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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 ***
+
+Note de transcription:
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée.
+
+Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
+
+
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+ PAR LE COMTE
+ ALFRED DE VIGNY
+
+ AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+ _Reproduits en fac simile._
+
+ TOME SECOND
+
+ PARIS
+ G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+ ÉDITEURS
+
+ 1882
+
+
+
+
+CINQ-MARS
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+L'ÉMEUTE
+
+ Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous
+ les calculs de la prudence humaine.
+
+ MIRABEAU, _Adresse au Roi_.
+
+
+«_Que d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une
+aile imaginaire_», s'écrie l'immortel Shakspeare avec le choeur de
+l'une de ses tragédies, «_figurez-vous le roi sur l'Océan, suivi de
+sa belle flotte; voyez-le, suivez-le_». Avec ce poétique mouvement
+il traverse le temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée
+attentive dans les lieux de ses sublimes scènes.
+
+Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne
+voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et,
+jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre,
+nous passerons tout à coup l'espace de deux cents lieues et le temps de
+deux années.
+
+Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front
+des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille
+si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une
+naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux
+ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce
+jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le
+navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s'être
+passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de
+règne.
+
+Mais rien n'était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous
+passons, si ce n'était ses craintes et ses espérances. L'avenir seul
+avait changé d'aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de
+contempler en grand l'état du royaume.
+
+La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le
+malheur des États voisins; les révoltes de l'Angleterre et celles de
+l'Espagne et du Portugal faisaient admirer d'autant plus le calme dont
+jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés,
+grandissaient l'immuable Richelieu.
+
+Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes,
+servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la
+Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l'ombre
+de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l'Italie recevaient dans
+le Piémont les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas:
+et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la
+Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu'il ne
+leur était pas permis de prendre. L'intérieur n'était pas heureux, mais
+tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le
+Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un jeune
+favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques
+morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes
+tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la
+puissance invisible.
+
+Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, venait de porter _sa tête
+de fer_[1] sur l'échafaud, _sans honte ni peur_, comme il le dit en y
+montant.
+
+ [1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme,
+ qui fut son seul crime.
+
+Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et
+le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades,
+qui se haïssaient mutuellement, l'un n'avait jamais tenu les rênes de
+son Etat, l'autre n'y faisait plus sentir sa main; on ne l'entendait
+plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le
+gouvernement, s'effaçait partout; il dormait comme l'araignée au centre
+de ses filets.
+
+S'il s'était passé quelques événements et quelques révolutions durant
+ces deux années, ce devait donc être dans les coeurs; ce devait être
+quelques-uns de ces changements occultes, d'où naissent, dans les
+monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et
+sanglantes dissensions.
+
+Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment
+du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux propos de ceux qui
+l'habitent et qui l'environnent.
+
+On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris,
+où la misère et l'inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa
+curiosité l'aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que
+lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il
+contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères
+à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui
+arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d'être répandu,
+lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses,
+quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l'affaiblissement
+du monarque, l'absence et la fin prochaine du ministre, et, comme
+une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient
+aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce
+désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles,
+fort abstraites pour eux, ils ne l'étaient point aux individus,
+et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou
+en haine, non à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le
+bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plaisaient
+ou déplaisaient comme des acteurs.
+
+Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été
+entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des
+Suisses et des gardes du corps venaient même d'être attaquées et de
+rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l'île
+Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de
+tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer, et quelques coups
+de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la
+ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre,
+habité dans ce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d'Orléans. Là, tout
+annonçait une expédition nocturne d'une nature très grave.
+
+Il était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre était épaisse,
+lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta sur le quai, à peine
+pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui
+descendait en pente jusqu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près,
+semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands
+manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l'espagnole
+qu'ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils
+semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup
+d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du
+parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques
+minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d'une porte voûtée
+du Louvre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il
+portait les rayons au visage de chaque individu, et qu'il souffla,
+ayant démêlé celui qu'il cherchait entre tous: il lui parla de cette
+façon, à demi-voix, en lui serrant la main:
+
+--Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien?
+
+ [2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce
+ nom reviendra souvent dans le cours du récit.
+
+--Oui, oui, je l'ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien
+malade à Narbonne, il va s'en aller _ad patres_; mais il faut mener
+nos affaires rondement, car ce n'est pas la première fois qu'il fait
+l'engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
+
+--Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de
+gentilshommes de MONSIEUR; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en
+maître maçon, une règle à la main. Mais n'oubliez pas surtout les mots
+d'ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis?
+
+--Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi, qui n'est pas arrivé encore;
+mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable
+l'aurait reconnu?
+
+En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes
+françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa
+entre eux. Il sautait d'un pied sur l'autre avec un air de joie, et se
+frottait les mains.
+
+--Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux.
+Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l'épaule
+d'Olivier:--Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages,
+vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d'Entraigues? vous serez
+dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est
+bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme
+un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous
+le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures
+des paroissiens de mon oncle l'archevêque de Paris; je les ai bien
+échauffés, et ils crieront: _Vive Monsieur! vive la Régence! et plus
+de Cardinal!_ comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi,
+qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très
+bien. Je viens de Saint-Germain; j'ai vu l'ami Cinq-Mars; il est bon,
+très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j'appelle un
+homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant!
+Il est le maître de la cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on,
+le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite
+encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: _le voeu
+du peuple!_ il faut faire _le voeu du peuple_ absolument; nous allons
+le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout,
+c'est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c'est là
+l'essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours,
+n'est-ce pas?
+
+--Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s'il prenait une
+résolution aujourd'hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait
+contre.
+
+--N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête.
+
+--Et du coeur aussi, dit Olivier; cela me donne de l'espoir pour
+Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la
+regardant.
+
+--Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour!
+Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l'aime comme son
+fils; et, pour la reine, si son coeur bat, c'est de souvenir et non
+d'avenir. Mais il ne s'agit pas de ces fadaises-là; dites-moi, mon
+cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là?
+pense-t-il bien?
+
+--Parfaitement; c'est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal
+à la rivière tout à l'heure: d'ailleurs c'est Fournier, de Loudun,
+c'est tout dire.
+
+--Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous,
+messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré.
+
+--Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui
+venaient. Royalistes ou Cardinalistes?
+
+--_Gaston_ et _le Grand_, répondirent tout bas les nouveaux venus.
+
+--C'est Montrésor avec les gens de MONSIEUR, dit Fontrailles; nous
+pourrons bientôt commencer.
+
+--Oui, par la corbleu! dit l'arrivant; car les Cardinalistes vont
+passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l'heure.
+
+--Où vont-ils? dit Fontrailles.
+
+--Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir
+le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le
+Louvre.
+
+--Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l'abbé.
+
+Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre.
+Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du
+pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule
+et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le
+postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s'embarrassa
+dans la pierre et s'abattit.
+
+--Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois
+tous les hommes en manteau. C'est bien tyrannique! Ce ne peut être
+qu'un ami du Cardinal de _La Rochelle_[3].
+
+ [3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de
+ Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander
+ comme général en chef et s'attribuer le mérite de la prise de la
+ Rochelle.
+
+--C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit _le Grand_,
+s'écria une voix à la portière ouverte, d'où un homme s'élança sur un
+cheval.
+
+--Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre
+et perçante.
+
+Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent avec
+fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène
+tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des
+chevaux n'empêchaient pas de distinguer les cris, d'un côté: «A bas le
+ministre! vive le Roi! vive MONSIEUR et monsieur le Grand! à bas les
+_bas rouges_!» de l'autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal!
+mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes
+les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque.
+
+Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses
+à travers du quai, de manière à s'en faire un rempart contre les
+chevaux de Chavigny, et de là, entre les roues, par les portières et
+sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient
+démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du
+Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps
+sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour
+éclairer ceux qu'ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea.
+A mesure que les gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait
+cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se
+nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d'autres
+fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut
+donc à peu près inutile et ne servit qu'à augmenter la confusion. Les
+gardes du corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcouraient
+la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la
+modération.»
+
+Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien _engagé le fer_ et se
+trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s'arrêtait pour juger
+des coups, et quelquefois même favorisait celui qu'il pensait être de
+son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes
+et ses Cardinalistes.
+
+Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et l'on y voyait
+beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges,
+attentives à contempler le combat.
+
+De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on
+distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras
+droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite
+était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas
+blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette
+troupe étrangère pourrait dissiper l'attroupement; mais on se trompa.
+Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les
+dépasser, les ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie
+entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment, vinrent se réunir
+devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre
+comme à la manoeuvre, sans s'informer si les ennemis à travers lesquels
+ils étaient passés s'étaient rejoints ou non.
+
+Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force
+d'explications particulières. On entendait partout des appels, des
+injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire
+cesser ce combat que la destruction de l'un des deux partis, lorsque
+des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble
+au tumulte. L'abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son
+manteau pour le faire tomber, s'écria:--Voilà mes gens! Fontrailles,
+vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c'est
+charmant, vraiment!
+
+Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manoeuvre
+de ses troupes, croisant ses bras avec l'importance d'un général
+d'armée. Le jour commençait à poindre, et l'on vit que du bout de
+l'île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes
+et d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre
+d'étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des
+enfants traînaient d'immenses hallebardes et des piques damasquinées
+du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles,
+avec des cordes, des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées
+et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart,
+les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles,
+des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des
+broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant
+avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un
+drapeau, un de ces animaux pendu au bout d'une perche et enveloppé dans
+un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les
+chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout
+rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur
+les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de
+longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages
+du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas,
+battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un
+porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d'un enfant de
+choeur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés
+d'un grossier vermillon, criaient d'une voix forcenée: «_Nous sommes
+des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!_» Ils
+portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu'ils faisaient le
+geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.
+
+Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers
+d'individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les
+combattants, et tout à fait contraire à ce qu'en attendait leur patron.
+Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent.
+Ceux de MONSIEUR et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus
+par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du
+Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les
+blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires
+pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne
+d'eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes
+qu'ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première
+fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant
+quel était le limon qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour
+se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant
+leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour.
+
+--Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit
+Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez
+interdit; votre bonhomme d'oncle a là de jolis paroissiens!
+
+--Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d'un ton mutin; c'est
+que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s'ils fussent venus à
+la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le
+vrai (car j'avoue que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait
+entendu que la voix du peuple: _Vox populi, vox Dei_. D'ailleurs, il
+n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens
+de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche
+est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les
+siens sont de braves gens que j'aime beaucoup; s'il n'est qu'un peu
+blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive
+d'Italie.
+
+--Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec
+Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à MONSIEUR, avec Montrésor.
+
+Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la
+force n'avait pu faire.
+
+Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de
+grands malheurs; personne n'y fut tué; les cavaliers, avec quelques
+égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à
+leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par
+des rues détournées; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la
+populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient,
+dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les
+mêmes cris, jusqu'à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît
+ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux
+fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et
+véritable peuple de Paris, regardant d'un air triste et dans un morne
+silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands,
+vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait
+lentement et courageusement, à travers la populace, vers le _Palais
+de Justice_ où devait s'assembler le parlement, et allait lui porter
+plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.
+
+Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient dans une
+grande rumeur. Ce prince occupait alors l'aile du Louvre parallèle
+aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d'un côté sur la cour, et
+de l'autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui
+couvraient la place presque en entier. Il s'était levé précipitamment,
+réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds
+dans de larges _mules_ carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans
+une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d'or brodés en
+relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher,
+envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui
+se passait, et s'écriant qu'on courût chercher l'abbé de La Rivière,
+son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris.
+A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres,
+sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l'on portait en
+courant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait étaient en
+sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le
+plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts
+et agrandis par l'inquiétude et l'effroi; il était moitié nu lorsque
+Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant
+la poitrine et répétant mille fois: «_Mea culpa, mea culpa._»
+
+--Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant
+d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là? quels
+sont ces assassins? quels sont ces cris?
+
+--On crie: «Vive MONSIEUR.»
+
+Gaston, sans faire semblant d'entendre, et tenant un instant la porte
+de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les
+galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute
+sa force et en gesticulant:
+
+--Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je ne veux rien
+entendre, je ne veux rien savoir; je n'entrerai jamais dans aucun
+projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m'en parlez pas
+si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l'ennemi de personne, je
+déteste de telles scènes...
+
+Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit
+rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que MONSIEUR
+eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la
+porte fermée avec soin, il prit la parole:
+
+--Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de
+l'impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu'il veut la mort
+de votre ennemi, et qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions
+le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans
+ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n'ont pu
+le contenir: c'était le cri du coeur dans toute sa vérité; c'était une
+explosion d'amour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait
+de toutes les règles.
+
+--Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu calmé:
+qu'ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends?
+
+--Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a
+l'honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes,
+qu'il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de
+cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR,
+et qui nous a portés à des choses que nous n'avions pas préméditées.
+
+--Mais enfin, qu'avez-vous fait? reprit le prince...
+
+--Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l'honneur de
+parler à MONSIEUR, sont précisément de celles que je prévoyais ici même
+hier au soir, quand j'eus l'honneur de l'entretenir.
+
+--Il ne s'agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas
+dire que j'aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je
+n'entends rien au gouvernement...
+
+--Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n'a rien
+ordonné; mais elle m'a permis de lui dire que je prévoyais que cette
+nuit serait troublée vers les deux heures, et j'espérais que son
+étonnement serait moins grand.
+
+Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'effrayait pas
+les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa conscience et lisant
+dans leurs yeux le souvenir du consentement qu'il leur avait donné
+la veille, s'assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les
+regardant d'un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante:
+
+--Mais enfin, qu'avez-vous donc fait?
+
+--Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a
+fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient
+eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il
+s'en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un
+peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au
+carrosse, et voilà tout.
+
+--Absolument tout, répéta Montrésor.
+
+--Comment, tout! s'écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et
+n'est-ce donc rien que d'arrêter la voiture d'un ami du Cardinal-Duc?
+Je n'aime point les scènes, je vous l'ai déjà dit; je ne hais point
+le Cardinal; c'est un grand politique, certainement, un très grand
+politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est
+à moi; si on l'a reconnu, on dira que je l'ai envoyé...
+
+--Le hasard, répondit Montrésor, m'a fait trouver cet habit du peuple
+que MONSIEUR peut voir sous mon manteau, et que j'ai préféré à tout
+autre par ce motif.
+
+Gaston respira.
+
+--Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu? dit-il; c'est que
+vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en
+vous-même...
+
+--Si j'en suis sûr, ô ciel! s'écria le gentilhomme du prince: je
+gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n'a vu mes traits
+et ne m'a appelé par mon nom.
+
+--Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air
+plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi
+donc un peu ce qui s'est passé.
+
+Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense, le peuple jouait
+un grand rôle et les gens de MONSIEUR aucun; et, dans sa péroraison,
+il ajouta, entrant dans les détails:--On a pu voir, de vos fenêtres
+mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le
+désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.
+
+--Ah! c'est épouvantable! s'écria le prince indigné ou feignant de
+l'être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu'il est
+détesté si généralement? mais il faut convenir qu'il le mérite! Quoi!
+son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris
+que j'aime tant!
+
+--Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est pas Paris
+seulement, c'est la France entière qui vous supplie avec nous de vous
+décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu'un
+signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté
+l'abaissement de la maison royale elle-même.
+
+--Hélas! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit
+Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les
+cris du peuple; oui, j'irai à son secours!...
+
+--Ah! nous tombons à vos genoux! s'écria Montrésor s'inclinant...
+
+--C'est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne
+sera pas compromise et que l'on ne verra nulle part mon nom.
+
+--Et c'est justement lui que nous voudrions! s'écria Fontrailles, un
+peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à
+mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s'inscrire, je
+vous les dirai sur-le-champ si vous voulez...
+
+--Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu d'effroi,
+savez-vous que c'est une conjuration que vous me proposez là tout
+simplement?...
+
+--Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d'honneur comme nous! une
+conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour
+donner la direction au voeu unanime de la nation et de la cour: voilà
+tout!
+
+--Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette affaire ne
+serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous
+n'avoueriez pas que vous en êtes?
+
+--Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le
+royaume en est déjà, et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom
+après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...
+
+--Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur
+Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y attendait.
+
+Celui-ci sembla hésiter un moment...
+
+--Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je lui disais des noms après
+lesquels il pût mettre le sien?
+
+--Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous
+qu'au-dessus du mien il n'y en a pas beaucoup? Je n'en vois qu'un.
+
+--Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de
+Gaston au-dessous?
+
+--Ah! parbleu, de tout mon coeur, je ne risque rien, car je ne vois que
+le Roi, qui n'est sûrement pas de la partie.
+
+--Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous
+vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux
+choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand
+écuyer chez le Roi.
+
+--Tope! dit MONSIEUR gaiement et frappant l'épaule de Montrésor, j'irai
+dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-soeur, et je prierai mon
+frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi.
+
+Les deux amis n'en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes
+de leur ouvrage; jamais ils n'avaient vu tant de résolution à leur
+chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner
+de la route qu'il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la
+conversation sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant
+pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur ses dernières
+promesses.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+L'ALCOVE
+
+ Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes.
+
+ CHATEAUBRIAND.
+
+ Qu'il est doux d'être belle alors qu'on est aimée.
+
+ DELPHINE GAY.
+
+
+Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui
+l'entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être
+contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus
+isolée par l'indifférence de son mari, plus faible par sa nature et
+par la timidité qui vient de l'absence du bonheur, donnait de son côté
+l'exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation,
+et raffermissait sa suite effrayée: c'était la Reine. A peine endormie
+depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes
+et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes
+de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée
+dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit,
+suivie de quatre dames d'atours et de trois femmes de chambre. Ses
+pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu'elle s'était
+blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu'un
+coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait
+blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se
+trouvait plus tranquille que dans un pays où l'on voulait l'assassiner
+parce qu'elle était l'amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans
+un grand désordre et tombant jusqu'à ses pieds: c'était sa principale
+beauté, et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette moins
+de hasard que l'on ne l'eût pu croire.
+
+--Eh! ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de
+sang-froid; vous avez l'air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant
+le repentir. Il est probable que si l'on en veut à quelqu'un ici, c'est
+à moi; tranquillisez-vous.
+
+--Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c'est ce Richelieu qui me
+poursuit! j'en suis certaine.
+
+Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinctement,
+convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n'étaient pas
+vaines.
+
+--Venez m'habiller, madame de Motteville, cria-t-elle.
+
+Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces
+immenses coffres d'ébène qui servaient d'armoire alors, en tirait une
+cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l'écoutait
+pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches,
+et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux,
+les dentelles, les vases d'or, jusqu'aux porcelaines, dans des draps
+qu'elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint
+Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse,
+mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l'effroi qu'elle
+avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et
+paisible qu'on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un
+spectre, et dit avec volubilité:
+
+--Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout
+le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on dit.
+
+La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre.
+
+--Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à
+genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui,
+confessons-nous; je me confesse hautement: j'ai aimé... j'ai été aimée
+de...
+
+--C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d'entendre
+jusqu'à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers,
+dont vous ne vous occupez guère.
+
+Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde réponse sévère
+rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se
+releva confuse, et s'aperçut du désordre de sa toilette, qu'elle alla
+réparer le mieux qu'elle put dans un cabinet voisin.
+
+--Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole
+qu'elle eût conservée auprès d'elle, allez chercher le capitaine des
+gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j'entende
+quelque chose de raisonnable.
+
+Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue
+qu'elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre.
+
+La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de
+l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa
+maîtresse.
+
+Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur
+devenaient plus distincts au-dessous et dans l'intérieur. On entendait
+dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde,
+les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine,
+qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes de
+fer que l'on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas
+d'attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d'hommes
+qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple
+qui s'élevaient et s'éteignaient, s'éloignaient et se rapprochaient
+comme le bruit des vagues et des vents.
+
+La porte s'ouvrit encore, et cette fois c'était pour introduire un
+charmant personnage.
+
+--Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la
+duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes,
+vous venez parée pour être vue de toute la cour.
+
+--Je n'étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de
+Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout ce peuple par mes fenêtres.
+Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers
+secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra
+prendre l'une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une
+larme, je viens d'entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je
+n'ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois,
+sauvez-vous et laissez-nous ici.
+
+--Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse,
+et, j'espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et
+lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le
+veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j'accepte de
+vous, belle enfant, c'est de m'apporter ici dans mon lit cette petite
+cassette d'or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui
+contient ce que j'ai de plus précieux.
+
+Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie:
+
+--S'il m'arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la
+jeter dans la Seine.
+
+--Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde
+mère, dit-elle en pleurant.
+
+Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux
+de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont
+on entendait l'explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses
+firent demander des ordres par dona Stephania.
+
+--Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté,
+mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l'être.
+
+Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s'adressant
+aux deux officiers:--Messieurs, souvenez-vous d'abord que vous répondez
+sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez,
+monsieur de Guitaut?
+
+--Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne
+menace ni eux ni Votre Majesté.
+
+--C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrompit la Reine, et
+protégez indistinctement tous ceux que l'on menace. Vous m'entendez
+aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez
+que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près
+des petits-fils du feu Roi son ami.
+
+C'était un jeune homme d'un visage franc et ouvert.
+
+--Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je
+n'oublie que ma famille, et non la sienne.
+
+Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient
+d'être coupés.
+
+--J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec
+Guitaut.
+
+La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse
+de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de
+Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l'entrouvrit, appuyée sur
+l'épaule de la duchesse de Mantoue.
+
+--Qu'entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la
+Reine!»
+
+Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et
+l'on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!»
+
+Marie tressaillit.
+
+--Qu'avez-vous! lui dit la Reine en l'observant.
+
+Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette
+bonne et douce princesse ne parut pas s'en apercevoir, et prêtant la
+plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle
+exagéra même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le premier nom
+arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on vint lui dire que la
+foule n'attendait qu'un geste de sa main pour se retirer, elle le donna
+gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était
+loin d'être complète, car le fond de son coeur était troublé par bien
+des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle
+se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les
+scènes révoltantes que le jour naissant n'éclairait que trop: l'effroi
+rentrait dans son coeur à mesure qu'il lui devenait plus nécessaire de
+paraître calme et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement
+de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle
+se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu'elle aurait
+peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de
+quelqu'un et appeler ses Reines.
+
+Elle salua donc.
+
+Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre
+princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et Reine de France. La
+monarchie, sans base, telle que Richelieu l'avait faite, naquit et
+mourut entre ces deux comparutions.
+
+Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier
+sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres
+bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui
+était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les
+candélabres en forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries
+encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester
+seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l'enceinte que
+formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée
+de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le
+front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied
+de velours, tenait l'une de ses mains dans les siennes, et sans oser
+parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là
+jamais on n'avait vu une larme dans les yeux de la Reine.
+
+Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la
+princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi:
+
+--Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de
+bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu'il me
+donne la force de ne pas haïr l'ennemi qui me poursuit partout, et qui
+perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition
+démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le
+vois dans ces tumultueuses révoltes.
+
+--Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car c'est le Cardinal
+dont vous parlez, sans doute? et n'avez-vous pas entendu que ces cris
+étaient pour vous et contre lui?
+
+--Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie
+fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c'est qu'il
+les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c'est qu'ils n'ont
+pas atteint l'heure qu'il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le
+connais, et j'ai payé cher la science de cette âme perverse; il m'en
+a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les
+affections de ma famille, et jusqu'au coeur de mon mari; il m'a isolée
+du monde entier; il m'enferme à présent dans une barrière d'honneurs
+et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière,
+me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m'a
+interrogée; on m'a fait signer que j'étais coupable et demander pardon
+au Roi d'une faute que j'ignorais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la
+prison, peut-être éternelle, d'un fidèle domestique[4], la conservation
+de cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes regards que tu
+me crois trop effrayée; mais ne t'y trompe pas, comme toute la cour le
+fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et
+qu'il sait jusqu'à nos pensées.
+
+ [4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir
+ de l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la
+ Reine.
+
+--Quoi! madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces gens sous vos
+fenêtres et le nom de ceux qui les envoient!
+
+--Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il le permet, il
+l'autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de
+moi; il veut achever de m'humilier.
+
+--Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux ans; c'est un autre
+qu'il aime.
+
+La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits
+naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui
+se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui
+voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant
+cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa
+sa joue et reprit:
+
+--Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c'est que le
+Roi n'aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont
+les plus près d'être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit
+et dévore tout.
+
+--Ah! mon Dieu! que me dites-vous?
+
+--Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d'une voix plus
+basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y
+faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T'a-t-on conté
+l'exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La
+Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un
+enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés,
+proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul
+ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends
+pour de l'amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est
+mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente
+Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son
+attachement dévore comme ce feu qui l'éblouit et la brûle.
+
+Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre la Reine; elle
+continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu'un voile de larmes
+obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche,
+et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.
+
+--Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec
+une voix d'une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont
+on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante,
+notre coeur est bien gros; vous n'en pouvez plus, mon enfant. Allons,
+parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars?
+
+A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux
+pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne
+princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des
+mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu'il
+semblait que son coeur dût se briser. La Reine attendit longtemps la
+fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour
+apaiser sa douleur, et répétant souvent:--Ma fille, allons, ma fille,
+ne t'afflige pas ainsi!
+
+--Ah! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais
+je n'ai pas compté sur ce coeur-là! J'ai eu bien tort, j'en serai
+peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler,
+madame? Ce n'était pas d'ouvrir mon âme qui m'était difficile; c'était
+de vous avouer que j'avais besoin d'y faire lire.
+
+La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en
+mettant son doigt sur ses lèvres.
+
+--Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie,
+c'est toujours le premier mot qu'il est difficile de nous dire, et cela
+nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait
+bien près de manquer de dignité. Ah! qu'il est difficile de régner!
+Aujourd'hui, voilà que je veux descendre dans votre coeur, et j'arrive
+trop tard pour vous faire du bien.
+
+Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre.
+
+--Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous
+rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu'après
+avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le
+trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai
+pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton coeur, je
+t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or: voici la clef;
+ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi.
+
+La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre
+ciselé un couteau d'une forme grossière dont la poignée était de fer
+et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées
+avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les
+soulever, Anne d'Autriche l'arrêta.
+
+--Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c'est là tout le trésor
+de la Reine... C'en est un, car c'est le sang d'un homme qui ne vit
+plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave,
+le plus illustre des grands de l'Europe; il se couvrit des diamants
+de la couronne d'Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre
+sanglante et arma des flottes, qu'il commanda lui-même, pour le bonheur
+de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers
+pour cueillir une fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le
+risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit,
+en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis
+à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore dans le passé plus qu'on ne peut
+aimer d'amour. Eh bien! il ne l'a jamais su, jamais deviné: ce visage,
+ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon coeur brûlait et
+se brisait de douleur; mais j'étais Reine de France...
+
+Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie.
+
+--Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as pas pu me
+parler d'amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles
+choses!
+
+--Ah! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes
+pour moi...
+
+--Une amie, une femme, interrompit la Reine; j'ai été femme par mon
+effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j'ai été
+femme, tu le vois, par un amour qui survit à l'homme que j'aimais...
+Parle, parle-moi, il est temps...
+
+--Il n'est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire
+forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours.
+
+--Pour toujours! s'écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre
+nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à
+votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague?
+
+--Depuis plus de quatre ans j'y pense et j'y suis résolue; et depuis
+dix jours nous sommes fiancés...
+
+--Fiancés! s'écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée,
+Marie. Qui l'eût osé sans l'ordre du Roi? C'est une intrigue que je
+veux savoir; je suis sûre qu'on vous a entraînée et trompée.
+
+Marie se recueillit un moment et dit:
+
+--Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J'habitais,
+vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale
+d'Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m'y étais retirée pour pleurer
+mon père, et bientôt il arriva qu'il eut lui-même à regretter le sien.
+Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui
+fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu'il disait je l'avais déjà
+pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les
+trouvâmes toutes semblables. Comme j'avais été la première malheureuse,
+je me connaissais mieux en tristesse, et j'essayais de le consoler
+en lui disant ce que j'avais souffert, de sorte qu'en me plaignant il
+s'oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez,
+naquit presque entre deux tombeaux.
+
+--Dieu veuille, ma chère, qu'il ait une fin heureuse! dit la Reine.
+
+--Je l'espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit
+Marie; d'ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j'étais bien
+malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal
+appelait M. de Cinq-Mars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait
+encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais
+M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je
+me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit.
+Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais
+je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne
+pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.
+
+Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous
+les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque
+instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là,
+dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour
+de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à
+Votre Majesté...
+
+Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant...
+
+--Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas?
+
+--Et le soir, madame, il partit ambitieux.
+
+--On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne
+d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis
+deux ans et vous l'avez vu?
+
+--Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et
+toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai
+promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars.
+
+--Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en
+informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant,
+dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver.
+
+Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et
+la tête baissés, dans l'attitude de la réflexion:
+
+--Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé
+n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien
+par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l'ai
+observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était
+pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne
+d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève
+davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé
+moins qu'un prince. Il faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux
+rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il
+n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et
+peut-être cette émeute...
+
+--Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu
+tout à l'heure.
+
+--Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon
+enfant, je te déchire le coeur; mais nous devons tout voir et tout dire
+aujourd'hui; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant
+homme, car le Roi n'y renoncera pas; la force seule...
+
+--Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme
+la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange
+contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille,
+celle de toute votre nation...
+
+La Reine sourit.
+
+--C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme
+telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je
+te l'ai dit; mais, tel qu'il est, je te le prête tout entier: pourvu
+cependant que cet _ange_ ne descende pas jusqu'à des péchés mortels,
+ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer
+son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.
+
+--Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien!
+
+--Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'Etat, tu n'es pas bien
+savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure
+de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.
+
+En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller
+qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force
+de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil
+de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses
+genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par
+l'aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur
+elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes
+les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent;
+baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si,
+par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées
+favorables à sa pensée continuelle.
+
+Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait.
+Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la
+toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir
+pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une
+table marquetée d'émail et de médaillons: c'était l'_Astrée_, de M.
+_d'Urfé_, ouvrage _de belle galanterie_, adoré des belles prudes de
+la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces
+amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers
+du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop
+passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce
+roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y prendre
+intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait
+l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec
+impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter:
+une gravure l'arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des
+talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la
+pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon,
+qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans
+la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des
+faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler
+les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit
+celui de _druide_. --Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais
+voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne,
+m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai
+sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant
+lisons.
+
+En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et
+presque en tremblant ce qui suit:
+
+«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon
+et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure
+ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d'amour. L'esprit,
+lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci
+que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine,
+la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis
+va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette
+idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils
+ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous
+en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon
+et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les
+montagnes d'Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules;
+ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme
+le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un
+enchantement...»
+
+ [5] Lisez l'_Astrée_ (s'il est possible).
+
+L'enchantement de la _grande nymphe_ fut complet sur la princesse,
+qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante,
+vers la fin du livre, que le druide Adamas était une _ingénieuse
+allégorie_, figurant le lieutenant général de _Montbrison, de la
+famille des Papon_; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre
+glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses
+pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon,
+moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément
+endormie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+LA CONFUSION
+
+ Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue
+ d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir
+ ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque,
+ n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez
+ de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire
+ appelle les _affaires_.
+
+ Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur
+ nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s'appelât
+ travailler.
+
+ LA BRUYÈRE.
+
+
+Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez
+Gaston d'Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l'étude
+régnaient dans un cabinet modeste d'une grande maison voisine du Palais
+de Justice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait avec le
+jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers
+et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste
+de L'Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l'historien,
+et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un homme pût
+y entrer et même s'y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant
+sur d'énormes chenets de fer. Sur l'un de ces chenets était appuyé le
+pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention
+les oeuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur
+son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique
+qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce
+moment les _Méditations métaphysiques_ absorbaient toute son attention;
+le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent,
+dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris
+d'admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui,
+et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfonçait dans les plus
+profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur
+à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le
+crucifix placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit humain
+il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il s'enfonçait dans les
+bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos,
+et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace
+des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première
+méditation:
+
+«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités,
+savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras,
+ne sont que de fausses illusions...»
+
+Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième:
+
+«Il ne reste à dire qu'une chose: c'est que, semblable à l'idée de
+moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que
+j'ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu,
+en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de
+l'ouvrier empreinte sur son ouvrage.»
+
+Ces pensées occupaient entièrement l'âme du jeune conseiller, lorsqu'un
+grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d'une
+maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile
+du bâtiment occupée par sa mère et ses soeurs; mais tout y paraissait
+dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui
+attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à
+une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits
+se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir
+examiné cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui les
+guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C'est quelque
+fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s'étant
+placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la
+table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait
+ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au
+quatrième jour de ce mois le nom de _sainte Barbe_, il se rappela qu'il
+venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et
+parfaitement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même, se
+hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans
+sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un
+livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase,
+une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou
+sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien de
+mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.
+
+Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom
+qu'il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme
+que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître
+particulièrement.
+
+--Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M.
+Fournier? s'écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre,
+quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque
+erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos
+coeurs? car ce sont là de ses oeuvres accoutumées. Vous venez peut-être
+m'apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas!
+les chambres secrètes de l'Arsenal sont plus puissantes que l'antique
+magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s'est mis à genoux,
+tout est perdu, à moins qu'il ne se remplisse tout à coup d'hommes
+semblables à vous.
+
+--Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat en entrant
+accompagné d'un homme âgé, enveloppé comme lui d'un grand manteau: je
+mérite au contraire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir,
+ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander
+asile pour la journée.
+
+--Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir.
+
+--Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et
+que nous fuyons; il est odieux: la vue, l'odeur, l'ouïe et le contact
+surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique:
+c'est trop fort.
+
+--Ah! ah! vous dites donc que c'est trop fort? dit de Thou très étonné,
+mais ne voulant pas en faire semblant.
+
+--Oui, reprit l'avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin.
+
+--Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets,
+ajouta son compagnon.
+
+--Ah! ah! vous dites donc qu'il va trop loin? répondit, en se frottant
+le menton, de Thou toujours plus surpris.
+
+Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l'était venu voir,
+et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort
+en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les
+nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais
+les événements publics que lorsqu'on l'y obligeait à force de bruit;
+il n'était au courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait
+souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses
+étonnements naïfs, d'autant plus que, par un petit amour-propre
+mondain, il voulait avoir l'air de s'entendre aux choses publiques, et
+tentait de cacher la surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette
+fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait
+celui de l'amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y
+eût manqué à son égard, et, pour l'honneur même de son ami, voulait
+paraître instruit de ses projets.
+
+--Vous savez bien où nous en sommes? continua l'avocat.
+
+--Oui, sans doute; poursuivez.
+
+--Lié comme vous l'êtes avec lui, vous n'ignorez pas que tout
+s'organise depuis un an...
+
+--Certainement... tout s'organise... mais allez toujours...
+
+--Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son
+tort...
+
+--Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je verrai...
+
+--Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence
+dont il vous a rendu compte?
+
+--Ah! c'est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais
+remettez-moi sur la voie...
+
+--C'est inutile; vous n'avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous
+recommanda chez Marion de Lorme?
+
+--De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude.
+
+--Ah! oui, oui, j'entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable,
+fort raisonnable, en vérité.
+
+--Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a enfreint cette
+convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous
+a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond _capitan_ qui, pendant la
+nuit, frappait à coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux
+partis en criant à tue-tête. «A moi, d'Aubijoux! tu m'as gagné trois
+mille ducats, voilà trois coups d'épée. A moi, La Chapelle! j'aurai
+dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l'ai
+vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des
+deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait
+qu'en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une
+impartialité révoltante.
+
+--Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit du Lude,
+quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme un écureuil; et riant
+beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute
+pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait
+des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier
+espagnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je suis
+dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette
+canaille.
+
+--Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l'affaire de
+Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement:
+dans ce pays, c'était la partie saine et estimable de la population,
+indignée d'un assassinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était
+un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'organe
+honorablement, et non pas ces hurlements de l'hypocrisie factieuse et
+d'un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par
+ses égouts. J'avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis
+venu aussi pour vous prier d'en parler à M. le Grand.
+
+De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait
+en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le
+peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d'un autre côté, il persistait
+à ne pas vouloir faire l'aveu de son ignorance; elle était totale
+cependant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne parlait
+que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de
+l'importance du grand veneur dans les affaires de l'État, ce qui ne
+semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin
+il se hasarda timidement à leur dire:
+
+--Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant,
+je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais
+pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah
+çà, dites-moi un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
+
+--La Sainte-Barbe! dit Fournier.
+
+--La Sainte-Barbe! dit du Lude.
+
+--Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c'est ce que veut dire M. de Thou,
+reprit le premier en riant. Ah! c'est fort drôle! fort drôle! Oui,
+effectivement, je crois que c'est aujourd'hui la Sainte-Barbe.
+
+Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au
+silence; pour eux, voyant qu'ils ne s'entendaient pas avec lui, ils
+prirent le parti de se taire de même.
+
+Ils se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'ancien
+gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra en boitant un peu.
+Il avait l'air soucieux, et n'avait rien conservé de son ancienne
+gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa
+parole très brusque.
+
+--Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos
+occupations; c'est étonnant, n'est-ce pas, de la part d'un goutteux?
+Ah! c'est que le temps s'avance; il y a deux ans je ne boitais pas;
+j'étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il
+est vrai que la peur donne des jambes.
+
+En disant cela, il se jeta au fond d'une croisée, et, faisant signe à
+de Thou d'y venir lui parler, il continua tout bas:
+
+--Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les
+ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l'ont raconté.
+
+--Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla
+dans un autre étonnement.
+
+--Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l'abbé.
+Mais, ma foi, je crains d'avoir eu trop de complaisance pour eux,
+quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour.
+J'ai peur de lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises,
+d'après l'émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.
+
+--Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d'honneur, ce que
+vous voulez dire. Qui donc fait des sottises?
+
+--Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec
+moi? C'est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.
+
+--Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé?
+
+--Encore! fi donc, monsieur!
+
+--Mais quelle est donc cette émeute de ce matin?
+
+--Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l'abbé en se levant.
+
+--Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu'on me dit
+aujourd'hui. Est-ce M. de Cinq-Mars?
+
+--A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien,
+quittons-nous, dit l'abbé Quillet furieux.
+
+Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de
+Thou, qui le poursuivit jusqu'à sa voiture en cherchant à l'apaiser,
+mais sans y réussir, parce qu'il n'osait nommer son ami sur l'escalier
+devant ses gens et ne pouvait s'expliquer. Il eut le déplaisir de
+voir s'en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:--A
+demain! pendant que le cocher partait, et sans qu'il y répondît.
+
+Il lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas des degrés
+de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui
+revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l'importance de
+leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier
+comme en triomphe:
+
+--Elle a paru tout de même, la petite Reine!--Vive le bon duc de
+Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui
+viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est
+mort.--Vive le Roi! vive M. le Grand!
+
+Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux dont
+les gens portaient la livrée du Roi, et qui s'arrêta devant la porte
+du conseiller. Il reconnut l'équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio
+descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses
+de cette époque. Le peuple s'était jeté entre le marchepied et les
+premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de véritables
+efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui
+voulaient l'embrasser en criant:
+
+--Te voilà donc, mon coeur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon!
+Voyez comme il est joli, c't amour avec sa grande collerette! Ça ne
+vaut-il pas mieux que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon
+fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.
+
+Henri d'Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de
+faire fermer ses portes.
+
+--Cette faveur populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en
+entrant...
+
+--Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à
+la lie.
+
+--Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé.
+A présent, si vous m'aimez, habillez-vous pour m'accompagner à la
+toilette de la Reine.
+
+--Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le conseiller; cependant
+il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi...
