Edit contre la non-révélation des +crimes de lèse-majesté</i> +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à +sçavoir faisons à tous présens et advenir que, +comme par cy-devant maintes conjurations, conspirations +damnables et pernicieuses entreprises +ayant été faictes, conspirées et machinées, tant +par grands personnages que par moyens et petits, +à l’encontre d’aucuns nos progéniteurs Roys de +France, et mesmement depuis notre advenement +à la couronne: +</p> + +<p> +Disons, déclarons, constituons et ordonnons +par lettres, édict, ordonnance et constitution +perpétuelle, irrévocable et durable à toujours, +que toutes personnes quelconques qui dores en +avant sçauront ou auront connaissance de quelques +traités, machinations, conspirations et entreprises +qui se fairont à l’encontre de notre personne, +de notre très chère et amée compagne la +Royne, de notre très-cher et amé fils le Dauphin +de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes +de France, et de leurs enfants, aussi à l’encontre +de l’Estat et seureté de nous ou d’eux et de la +chose publique de notre royaume, soient tenus +et réputés crimineux de lèze-majesté, et punis +de semblable peine et de pareille punition que +doivent estre les principaux aucteurs, conspirateurs +et fauteurs et conducteurs desdits crimes, +sans exception ni réservation de personnes quelconques, +de quelque estat, condition, qualité, +dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou +prérogative que ce soit ou puisse estre, à cause +<span class='pagenum'><a id='Page_469' name='Page_469'>[469]</a></span> +de notre sang ou autrement en quelque manière +que ce soit, s’ils ne le revellent ou envoyent +reveller à nous ou à nos principaux juges et +officiers des pays où ils seront, le plustot que +possible leur sera appris, qu’ils en auront eu +connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront +ou enverront reveller, <i>ils ne seront en +aucuns dangers des punitions desdits crimes; +mais seront dignes de rémunération entre nous +et la chose publique</i>. Toutefois, en autre chose, +nous voulons et entendons les anciennes lois, +constitutions et ordonnances qui par nos prédécesseurs +ou de droict sont introduites, et les +usages qui d’ancienneté ont esté gardés et observés +en notre royaume, demeurer à leur force et +vertu sans aucunement y déroger par ces présentes. +Si nous donnons et mandons à nos amés +et féaux gens de notre grand conseil, gens de +nos parlemens, et à nos autres justiciers, officiers +et subjects qui à présent sont et qui seront pour +le temps advenir et à chacun d’eux, sy comme à +luy appartiendra, que cette présente notre loy, +constitution et ordonnance ils facent publier +par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction +accoutumés, de faire cris et proclamations +publiques, les lire publiquement et enregistrer en +leurs cours et auditoires, et, selon icelle loy et +constitution, jugent, sententient et déterminent +dores en avant, perpétuellement, sans quelconque +difficulté, toutes les fois que les cas +adviendront. Et afin que soit chose ferme et +stable à toujours, nous avons fait mettre notre +scel à cesdites présentes. Et pour ce que ces présentes +l’on pourra avoir à besogner à plusieurs +<span class='pagenum'><a id='Page_470' name='Page_470'>[470]</a></span> +et divers lieux, nous voulons que au <i lang="la" xml:lang="la">vidimus</i> +d’icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée +comme à ce présent original. +</p> + +<p class="hang2"> +<i>Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième +jour de décembre mil quatre cent +soixante-dix-sept, et de notre règne le dix-septième.</i> +</p> + +<p class="i6"> +<i lang="la" xml:lang="la">Sic signatum supra plicam.</i> +</p> + +<p class="i4"> +<i>Par le Roy en son conseil</i>, +</p> + +<p class="right10"> +<span class='smcap'>L. Texier</span>. +</p> + +<p> +<i lang="la" xml:lang="la">Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, +Parisiis, in parlemento, decima quintà +die novembris, anno millesimo quadragintesimo +septuagesimo nono.