+
+--Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la
+Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt.
+
+--J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son
+cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier.
+
+Et il passa lui-même dans un autre appartement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LA TOILETTE
+
+ Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes
+ prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est
+ couverte de poussière, de sang et de sueur.
+
+ MONTESQUIEU.
+
+
+La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque,
+fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami,
+et lui dit avec émotion:
+
+--Cher de Thou, j'ai gardé de grands secrets sur mon coeur, et croyez
+qu'ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m'ont forcé au
+silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.
+
+--Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers,
+et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres.
+
+--Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point
+être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure,
+avant d'avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène
+chez vous en sortant du Louvre; là, je vous écoute, et je pars pour
+continuer mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en avertis; je
+l'ai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure.
+
+Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient
+ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et
+affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien
+n'annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en
+gémit.
+
+--Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui.
+
+Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre.
+
+Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus
+de noir et portant une verge d'ébène, elle était assise à sa toilette.
+C'était une sorte de table d'un bois noir, plaquée d'écaille, de
+nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins
+d'assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air
+de grandeur qu'on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et
+que les femmes du monde trouveraient aujourd'hui petit et mesquin,
+était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers
+épars la couvraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un
+grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d'or, restait
+immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et
+Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne
+fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était
+cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées
+avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d'une
+beauté singulière, qui annonçaient qu'elle devait avoir au toucher la
+finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son
+front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque
+égal par sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller
+ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et
+sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses
+d'Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que
+l'on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il
+semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la bouche de la
+Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention
+devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors
+par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient
+encore l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et ornés d'une
+profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses
+perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d'autres perles plus
+grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture.
+Tel était l'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux
+coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit
+canon qu'il brisait: c'était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse
+Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse
+de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de
+Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse,
+étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l'embrasure d'une
+croisée, MONSIEUR, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec
+un homme d'une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l'oeil
+fixe et hardi: c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ
+vingt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure agréable, venait
+de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait
+les lui expliquer.
+
+M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots,
+aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une
+intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller
+tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne
+fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il examina la
+princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet oeil scrutateur
+d'une mère sur la jeune personne qu'elle choisirait pour compagne de
+son fils; car il pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises
+de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement
+brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n'eût dû être
+pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur
+son front et d'entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui
+paraient sa tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées
+de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était plutôt
+le regard de la coquetterie que celui de l'amour, et souvent ses yeux
+étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la
+symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à
+lui persuader qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur
+elle, et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver quelque plaisir
+à s'asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout
+derrière elle, et qu'elle les regardait souvent avec hauteur.--Dans ce
+coeur de dix-neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourd'hui
+surtout: donc... ce n'est pas elle.
+
+La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée
+après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec
+chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague,
+sortirent de l'appartement sans parler, avec de profondes révérences,
+comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la Reine, retournant son
+fauteuil elle-même, dit à MONSIEUR:
+
+--Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de
+moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse
+Marie ne sera point de trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons
+aucune interruption à redouter d'ailleurs.
+
+La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage;
+et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux
+autres assistants un geste qui les invitait à s'approcher d'elle.
+
+Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint
+nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et
+un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit
+pendante à son cou:
+
+--Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles
+d'une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux
+entendre parler de danse et de mariage, d'un électeur ou du roi de
+Pologne, par exemple.
+
+Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil.
+
+--Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure
+que la politique du moment l'intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à
+nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens
+aujourd'hui! C'est bien la moindre chose que nous écoutions M. de
+Bouillon.
+
+Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous
+avons parlé.
+
+--Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de
+Beauvau, qui arrive d'Espagne.
+
+--D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous
+avez vu ma famille?
+
+--Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Olivarès. Quant au
+courage, ce n'est pas la première fois qu'il en montre; vous savez
+qu'il commandait les cuirassiers du comte de Soissons.
+
+--Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques!
+
+--Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car
+je servais avec les _princes de la Paix_.
+
+Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les vainqueurs de la
+Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d'entamer
+la grande question qu'il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il
+venait de donner la main avec une effusion d'amitié, et, s'approchant
+avec lui de la Reine:--Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette
+époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères
+comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de
+Thou): ce n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont
+à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une
+longue faux.
+
+--Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d'un
+personnage réel?
+
+--Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le
+duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne
+peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand coeur s'indigne
+de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les
+infortunes de l'avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n'est plus le
+temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de
+penser et de résoudre est arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin.
+
+Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne
+d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé plus calme, et fut un
+peu émue de l'inquiétude qu'il témoignait: aussi, quittant le ton de la
+plaisanterie qu'elle avait d'abord voulu prendre:
+
+--Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire?
+
+--Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée d'Italie ou Sedan me
+mettront toujours à l'abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être
+pour les princes vos fils.
+
+--Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France?
+L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et vous ne paraissez pas
+étonné?
+
+La Reine était fort agitée en parlant.
+
+--Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisiblement; vous savez que
+je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m'attends à tout de la
+part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner.
+
+--Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si
+ce n'est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s'il vous
+plaît! qui l'empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi?
+
+--Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire
+nommer régent, et je sais qu'à l'heure qu'il est il médite de vous
+enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée.
+
+--Me les enlever! s'écria la mère, saisissant involontairement le
+Dauphin et le prenant dans ses bras.
+
+L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui
+l'entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère
+tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu'il portait.
+
+--Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour
+lui adresser ce qu'il voulait faire entendre à la princesse, ce n'est
+pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui
+déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute;
+vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d'armes qui
+le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre vieille Noblesse, qu'il
+a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le
+pressentiment; mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car
+l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui
+naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs _pairs_, et vous n'aurez
+pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les
+hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand;
+mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi
+forts; car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la
+monarchie s'écroulera.
+
+Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et une assurance qui
+captivaient toujours ceux qui l'entendaient; sa valeur, son coup d'oeil
+dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance
+des affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois
+le rendaient l'un des hommes les plus capables et les plus imposants
+de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La
+Reine l'écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une
+sorte d'empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que
+jamais.
+
+--Ah! plût à Dieu, s'écria-t-elle, que mon fils eût l'âme ouverte à vos
+discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant
+j'entendrai, j'agirai pour lui; c'est moi qui dois être et c'est moi
+qui serai régente, je n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie: s'il
+faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la
+honte et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné!
+Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune
+Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez,
+où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme
+femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma situation était
+douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je
+suis prête à vous donner des ordres s'il le faut!
+
+Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce moment, et cet
+enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui
+ne demandaient qu'un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon
+jeta un regard rapide sur MONSIEUR, qui se décida à prendre la parole.
+
+--Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous donnez des ordres,
+ma soeur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur;
+car je suis las aussi des tourments que m'a causés ce misérable, qui
+ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours
+mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et
+d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux
+d'un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple.
+
+--Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car
+il faut faire ainsi avec vous, et j'espère qu'à nous deux nous serons
+assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite
+survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec
+M. de Montmorency, mais sautez le fossé.
+
+Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque
+l'infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large
+fossé et trouva de l'autre côté dix-sept blessures, la prison et la
+mort, à la vue de MONSIEUR, immobile comme son armée. Dans la rapidité
+de la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'examiner si
+elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention;
+mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en
+fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars:
+
+--Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en
+sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles
+craintes?
+
+D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue, dont la
+physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus
+rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de
+l'entendre parler, l'intention de faire décider MONSIEUR et la Reine;
+un mouvement d'impatience de son pied lui donna l'ordre d'en finir et
+de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus
+pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient
+toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu'il le
+connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars
+avait déjà relevé la tête et parla ainsi:
+
+--Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu'on vous
+l'a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je
+l'espère, j'en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre
+beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne peut
+guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi
+et qui le ferait plaindre de tout l'univers si on le connaissait.
+Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera
+pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se
+fait dans son coeur une grande révolution; il voudrait l'accomplir et
+ne le peut pas: il a senti depuis longues années s'amasser en lui les
+germes d'une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de
+la reconnaissance, et c'est ce combat intérieur entre sa bonté et sa
+colère qui le dévore. Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses
+pieds, d'un côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes.
+Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance; le Roi voit
+et s'indigne: il veut punir; mais tout à coup il s'arrête et le pleure
+d'avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait
+pitié. Je l'ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la
+noircir d'une main hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter
+par une lettre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien; il se
+maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un
+refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l'avenir;
+mais il se lève épouvanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite
+cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa
+damnation. Il faut l'entendre en cet instant s'accuser d'une coupable
+faiblesse et s'écrier qu'il sera puni lui-même de n'avoir pas su le
+punir! On dirait quelquefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de
+frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage gronde
+dans son coeur, mais ne brûle que lui; la foudre n'en peut pas sortir.
+
+--Eh bien, qu'on la fasse donc éclater! s'écria le duc de Bouillon.
+
+--Celui qui la touchera peut en mourir, dit MONSIEUR.
+
+--Mais quel beau dévoûment! dit la Reine.
+
+--Que je l'admirerais! dit Marie à demi-voix.
+
+--Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
+
+--Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.
+
+Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon.
+
+--Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite?
+
+--Non, pardieu, je ne l'oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et
+s'adressant à la Reine:--Acceptez, madame, l'offre de M. le Grand, il
+est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous
+prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je
+ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son
+immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais
+point à sa mort même, que je n'eusse porté sa tête dans la mer, comme
+celle du géant de l'Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur
+toutes choses. J'ai fait montrer mes plans à MONSIEUR tout à l'heure;
+je vais vous en faire l'abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour
+vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à moi; je la fais
+rentrer s'il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du
+camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi
+sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé
+depuis un an par mes soins en cas d'événements.
+
+--Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour
+sauver mes enfants s'il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce
+plan général vous oubliez Paris.
+
+--Il est à nous par tous les points: le peuple par l'archevêque, sans
+qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes
+par vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s'il le veut
+bien.
+
+--Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n'ai pas assez de
+monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.
+
+--Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon.
+
+--Ah! cela peut bien être, mais ma soeur ne risque pas autant qu'un
+homme qui tire l'épée. Savez-vous que c'est très hardi ce que nous
+faisons là?
+
+--Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d'Autriche.
+
+--Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut
+prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l'Espagne.
+
+--Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n'en
+entendrai jamais parler.
+
+--Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et MONSIEUR a raison, dit
+le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept
+mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant.
+
+--Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon
+consentement! déjà des accords avec l'étranger!
+
+--L'étranger, ma soeur! devions-nous supposer qu'une princesse
+d'Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston.
+
+Anne d'Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et,
+s'appuyant sur Marie:
+
+--Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille
+de Charles-Quint, et je sais que la patrie d'une reine est autour de
+son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais
+plus rien désormais.
+
+Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et
+inondée de larmes, elle revint.
+
+--Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais
+rien de plus.
+
+Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne
+voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s'inclinant avec
+respect:
+
+--Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n'en
+voulons pas plus, persuadés qu'après le succès vous serez tout à fait
+des nôtres.
+
+Ne voulant plus s'engager dans une guerre de mots, la Reine salua un
+peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un
+de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l'âme.
+Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux
+d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s'il avait jamais
+eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme
+le dernier des hommes. Sitôt qu'on quitta les deux princesses:
+
+--Là, là, là, je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine,
+dit MONSIEUR; vous avez été trop loin aussi. On ne m'accusera pas
+certainement d'avoir faibli ce matin; j'ai montré, au contraire, plus
+de résolution que je n'aurais dû.
+
+--Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit
+M. de Bouillon d'un air triomphant; nous voilà sûrs de l'avenir.
+Qu'allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars?
+
+--Je vous l'ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu'en
+puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m'exposerai à
+tout pour arracher ses ordres.
+
+--Et le traité d'Espagne!
+
+--Oui, je le...
+
+De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout à coup, dit
+d'un air solennel:
+
+--Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue avec le Roi qu'on le
+signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal
+vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à
+la découverte d'un si dangereux traité.
+
+M. de Bouillon fronça le sourcil.
+
+--Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une
+défaite; mais de sa part...
+
+--Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m'engager sur
+l'honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables.
+
+Cinq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa figure douce
+l'expression d'un sombre désespoir; il en fut si frappé qu'il n'eut pas
+la force de le contredire.
+
+--Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid,
+mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est
+très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc,
+ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais
+je recule; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je
+marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête.
+
+--C'est singulier! fort singulier! dit MONSIEUR; je remarque que tout
+le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.
+
+--Point du tout, MONSIEUR, dit le duc de Bouillon; on n'a préparé que
+ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu'il n'y a rien d'écrit, et
+que vous n'avez qu'à parler pour que rien n'existe et n'ait existé;
+selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan.
+
+--Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi, dit Gaston;
+occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un
+peu de temps devant nous: moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà
+fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur
+ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous
+plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit
+fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous là-bas. On dit
+que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis
+pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et
+plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus
+belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on
+m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!... vous ne répondez
+pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l'oeil... ou bien
+vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la
+belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant,
+n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux, le roi
+d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on
+la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? oh! c'est un bon usage;
+nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit.
+
+Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d'une
+demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne
+s'accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore
+de l'importance de la scène dont il venait d'être témoin et des grands
+intérêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles
+oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d'un air étonné, comme pour
+lui demander si c'était bien là cet homme que l'on allait mettre à
+la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps,
+tandis que le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans
+réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en
+se promenant et l'entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait
+que l'un des assistants ne s'avisât de renouer la conversation terrible
+du traité; mais aucun n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui,
+cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il
+fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l'abri de ce
+bavardage, sans que MONSIEUR eût l'air de l'avoir vu sortir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+LE SECRET
+
+ Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle
+ Nos deux noms fraternels serviront de modèle.
+
+ A. SOUMET, _Clytemnestre_.
+
+
+De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées
+avec soin, et l'ordre donné de ne recevoir personne et de l'excuser
+auprès des deux réfugiés s'il les laissait partir sans les revoir; et
+les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole.
+
+Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément.
+Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d'un air sérieux et
+triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et
+croisant les bras, lui dit d'une voix sombre:
+
+--Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de
+votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme,
+et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir
+assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé
+jusque-là? par quels degrés êtes-vous descendu si bas?
+
+--Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement
+Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je
+la voulais et je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon âme
+tout entière, je le veux. J'avais eu d'abord une autre pensée, une
+pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de
+l'amitié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre.
+
+Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette
+divinité.
+
+--Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche
+pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans
+vous, et ne vous montrer cette oeuvre qu'achevée; je voulais toujours
+vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma
+faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j'ai à mourir:
+à présent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non
+celle de la vôtre: c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout.
+
+--Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher
+toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce
+soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre,
+si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années
+entières; vous ne m'avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous
+n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois
+paré d'une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou
+bien vertueux!
+
+--Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme. Oui, je vous ai
+trompé; mais c'était la seule joie paisible que j'eusse au monde.
+Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si
+brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais
+le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant
+le détruire et me montrer tel que j'étais. Écoutez-moi, je ne serai
+pas long: c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un coeur
+passionné. Autrefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque
+je fus blessé: mon secret fut près de m'échapper; c'eût été un bonheur
+peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les
+aurais pas suivis; enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime.
+
+--Quoi! celle qui va être reine de Pologne?
+
+--Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez:
+pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et
+c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir.
+
+--Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je
+pleurais sur la tristesse de votre victoire!
+
+--Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe
+de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas
+vu jusqu'au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le
+plus fort, je le sens; j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces
+humaines, je succomberai.
+
+--Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les
+affaires du monde?
+
+--A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause,
+à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on
+a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en
+être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je pas
+engagé devant vous tout à l'heure?
+
+--Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle
+confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie?
+N'avez-vous pas lu leurs pensées secrètes?
+
+--Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à travers leur feinte
+colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant: je sais qu'ils sont déjà
+prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi
+de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma
+fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
+
+C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que
+je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me
+faut l'arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce
+moment le plaisir d'avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne
+rougissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce
+Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais
+satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime,
+et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli
+mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en
+souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles
+sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets
+du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore
+bien loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout
+entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner
+aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de
+la terre sont au-dessous du ciel.
+
+De Thou baissa la tête.
+
+--Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez
+le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur.
+
+--Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur
+les a développées; vous l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente
+m'a conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la
+main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait. Tout
+était bien jusqu'ici: mais une barrière invisible m'arrête: il faut
+la rompre, cette barrière; c'est Richelieu. Je l'ai entrepris tout à
+l'heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à
+présent. Qu'il se réjouisse; il m'attendait. Sans doute il a prévu que
+ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi,
+il a bien joué. Cependant, sans l'amour qui m'a précipité, j'aurais été
+plus fort que lui, quoique vertueux.
+
+Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il
+rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme
+des lignes bleues tracées par une main invisible.
+
+--Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force
+qui annonçait un violent désespoir concentré dans son coeur, tous
+les supplices dont l'amour peut torturer ses victimes, je les porte
+dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des
+empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d'un prince (et
+qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut
+encore être à moi. Elle m'appartient devant Dieu, et je lui parais
+étranger; que dis-je? il faut que j'entende discuter chaque jour,
+devant moi, lequel des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux,
+dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une
+opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels
+on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore
+devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à
+travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en
+public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans l'ombre,
+son serviteur au grand jour! C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il
+faut faire le dernier pas, qu'il m'élève ou me précipite.
+
+--Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État!
+
+--Le bonheur de l'État s'accorde avec le mien. Je le fais en passant,
+si je détruis le tyran du Roi. L'horreur que m'inspire cet homme est
+passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai
+sur mes pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Urbain
+Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le
+conjurerai: j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c'était
+une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je
+ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi.
+
+--Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.
+
+--Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques
+heures, j'ai gagné; c'est un dernier calcul auquel est suspendue ma
+destinée.
+
+--Et celle de votre Marie!
+
+--L'avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il
+m'abandonne, je signe le traité d'Espagne et la guerre.
+
+--Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre
+civile! et l'alliance avec l'étranger!
+
+--Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d'y
+prendre part?
+
+--Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne
+savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon
+coeur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à
+votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi
+vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon
+seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides,
+n'assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me
+séparerai de vos actions; conservez-moi l'estime de moi-même, pour
+laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je
+vous ai vouées.
+
+De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus
+la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en
+le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix
+étouffée:
+
+--Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous fait, ami? Pourquoi
+m'aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas
+une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est
+nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que
+vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à
+présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi,
+nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont
+corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté: je médite le
+malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi;
+je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos
+périls?
+
+--En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou.
+Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous
+livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous
+que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères
+françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs
+enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez.
+
+Et il l'entraîna devant le buste de Louis XIII.
+
+--Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais
+signer cet infâme traité.
+
+Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit,
+quoique en rougissant:
+
+--Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai.
+
+De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre,
+les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança
+solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre
+placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut:
+
+_Je pense donc que M. de Ligneboeuf fut justement condamné à mort
+par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de
+Catteville contre l'Etat._
+
+Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant
+l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires:
+
+--Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être
+criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne
+dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il
+est mon ami, et qu'il est malheureux.
+
+Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main:
+
+--Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien
+de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.
+
+Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du coeur de cette scène, parce qu'il
+sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit
+cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses
+yeux, et répondit en l'embrassant:
+
+--Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me
+rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié
+au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité
+à la sacrifier s'il le faut; mais je le ferai assurément à présent;
+et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec
+l'Espagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+LA PARTIE DE CHASSE
+
+ On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter
+ les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se
+ déclarer leur ennemi.
+
+ CH. NODIER, _Jean Sbogar_.
+
+
+Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que
+ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des
+princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait
+pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce
+nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le
+craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses
+désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce
+prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme
+qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de
+le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul
+il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple
+cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la
+Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans
+les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents;
+les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait
+au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était
+déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul
+n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé
+l'espoir public, et l'éloignement n'empêchait pas de sentir partout le
+doigt de l'effrayant parvenu.
+
+L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on
+courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup.
+Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis
+et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant
+encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir
+la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand
+secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu'ils ne voient
+dans leur avenir que leur tombe.
+
+Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le
+rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât
+à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son
+frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir.
+
+Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que,
+en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la
+tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce
+fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des
+choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul
+avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un
+seul domestique, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite,
+et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un
+citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour
+respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée,
+il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait
+interdit son approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un moine,
+il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de
+Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même
+cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur
+la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de
+ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait
+par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient
+paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses
+yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants
+cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il
+se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon
+du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant
+tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du
+jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés;
+mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les
+premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par
+leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à
+ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un
+grand scrupule s'emparait tout à coup de son âme: c'était celui d'un
+attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration
+divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop
+des affaires d'Etat; l'objet de son affection momentanée lui semblait
+alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs;
+il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement
+d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas
+la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère
+qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par
+cette contrainte, le feu secret de son coeur, et le poussait jusqu'à la
+haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux.
+
+Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne
+pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce coeur,
+qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du
+favori, enviée de la France entière, et l'objet de la jalousie même
+du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que,
+sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or avec plus de
+joie qu'un forçat n'en ressent dans son coeur lorsqu'il voit tomber le
+dernier anneau qu'il a limé pendant deux années avec un ressort d'acier
+caché dans sa bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il
+voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiemment creusée,
+comme il l'avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle
+d'un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y
+passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit
+avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion
+favorable à son dessein. Elle se présenta.
+
+Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu'il
+l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de
+parler de cette étonnante construction.
+
+A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite
+vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands
+chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château
+royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe
+merveilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des mille
+nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du
+brouillard avec les amours d'un beau prince. Ce palais est enfoui comme
+un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis
+sur de larges murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui
+dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses
+croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans
+les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur
+tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du
+ciel, n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva
+ces bâtiments; mais il vint d'Italie et se nomma le Primatice; ce fut
+bien un beau prince dont les amours s'y cachèrent; mais il était Roi,
+et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout;
+elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes
+comme les étoiles d'un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa
+couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente
+avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards
+flamboyants les triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette
+Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois
+voluptueux.
+
+Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d'élégance
+et de mystère: c'est un double escalier qui s'élève en deux spirales
+entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l'édifice
+jusqu'au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne
+ou cabinet à jour, couronnée d'une fleur de lis colossale, aperçue de
+bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.
+
+Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises,
+il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces,
+transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la
+pierre docile s'est ployée sous le doigt de l'architecte; elle paraît,
+si l'on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination.
+On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels
+termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée
+fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps
+durable; c'est un songe réalisé.
+
+Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire
+auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure
+qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à
+écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à
+ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper
+son oreille. Il reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix
+triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il
+semblait essayer l'une de ses romances qu'il composait lui-même, et
+répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On
+distinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques
+mots d'_abandon_, d'_ennui du monde_ et de _belle flamme_.
+
+Le jeune favori haussa les épaules en écoutant:
+
+--Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une
+fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose.
+
+Il entra dans l'étroit cabinet.
+
+Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes
+appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes
+de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et,
+levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps
+sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique:
+
+--Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre
+conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!!
+vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais
+attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient
+tant attaché!
+
+Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit
+découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais,
+parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter:
+
+--Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous
+ouvrir mon âme.
+
+--Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme
+sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles
+de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en
+parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d'être condamné aux
+galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez
+commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J'aimerais mieux que
+vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des
+croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre
+famille et la mémoire du maréchal, votre père.
+
+Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu'il put, et
+dit avec un air résigné:
+
+--Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais
+épargnez-moi vos reproches.
+
+--Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je
+sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les
+hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.
+
+--Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait
+choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous
+méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? je vais y aller,
+je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y
+tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable,
+ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu
+en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des
+espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute
+à moi? Et pourquoi m'avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas
+aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis,
+ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de
+Luynes, que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des faucons?
+Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que
+toutes vos vieilles têtes à collerettes; j'ai des idées neuves et un
+meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché
+de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le
+déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût
+été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait!
+
+D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en
+parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant
+contre l'une des petites colonnes de la lanterne.
+
+Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable
+épouvantait toujours, lui prit la main.
+
+O faiblesse du pouvoir! caprice du coeur humain! c'était par ces
+emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme
+gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce
+prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si
+emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas.
+Celle-ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et
+il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de
+son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de
+l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars
+le savait et avait voulu s'échapper par là, préparant ainsi le Roi
+à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme
+la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n'était pas si
+grand; il respira quand le prince lui dit:
+
+--Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous;
+mais c'est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que
+j'aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j'apprends
+qu'au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai
+habitué, quand je vous crois au _Salut_ ou à l'_Angelus_, vous partez
+de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez
+qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation,
+qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de
+votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme,
+enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez!
+
+Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la
+colonne, Cinq-Mars répondit:
+
+--Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour
+d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c'est
+pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien
+n'est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se
+prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent
+qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ailleurs vous ne m'avez
+jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je
+vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu.
+
+--Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N'en sentez-vous pas
+le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme
+doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon coeur.
+
+La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant
+par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et
+résigné à l'écouter.
+
+--Que de fois vous m'avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier
+à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez
+cette femme? N'y a-t-il pas d'autres courtisanes?
+
+--Eh! mon Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un
+gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes.
+
+--Descartes! je connais ce nom-là; oui, c'est un officier qui se
+distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire; il a une
+bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est
+un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui
+ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens
+sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la
+dernière fois?
+
+--Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en
+cherchant les yeux en l'air; quelquefois, je ne les demande pas...
+C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un
+Hollandais.
+
+--Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension.
+Je l'aimais assez, mais le Card... mais on m'a dit qu'il était
+religionnaire exalté...
+
+--Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c'est un jeune homme qui
+vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas.
+
+--Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c'est encore
+quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?
+
+--Ce jeune homme qui a fait le _Cinna_, et qu'on a refusé trois fois à
+l'_Académie éminente_; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il
+s'appelle Corneille...
+
+--Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air
+de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là?
+Est-ce dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir?
+
+Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son
+amour-propre, et dit en s'approchant du Roi:
+
+--Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux
+à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort;
+d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon,
+M. d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de
+Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences,
+comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l'_Ariane_; Faret, Doujat,
+Charpentier, qui a écrit la belle _Cyropédie_; Giry, Bessons et Baro,
+continuateur de l'_Astrée_, tous académiciens.
+
+--Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai mérite, reprit
+Louis; à cela il n'y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des
+réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous, touchez
+là, enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me
+trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.
+
+En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le
+mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine.
+Sur l'un était écrit _Baradas_, sur l'autre, _d'Hautefort_, sur un
+troisième, _La Fayette_, et enfin _Cinq-Mars_. Il s'arrêta à celui-là,
+et poursuivit:
+
+--Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes
+continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que
+je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations.
+Asseyez-vous.
+
+Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écouter pendant
+deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience
+d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa
+bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il
+fallait rapporter ces dialogues, que l'on trouva parfaitement en ordre
+à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il
+finit ainsi:
+
+--Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours:
+je vous parlais du vol de l'émerillon et des connaissances de vénerie
+qui vous manquent; je vous disais, d'après la _Chasse royale_, ouvrage
+du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à
+suivre une bête, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois,
+et qu'il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans
+le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne
+faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y
+mettre le nez.
+
+Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien
+cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que
+des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moquerait de vous et
+de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez,
+oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre,
+vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une
+impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber:
+péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous: _Mensonge_, souligné.
+On ne me trompe jamais, je vous le disais bien.
+
+--Mais, Sire...
+
+--Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu'il avait
+fait brûler un homme injustement et par haine personnelle.
+
+--Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c'est
+le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui
+vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun:
+Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque
+vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que
+je vous en donnai alors.
+
+Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à
+Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant:
+
+--Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me
+fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles
+horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de
+la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler,
+brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont
+invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que
+les rois sont malheureux!
+
+Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.
+
+--Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s'écria
+Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n'est-elle
+ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à
+croire.
+
+--S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas?
+
+--Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne vous connaît;
+et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d'une indifférence
+générale contre tout le monde.
+
+--De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me
+suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié,
+jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que
+j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à
+porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte
+que la mienne; j'ai supporté le mal qu'il me faisait à moi-même, en
+songeant qu'il faisait du bien à mes peuples: j'ai dévoré mes larmes
+pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand
+même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont
+cru incapable parce que j'étais timide, et sans force parce que je me
+défiais des miennes; mais n'importe, Dieu me voit et me connaît.
+
+--Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez
+votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte
+n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône.
+
+--Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des
+travaux du pouvoir suprême.
+
+--Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps
+enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler
+leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre
+que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors
+ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant
+un mot sorti de votre coeur. On n'a pas encore calculé tout ce que la
+bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que
+l'imagination et la chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce
+qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le
+Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de
+vos larmes! Il ne s'agit que de nous parler.
+
+Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna
+des signes d'un grand embarras, comme toutes les fois qu'on voulait lui
+arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une conversation
+d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit
+l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine
+en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de
+se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement,
+soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se
+troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé
+dans ses derniers retranchements, lui dit:
+
+--Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui depuis dix-huit
+ans m'a entouré de ses créatures?
+
+--Il n'est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront
+ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute
+l'ancienne ligue des _princes de la Paix_ existe encore, Sire, et
+ce n'est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l'empêche
+d'éclater.
+
+--Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je
+ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste.
+Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de
+tout mon coeur.
+
+--Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de
+Bouillon; tous les Royalistes le demandent.
+
+--Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son
+fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux.
+Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression
+favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais-tu qu'il descend de
+saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc
+de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans
+sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été
+mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai
+jamais dit cela, jamais.
+
+--Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, MONSIEUR et lui vous
+expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont
+les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels
+sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter
+contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que
+le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse
+et les Parlements sont de notre parti, et c'est une affaire faite dès
+que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître
+Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui.
+
+--Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux
+vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés.
+Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à
+tes amis, j'y songerai de mon côté.
+
+Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme
+s'il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté.
+Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se
+répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses
+dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables
+Louis ajouta:
+
+--Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère,
+depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en
+me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je
+ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a
+exilé jusqu'à sa cendre.
+
+En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier: le Roi
+rougit un peu.
+
+--Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à
+cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
+
+Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui
+l'avait introduit.
+
+Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point
+échappé.
+
+Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il
+crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie
+de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta,
+on s'arrêta; il remonta, il lui semblait qu'on descendait; il savait
+qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se
+décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu
+pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à
+peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes,
+qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea
+de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des
+respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des
+recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles
+qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention
+présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de
+grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance
+qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une
+sorte d'apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour,
+servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes.
+
+Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, et une heure ne s'était pas
+écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre
+hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l'aida à monter dans une
+sorte de petite voiture fort basse, que l'on appelait _brouette_, et
+dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très
+paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens
+en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à
+cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse.
+
+C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait fixé, et toute
+la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du
+parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa
+portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait
+signe de s'approcher.
+
+L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l'approche de
+l'hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes
+du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme
+les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait
+annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes
+rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour,
+remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées
+à attendre le résultat d'une chasse qu'elles ne voyaient pas; les
+meutes donnaient des _voix_ éloignées, et le cor se faisait entendre
+quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun
+à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou
+un masque de velours noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient
+pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces
+encore), semblaient porter le costume que nous appelons _domino_.
+
+ [6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était
+ simple et noir.
+
+Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes
+gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l'extrémité
+d'une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait
+dans le silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel
+paraît plus sombre.
+
+Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi,
+s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau.
+Paraissant s'occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à
+la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils
+parlaient à demi-voix.
+
+--C'est bien, Fontrailles, c'est bien; victoire! Le Roi lui prend le
+bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand
+qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons,
+allons, le vieux matois est perdu cette fois!
+
+--Ah! ce n'est rien encore que cela! n'avez-vous pas vu comme le Roi
+a touché la main à MONSIEUR? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi,
+regardez donc.
+
+--Eh! regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y vois pas avec
+mes yeux, moi; je n'ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien,
+qu'est-ce qu'ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse.
+Racontez-moi cela, qu'est-ce qu'ils font?
+
+Montrésor reprit:
+
+--Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de Bouillon et qui lui
+parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être
+ministre.
+
+--Il sera ministre, dit Fontrailles.
+
+--Il sera ministre, dit le comte du Lude.
+
+--Ah! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor.
+
+--J'espère que celui-là me donnera un régiment, et j'épouserai ma
+cousine! s'écria Olivier d'Entraigues d'un ton de page.
+
+L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un
+air de chasse:
+
+ Les étourneaux ont le vent bon,
+ Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
+
+... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou
+qu'il se fait des miracles dans l'an de grâce 1642; car M. de Bouillon
+n'est pas plus près d'être premier ministre que moi, quand le Roi
+l'embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas,
+parce qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas pour sa
+vaste et sotte ville de Sedan; c'est un foyer, c'est un bon foyer pour
+nous.
+
+Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du
+prince pour répondre, et ils continuèrent:
+
+--Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit.
+
+L'abbé reprit sur le même air:
+
+ Si vous conduisez ma brouette,
+ Ne versez pas, beau postillon,
+ Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
+
+--Ah! l'abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez
+donc des airs pour tous les événements de la vie?
+
+--Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs,
+reprit Gondi.
+
+--Ma foi, l'air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas;
+je ne serai pas obligé par MONSIEUR de porter à Madrid son diable
+de traité, et je n'en suis point fâché; c'est une commission assez
+scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu'il le
+croit, et le Cardinal est sur la route.
+
+--Ah! ah! ah! s'écria Montrésor.
+
+--Ah! ah! dit Olivier.
+
+--Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous donc découvert de si
+beau?
+
+--Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de MONSIEUR; Dieu soit
+loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est
+forcé. Qui se chargera de l'expédier? Il faut le jeter dans la mer.
+
+--C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger.
+
+--Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de
+chefs d'accusation contre un insolent qui a osé congédier un page;
+n'est-il pas vrai?
+
+Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il
+se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus
+sérieux, et dit:
+
+--En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans
+le secret; on n'a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement.
+Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable
+si l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu'aucune
+que j'aie lue dans l'histoire; il y aurait là de quoi renverser trois
+royaumes si l'on voulait, et les étourderies gâteront tout. C'est
+vraiment dommage; j'en aurais un regret mortel. Par goût, je suis
+porté à ces sortes d'affaires, et je suis attaché de coeur à celle-ci,
+qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce pas,
+d'Aubijoux? n'est-il pas vrai, Montmort?
+
+Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six
+et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces
+messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi.
+Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue
+de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat, et aux
+pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur
+un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient
+appuyés sur un marchepied doré, car il n'y avait point de portières,
+comme nous l'avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers
+les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du
+passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite.
+
+Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de
+grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse
+de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la
+cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors _barbare_ et
+_scythe_ à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges
+et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait,
+ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête
+rasée à la turque, et couverte d'un bonnet fourré, une veste courte
+et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge
+et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes
+polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à
+manches longues qu'ils laissaient pendre négligemment sur l'épaule.
+Les seigneurs polonais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or
+et d'argent, et l'on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule
+mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi
+inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes
+trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant.
+
+Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces
+orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu'il
+passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment
+à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et
+de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire que de porter
+plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine:
+
+--En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal
+au coeur.
+
+--Il faudra bien raffermir votre coeur, cependant, et vous accoutumer à
+eux, répondit Anne d'Autriche, un peu sèchement.
+
+Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée:
+
+--Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et
+vous savez qu'en fait d'odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m'a
+dit l'autre jour que ma punition en purgatoire serait d'en respirer de
+mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande.
+
+Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et
+retomba dans le silence. S'enfonçant dans son carrosse, enveloppée
+de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui
+se passait autour d'elle, elle se laissait aller au balancement de
+la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la
+maréchale d'Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances
+qu'elles n'avaient pas, et se trompaient par amitié.
+
+--Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais
+on n'a été si loin, disait Marie.
+
+Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur
+des feuilles mortes et desséchées.
+
+--Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la
+maréchale.
+
+Et elle soupirait profondément.
+
+Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et
+se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n'osèrent plus se
+parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et
+humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme;
+et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de
+l'Europe aux pieds de celui qu'elle aimait, tout lui faisait peur, et
+de noirs pressentiments la troublaient involontairement.
+
+Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva
+les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la
+regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient
+sous ses sourcils froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle
+le suivit du regard en tremblant; elle le vit s'arrêter au milieu du
+groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent
+le chapeau bas. Un moment après, il s'enfonça dans un taillis avec l'un
+d'entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que
+la voiture fût passée; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme
+un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard
+qui tombait l'empêcha de le voir plus loin. C'était une de ces brumes
+si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d'abord comme
+une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se
+cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à
+peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient
+à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur
+glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une
+odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d'elle
+et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas.
+Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient
+les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la
+voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à haute
+voix. Marie ne voyait souvent que la tête d'un cheval ou un corps
+sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à
+distinguer quelques paroles. Cependant son coeur battit; on appelait
+M. de Cinq-Mars. _Le Roi demande M. le Grand_, répétait-on; _où peut
+être allé M. le Grand-Écuyer?_ Une voix dit en passant près d'elle:
+_Il s'est perdu tout à l'heure_. Et ces paroles bien simples la firent
+frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette
+pensée la suivit jusqu'au château et dans ses appartements, où elle
+courut s'enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi
+et de MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne
+voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils
+semblaient tendus au dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour.
+
+Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault, s'étaient égarés
+deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la
+monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s'arrêter
+près d'un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des
+taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de
+s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de
+leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix
+rauque, partant du brouillard, s'écria:
+
+--Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous
+êtes morts.
+
+--Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les
+fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom!
+
+--_Dios el Senor!_ cria la même voix.
+
+Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s'enfuirent dans les
+bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s'approcha de
+Cinq-Mars.
+
+--_Amigo_, ne me reconnaissez-vous pas? C'est une plaisanterie de
+Jacques, le capitaine espagnol.
+
+Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer:
+
+--Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de
+l'employer; il ne faut rien négliger.
+
+--Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne
+suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que
+vous m'avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous
+m'avez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir; car j'ai
+un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je
+puis vous rendre un important service: je commande quelques braves.
+
+--Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons.
+
+--Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de
+chez le Roi par un côté de l'escalier, le père Joseph y montait par
+l'autre.
+
+--O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable!
+Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos
+projets!
+
+--Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j'ai une
+vieille affaire à démêler avec le capucin.
+
+--Que m'importe?
+
+Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde.
+
+--Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous
+déferai de lui avant trente-six heures d'ici, quoiqu'il soit à présent
+bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l'on
+voulait.
+
+--Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars.
+
+--Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous
+aimez mieux qu'on le dépêche à coups d'épée. C'est juste, il en vaut la
+peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands
+seigneurs qui s'en chargent, et que celui qui l'expédiera soit en passe
+d'être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop
+d'orgueil, quelque mérite qu'on puisse avoir dans sa profession: je ne
+dois pas toucher au Cardinal, c'est un morceau de Roi.
+
+--Ni à d'autres, dit le Grand-Écuyer.
+
+--Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques.
+
+--Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n'en
+fait pas d'autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et
+on l'a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont
+tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous
+hésitez à vous défaire d'un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il
+faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules.
+
+--Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela,
+j'ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n'aurais pas
+tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi.
+
+Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:
+
+--Écoutez: quand on conspire, c'est qu'on veut la mort ou tout au moins
+la perte de quelqu'un... Hein?
+
+Et il fit une pause.
+
+--Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d'accord avec
+le diable... Hein?
+
+«_Secundo_, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte pas plus, quand
+on est damné, de l'être pour beaucoup que pour peu... Hein?
+
+«_Ergo_, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un. Je vous
+défie de répondre à cela.
+
+--On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en
+riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je
+vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez.