</i> +</p> +</div> + +<p> +Certes il est facile de comprendre +que cet édit ait été rendu par Louis XI +en 1477, c’est-à -dire lorsque le comte de +La Marche, Jacques d’Armagnac, venait +d’avoir la tête tranchée pour crime de +lèse-majesté, et quand ses terres et ses +biens immenses avaient été impudemment +distribués à ses juges<a name='FA_41' id='FA_41' href='#FN_41' class='fnanchor'>[41]</a>, héritage +<span class='pagenum'><a id='Page_471' name='Page_471'>[471]</a></span> +monstrueux et inouï depuis les Tibère +et les Néron, et qui s’accomplissait pendant +que l’on forçait les enfants du +condamné à recevoir goutte à goutte le +sang de leur père qui tombait de son +échafaud sur leur front. Après ce coup +fameux, il pouvait poursuivre et se +croire en droit de mépriser assez la +France pour lui jeter un tel édit et lui +proposer de nouvelles infamies. Accoutumé +qu’il était à faire un perpétuel +marché des consciences, à beaux deniers +comptants, n’allant jamais en avant +qu’une bourse dans une main et une +hache dans l’autre, il suivait le vieil +axiome, qui n’est pas un grand effort +de génie et que Machiavel a trop fait +valoir, de placer les hommes entre l’espérance +et la crainte. Louis XI jouait +finement son jeu, mais enfin la France +se releva et joua noblement le sien +en lui montrant qu’elle avait d’autres +<span class='pagenum'><a id='Page_472' name='Page_472'>[472]</a></span> +hommes que son barbier. Malgré le +mot de son invention, car il faut +le lui restituer en toute loyauté, malgré +la traduction adoucie de <i>dénonciation</i> +par <i>révélation</i>, personne de propos délibéré +ne sortit de chez soi pour aller répéter +une confidence surprise dans l’abandon +de l’amitié, échappée à la table +ou au foyer. La vile ordonnance tomba +en oubli jusqu’au jour où le cardinal +de Richelieu donna le signal de sa résurrection. +M. de Thou n’avait point d’échange +de place forte à faire contre sa +grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa +mort devait ajouter à la terreur qu’inspirait +celle de M. de Cinq-Mars; s’il +était absous, ce serait au moins un censeur +jeune et vertueux que conserverait +M. de Richelieu; destiné à survivre au +vieux ministre, il écrirait peut-être +comme son père une histoire du cardinal, +et serait un juge à son tour, juge +inflexible et irrité par la mort de M. le +Grand, son ami. M. de Richelieu pensait +à tout, et ces motifs qui ne m’échappent +pas ne sauraient lui avoir +<span class='pagenum'><a id='Page_473' name='Page_473'>[473]</a></span> +échappé. Oublions, pour plus d’impartialité, +son mot sur le président de +Thou: <i>Il a mis mon nom dans son histoire, +je mettrai le sien dans la mienne</i>. +Faisons-lui la grâce de l’esprit de vengeance, +il reste une dureté inflexible<a name='FA_42' id='FA_42' href='#FN_42' class='fnanchor'>[42]</a>, +une mauvaise foi profonde et le plus +immoral égoïsme. La vie sévère de M. de +Thou, qui pouvait devenir utile à un +Etat où tout se corrompait, était importune +et dangereuse au ministre; il n’hésita +pas: n’hésitons pas non plus à juger +cette justice. Il faut à tout prix +connaître le fond de ces <i>raisons d’Etat</i> +si célébrées et dont on a fait une sorte +d’arche sainte impossible à toucher. +Les mauvaises actions nous laissent le +germe des mauvaises lois, et il n’est +pas un passager ministre qui ne cherche +à les faire poindre pour conserver la +<span class='pagenum'><a id='Page_474' name='Page_474'>[474]</a></span> +source de son pouvoir d’emprunt par +amour de ce douteux éclat. Une chose +peut, il est vrai, rassurer: c’est que +toutes les fois qu’une pareille idée se +porte au cerveau d’un homme politique +la gestation en est pesante et pénible, +l’enfantement en serait probablement +mortel, et l’avortement est un bonheur +public. +</p> + +<hr class="nodisp" /> + +<p> +Je ne pense pas qu’il se rencontre +dans l’histoire un fait qui soit plus +propre que le jugement d’Auguste de +Thou à déposer contre cette fatale idée, +en cas que le mauvais génie de la +France voulût jamais que la proposition +fût renouvelée d’une loi de non-révélation. +</p> + +<hr class="nodisp" /> + +<p> +Comme rien n’inspire mieux les réponses +les plus sûres et ne les présente +avec de plus nettes expressions qu’un +danger extrême chez un homme supérieur, +je vois que dès l’abord M. de +Thou alla au fond de la question de +droit et de possibilité avec sa raison, et +au fond de la question de sentiment et +<span class='pagenum'><a id='Page_475' name='Page_475'>[475]</a></span> +d’honneur, avec son noble cœur; écoutons-le: +</p> + +<div class="tem"> +<p> +Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars<a name='FA_43' id='FA_43' href='#FN_43' class='fnanchor'>[43]</a>, +il dit: «Qu’après avoir beaucoup considéré +dans son esprit, sçavoir, s’il devoit déclarer +au Roy (le voyant tous les jours au camp de +Perpignan) la cognoissance qu’il avoit eue de ce +traité, il résolut en luy-même pour plusieurs raisons +de n’en point parler: 1<sup>o</sup> Il eut fallu se rendre +délateur d’un crime d’Estat de Monsieur, frère +unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur +le Grand, <i>qui estoient tous beaucoup plus +puissants</i> et plus accrédités que luy, et qu’il y +avoit certitude qu’il succomberoit en cette action, +dont il <i>n’avoit aucune preuve</i> pour le vérifier.—Je +n’aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de +Fontrailles, qui estoit absent, et Monsieur le +Grand auroit peut-être nié alors qu’il m’en eust +parlé. J’aurois donc passé pour un calomniateur, +et mon honneur, qui me sera toujours plus cher +que ma propre vie, estoit perdu sans ressource.» +</p> + +<p> +2<sup>o</sup> Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute +ces paroles déjà fidèlement rapportées (p. 361) et +d’une beauté incomparable par leur simplicité +antique, j’oserai presque dire évangélique: +</p> + +<p> +—«Il m’a cru son amy unique et fidèle, et +je ne l’ai pas voulu trahir.» +</p> +</div> + +<p> +Quelle que puisse être l’entreprise +secrète que l’on suppose, ou contre une +<span class='pagenum'><a id='Page_476' name='Page_476'>[476]</a></span> +tête couronnée, ou contre la constitution +d’un Etat démocratique, ou contre les +corps qui représentent une nation; +quelle que soit la nature de l’exécution +du complot, ou assassinat, ou expulsion +à main armée, ou émeute du peuple, +ou corruption ou soulèvement de troupes +soldées, la situation sera la même entre +le conjuré et celui qui aura reçu sa confidence. +Sa première pensée sera la +perte irréparable, éternelle de son honneur +et de son nom, soit comme calomniateur +s’il ne donne pas de preuves, +soit comme lâche délateur s’il les donne: +puni dans le premier cas par des peines +infamantes, puni dans le second par la +vindicte publique, qui le montre du doigt +tout souillé du sang de ses amis. +</p> + +<p> +Ce premier motif de silence, lorsque +M. de Thou daigna l’exprimer, je crois +que ce fut pour se mettre à la portée +des esprits qui le jugeaient, et pour entrer +dans le ton général du procès et +dans les termes précis des lois, qui ne +se supposent jamais faites que pour les +âmes les plus basses, qu’elles circonscrivent +<span class='pagenum'><a id='Page_477' name='Page_477'>[477]</a></span> +et pressent par des barrières +grossières et une nécessité inexorable +et uniforme. Il démontre qu’il n’eût pas +pu être délateur quand même il l’eût +voulu. Il sous-entend: Si j’eusse été un +infâme, je n’aurais pu même accomplir +mon infamie, on ne m’eût pas cru.—Mais +après ce peu de mots sur l’impossibilité +matérielle, il ajoute le motif de +l’impossibilité morale, motif vrai et +d’une vérité éternelle, immuable, que +tous les cultes ont reconnue et sanctionnée, +que tous les peuples ont mise +en honneur: +</p> + +<p> +<i>Il m’a cru son amy.</i> +</p> + +<p> +Non seulement il ne l’a pas trahi, +mais on remarquera que dans tous ses +interrogatoires<a name='FA_44' id='FA_44' href='#FN_44' class='fnanchor'>[44]</a>, ses confrontations avec +M. de Bouillon et M. de Cinq-Mars, il +ne nomme et ne compromet personne. +</p> + +<div class="tem"> +<p> +«Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit +Fontrailles dans ses Mémoires, il me dit le voyage +que je venois de faire en Espagne, et qui me +surprit fort, car je croyois qu’il luy eust été célé, +<span class='pagenum'><a id='Page_478' name='Page_478'>[478]</a></span> +conformément à la délibération qui en avoit +esté prise.—Quand je luy demanday comme +quoy il l’avoit appris, il me déclara en confiance +fort franchement qu’il le <i>sçavoit de la Royne</i> et +qu’elle le tenoit de Monsieur. +</p> + +<p> +«Je n’ignorois pas que Sa Majesté eust fort +souhaité une cabale et y avoit contribué de tout +son pouvoir<a name='FA_45' id='FA_45' href='#FN_45' class='fnanchor'>[45]</a>.» +</p> +</div> + +<p> +M. de Thou pouvait donc s’appuyer +sur cette autorité; mais il sait qu’il fera +persécuter la reine Anne d’Autriche, et +il se tait. Il se tait aussi sur le Roi lui-même +et ne daigne pas répéter ce qu’il +a dit au Cardinal dans son entretien +particulier. Il ne veut pas de la vie à ce +prix. +</p> + +<p> +Quant à M. de Cinq-Mars, il n’a qu’une +raison à donner: +</p> + +<p> +<i>Il m’a cru son amy.