+
+--Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques,
+et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux
+hommes; mais je n'en aurai pas moins un chagrin mortel de n'avoir pas
+tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en
+arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs. Encore une
+fois, monseigneur, continua t-il d'un air de componction en s'adressant
+de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez
+plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado
+de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu'on peut tuer en cachette son
+ennemi, puisque l'on évite par ce moyen deux péchés: celui d'exposer
+sa vie, et celui de se battre en duel. C'est d'après ce grand principe
+consolateur que j'ai toujours agi.
+
+--Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'une voix étouffée
+par la fureur; je pense à d'autres choses.
+
+--A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d'un grand
+poids dans la balance de nos destins.
+
+--Je cherche combien y pèse le coeur d'un Roi, reprit Cinq-Mars.
+
+--Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n'en
+demandons pas tant.
+
+--Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua
+d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit:
+c'est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles,
+guerres étrangères, que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la
+flamme, je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent vingt
+royaumes s'il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires
+lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi.
+
+Et il emmena Fontrailles à quelques pas.
+
+--Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours
+en cas d'abandon de la part du Roi. Tout à l'heure je l'avais pressenti
+à cause de ses amitiés forcées, et je m'étais décidé à vous faire
+partir, parce qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ
+pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu'il y va se
+rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ.
+J'ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est
+sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée
+de MONSIEUR, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d'Olivarès ne
+désire que cela. Voici encore des _blancs_ du duc d'Orléans que vous
+remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à
+Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis
+de Flandre.
+
+Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait:
+
+--Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le _capitan_, je
+vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez
+récompensé largement.
+
+Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:
+
+--Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact
+et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a
+fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de
+confiance! Elle a été élevée au son du canon par le _Lion du Nord_,
+Gustave Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les
+hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est
+huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte
+pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire
+passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement
+que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le faut,
+ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni
+une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve
+toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent,
+car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très
+bons.
+
+--Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez.
+
+Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans
+les bois pour retourner au château de Chambord.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+LA LECTURE
+
+ Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie,
+ dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains...
+ ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement
+ par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus
+ par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres
+ et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils
+ disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera
+ fidèlement.
+
+ F. DE LAMENNAIS.
+
+
+A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d'une
+petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et
+s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés
+de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour
+se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit,
+malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et
+s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de
+chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant
+des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en
+demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée
+de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses
+souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il
+tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une
+petite moustache frisée, et peignait avant d'entrer, sa barbe légère et
+pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça.
+
+--Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et éclatante; il s'est
+bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège;
+placez-vous près de cette table, et lisez.
+
+Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande,
+belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre.
+Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait
+tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait
+le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur
+communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent
+ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit
+qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa
+figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer
+au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui
+donnaient d'abord un aspect étrange.
+
+Des Barreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il
+fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez
+grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns
+assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de
+l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées,
+sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort
+illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs
+pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément
+MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très
+brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement
+et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro,
+Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes
+dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et
+nommée elle-même alors tantôt l'_Académie des beaux esprits_, tantôt
+l'_Académie éminente_. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de
+tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un
+étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison
+sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi.
+L'un était Molière, et l'autre Milton[7].
+
+ [7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant
+ d'Italie en Angleterre. (Voyez _Teland's Life of Milton_.)
+
+Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande
+contestation s'éleva entre lui et d'autres poètes ou prosateurs du
+temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de
+vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût
+tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la
+main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs
+ouvrages.
+
+--Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau venu; j'ai
+lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le
+galant et le tendre!
+
+--Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous
+jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit
+et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si
+monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa
+nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.
+
+Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur
+la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il
+démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées.
+
+--Voici le plus beau morceau de la _Clélie_, dit-il; on trouve
+généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple
+enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite _cabale_
+littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges personnes par le
+monde, j'appréhende que tous ceux qui la verront n'aient pas l'esprit
+assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit
+suivre pour aller de _Nouvelle Amitié_ à _Tendre_; et remarquez,
+messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la
+mer Tyrrhène, on dira _Tendre-sur-Inclination_, _Tendre-sur-Estime_
+et _Tendre-sur-Reconnaissance_. Il faudra commencer par habiter les
+villages de _Grand-Coeur_, _Générosité_, _Exactitude_, _Petits-Soins_,
+_Billet-Galant_, puis _Billet-Doux_!...
+
+--Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous
+les autres.
+
+--Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut
+passer par _Complaisance_ et _Sensibilité_, et que, si l'on ne prend
+cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à _Tiédeur_, _Oubli_,
+et l'on tombe dans le lac d'_Indifférence_.
+
+--Délicieux! délicieux! galant _au suprême_! s'écriaient tous les
+auditeurs. On n'a pas plus de génie!
+
+--Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet
+ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma soeur; c'est elle qui a
+traduit _Sapho_ d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il
+déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci:
+
+ L'amour est un mal agréable[8]
+ Dont mon coeur ne saurait guérir;
+ Mais quand il serait guérissable,
+ Il est bien plus doux d'en mourir.
+
+ [8] Lisez la _Clélie_, t. I.
+
+--Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le
+croire! s'écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était
+supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans _Clélie_,
+je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette
+histoire romaine!
+
+--A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce
+et l'aimable Porsenna sont des amants si galants!
+
+Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se
+croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves
+amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard
+mélancolique et fin, et leur dit:
+
+--A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir?
+Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai.
+
+Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en
+méditant _les Précieuses ridicules_.
+
+Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il s'accusait
+d'avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d'avoir songé un
+moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse;
+la maîtresse de la maison l'arrêta:
+
+--Il n'est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez
+interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d'autres
+gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand
+esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune
+Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a
+dit qu'il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire
+quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente
+savent l'anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un
+ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu'il nous lira,
+et en voici des copies en français sur cette table.
+
+En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits.
+On s'assit, et l'on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider
+le jeune étranger à parler et à quitter l'embrasure de la croisée, où
+il semblait s'entendre fort bien avec Corneille. Il s'avança enfin
+jusqu'au fauteuil placé près de la table; il semblait d'une santé
+faible, et tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. Il appuya son
+coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux,
+mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses
+fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d'un air de
+hauteur ou du moins de protection; d'autres parcouraient nonchalamment
+la traduction de ses vers.
+
+Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même de son harmonieux
+récit; le souffle de l'inspiration poétique l'enleva bientôt à
+lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du
+jeune évangéliste qu'inventa Raphaël, car la lumière s'y réfléchissait
+encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l'homme,
+et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un coeur
+simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps.
+
+Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s'éleva
+après la dernière pensée. Il n'entendait pas, il ne voyait qu'à travers
+un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit.
+
+Il dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes
+de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux
+mortels pendant sa chute; l'obscurité visible des prisons éternelles
+et l'océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante
+commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu
+celui qu'entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés
+du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe
+ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable
+volonté, l'esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un
+courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n'est-ce pas une
+victoire?»
+
+Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de Montrésor et
+d'Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils,
+et s'établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix
+conversations particulières; on n'y entendait guère que des paroles
+de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit,
+engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne comprenaient pas, que
+c'était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai),
+et par cette fausse humilité s'attiraient un compliment, et au poëte
+une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de
+_profanation_.
+
+Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes
+sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de
+critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c'étaient un
+officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l'oreille de Milton:
+
+--Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à
+la hauteur de celui-ci.
+
+L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit:
+
+--Je vous admire de toute la puissance de mon âme.
+
+L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et
+malade.
+
+Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer.
+Sa voix reprit une expression très douce à l'oreille et un accent
+paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures;
+il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l'autorité de leur
+regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se
+jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière
+matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur
+jeunesse et l'amour de leurs propos si douloureux au prince des démons.
+
+De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle
+Marion de Lorme: la nature avait saisi son coeur malgré son esprit; la
+poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l'enivrement
+des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de l'amour dans la
+vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle
+demeura comme frappée d'une baguette magique et changée en une pâle et
+belle statue.
+
+Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins d'une silencieuse
+admiration qu'ils n'osaient exprimer, car des voix assez élevées
+couvrirent celle du poëte surpris.
+
+--On n'y tient pas! s'écriait des Barreaux: c'est d'un fade à faire mal
+au coeur!
+
+--Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait
+froidement Scudéry.
+
+--Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé! disait Baro le continuateur.
+
+--Où est l'_Ariane_? où est l'_Astrée_? s'écriait en gémissant Godeau
+l'annotateur.
+
+Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes remarques, mais
+faites de manière à n'être entendues du poëte que comme un murmure
+dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu'il ne
+produisait pas d'enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une
+autre corde de sa lyre.
+
+En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant
+modestement, se glissa en silence derrière l'auteur, près de Corneille,
+de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants.
+
+Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins d'Éden, comme
+une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes
+divines, il remplissait les airs d'une odeur ineffable, et venait
+révéler à l'homme l'histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu
+d'une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil,
+gardé par d'étincelants chérubins, et marchant contre l'Éternel. Mais
+Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille
+tonnerres de sa main droite roulent jusqu'à l'enfer, avec un bruit
+épouvantable, l'armée maudite confondue sous les immenses décombres du
+ciel démantelé.
+
+Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules
+religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n'entendait
+que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se
+lever aussi pour s'efforcer de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas
+difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses
+pensées; son génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce
+moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'entouraient,
+il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux
+entendre que celle de l'assemblée.
+
+Corneille lui dit cependant:
+
+--Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un
+aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d'âmes; il
+faut, pour le vulgaire des hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque
+physique du drame. J'avais été tenté de faire un poëme de _Polyeucte_;
+mais je couperai ce sujet: j'en retrancherai les cieux, et ce ne sera
+qu'une tragédie.
+
+--Que m'importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe
+point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où
+l'inspiration m'entraîne; ce qu'elle produit est toujours bien. Quand
+on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais
+toujours.
+
+--Ah! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits, dit le jeune
+officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé l'image innée dans mon
+coeur.
+
+--Qui me parle donc d'une manière si affable? dit le poëte.
+
+--Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire.
+
+--Quoi! monsieur! s'écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour
+appartenir à l'auteur des _Principes_?
+
+--J'en suis l'auteur, dit-il.
+
+--Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais...
+n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le conseiller rempli d'étonnement.
+
+--Eh! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'habit du corps? Oui, je
+porte l'épée, et j'étais au siège de La Rochelle; j'aime la profession
+des armes, parce qu'elle soutient l'âme dans une région d'idées nobles
+par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle
+n'occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées
+continuellement: la paix les assoupit. D'ailleurs on a aussi à craindre
+de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule
+et intempestif; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de son
+plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en avait pas, ou en
+avait conçu un mauvais; et c'est désespérant.
+
+De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l'homme
+supérieur, celui qu'il aimait le mieux après le langage du coeur; il
+serra la main du jeune sage de la Touraine, et l'entraîna dans un
+cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent
+de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les
+précéda et le temps qui doit les suivre.
+
+Il y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs discours, lorsque
+le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des
+menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que
+la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes
+de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu'un bal
+commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail
+comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur
+petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une
+reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.
+
+--Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de
+Lenclos et à ses mousquetaires.
+
+--Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous
+ai-je troublés? vous avez l'air de conspirateurs!
+
+--Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit
+Olivier d'Entraigues qui lui donnait la main.
+
+--Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit
+Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un
+troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à
+se placer sur le chemin des oeillades errantes; car elle promenait sur
+eux ses regards brillants comme la flamme légère que l'on voit courir
+sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume tour à tour.
+
+De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'arrêter, et descendait
+le grand escalier, lorsqu'il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout
+rouge, en sueur et essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air
+animé et joyeux.
+
+--Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers
+et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive un peu tard, mais notre
+belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce
+que tout est fini?
+
+--Mais il paraît que oui; puisque l'on danse, la lecture est faite.
+
+--La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l'abbé.
+
+--Quels serments? dit de Thou.
+
+--M. le Grand n'est-il pas venu?
+
+--Je croyais le voir; mais je pense qu'il n'est pas venu ou qu'il est
+parti.
+
+--Non, non, venez avec moi, dit l'étourdi, vous êtes des nôtres,
+parbleu! il est impossible que vous n'en soyez pas, venez.
+
+De Thou, n'osant refuser et avoir l'air de renier ses amis, même pour
+des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux
+cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il
+faisait, il entendait plus distinctement des voix d'hommes assemblés.
+Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses yeux.
+
+La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux,
+semblait l'asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d'un côté
+un lit doré, chargé d'un dais de tapisseries, empanaché de plumes,
+couvert de dentelles et d'ornements; tous les meubles, ciselés et
+dorés, étaient d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux
+de velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d'épais
+tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par des ornements
+d'argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue,
+et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit
+extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens
+qu'il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait
+donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des personnages de
+la cour ou des armées, se pressaient à l'entrée de cette chambre et
+se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste;
+attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier
+salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues,
+dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d'une
+table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils
+venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul,
+devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondément absorbé dans
+ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie,
+semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.
+
+Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu'il
+ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les
+deux bras en l'arrêtant sur le dernier degré:
+
+--Que faites-vous ici? lui dit-il d'une voix étouffée, qui vous amène?
+que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez.
+
+--Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison?
+
+--Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet
+air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici.
+
+--Il n'est plus temps, on m'a déjà vu; que dirait-on si je me retirais?
+je les découragerais, vous seriez perdu.
+
+Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier
+mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d'un pas ferme traversa
+l'appartement pour aller vers la cheminée.
+
+Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa
+la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme,
+continua un discours que l'entrée de son ami avait interrompu:
+
+--Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n'est plus besoin de tant
+de mystères; souvenez-vous que lorsqu'un esprit ferme embrasse une
+idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages
+vont avoir un plus vaste champ que celui d'une intrigue de cour.
+Remerciez-moi: en échange d'une conjuration, je vous donne une
+guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son
+armée d'Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour
+Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l'armée nous y attendent.
+
+Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit
+des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les yeux de ceux
+qui l'entouraient. Avant de laisser gagner son propre coeur par la
+contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut
+s'assurer d'eux encore, et répéta d'un air grave:
+
+--Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle
+et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires,
+l'armée d'Italie entrera d'un côté, le frère du Roi viendra nous
+joindre de l'autre: l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les
+Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique
+au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous
+nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu'il
+nous fasse grâce et nous pardonne de l'avoir délivré d'un ambitieux
+sanguinaire et de hâter sa résolution.
+
+Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante
+dans les regards et l'attitude de ses complices.
+
+--Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort
+sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui
+paraîtrait une révolte à d'autres hommes qu'à vous? Ne pensez-vous
+pas que j'aie abusé des pouvoirs que vous m'aviez remis? J'ai porté
+loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis
+comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses
+portes, et nous sommes assurés de l'Espagne.
+
+Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu'à
+Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l'étranger; elles auront
+toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi.
+
+--Vive le Roi! vive l'Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue!
+s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assemblée.
+
+--Le voici venu, s'écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus
+beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante
+et légère de siècle en siècle! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui? Avec
+un chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exécuter la
+plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis,
+qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée
+par l'âge mûr? La jeunesse regarde fixement l'avenir de son oeil
+d'aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et
+tout ce que peut faire notre existence entière, c'est d'approcher de ce
+premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon
+lorsque le coeur bat fortement dans la poitrine? L'esprit n'y suffirait
+pas, il n'est rien qu'un instrument.
+
+Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu'un vieillard
+à barbe blanche sortit de la foule.
+
+--Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui
+va radoter et nous refroidir.
+
+En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et
+péniblement, après s'être placé près de lui:
+
+--Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon
+vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger
+le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la
+jeunesse, tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup
+vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez
+pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de _sainte
+Ligue_, _sainte Union_, de _Protecteurs de saint Pierre_ et _Piliers
+de l'Église_, parce que je vois que vous comptez sur l'appui des
+_huguenots_; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau
+de cire verte un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi.
+
+--Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant.
+
+--Il est pourtant d'une grande importance, poursuivit le vieux Guise
+au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d'une grande
+importance de prendre un nom auquel s'attache le peuple; celui de
+_Guerre du bien public_ a été pris autrefois, _Princes de la paix_
+dernièrement; il faudrait en trouver un...
+
+--Eh bien, la _Guerre du Roi_, dit Cinq-Mars...
+
+--Oui, c'est cela! _Guerre du Roi_, dirent Gondi et tous les jeunes
+gens.
+
+--Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se
+faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna
+autrefois même les _haut-gourdiers_ et les _sorgueurs_[9], et remettre
+en vigueur sa deuxième proposition: qu'il est permis au peuple de
+désobéir aux magistrats et de les pendre.
+
+ [9] Termes des ligueurs.
+
+--Hé! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de cela; laissez
+parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent
+qu'à votre saint Jacques Clément.
+
+On rit, et Cinq-Mars reprit:
+
+--J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de MONSIEUR,
+de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu'il est juste qu'un
+homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous
+les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas
+détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui n'en sache
+le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal,
+que j'apprendrai les richesses que MONSIEUR met à notre disposition?
+Est-ce à vous, monsieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai
+combien de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre à vos compagnies
+de gens d'armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes?
+combien en Touraine et dans l'Auvergne, où sont les terres de la
+maison d'Effiat, et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs
+vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur
+des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons,
+dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu
+de son triomphe par celui qu'il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces
+messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions,
+et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je
+de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Entraigues, et à vous, messieurs,
+qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin
+d'éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix,
+que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi
+(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres
+de l'État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale
+ambition, qui ne tend pas moins qu'au trône temporel et même spirituel
+de la France.
+
+ [10] D'Olivarès, comte-duc de San-Lucar.
+
+Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et
+l'on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré
+du pied des danseurs.
+
+Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les
+plus jeunes gens de l'assemblée.
+
+Cinq-Mars en profita, et levant les yeux:
+
+--Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-il, amours, musique, danses
+joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n'êtes-vous
+nos seules ambitions! Qu'il nous faut de ressentiments pour que nous
+venions faire entendre nos cris d'indignation à travers les éclats de
+joie, nos redoutables confidences dans l'asile des entretiens du coeur,
+et nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivrement des
+fêtes de la vie!
+
+Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'un peuple! Quand les rides
+sillonnent le front de l'adolescent, on peut dire hardiment que le
+doigt d'un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui
+donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence,
+chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est
+jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu'ils
+craignent de vivre et de faire un pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc
+en France? Un homme de trop.
+
+Oui, continua-t-il, j'ai suivi pendant deux années la marche insidieuse
+et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions
+secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs,
+maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n'y a pas une famille de
+France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage.
+S'il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c'est qu'il ne
+veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans,
+qu'un des plus petits fiefs du Poitou.
+
+Les Parlements humiliés n'ont plus de voix; les présidents de Mesmes,
+de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais
+inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette?
+
+Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés,
+chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu'ils ont parlé pour le Roi ou
+pour le public.
+
+Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes
+et corrompus qui sucent le sang et l'or du pays. Paris et les villes
+maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats,
+sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à
+la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays
+étranger: tel est l'ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que
+ces dignes agents ont fait battre monnaie à l'effigie du Cardinal-Duc.
+Voici de ses pièces royales.
+
+Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en
+or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le
+Cardinal s'éleva dans la salle.
+
+--Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les
+évêques ont été jugés contre les lois de l'État et le respect dû à
+leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d'Alger commandés par un
+archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre
+même, dévorant les choses les plus saintes, s'est fait élire général
+des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les
+religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers,
+Augustins, Jacobins ont été forcés d'élire en France des vicaires
+généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs,
+parce qu'il veut être patriarche en France et chef de l'Église
+gallicane.
+
+--C'est un schismatique, un monstre! s'écrièrent plusieurs voix.
+
+--Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le
+pouvoir temporel et spirituel; il s'est cantonné, peu à peu, contre
+le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des
+embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l'Océan,
+des salines et de toutes les sûretés du royaume; c'est donc le Roi
+qu'il faut délivrer de cette oppression. _Le Roi et la Paix_ sera notre
+cri. Le reste à la Providence.
+
+Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou lui-même par ce
+discours. Personne ne l'avait entendu jusque-là parler longtemps de
+suite, même dans les conversations familières; et jamais il n'avait
+laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les
+affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance
+très grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à servir ses projets,
+ne leur montrant qu'une indignation vertueuse contre les violences du
+ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres
+idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de
+ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur sa faveur
+et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un
+moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports
+communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un
+avenir de combats, quel qu'il soit.
+
+Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti,
+l'abbé de Gondi bondissait comme un chevreau.
+
+--J'ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j'ai des hommes superbes!
+
+Puis, s'adressant à Marion de Lorme:
+
+--Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris
+de lin et votre ordre de l'_Allumette_. La devise en est charmante:
+
+ Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
+
+et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau,
+si par bonheur on en vient aux mains.
+
+La belle Marion, qui l'aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à
+M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi
+la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement
+sa moustache.
+
+Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l'assemblée: un
+papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de
+Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement
+autour de lui; on chercha en vain d'où il pouvait être venu; tous
+ceux qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression de
+l'étonnement et d'une grande curiosité.
+
+--Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
+
+ A CINQ-MARCS.
+
+ CENTURIE DE NOSTRADAMUS.
+
+ Quand _bonnet rouge_ passera par la fenêtre
+ A _quarante onces_ on coupera la tête,
+ Et _tout_ finira[11].
+
+ [11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois
+ mois avant la conjuration.
+
+Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce
+papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer
+de ces sanglants jeux de mots.
+
+--Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes
+gens.
+
+Cependant l'assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne
+se parlait plus qu'à l'oreille, et chacun regardait son voisin avec
+méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s'éclaircit.
+Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses
+gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna
+dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases
+du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l'incertitude sur les
+intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé
+les caractères les moins fermes.
+
+Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
+
+--Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j'ai étudié avec soin les
+conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques
+qu'il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez
+fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez
+l'esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les
+réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir les retenir malgré
+eux, ils resteront.
+
+Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s'avançant vers ceux qu'il
+savait les plus engagés, leur dit:
+
+--Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de
+braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre
+opinion. Si quelqu'un veut s'assurer une retraite, qu'il parle; nous
+lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté.
+
+Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement
+qu'elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le
+Cardinal-Duc.
+
+Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu'il
+choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu'il se
+passerait son épée à travers le corps s'il en avait eu la seule pensée,
+et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit:
+
+--Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c'est l'archevêché de
+Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une place assez forte pour qu'on
+ne m'enlève pas.
+
+--La vôtre? dit-il à de Thou.
+
+--A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne
+voulant pas même donner de l'importance à sa résolution par la fermeté
+du regard.
+
+--Vous le voulez? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est
+plus grand que le vôtre en cela.
+
+Puis, se retournant vers l'assemblée:
+
+--Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France;
+car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore
+lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu
+triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous;
+la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières
+et en même temps puissants appuis de l'autorité royale; mais soyons
+vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes
+moeurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux
+de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous
+attendent; allons danser.
+
+--Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi.
+
+Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la
+salle de danse comme ils auraient été se battre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+LE CONFESSIONNAL
+
+ C'est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu
+ terrible!
+
+ LEWIS, _le Moine_.
+
+
+C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de
+Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans
+ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux
+grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots.
+
+Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du
+tumulte était silencieuse à cause de l'épais tapis que l'hiver y
+avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre,
+et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui
+serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme,
+enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à
+distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il
+s'asseyait sur l'une des bornes de l'église, se mettant à l'abri de la
+fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent
+du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la
+ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont reployé
+leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses
+bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour
+se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal
+du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin,
+il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait
+contre la muraille.
+
+--Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite
+voix en tremblant. Ah! le _duzé di_ Mantoue, que ze voudrais y être
+encore, mon vieux Grandchamp.
+
+--Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux
+domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout
+les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l'attendait à
+la porte.
+
+--Oui, oui, elle est entrée dans l'église.
+
+--Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l'horloge est fêlé, c'est
+mauvais signe.
+
+--Cette horloge a sonné l'heure d'un rendez-vous.
+
+--Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois
+manteaux qui passent.
+
+Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s'assura du
+chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément.
+
+--La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien
+pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais
+pendant qu'il fait l'amour. C'est bon pour vous de porter des poulets
+et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles;
+pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le
+maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter
+une maison.
+
+--Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, _caro amico_?
+
+--Et _cara! caro!_ laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que
+nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j'aurais eu le
+temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez
+voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect;
+puisqu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ.
+
+--Ah? _Signor Jesu!_ n'avoir personne à qui dire une parole amicale
+quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis
+l'hôtel de Nevers. Ah? _Amore qui regna, amore!_
+
+--Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende
+plus avec ta langue de musique.
+
+--Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus
+aimable à Chaumont, dans la _Turena_, quand vous me parliez de _miei
+occhi_ noirs.
+
+--Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux
+baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants.
+
+--Ah? _Italia mia!_ Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le
+langage de la Divinité. Si vous étiez un galant _uomo_, comme celui qui
+a fait ceci pour une Laura comme moi...
+
+Et elle se mit à chanter à demi-voix:
+
+ Lieti fiori e felici, e ben nate erbe
+ Che Madona pensanda premer sole;
+ Piagga ch'ascolti su dolci parole
+ E del bel piede alcun vestigio serbe[12].
+
+ [12]
+ Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,
+ Qui de sa voix touchante écoutais les accents:
+ Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens,
+ Que ses pieds délicats ont doucement pressées.
+
+ PÉTRARQUE, trad. de Saint-Geniez.
+
+Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une jeune fille; et,
+en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu'il prenait en
+lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et
+la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson
+italienne, il sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui
+était chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendre même
+un bruit rauque assez semblable au rire, et dit:
+
+--C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais
+tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela
+m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et
+depuis longtemps...
+
+Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place Saint-Eustache,
+lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure
+et continua:
+
+ Ombrose selve, ove percote il sole
+ Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe.
+
+--Hon! dit en grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et
+une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tête et la mort dans
+le coeur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes
+et de l'amour: tais-toi!
+
+Et, s'enfonçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber
+sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et
+immobile. Laura n'osa plus lui parler.
+
+Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp,
+la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte
+battante de l'église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout,
+déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu
+qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de
+velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal,
+tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait
+franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors et vint après
+elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la pénitence.
+Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé
+cette porte ouverte, signe certain et convenu que l'abbé Quillet, son
+gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait
+d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée
+jusqu'à l'arrivée de Marie: heureux de voir l'exactitude du bon abbé,
+il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier.
+C'était un second père pour lui, à cela près de l'autorité, et il
+agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie.
+
+La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec
+la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui,
+attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers,
+jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique
+déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des
+ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre,
+était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée
+de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la
+croix de bois. Là, s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie
+de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peine, et trouvèrent que, selon
+son usage, l'abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis
+longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages,
+l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lentement; il
+venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée.
+Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant
+une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait
+entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait.
+
+Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face
+de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet
+ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa
+parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête
+dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses
+espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne
+pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une
+enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et
+qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait
+faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan
+condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux
+combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et
+violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes
+et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses
+progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un enfant,
+mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l'on
+fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il
+serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût
+demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein.
+Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance,
+pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et
+accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées
+autour d'elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus
+sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque
+de l'assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les
+ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui
+avaient juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières
+paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la
+première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne
+s'étendît jusqu'au coeur: il résolut de l'approfondir.
+
+--Dieu! que j'ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le
+confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses;
+je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de
+Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable?
+La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en
+parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui
+me fait toujours pleurer; j'ai bien peur.
+
+Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir.
+
+--Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
+
+--Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume.
+
+--Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle
+voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop
+tard?
+
+--Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez
+entendre, car je vous en vois bien éloignée.
+
+Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à
+pleurer.
+
+--Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous
+m'appeliez madame et me traitiez si durement?
+
+--Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie.
+En effet, vous n'êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à
+l'être; ce n'est pas envers vous, mais pour vous.
+
+--Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu'un?
+Oh! non, j'en suis bien sûre, vous êtes si bon!
+
+--Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je
+mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne
+sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un
+grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à
+celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un
+mensonge que tout cela?
+
+Marie fondait en larmes.
+
+--Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle: je ne l'ai
+point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante,
+croyez-vous que je l'oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse?
+avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà. J'en verse assez en
+secret, Henri; croyez que si j'ai évité, dans nos dernières entrevues,
+ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre: ai-je
+une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que
+c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour
+moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles?
+Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que la haine, tandis
+que je lutte contre l'amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et
+des armes; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de
+tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes.
+
+--Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume,
+pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de
+quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il
+importe de vous délier de vos serments.
+
+--Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous?
+
+--Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère;
+le Roi m'a trompé.
+
+L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria:
+
+--Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j'entrevoyais.
+Est-ce moi qui l'ai causé?
+
+--Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m'a
+trahi par le vil Joseph qu'on m'offre de poignarder.
+
+L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du
+confessionnal.
+
+--Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève
+ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que
+je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir
+à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s'immoler devant vous.
+Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire
+peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré.
+
+Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son
+vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant,
+avança le camail sur son front.
+
+--Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau
+nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu'elle ne me
+le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit
+d'épouser.
+
+Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des
+losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna
+Cinq-Mars.
+
+--Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé?
+
+Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui
+éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux
+soupir de l'orgue, elle dit:
+
+--O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas;
+pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous
+quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus,
+du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal,
+puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous
+croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer
+de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié;
+oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir,
+j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-vous donc,
+mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime,
+et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau,
+puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le
+Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu!
+que cette partie de chasse fut triste pour moi!
+
+--Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu
+croire lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son
+frère à moi et au duc de Bouillon, qu'il se faisait instruire des
+moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait
+Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient
+sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le
+Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant
+Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous
+l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée;
+j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait
+en voyant la vérité quitter le coeur d'un roi. Je voyais s'écrouler
+tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s'évanouissait;
+je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai employé.
+
+--Lequel? dit Marie.
+
+--Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai signé.
+
+--O ciel! déchirez-le.
+
+--Il est parti.
+
+--Qui le porte?
+
+--Fontrailles.
+
+--Rappelez-le.
+
+--Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit Cinq-Mars,
+se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées
+m'attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d'elles! Il
+chancelle, il ne faut plus qu'un seul coup pour le renverser, et vous
+êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant!
+
+--A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
+
+--Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel,
+digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune homme passionné en
+retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon
+épée va conquérir enfin tout entière.
+
+--Hélas! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas
+un poignard?
+
+--Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m'abandonnent, que des
+guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore: mais je serai
+vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir
+est passé pour moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à
+me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet
+anneau.
+
+--Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez.
+
+--Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur;
+bénissez cette seconde union, c'est celle du dévouement, plus belle
+encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai!
+
+Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit
+brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps
+de se lever pour le suivre.
+
+--Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il.
+
+Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre.
+
+--Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans
+doute entendu quelqu'un dans l'église.
+
+Mais troublé et sans lui répondre, d'Effiat, s'élançant sous les
+arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il
+trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église et, arrivant
+à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta.
+
+--Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue.
+
+Et des chevaux partirent au galop.
+
+--Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.
+
+--A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé
+Quillet.
+
+--Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand-Écuyer
+s'approchant de lui.
+
+Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la
+neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre.
+
+--Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins!
+ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un
+mouchoir!
+
+A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un
+homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de
+sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et
+entourèrent le vieil abbé.
+
+--Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils
+étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef de cette porte de
+l'église.
+
+--Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous?
+
+--Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent.
+
+--Deux heures! s'écria Henri effrayé.
+
+--Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi
+pendant le danger de mon maître! c'est la première fois!
+
+--Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit
+Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre
+son bras.
+
+--Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont
+donné ma clef?
+
+--Non! qui? dirent-ils tous à la fois.
+
+--Le père Joseph! répondit le bon prêtre.
+
+--Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+L'ORAGE
+
+ Blow, blow, thou winter wind
+ Thou art not so unkind
+ As man's ingratitude:
+ Thy touth is not so keen,
+ Because thou art not seen
+ Altho thy breath be rude.
+ Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,
+ Most friendship is feigning; most loving mere folly.
+
+ SHAKSPEARE.
+
+ Souffle, souffle, vent d'hiver:
+ Tu n'es pas si cruel
+ Que l'ingratitude de l'homme;
+ Ta dent n'est pas si pénétrante,
+ Car tu es invisible,
+ Quoique ton souffle soit rude.
+ Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.
+ La plupart des amis sont faux, les amants fous.
+
+
+Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme
+l'isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues
+chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé,
+un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire;
+il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie,
+serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes
+voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal,
+laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses
+profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne.
+Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ses détours;
+l'homme peut à peine s'y tenir debout; il lui faut la chaussure
+de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui
+s'enfonce dans les fentes des rochers.
+
+Dans les beaux mois de l'été, le _pastour_, vêtu de sa cape brune,
+et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont
+la laine tombante balaye le gazon. On n'entend plus dans ces lieux
+escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons,
+et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des
+gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger
+sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre,
+un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base,
+et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges
+ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent
+leur forme bizarre comme les ossements d'un monde enseveli.
+
+C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui,
+renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher
+en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent
+possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de
+corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels,
+qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun,
+suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur
+la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas.
+Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants
+que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se
+hasarde jusqu'à se construire une demeure de bois sur la barrière même
+de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges
+occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et
+des vents.
+
+Ce fut dans cet étroit sentier, sur le _versant_ de la France,
+qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer
+à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne s'arrêtèrent à minuit,
+fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la
+montagne.
+
+--Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l'un d'eux; je n'en
+puis plus! sans vous j'étais pris.
+
+--Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez
+votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de
+Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du
+Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est
+une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez!
+
+--Eh! comment? je n'y vois pas.
+
+--Descendez toujours, et prenez-moi le bras.
+
+--Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur,
+s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du
+terrain avant d'y poser le pied.
+
+--Allez donc, allez donc! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de
+ces drôles qui passe sur notre tête.
+
+En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur
+la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils
+continuèrent à descendre.
+
+--Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes
+tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des
+contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez
+eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné.
+
+--Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de
+roc.
+
+Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de
+bois creux.
+
+Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en
+frissonnant dans la neige à leurs pieds.
+
+--Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes pas mort, vous
+suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à
+droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé.
+Allons, roulez.
+
+En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne
+voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le
+front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes
+même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un
+tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers
+lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme
+un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son oeil à l'une des
+ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans
+hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un
+faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait
+donné; il vit alors qu'elle était divisée en deux cellules par une
+cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une
+jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un
+coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches
+de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière,
+mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure
+brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules;
+elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa
+ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas.
+
+--Eh! eh! la _moza_[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et
+j'ai soif.
+
+ [13] La fille.
+
+La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de
+filer avec application.
+
+--Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied; va dire au
+patron, que j'ai vu là, qu'un ami vient le voir, et donne-moi à boire
+avant. Je coucherai ici.
+
+Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours:
+
+--Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume verte qui nage
+sur l'eau des marais; mais, quand j'ai bien filé, on me donne l'eau de
+la source de fer.
+
+Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j'ai
+bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est
+bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre.
+
+--Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne parle pas de toi.
+
+Elle poursuivit:
+
+--On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue. Oh! que j'ai eu du
+sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m'ont
+fait tenir sa tête et le baquet rempli d'une eau rouge. O ciel! moi
+qui étais l'épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l'abîme de neige;
+mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je
+te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort.
+
+L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et
+poussa la seconde porte; il trouva l'homme qu'il avait vu par les
+fentes de la cabane: il portait le _berret_[14] bleu des Basques sur
+l'oreille, et, couvert d'un ample manteau, assis sur un bât de mulet,
+courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une
+outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage
+gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de
+mulet autour du _brasero_ comme des sièges. Il souleva la tête sans se
+déranger.
+
+ [14] Petit bonnet de laine.
+
+--Ah! ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi? Quoiqu'il y ait
+quatre ans que je ne t'ai vu, je te reconnais, tu n'es pas changé,
+brigand; c'est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et
+buvons un coup.
+
+--Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te
+croyais juge, Houmain!
+
+--Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques!
+
+--Ah! je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis prisonnier; mais
+je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai repris l'ancien état, l'état
+libre, la bonne vieille contrebande.
+
+--Viva! viva! _jaleo!_ s'écria Houmain; nous autres braves, nous sommes
+bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres
+_ports_[15]? car je ne t'ai pas revu depuis que j'ai repris le métier.
+
+ [15] Noms des chemins qui mènent d'Espagne en France par les
+ Pyrénées.
+
+--Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques.
+
+--Et qu'apportes-tu?
+
+--Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain.
+
+--Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine?
+
+--Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l'outre,
+j'ai soif.
+
+--Tiens, bois, c'est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici,
+nous autres bandoleros! Ai! _jaleo! jaleo[16]!_ bois donc, les amis
+vont venir.
+
+ [16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible.
+
+--Quels amis? dit Jacques laissant retomber l'outre.
+
+--Ne t'inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous
+chanterons la Tirana[17] andalouse!
+
+ [17] Sorte de ballade.
+
+L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tranquillement.
+
+--Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue à ta porte?
+reprit-il; elle a l'air à moitié morte.
+
+--Non, non; elle n'est que folle; bois toujours, je te conterai ça.
+
+Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté
+en manière de scie, Houmain s'en servit pour retourner et enflammer la
+braise, et dit d'un air grave:
+
+--Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là-bas (il montrait le
+côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant.
+
+--Ah! ah! dit Jacques.
+
+--Oui; on l'appelle le _roi du Roi_. Tu sais? Cependant il y a un petit
+jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu'on appelle M.
+le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l'armée de Perpignan
+dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est
+toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt
+comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur
+le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais
+en attendant qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est à dire
+Cardinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis
+la première qu'il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la
+conter.
+
+Il avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une petite
+expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel.
+
+--Ah! ah! c'est un joli poste, on me l'a dit.
+
+--Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où l'on vend la corde au lieu
+du fil; c'est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c'est
+plus solide: chaque chose a son prix.
+
+--C'est juste, dit Jacques.
+
+--Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en
+soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était
+dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui
+en cuisit.
+
+--Ah! ah! ah! c'est fort drôle! s'écria Jacques en riant.
+
+--Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t'assure, Jago, que je
+l'ai vu, après l'affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon,
+tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c'est que de nous!
+voilà comme nous serons chez le diable.
+
+--Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit l'autre très gravement; vous
+savez bien que moi j'ai de la religion.
+
+--Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton.
+Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n'importe. Tu sauras que,
+comme j'étais rapporteur, cela me rapporta...
+
+--Ah! de l'esprit, coquin!
+
+--Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents
+piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n'y a rien à
+dire, si ce n'est que l'argent n'est pas à lui; mais nous faisons tous
+comme cela. Alors, ma foi, j'ai voulu placer cet argent dans notre
+ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il
+y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit.
+
+--Qu'est-ce que je vois là? s'écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci!
+
+--Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes
+dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n'est rien; va, bois
+toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre
+et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec
+notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si
+tu le connais.
+
+--Oui, oui, un peu, dit Jacques; c'est un fier avare; mais c'est égal,
+parle.
+
+--Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, je
+lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand
+l'occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son
+camarade du tribunal. Il n'y a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre.
+
+--Ah! ah! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait?
+
+--D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même, en croupe, sa
+nièce, que tu as vue à la porte.
+
+--Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une
+esclave! _Demonio!_
+
+--Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec
+son poignard; c'est lui-même qui l'a désiré. Rassieds-toi.
+
+Jacques se rassit.
+
+--Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait pas même été
+fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous
+la neige que dessus, mais il ne voulait pas l'y mettre lui-même, parce
+qu'il est bon parent, comme il le dit.
+
+--Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va...
+
+--On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la cour, n'aime pas
+avoir une nièce folle chez lui. C'est tout simple. Si j'avais continué
+aussi mon rôle d'homme de robe, j'en aurais fait autant en pareil cas.
+Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise
+pour _criada_[18]: elle a montré plus de bon sens que je n'aurais cru,
+quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et qu'elle ait
+fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse un mulet comme un
+garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais
+ça finira de manière ou d'autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont
+qu'elle vit encore: il croirait que c'est par économie que je l'ai
+gardée pour servante.
+
+ [18] Servante.
+
+--Comment! est-ce qu'il est ici? s'écria Jacques.
+
+--Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même
+un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait
+à fermer à demi les yeux d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde
+affaire que j'ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts,
+comme tu voudras. Je l'aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions
+à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c'est le vin d'un luron,
+du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L'Espagne dans la main
+droite, la France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille! La
+bouteille! j'ai quitté tout pour elle!
+
+Et il fit sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc. Après en
+avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l'étranger le
+dévorait des yeux:
+
+--Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la
+montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades,
+tu sais, nos _bandoleros_, les vrais _contrabandistas_.
+
+--Et pourquoi courent-ils? dit Jacques.
+
+--Ah! voilà le plaisant de l'affaire! dit l'ivrogne. C'est pour arrêter
+deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols
+en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot,
+croquant! hein! eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur
+propre poche!
+
+--Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa
+ceinture et regardant la porte.
+
+--Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille,
+jette ton cigare, et chante.
+
+A ces mots l'hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol,
+entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans son gosier en se
+renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d'un oeil
+sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu'il allait faire.
+
+ Moi qui suis contrebandier et qui n'ai peur de rien, me voilà. Je
+ les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19].
+
+ _Ai, ai, ai, jaleo!_ Jeunes filles, jeunes filles, qui veut
+ m'acheter du fil noir?
+
+ [19] Aucune expression française ne peut représenter la précision
+ énergique de cette romance espagnole. Il faut l'entendre chanter
+ par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et
+ nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de
+ l'extrémité des doigts les cordes d'une petite guitare. Le
+ mouvement est celui d'une danse, et les pensées celles d'un chant
+ de guerre.
+
+ Yo que soy contrabandista
+ Y campo por mi respecto,
+ A todos los désafio
+ Pues a nadie tengo miedo.
+
+ Ay, jaleo! Muchachas.
+ Quien me marca un hilo negro?
+ Mi caballo esta cansado,
+ Y yo me marcho corriendo.
+
+La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la
+chambre d'une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de
+près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors.
+
+--Oh! eh! la maison! s'écria le buveur; le diable est chez nous! les
+amis ne viennent donc pas?
+
+--Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis
+de celui de Houmain.
+
+Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:
+
+ _Jaleo! jaleo!_ mon cheval est fatigué! et moi je
+ marche en courant près de lui.
+ Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s'élève
+ dans la montagne.
+ Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce
+ danger.
+ Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le
+ chanfrein blanc!
+ Jeunes filles, _jaleo!_ jeunes filles, achetez-moi
+ du fil noir[20]!
+
+ [20]
+ Ay! ay! que viene la ronda,
+ Y se mueve el tiroteo;
+ Ay! ay! cavallito mio, Ay!
+ saca me deste aprieto.
+
+ Viva, viva mi cavallo,
+ Cavallo mio carreto:
+ Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...
+
+En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse;
+Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élançait vers la porte,
+lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et
+glacée de la folle. Il recula.
+
+--Le juge! dit-elle en entrant.
+
+Et elle tomba étendue sur la terre froide.
+
+Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure
+apparut, livide et surprise, celle d'un homme de grande taille, couvert
+d'un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et
+de rage. C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regardèrent.
+
+--Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec
+peine, serais-tu royaliste, par hasard?
+
+Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l'un par
+l'autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et
+s'approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre
+le juge et le capitaine. Le premier prit la parole.
+
+--N'êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l'heure?
+
+--C'est lui, dirent les gens de sa suite tout d'une voix, l'autre est
+échappé.
+
+Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui formaient le mur
+chancelant de la case: s'enveloppant dans son manteau comme un ours
+acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire
+diversion et s'assurer un moment de réflexion, il répondit avec une
+voix forte et sombre:
+
+--Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un
+homme mort!
+
+Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain,
+agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient
+fermés; il l'approcha du brasier, dont la lueur l'éclaira.
+
+--Ah! grand Dieu! s'écria Laubardemont s'oubliant par effroi, Jeanne
+encore!
+
+--Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant
+de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la
+tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille;
+ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte.
+
+Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se
+courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à
+demi-voix:
+
+--Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te
+dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je suis ton fils.
+
+Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour
+de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer
+à quelques pas, il répondit d'une voix très basse:
+
+--Livre-moi le traité, et tu passeras.
+
+--Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche, je t'appellerai mon
+père tout haut. Que dira ton maître?
+
+--Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie.
+
+--Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l'avoir donnée.
+
+--Toujours le même, brigand?
+
+--Oui, assassin!
+
+--Que t'importe un enfant qui conspire? dit le juge.
+
+--Que t'importe un vieillard qui règne? répondit l'autre.
+
+--Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir.
+
+--Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter.
+
+--Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont.
+
+--Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge?
+
+Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en
+lui frappant sur l'épaule:
+
+--Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l'...ami; est-ce que vous
+le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est un bon garçon.
+
+--Moi! non! s'écria Laubardemont à haute voix, je ne l'ai jamais vu.
+
+Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne et la
+petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec violence contre les
+faibles planches qui formaient le mur, d'un coup de talon en jeta deux
+dehors et passa par l'espace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de
+la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec
+violence.
+
+--Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s'écria le contrebandier;
+tu casses ma maison! et c'est le côté du Gave.
+
+Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui
+restaient, et se penchèrent sur l'abîme. Ils contemplèrent un spectacle
+étrange: l'orage était dans toute sa force, et c'était un orage des
+Pyrénées; d'immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de
+l'horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en voyait pas
+l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles et durables: seulement
+la voûte flamboyante s'éteignait quelquefois tout à coup, puis
+reprenait ses lueurs constantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait
+étrangère à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce
+ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un moment:
+tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les
+pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge
+comme des blocs de marbre sur une coupole d'airain brûlant et simulant
+au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient
+comme des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave éblouissante.
+
+Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le
+faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide;
+ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un
+énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient
+briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base
+et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la
+nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en
+tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver
+encore; l'espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont.
+
+--J'enfonce! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le
+traité.
+
+--Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge.
+
+--Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu.
+
+Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois
+dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité
+comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on
+le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur
+lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges.
+
+--Ah! misérable! tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais on ne m'a pas pris
+le traité... je te l'ai donné... entends-tu... mon père!
+
+Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit
+plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre
+en s'y éteignant; on n'entendit plus que les roulements du tonnerre et
+le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les
+hommes groupés autour d'un cadavre et d'un scélérat, dans la chambre à
+demi-brisée, se taisaient glacés par l'horreur, et craignaient que Dieu
+ne vînt à diriger la foudre[21].
+
+ [21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une
+ punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque
+ façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre _Grandier_, dont
+ le sang crie vengeance?» (PATIN, lettre LXV, du 22 décembre 1631.)
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+L'ABSENCE
+
+ L'absence est le plus grand des maux,
+ Non pas pour vous, cruelle!
+
+ LA FONTAINE.
+
+
+Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel?
+Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs,
+soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil,
+ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont
+la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes,
+ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de
+passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des
+cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que
+les vents emportent sur leurs ailes? L'homme est un lent voyageur qui
+envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination;
+ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le
+souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de
+ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas, et où l'on
+croit tout rencontrer à la fois. Il n'est pas un endroit de la terre,
+sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec
+indifférence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne
+se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés,
+avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de
+nous-mêmes sur tous les écueils.
+
+Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées?
+C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine
+enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent
+des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre
+à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse.
+Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment
+arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque
+patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII;
+dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et
+de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux
+domaine de Hugues Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de
+Saint-Germain.
+
+--Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage
+vient du Midi?
+
+--Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d'Autriche,
+appuyée sur le balcon.
+
+--C'est le côté du soleil, madame.
+
+--Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié,
+mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d'heureux pour vous.
+J'aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne.
+Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander.
+
+En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin
+passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite
+nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes
+de boutons de diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux
+verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air
+d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat auquel la cour
+s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent un moment, et le prince
+salua deux fois, pendant que le léger animal qu'il montait marchait
+de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant
+et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en
+mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même
+évolution en passant. La princesse Marie s'était d'abord jetée en
+arrière, de peur que l'on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce
+spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne
+put s'empêcher de s'écrier:
+
+--Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n'y pas
+songer.
+
+La Reine sourit:
+
+--Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire
+un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses
+grands yeux noirs en amande, au lieu d'accueillir toujours ces pauvres
+étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à
+présent.
+
+Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup d'éventail sur
+les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher de sourire aussi; mais à
+l'instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit
+pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut
+même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le
+château.
+
+--Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour
+être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman;
+tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger
+à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t'en avertis,
+tu ne réussiras à rien, si ce n'est à maigrir, à être moins belle et à
+n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s'est perdu.
+
+Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne
+d'Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon,
+et feignit de s'occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle
+revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie
+était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de
+l'horizon, et l'orage qui s'étendait peu à peu.
+
+La Reine reprit avec un ton plus grave:
+
+--Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le
+méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d'un grand péril; vous
+aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se
+sont pas accomplis comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de
+l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison
+mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et sans danger.
+
+--Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez
+malheureuse?
+
+--Ne m'interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d'autres
+yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser
+d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai trop de raisons de ne pas
+l'aimer! j'ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous
+pourriez, ma chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à
+vouloir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du
+duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et à l'Espagne et rendit au
+duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain,
+fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez
+bien jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici toutefois
+que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune
+homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner...
+
+ [22] Le 19 mai 1632.
+
+--Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il l'a refusé...
+
+--Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu'il est
+généreux et loyal; je veux croire que, contre l'usage de notre temps,
+il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer
+froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz,
+dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fait
+prendre à force ouverte? c'est ce que nous ne pouvons savoir plus que
+lui! Dieu seul sait l'avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il
+l'attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate
+peut-être à l'heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De
+quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réussir qu'à faire du mal,
+car MONSIEUR va abandonner la conjuration.
+
+--Quoi! madame...
+
+--Ecoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai pas besoin de
+m'expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l'a bien
+jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c'est lui céder;
+mais le traité d'Espagne a été signé: s'il est découvert, que fera
+seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous
+sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j'espère...
+
+--Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s'écria Marie affaiblie et
+s'évanouissant à moitié.
+
+--Asseyons-nous, dit la Reine.
+
+Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre, elle poursuivit:
+
+--Sans doute MONSIEUR traitera pour tous les conjurés en traitant pour
+lui, mais l'exil sera leur moindre peine, l'exil perpétuel. Voilà donc
+la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague,
+femme de M. Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!
+
+--Eh bien, madame! je le suivrai dans l'exil: c'est mon devoir, je suis
+sa femme!... s'écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l'y savoir
+en sûreté.
+
+--Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie.
+Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier
+aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un
+esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour
+vous, et heureusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée.
+
+--Je suis à lui, madame, à lui seul...
+
+--Mais sans bénédiction, reprit Anne d'Autriche, sans mariage enfin:
+aucun prêtre ne l'eût osé; le vôtre même ne l'a pas fait, et me l'a
+dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la
+bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu
+vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées
+sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos
+de votre âge, délicieuses chimères d'un moment dont vous sourirez un
+jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes
+ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la
+cour, il n'en est pas une qui n'ait eu, à votre âge, quelque beau songe
+d'amour comme le vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit
+indissolubles, et n'ait fait en secret d'éternels serments. Eh bien,
+ces songes sont évanouis, ces noeuds rompus, ces serments oubliés;
+et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des
+honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs...
+Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient pas
+autant que vous, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère
+enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c'est
+ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait
+votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre
+existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos
+sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure
+nous domine malgré nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et
+surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de
+sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend
+toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que
+dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront
+naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront
+de sacrifices merveilleux, il suffira d'un laquais qui viendra vous
+demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre
+existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et votre position
+qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites
+d'amers reproches.
+
+Marie détourna la tête.
+
+--Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous
+les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns
+des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que
+nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le
+désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend
+que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir de s'informer de ce
+qu'on disait d'eux. Ce besoin de l'opinion générale est un bien, en ce
+qu'il combat presque toujours victorieusement ce qu'il y a de déréglé
+dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que l'on oublie
+trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j'espère, en reprenant
+son sort tel qu'il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait
+de la raison, la satisfaction d'un exilé qui rentre dans sa famille,
+d'un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée
+par le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour ainsi
+dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien
+des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui
+n'aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant
+à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu'acquittée
+envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales
+qui vous étaient présentées. Eh! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant
+si passionné? Il s'est élevé pour vous atteindre; mais l'ambition, qui
+vous semble ici avoir aidé l'amour, ne pourrait-elle pas s'être aidée
+de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses
+ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans
+ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé
+de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen au lieu d'un but, que
+diriez-vous?
+
+--Je l'aimerais encore, répondit Marie. Tant qu'il vivra, je lui
+appartiendrai, madame.
+
+--Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m'y
+opposerai.
+
+A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec
+violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et
+rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin,
+Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La
+Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans l'ombre près d'un
+rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut
+point d'abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant
+quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la
+princesse de Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris.
+
+--Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas, le Roi a voulu la
+faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera.
+
+Puis, se tournant vers le prince Palatin:
+
+--Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous?
+
+--Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.
+
+L'insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les
+secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en
+s'approchant de la Reine:
+
+--Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne.
+
+Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme
+de Guémenée, qui était à ses côtés:
+
+--Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne!
+
+La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement
+d'orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention
+approbative pour la conversation qui suivit et qu'elle encourageait.
+
+La princesse de Guémenée se récriait:
+
+--Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête.
+Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière,
+après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de
+Nemours, n'épouser qu'un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où
+allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra.
+
+Mazarin ajoutait d'un ton équivoque:
+
+--Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable,
+profond! cela peut-il se croire?
+
+Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la
+nouvelle couronne.
+
+--Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs, dit-elle; voyons,
+donnez votre front, Marie...
+
+Mais elle va à ravir, continua-t-elle.
+
+--On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal.
+
+--Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât sur ce front, dit le
+prince Palatin.
+
+Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait encore sur les
+joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à
+travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d'une excessive rougeur,
+elle se sauva en courant dans les appartements.
+
+On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à
+l'ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+LE TRAVAIL
+
+ Peu d'espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au
+ fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant
+ trauaillé.
+
+ PHILIPPE DE COMINES.
+
+
+Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était
+dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues
+du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on
+s'occupait peu des Français, toutes les communications étant libres
+vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l'armée française
+tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui
+annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence;
+on n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne
+voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche
+toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes
+des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent
+presque en même temps le _boute selle_ et _à cheval_. Tous les
+factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille,
+portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la
+main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter.
+De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient
+dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille;
+on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des
+escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions.
+Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux
+s'éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était
+debout.
+
+Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l'une des
+dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite
+pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux
+ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval
+attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.
+
+A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on
+l'aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de
+plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris
+bientôt qu'il la blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par
+une résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'horreur qu'il
+avait de l'entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d'Effiat
+lui avait ouvert son coeur et confié tout son secret, il avait vu
+clairement que toute remontrance était inutile auprès d'un jeune homme
+aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars
+ne lui avait dit, il avait vu dans l'union secrète de son ami avec la
+princesse Marie un de ces liens d'amour dont les fautes mystérieuses et
+fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être
+trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce
+supplice impossible à supporter plus longtemps d'un amant, maître adoré
+de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître
+devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des
+mariages que l'on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son
+entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d'aller
+dans ses projets jusqu'à l'alliance étrangère. Il avait évoqué les plus
+graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que
+de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son
+ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui avait dit durement: «_Eh! vous
+ai-je prié de prendre part à la conjuration?_» et lui, il n'avait voulu
+promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses
+forces contre l'amitié pour dire: «_N'attendez rien de plus de ma part
+si vous signez ce traité._» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité,
+et de Thou était encore là, près de lui.
+
+L'habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui
+avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du
+Cardinal-Duc, son indignation de l'asservissement des Parlements,
+auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les
+noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui
+dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première
+et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M.
+de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail
+toutes les confidences secondaires; et, depuis l'événement fortuit
+qui l'avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se
+regardait comme lié par l'honneur avec eux, et engagé à un silence
+inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon
+et Fontrailles; ils s'étaient accoutumés à parler devant lui sans
+crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de
+son ami l'entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible.
+Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où
+il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais
+une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle.
+Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de
+faire signe de la vouloir reprendre.
+
+Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de
+larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux
+flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte
+de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se
+tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras
+derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop lente à son
+gré; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint:
+
+--Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n'importe! elle est
+là, dans mon coeur.
+
+--Le temps est sombre, dit de Thou.
+
+--Dites que le temps s'avance. Il marche, mon ami, il marche; encore
+vingt minutes, et tout sera fait. L'armée attend le coup de pistolet
+pour commencer.
+
+De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait ses regards
+tantôt sur la croix, tantôt au ciel.
+
+--Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice; je ne me repens
+pas, mais que la coupe du péché a d'amertume pour mes lèvres! J'avais
+voué mes jours à l'innocence et aux travaux de l'esprit, et me voici
+prêt à commettre le crime et à saisir l'épée.
+
+Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars:
+
+--C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec l'élan d'un coeur
+aveuglément dévoué; je m'applaudis de mes erreurs si elles tournent à
+votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi
+un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie.
+
+Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa
+joue.
+
+--Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête!
+Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous;
+car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié.
+
+Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans
+ses mains, et considéra la mèche fumante d'un air farouche. Ses longs
+cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d'un jeune lion.
+
+--Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un
+incendie que toutes les vagues de l'Océan ne sauraient éteindre; la
+flamme va bientôt éclairer la moitié d'un monde, et il se peut qu'on
+aille jusqu'au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse,
+les vents qui t'agiteront sont violents et redoutables: l'amour et la
+haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera
+des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle,
+brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre.
+
+De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait à voix basse:
+
+--Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le
+méchant et l'impie!
+
+Puis, élevant la voix:
+
+--Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera
+seule. C'est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt
+pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons
+sans l'étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu
+changera le coeur du roi.
+
+--Voici l'heure, voici l'heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la
+montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les
+Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il
+est là... Donnez ce pistolet.
+
+A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du
+pistolet.
+
+--Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors.
+
+Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de
+son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars.
+
+--De la Reine, monseigneur, dit-il.
+
+Cinq-Mars pâlit, et lut:
+
+
+ «MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS,
+
+ «Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à
+ ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse
+ Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume
+ de Pologne à elle offert. J'ai sondé son âme; elle est bien
+ jeune encore, et _j'ai lieu de croire_ qu'elle accepterait la
+ couronne avec _moins d'efforts et de douleur que vous ne le pensez
+ peut-être_.
+
+ «C'est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à
+ feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et
+ supplie d'agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse
+ de Mantoue des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi
+ le repos à son âme et la paix à notre cher pays.
+
+ «La Reine, qui se jette à vos pieds, s'il le faut.
+
+ «ANNE.»
+
+
+Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier
+mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le
+remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la
+même lettre:
+
+
+ «MADAME,
+
+ «Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne
+ qu'après ma mort; je meurs.
+
+ «CINQ-MARS.»
+
+
+Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la
+mettant de force dans la main du courrier:
+
+--A cheval! à cheval! lui dit-il d'un ton furieux: si tu demeures un
+instant de plus, tu es mort.
+
+Il le vit partir et rentra.
+
+Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l'oeil
+fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler.
+
+--De Thou! s'écria-t-il.
+
+--Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez
+d'être grand, bien grand! sublime!
+
+--De Thou! cria-t-il encore d'une voix étouffée.
+
+Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné.
+
+Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats
+où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les
+pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone
+torride, d'autant plus redoutables qu'elles laissent à l'horizon toute
+sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur du
+ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de même des grandes
+passions: elles prennent d'étranges aspects, selon nos caractères;
+mais qu'elles sont terribles dans les coeurs vigoureux qui ont conservé
+leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le
+désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils
+se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si
+le volcan va faire éclater la montagne, ou s'il s'éteindra tout à coup
+dans ses entrailles.
+
+De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et
+ses oreilles; il l'aurait cru mort si des torrents de larmes n'eussent
+coulé de ses yeux; c'était le seul signe de sa vie: mais tout à coup
+il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de
+tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa
+volonté.
+
+--Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux.
+Mon ami, il est onze heures et demie; l'heure du signal est passée;
+donnez pour moi l'ordre de rentrer dans les quartiers; c'était une
+fausse alerte que j'expliquerai ce soir même.
+
+De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre: il sortit et revint
+sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire
+disparaître le sang de son visage.
+
+--De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez.
+
+--Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.
+
+--Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus
+parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous
+mourrez, je vous en avertis.
+
+--Je reste, dit encore de Thou.
+
+--Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n'y pourrai
+rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et
+tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu'ils s'enfuient
+sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie.
+Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais,
+quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de
+ne point me frapper moi-même.
+
+A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s'élança
+brusquement hors de sa tente.
+
+Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres discours. A
+Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler
+avec Joseph les intérêts de l'État, étaient encore assis ces deux
+hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par
+trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de
+ses voyages que son maître était tranquille.
+
+Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et
+entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois
+jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge;
+de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour
+perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était
+couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante.
+
+Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu'il avait
+entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu'il avait
+couru d'être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:
+
+--Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être troublé jusqu'au
+fond du coeur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et
+menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s'offraient pour vous
+poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous,
+la moitié de l'armée et deux provinces; à l'étranger, l'Espagne et
+l'Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des
+combats, des poignards ou des canons!...
+
+Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit:
+
+--C'est un bien joli animal qu'un chat! c'est un tigre de salon: quelle
+souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait
+semblant de dormir pour que l'autre rayé ne prenne pas garde à lui,
+et tombe sur son frère; et celui-là, comme il le déchire! voyez comme
+il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il
+le mangerait, s'il était plus fort! C'est très plaisant! quels jolis
+animaux!
+
+Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit:
+
+--Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d'affaires
+qu'après mon souper; j'ai faim maintenant et ce n'est pas mon heure;
+mon médecin Chicot m'a recommandé la régularité, et j'ai ma douleur au
+côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge:
+à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me
+ferai porter autour du jardin pour prendre l'air au clair de la lune;
+ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et
+à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres
+d'arrestations, condamnations ou autres que j'aurai à vous donner pour
+les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.
+
+Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation
+uniforme, altérée seulement par l'affaiblissement de sa poitrine et la
+perte de plusieurs dents.
+
+Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa
+avec la plus grande tranquillité, et quand l'horloge frappa huit heures
+et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu'il fut assis près de
+la table:
+
+--Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi pendant plus de
+deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon
+même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit
+par ce trait; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait
+un pas digne d'un véritable homme d'Etat? Le Roi, MONSIEUR, et tous
+les autres, n'ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et
+ne m'ont seulement pas enlevé un homme. Il n'y a que ce petit Cinq-Mars
+qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu'il a fait était conduit
+d'une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait
+des dispositions; j'en aurais fait mon élève sans la roideur de son
+caractère; mais il m'a rompu en visière, j'en suis bien fâché pour lui.
+Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent
+tirons le filet.
+
+--Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait
+involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le
+trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos
+troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse
+est furieuse, et que le Roi n'est pas sûr?
+
+Le Cardinal regarda l'horloge.
+
+--Il n'est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai
+déjà dit que je ne m'occuperais de cette affaire qu'à neuf heures.
+En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire
+ce que j'ai à vous dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. Il reste
+encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Urbain
+Grandier; c'était un homme d'un vrai génie que cet Urbain Grandier,
+ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres
+juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme
+contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet
+horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une
+plume et écrivez à M. l'évêque de Poitiers:
+
+
+ «MONSEIGNEUR,
+
+ «Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon
+ soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court
+ délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin,
+ pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de
+ quelques criminelles intentions envers l'Etat.»
+
+
+Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber une tête au
+geste de son maître.
+
+Le Cardinal lui dit en signant la lettre:
+
+--Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils disparaissent; car il
+est important d'effacer toutes les traces de cet ancien procès. La
+Providence m'a bien servi en enlevant tous ces hommes; j'achève son
+ouvrage. Voici tout ce qu'en saura la postérité.
+
+Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la
+possession et les sortilèges du magicien[23].
+
+ [23] Voyez les Mémoires de Richelieu, _Collection des Mémoires_, t.
+ XXVIII. p. 139.
+
+Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher de regarder
+l'horloge.
+
+--Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh
+bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n'ai pas
+mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j'ai laissé aller ces
+pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te
+rassureraient si tu les connaissais. D'abord, dans ce rouleau de bois
+creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron. Je suis très
+satisfait de Laubardemont: c'est un habile homme!
+
+Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph.
+
+--Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l'a arraché; il
+est vrai qu'il l'a laissé mourir, et sous ce rapport on n'a pas à se
+plaindre; mais enfin il était l'agent de la conjuration: c'était son
+fils.
+
+--Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d'un air sévère; oui, car vous
+n'oseriez pas mentir avec moi. Comment l'avez-vous su?
+
+--Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils
+comparaîtront.
+
+Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta:
+
+--Donc nous allons l'employer encore à juger nos conjurés, et ensuite
+vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne.
+
+Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua:
+
+--Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval?
+
+--Ils n'y sont pas tous. Lis cette lettre de MONSIEUR à Chavigny; il
+demande grâce, il en a assez. Il n'osait même pas s'adresser à moi le
+premier jour, et n'élevait pas sa prière plus haut que les genoux d'un
+de mes serviteurs[24].
+
+ [24] COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU
+ CARDINAL DE RICHELIEU.
+
+ _A Monsieur de Chavigny._
+
+ «Monsieur de Chavigny,
+
+ «Encore que je croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et
+ que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous
+ prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et
+ d'attendre cet effet de la véritable affection que vous avez
+ pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre
+ colère. Vous sçavez le besoin que j'ai que vous me tiriez de la
+ peine où je suis. Vous l'avez déjà fait deux fois auprès de Son
+ Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous
+ donnerai de pareils employs.
+
+ «GASTON D'ORLÉANS.»
+
+Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé celle-ci à
+moi-même[25], et une troisième pour le Roi.
+
+ [25] _A Son Excellence le Cardinal-Duc._
+
+ «Mon Cousin,
+
+ «Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus
+ coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu'il recevoit de
+ Sa Majesté m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses
+ artifices; mais c'est pour vous, mon Cousin, que je conserve
+ mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d'un
+ véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
+ dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la
+ sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de
+ vos amis, et avec la mesme passion que je suis,
+
+ «Mon Cousin,
+
+ «Votre affectionné Cousin,
+
+ «GASTON.»
+
+Son projet l'étouffait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne m'apaise
+pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je
+le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26].
+
+ [26] _Réponse du Cardinal._
+
+ «Monsieur,
+
+ «Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue
+ et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce
+ monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour
+ vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à
+ elle d'achever. C'est tout ce que je puis vous dire.
+
+Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de
+Sedan et général en chef des armées d'Italie, il vient d'être saisi par
+ses officiers au milieu de ses soldats, et s'était caché dans une botte
+de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins.
+Ils s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne
+leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant
+à MONSIEUR, n'agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant
+j'ai permis qu'on eût l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à
+onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi
+me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les
+livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s'est
+fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant
+ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de
+vous; vous vous négligez.
+
+--Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu de peines pour
+découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l'ai su qu'en
+risquant ma vie entre ces deux jeunes gens...
+
+Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond de son fauteuil.
+
+--Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte,
+Joseph, et je pense que c'est la première fois de ta vie que tu aies
+entendu parler d'amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph? et,
+dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t'en
+fasses une idée très belle.
+
+Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin
+interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand seigneur qu'il
+prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles
+expressions par les lèvres les plus impures:
+
+--Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour selon tes idées.
+Qu'est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe
+ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n'a fait toutes ces
+petites conjurations que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes
+oreilles indignes. Voyons, qu'est-ce que l'amour? Moi, d'abord, je n'en
+sais rien.
+
+Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l'oeil stupide de
+quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit
+enfin d'une voix traînante et nasillarde:
+
+--Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en
+vérité, monseigneur, je vous avoue que je n'y avais jamais réfléchi
+jusqu'ici, et j'ai toujours été embarrassé pour parler à une femme;
+je voudrais qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois
+pas à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des secrets,
+comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis
+trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté
+avec beaucoup d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces
+conspirateurs. Nous n'avons pas manqué le _merveilleux_[27], cette
+fois, comme pour le siège d'Hesdin; il ne s'agira plus que de trouver
+une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l'exécution.
+
+ [27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d'Hesdin,
+ le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du
+ Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le
+ père Joseph vouloit ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le
+ ministre.
+
+ (_Mémoires pour l'histoire du Cardinal de Richelieu._)
+
+--Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me
+rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop
+fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous
+occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part
+tout à l'heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger
+et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler, cette affaire est trop
+petite pour moi: c'est un caillou sous mes pieds, auquel je n'aurais
+pas dû penser si longtemps.
+
+Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré
+d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme d'un présent à sa
+disposition, et du présent comme d'un passé qu'il ne craignait plus. Il
+ne savait s'il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur
+à l'humanité.
+
+Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et,
+heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à
+courir les risques de tomber, s'écria d'un air fort troublé:
+
+--Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le
+camp en rumeur et vos ennemis à cheval...
+
+--Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant
+son tabouret; vous me paraissez manquer de calme.
+
+--Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert?
+
+--Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph.
+
+--Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient.
+
+--En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en regardant
+l'horloge; je ne l'attendais que dans deux heures. Sortez tous deux.
+
+Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait
+l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du
+Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi
+parut.
+
+Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de
+l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira
+et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s'était levé avec la plus
+grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses
+jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d'aider le prince à
+s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand
+fauteuil garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé
+pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait
+sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et
+seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante:
+
+--Je m'en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m'en vais à Dieu: je
+m'affaiblis de jour en jour; ni l'été ni l'air du Midi ne m'ont rendu
+mes forces.
+
+--Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà
+conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu'il me restera la tête
+pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.
+
+--Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter: le coeur pour
+m'aimer, dit le Roi.
+
+--Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant
+le sourcil et se mordant les lèvres par l'impatience que lui donnait ce
+début.
+
+--Quelquefois j'en doute, répondit le prince; tenez, j'ai besoin de
+vous parler à coeur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il
+y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans: jamais
+je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si
+quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions
+contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir.
+
+C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles,
+qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils
+n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion
+par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il
+avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin
+de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter
+l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations
+qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi.
+
+--Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous
+ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours
+à l'esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne
+puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain
+Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre
+haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre.
+
+--N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules
+fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait
+être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles
+et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut
+être regardé comme coupable, à nommer _magie_ des crimes dont le nom
+révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dangereux
+mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces
+impuretés...
+
+--Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête
+et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage;
+je vous conçois, ces tableaux m'offenseraient; j'approuve vos motifs,
+c'est bon. On ne m'avait pas dit cela; on m'avait caché ces vices
+affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes?
+
+--Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse
+Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien
+je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l'avouer, c'est à elle
+que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les
+yeux sur l'évêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, pour
+l'approcher d'elle. Combien j'ai souffert lorsqu'elle me força de la
+combattre dans l'intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut
+fait pour vous, je n'en eus et n'en aurai jamais aucun scrupule.
+
+--Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume.
+
+--Eh! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en
+donna l'exemple; c'est sur le modèle de toutes les perfections que nous
+réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre
+mère ne sont pas encore élevés, Dieu m'est témoin que ce fut dans la
+crainte d'affliger votre coeur et de vous rappeler sa mort, que nous
+en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m'est permis
+de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis,
+quand nous l'y verrons déposée, si la Providence m'en laisse la force.
+
+ [28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa
+ mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit:
+
+ «Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer
+ d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu
+ n'a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de
+ la laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère,
+ lorsqu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu
+ a commis le soin du bien général d'un royaume doivent toujours le
+ préférer à toutes les obligations particulières.»
+
+ (_Relation de M. de Fontrailles._)
+
+Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid,
+et le Cardinal, jugeant qu'il n'irait pas plus loin pour ce soir dans
+la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des
+diversions et à attaquer l'ennemi en face. Continuant donc à regarder
+fixement le Roi, il dit froidement:
+
+--Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort?
+
+--Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j'ai bien entendu parler de
+conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n'ai
+rien ordonné contre vous.
+
+--Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j'en dois
+croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l'on se soit
+trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner?
+
+--Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien
+de prendre garde à MONSIEUR...
+
+--Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu'il
+vient de m'envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable
+envers Votre Majesté même.
+
+Le Roi, étonné, lut:
+
+ «MONSEIGNEUR,
+
+ «Je suis au désespoir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
+ dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d'agréer que
+ je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de
+ soumission et de repentance.
+
+ «Votre très humble sujet,
+
+ «GASTON.»
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Louis; osaient-ils s'armer
+contre moi-même aussi?
+
+--_Aussi!_ dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il
+reprit:--Oui, Sire, aussi; c'est ce que me ferait croire jusqu'à un
+certain point ce petit rouleau de papiers.
+
+Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un morceau de bois de
+sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi.
+
+--C'est tout simplement un traité avec l'Espagne, auquel, par exemple,
+je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les
+vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté,
+le nombre des troupes, les secours d'hommes et d'argent.
+
+ [29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la
+ _Relation de Fontrailles_. V. les notes.
+
+--Les traîtres! s'écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon
+frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon...
+
+--Oui, Sire.
+
+--Ce sera difficile au milieu de son armée d'Italie.
+
+--Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il
+pas un autre nom?
+
+--Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant.
+
+--Précisément, Sire, dit le Cardinal.
+
+--Je le vois bien... Mais je crois que l'on pourrait...
+
+--Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix tonnante, il faut
+que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à cheval à la tête de
+son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l'enfant à l'homme ou
+l'homme à l'enfant, il n'y a pas de milieu.
+
+--Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi.
+
+--Sa tête et celle de son confident.
+
+--Jamais... c'est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant
+dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu.
+Il est mon ami aussi bien que vous; mon coeur souffre de l'idée de sa
+mort. Pourquoi aussi n'étiez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi
+cette division? C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez fait mon
+désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes!
+
+Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être
+versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le suivait des yeux
+comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment
+pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus
+longtemps.
+
+--Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous
+vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la
+bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l'Église vous
+ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce
+que vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par vous
+de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent
+m'apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup
+de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs
+fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore;
+et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la France à
+l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de mes vingt années,
+soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de
+l'État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue
+éteinte par votre père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est
+elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat?
+où donc est votre massue?
+
+Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses
+mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit:
+
+--Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour moi que
+je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu'un tel
+adversaire m'importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient
+que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État
+dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans
+que je connais votre cour je ne suis pas sans m'être assuré quelque
+retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever
+les six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux
+spectacle pour moi que celui d'un tel règne! Que répondrez-vous, par
+exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne
+pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire,
+comme ils l'osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous
+les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté,
+nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est
+la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront
+délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour
+gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans doute comme
+domaine originaire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant de
+papiers.
+
+ [30] _Mémoires de Sully_, 1595.
+
+En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait
+presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des
+portefeuilles sans nombre.
+
+Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de
+ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une
+résolution par crainte d'en prendre une autre.
+
+--Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi
+seul.
+
+--A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les
+affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon
+travail ordinaire.
+
+--Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je
+donnerai mes ordres.
+
+--Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous
+arrête, vous m'appellerez.
+
+Il sonna: à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal,
+quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil
+et sa personne dans un autre appartement; car, nous l'avons dit, il ne
+pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les
+secrétaires, il dit à haute voix:
+
+--Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté.
+
+Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d'avoir une
+fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l'ouvrage politique.
+Il fit le tour de l'immense table, et vit autant de portefeuilles que
+l'on comptait alors d'Empires, de Royaumes et de Cercles dans l'Europe;
+il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait
+celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout
+était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque
+note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut
+parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment
+avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour
+Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout
+était confusion: sur des édits de bannissements et d'expropriation
+des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec
+Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire; des notes
+sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert,
+étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la
+cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils
+renfermaient et la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque
+phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaient ces mots:
+«_Sur quatre lignes de l'écriture d'un homme, on peut lui faire un
+procès criminel_». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre
+les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés; la
+division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef;
+le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé
+sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son
+front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés
+autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se
+trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.
+
+Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre
+époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et
+propres à lui montrer son véritable noeud et ce que l'on avait tenté
+contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une
+taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le
+cabinet: c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en
+saluant:
+
+--Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il.
+
+--D'Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province
+d'Espagne.
+
+--De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons
+à l'instant. Et il lut:
+
+«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves,
+royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation
+et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»
+
+--Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi?
+
+--Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il
+y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur
+le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.
+
+--La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n'a donc plus pour
+premier ministre le Comte-Duc?
+
+--Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la
+déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique,
+contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes
+_sacrilèges_ et _excommuniées_. Le roi de Portugal...
+
+--Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un
+révolté.
+
+--Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller
+d'Etat, envoie à la PRINCIPAUTÉ de Catalogne son neveu, D. Ignace
+de Mascarenas, pour s'emparer de la protection de ce pays (et de sa
+souveraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de
+reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.
+
+--Eh bien, qu'importe? dit Louis.
+
+--Les Catalans ont le coeur plus français que portugais, Sire, et
+il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de
+Portugal.
+
+--Moi, soutenir des rebelles! vous osez!
+
+--C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat;
+l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M.
+d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à
+nos Huguenots.
+
+--C'est bon; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi.
+
+--Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes
+d'Aragon marchent contre eux...
+
+--Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis
+XIII.
+
+Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécontent et découragé.
+A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes
+britanniques.
+
+--Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires
+d'Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte
+d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince
+Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable
+à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui
+les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne.
+Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en
+Hollande.
+
+--Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre, dit Louis. Mais
+il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du
+Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d'Angleterre,
+il avait écrit de sa main:
+
+«Faut réfléchir longtemps et attendre:--les Communes sont fortes;--le
+Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront.
+
+«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir
+Vincennes, et a dit qu'on «_ne devrait jamais frapper les princes qu'à
+la tête_. REMARQUABLE», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce
+mot, y substituant: «REDOUTABLE».
+
+Et plus bas:
+
+«Cet homme domine Fairfax;--il fait l'inspiré; ce sera un grand
+homme.--Secours refusé;--argent perdu.»
+
+Le Roi dit alors:--Non, non, ne précipitez rien, j'attendrai.
+
+--Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier
+retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d'un
+an.
+
+--En sont-ils là? demanda Louis.
+
+--Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la
+main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit.
+
+--Mais un moment de bonheur peut tout sauver!
+
+--Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny
+respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.
+
+--Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d'humeur.
+
+Le secrétaire d'Etat sortit lentement.
+
+Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant
+qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de
+papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant partout
+des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les
+ressources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de place, se
+courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y
+trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son
+royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous
+chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre
+les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur
+des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre
+sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade
+fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son coeur.
+
+--Richelieu! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette;
+qu'on appelle le Cardinal!
+
+Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
+
+Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et
+les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un
+instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses
+paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre
+avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme
+le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux
+étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put
+l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue:
+
+--Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous?
+
+Louis, renversé sur l'oreiller, entr'ouvrit les yeux et le regarda,
+puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux
+yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette
+calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui
+représentait un esprit infernal.
+
+--Régnez, dit-il d'une voix faible.
+
+--Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implacable
+ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince,
+comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières
+lueurs de la volonté d'un mourant.
+
+--Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.
+
+--Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté,
+de les prendre morts ou vifs».
+
+Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa
+tomber sa main sur le papier fatal, et signa.
+
+--Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il.
+
+--Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand
+politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des
+garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte.
+
+«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne
+quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses
+gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31].»
+
+ [31] _Manuscrit de Pointis_, 1642, no 183.
+
+De plus:
+
+«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage
+entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son
+attachement[32].»