</i> +</p> + +<p> +Quand même, au lieu d’être un ami +éprouvé, il n’eût été qu’un homme uni +à M. de Cinq-Mars par des relations +passagères, <i>il l’a cru son amy</i>, il a eu +foi en lui, <i>il ne l’a pas voulu trahir</i>. +Tout est là . +</p> + +<p> +Lorsque la religion chrétienne a institué +<span class='pagenum'><a id='Page_479' name='Page_479'>[479]</a></span> +la confession, elle a, je l’ai dit ailleurs, +divinisé la confidence; comme on +aurait pu se défier du confident, elle +s’est hâtée de déclarer criminel et digne +de la mort éternelle le prêtre qui révèlerait +l’aveu fait à son oreille. Il ne fallait +pas moins que cela pour transformer +tout à coup un étranger en ami, +en frère, pour faire qu’un chrétien pût +aller ouvrir son âme au premier venu, +à l’inconnu qu’il ne reverra jamais, et +dormir le soir en paix dans son lit, sûr +de son secret comme s’il l’eût dit à +Dieu. +</p> + +<p> +Donc, tout ce qu’a pu faire le confesseur +à l’aide de sa foi et de l’autorité de +l’Eglise, a été d’arriver à être considéré +par le pénitent comme un ami, de parvenir +à faire naître ces épanchements +salutaires, ces larmes sacrées, ces récits +complets, ces abandons sans réserve +que l’amitié grave et bonne avait seule +le droit de recevoir avant la confession, +l’amitié, la sainte amitié, qui rend en +vertueux conseils ce qu’elle reçoit en +coupables aveux. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_480' name='Page_480'>[480]</a></span> +Si donc le confesseur prétend à la +tendresse de cœur, à la bonté suprême de +l’ami, quel ami ne doit regarder comme +le premier devoir l’infaillible sûreté du +secret déposé en lui comme dans le tabernacle +du confesseur? +</p> + +<p> +Mais ce n’est pas seulement de l’ami +ancien et éprouvé qu’il s’agit, c’est encore +de tout homme traité en ami, de +tout <i>premier venu</i> qui, la main dans la +main, a reçu une confidence sérieuse. +Le droit de l’hospitalité est aussi ancien +que la famille et la race humaine: nulle +tribu, nulle horde, si sauvage qu’elle +soit, ne conçoit qu’il soit possible de +livrer son hôte. Un secret est un hôte +qui vient se cacher dans le cœur de l’honnête +homme comme dans son inviolable +asile. Quiconque le livre et le vend est +hors la loi des nations. +</p> + +<p> +Ce serait une bien grande honte pour +les pauvres règnes qui ne pourraient +avoir un peu de durée qu’au prix de ces +lois barbares, et se tenir debout qu’avec +de si noirs appuis. Mais voulût-on en +faire usage, on ne le pourrait pas. Il +<span class='pagenum'><a id='Page_481' name='Page_481'>[481]</a></span> +faudrait, pour que ce fût praticable, que +la civilisation eût marché d’un pied et +non de l’autre. Or on est venu partout +à une sorte de délicatesse générale de +sentiment qui fait que telles actions +publiques ne sont pas même proposables. +On ne sait comment, il se fait +que telles choses, utiles il y a des siècles, +ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, +ne se peuvent même nommer sérieusement +par aucun homme vivant, et +cela, sans que jamais on les ait abolies. +Ce sont les véritables changements de +mœurs qui forcent à naître les véritables +et durables lois. Qui nous dira où est le +pays si reculé qui oserait aujourd’hui +donner à l’homme juge la dépouille de +l’homme jugé! Toutes les lois ne sont +pas de main humaine... La loi qui défend +cet héritage sanglant n’a pas été écrite, +elle est venue s’asseoir parmi nous. A +ses côtés s’est posée celle qui dit: <i>Tu +ne dénonceras pas!</i> et le plus humble +journalier n’oserait, de nos jours, se +placer à la table de son voisin s’il y avait +manqué. +</p> + +<p> +<span class='pagenum'><a id='Page_482' name='Page_482'>[482]</a></span> +Pour moi, s’il fallait absolument aux +hommes politiques quelques vieux ustensiles +des temps barbares, j’aimerais mieux +leur voir dérouiller, restaurer, et mettre +en scène et en usage les chevalets et les +outils de la torture; car ils ne souilleraient +du moins que le corps et non +l’âme de la créature de Dieu. Ils feraient +parler peut-être la chair souffrante; mais +le cri des nerfs et des os sous la tenaille +est moins vil que la froide vente d’une +tête sur un comptoir, et il n’y a pas encore +eu de nom qui ait été inscrit plus +bas que le nom de <span class='smcap'>Judas</span>. +</p> + +<p> +Oui, mieux vaut le danger d’un prince +que la démoralisation de l’espèce entière. +Mieux vaudrait la fin d’une dynastie +et d’une forme de gouvernement, mieux +vaudrait même celle d’une nation, car +tout cela se remplace et peut renaître, +que la mort de toute vertu parmi les +hommes. +</p> + +<hr class="c25" /> + +<h2 id="tdm2"> +<span class="xlarge">TABLE</span> +</h2> + +<hr class="c10" /> + +<table id="tdm" summary="" class="sep2"> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIV.</span></td> + <td class="tdm2">— L’émeute</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_14">1</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XV.</span></td> + <td class="tdm2">— L’alcôve</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_15">33</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVI.</span></td> + <td class="tdm2">— La confusion</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_16">63</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVII.</span></td> + <td class="tdm2">— La toilette</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_17">80</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVIII.</span></td> + <td class="tdm2">— Le secret</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_18">108</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIX.</span></td> + <td class="tdm2">— La partie de chasse</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_19">122</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XX.</span></td> + <td class="tdm2">— La lecture</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_20">175</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXI.</span></td> + <td class="tdm2">— Le confessionnal</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_21">216</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’orage</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_22">238</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIII.</span></td> + <td class="tdm2">— L’absence</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_23">266</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIV.</span></td> + <td class="tdm2">— Le travail</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_24">283</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXV.</span></td> + <td class="tdm2">— Les prisonniers</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_25">339</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXVI.</span></td> + <td class="tdm2">— La fête</td> + <td class="tdm3"><a href="#chap_26">398</a></td> + </tr> + <tr> + <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td> + <td class="tdm3"><a href="#notes2">435</a></td> + </tr> +</table> + +<hr class="c25 sep4" /> + +<p class="center noindent"> +Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span> +</p> + +<div class='footnotes newpage'> + +<h2>Notes de bas de page</h2> + +<div class='footnote' id='FN_1'> +<p> +<a href='#FA_1'>[1]</a> Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un +caractère trop ferme, qui fut son seul crime. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_2'> +<p> +<a href='#FA_2'>[2]</a> On nommait ainsi par abréviation le grand +écuyer Cinq-Mars. Ce nom reviendra souvent dans +le cours du récit. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_3'> +<p> +<a href='#FA_3'>[3]</a> Dans le long siège de cette ville, on donna ce +nom à M. de Richelieu pour tourner en ridicule +son obstination à commander comme général en +chef et s’attribuer le mérite de la prise de la Rochelle. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_4'> +<p> +<a href='#FA_4'>[4]</a> Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, +ni l’espoir de l’or du Cardinal ne lui arrachèrent +un mot des secrets de la Reine. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_5'> +<p> +<a href='#FA_5'>[5]</a> Lisez l’<cite>Astrée</cite> (s’il est possible). +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_6'> +<p> +<a href='#FA_6'>[6]</a> Un édit de 1639 avait déterminé le costume +de la cour. Il était simple et noir. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_7'> +<p> +<a href='#FA_7'>[7]</a> Milton passa en cette année même à Paris, +en retournant d’Italie en Angleterre. (Voyez +<i>Teland’s Life of Milton</i>.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_8'> +<p> +<a href='#FA_8'>[8]</a> Lisez la <cite>Clélie</cite>, t. I. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_9'> +<p> +<a href='#FA_9'>[9]</a> Termes des ligueurs. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_10'> +<p> +<a href='#FA_10'>[10]</a> D’Olivarès, comte-duc de San-Lucar. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_11'> +<p> +<a href='#FA_11'>[11]</a> Cette sorte de prédiction en calembours fut +publique trois mois avant la conjuration. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_12'> +<p> +<a href='#FA_12'>[12]</a> +</p> + +<div class="left5"> +<div class="poem small"> +<span class="i0">Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,<br /></span> +<span class="i0">Qui de sa voix touchante écoutais les accents:<br /></span> +<span class="i0">Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l’encens,<br /></span> +<span class="i0">Que ses pieds délicats ont doucement pressées.</span> +</div> + +<p class="sig"> +<span class='smcap'>Pétrarque</span>, trad. de Saint-Geniez. +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_13'> +<p> +<a href='#FA_13'>[13]</a> La fille. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_14'> +<p> +<a href='#FA_14'>[14]</a> Petit bonnet de laine. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_15'> +<p> +<a href='#FA_15'>[15]</a> Noms des chemins qui mènent d’Espagne en +France par les Pyrénées. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_16'> +<p> +<a href='#FA_16'>[16]</a> Exclamation et jurement habituel et intraduisible. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_17'> +<p> +<a href='#FA_17'>[17]</a> Sorte de ballade. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_18'> +<p> +<a href='#FA_18'>[18]</a> Servante. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_19'> +<p> +<a href='#FA_19'>[19]</a> Aucune expression française ne peut représenter +la précision énergique de cette romance +espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix +nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et +nonchalante tour à tour de quelque Andalous +qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes +d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une +danse, et les pensées celles d’un chant de guerre. +</p> + +<div class="poem left5 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Yo que soy contrabandista<br /></span> +<span class="i0">Y campo por mi respecto,<br /></span> +<span class="i0">A todos los désafio<br /></span> +<span class="i0">Pues a nadie tengo miedo.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Ay, jaleo! Muchachas.<br /></span> +<span class="i0">Quien me marca un hilo negro?<br /></span> +<span class="i0">Mi caballo esta cansado,<br /></span> +<span class="i0">Y yo me marcho corriendo.</span> +</div> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_20'> +<p> +<a href='#FA_20'>[20]</a> +</p> + +<div class="poem left5 small"> +<div class="stanza"> +<span class="i0">Ay! ay! que viene la ronda,<br /></span> +<span class="i0">Y se mueve el tiroteo;<br /></span> +<span class="i0">Ay! ay! cavallito mio,<br /></span> +<span class="i0">Ay! saca me deste aprieto.</span> +</div> + +<div class="stanza"> +<span class="i0">Viva, viva mi cavallo,<br /></span> +<span class="i0">Cavallo mio carreto:<br /></span> +<span class="i0">Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...</span> +</div> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_21'> +<p> +<a href='#FA_21'>[21]</a> «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne +voilà -t-il pas une punition divine dans la famille +de ce juge, pour expier en quelque façon la mort +cruelle et impitoyable de ce pauvre <i>Grandier</i>, +dont le sang crie vengeance?» (<span class='smcap'>Patin</span>, lettre LXV, +du 22 décembre 1631.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_22'> +<p> +<a href='#FA_22'>[22]</a> Le 19 mai 1632. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_23'> +<p> +<a href='#FA_23'>[23]</a> Voyez les Mémoires de Richelieu, <i>Collection +des Mémoires</i>, t. XXVIII. p. 139. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_24'> +<p> +<a href='#FA_24'>[24]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"> +COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE +MONSIEUR ET DU CARDINAL DE RICHELIEU. +</p> + +<p class="center noindent"> +<i>A Monsieur de Chavigny.</i> +</p> + +<p class="i2"> +«Monsieur de Chavigny, +</p> + +<p> +«Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait +de moy, et que véritablement vous en ayez +sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler +à mon accommodement avec Son Eminence, et +d’attendre cet effet de la véritable affection que +vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus +grande que votre colère. Vous sçavez le besoin +que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis. +Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son +Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière +fois que je vous donnerai de pareils employs. +</p> + +<p class="right10"> +«<span class='smcap'>Gaston d’Orléans.