+
+ [32] _Mémoires d'Anne d'Autriche_, 1642.
+
+--Mes enfants! s'écria Louis relevant sa tête, vous osez...
+
+--Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu.
+
+Le roi signa.
+
+--Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement.
+
+Ce n'était pas fini: une autre douleur lui était réservée.
+
+La porte s'ouvrit brusquement et l'on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut,
+cette fois, le Cardinal qui trembla.
+
+--Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour
+appeler.
+
+Le Grand-Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans
+daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis
+XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir
+sa sentence de mort.
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+--Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car
+j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus
+douce.
+
+--Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait
+de telles choses?
+
+--Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous
+venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux
+pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.
+
+Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu'il
+n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec
+mépris:
+
+--Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas
+vaincu.
+
+Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit.
+
+--Et quels sont vos complices? dit-il.
+
+Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit les lèvres pour
+parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice
+inconnu à tous les hommes.
+
+--Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.
+
+Et il sortit de l'appartement.
+
+Il s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et
+Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit:
+
+--Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter.
+
+Tous se regardèrent sans oser l'approcher.
+
+--Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis
+sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.
+
+--Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez
+vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne.
+
+--Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce
+dévouement je le devine.
+
+--Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant
+et se jetant dans ses bras.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+LES PRISONNIERS
+
+ J'ai trouvé dans mon coeur le dessein de mon frère.
+
+ PICHALD, _Léonidas_.
+
+ Mourir sans vider mon carquois!
+ Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
+ Ces bourreaux barbouilleurs de lois!
+
+ ANDRÉ CHÉNIER.
+
+
+Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque
+année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect
+sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une
+sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait
+son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme
+une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la
+route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on,
+à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée, formant comme
+l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des
+hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de
+piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de
+Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville,
+et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et,
+sous Louis XIII, une prison d'État. Une seule tour colossale, où le
+jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait
+l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs
+épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes
+de la roche immense et perpendiculaire.
+
+Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut
+bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant
+Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à
+sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône
+à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir
+de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant
+aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec
+lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries
+et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux
+victimes dans la seconde, au bout d'une longue chaîne.
+
+Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles
+étaient dépouillées de leur tente, et l'on voyait dans l'une Richelieu,
+pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les
+deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l'un sur
+l'autre, et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les
+soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir
+l'inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor
+et Pollux: des chrétiens n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y
+voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c'était le premier
+ministre qui passait.
+
+En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les
+conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi,
+en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu
+mettre sa tombe.
+
+«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année,
+contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l'on avait bâti une
+chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le
+fond étant d'or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même
+façon; à la proue et à l'arrière du bateau, il y avait quantité de
+soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d'or,
+d'argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son
+Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le
+cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y
+étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes en d'autres bateaux.
+Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers,
+et après montait un autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers
+pour les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on mettait des
+soldats en icelle, pour voir s'il y avait des gens suspects; et n'y en
+rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux
+bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et
+de soldats bien armés.
+
+«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était
+attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars,
+gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence.
+Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la
+vaisselle d'argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et
+soldats.
+
+«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de
+chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais;
+il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les
+villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir
+d'ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de
+celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit
+que tout jouait à mieux faire.»
+
+ * * * * *
+
+Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout
+semblait sommeiller dans l'inexpugnable tour des prisonniers, la porte
+de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le
+seuil parut un homme vêtu d'une robe brune ceinte d'une corde, ses
+pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main:
+c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla
+en silence l'appartement du Grand-Ecuyer. D'épais tapis, de larges et
+splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas
+rouge était préparé, mais le captif n'y était pas; assis près d'une
+haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une longue robe grise
+de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés
+sur une petite croix d'or, à la lueur tremblante d'une lampe, il
+était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le
+loisir d'approcher jusqu'à lui et de se placer debout face à face du
+prisonnier avant qu'il s'en aperçût. Enfin il leva la tête et s'écria:
+
+--Que viens-tu faire ici, misérable?
+
+--Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d'une voix très basse le
+mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je
+viens pour vous dire d'importantes choses: écoutez-moi; j'ai beaucoup
+pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments
+sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on
+va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre
+ami: cela ne peut manquer parce qu'il faut que tout se termine le même
+jour.
+
+--Je le sais, dit Cinq-Mars, et j'y compte.
+
+--Eh bien! je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai beaucoup
+réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous proposer des choses
+qui vous seront agréables. Le Cardinal n'a pas six mois à vivre; ne
+faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez
+où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où
+je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher
+ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près
+de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous
+serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez
+cardinal.
+
+L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre
+un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la
+hauteur de ses méditations. Tout ce qu'il put dire fut:
+
+--Votre bienfaiteur! Richelieu!
+
+Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui:
+
+--Il n'y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts,
+voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus
+reconnaissant qu'un cheval monté par un écuyer ne l'est d'être préféré
+aux autres. Mon allure lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent il
+me convient de le jeter à terre.
+
+«Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé, je le vois bien,
+en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j'ai des
+moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je
+ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d'autres
+hommes qu'il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du
+Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là-bas au-dessus de l'eau.
+Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J'envoie un médecin, un
+empirique qui m'appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants
+de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera
+un remède universel et éternel.
+
+--Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun
+homme n'est semblable à toi; tu n'es pas un homme! tu marches d'un
+pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles
+pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les coeurs des
+amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l'âme
+tourmentée d'un damné.
+
+--Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités
+sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être ni damnation ni âme. Si
+celles des morts revenaient se plaindre, j'en aurais mille autour de
+moi, et je n'en ai jamais vu, même en songe.
+
+--Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.
+
+--Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n'y a point de monstre ni
+d'homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous
+nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes
+peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu
+et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit,
+pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut
+point se mêler d'agir sur les hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus
+raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est
+possible que l'âme n'existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais,
+relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu'il faut
+satisfaire.
+
+--Je respire! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu!
+
+Joseph poursuivit:
+
+--Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc
+tout sacrifier à cette idée!
+
+--Malheureux! ne me confondez pas avec vous!
+
+--C'est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous
+voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre.
+
+--Misérable! c'était par amour...
+
+--Non! non! non! non!... Ce n'est point cela. Voici encore des mots;
+vous l'avez cru peut-être vous-même, mais c'était pour vous; je vous
+ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes
+tous les deux; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre: elle ne songeait
+qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour s'entendre dire
+qu'on est parfait et se voir adorer qu'on veut être aimé, c'est encore
+et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu.
+
+--Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de nous faire
+mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes;
+quel démon t'a enseigné ton horrible analyse des coeurs?
+
+--La haine de tout ce qui m'est supérieur, dit Joseph avec un rire bas
+et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m'ont
+rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il
+y a un ver qui rampe au coeur de tous ces beaux fruits.
+
+--Grand Dieu! l'entends-tu? s'écria Cinq-Mars, se levant et étendant
+ses bras vers le ciel.
+
+La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et
+surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d'un astre
+inconnu donner d'autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos
+regards; les méditations de l'éternité, et (le dirons-nous?) de grands
+efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles
+et pour diriger vers Dieu toute cette force d'aimer qui l'avait égaré
+sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et,
+semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son
+âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l'influence mystérieuse
+de la mort.
+
+--Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes,
+suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies,
+l'une égoïste et sanglante, l'autre dévouée et sans tache; la leur
+soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l'amour. Regarde,
+Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien
+criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne
+donne qu'un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise.
+
+Joseph l'interrompit durement en frappant du pied.
+
+--Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m'apprendrez si vous
+voulez m'aider, et je vous sauverai à l'instant.
+
+--Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d'Effiat, je ne
+m'associerai à toi et à un assassinat! Je l'ai refusé quand j'étais
+puissant, et sur toi-même.
+
+--Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent.
+
+--Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu'il serait avec
+une femme qui ne me comprit pas, m'aima faiblement et me préféra une
+couronne? Après son abandon je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme
+l'Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime!
+
+--Inconcevable folie! dit le capucin en riant.
+
+--Tout avec elle, rien sans elle: c'était là toute mon âme.
+
+--C'est par entêtement et par vanité que vous persistez; c'est
+impossible! reprit Joseph: ce n'est pas dans la nature.
+
+--Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du
+moins celui de mon ami?
+
+--Il n'existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que...
+
+Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant.
+
+--Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son oeuvre...
+il tient à vous par amour-propre d'auteur... Il était habitué à vous
+sermonner, et il sent qu'il ne trouverait plus d'élève si docile à
+l'écouter et à l'applaudir... La coutume constante lui a persuadé
+que sa vie tenait à la vôtre... c'est quelque chose comme cela... il
+vous accompagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous
+verrons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait su la
+conjuration.
+
+--Il ne le niera pas! s'écria impétueusement Cinq-Mars.
+
+--Il la savait donc? vous l'avouez, dit Joseph triomphant; vous n'en
+aviez pas encore dit si long.
+
+--O ciel! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.
+
+--Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre.
+
+D'Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit:
+
+--Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être
+l'amour égaré un moment...
+
+--Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable
+à un coeur, répondit le prisonnier, sauve-le; c'est le plus pur des
+êtres créés. Mais fais le emporter loin d'ici pendant son sommeil, car,
+s'il s'éveille, tu ne le pourras pas.
+
+--A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c'est vous et
+votre faveur qu'il me faut.
+
+L'impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu'il
+regardait d'un air terrible:
+
+--Je l'abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en
+soulevant une tapisserie qui séparait l'appartement de son ami du sien;
+viens et doute du dévouement et de l'immortalité des âmes... Compare
+l'inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de
+ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au
+sommeil du juste.
+
+Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux
+encore devant un prie-Dieu surmonté d'un vaste crucifix d'ébène; il
+semblait s'être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était
+élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme
+et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du
+siège.
+
+--Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli
+à ses affreux propos le nom céleste qu'il prononçait habituellement
+chaque jour.
+
+Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses
+yeux, comme ébloui par une vision du ciel...
+
+--Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la
+main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait
+si j'y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l'opium pour
+calmer...
+
+Mais il ne s'agit pas de cela: dites oui ou non.
+
+--Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule; je ne veux
+point de la vie et ne me repens pas d'avoir perdu une seconde fois de
+Thou, car il n'en aurait pas voulu au prix d'un assassinat: et quand il
+s'est livré à Narbonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon.
+
+--Réveillez-le donc car voici les juges, dit d'une voix aigre et riante
+le capucin furieux.
+
+En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par
+un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs
+longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent
+et s'assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre;
+c'étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette
+sombre et solennelle affaire.--Tous hommes sûrs et de _confiance_
+pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis
+et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon
+lui-même, _pour éviter_, dit-il dans les instructions ou ordres
+qu'il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «_pour éviter toutes les
+accroches qui arriveront s'il n'y est point. M. Marillac_, ajoutait-il,
+_fut à Nantes au procès de Chalais_. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
+à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès
+de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence qu'ont ces messieurs des
+formes de justice est tout à fait nécessaire.»
+
+Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça
+qu'il avait ordre de ne point paraître, de peur d'être influencé par le
+souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que
+seul à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapidement,
+reçu les lâches dépositions du duc d'Orléans, à Villefranche, en
+Beaujolais, puis à _Vivey_[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste
+prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au
+milieu de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé par
+les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à
+Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette
+docilité, on l'avait exempté en forme des confrontations trop
+pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et
+les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur
+travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les
+jeunes coupables que l'on ne voulait pas sauver.--L'histoire ne nous a
+conservé que les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre
+Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement
+dit qu'ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents.
+Le rapporteur conseiller d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en
+tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l'oreille avec une
+politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec
+une ironie féroce.
+
+ [33] Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. de
+ Villeroy, dit Montrésor.
+
+Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l'on se tut
+pour écouter la réponse du prisonnier.
+
+Il parla d'une voix douce et calme.
+
+--Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en appeler au
+Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu'il y a parmi
+eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier
+lui-même, que j'ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai
+bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la
+conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir.
+Je n'ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes,
+vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête
+homme de France, et qui ne meurt que pour moi.
+
+--Qu'on l'introduise, dit Laubardemont.
+
+Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'amenèrent.
+
+Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres,
+et embrassant Cinq-Mars:
+
+--Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner
+le ciel et le bonheur éternel.
+
+--Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la
+bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration.
+
+De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble, toujours avec un
+demi-sourire et les yeux baissés:
+
+--Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais
+que le témoignage d'un accusé ne peut condamner l'autre. Je pourrais
+répéter aussi ce que j'ai déjà dit, que l'on ne m'aurait pas cru si
+j'avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie
+et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j'ai bien envisagé
+l'une et l'autre, j'ai connu clairement que, de quelque vie que je
+puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la
+perte de M. de Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa
+conspiration; j'ai fait mon possible pour l'en détourner.--Il m'a
+cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu trahir; c'est
+pourquoi je me condamne par les lois qu'a rapportées mon père lui-même,
+qui me pardonne, j'espère.
+
+A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
+
+Cinq-Mars s'écriait:
+
+--Ami! ami! que je regrette ta mort que j'ai causée! Je t'ai trahi deux
+fois, mais tu sauras comment.
+
+Mais de Thou l'embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux
+en haut:
+
+--Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant
+je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je
+vous aime! Qu'avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le
+bonheur de mourir ensemble?
+
+Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient
+avec surprise.
+
+--Ah! si l'on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée
+(c'était le vieux Grandchamp, qui s'était glissé dans la chambre, et
+dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur
+de tous ces hommes noirs! disait-il.
+
+Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se
+tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière
+où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire
+attention à ce qui se passait dans la chambre.
+
+Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à
+s'attendrir, dit à haute voix:
+
+--Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Cardinal, on va
+mettre ces deux messieurs à la gêne, c'est-à-dire la question ordinaire
+et extraordinaire.
+
+Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les
+bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent.
+Le premier porta involontairement la main à son front.
+
+--Sommes-nous ici à Loudun? s'écria le prisonnier.
+
+Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et
+reprit d'un ton calme en regardant les juges:
+
+--Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma
+condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J'ai
+tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand
+coeur: la question n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à
+des âmes comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par les
+souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté
+et à l'heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu'il
+fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous
+avons ce que nous voulons.
+
+--Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe,
+messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le
+demandons.
+
+--Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces tortures infâmes
+pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà, martyr volontaire de
+l'amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d'importants secrets:
+mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les
+plus vils malfaiteurs.
+
+--Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des
+mêmes douleurs que lui; je ne l'ai pas suivi si loin pour l'abandonner
+à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour
+l'accompagner jusque dans le ciel.
+
+Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre Laubardemont
+et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n'arrachât le récit
+de son entretien, n'était pas d'avis de donner la question; l'autre
+ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l'exigeait
+impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres
+secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait
+soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du
+juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l'humanité quand il
+finit par ces paroles prononcées à voix basse:
+
+--Je connais leurs secrets; nous n'avons pas besoin de les savoir,
+parce qu'ils sont inutiles et qu'ils visent trop haut. M. le Grand
+n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre la Reine; c'est ce qu'il vaut
+mieux ignorer. D'ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils
+se tairaient, l'un par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les: la
+torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher;
+cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître.
+
+Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent
+pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à
+Laubardemont:
+
+--Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore
+avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans
+la tour du Nord.
+
+C'étaient les trois juges d'Urbain Grandier.
+
+Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le
+maître des requêtes ébahi.
+
+A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de
+ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la
+main, lui dit:
+
+--Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai
+quelque chose; au nom de votre mère, venez...
+
+Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même
+instant.
+
+--Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant;
+hélas! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer qu'aujourd'hui? Cher Henri,
+votre mère, votre frère, votre soeur, sont ici cachés...
+
+--Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp; venez sur la
+terrasse, monseigneur.
+
+Mais le vieux prêtre retenait son élève en l'embrassant.
+
+--Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce.
+
+--Je la refuserais, dit Cinq-Mars.
+
+--Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou.
+
+--Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent.
+
+En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph
+et Laubardemont manquaient.
+
+--Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux commissaires, je suis
+heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la
+grâce de tous les conjurés. J'ai vu chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même.
+Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas défav...
+
+--Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.
+
+Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans
+la chambre.
+
+M. de Thou, entendant que l'on appelait le greffier criminel
+du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa éclater
+involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se
+virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la
+mort; et s'avançant au devant de cet homme, il s'écria:
+
+--_Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!_
+
+Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour
+entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné. D'Effiat demeura debout,
+mais on n'osa le contraindre.
+
+L'arrêt leur fut prononcé en ces mots:
+
+«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de
+lèse-majesté, d'une part;
+
+«Et messire Henri d'Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé
+de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq
+ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de
+Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d'autre part;
+
+«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur
+général du Roi, à l'encontre desdits d'Effiat et de Thou, informations,
+interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies
+reconnues du traité fait avec l'Espagne; considérant, la chambre
+déléguée:
+
+«1º Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes,
+est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme
+criminel de lèse-majesté;
+
+«2º Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort
+contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l'État;
+
+«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d'Effiat
+et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir:
+
+«Ledit d'Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises,
+ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l'Etat;
+
+«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises;
+
+«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et
+dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée
+sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des
+Terreaux de cette ville;
+
+«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles
+et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus
+immédiatement de la couronne, réunis au domaine d'icelle; sur iceux
+préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à oeuvres
+pies.»
+
+Après la prononciation de l'arrêt, M. de Thou dit à haute voix:
+
+--Dieu soit béni! Dieu soit loué!
+
+--La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars.
+
+Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des
+Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion
+qu'il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt
+des marchands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les gardes
+du corps, silencieux et les larmes aux yeux.
+
+--Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles;
+mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas
+la mort.
+
+Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces
+gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le
+visage de leurs manteaux.
+
+--Les cruels! dit l'abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux,
+il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser
+entrer en ce moment?...
+
+--Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car,
+depuis deux mois, aucun étranger n'a eu permission d'entrer ici...
+
+ * * * * *
+
+Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées:
+
+--Sur la terrasse, au nom du ciel! s'écria encore Grandchamp. Et il
+y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en
+boitant.
+
+--Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une
+gravité pleine d'indulgence.
+
+--Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique.
+
+Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il
+paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les
+montagnes découpaient durement leurs formes d'un bleu foncé; les vagues
+de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre,
+étaient encore voilées par une légère vapeur qui s'élevait aussi de
+Lyon et dérobait à l'oeil le toit des maisons. Les premiers jets de la
+lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés
+du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l'hôtel de ville
+et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des
+Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise,
+étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le bruit des
+carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient
+silencieux.
+
+--Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des
+plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah!
+mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles
+qui nous ont amenés ici!
+
+Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse
+pour regarder du côté de la rivière.
+
+--Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l'abbé.
+
+--Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou.
+
+--N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l'autre rive,
+une petite maison blanche entre la porte d'Halincourt et le boulevard
+Saint-Jean? dit l'abbé.
+
+--Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de murailles
+grisâtres.
+
+--Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché
+en avant, comme un marin qui s'appuie sur la dernière planche d'une
+jetée pour apercevoir une voile à l'horizon.
+
+--Chut! dit l'abbé, on parle près de nous.
+
+En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre
+dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse.
+Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers
+l'avaient à peine remarquée jusque-là.
+
+--Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars.
+
+--Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est
+la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort,
+et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par
+semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre
+là-bas.
+
+Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à
+jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de leur situation.
+Elle s'avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus
+d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source
+inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une
+profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un
+moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement
+semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait
+tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et
+trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire
+rejaillir en écume à une grande hauteur.
+
+--Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant.
+
+--J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l'air, dit
+Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal.
+
+Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie.
+
+La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit
+un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges
+rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues
+parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois
+en criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont.
+
+Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula.
+
+--Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l'avait
+ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs,
+ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n'en serais pas
+étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais
+tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le
+signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci,
+monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont
+préparés.
+
+L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna
+du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards.
+
+--Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu'aucun des conjurés
+n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus
+à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez
+d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour
+vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous conduira au
+supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête
+quand il faudra commencer.
+
+Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que,
+lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel
+secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y
+savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient
+exilé; et, lorsque l'on avait su l'accommodement de MONSIEUR et du duc
+de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres
+ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette affaire, qui
+compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était
+même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et
+son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d'_abolition_
+accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme MONSIEUR; que le
+résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du
+Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on,
+avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait
+évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant généreusement de leur retraite
+en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu
+du camp de Perpignan.
+
+A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'empêcher d'oublier sa
+résignation; et, serrant la main de son ami:
+
+--_Arrêter!_ s'écria-t-il; faut-il renoncer même à l'honneur de nous
+être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion
+de la postérité?
+
+--C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur
+sa bouche; mais chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout.
+
+Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt
+de la joie qu'ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le
+soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans
+contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieillards en
+racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il
+leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de
+son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même
+prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris
+l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait
+daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat
+et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour
+délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer
+beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour
+aider à ce dernier coup.
+
+--La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis,
+et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver;
+elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle
+lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas.
+Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver,
+ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords
+éternels.
+
+--N'a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait
+Cinq-Mars pâlissant.
+
+--Rien de plus, dit le vieillard.
+
+--Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer.
+
+--Personne, dit l'abbé.
+
+--Encore, si elle m'eût écrit! dit Henri à demi-voix.
+
+--Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme
+confesseur, reprit de Thou.
+
+Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant
+par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix
+entrecoupée:
+
+--Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les
+voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...
+
+--Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.
+
+--Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous
+pas? Votre mère, vos soeurs, votre frère.
+
+En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l'éloignement
+des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l'une d'elles, vêtue de
+noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme
+pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait
+et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son coeur.
+
+Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent
+un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura.
+
+--Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il.
+
+Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa
+famille:
+
+--Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me
+dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie
+vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir.
+
+Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de
+Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit
+à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d'une grande dame tout
+entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l'argent être
+employé en oeuvres pieuses.»
+
+Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé, il écrivit une
+lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit:
+«_Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en
+paradis._» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit
+à haute voix le psaume _Miserere mei, Deus_, etc., avec une ardeur
+d'esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si
+violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et qu'il alloit
+sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les
+faisoit tous frémir de respect et d'horreur.»
+
+ [34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée,
+ dans les notes à la fin du volume.
+
+ * * * * *
+
+Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans
+la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on
+vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes
+d'infanterie et de cavalerie que l'on savait campées et cantonnées
+fort loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments de
+Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Carabins de La Roque,
+tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé
+sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de
+Pierre-Encise; l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône,
+depuis la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le lieu
+ordinaire des exécutions.
+
+Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l'on appelle _Pennonnage_,
+faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le
+journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte
+qu'elles enfermoient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque
+côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui
+étoient nécessaires.
+
+«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut
+et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le
+devant, s'élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ,
+devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied, si que
+la principale façade ou le devant de l'échafaud regardoit vers la
+boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud
+on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de
+Saint-Pierre.»
+
+Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les
+murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien
+pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois
+renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds
+l'un de l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à
+cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il s'agissait
+d'une fête ou d'un supplice.
+
+Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre avait été aussi
+soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait.
+
+Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d'Entraigues,
+Gondi, le comte du Lude et l'avocat Fournier, déguisés en soldats,
+en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits,
+avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes
+et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur
+la route d'Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées
+d'avance. Le jeune marquis d'Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé
+en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la
+place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa soeur étaient
+enfermées avec la présidente de Pontac, soeur du malheureux de Thou. Il
+les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et revenait trouver les
+conjurés et s'assurer que chacun d'eux était disposé à l'action.
+
+Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le
+poignarder.
+
+La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait
+en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain.
+Ambrosio, domestique espagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était
+chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait
+entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer
+de la vielle. Chacun était à son poste.
+
+L'abbé de Gondi, Olivier d'Entraigues et le marquis d'Effiat étaient au
+milieu d'un groupe de poissardes et d'écaillères qui se disputaient et
+jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l'une d'elles,
+plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de
+Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle.
+
+--Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux,
+qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce
+qu'il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le
+souffrirai pas, j'aimerais mieux...
+
+--Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu'est-ce que cela te
+fait que la viande qu'il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n'en est
+pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois
+enfants à neuf. T'es trop heureuse d'être _l'épouse_ d'un boucher.
+Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'envoie par la grâce de Son
+Éminence.
+
+--Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas
+accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l'air
+doux comme des agneaux.
+
+--Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait
+la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du bonheur à une petite femme comme
+ça! Quelle pitié! quand c'est de la part du révérend capucin, encore!
+
+--Que la gaieté du peuple est horrible! s'écria Olivier d'Entraigues
+étourdiment.
+
+Toutes ces femmes l'entendirent et commencèrent à murmurer contre lui.
+
+--_Du peuple!_ disaient-elles; et d'où est donc ce petit maçon avec ce
+plâtre sur ses habits?
+
+--Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est quelque
+gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n'a jamais
+travaillé.
+
+--Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret; j'ai bien envie
+d'aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.
+
+L'abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se
+jetant d'un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d'un
+menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s'écria en le
+saisissant au collet:
+
+--Vous avez raison: c'est un petit drôle qui ne travaille jamais.
+Depuis deux ans que mon père l'a mis en apprentissage, il n'a fait
+que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons,
+rentre à la maison!
+
+Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et
+revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le
+page étourdi il lui demanda la lettre qu'il disait avoir à remettre à
+M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois
+dans sa poche, et la lui donna.
+
+--C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars,
+en sortant de la Bastille, me l'a envoyée de la part d'un de ses
+compagnons de captivité.
+
+--Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour
+notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt.
+
+--Ah! bah! c'est du vieux Bassompierre. Lisons.
+
+«MON CHER ENFANT,
+
+«J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous
+voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d'humilier
+notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses
+fondements l'édifice sur lequel reposait l'Etat. J'apprends que les
+Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre
+les privilèges de leur condition, forcés à l'arrière-ban contre les
+pratiques anciennes...»
+
+--Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats.
+
+--Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre
+affaire.
+
+«Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je vous prie de me
+bailler advis de tout...»
+
+--Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas
+écrire: _me faire expert de toutes choses_, comme on dit à présent.
+
+--Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent ans on se moquera
+ainsi de nos phrases.
+
+Il poursuivit:
+
+«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous
+racontant ce qui m'advint en 1560.»
+
+--Ah! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à lire tout. Voyons la
+fin.
+
+«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d'Effiat,
+votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les
+convives, je m'afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort
+à Vincennes, de chagrin d'être oublié par MONSIEUR dans cette prison;
+de Launay tué en duel, et j'en suis marri; car, malgré que je fusse
+mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je
+l'ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef
+jusqu'à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous
+étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances.
+Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé
+malencontre...»
+
+--Encore un à-propos! dit Olivier en riant de tout son coeur; et, cette
+fois, l'abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts.
+
+Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la
+détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent
+de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu'ils devaient
+attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune
+prisonnier.
+
+Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts
+à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se
+pressant autour d'eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près
+de l'abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées;
+elles allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui les
+conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné
+à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de
+monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats.
+Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles
+statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l'antiquité
+conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient
+à l'oreille en regardant autour d'elles, riaient et rougissaient
+ensemble, comme font les enfants.
+
+L'abbé de Gondi vit avec humeur qu'Olivier allait encore oublier
+son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer
+des oeillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop
+civilisés pour l'état qu'on devait lui supposer: il commençait déjà à
+s'approcher d'elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque
+Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de
+soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les
+suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une
+pâleur qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par
+des trompettes.
+
+--Restons ici, dit l'un d'eux à sa suite; c'est ici.
+
+L'air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient
+singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et
+leurs propos enfantins.
+
+--Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes
+avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont
+des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.--Ce sont des étrangers,
+des Catalans, dit un garde-française.--Qui conduisent-ils donc?--Ah!
+voici un beau carrosse doré! mais il n'y a personne dedans.
+
+--Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils?
+
+--A la mort! dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit taire
+toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents des chevaux
+qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans
+la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier
+spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en
+sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure intéressante
+et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées,
+tandis que de l'autre chacun d'eux tenait l'un de ses bras. Celui qui
+marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait
+les yeux. L'autre beaucoup plus jeune, était revêtu d'une parure
+éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges
+dentelles d'or et portant des manches bouffantes et brodées, le
+couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset
+des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes
+d'argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s'attachaient
+des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé de boutons d'or, tout
+rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à
+droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.
+
+ [35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le
+ musée de Versailles.
+
+Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches,
+suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille
+caparaçonnés.
+
+Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs
+sanglots en les voyant.
+
+--C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à la mort?
+s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent.
+
+--A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui.
+
+--A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve.
+
+Tous les conjurés répétèrent:--A genoux! à genoux! et donnèrent
+l'exemple au peuple qui les imita en silence.
+
+--Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi
+à Montrésor: levez-vous; que fait-il?
+
+--Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu'il
+nous reconnaît.
+
+Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les
+échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de
+personnes de toute condition et de tout âge.
+
+Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu
+les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le
+passage des grains de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme,
+le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était
+proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur
+les planches, puis la voix de Cinq-Mars.
+
+Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les
+conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d'eux portant
+la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat
+qu'il devait poignarder.
+
+--Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête?
+
+--Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement
+l'arquebusier qu'il interrogeait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+LA FÊTE
+
+ Mon Dieu! qu'est-ce que ce monde?
+
+ (_Dernières paroles de M. de Cinq-Mars._)
+
+
+Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que
+nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout
+le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu
+remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France.
+
+Sous le nom d'ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête
+donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l'empire par la force, il
+voulut encore l'être des esprits par la séduction, et, las de dominer,
+il espéra plaire. La tragédie de _Mirame_ allait être représentée dans
+une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais
+de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.
+
+La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses
+quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d'armes étaient rangées
+en haie sur les vastes escaliers et à l'entrée des longues galeries du
+Palais-Cardinal[37]. Ce brillant _Pandemonium_, où les péchés mortels
+ont un temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'orgueil,
+qui l'occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l'un des
+arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main
+et une longue carabine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes
+circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand
+jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés aujourd'hui par les
+arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au
+poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de
+leur maître.
+
+ [36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents
+ Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638,
+ deux compagnies de Gens d'armes et de Chevau-légers furent formées
+ par lui.
+
+ [37] Il avait donné au Roi, sous réserve d'usufruit durant sa vie,
+ ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle
+ de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois
+ mille marcs, et son grand diamant en forme de coeur, pesant plus de
+ vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi.
+
+ (_Histoire du père Joseph._)
+
+Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer
+dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché
+à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l'éclat des
+flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva
+lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l'on
+ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l'armée qui se
+présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s'y précipitèrent et
+le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés,
+que le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la foule le
+balancement d'un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait
+ainsi un cercle assez étendu, comme celle d'un compas, sans que ses
+pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta
+quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança
+sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l'assemblée d'un air
+qui voulait être gracieux. Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux
+loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il
+ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis
+que l'on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient.
+Il commençait à s'en repentir, mais trop tard. En effet, cette
+impartiale assemblée fut aussi froide que la _tragédie-pastorale_
+l'était elle-même; en vain les _bergères_ du théâtre, couvertes de
+pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des
+doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de
+fleurs sur leurs robes que soulevaient les _vertugadins_, se mouraient
+d'amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des
+_amants parfaits_ (car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient
+dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec
+emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite
+de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes
+de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même
+l'évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d'autre
+signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs
+cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant
+le premier acte et le second; le silence avec lequel s'écoulèrent le
+troisième et le quatrième fit une telle blessure à son coeur paternel,
+qu'il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde
+et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer
+les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on
+y répondait de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus
+silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et
+les régions supérieures, il s'obstinait à demeurer neutre. Le maître de
+l'Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit
+amas d'hommes qui osaient ne pas admirer son oeuvre, sentit dans son
+coeur le voeu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux
+qu'il n'y eût là qu'une tête.
+
+Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et des salves
+interminables d'applaudissements éclatèrent, au grand étonnement
+des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec
+reconnaissance; mais il s'arrêta en remarquant que les battements de
+mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient
+recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés,
+jusque-là, pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la
+cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des
+spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui
+venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui.
+Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son
+petit manteau noir trop court. _Le Cid! Le Cid!_ cria le parterre, ne
+cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses,
+et tout retomba dans le silence.
+
+Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit
+emporter dans ses galeries.
+
+Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les
+soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite
+avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était
+plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée
+qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux
+appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil.
+Aussitôt cent voix s'élevèrent pour dire et proclamer l'accomplissement
+de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le
+_bonnet rouge_, c'est Monseigneur; _quarante onces_, c'est Cinq-Mars;
+_tout_ finira, c'était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence
+règne sur l'avenir comme sur le présent».
+
+Il s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et
+resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d'une flatterie
+nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son
+génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste
+de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un
+cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger
+du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l'empêchera
+d'attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l'opinion publique,
+le sombre ministre ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son
+palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les
+adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient
+osé ne pas l'admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses
+vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter
+attentivement les hommes puissants et soumis qui l'entouraient: il
+les compta et s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles,
+les princes de l'Église, les présidents de tous les parlements, les
+gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des
+armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés
+et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés
+autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât
+soutenir son regard, plus une parole qui osât s'élever sans sa volonté,
+plus un projet qu'on osât former dans le repli le plus secret du
+coeur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L'Europe muette
+l'écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix
+impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle
+pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors
+reconnaître, à l'orgueil qui s'allumait dans ses regards et à la joie
+de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle
+faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre
+homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs,
+tant on entourait d'adorations inespérées et de soudaines caresses ce
+fortuné courtisan, dont le Cardinal n'apercevait pas même le bonheur
+obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la
+foule, d'où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta
+de dire qu'il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla
+longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de
+Paris, et dit en deux mots à Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée
+d'Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal.
+
+Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les
+plus grandes et les moindres choses de l'Europe, au milieu d'une fête
+bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre
+que l'heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi
+l'attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche n'assistait
+à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser la fête du premier
+ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte
+de perles, sa parure favorite; debout près d'une grande glace avec
+Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune
+princesse, qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même
+avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur, l'ensemble de
+sa toilette.
+
+La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée
+qu'elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère
+tranquillité, malgré la profonde connaissance qu'elle avait du
+caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de
+Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté un seul
+instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire
+son esprit dans la voie qu'elle avait tracée d'avance; car le trait
+le plus prononcé du caractère d'Anne d'Autriche était une invincible
+obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous
+les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique,
+et c'est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l'on
+doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse
+de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à
+la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un
+mouvement d'amour-propre et un instant d'oubli. Cependant la Reine
+était bonne, et s'était amèrement repentie de sa précipitation à
+écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si
+graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En
+envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France,
+elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d'une
+guerre civile qui eût ébranlé l'État jusque dans ses fondements; mais
+lorsqu'elle s'approchait de sa jeune amie et considérait cet être
+charmant qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un trône
+ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite pour toujours;
+quand elle songeait à l'entier dévouement, à cette totale abnégation de
+soi-même qu'elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans,
+d'un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait
+Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle avait si mal jugé.
+
+Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il valait à
+celle qu'il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle
+espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon,
+parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger,
+elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie.
+
+Quant à celle-ci, elle avait d'abord redouté la guerre; mais, entourée
+de gens de la Reine, qui n'avaient laissé parvenir jusqu'à elle que des
+nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que
+la conjuration n'avait pas eu d'exécution; que le Roi et le Cardinal
+étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble: que MONSIEUR,
+éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon,
+moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si
+le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine
+plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il avait
+dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel
+de la justice disaient assez que, n'ayant agi que sous les ordres du
+frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait
+donc calmé l'inquiétude première de son coeur, tandis que rien n'avait
+adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait contre
+Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa
+retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu'elle
+n'avait songé qu'à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les
+bals et les carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de
+_devoirs_ impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à peine,
+pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle
+était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion
+générale sur l'ingratitude et l'inconstance des hommes, pensée profonde
+et nouvelle, qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune
+personne à l'âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait
+jamais de l'achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux
+noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans
+sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son
+réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à
+peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine,
+où l'attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du
+prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d'apprendre à la cour
+de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent
+tant aux femmes, parce qu'ils accroissent l'importance des secrets
+toujours cachés, et rehaussent les êtres que l'on respecte assez pour
+ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme
+accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s'était
+si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une
+autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec
+bonheur le moment d'y monter, mais avait cependant pris possession
+des hommages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer à
+elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que
+la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.
+
+--Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine;
+allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air
+boudeur? Venez, que je referme cette boucle d'oreilles... N'aimez-vous
+pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure?
+
+--Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car
+personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes
+sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous
+m'avez dit, et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien
+vrai qu'il ne m'aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée, d'abord
+il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme
+je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort,
+ajouta-t-elle d'un air important et même solennel, que je lui dis qu'il
+serait rebelle; oui, madame, _rebelle_, je le lui dis à Saint-Eustache.
+Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien
+malheureuse! il avait plus d'ambition que d'amour.
+
+Ici une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula vite et seule sur
+sa joue, comme une perle sur une rose.
+
+--Oui, c'est bien certain... continua-t-elle en attachant ses
+bracelets; et la plus grande preuve, c'est que depuis deux mois qu'il
+a renoncé à son entreprise (comme vous m'avez dit que vous l'aviez fait
+sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi,
+pendant ce temps-là, je pleurais, j'implorais toute votre puissance
+en sa faveur; je mendiais un mot qui m'apprît une de ses actions; je
+ne pensais qu'à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le
+trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu'à la fin que je suis
+constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement,
+bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes;
+mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête,
+puisque ce n'est pas un bal.
+
+--Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire
+cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et dont elle avait causé
+les erreurs ingénues; venez, vous verrez l'union qui règne entre les
+princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes
+nouvelles.
+
+Elles partirent.
+
+Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du
+Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi
+et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans
+silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes
+les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent
+dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva
+dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations
+particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu.
+
+Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux
+mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient
+éviter la foule et chercher à l'écart le moment de se parler
+d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait
+avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que
+sur le leur.
+
+Marie les suivit des yeux:--Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la
+Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux.
+
+Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule,
+un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa
+jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le
+prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre
+et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et
+scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d'une
+beauté et d'une gaieté _surprenantes_.»
+
+Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner d'un air
+sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne
+pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et
+de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher
+le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs; Mazarin
+seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une
+attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois
+que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment
+le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d'avancer une
+_tour_ qui mettait le _roi_ de Louis XIII dans cette fausse position
+qu'on nomme _Pat_, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué
+personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun
+sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se
+mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être
+s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints
+et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin,
+et lui dit:
+
+--Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé.
+
+En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il
+sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement
+sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant;
+mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant
+sévèrement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude.
+
+Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement
+et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et
+tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière
+heure.
+
+En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête:
+
+--Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand,
+notre cher ami, a passé un mauvais moment.
+
+Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l'autre
+côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était
+dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à
+l'oreille du Roi:
+
+--Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants!
+
+Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune
+princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint
+de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt
+qu'elle rouvrit les yeux:
+
+--Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma pauvre enfant,
+vous êtes reine de Pologne.
+
+ * * * * *
+
+Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des
+larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car
+le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut
+cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque
+soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se
+pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient,
+pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient
+d'une rue à l'autre avec une curiosité quelquefois insultante et
+hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant
+de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le
+sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours
+et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester
+quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui
+serrait le coeur. Il était remarquable que le silence le plus triste
+régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient
+préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant
+les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient,
+c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et
+les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs
+avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était
+gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres
+que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le
+Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait
+au-dessus:
+
+ Grand Duc! c'est justement que la France t'honore;
+ Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore[38].
+
+ [38] Cette gravure existe encore.
+
+Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux; et
+en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il
+acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et
+des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin
+et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous
+le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières,
+une ancienne ronde de la Ligue:
+
+ Reprenons la danse,
+ Allons, c'est assez:
+ Le printemps commence,
+ Les Rois sont passés.
+
+ Prenons quelque trève,
+ Nous sommes lassés;
+ Les Rois de la fève
+ Nous ont harassés.
+
+ Allons, Jean du Mayne,
+ Les Rois sont passés[39].
+
+ [39] Chant des guerres civiles. (Voy. _Mém. de la Ligue_.)
+
+Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les
+quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui
+les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la
+curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés
+l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au
+pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils
+se trouvaient.
+
+--Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous
+croyais à Londres.
+
+--Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendez-vous? quel est ce
+refrain terrible:
+
+ Les Rois sont passés?
+
+--Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos.
+
+--Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont
+morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il
+n'y a plus que le Roi et nous.
+
+--Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là,
+toute notre époque est dans ce mot.
+
+--Eh quoi! est-ce là l'oeuvre de ce ministre que l'on appelle _grand_
+parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet
+homme.
+
+--Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais,
+avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui.
+Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous
+sommes seuls, la foule est passée, écoutez:
+
+«...... C'est par une de ces imprévoyances qui empêchent
+l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons
+pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que,
+préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos
+secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation
+de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer
+dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution
+subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis
+s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre
+abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître.
+Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux
+amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes
+au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter
+son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre
+mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je
+ne pouvais plus voir; mais j'entendais pleurer. Après les trois coups
+de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval
+assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre
+n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars:
+
+--«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint
+Gervais et de saint Protais?
+
+--«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.»
+
+«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou:
+
+--«Vous êtes le plus âgé.
+
+--«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui
+dit:--Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin
+de la gloire du ciel?
+
+--«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais
+précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la
+gloire et le bonheur du ciel.»
+
+«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une
+légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra
+haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui
+ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis
+il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître
+reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante;
+puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et
+lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria
+au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras,
+joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande
+au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le
+bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et
+demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis
+que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en
+soupirant: «Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre
+mon supplice en satisfaction de mes péchés.»
+
+--«Qu'attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exécuteur qui
+était là et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac
+qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna
+une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria
+le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point
+avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé
+Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et
+pure comme celle d'un ange entonna l'_Ave, maris stella_. Dans le
+silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au
+pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars
+embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache
+faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple,
+jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était
+retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la
+force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière
+pour lui: je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute
+voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le
+vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit
+qu'il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec
+une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers
+le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme
+celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu
+voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau,
+effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur
+le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le
+peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce
+misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore
+que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur
+lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant
+que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars,
+tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied
+de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître
+jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba
+mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.
+
+«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une galère de
+Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et
+tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre
+que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu
+détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous
+a trahis.
+
+«MONTRÉSOR.»
+
+Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes
+gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été
+celui de l'ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu'une cour
+dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40].
+
+ [40] On appelait le Parlement _Sénat_. Il existe des lettres
+ adressées à _Monseigneur de Harlay_, prince du Sénat de Paris et
+ premier juge du royaume.
+
+--Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu'a-t-il voulu
+faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il
+détruit les bases de votre monarchie?
+
+--Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner
+jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour
+l'avenir; il a continué l'oeuvre de Louis XI, et ni l'un ni l'autre
+n'ont su ce qu'ils faisaient.
+
+L'Anglais se prit à rire.
+
+--Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre
+marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait soutenir, et on l'admire!
+Je plains votre nation.
+
+--Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais
+un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d'une immortelle
+énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l'égarera,
+mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres.
+
+Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi
+sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place
+Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment.
+
+--Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec
+quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les coeurs français,
+et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance
+prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon roi; qui sait quel
+autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait
+jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si,
+au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à
+l'Orient?
+
+--Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme
+vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le
+comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le
+vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous
+gouverne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est
+dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il
+est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient
+d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie?
+non, non! Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion
+humaine du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait
+que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le sommet au lieu de
+l'emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je
+vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé
+par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se
+nomme Cromwell.
+
+
+Écrit en 1826.
+
+
+FIN DE CINQ-MARS
+
+
+
+
+NOTES
+
+ET
+
+DOCUMENTS HISTORIQUES
+
+
+PAGE 342.
+
+Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc.
+
+ Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville,
+ où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de
+ Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau;
+ mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu'il fust
+ au logis qu'on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau
+ abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit
+ au bord de la rivière; après qu'on avoit vu s'il s'estoit bien
+ assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché,
+ car il estoit malade d'une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit
+ six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et
+ les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et
+ garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du
+ cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main
+ couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu'ils
+ mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques
+ aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes
+ portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons
+ auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit
+ étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres; car
+ auparavant qu'il arrivât, les maçons qu'il menoit abattoient les
+ croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles
+ des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont
+ de bois qui venoit de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de
+ son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les
+ rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui
+ estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée
+ de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il
+ logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à
+ l'université de notre église. On abattit la croisée de la chambre,
+ qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit
+ depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d'Ales, du côté
+ nord, jusques à l'ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal
+ fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de
+ tous côtés, tant sous les voûtes qu'ès côtés et sur le dessus des
+ logements où il couchoit.
+
+ Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité,
+ affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit
+ très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et
+ impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée,
+ qui estoit un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et
+ communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent
+ aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles.
+ La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit
+ sur le Rhône, quoiqu'il y eust quantité de bateliers, tant dans
+ les barques qu'après les chevaux, on n'osait jamais blasphémer,
+ qu'est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une
+ telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur
+ estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si
+ modestement, que tout le monde en estoit ravi.
+
+ Monseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit
+ préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal
+ Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste
+ pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut
+ reporté dans son bateau avec le même ordre. (_Extrait du journal
+ manuscrit de J. de Banne._)
+
+
+_Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs
+actes de dévotion._
+
+La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante.
+Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails
+historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves,
+j'ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des
+fragments du rapport qui les suit, où l'on pourra remarquer ce passage:
+
+«C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune peur,
+ni trouble, ni aucune émotion, etc.»
+
+Le recueil intitulé: _Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu'il
+a faict durant le grand orage de la court, en l'an 1642, tirés de ses
+Mémoires qu'il a écrits de sa main_, porte ces paroles à la relation de
+l'instruction du procès:
+
+ M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours
+ les mêmes douceur, modération et assurance.
+
+Tallemant des Réaux dit dans ses _Mémoires_, tome I, page 418, etc.,
+etc.:
+
+ M. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-même
+ ne parut point au dehors.--Il mourut avec une grandeur de courage
+ étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut point de
+ bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit
+ le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras.
+ Il estoit plein de coeur et mourut en galant homme. Quoiqu'on
+ eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la
+ sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha,
+ mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà
+ son pourpoint quand on lui fit lever la main seul.
+
+Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il
+s'écria:--_Où me menez-vous?_--_Qu'il sent mauvais ici!_ en portant son
+mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de _bravoure
+moqueuse_ dont notre histoire fourmille.
+
+Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'échafaud de 1793,
+dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras
+_pour boire_.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d'elle.
+
+
+_Fragment d'une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d'Estat, à
+Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention de tout
+ce qui s'est passé à l'instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars
+et de Thou._
+
+ MONSIEUR,
+
+ J'ay creu que vous auriez pour agréable d'estre informé des choses
+ principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre
+ Messieurs le Grand et de Thou; c'est pourquoi j'ay pris la liberté
+ de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier
+ commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, laquelle
+ il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou
+ estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de
+ sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette
+ action il déclara que Monsieur le Grand l'avoit sollicité de faire
+ une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter
+ avec l'Espagne; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel
+ de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois
+ dernière.
+
+ Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le
+ traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne promettoit
+ de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de
+ vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire
+ nouvelles levées, etc., etc. . . . . .
+
+ La confession du traité, sans l'avoir révélé, jointe aux preuves
+ qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices,
+ et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré
+ près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan,
+ le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que
+ ledit sieur le Grand avoit traité avec l'Espagne, et partant qu'il
+ estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta
+ les juges à le condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui
+ sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre
+ l'Estat et ne l'ont pas révélée, encore que leur silence ne soit
+ point accompagné de tant d'autres circonstances qu'estoient en
+ l'affaire dudit sieur de Thou. _Il est mort en vray chrestien,
+ en homme de courage_, cela mérite un grand discours particulier.
+ Monsieur le Grand a aussi témoigné _une fermeté toujours égale, et
+ fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance
+ et une dévotion chrestienne_. Je vous supplie que je quitte ce
+ discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les
+ respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que
+ je suis,
+
+ MONSIEUR,
+
+ Votre-très humble et obéissant serviteur,
+
+ MARCA.
+
+ De Lyon, ce 16 septembre 1642.
+
+
+A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV,
+un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier
+de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on
+voit, _il y a cent soixante-douze ans_. Une partie des détails a été
+reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux
+sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition.
+Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver
+place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les
+réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile
+de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce
+livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle à l'histoire, et
+n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors du cercle tracé par la
+vérité:
+
+ «Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des
+ rois laisser sa tête sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans,
+ mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans
+ nos histoires. Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme
+ un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner
+ avec justice.--Il n'y a personne au monde qui, sçachant leur
+ conspiration contre l'Estat, ne les juge dignes de mort, et il y
+ aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de
+ leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur.
+
+ «Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre
+ de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans
+ un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit
+ quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré
+ de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le
+ Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart
+ Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez.
+
+ «M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout
+ couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'écarlate à gros boutons
+ d'argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que
+ d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant
+ des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce
+ qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là
+ au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu'au pied du chasteau
+ de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l'une
+ et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante,
+ sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de
+ personnes qu'il salua, les appelant par leurs noms.
+
+ «Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy
+ dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de
+ la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que
+ je feray, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné l'ordre de le
+ conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes
+ si on ne luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seroit.
+
+ «Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui
+ n'avoit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient
+ dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde,
+ dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre
+ gardes dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit
+ de mesme.
+
+ «Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme,
+ et lui demanda s'il luy agréoit qu'on luy envoyast quelqu'un avec
+ qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en
+ seroit très aise, mais qu'il ne méritoit pas que personne prist
+ cette peine.
+
+ «En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père
+ Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir
+ puisqu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du
+ matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un
+ lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et
+ débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le
+ demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin
+ pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis
+ après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le
+ Chancelier, de tout ce qu'il avait dit, et demeura ce mesme père
+ longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu'elle ne
+ se laissoit voir pour lors à personne.
+
+ «Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de
+ Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit
+ point sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son
+ advantage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge,
+ qui n'avoit garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit
+ receues _de son bienfaiteur_; qu'il sçavoit très-bien que c'estoit
+ par bontez et son pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa
+ charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas
+ seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies:
+ et que c'estoit dans les occasions qu'il les y feroit paroistre.
+ Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand
+ avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre
+ Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez
+ estoit la crainte qu'il avoit qu'il ne le refusast pour juge, et
+ qu'il n'appelast au Parlement de Paris pour _estre délivré par le
+ peuple qui l'aymoit passionnément_.
+
+ «Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit
+ de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien
+ que de la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma
+ vie; _c'est fait de moy, monsieur, le Roy m'a abandonné. Je ne me
+ considère que comme une victime qu'on va immoler à la passion de
+ mes ennemis et à la facilité du Roy._ A quoy Monsieur le Chancelier
+ repartit que ses sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en
+ avoit des expériences toutes contraires.--Dieu le veuille, dit
+ Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.
+
+ «Le 8, Monsieur le Chancelier l'alla voyr, accompagné de six
+ maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de
+ Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du
+ matin jusques à deux heures de l'après midy, ils ne purent jamais
+ rien tirer des cas à lui imposez.»
+
+Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite de la
+lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la
+présence d'esprit incroyable de M. de Thou:
+
+ «Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse,
+ gardien du couvent de l'Observatoire de Saint-François de Tarascon,
+ qui l'avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut
+ bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un
+ entretien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d'un voeu que
+ M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit
+ de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle
+ dans l'église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il
+ donna ordre pour cette fondation, voulant s'acquitter de son voeu,
+ puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d'une prison de
+ pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l'encre
+ et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription
+ qu'il voulut estre mise en cette chapelle:
+
+ _Christo liberatori,
+ votum in carcere pro libertate
+ conceptum_
+
+ _Fran. August. Thuanus
+ e carcere vitæ jam jam
+ liberandus merito solvit._
+
+ _XII Septembr. M. D. C. XLII
+ Confitebor tibi, Domine, quoniam
+ exaudisti me, et factus es mihi
+ in salutem._
+
+ «Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de
+ son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que
+ l'appréhension de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer
+ aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M.
+ le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu à Dieu de le
+ sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se
+ donner entièrement au service de Dieu.
+
+ «Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le
+ Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur
+ pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: _Voilà
+ la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au
+ paradis_. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours
+ spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois
+ si l'heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on
+ le devoit lier, et prioit qu'on l'avertist quand l'exécuteur de la
+ justice seroit là, afin de l'embrasser, mais il ne le vit que sur
+ l'échafaud.»
+
+
+_Sur la paraphrase que fit M. de Thou._
+
+Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport,
+et donne ces détails:
+
+ M. de Thou, étant sur l'échafaud, à genoux, récita aussi le
+ _Psaume 115_, et le paraphrasa en français presque tout du long,
+ d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec une
+ ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui
+ ne l'auroient point vue. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que
+ je voudrais pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il la
+ disoit; j'ai tâché de retenir ses propres paroles.
+
+ «_Credidi, propter quod locutus sum._ Mon Dieu, _credidi_; je l'ai
+ cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon
+ père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté
+ au prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis: _Credidi_.
+ Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi
+ vive, qui enflammoit les coeurs des premiers chrétiens: _Credidi,
+ propter quod locutus sum_. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle
+ pas seulement des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes
+ paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: _Credidi_.
+ Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez
+ éloquent; mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprit, mon Dieu, je
+ vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! _credidi_. Je me suis
+ fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde
+ après tant de grâces que vous m'avez faites, _propter quod locutus
+ sum_; et, dans cette confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me
+ suis accusé.
+
+ «_Ego autem humiliatus sum nimis._ Il est vrai, Seigneur, me voilà
+ extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. _Ego
+ dixi in excessu meo: Omnis homo mendax._ Ah! qu'il n'est que trop
+ vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité,
+ Ah! qu'il est vrai: _Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino
+ pro omnibus quæ retribuit mihi?_ Il répétoit ceci d'une grande
+ véhémence: _Calicem salutis accipiam_. Mon père, il faut boire
+ courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d'un
+ grand coeur, et je suis prêt à le boire tout entier.
+
+ «_Et nomen Domini invocabo._ Vous m'aiderez, mon père, à implorer
+ l'assistance divine, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma
+ foiblesse, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler
+ ce calice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut.»
+
+ Il passa les deux versets qui suivent dans ce _Psalme_, et s'écria
+ d'une voix forte et animée: «_Dirupisti, Domine, vincula mea!_
+ Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé
+ ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit
+ une puissance divine pour m'en dégager. _Dirupisti, Domine,
+ vincula mea!_» Voici les propres mots qu'il dit ici: «Que ceux
+ qui m'ont amené ici m'ont fait un grand plaisir! que je leur ai
+ d'obligations! Ah! qu'ils m'ont fait un grand bien, puisqu'ils
+ m'ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.»
+
+ Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne
+ falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se
+ tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d'une belle
+ action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le
+ sait, Dieu m'est témoin que je les aime de tout mon coeur, et qu'il
+ n'y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde.
+ _Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis._
+ La voilà l'hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette
+ hostie qui vous doit être maintenant immolée: _Tibi sacrificabo
+ hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam_
+ (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable
+ mouvement, le visage enflammé) _in conspectu omnis populi ejus_.
+ Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes voeux, mon esprit, mon
+ coeur, mon âme, ma vie, _in conspectu omnis populi ejus_, devant
+ tout ce peuple, devant toute cette assemblée! _In atriis domus
+ Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini._ Nous y
+ voici à l'entrée de la maison du Seigneur. Oui, c'est d'ici, c'est
+ de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là-haut (élevant les bras vers
+ le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obligation qu'au lieu de
+ ma naissance, qui m'a seulement donné une vie misérable, et tu me
+ donnes aujourd'hui une vie éternelle! _in medio tui Jerusalem_. Il
+ est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort. N'y a-t-il point
+ de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté
+ vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il point de vanité? Pour
+ moi je n'en veux point.
+
+
+_Détails du supplice de M. de Cinq-Mars._
+
+ (Fragment du même rapport.)
+
+ C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune
+ peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai,
+ assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit,
+ que tous ceux qui le virent en sont encore dans l'étonnement.
+
+ M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa _fort proprement_
+ son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit,
+ tourné vers le devant de l'échafaud, et embrassant fortement de ses
+ deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le
+ coup que l'exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement,
+ et s'étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains.
+ En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut
+ étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme
+ pour se lever, et retomba en la même assiette qu'il estoit. La tête
+ n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l'exécuteur
+ passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux
+ de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une
+ partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas
+ coupée; après quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit
+ à terre, où l'on _remarqua soigneusement qu'elle fit encore un
+ demi-tour et palpita assez-longtemps_. Elle avoit le visage tourné
+ vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers
+ l'échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le
+ poteau, qu'il tenoit toujours embrassé, tant que l'exécuteur le
+ tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et puis le couvrit d'un
+ drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur
+ l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap.
+
+L'exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars,
+à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus
+horriblement minutieux que la lettre de Montrésor.
+
+ L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais
+ comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en
+ bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda
+ mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le
+ poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté.
+ Après, il mit son col sur le poteau, qu'un frère jésuite avait
+ torché de son mouchoir, parce qu'il estoit tout mouillé de sang,
+ et demanda à ce frère s'il estoit bien, qui lui dit qu'il falloit
+ qu'il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu'il fit. En même
+ temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cordons de sa chemise
+ n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le cou serré,
+ lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu'ayant senti,
+ il demanda: «Qu'y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et
+ se disposoit déjà à l'oster. On lui dit que non, qu'il falloit
+ seulement dénouer les cordons; ce qu'ayant fait il tira sa chemise
+ pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur
+ le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: _Maria,
+ mater gratiæ, mater misericordiæ_...; puis _In manus tuas_... et
+ lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui
+ lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel
+ coup son col n'étant coupé qu'à demi, le corps tomba du costé
+ gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant
+ les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut
+ renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des
+ cris que l'on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre
+ coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur
+ l'échafaud.
+
+ L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap,
+ dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de
+ M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les
+ yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit
+ être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de
+ Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de
+ ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de
+ France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le
+ soin de madame sa soeur et mis dans un cercueil de plomb, pour être
+ transporté en sa sépulture.
+
+ Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser
+ à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse
+ à chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente
+ de dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des
+ choses de ce monde et de la fragilité de notre nature.
+
+
+Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont
+demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la prononciation
+de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d'Effiat, sa
+mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de
+se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on
+s'attachait à contenir plus qu'à exprimer chaleureusement ses émotions,
+et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le
+_pathétique_ autant que nous le cherchons.
+
+
+_Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d'Effiat._
+
+ Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris,
+ puisqu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer,
+ madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté:
+ l'une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu'il
+ vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l'autre, soit que
+ vous obteniez du Roy le bien que j'ai employé dans ma charge de
+ grand-escuyer, et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant
+ qu'il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas
+ accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes
+ créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose,
+ que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que
+ je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela
+ plutôt que vos sentiments s'ils répugnent en mon souhait, puisque,
+ ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus
+ capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du
+ monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez
+ respectée au temps que j'ai vescu, et vous assurez que je meurs,
+
+ Ma très-chère et très-honorée mère,
+ Votre très-humble et très-obéissant
+ et très-obligé fils et serviteur,
+
+ Henri D'EFFIAT DE CINQ-MARS.
+
+
+Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no
+9327, écrit d'une main ferme et calme.
+
+
+_Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou._
+
+On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit
+une lettre qui fut remise à son confesseur. _Voilà_, disait-il, _la
+dernière pensée que je veux avoir pour ce monde_. On a vu ses efforts
+pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de
+prières ferventes qu'il prononce en se frappant la poitrine. Il prie
+Dieu d'avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s'enveloppe
+déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle
+qui puisse faire saigner le coeur d'un homme; c'était un dernier regard
+jeté sur une femme aimée; c'était un adieu à sa maîtresse, la princesse
+de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s'y perd pas,
+non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel
+qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse.
+(Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici:
+
+
+_Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de
+Guémenée après la prononciation de l'arrest._
+
+ Madame,
+
+ Je ne vous ay jamais eu de l'obligation en toute ma vie
+ qu'aujourd'huy qu'estant près de la quitter, je la pers avec moins
+ de peyne parce que vous _me l'avez rendue assés malheureuse_;
+ j'espère que celle de l'autre monde sera bien différente pour
+ moy de celle-cy, et que j'y trouveray des félicités autant
+ pardessus l'imagination des hommes qu'elles doivent estre dans
+ leur espérance: la mienne, madame, n'est fondée que sur la bonté
+ de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable
+ d'effacer mes péchez dont j'estois redevable à sa justice, et qui
+ sont à un tel excez qu'il n'y a rien qui les surpasse que celuy de
+ sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon coeur, madame,
+ de toutes les choses que j'ay faictes qui vous ont pu desplaire
+ et fais la mesme prière _à toutes les personnes que j'ay haïes
+ à vostre occasion_, vous protestant, madame, qu'autant que la
+ fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs
+ _trop asseurément_, madame, votre très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ DE THOU.
+
+ De Lion ce 12e septembre 1642.
+
+
+Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette
+femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en
+mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu?
+
+La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que
+ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde.
+Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était
+son amant. _On dit_, ajoute-t-il (t. I, p. 418), _qu'il lui écrivit
+après avoir été condamné_. C'est cette lettre qu'on vient de lire.
+Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière,
+avec plus de pitié, et ces mots: _toutes les personnes que j'ai haïes à
+votre occasion_, ressemblent douloureusement à:
+
+ C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.
+
+Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si
+ce n'est ce dernier soupir au pied de l'échafaud. Le souvenir de M.
+de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d'autres
+réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l'Espagne qui
+fait la base du procès criminel.
+
+
+_Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d'Espagne et
+monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13
+mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet
+dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles._
+
+ Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc
+ d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour
+ Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar,
+ datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à
+ luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier
+ de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume
+ délivré des oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une
+ si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle, et pour
+ establir une paix générale et raisonnable entre l'Empereur et les
+ deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers
+ les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir
+ de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires.
+ Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui
+ est des offres et demandes que font les seigneurs d'Orléans et ceux
+ de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc
+ pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son
+ Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:
+
+ 1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix
+ entre les deux couronnes d'Espagne et de France, pour leur bien
+ commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu'on
+ ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au
+ préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la
+ Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin
+ de la maintenir en tout ce qui lui appartient.
+
+ 2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000
+ chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d'Allemagne,
+ ou de l'empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident
+ il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n'entend point
+ pour cela qu'on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu'on les
+ fournira le plus tost qu'il sera possible.
+
+ 3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d'Orléans
+ se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de
+ pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera
+ quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son
+ Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour
+ le bien commun.
+
+ 4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec les
+ munitions de guerre propres à un corps d'armée, avec les vivres
+ pour toutes les troupes, jusques à ce qu'elles soient entrées en
+ France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté
+ Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas.
+
+ 5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa
+ Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains
+ de Son Altesse et de ceux, de son party.
+
+ 6. Il sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil escus par mois
+ de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à
+ la duchesse d'Orléans, sa femme.
+
+ 7. Est arresté que cette armée et les troupes d'icelle obéiront
+ absolument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attendu
+ que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique,
+ les officiers d'icelle presteront le serment de fidélité à Son
+ Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute
+ de Son Altesse, s'il y a quelque prince du sang de France dans le
+ traité, il commandera en la manière qu'il avoit esté arresté dans
+ le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas
+ que l'archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent
+ de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite
+ Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là, par mesme moyen,
+ général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part
+ en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d'Orléans et ceux de
+ son party de quelque qualité et condition qu'ils soient, aiant
+ esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec
+ ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront
+ tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble _les ordres de
+ l'Empereur, de Sa Majesté Catholique_, tant pour ce qui concerne la
+ guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez.
+
+ 8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre
+ mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles
+ déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté
+ Catholique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes
+ de mareschaux de camp pour eux.
+
+ 9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt
+ mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits.
+
+ 10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour
+ pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en
+ France. Et si celuy qui baille la place n'est pas satisfait de
+ cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents
+ quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour
+ l'entretien de la garnison.
+
+ 11. Il est accordé de part et d'autre qu'il ne se fera point
+ d'accommodement en général ny en particulier avec la couronne de
+ France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra
+ toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se
+ servir contre cela d'aucuns prétextes, toutesfois et quantes que
+ la _France rendra les places qu'elle a gagnées_, en quelque pays
+ que ce soit, mesme qu'elle a _achetées et qui sont occupées par
+ les armées qui ont serment à la France_. Et ledit seigneur duc
+ d'Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour
+ _ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez
+ Impériales et Catholique_, et de tous ceux qui leur donnent et
+ donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son
+ Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances
+ possibles.
+
+ 12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit
+ commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à
+ mesme fin, avec bonne correspondance.
+
+ 13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost,
+ et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique
+ fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à celuy qui
+ luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux
+ seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc
+ signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les
+ choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque
+ la personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seureté.
+
+ 14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un
+ mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, _cent mil
+ livres par mois_, pour leur entretien et pour les autres affaires
+ de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le
+ nombre des hommes qu'il aura dans la place de seureté, et celuy de
+ ses troupes s'il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que
+ les logements et les contributions se distribueront également entre
+ les deux armées.
+
+ 15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la
+ disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les
+ deux armées, comme il est dit en l'article précédent, et est
+ déclaré qu'on ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de
+ Son Altesse.
+
+ 16. Au cas que ledit seigneur duc d'Orléans soit obligé de sortir
+ de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa
+ Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux
+ autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour
+ les faire conduire de là dans la place de seureté.
+
+ 17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir de
+ Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes
+ et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son
+ Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté
+ accorde à cela.
+
+ 18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur
+ duc d'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver _les
+ mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d'eux si le parti
+ subsiste_, ou qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique.
+
+ 19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur
+ de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il
+ lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté,
+ laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au
+ cas qu'elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera
+ nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits
+ deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa
+ Majesté demeure d'accord.
+
+ 20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera
+ approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc
+ d'Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables
+ traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et
+ ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s'obligeant
+ respectivement à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à
+ présent, le ratifient et le signent.--A Madrid, le 13 mars 1642.
+ Signé: Dom GASPAR DE GUSMAN, et, par supposition de nom: CLERMONT,
+ pour FONTRAILLES.
+
+ Nous GASTON, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
+ certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de
+ l'original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec
+ monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons
+ signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre
+ secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé GASTON, et plus
+ bas: GOULAS.
+
+
+_Contre-lettre._
+
+ D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour et au
+ nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom
+ des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit
+ traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare
+ et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin
+ qu'il die à Sa Majesté Catholique _que les deux personnes sont
+ le seigneur duc de Bouillon_, et le _seigneur de Cinq-Mars, grand
+ Escuyer_ de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son
+ Altesse _est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre
+ les mains_. En foy de quoy j'ai signé cet escrit à Madrid, le 13
+ mars 1642. Signé, par supposition de nom: CLERMONT.
+
+ Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
+ reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la
+ déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous
+ soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire
+ des noms de _ces sieurs de Bouillon et le Grand_, à monsieur le
+ _duc de San Lucar_ après qu'il auroit passé le traitté avec lui,
+ auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de _deux
+ grands seigneurs de France_. En témoin de quoy nous avons signé la
+ présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer
+ par nostre secrétaire.
+
+ _Signé_: GASTON.
+
+ A Villefranche, le 29 aoust 1642.
+
+ _Et plus bas_: GOULAS.
+
+
+_Sur la non-révélation_
+
+La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible
+surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger
+les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est demeuré dans
+l'esprit des lecteurs attentifs du livre de _Cinq-Mars_, le sang de
+François-Auguste de Thou a coulé au nom d'une idée sacrée, et qui
+demeurera telle tant que la _religion de l'honneur vivra parmi nous;
+c'est l'impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l'homme de
+bien_.
+
+Les hommes d'État de tous les temps qui ont voulu acclimater la
+dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à l'honneur de notre
+pays. C'est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le
+premier qui l'ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le
+caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu'il planta
+au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l'on ne
+vit personne dénoncer un citoyen.
+
+ Et, sa tête à la main, demander son salaire.
+
+Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI; et, pour
+que nulle autorité ne manque à l'examen d'une question aussi grave,
+j'en vais citer le point important.
+
+
+_Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté_
+
+ Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous
+ présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations,
+ conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été
+ faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que
+ par moyens et petits, à l'encontre d'aucuns nos progéniteurs Roys
+ de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne:
+
+ Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict,
+ ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable
+ à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant
+ sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations,
+ conspirations et entreprises qui se fairont à l'encontre de notre
+ personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre
+ très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs
+ Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l'encontre
+ de l'Estat et seureté de nous ou d'eux et de la chose publique de
+ notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté,
+ et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent
+ estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et
+ conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de
+ personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité,
+ dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que
+ ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en
+ quelque manière que ce soit, s'ils ne le revellent ou envoyent
+ reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays
+ où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu'ils en
+ auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou
+ enverront reveller, _ils ne seront en aucuns dangers des punitions
+ desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et
+ la chose publique_. Toutefois, en autre chose, nous voulons et
+ entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par
+ nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui
+ d'ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer
+ à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes.
+ Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre
+ grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers,
+ officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le
+ temps advenir et à chacun d'eux, sy comme à luy appartiendra,
+ que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils
+ facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction
+ accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire
+ publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon
+ icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent
+ dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes
+ les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et
+ stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites
+ présentes. Et pour ce que ces présentes l'on pourra avoir à
+ besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au _vidimus_
+ d'icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce
+ présent original.
+
+ _Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de
+ décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne
+ le dix-septième._
+
+ _Sic signatum supra plicam._
+
+ _Par le Roy en son conseil_,
+
+ L. TEXIER.
+
+ _Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis,
+ in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo
+ quadragintesimo septuagesimo nono._
+
+
+Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par
+Louis XI en 1477, c'est-à-dire lorsque le comte de La Marche, Jacques
+d'Armagnac, venait d'avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté,
+et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment
+distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les
+Tibère et les Néron, et qui s'accomplissait pendant que l'on forçait
+les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père
+qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il
+pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France
+pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies.
+Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché des consciences,
+à beaux deniers comptants, n'allant jamais en avant qu'une bourse
+dans une main et une hache dans l'autre, il suivait le vieil axiome,
+qui n'est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait
+valoir, de placer les hommes entre l'espérance et la crainte. Louis
+XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua
+noblement le sien en lui montrant qu'elle avait d'autres hommes que son
+barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer
+en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de _dénonciation_ par
+_révélation_, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour
+aller répéter une confidence surprise dans l'abandon de l'amitié,
+échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli
+jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa
+résurrection. M. de Thou n'avait point d'échange de place forte à faire
+contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter
+à la terreur qu'inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s'il était absous,
+ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de
+Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être
+comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour,
+juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M.
+de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m'échappent pas ne
+sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d'impartialité, son
+mot sur le président de Thou: _Il a mis mon nom dans son histoire,
+je mettrai le sien dans la mienne_. Faisons-lui la grâce de l'esprit
+de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi
+profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui
+pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune
+et dangereuse au ministre; il n'hésita pas: n'hésitons pas non plus
+à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces
+_raisons d'Etat_ si célébrées et dont on a fait une sorte d'arche
+sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le
+germe des mauvaises lois, et il n'est pas un passager ministre qui ne
+cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir
+d'emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai,
+rassurer: c'est que toutes les fois qu'une pareille idée se porte au
+cerveau d'un homme politique la gestation en est pesante et pénible,
+l'enfantement en serait probablement mortel, et l'avortement est un
+bonheur public.
+
+ [41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l'arrêt
+ avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté
+ de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les
+ villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l'Isle
+ eut la vicomté de Murat, etc.; et l'on regrette de voir, parmi
+ les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de
+ Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et
+ du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu'ils
+ venaient de condamner à mort.
+
+ [42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui
+ apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l'arrêt:
+
+ «Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction.
+ M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils
+ n'ont point de bourreau!»--On voit s'il pensait à tout.
+
+
+Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire un fait qui soit
+plus propre que le jugement d'Auguste de Thou à déposer contre cette
+fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que
+la proposition fût renouvelée d'une loi de non-révélation.
+
+
+Comme rien n'inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les
+présente avec de plus nettes expressions qu'un danger extrême chez un
+homme supérieur, je vois que dès l'abord M. de Thou alla au fond de la
+question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la
+question de sentiment et d'honneur, avec son noble coeur; écoutons-le:
+
+ Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit:
+ «Qu'après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir,
+ s'il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de
+ Perpignan) la cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut
+ en luy-même pour plusieurs raisons de n'en point parler: 1º Il eut
+ fallu se rendre délateur d'un crime d'Estat de Monsieur, frère
+ unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand,
+ _qui estoient tous beaucoup plus puissants_ et plus accrédités que
+ luy, et qu'il y avoit certitude qu'il succomberoit en cette action,
+ dont il _n'avoit aucune preuve_ pour le vérifier.--Je n'aurois pu
+ citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent,
+ et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu'il m'en eust
+ parlé. J'aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur,
+ qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans
+ ressource.»
+
+ 2º Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà
+ fidèlement rapportées (p. 361) et d'une beauté incomparable par
+ leur simplicité antique, j'oserai presque dire évangélique:
+
+ --«Il m'a cru son amy unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu
+ trahir.»
+
+ [43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612),
+ Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190).
+
+Quelle que puisse être l'entreprise secrète que l'on suppose, ou contre
+une tête couronnée, ou contre la constitution d'un Etat démocratique,
+ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la
+nature de l'exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main
+armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes
+soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura
+reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable,
+éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s'il
+ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s'il les donne: puni
+dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par
+la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de
+ses amis.
+
+Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l'exprimer,
+je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le
+jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les
+termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour
+les âmes les plus basses, qu'elles circonscrivent et pressent par
+des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme.
+Il démontre qu'il n'eût pas pu être délateur quand même il l'eût
+voulu. Il sous-entend: Si j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même
+accomplir mon infamie, on ne m'eût pas cru.--Mais après ce peu de mots
+sur l'impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibilité
+morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que tous les
+cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en
+honneur:
+
+_Il m'a cru son amy._
+
+Non seulement il ne l'a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses
+interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de
+Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne.
+
+ «Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses
+ Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne,
+ et qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été célé,
+ conformément à la délibération qui en avoit esté prise.--Quand
+ je luy demanday comme quoy il l'avoit appris, il me déclara en
+ confiance fort franchement qu'il le _sçavoit de la Royne_ et
+ qu'elle le tenoit de Monsieur.
+
+ «Je n'ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et
+ y avoit contribué de tout son pouvoir[45].»
+
+ [44] Voir l'interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le
+ Chancelier, etc., 1612.
+
+ [45] Relation de M. de Fontrailles.
+
+M. de Thou pouvait donc s'appuyer sur cette autorité; mais il sait
+qu'il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se tait. Il se
+tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu'il a dit
+au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à
+ce prix.
+
+Quant à M. de Cinq-Mars, il n'a qu'une raison à donner:
+
+_Il m'a cru son amy._
+
+Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été qu'un homme uni
+à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, _il l'a cru son amy_,
+il a eu foi en lui, _il ne l'a pas voulu trahir_. Tout est là.
+
+Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je
+l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier
+du confident, elle s'est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort
+éternelle le prêtre qui révèlerait l'aveu fait à son oreille. Il ne
+fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en
+ami, en frère, pour faire qu'un chrétien pût aller ouvrir son âme au
+premier venu, à l'inconnu qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en
+paix dans son lit, sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu.
+
+Donc, tout ce qu'a pu faire le confesseur à l'aide de sa foi et
+de l'autorité de l'Eglise, a été d'arriver à être considéré par le
+pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements
+salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans
+réserve que l'amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir
+avant la confession, l'amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux
+conseils ce qu'elle reçoit en coupables aveux.
+
+Si donc le confesseur prétend à la tendresse de coeur, à la bonté
+suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir
+l'infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle
+du confesseur?
+
+Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il s'agit,
+c'est encore de tout homme traité en ami, de tout _premier venu_ qui,
+la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de
+l'hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle
+tribu, nulle horde, si sauvage qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit
+possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher
+dans le coeur de l'honnête homme comme dans son inviolable asile.
+Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations.
+
+Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne
+pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois barbares, et
+se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire
+usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable,
+que la civilisation eût marché d'un pied et non de l'autre. Or on est
+venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait
+que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait
+comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles,
+ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer
+sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les
+ait abolies. Ce sont les véritables changements de moeurs qui forcent
+à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays
+si reculé qui oserait aujourd'hui donner à l'homme juge la dépouille
+de l'homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi
+qui défend cet héritage sanglant n'a pas été écrite, elle est venue
+s'asseoir parmi nous. A ses côtés s'est posée celle qui dit: _Tu ne
+dénonceras pas!_ et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours,
+se placer à la table de son voisin s'il y avait manqué.
+
+Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux
+ustensiles des temps barbares, j'aimerais mieux leur voir dérouiller,
+restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils
+de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non
+l'âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair
+souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins
+vil que la froide vente d'une tête sur un comptoir, et il n'y a pas
+encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de JUDAS.
+
+Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation de l'espèce
+entière. Mieux vaudrait la fin d'une dynastie et d'une forme de
+gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une nation, car tout cela se
+remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Chapitre XIV. -- L'émeute 1
+ Chapitre XV. -- L'alcôve 33
+ Chapitre XVI. -- La confusion 63
+ Chapitre XVII. -- La toilette 80
+ Chapitre XVIII. -- Le secret 108
+ Chapitre XIX. -- La partie de chasse 122
+ Chapitre XX. -- La lecture 175
+ Chapitre XXI. -- Le confessionnal 216
+ Chapitre XXII. -- L'orage 238
+ Chapitre XXIII. -- L'absence 266
+ Chapitre XXIV. -- Le travail 283
+ Chapitre XXV. -- Les prisonniers 339
+ Chapitre XXVI. -- La fête 398
+ Notes et documents historiques 435
+
+
+ * * * * *
+
+ Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY
+
+
+
+
+Note de transcription détaillée:
+
+Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
+
+ p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII»
+ («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi
+ mentionné en page 120);
+ p. 70, «tenait» corrigé en «tentait»
+ («et tentait de cacher la surprise»);
+ p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux»
+ («N'est-ce pas, d'Aubijoux?»);
+ p. 272, second «de» manquant ajouté dans
+ «l'avis de la Reine-mère et de la cour»;
+ p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux»
+ («Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs»);
+ p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);
+ p. 332, «même» corrigé en «mêmes»
+ («dans les ressources mêmes qu'il inventait.»);
+ p. 379, «même» corrigé en «mêmes»
+ («ceux mêmes qui doivent affliger»);
+ p. 450, «aimée» corrigé en «animée»
+ («une voix forte et animée»).
+
+Les variations dans l'orthographe et l'accentuation des mots n'ont
+pas été corrigées.
+
+Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland's Life
+of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland's Life of
+Milton».
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 ***
diff --git a/44199-h/44199-h.htm b/44199-h/44199-h.htm
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+ Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome II),
+ Par le comte Alfred De Vigny
+ — Un livre du Project Gutenberg.
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+/* Notes de bas de page et note de transcription */
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+
+ </style>
+ </head>
+<body>
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 ***</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent">— Note de transcription —</p>
+
+<p>
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée.
+</p>
+
+<p>
+Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a>
+à la fin de ce livre.