</span>» +</p> +</div> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_25'> +<p> +<a href='#FA_25'>[25]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"> +<i>A Son Excellence le Cardinal-Duc.</i> +</p> + +<p class="i6"> +«Mon Cousin, +</p> + +<p> +«Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du +monde le plus coupable de vous avoir dépleu; +les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont +toujours fait garder de lui et de tous ses artifices; +mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve +mon estime et mon amitié tout entière... Je suis +touché d’un véritable repentir d’avoir encore +manqué à la fidélité que je dois au Roy, mon seigneur, +et je prends Dieu à témoin de la sincérité +avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle +de vos amis, et avec la mesme passion que je +suis, +</p> + +<p class="i4"> +«Mon Cousin, +</p> + +<p class="right10"> +«Votre affectionné Cousin,<br /> +«<span class='smcap'>Gaston</span>.» +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_26'> +<p> +<a href='#FA_26'>[26]</a> +</p> + +<div class="tem"> +<p class="center noindent"><i>Réponse du Cardinal.</i></p> + +<p class="i6"> +«Monsieur, +</p> + +<p> +«Puisque Dieu veut que les hommes aient recours +à une ingénue et entière confession pour +être absous de leurs fautes en ce monde, je vous +enseigne le chemin que vous devez tenir pour +vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, +c’est à elle d’achever. C’est tout ce que je +puis vous dire. +</p> +</div> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_27'> +<p> +<a href='#FA_27'>[27]</a> En 1638, le prince Thomas ayant fait lever +le siége d’Hesdin, le Cardinal en fut très peiné. +Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire +avait dit que la victoire seroit au Roy, et le +père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le +Ciel protégeoit le ministre. +</p> + +<p class="hang6"> +(<i>Mémoires pour l’histoire du Cardinal +de Richelieu.</i>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_28'> +<p> +<a href='#FA_28'>[28]</a> En 1639, le Roi consulta son conseil sur la +supplique de sa mère exilée pour rentrer en +France; Richelieu répondit: +</p> + +<p> +«Qui peut douter qu’il ne soit permis à un +prince de se séparer d’une mère pour des considérations +importantes?... Le Fils de Dieu +n’a point fait difficulté de se séparer un temps +de sa mère et de la laisser en peine quelques +jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle +s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui +Dieu a commis le soin du bien général d’un +royaume doivent toujours le préférer à toutes les +obligations particulières.» +</p> + +<p class="hang6"> +(<i>Relation de M. de Fontrailles.</i>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_29'> +<p> +<a href='#FA_29'>[29]</a> Les articles de ce traité sont rapportés en détail +dans la <i>Relation de Fontrailles</i>. V. les notes. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_30'> +<p> +<a href='#FA_30'>[30]</a> <cite>Mémoires de Sully</cite>, 1595. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_31'> +<p> +<a href='#FA_31'>[31]</a> <cite>Manuscrit de Pointis</cite>, 1642, n<sup>o</sup> 183. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_32'> +<p> +<a href='#FA_32'>[32]</a> <cite>Mémoires d’Anne d’Autriche</cite>, 1642. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_33'> +<p> +<a href='#FA_33'>[33]</a> Maison qui appartenait à un abbé d’Esnay, +frère de M. de Villeroy, dit Montrésor. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_34'> +<p> +<a href='#FA_34'>[34]</a> Voir la <a href="#lettre_thou">copie de cette lettre</a> à M<sup>me</sup> la princesse +de Guéménée, dans les notes à la fin du +volume. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_35'> +<p> +<a href='#FA_35'>[35]</a> Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est +conservé dans le musée de Versailles. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_36'> +<p> +<a href='#FA_36'>[36]</a> Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une +garde de deux cents Arquebusiers; en 1632, +quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638, +deux compagnies de Gens d’armes et de Chevau-légers +furent formées par lui. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_37'> +<p> +<a href='#FA_37'>[37]</a> Il avait donné au Roi, sous réserve d’usufruit +durant sa vie, ce palais avec ses dépendances, +comme aussi sa magnifique chapelle de diamants, +avec son grand buffet d’argent ciselé, +pesant trois mille marcs, et son grand diamant +en forme de cœur, pesant plus de vingt carats; +M. de Chavigny accepta cette donation pour le +Roi. +</p> + +<p class="hang6"> +(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>) +</p> + +</div> + +<div class='footnote' id='FN_38'> +<p> +<a href='#FA_38'>[38]</a> Cette gravure existe encore. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_39'> +<p> +<a href='#FA_39'>[39]</a> Chant des guerres civiles. (Voy. <cite>Mém. de +la Ligue</cite>.) +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_40'> +<p> +<a href='#FA_40'>[40]</a> On appelait le Parlement <i>Sénat</i>. Il existe des +lettres adressées à <i>Monseigneur de Harlay</i>, +prince du Sénat de Paris et premier juge du +royaume. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_41'> +<p> +<a href='#FA_41'>[41]</a> Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche +(l’arrêt avait été prononcé en son nom); le chevalier de +Bonsile, le comté de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; +Louis de Graville, les villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; +le seigneur de l’Isle eut la vicomté de Murat, etc.; +et l’on regrette de voir, parmi les autres noms de ceux +qui eurent part à la proie, Philippe de Comines partageant +avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Tournaisis, +qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu’ils venaient +de condamner à mort. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_42'> +<p> +<a href='#FA_42'>[42]</a> Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque +l’exempt lui apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait +l’arrêt: +</p> + +<p> +«Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de +satisfaction. M. le Chancelier m’a délivré d’un grand fardeau. +Mais, Picaut, ils n’ont point de bourreau!»—On +voit s’il pensait à tout. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_43'> +<p> +<a href='#FA_43'>[43]</a> Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre +1612), Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main +(p. 190). +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_44'> +<p> +<a href='#FA_44'>[44]</a> Voir l’interrogatoire et procès-verbaux instruits par +M. le Chancelier, etc., 1612. +</p> +</div> + +<div class='footnote' id='FN_45'> +<p> +<a href='#FA_45'>[45]</a> Relation de M. de Fontrailles. +</p> +</div> + +</div> + +<div class="tnote newpage"> +<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p> + +<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p> + +<ul> +<li>p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII» + («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi + mentionné en page 120);</li> +<li>p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» («et tentait de cacher la surprise»);</li> +<li>p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» («N’est-ce pas, d’Aubijoux?»);</li> +<li>p. 272, second «de» manquant ajouté dans «l’avis de la Reine-mère et de la cour»;</li> +<li>p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» («Les diamants ne vont bien qu’aux +cheveux noirs»);</li> +<li>p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);</li> +<li>p. 332, «même» corrigé en «mêmes» («dans les ressources mêmes qu’il inventait.»);</li> +<li>p. 379, «même» corrigé en «mêmes» («ceux mêmes qui doivent affliger»);</li> +<li>p. 450, «aimée» corrigé en «animée» («une voix forte et animée»).</li> +</ul> + +<p> +Les variations dans l’orthographe et l’accentuation des mots n’ont pas été corrigées. +</p> + +<p> +Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland’s Life of Milton» +est vraisemblablement une erreur pour «Toland’s Life of Milton». +</p> + +</div> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) *** + +***** This file should be named 44199-h.htm or 44199-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/1/9/44199/ + +Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive/American Libraries.) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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