+</p>
+
+<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h1 class="sep2">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br />
+<span class="medium">OU</span><br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</h1>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_004.jpg">
+ <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+OU<br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+PAR LE COMTE<br />
+<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>Reproduits en fac simile.</i>
+</p>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="large center noindent">
+TOME SECOND
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="large center noindent sep2 xlarge">
+PARIS
+</p>
+
+<p class="large center noindent">
+G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+ÉDITEURS
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+1882
+</p>
+
+<p class="xxlarge center noindent newpage">
+CINQ-MARS
+</p>
+
+<hr class="c50" />
+
+<h2 id="chap_14" class="no-break">
+CHAPITRE XIV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ÉMEUTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Le danger, Sire, est pressant et
+universel, et au delà de tous les calculs
+de la prudence humaine.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Mirabeau</span>, <i>Adresse au Roi</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+«<i>Que d’une vitesse égale à celle de la
+pensée, la scène vole sur une aile imaginaire</i>»,
+s’écrie l’immortel Shakspeare
+avec le chœur de l’une de ses tragédies,
+«<i>figurez-vous le roi sur l’Océan, suivi de
+sa belle flotte; voyez-le, suivez-le</i>». Avec
+ce poétique mouvement il traverse le
+<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span>
+temps et l’espace, et transporte à son
+gré l’assemblée attentive dans les lieux
+de ses sublimes scènes.
+</p>
+
+<p>
+Nous allons user des mêmes droits
+sans avoir le même génie, nous ne voulons
+pas nous asseoir plus que lui sur le trépied
+des unités, et, jetant les yeux sur
+Paris et sur le vieux et noir palais du
+Louvre, nous passerons tout à coup l’espace
+de deux cents lieues et le temps de
+deux années.
+</p>
+
+<p>
+Deux années! que de changements
+elles peuvent apporter sur le front des
+hommes, dans leurs familles, et surtout
+dans cette grande famille si troublée des
+nations, dont un jour brise les alliances,
+dont une naissance apaise les guerres,
+dont une mort détruit la paix! Nos yeux
+ont vu des rois rentrer dans leur demeure
+un jour de printemps; ce jour-là même
+un vaisseau partit pour une traversée de
+deux ans; le navigateur revint; ils étaient
+sur leur trône: rien ne semblait s’être
+passé dans son absence; et pourtant
+Dieu leur avait ôté cent jours de règne.
+</p>
+
+<p>
+Mais rien n’était changé pour la France
+<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span>
+en 1642, époque à laquelle nous passons,
+si ce n’était ses craintes et ses espérances.
+L’avenir seul avait changé d’aspect.
+Avant de revoir nos personnages, il importe
+de contempler en grand l’état du
+royaume.
+</p>
+
+<p>
+La puissante unité de la monarchie
+était plus imposante encore par le malheur
+des États voisins; les révoltes de
+l’Angleterre et celles de l’Espagne et du
+Portugal faisaient admirer d’autant plus
+le calme dont jouissait la France; Strafford
+et Olivarès, renversés ou ébranlés,
+grandissaient l’immuable Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Six armées formidables, reposées sur
+leurs armes triomphantes, servaient de
+rempart au royaume; celles du Nord,
+liguées avec la Suède, avaient fait fuir
+les Impériaux, poursuivis encore par
+l’ombre de Gustave-Adolphe; celles qui
+regardaient l’Italie recevaient dans le
+Piémont les clefs des villes qu’avait défendues
+le prince Thomas: et celles qui
+redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient
+la Catalogne révoltée, et frémissaient
+encore devant Perpignan, qu’il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span>
+leur était pas permis de prendre. L’intérieur
+n’était pas heureux, mais tranquille.
+Un invisible génie semblait avoir
+maintenu ce calme; car le Roi, mortellement
+malade, languissait à Saint-Germain
+près d’un jeune favori; et le Cardinal,
+disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques
+morts pourtant trahissaient sa vie,
+et de loin en loin des hommes tombaient
+comme frappés par un souffle empoisonné,
+et rappelaient la puissance
+invisible.
+</p>
+
+<p>
+Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu,
+venait de porter <i>sa tête de fer</i><a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a> sur
+l’échafaud, <i>sans honte ni peur</i>, comme
+il le dit en y montant.
+</p>
+
+<p>
+Cependant la France semblait gouvernée
+par elle-même; car le prince et le
+ministre étaient séparés depuis longtemps:
+et, de ces deux malades, qui se
+haïssaient mutuellement, l’un n’avait jamais
+tenu les rênes de son Etat, l’autre
+n’y faisait plus sentir sa main; on ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span>
+l’entendait plus nommer dans les actes
+publics, il ne paraissait plus dans le
+gouvernement, s’effaçait partout; il dormait
+comme l’araignée au centre de ses
+filets.
+</p>
+
+<p>
+S’il s’était passé quelques événements
+et quelques révolutions durant ces deux
+années, ce devait donc être dans les
+cœurs; ce devait être quelques-uns de
+ces changements occultes, d’où naissent,
+dans les monarchies sans base, des bouleversements
+effroyables et de longues et
+sanglantes dissensions.
+</p>
+
+<p>
+Pour en être éclaircis, portons nos yeux
+sur le vieux et noir bâtiment du Louvre
+inachevé, et prêtons l’oreille aux propos
+de ceux qui l’habitent et qui l’environnent.
+</p>
+
+<p>
+On était au mois de décembre; un
+hiver rigoureux avait attristé Paris, où
+la misère et l’inquiétude du peuple étaient
+extrêmes; cependant sa curiosité l’aiguillonnait
+encore, et il était avide des
+spectacles que lui donnait la cour. Sa
+pauvreté lui était moins pesante lorsqu’il
+contemplait les agitations de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span>
+richesse; ses larmes moins amères à la
+vue des combats de la puissance; et le
+sang des grands, qui arrosait ses rues
+et semblait alors le seul digne d’être répandu,
+lui faisait bénir son obscurité.
+Déjà quelques scènes tumultueuses, quelques
+assassinats éclatants, avaient fait
+sentir l’affaiblissement du monarque, l’absence
+et la fin prochaine du ministre,
+et, comme une sorte de prologue à la
+sanglante comédie de la Fronde, venaient
+aiguiser la malice et même allumer les
+passions des Parisiens. Ce désordre ne
+leur déplaisait pas; indifférents aux causes
+des querelles, fort abstraites pour
+eux, ils ne l’étaient point aux individus,
+et commençaient déjà à prendre les
+chefs de parti en affection ou en haine,
+non à cause de l’intérêt qu’ils leur supposaient
+pour le bien-être de leur classe,
+mais tout simplement parce qu’ils plaisaient
+ou déplaisaient comme des acteurs.
+</p>
+
+<p>
+Une nuit surtout, des coups de pistolet
+et de fusil avaient été entendus fréquemment
+dans la Cité: les patrouilles
+<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span>
+nombreuses des Suisses et des gardes
+du corps venaient même d’être attaquées
+et de rencontrer quelques barricades
+dans les rues tortueuses de l’île Notre-Dame;
+des charrettes enchaînées aux
+bornes et couvertes de tonneaux, avaient
+empêché les cavaliers d’y pénétrer, et
+quelques coups de mousquet avaient
+blessé des chevaux et des hommes. Cependant
+la ville dormait encore, excepté
+le quartier qui environnait le Louvre,
+habité dans ce moment par la Reine et
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, duc d’Orléans. Là, tout annonçait
+une expédition nocturne d’une nature
+très grave.
+</p>
+
+<p>
+Il était deux heures du matin; il
+gelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un
+nombreux rassemblement s’arrêta sur le
+quai, à peine pavé alors, et occupa lentement
+et par degrés, le terrain sablé qui
+descendait en pente jusqu’à la Seine.
+Deux cents hommes, à peu près, semblaient
+composer cet attroupement; ils
+étaient enveloppés de grands manteaux,
+relevés par le fourreau des longues épées
+à l’espagnole qu’ils portaient. Se promenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span>
+sans ordre, en long et en large, ils
+semblaient attendre les événements plutôt
+que les chercher. Beaucoup d’entre
+eux s’assirent, les bras croisés, sur les
+pierres éparses du parapet commencé;
+ils observaient le plus grand silence.
+Après quelques minutes cependant, un
+homme, qui paraissait sortir d’une porte
+voûtée du Louvre, s’approcha lentement
+avec une lanterne sourde, dont il portait
+les rayons au visage de chaque individu,
+et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il
+cherchait entre tous: il lui parla de cette
+façon, à demi-voix, en lui serrant la main:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, Olivier, que vous a dit
+M. le Grand<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a>? Cela va-t-il bien?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, je l’ai vu hier à Saint-Germain;
+le vieux chat est bien malade
+à Narbonne, il va s’en aller <i lang="la" xml:lang="la">ad patres</i>;
+mais il faut mener nos affaires rondement,
+car ce n’est pas la première fois
+qu’il fait l’engourdi. Avez-vous vu du
+monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span>
+—Soyez tranquille, Montrésor va venir
+avec une centaine de gentilshommes de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>; vous le reconnaîtrez; il sera
+déguisé en maître maçon, une règle à la
+main. Mais n’oubliez pas surtout les mots
+d’ordre: les savez-vous bien tous, vous
+et vos amis?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi,
+qui n’est pas arrivé encore; mais, Dieu
+me pardonne, je crois que le voilà lui-même.
+Qui diable l’aurait reconnu?
+</p>
+
+<p>
+En effet, un petit homme sans soutane,
+habillé en soldat des gardes françaises,
+et portant de très noires et fausses
+moustaches, se glissa entre eux. Il sautait
+d’un pied sur l’autre avec un air de
+joie, et se frottait les mains.
+</p>
+
+<p>
+—Vive Dieu! tout va bien; mon ami
+Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant
+sur la pointe des pieds pour frapper sur
+l’épaule d’Olivier:—Savez-vous que,
+pour un homme qui sort presque des
+pages, vous ne vous conduisez pas mal,
+sire Olivier d’Entraigues? vous serez
+dans nos hommes illustres, si nous trouvons
+un Plutarque. Tout est bien organisé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span>
+vous arrivez à point; ni plus tôt,
+ni plus tard, comme un vrai chef de
+parti. Fontrailles, ce jeune homme ira
+loin, je vous le prédis. Mais dépêchons-nous;
+il nous viendra dans deux heures
+des paroissiens de mon oncle l’archevêque
+de Paris; je les ai bien échauffés, et ils
+crieront: <i>Vive Monsieur! vive la Régence!
+et plus de Cardinal!</i> comme des enragés.
+Ce sont de bonnes dévotes, tout à
+moi, qui leur ont monté la tête. Le roi
+est fort mal. Oh! tout va bien, très bien.
+Je viens de Saint-Germain; j’ai vu l’ami
+Cinq-Mars; il est bon, très bon, toujours
+ferme comme un roc. Ah! voilà ce que
+j’appelle un homme! Comme il les a joués
+avec son air mélancolique et insouciant!
+Il est le maître de la cour à présent. C’est
+fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair,
+il en est fortement question; mais il
+hésite encore: il faut décider cela par
+notre mouvement de ce soir: <i>le vœu du
+peuple!</i> il faut faire <i>le vœu du peuple</i>
+absolument; nous allons le faire entendre.
+Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous?
+Surtout, c’est la haine pour lui qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span>
+doit dominer dans les cris, car c’est là
+l’essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston,
+qui flotte toujours, n’est-ce pas?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! que peut-il faire autre chose?
+dit Fontrailles; s’il prenait une résolution
+aujourd’hui en notre faveur, ce serait bien
+fâcheux.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi?
+</p>
+
+<p>
+—Parce que nous serions bien sûrs
+que demain, au jour, il serait contre.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, reprit l’abbé, la reine a
+de la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Et du cœur aussi, dit Olivier; cela
+me donne de l’espoir pour Cinq-Mars,
+qui me semble avoir osé faire le boudeur
+quelquefois en la regardant.
+</p>
+
+<p>
+—Enfant que vous êtes! que vous
+connaissez encore mal la cour! Rien ne
+peut le soutenir que la main du roi, qui
+l’aime comme son fils; et, pour la reine,
+si son cœur bat, c’est de souvenir et non
+d’avenir. Mais il ne s’agit pas de ces
+fadaises-là; dites-moi, mon cher, êtes-vous
+bien sûr de votre jeune avocat que
+je vois rôder là? pense-t-il bien?
+</p>
+
+<p>
+—Parfaitement; c’est un excellent
+<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span>
+Royaliste; il jetterait le Cardinal à la rivière
+tout à l’heure: d’ailleurs c’est Fournier,
+de Loudun, c’est tout dire.
+</p>
+
+<p>
+—Bien, bien; voilà comme nous les
+aimons. Mais garde à vous, messieurs:
+on vient de la rue Saint-Honoré.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? crièrent les premiers de
+la troupe à des hommes qui venaient.
+Royalistes ou Cardinalistes?
+</p>
+
+<p>
+—<i>Gaston</i> et <i>le Grand</i>, répondirent
+tout bas les nouveaux venus.
+</p>
+
+<p>
+—C’est Montrésor avec les gens de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, dit Fontrailles; nous pourrons
+bientôt commencer.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, par la corbleu! dit l’arrivant;
+car les Cardinalistes vont passer à trois
+heures; on nous en a instruits tout à
+l’heure.
+</p>
+
+<p>
+—Où vont-ils? dit Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Ils sont plus de deux cents pour
+conduire M. de Chavigny, qui va voir le
+vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont
+cru plus sûr de longer le Louvre.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, nous allons leur faire patte
+de velours, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+Comme il achevait, un bruit de carrosses
+<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span>
+et de chevaux se fit entendre. Plusieurs
+hommes à manteaux roulèrent une
+énorme pierre au milieu du pavé. Les
+premiers cavaliers passèrent rapidement
+à travers la foule et le pistolet à la main,
+se doutant bien de quelque chose; mais
+le postillon qui guidait les chevaux de la
+première voiture s’embarrassa dans la
+pierre et s’abattit.
+</p>
+
+<p>
+—Quel est donc ce carrosse qui écrase
+les piétons? crièrent à la fois tous les
+hommes en manteau. C’est bien tyrannique!
+Ce ne peut être qu’un ami du
+Cardinal de <i>La Rochelle</i><a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>.
+</p>
+
+<p>
+—C’est quelqu’un qui ne craint pas
+les amis du petit <i>le Grand</i>, s’écria une
+voix à la portière ouverte, d’où un homme
+s’élança sur un cheval.
+</p>
+
+<p>
+—Rangez ces Cardinalistes jusque
+dans la rivière! dit une voix aigre et
+perçante.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span>
+Ce fut le signal des coups de pistolet
+qui s’échangèrent avec fureur de chaque
+côté, et qui prêtèrent une lumière à cette
+scène tumultueuse et sombre; le cliquetis
+des épées et le piétinement des
+chevaux n’empêchaient pas de distinguer
+les cris, d’un côté: «A bas le ministre!
+vive le Roi! vive <span class='smcap'>Monsieur</span> et monsieur le
+Grand! à bas les <i>bas rouges</i>!» de l’autre:
+«Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal!
+mort aux factieux! vive le Roi!»
+car le nom du Roi présidait à toutes les
+haines comme à toutes les affections, à
+cette étrange époque.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les hommes à pied avaient
+réussi à placer les deux carrosses à travers
+du quai, de manière à s’en faire un
+rempart contre les chevaux de Chavigny,
+et de là, entre les roues, par les portières
+et sous les ressorts, les accablaient de
+coups de pistolet et en avaient démonté
+plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque
+les portes du Louvre s’ouvrirent tout
+à coup, et deux escadrons des gardes du
+corps sortirent au trot; la plupart avaient
+des torches à la main pour éclairer ceux
+<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span>
+qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes.
+La scène changea. A mesure que les
+gardes arrivaient à l’un des hommes à
+pied, on voyait cet homme s’arrêter, ôter
+son chapeau, se faire reconnaître et se
+nommer, et le garde se retirait, quelquefois
+en saluant, d’autres fois en lui
+serrant la main. Ce secours aux carrosses
+de Chavigny fut donc à peu près inutile
+et ne servit qu’à augmenter la confusion.
+Les gardes du corps, comme pour l’acquit
+de leur conscience, parcouraient
+la foule des duellistes en disant mollement:
+«Allons, messieurs, de la modération.»
+</p>
+
+<p>
+Mais, lorsque les deux gentilshommes
+avaient bien <i>engagé le fer</i> et se trouvaient
+bien acharnés, le garde qui les
+voyait s’arrêtait pour juger des coups, et
+quelquefois même favorisait celui qu’il
+pensait être de son opinion; car ce corps,
+comme toute la France, avait ses Royalistes
+et ses Cardinalistes.
+</p>
+
+<p>
+Les fenêtres du Louvre s’éclairaient
+peu à peu, et l’on y voyait beaucoup de
+têtes de femmes derrière les petits carreaux
+<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span>
+en losanges, attentives à contempler
+le combat.
+</p>
+
+<p>
+De nombreuses patrouilles de Suisses
+sortirent avec des flambeaux; on distinguait
+ces soldats à leur étrange uniforme.
+Ils portaient le bras droit rayé
+de bleu et de rouge, et le bas de soie de
+leur jambe droite était rouge; le côté
+gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et
+le bas blanc et rouge. On avait espéré
+sans doute, au château royal, que cette
+troupe étrangère pourrait dissiper l’attroupement;
+mais on se trompa. Ces
+impassibles soldats, suivant froidement,
+exactement et sans les dépasser, les
+ordres qu’on leur avait donnés, circulèrent
+avec symétrie entre les groupes
+armés qu’ils divisaient un moment, vinrent
+se réunir devant la grille avec une
+précision parfaite, et rentrèrent en ordre
+comme à la manœuvre, sans s’informer
+si les ennemis à travers lesquels ils
+étaient passés s’étaient rejoints ou non.
+</p>
+
+<p>
+Mais le bruit, un instant apaisé, redevint
+général à force d’explications particulières.
+On entendait partout des appels,
+<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span>
+des injures et des imprécations; il ne
+semblait pas que rien pût faire cesser
+ce combat que la destruction de l’un
+des deux partis, lorsque des cris, ou
+plutôt des hurlements affreux, vinrent
+mettre le comble au tumulte. L’abbé de
+Gondi, alors occupé à tirer un cavalier
+par son manteau pour le faire tomber,
+s’écria:—Voilà mes gens! Fontrailles,
+vous allez en voir de belles; voyez, voyez
+déjà comme cela court! c’est charmant,
+vraiment!
+</p>
+
+<p>
+Et il lâcha prise et monta sur une
+pierre pour considérer la manœuvre de
+ses troupes, croisant ses bras avec l’importance
+d’un général d’armée. Le jour
+commençait à poindre, et l’on vit que
+du bout de l’île Saint-Louis accourait, en
+effet, une foule d’hommes, de femmes
+et d’enfants de la lie du peuple, poussant
+au ciel et vers le Louvre d’étranges
+vociférations. Des filles portaient de
+longues épées, des enfants traînaient
+d’immenses hallebardes et des piques
+damasquinées du temps de la Ligue; des
+vieilles en haillons tiraient après elles,
+<span class='pagenum'><a id='Page_18' name='Page_18'>[18]</a></span>
+avec des cordes, des charrettes pleines
+d’anciennes armes rouillées et rompues;
+des ouvriers de tous les métiers, ivres
+pour la plupart, les suivaient avec des
+bâtons, des fourches, des lances, des
+pelles, des torches, des pieux, des crocs,
+des leviers, des sabres et des broches
+aiguës; ils chantaient et hurlaient tour
+à tour, contrefaisant avec des rires
+atroces les miaulements du chat, et portant,
+comme un drapeau, un de ces
+animaux pendu au bout d’une perche
+et enveloppé dans un lambeau rouge,
+figurant ainsi le Cardinal, dont le goût
+pour les chats était connu généralement.
+Des crieurs publics couraient, tout rouges
+et haletants, semer sur les ruisseaux et
+les pavés, coller sur les parapets, les
+bornes, les murs des maisons et du
+palais même, de longues histoires satiriques
+en petits vers, faites sur les personnages
+du temps; des garçons bouchers
+et mariniers portant de larges coutelas,
+battaient la charge sur des chaudrons,
+et traînaient dans la boue un porc nouvellement
+égorgé, coiffé de la calotte
+<span class='pagenum'><a id='Page_19' name='Page_19'>[19]</a></span>
+rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et
+vigoureux drôles, vêtus en femmes et
+enluminés d’un grossier vermillon,
+criaient d’une voix forcenée: «<i>Nous
+sommes des mères de famille ruinées
+par Richelieu: mort au Cardinal!</i>» Ils
+portaient dans leurs bras des nourrissons
+de paille qu’ils faisaient le geste de
+jeter à la rivière, et les y jetaient en
+effet.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque cette dégoûtante cohue eut
+inondé les quais de ses milliers d’individus
+infernaux, elle produisit un effet
+étrange sur les combattants, et tout à
+fait contraire à ce qu’en attendait leur
+patron. Les ennemis de chaque faction
+abaissèrent leurs armes et se séparèrent.
+Ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span> et de Cinq-Mars furent
+révoltés de se voir secourus par de tels
+auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les
+gentilshommes du Cardinal à remonter
+à cheval et en voiture, leurs valets à y
+porter les blessés, donnèrent des rendez-vous
+particuliers à leurs adversaires
+pour vider leur querelle sur un terrain
+plus secret et plus digne d’eux. Rougissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span>
+de la supériorité du nombre et des
+ignobles troupes qu’ils semblaient commander,
+entrevoyant, peut-être pour la
+première fois, les funestes conséquences
+de leurs jeux politiques, et voyant quel
+était le limon qu’ils venaient de remuer,
+ils se divisèrent pour se retirer, enfonçant
+leurs chapeaux larges sur leurs yeux,
+jetant leurs manteaux sur leurs épaules,
+et redoutant le jour.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez tout dérangé, mon cher
+abbé, avec cette canaille, dit Fontrailles,
+en frappant du pied, à Gondi, qui se
+trouvait assez interdit; votre bonhomme
+d’oncle a là de jolis paroissiens!
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas ma faute, reprit cependant
+Gondi, d’un ton mutin; c’est
+que ces idiots sont arrivés une heure
+trop tard; s’ils fussent venus à la nuit,
+on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte
+un peu, à dire le vrai (car j’avoue que
+le grand jour leur fait tort), et on n’aurait
+entendu que la voix du peuple:
+<i lang="la" xml:lang="la">Vox populi, vox Dei</i>. D’ailleurs, il n’y a
+pas tant de mal; ils vont nous donner,
+par leur foule, les moyens de nous évader
+<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span>
+sans être reconnus, et, au bout du
+compte, notre tâche est finie; nous ne
+voulions pas la mort du pécheur:
+Chavigny et les siens sont de braves
+gens que j’aime beaucoup; s’il n’est
+qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je
+vais voir M. de Bouillon, qui arrive
+d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+—Olivier, dit Fontrailles, partez donc
+pour Saint-Germain avec Fournier et
+Ambrosio; je vais rendre compte à
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, avec Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+Tout se sépara, et le dégoût fit sur
+ces gens bien élevés ce que la force
+n’avait pu faire.
+</p>
+
+<p>
+Ainsi se termina cette échauffourée,
+qui semblait pouvoir enfanter de grands
+malheurs; personne n’y fut tué; les
+cavaliers, avec quelques égratignures de
+plus, et quelques-uns avec leur bourse
+de moins, à leur grande surprise, reprirent
+leur route près des carrosses par
+des rues détournées; les autres s’évadèrent,
+un à un, à travers la populace
+qu’ils avaient soulevée. Les misérables
+<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span>
+qui la composaient, dénués de chefs de
+troupes, restèrent encore deux heures à
+pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que
+leur vin fût cuvé et que le froid éteignît
+ensemble le feu de leur sang et de leur
+enthousiasme. On voyait aux fenêtres
+des maisons du quai de la Cité et le
+long des murs le sage et véritable peuple
+de Paris, regardant d’un air triste et
+dans un morne silence ces préludes de
+désordre; tandis que le corps des marchands,
+vêtu de noir, précédé de ses
+échevins et de ses prévôts, s’acheminait
+lentement et courageusement, à travers
+la populace, vers le <i>Palais de Justice</i> où
+devait s’assembler le parlement, et allait
+lui porter plainte de ces effrayantes
+scènes nocturnes.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les appartements de Gaston
+d’Orléans étaient dans une grande rumeur.
+Ce prince occupait alors l’aile du
+Louvre parallèle aux Tuileries, et ses
+fenêtres donnaient d’un côté sur la cour,
+et de l’autre sur un amas de petites
+maisons et de rues étroites qui couvraient
+la place presque en entier. Il
+<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span>
+s’était levé précipitamment, réveillé en
+sursaut par le bruit des armes à feu, avait
+jeté ses pieds dans de larges <i>mules</i> carrées,
+à hauts talons, et, enveloppé dans
+une vaste robe de chambre de soie couverte
+de dessins d’or brodés en relief, se
+promenait en long et en large dans sa
+chambre à coucher, envoyant, de minute
+en minute, un laquais nouveau
+pour demander ce qui se passait, et
+s’écriant qu’on courût chercher l’abbé
+de La Rivière, son conseil accoutumé;
+mais, par malheur, il était sorti de
+Paris. A chaque coup de pistolet, ce
+prince timide courait aux fenêtres, sans
+rien voir autre chose que quelques flambeaux
+que l’on portait en courant; on
+avait beau lui dire que les cris qu’il entendait
+étaient en sa faveur, il ne cessait
+de se promener par les appartements,
+dans le plus grand désordre, ses
+longs cheveux noirs et ses yeux bleus
+ouverts et agrandis par l’inquiétude et
+l’effroi; il était moitié nu lorsque Montrésor
+et Fontrailles arrivèrent enfin, et
+le trouvèrent se frappant la poitrine et
+<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span>
+répétant mille fois: «<i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea
+culpa.</i>»
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il
+de loin, courant au-devant d’eux; arrivez
+donc enfin! que se passe-t-il? que
+fait-on là? quels sont ces assassins?
+quels sont ces cris?
+</p>
+
+<p>
+—On crie: «Vive <span class='smcap'>Monsieur</span>.»
+</p>
+
+<p>
+Gaston, sans faire semblant d’entendre,
+et tenant un instant la porte de sa
+chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât
+jusque dans les galeries où étaient
+les gens de sa maison, continua en
+criant de toute sa force et en gesticulant:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais rien de tout ceci et n’ai
+rien autorisé; je ne veux rien entendre,
+je ne veux rien savoir; je n’entrerai jamais
+dans aucun projet; ce sont des factieux
+qui font tout ce bruit: ne m’en parlez
+pas si vous voulez être bien vus ici; je
+ne suis l’ennemi de personne, je déteste
+de telles scènes...
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles, qui savait à quel homme
+il avait affaire, ne répondit rien, et entra
+avec son ami, mais sans se presser, afin
+<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span>
+que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût le temps de jeter son
+premier feu; et, quand tout fut dit et la
+porte fermée avec soin, il prit la parole:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, dit-il, nous venons
+vous demander mille pardons de l’impertinence
+de ce peuple, qui ne cesse de
+crier qu’il veut la mort de votre ennemi,
+et qu’il voudrait même vous voir
+Régent si nous avions le malheur de
+perdre Sa Majesté; oui, le peuple est
+toujours libre dans ses propos; mais il
+était si nombreux, que tous nos efforts
+n’ont pu le contenir: c’était le cri du
+cœur dans toute sa vérité; c’était une
+explosion d’amour que la froide raison
+n’a pu réprimer, et qui sortait de toutes
+les règles.
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, que s’est-il passé? reprit
+Gaston un peu calmé: qu’ont-ils fait
+depuis quatre heures que je les entends?
+</p>
+
+<p>
+—Cet amour, continua froidement
+Montrésor, comme M. de Fontrailles a
+l’honneur de vous le dire, sortait tellement
+des règles et des bornes, qu’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span>
+nous a entraînés nous-mêmes, et nous
+nous sommes sentis saisis de cet enthousiasme
+qui nous transporte toujours au
+nom seul de <span class='smcap'>Monsieur</span>, et qui nous a
+portés à des choses que nous n’avions
+pas préméditées.
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, qu’avez-vous fait? reprit
+le prince...
+</p>
+
+<p>
+—Ces choses, reprit Fontrailles, dont
+M. de Montrésor a l’honneur de parler
+à <span class='smcap'>Monsieur</span>, sont précisément de celles
+que je prévoyais ici même hier au soir,
+quand j’eus l’honneur de l’entretenir.
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit pas de cela, interrompit
+Gaston; vous ne pourrez pas dire que
+j’aie rien ordonné ni autorisé; je ne me
+mêle de rien, je n’entends rien au gouvernement...
+</p>
+
+<p>
+—Je conviens, poursuivit Fontrailles,
+que Votre Altesse n’a rien ordonné;
+mais elle m’a permis de lui dire que je
+prévoyais que cette nuit serait troublée
+vers les deux heures, et j’espérais que
+son étonnement serait moins grand.
+</p>
+
+<p>
+Le prince, se remettant peu à peu, et
+voyant qu’il n’effrayait pas les deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span>
+champions; ayant d’ailleurs dans sa
+conscience et lisant dans leurs yeux le
+souvenir du consentement qu’il leur
+avait donné la veille, s’assit sur le bord
+de son lit, croisa les bras, et, les regardant
+d’un air de juge, leur dit encore
+avec une voix imposante:
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, qu’avez-vous donc
+fait?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! presque rien, monseigneur, dit
+Fontrailles; le hasard nous a fait rencontrer
+dans la foule quelques-uns de
+nos amis qui avaient eu une querelle
+avec le cocher de M. de Chavigny qui
+les écrasait; il s’en est suivi quelques propos
+un peu vifs, quelques petits gestes
+un peu brusques, quelques égratignures
+qui ont fait rebrousser chemin au carrosse,
+et voilà tout.
+</p>
+
+<p>
+—Absolument tout, répéta Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—Comment, tout! s’écria Gaston
+très ému et sautant dans la chambre;
+et n’est-ce donc rien que d’arrêter la
+voiture d’un ami du Cardinal-Duc? Je
+n’aime point les scènes, je vous l’ai déjà
+dit; je ne hais point le Cardinal; c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span>
+un grand politique, certainement, un
+très grand politique; vous me compromettez
+horriblement; on sait que Montrésor
+est à moi; si on l’a reconnu, on dira
+que je l’ai envoyé...
+</p>
+
+<p>
+—Le hasard, répondit Montrésor,
+m’a fait trouver cet habit du peuple que
+<span class='smcap'>Monsieur</span> peut voir sous mon manteau,
+et que j’ai préféré à tout autre par ce
+motif.
+</p>
+
+<p>
+Gaston respira.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes bien sûr qu’on ne vous
+a pas reconnu? dit-il; c’est que vous
+sentez, mon cher ami, combien ce serait
+pénible... convenez-en vous-même...
+</p>
+
+<p>
+—Si j’en suis sûr, ô ciel! s’écria le
+gentilhomme du prince: je gagerais ma
+tête et ma part du Paradis que personne
+n’a vu mes traits et ne m’a appelé par
+mon nom.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, continua Gaston, se rasseyant
+sur son lit et prenant un air
+plus calme, et même où brillait une légère
+satisfaction, contez-moi donc un peu
+ce qui s’est passé.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles se chargea du récit, où,
+<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span>
+comme l’on pense, le peuple jouait un
+grand rôle et les gens de <span class='smcap'>Monsieur</span> aucun;
+et, dans sa péroraison, il ajouta,
+entrant dans les détails:—On a pu
+voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur,
+de respectables mères de famille,
+poussées par le désespoir, jeter leurs
+enfants dans la Seine en maudissant
+Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est épouvantable! s’écria le
+prince indigné ou feignant de l’être et
+de croire à ces excès. Il est donc bien
+vrai qu’il est détesté si généralement?
+mais il faut convenir qu’il le mérite!
+Quoi! son ambition et son avarice ont
+réduit là ces bons habitants de Paris
+que j’aime tant!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monseigneur, reprit l’orateur;
+et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est
+la France entière qui vous supplie avec
+nous de vous décider à la délivrer de ce
+tyran; tout est prêt; il ne faut qu’un
+signe de votre tête auguste pour anéantir
+ce pygmée, qui a tenté l’abaissement
+de la maison royale elle-même.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Dieu m’est témoin que je lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span>
+pardonne cette injure, reprit Gaston en
+levant les yeux; mais je ne puis entendre
+plus longtemps les cris du peuple;
+oui, j’irai à son secours!...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! nous tombons à vos genoux!
+s’écria Montrésor s’inclinant...
+</p>
+
+<p>
+—C’est-à-dire, reprit le prince en
+reculant, autant que ma dignité ne sera
+pas compromise et que l’on ne verra
+nulle part mon nom.
+</p>
+
+<p>
+—Et c’est justement lui que nous
+voudrions! s’écria Fontrailles, un peu
+plus à son aise... Tenez, monseigneur,
+il y a déjà quelques noms à mettre à la
+suite du vôtre, et qui ne craignent pas
+de s’inscrire, je vous les dirai sur-le-champ
+si vous voulez...
+</p>
+
+<p>
+—Mais, mais, mais... dit le duc
+d’Orléans avec un peu d’effroi, savez-vous
+que c’est une conjuration que vous
+me proposez là tout simplement?...
+</p>
+
+<p>
+—Fi donc! fi donc! monseigneur, des
+gens d’honneur comme nous! une conjuration!
+ah! du tout! une ligue, tout au
+plus; un petit accord pour donner la
+<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span>
+direction au vœu unanime de la nation
+et de la cour: voilà tout!
+</p>
+
+<p>
+—Mais... mais cela n’est pas clair,
+car enfin cette affaire ne serait ni générale
+ni publique: donc ce serait une
+conjuration; vous n’avoueriez pas que
+vous en êtes?
+</p>
+
+<p>
+—Moi, monseigneur? pardonnez-moi,
+à toute la terre, puisque tout le royaume
+en est déjà, et je suis du royaume. Eh!
+qui ne mettrait son nom après celui de
+MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...
+</p>
+
+<p>
+—Après, peut-être, mais avant? dit
+Gaston en fixant ses regards sur Fontrailles,
+et plus finement qu’il ne s’y
+attendait.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci sembla hésiter un moment...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, que ferait <span class='smcap'>Monsieur</span>, si je
+lui disais des noms après lesquels il pût
+mettre le sien?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! voilà qui est plaisant,
+reprit le prince en riant; savez-vous
+qu’au-dessus du mien il n’y en a pas
+beaucoup? Je n’en vois qu’un.
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, s’il y en a un, monseigneur
+<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span>
+nous promet-il de signer celui de Gaston
+au-dessous?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! parbleu, de tout mon cœur, je
+ne risque rien, car je ne vois que le
+Roi, qui n’est sûrement pas de la
+partie.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, à dater de ce moment, permettez,
+dit Montrésor, que nous vous
+prenions au mot, et veuillez bien consentir
+à présent à deux choses seulement:
+voir M. de Bouillon chez la Reine,
+et M. le grand écuyer chez le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Tope! dit <span class='smcap'>Monsieur</span> gaiement et
+frappant l’épaule de Montrésor, j’irai
+dès aujourd’hui à la toilette de ma belle-sœur,
+et je prierai mon frère de venir
+courre un cerf à Chambord avec moi.
+</p>
+
+<p>
+Les deux amis n’en demandaient pas
+plus, et furent surpris eux-mêmes de
+leur ouvrage; jamais ils n’avaient vu
+tant de résolution à leur chef. Aussi, de
+peur de le mettre sur une voie qui pût
+le détourner de la route qu’il venait de
+prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation
+sur d’autres sujets, et se retirèrent
+<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span>
+charmés, en laissant pour derniers
+mots dans son oreille qu’ils comptaient
+sur ses dernières promesses.
+</p>
+
+<h2 id="chap_15">
+CHAPITRE XV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ALCOVE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Les reines ont été vues pleurant
+comme de simples femmes.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Chateaubriand.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Qu’il est doux d’être belle alors qu’on est aimée.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Delphine Gay.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Tandis qu’un prince était ainsi rassuré
+avec peine par ceux qui l’entouraient,
+et leur laissait voir un effroi qui pouvait
+être contagieux pour eux, une princesse,
+plus exposée aux accidents, plus
+isolée par l’indifférence de son mari,
+plus faible par sa nature et par la timidité
+qui vient de l’absence du bonheur,
+donnait de son côté l’exemple du courage
+<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span>
+le plus calme et de la plus pieuse
+résignation, et raffermissait sa suite
+effrayée: c’était la Reine. A peine
+endormie depuis une heure, elle avait
+entendu des cris aigus derrière les portes
+et les épaisses tapisseries de sa
+chambre. Elle ordonna à ses femmes de
+faire entrer, et la duchesse de Chevreuse,
+en chemise et enveloppée dans un grand
+manteau, vint tomber presque évanouie
+au pied de son lit, suivie de quatre
+dames d’atours et de trois femmes de
+chambre. Ses pieds délicats étaient nus,
+et ils saignaient, parce qu’elle s’était
+blessée en courant; elle criait, en pleurant
+comme un enfant, qu’un coup de
+pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux,
+et l’avait blessée; qu’elle suppliait
+la Reine de la renvoyer en exil, où
+elle se trouvait plus tranquille que dans
+un pays où l’on voulait l’assassiner parce
+qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle
+avait ses cheveux dans un grand désordre
+et tombant jusqu’à ses pieds: c’était
+sa principale beauté, et la jeune Reine
+pensa qu’il y avait dans cette toilette
+<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span>
+moins de hasard que l’on ne l’eût pu
+croire.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ma chère, qu’arrive-t-il donc?
+lui dit-elle avec assez de sang-froid;
+vous avez l’air de Madeleine, mais dans
+sa jeunesse, avant le repentir. Il est
+probable que si l’on en veut à quelqu’un
+ici, c’est à moi; tranquillisez-vous.
+</p>
+
+<p>
+—Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi!
+c’est ce Richelieu qui me poursuit!
+j’en suis certaine.
+</p>
+
+<p>
+Le bruit des pistolets qui s’entendit
+alors plus distinctement, convainquit la
+Reine que les terreurs de M<sup>me</sup> de Chevreuse
+n’étaient pas vaines.
+</p>
+
+<p>
+—Venez m’habiller, madame de Motteville,
+cria-t-elle.
+</p>
+
+<p>
+Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement,
+et, ouvrant un de ces immenses
+coffres d’ébène qui servaient d’armoire
+alors, en tirait une cassette de diamants
+de la princesse pour la sauver, et ne
+l’écoutait pas. Les autres femmes avaient
+vu sur une fenêtre la lueur des torches,
+et, s’imaginant que le feu était au palais,
+précipitaient les bijoux, les dentelles, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span>
+vases d’or, jusqu’aux porcelaines, dans
+des draps qu’elles voulaient jeter ensuite
+par la fenêtre. En même temps survint
+M<sup>me</sup> de Guémenée, un peu plus habillée
+que la duchesse de Chevreuse,
+mais ayant pris la chose plus au tragique
+encore; l’effroi qu’elle avait en donna un
+peu à la Reine, à cause du caractère
+cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait.
+Elle entra sans saluer, pâle
+comme un spectre, et dit avec volubilité:
+</p>
+
+<p>
+—Madame, il est temps de nous
+confesser; on attaque le Louvre, et tout
+le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit.
+</p>
+
+<p>
+La stupeur fit taire et rendit immobile
+toute la chambre.
+</p>
+
+<p>
+—Nous allons mourir! cria la duchesse
+de Chevreuse, toujours à genoux.
+Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée
+en Angleterre! Oui, confessons-nous; je
+me confesse hautement: j’ai aimé... j’ai
+été aimée de...
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dit la Reine,
+je ne me charge pas d’entendre jusqu’à
+la fin; ce ne serait peut-être pas le
+<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span>
+moindre de mes dangers, dont vous ne
+vous occupez guère.
+</p>
+
+<p>
+Le sang-froid d’Anne d’Autriche et
+cette seconde réponse sévère rendirent
+pourtant un peu de calme à cette belle
+personne, qui se releva confuse, et
+s’aperçut du désordre de sa toilette,
+qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put
+dans un cabinet voisin.
+</p>
+
+<p>
+—Dona Stephania, dit la Reine à une
+de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle
+eût conservée auprès d’elle, allez chercher
+le capitaine des gardes: il est
+temps que je voie des hommes, enfin,
+et que j’entende quelque chose de raisonnable.
+</p>
+
+<p>
+Elle dit ceci en espagnol, et le mystère
+de cet ordre, dans une langue
+qu’elles ne comprenaient pas, fit rentrer
+le bon sens dans la chambre.
+</p>
+
+<p>
+La camériste disait son chapelet;
+mais elle se leva du coin de l’alcôve où
+elle s’était réfugiée, et sortit en courant
+pour obéir à sa maîtresse.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les signes de la révolte et
+les symptômes de la terreur devenaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span>
+plus distincts au-dessous et dans l’intérieur.
+On entendait dans la grande cour
+du Louvre le piétinement des chevaux
+de la garde, les commandements des
+chefs, le roulement des carrosses de la
+Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le
+fallait, le bruit des chaînes de fer que
+l’on traînait sur le pavé pour former les
+barricades en cas d’attaque, les pas précipités,
+le choc des armes, des troupes
+d’hommes qui couraient dans les corridors,
+les cris sourds et confus du peuple
+qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient
+et se rapprochaient comme le
+bruit des vagues et des vents.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit encore, et cette fois
+c’était pour introduire un charmant personnage.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous attendais, chère Marie, dit
+la Reine, tendant les bras à la duchesse
+de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure
+que nous toutes, vous venez parée
+pour être vue de toute la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’étais pas couchée, heureusement,
+répondit la princesse de Gonzague
+en baissant les yeux, j’ai vu tout
+<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span>
+ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame,
+fuyez! je vous supplie de vous
+sauver par les escaliers secrets, et de
+nous permettre de rester à votre place;
+on pourra prendre l’une de nous pour
+la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une
+larme, je viens d’entendre des cris de
+mort. Sauvez-vous, madame! je n’ai pas
+de trône à perdre! vous êtes fille,
+femme et mère de rois, sauvez-vous et
+laissez-nous ici.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez à perdre plus que moi,
+mon amie, en beauté, en jeunesse, et,
+j’espère, en bonheur, dit la Reine avec
+un sourire gracieux et lui donnant sa
+belle main à baiser. Restez dans mon
+alcôve, je le veux bien, mais nous y serons
+deux. Le seul service que j’accepte
+de vous, belle enfant, c’est de m’apporter
+ici dans mon lit cette petite cassette
+d’or que ma pauvre Motteville a laissée
+par terre, et qui contient ce que j’ai de
+plus précieux.
+</p>
+
+<p>
+Puis, en la recevant, elle ajouta à
+l’oreille de Marie:
+</p>
+
+<p>
+—S’il m’arrivait quelque malheur,
+<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span>
+jure-moi que tu la prendras pour la jeter
+dans la Seine.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous obéirai, madame, comme
+à ma bienfaitrice et à ma seconde mère,
+dit-elle en pleurant.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le bruit du combat redoublait
+sur les quais, et les vitraux de la
+chambre réfléchissaient souvent la lueur
+des coups de feu dont on entendait l’explosion.
+Le capitaine des gardes et celui
+des Suisses firent demander des ordres
+par dona Stephania.
+</p>
+
+<p>
+—Je leur permets d’entrer, dit la
+princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames;
+je suis homme dans ce moment,
+et je dois l’être.
+</p>
+
+<p>
+Puis, soulevant les rideaux de son lit,
+elle continua en s’adressant aux deux
+officiers:—Messieurs, souvenez-vous
+d’abord que vous répondez sur votre
+tête de la vie des princes mes enfants,
+vous le savez, monsieur de Guitaut?
+</p>
+
+<p>
+—Je couche en travers de leur porte,
+madame; mais ce mouvement ne menace
+ni eux ni Votre Majesté.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, ne pensez à moi qu’après
+<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span>
+eux, interrompit la Reine, et protégez
+indistinctement tous ceux que l’on menace.
+Vous m’entendez aussi, vous monsieur
+de Bassompierre; vous êtes gentilhomme;
+oubliez que votre oncle est
+encore à la Bastille, et faites votre devoir
+près des petits-fils du feu Roi son
+ami.
+</p>
+
+<p>
+C’était un jeune homme d’un visage
+franc et ouvert.
+</p>
+
+<p>
+—Votre Majesté, dit-il avec un léger
+accent allemand, peut voir que je n’oublie
+que ma famille, et non la sienne.
+</p>
+
+<p>
+Et il montra sa main gauche, où il
+manquait deux doigts qui venaient
+d’être coupés.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai encore une autre main, dit-il en
+saluant et se retirant avec Guitaut.
+</p>
+
+<p>
+La Reine émue se leva aussitôt, et,
+malgré les prières de la princesse de
+Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague
+et les cris de M<sup>me</sup> de Chevreuse,
+voulut se mettre à la fenêtre et l’entrouvrit,
+appuyée sur l’épaule de la duchesse
+de Mantoue.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’entends-je? dit-elle; en effet,
+<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span>
+on crie: «Vive le Roi!... Vive la Reine!»
+</p>
+
+<p>
+Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla
+de cris en ce moment, et l’on entendit:
+«A bas le Cardinal! Vive M. le
+Grand!»
+</p>
+
+<p>
+Marie tressaillit.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’avez-vous! lui dit la Reine en
+l’observant.
+</p>
+
+<p>
+Mais, comme elle ne répondait pas et
+tremblait de tout son corps, cette bonne
+et douce princesse ne parut pas s’en
+apercevoir, et prêtant la plus grande
+attention aux cris du peuple et à ses
+mouvements, elle exagéra même une inquiétude
+qu’elle n’avait plus depuis le
+premier nom arrivé à son oreille. Une
+heure après, lorsqu’on vint lui dire que
+la foule n’attendait qu’un geste de sa
+main pour se retirer, elle le donna gracieusement
+et avec un air de satisfaction;
+mais cette joie était loin d’être
+complète, car le fond de son cœur était
+troublé par bien des choses et surtout
+par le pressentiment de la régence.
+Plus elle se penchait hors de la fenêtre
+pour se montrer, plus elle voyait les
+<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span>
+scènes révoltantes que le jour naissant
+n’éclairait que trop: l’effroi rentrait
+dans son cœur à mesure qu’il lui devenait
+plus nécessaire de paraître calme
+et confiante, et son âme s’attristait de
+l’enjouement de ses paroles et de son
+visage. Exposée à tous ces regards,
+elle se sentait femme, et frémissait en
+voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être
+bientôt à gouverner, et qui savait
+déjà demander la mort de quelqu’un et
+appeler ses Reines.
+</p>
+
+<p>
+Elle salua donc.
+</p>
+
+<p>
+Cent cinquante ans après, ce salut a
+été répété par une autre princesse,
+comme elle née du sang d’Autriche, et
+Reine de France. La monarchie, sans
+base, telle que Richelieu l’avait faite,
+naquit et mourut entre ces deux comparutions.
+</p>
+
+<p>
+Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres
+et se hâta de congédier sa suite
+timide. Les épais rideaux retombèrent
+sur les vitres bariolées, et la chambre
+ne fut plus éclairée par un jour qui lui
+était odieux; de gros flambeaux de cire
+<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span>
+blanche brûlaient dans les candélabres
+en forme de bras d’or qui sortaient des
+tapisseries encadrées et fleurdelisées
+dont le mur était garni. Elle voulut
+rester seule avec Marie de Mantoue, et,
+rentrée avec elle dans l’enceinte que
+formait la balustrade royale, elle tomba
+assise sur son lit, fatiguée de son courage
+et de ses sourires, et se mit à
+fondre en larmes, le front appuyé contre
+son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied
+de velours, tenait l’une de ses
+mains dans les siennes, et sans oser
+parler la première, y appuyait sa tête
+en tremblant; car, jusque-là jamais on
+n’avait vu une larme dans les yeux de
+la Reine.
+</p>
+
+<p>
+Elles restèrent ainsi pendant quelques
+minutes. Après quoi la princesse, se soulevant
+péniblement, lui parla ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi
+pleurer; cela fait tant de bien quand
+on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui
+qu’il me donne la force de ne
+pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout,
+et qui perdra la famille royale de
+<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span>
+France et la monarchie par son ambition
+démesurée; je le reconnais encore dans
+ce qui vient de se passer, je le vois dans
+ces tumultueuses révoltes.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! madame, n’est-il pas à
+Narbonne? car c’est le Cardinal dont vous
+parlez, sans doute? et n’avez-vous pas
+entendu que ces cris étaient pour vous
+et contre lui?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon amie, il est à trois cents
+lieues de nous, mais son génie fatal veille
+à cette porte. Si ces cris ont été jetés,
+c’est qu’il les a permis; si ces hommes
+se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas
+atteint l’heure qu’il a marquée pour les
+perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai
+payé cher la science de cette âme perverse;
+il m’en a coûté toute la puissance
+de mon rang, les plaisirs de mon âge,
+les affections de ma famille, et jusqu’au
+cœur de mon mari; il m’a isolée du monde
+entier; il m’enferme à présent dans une
+barrière d’honneurs et de respects; et
+naguère il a osé, au scandale de la France
+entière, me mettre en accusation moi-même;
+on a visité mes papiers, on m’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span>
+interrogée; on m’a fait signer que j’étais
+coupable et demander pardon au Roi
+d’une faute que j’ignorais; enfin, j’ai dû
+au dévouement et à la prison, peut-être
+éternelle, d’un fidèle domestique<a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, la
+conservation de cette cassette que tu m’as
+sauvée. Je vois dans tes regards que tu
+me crois trop effrayée; mais ne t’y trompe
+pas, comme toute la cour le fait à présent,
+ma chère fille; sois sûre que cet
+homme est partout, et qu’il sait jusqu’à
+nos pensées.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! madame, saurait-il tout ce
+qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et
+le nom de ceux qui les envoient!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, sans doute, il le sait d’avance
+ou le prévoit; il le permet, il l’autorise,
+pour me compromettre aux yeux du Roi
+et le tenir séparé de moi; il veut achever
+de m’humilier.
+</p>
+
+<p>
+—Mais cependant le Roi ne l’aime plus
+depuis deux ans; c’est un autre qu’il
+aime.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span>
+La Reine sourit; elle contempla quelques
+instants en silence les traits naïfs
+et purs de la belle Marie, et son regard
+plein de candeur qui se levait sur elle
+languissamment; elle écarta les boucles
+noires qui voilaient ce beau front, et parut
+reposer ses yeux et son âme en voyant
+cette innocence ravissante exprimée sur
+un visage si beau; elle baisa sa joue et
+reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange,
+une triste vérité: c’est que le Roi n’aime
+personne, et que ceux qui paraissent le
+plus en faveur sont les plus près d’être
+abandonnés par lui et jetés à celui qui
+engloutit et dévore tout.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon Dieu! que me dites-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit
+la Reine d’une voix plus basse et
+regardant ses yeux comme pour y lire
+toute sa pensée et y faire entrer la sienne;
+sais-tu la fin de ses favoris? T’a-t-on
+conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon,
+le couvent de M<sup>lle</sup> de La Fayette,
+la honte de M<sup>me</sup> de Hautefort, la mort de
+M. de Chalais, un enfant, le plus jeune
+<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span>
+et le premier de tous ceux qui furent
+suppliciés, proscrits ou empoisonnés,
+tous ont disparu sous un souffle, par un
+seul ordre de Richelieu à son maître, et,
+sans cette faveur que tu prends pour de
+l’amitié, leur vie eût été paisible; mais
+cette faveur est mortelle, c’est un poison.
+Tiens, vois cette tapisserie qui représente
+Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent
+à cette femme; son attachement
+dévore comme ce feu qui l’éblouit
+et la brûle.
+</p>
+
+<p>
+Mais la jeune duchesse n’était plus en
+état d’entendre la Reine; elle continuait
+à fixer sur elle de grands yeux noirs,
+qu’un voile de larmes obscurcissaient;
+ses mains tremblaient dans celles d’Anne
+d’Autriche, et une agitation convulsive
+faisait frémir ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis bien cruelle, n’est-ce pas,
+Marie? poursuivit la Reine avec une voix
+d’une douceur extrême et en la caressant
+comme un enfant dont on veut tirer
+un aveu; oh! oui, sans doute, je suis
+bien méchante, notre cœur est bien gros;
+vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons,
+<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span>
+parlez-moi; où en êtes-vous avec
+M. de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+A ce mot, la douleur se fit un passage,
+et, toujours à genoux aux pieds de la
+Reine, Marie versa à son tour sur le sein
+de cette bonne princesse un déluge de
+pleurs avec des sanglots enfantins et des
+mouvements si violents dans sa tête et
+ses belles épaules, qu’il semblait que son
+cœur dût se briser. La Reine attendit
+longtemps la fin de ce premier mouvement
+en la berçant dans ses bras comme
+pour apaiser sa douleur, et répétant souvent:—Ma
+fille, allons, ma fille, ne
+t’afflige pas ainsi!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, s’écria-t-elle, je suis
+bien coupable envers vous; mais je n’ai
+pas compté sur ce cœur-là! J’ai eu bien
+tort, j’en serai peut-être bien punie!
+Mais, hélas! comment aurais-je osé vous
+parler, madame? Ce n’était pas d’ouvrir
+mon âme qui m’était difficile; c’était de
+vous avouer que j’avais besoin d’y faire
+lire.
+</p>
+
+<p>
+La Reine réfléchit un moment, comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span>
+pour rentrer en elle-même, en mettant
+son doigt sur ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison, reprit-elle ensuite,
+vous avez bien raison, Marie, c’est toujours
+le premier mot qu’il est difficile de
+nous dire, et cela nous perd souvent:
+mais il le faut, et, sans cette étiquette,
+on serait bien près de manquer de dignité.
+Ah! qu’il est difficile de régner!
+Aujourd’hui, voilà que je veux descendre
+dans votre cœur, et j’arrive trop tard pour
+vous faire du bien.
+</p>
+
+<p>
+Marie de Mantoue baissa la tête sans
+répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Faut-il vous encourager à parler?
+reprit la Reine; faut-il vous rappeler que
+je vous ai presque adoptée comme ma
+fille aînée; qu’après avoir cherché à vous
+faire épouser le frère du Roi je vous préparais
+le trône de Pologne? faut-il plus,
+Marie? Oui, il faut plus; je le ferai pour
+toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître
+tout ton cœur, je t’ai mal jugée.
+Ouvre de ta main cette cassette d’or: voici
+la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble
+pas comme moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span>
+La duchesse de Mantoue obéit en hésitant,
+et vit dans ce petit coffre ciselé
+un couteau d’une forme grossière dont
+la poignée était de fer et la lame très
+rouillée; il était posé sur quelques lettres
+ployées avec soin sur lesquelles était le
+nom de Buckingham. Elle voulut les soulever,
+Anne d’Autriche l’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle;
+c’est là tout le trésor de la Reine...
+C’en est un, car c’est le sang d’un homme
+qui ne vit plus, mais qui a vécu pour
+moi: il était le plus beau, le plus brave,
+le plus illustre des grands de l’Europe;
+il se couvrit des diamants de la couronne
+d’Angleterre pour me plaire; il fit
+naître une guerre sanglante et arma des
+flottes, qu’il commanda lui-même, pour
+le bonheur de combattre une fois celui
+qui était mon mari; il traversa les mers
+pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais
+marché, et courut le risque de la mort
+pour baiser et tremper de larmes les
+pieds de ce lit, en présence de deux
+femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui,
+je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime
+<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span>
+encore dans le passé plus qu’on ne peut
+aimer d’amour. Eh bien! il ne l’a jamais
+su, jamais deviné: ce visage, ces yeux,
+ont été de marbre pour lui, tandis que
+mon cœur brûlait et se brisait de douleur;
+mais j’étais Reine de France...
+</p>
+
+<p>
+Ici Anne d’Autriche serra fortement le
+bras de Marie.
+</p>
+
+<p>
+—Ose te plaindre à présent, continua-t-elle,
+si tu n’as pas pu me parler d’amour;
+et ose te taire quand je viens de
+te dire de telles choses!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, madame, j’oserai vous
+confier ma douleur, puisque vous êtes
+pour moi...
+</p>
+
+<p>
+—Une amie, une femme, interrompit
+la Reine; j’ai été femme par mon effroi,
+qui t’a fait savoir un secret inconnu au
+monde entier; j’ai été femme, tu le vois,
+par un amour qui survit à l’homme que
+j’aimais... Parle, parle-moi, il est temps...
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est plus temps, au contraire,
+reprit Marie avec un sourire forcé; M. de
+Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Pour toujours! s’écria la Reine; y
+<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span>
+pensez-vous? et votre rang, votre nom,
+votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous
+ce désespoir à votre frère le
+duc de Rethel et à tous les Gonzague?
+</p>
+
+<p>
+—Depuis plus de quatre ans j’y pense
+et j’y suis résolue; et depuis dix jours
+nous sommes fiancés...
+</p>
+
+<p>
+—Fiancés! s’écria la Reine en frappant
+ses mains; on vous a trompée, Marie.
+Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi? C’est
+une intrigue que je veux savoir; je suis
+sûre qu’on vous a entraînée et trompée.
+</p>
+
+<p>
+Marie se recueillit un moment et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Rien ne fut plus simple, madame,
+que notre attachement. J’habitais, vous
+le savez, le vieux château de Chaumont,
+chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de
+Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour
+pleurer mon père, et bientôt il arriva
+qu’il eut lui-même à regretter le sien.
+Dans cette nombreuse famille affligée, je
+ne vis que sa douleur qui fut aussi profonde
+que la mienne: tout ce qu’il disait
+je l’avais déjà pensé, et lorsque nous
+vînmes à nous parler de nos peines,
+nous les trouvâmes toutes semblables.
+<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span>
+Comme j’avais été la première malheureuse,
+je me connaissais mieux en
+tristesse, et j’essayais de le consoler en
+lui disant ce que j’avais souffert, de sorte
+qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut
+le commencement de notre amour, qui,
+vous le voyez, naquit presque entre deux
+tombeaux.
+</p>
+
+<p>
+—Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une
+fin heureuse! dit la Reine.
+</p>
+
+<p>
+—Je l’espère, madame, puisque vous
+priez pour moi, poursuivit Marie; d’ailleurs,
+tout me sourit à présent; mais
+alors j’étais bien malheureuse! La nouvelle
+arriva un jour au château que le
+Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à
+l’armée; il me sembla que l’on m’enlevait
+encore une fois l’un des miens,
+et pourtant nous étions étrangers. Mais
+M. de Bassompierre ne cessait de parler
+de batailles et de mort; je me retirais
+chaque soir toute troublée, et je pleurais
+dans la nuit. Je crus d’abord que mes
+larmes coulaient encore pour le passé;
+mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir,
+et je sentis bien que ce ne pouvait
+<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span>
+plus être les mêmes pleurs, puisque je
+désirais les cacher.
+</p>
+
+<p>
+Quelque temps se passa dans l’attente
+de ce départ; je le voyais tous les jours,
+et je le plaignais de partir, parce qu’il
+me disait à chaque instant qu’il aurait
+voulu vivre éternellement, comme dans
+ce temps-là, dans son pays et avec nous.
+Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour
+de son départ, parce qu’il ne savait pas
+s’il était... je n’ose dire à Votre Majesté...
+</p>
+
+<p>
+Marie, rougissant, baissait des yeux
+humides en souriant...
+</p>
+
+<p>
+—Allons, dit la Reine, s’il était aimé,
+n’est-ce pas?
+</p>
+
+<p>
+—Et le soir, madame, il partit ambitieux.
+</p>
+
+<p>
+—On s’en est aperçu, en effet. Mais
+enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée
+d’un peu d’inquiétude; mais il est
+revenu depuis deux ans et vous l’avez
+vu?
+</p>
+
+<p>
+—Rarement, madame, dit la jeune
+duchesse avec un peu de fierté, et toujours
+dans une église et en présence d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span>
+prêtre, devant qui j’ai promis de n’être
+qu’à M. de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce bien là un mariage? a-t-on
+bien osé le faire? je m’en informerai.
+Mais, bon Dieu! que de fautes, que de
+fautes, mon enfant, dans le peu de mots
+que j’entends! Laissez-moi y rêver.
+</p>
+
+<p>
+Et, se parlant tout haut à elle-même,
+la Reine poursuivit, les yeux et la tête
+baissés, dans l’attitude de la réflexion:
+</p>
+
+<p>
+—Les reproches sont inutiles et cruels
+si le mal est fait: le passé n’est plus à
+nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars
+est bien par lui-même, brave, spirituel,
+profond même dans ses idées; je
+l’ai observé, il a fait en deux ans bien
+du chemin, et je vois que c’était pour
+Marie... Il se conduit bien; il est digne,
+oui, il est digne d’elle à mes yeux; mais,
+à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il
+s’élève davantage encore: la princesse
+de Mantoue ne peut pas avoir épousé
+moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le
+fût. Pour moi, je n’y peux rien; je ne
+suis point la Reine, je suis la femme
+négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal,
+<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span>
+l’éternel Cardinal... et il est son ennemi,
+et peut-être cette émeute...
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! c’est le commencement de
+la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout
+à l’heure.
+</p>
+
+<p>
+—Il est donc perdu! s’écria la Reine en
+embrassant Marie. Pardon, mon enfant,
+je te déchire le cœur; mais nous devons
+tout voir et tout dire aujourd’hui; oui,
+il est perdu s’il ne renverse lui-même ce
+méchant homme, car le Roi n’y renoncera
+pas; la force seule...
+</p>
+
+<p>
+—Il le renversera, madame; il le fera
+si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité
+de la France; oh! je vous en conjure!
+protégez l’ange contre le démon;
+c’est votre cause, celle de votre royale
+famille, celle de toute votre nation...
+</p>
+
+<p>
+La Reine sourit.
+</p>
+
+<p>
+—C’est ta cause surtout, ma fille,
+n’est-il pas vrai? et c’est comme telle
+que je l’embrasserai de tout mon pouvoir;
+il n’est pas grand, je te l’ai dit;
+mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier:
+pourvu cependant que cet <i>ange</i>
+ne descende pas jusqu’à des péchés mortels,
+<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span>
+ajouta-t-elle avec un regard plein
+de finesse; j’ai entendu prononcer son
+nom cette nuit par des voix bien indignes
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, je jurerais qu’il n’en
+savait rien!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon enfant, ne parlons pas
+d’affaires d’Etat, tu n’es pas bien savante
+encore; laisse-moi dormir un peu, si je
+le puis, avant l’heure de ma toilette;
+j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi
+peut-être.
+</p>
+
+<p>
+En disant ces mots, l’aimable Reine
+pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait
+la cassette, et bientôt Marie la vit
+s’endormir à force de fatigue. Elle se
+leva alors, et, s’asseyant sur un grand
+fauteuil de tapisserie à bras et de forme
+carrée, joignit les mains sur ses genoux
+et se mit à rêver à sa situation douloureuse:
+consolée par l’aspect de sa douce
+protectrice, elle reportait souvent ses
+yeux sur elle pour surveiller son sommeil,
+et lui envoyait, en secret, toutes
+les bénédictions que l’amour prodigue
+toujours à ceux qui le protègent; baisant
+<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span>
+quelquefois les boucles de ses cheveux
+blonds, comme si, par ce baiser,
+elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes
+les pensées favorables à sa pensée continuelle.
+</p>
+
+<p>
+Le sommeil de la Reine se prolongeait,
+et Marie pensait et pleurait.
+Cependant elle se souvint qu’à dix heures
+elle devait paraître à la toilette royale
+devant toute la cour; elle voulut cesser
+de réfléchir pour arrêter ses larmes, et
+prit un gros volume in-folio placé sur
+une table marquetée d’émail et de médaillons:
+c’était l’<cite>Astrée</cite>, de M. <i>d’Urfé</i>,
+ouvrage <i>de belle galanterie</i>, adoré des
+belles prudes de la cour. L’esprit naïf,
+mais juste, de Marie ne put entrer dans
+ces amours pastorales; elle était trop
+simple pour comprendre les bergers du
+Lignon, trop spirituelle pour se plaire à
+leurs discours, et trop passionnée pour
+sentir leur tendresse. Cependant la
+grande vogue de ce roman lui en imposait
+tellement qu’elle voulut se forcer à
+y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement
+chaque fois qu’elle éprouvait
+<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span>
+l’ennui qu’exhalaient les pages de son
+livre, elle le parcourut avec impatience
+pour trouver ce qui devait lui plaire et
+la transporter: une gravure l’arrêta; elle
+représentait la bergère Astrée avec des
+talons hauts, un corset et un immense
+vertugadin, s’élevant sur la pointe du
+pied pour regarder passer dans le fleuve
+le tendre Céladon, qui se noyait du
+désespoir d’avoir été reçu un peu froidement
+dans la matinée. Sans se rendre
+compte des motifs de son dégoût et des
+faussetés accumulées de ce tableau, elle
+chercha, en faisant rouler les pages sous
+son pouce, un mot qui fixât son attention;
+elle vit celui de <i>druide</i>.—Ah! voilà
+un grand caractère, se dit-elle; je vais
+voir sans doute un de ces mystérieux
+sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on
+dit, conserve encore les pierres levées;
+mais je le verrai sacrifiant des hommes:
+ce sera un spectacle d’horreur; cependant
+lisons.
+</p>
+
+<p>
+En se disant cela, Marie lut avec répugnance,
+en fronçant le sourcil et presque
+en tremblant ce qui suit:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span>
+«<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>Le druide Adamas appela délicatement
+les bergers Pimandre, Ligdamon et
+Clidamant, arrivés tout nouvellement de
+Calais: Cette aventure ne peut finir, leur
+dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit,
+lorsqu’il aime, se transforme en l’objet
+aimé; c’est pour figurer ceci que mes
+enchantements agréables vous font voir,
+dans cette fontaine, la nymphe Sylvie,
+que vous aimez tous trois. Le grand
+prêtre Amazis va venir de Montbrison,
+et vous expliquera la délicatesse de
+cette idée. Allez donc, gentils bergers;
+si vos désirs sont bien réglés, ils ne
+vous causeront point de tourments;
+et, s’ils ne le sont pas, vous en serez
+punis par des évanouissements semblables
+à ceux de Céladon et de la bergère
+Galatée, que le volage Hercule abandonna
+dans les montagnes d’Auvergne
+et qui donna son nom au tendre pays
+des Gaules; ou bien encore vous serez
+lapidés par les bergères du Lignon,
+comme le fut le farouche Amidor. La
+<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span>
+grande nymphe de cet antre a fait un
+enchantement...»
+</p>
+
+<p>
+L’enchantement de la <i>grande nymphe</i>
+fut complet sur la princesse, qui eut à
+peine assez de force pour chercher d’une
+main défaillante, vers la fin du livre,
+que le druide Adamas était une <i>ingénieuse
+allégorie</i>, figurant le lieutenant
+général de <i>Montbrison, de la famille des
+Papon</i>; ses yeux fatigués se fermèrent,
+et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au
+coussin de velours où s’appuyaient
+ses pieds, et où reposèrent mollement
+la belle Astrée et le galant Céladon,
+moins immobiles que Marie de Mantoue,
+vaincue par eux et profondément
+endormie.
+</p>
+
+<h2 id="chap_16">
+CHAPITRE XVI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA CONFUSION
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Il faut, en France, beaucoup de fermeté et
+une grande étendue d’esprit pour se passer
+des charges et des emplois, et consentir ainsi
+à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne,
+presque, n’a assez de mérite pour
+jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds
+pour remplir le rôle du temps, sans ce que
+le vulgaire appelle les <i>affaires</i>.
+</p>
+
+<p class="sep25 bot25">
+Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage
+qu’un meilleur nom, et que méditer, parler,
+lire et être tranquille, s’appelât travailler.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Bruyère.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Pendant cette même matinée dont
+nous avons vu les effets divers chez
+Gaston d’Orléans et chez la Reine, le
+calme et le silence de l’étude régnaient
+dans un cabinet modeste d’une grande
+maison voisine du Palais de Justice.
+Une lampe de cuivre d’une forme gothique
+y luttait avec le jour naissant, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span>
+jetait sa lumière rougeâtre sur un amas
+de papiers et de livres qui couvraient
+une grande table; elle éclairait le buste
+de L’Hospital, celui de Montaigne, du
+président de Thou l’historien, et du roi
+Louis XIII; une cheminée assez haute
+pour qu’un homme pût y entrer et même
+s’y asseoir, était remplie par un grand
+feu brûlant sur d’énormes chenets de
+fer. Sur l’un de ces chenets était appuyé
+le pied du studieux de Thou, qui, déjà
+levé, examinait avec attention les œuvres
+nouvelles de Descartes et de Grotius; il
+écrivait, sur son genou, ses notes sur
+ces livres de philosophie et de politique
+qui faisaient alors le sujet de toutes les
+conversations; mais en ce moment les
+<cite>Méditations métaphysiques</cite> absorbaient
+toute son attention; le philosophe de
+la Touraine enchantait le jeune conseiller.
+Souvent, dans son enthousiasme, il
+frappait sur le livre en jetant des cris
+d’admiration; quelquefois il prenait une
+sphère placée près de lui, et, la tournant
+longtemps sous ses doigts, s’enfonçait
+dans les plus profondes rêveries de
+<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span>
+la science; puis, conduit par leur profondeur
+à une élévation plus grande, se
+jetait à genoux tout à coup devant le
+crucifix placé sur la cheminée, parce
+qu’aux bornes de l’esprit humain il avait
+rencontré Dieu. En d’autres instants, il
+s’enfonçait dans les bras de son grand
+fauteuil de manière à être presque assis
+sur le dos, et, mettant ses deux mains
+sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace
+des raisonnements de René Descartes,
+depuis cette idée de la première méditation:
+</p>
+
+<p>
+«Supposons que nous sommes endormis,
+et que toutes ces particularités,
+savoir: que nous ouvrons les yeux,
+remuons la tête, étendons les bras, ne
+sont que de fausses illusions...»
+</p>
+
+<p>
+Jusqu’à cette sublime conclusion de
+la troisième:
+</p>
+
+<p>
+«Il ne reste à dire qu’une chose: c’est
+que, semblable à l’idée de moi-même,
+celle de Dieu est née et produite avec
+moi dès lors que j’ai été créé. Et,
+certes, on ne doit pas trouver étrange
+que Dieu, en me créant, ait mis en moi
+<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span>
+cette idée pour être comme la marque
+de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage.»
+</p>
+
+<p>
+Ces pensées occupaient entièrement
+l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un
+grand bruit se fit entendre sous ses
+fenêtres; il crut que le feu d’une maison
+excitait ces cris prolongés, et se hâta de
+regarder vers l’aile du bâtiment occupée
+par sa mère et ses sœurs; mais tout y
+paraissait dormir, et les cheminées ne
+laissaient même échapper aucune fumée
+qui attestât le réveil des habitants: il
+en bénit le ciel; et, courant à une autre
+fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons
+les exploits se presser vers les
+rues étroites qui mènent au quai. Après
+avoir examiné cette cohue de femmes et
+d’enfants, l’enseigne ridicule qui les
+guidait, et les grossiers travestissements
+des hommes: «C’est quelque fête populaire
+ou quelque comédie de carnaval»,
+se dit-il; et s’étant placé de nouveau au
+coin de son feu, il prit un grand almanach
+sur la table et se mit à chercher avec
+beaucoup de soin quel saint on fêtait ce
+jour-là. Il regarda la colonne du mois
+<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span>
+de décembre, et, trouvant au quatrième
+jour de ce mois le nom de <i>sainte Barbe</i>,
+il se rappela qu’il venait de voir passer
+des espèces de petits canons et caissons,
+et parfaitement satisfait de l’explication
+qu’il se donnait à lui-même, se hâta de
+chasser l’idée qui venait de le distraire,
+et se renfonça dans sa douce étude, se
+levant seulement quelquefois pour aller
+prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque,
+et, après y avoir lu une phrase,
+une ligne ou seulement un mot, le jetait
+près de lui sur sa table ou sur le parquet,
+encombré ainsi de papiers qu’il se
+gardait bien de mettre à leur place, de
+crainte de rompre le fil de ses rêveries.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup on annonça, en ouvrant
+brusquement la porte, un nom qu’il
+avait distingué parmi tous ceux du barreau,
+et un homme que ses relations
+dans la magistrature lui avaient fait
+connaître particulièrement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! par quel hasard, à cinq heures
+du matin, vois-je entrer M. Fournier?
+s’écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux
+à défendre, quelques familles à nourrir
+<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span>
+des fruits de son talent? a-t-il quelque
+erreur à détruire parmi nous, quelques
+vertus à réveiller dans nos cœurs? car
+ce sont là de ses œuvres accoutumées.
+Vous venez peut-être m’apprendre
+quelque nouvelle humiliation de notre
+parlement; hélas! les chambres secrètes
+de l’Arsenal sont plus puissantes que
+l’antique magistrature contemporaine de
+Clovis; le parlement s’est mis à genoux,
+tout est perdu, à moins qu’il ne se
+remplisse tout à coup d’hommes semblables
+à vous.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je ne mérite pas vos
+éloges, dit l’avocat en entrant accompagné
+d’un homme âgé, enveloppé
+comme lui d’un grand manteau: je
+mérite au contraire tout votre blâme, et
+j’en suis presque au repentir, ainsi que
+M. le comte du Lude, que voici. Nous
+venons vous demander asile pour la
+journée.
+</p>
+
+<p>
+—Asile! et contre qui? dit de Thou
+en les faisant asseoir.
+</p>
+
+<p>
+—Contre le plus bas peuple de Paris
+qui nous veut pour chefs, et que nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span>
+fuyons; il est odieux: la vue, l’odeur,
+l’ouïe et le contact surtout sont par trop
+blessés, dit M. du Lude avec une gravité
+comique: c’est trop fort.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! vous dites donc que c’est
+trop fort? dit de Thou très étonné, mais
+ne voulant pas en faire semblant.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, reprit l’avocat; vraiment, entre
+nous, M. le Grand va trop loin.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il pousse trop vite les choses;
+il fera avorter nos projets, ajouta son
+compagnon.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! vous dites donc qu’il va
+trop loin? répondit, en se frottant le
+menton, de Thou toujours plus surpris.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait trois mois que son ami
+Cinq-Mars ne l’était venu voir, et lui,
+sans s’inquiéter beaucoup, le sachant à
+Saint-Germain, fort en faveur et ne
+quittant pas le Roi, était très reculé
+pour les nouvelles de la cour. Livré à
+ses graves études, il ne savait jamais
+les événements publics que lorsqu’on
+l’y obligeait à force de bruit; il n’était
+au courant de la vie qu’à la dernière
+extrémité, et donnait souvent un spectacle
+<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span>
+assez divertissant à ses amis intimes
+par ses étonnements naïfs, d’autant plus
+que, par un petit amour-propre mondain,
+il voulait avoir l’air de s’entendre aux
+choses publiques, et tentait de cacher la
+surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle.
+Cette fois il était encore dans ce
+cas, et à cet amour-propre se joignait
+celui de l’amitié; il ne voulait pas laisser
+croire que Cinq-Mars y eût manqué à
+son égard, et, pour l’honneur même de
+son ami, voulait paraître instruit de ses
+projets.
+</p>
+
+<p>
+—Vous savez bien où nous en sommes?
+continua l’avocat.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, sans doute; poursuivez.
+</p>
+
+<p>
+—Lié comme vous l’êtes avec lui,
+vous n’ignorez pas que tout s’organise
+depuis un an...
+</p>
+
+<p>
+—Certainement... tout s’organise...
+mais allez toujours...
+</p>
+
+<p>
+—Vous conviendrez avec nous, monsieur,
+que M. le Grand est dans son
+tort...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est selon; mais expliquez-vous,
+je verrai...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span>
+—Eh bien, vous savez de quoi on
+était convenu à la dernière conférence
+dont il vous a rendu compte?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est-à-dire... pardonnez-moi,
+je vois bien à peu près; mais remettez-moi
+sur la voie...
+</p>
+
+<p>
+—C’est inutile; vous n’avez pas
+oublié sans doute ce que lui-même nous
+recommanda chez Marion de Lorme?
+</p>
+
+<p>
+—De n’ajouter personne à notre liste,
+dit M. du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, oui, j’entends, dit de
+Thou, cela me semble raisonnable, fort
+raisonnable, en vérité.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, poursuivit Fournier, c’est
+lui-même qui a enfreint cette convention;
+car, ce matin, outre les drôles que
+ce furet de Gondi nous a amenés, on a
+vu je ne sais quel vagabond <i>capitan</i> qui,
+pendant la nuit, frappait à coups d’épée
+et de poignard des gentilshommes des
+deux partis en criant à tue-tête. «A moi,
+d’Aubijoux! tu m’as gagné trois mille
+ducats, voilà trois coups d’épée. A moi,
+La Chapelle! j’aurai dix gouttes de ton
+sang en échange de mes dix pistoles»;
+<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span>
+et je l’ai vu de mes yeux attaquer ces
+messieurs et plusieurs autres encore
+des deux partis, assez loyalement, il est
+vrai, car il ne les frappait qu’en face et
+bien en garde, mais avec beaucoup de
+bonheur et une impartialité révoltante.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, et j’allais lui en
+dire mon avis, reprit du Lude, quand
+je l’ai vu s’évader dans la foule comme
+un écureuil; et riant beaucoup avec
+quelques inconnus à figures basanées.
+Je ne doute pas cependant que M. de
+Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait
+des ordres à cet Ambrosio, que vous
+devez connaître, ce prisonnier espagnol,
+ce vaurien qu’il a pris pour domestique.
+Ma foi, je suis dégoûté de cela, et je ne
+suis point fait pour être confondu avec
+cette canaille.
+</p>
+
+<p>
+—Ceci, monsieur, reprit Fournier, est
+fort différent de l’affaire de Loudun. Le
+peuple ne fit que se soulever, sans se
+révolter réellement: dans ce pays,
+c’était la partie saine et estimable de la
+population, indignée d’un assassinat, et
+non animée par le vin et l’argent. C’était
+<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span>
+un cri jeté contre un bourreau, cri dont
+on pouvait être l’organe honorablement,
+et non pas ces hurlements de l’hypocrisie
+factieuse et d’un amas de gens
+sans aveu, sortis de la boue de Paris et
+vomis par ses égouts. J’avoue que je
+suis très las de ce que je vois, et je suis
+venu aussi pour vous prier d’en parler
+à M. le Grand.
+</p>
+
+<p>
+De Thou était fort embarrassé pendant
+ces deux discours, et cherchait en
+vain à comprendre ce que Cinq-Mars
+pouvait avoir à démêler avec le peuple,
+qui lui avait semblé se réjouir: d’un
+autre côté, il persistait à ne pas vouloir
+faire l’aveu de son ignorance; elle était
+totale cependant, car, la dernière fois
+qu’il avait vu son ami, il ne parlait que
+des chevaux et des écuries du Roi, de
+la chasse au faucon et de l’importance
+du grand veneur dans les affaires de
+l’État, ce qui ne semblait pas annoncer
+de vastes projets où le peuple pût entrer.
+Enfin il se hasarda timidement à
+leur dire:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, je vous promets de
+<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span>
+faire votre commission; en attendant, je
+vous offre ma table et des lits pour le
+temps que vous voudrez. Mais pour
+vous dire mon avis dans cette occasion,
+cela m’est difficile. Ah çà, dites-moi un
+peu, on n’a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
+</p>
+
+<p>
+—La Sainte-Barbe! dit Fournier.
+</p>
+
+<p>
+—La Sainte-Barbe! dit du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, on a brûlé de la poudre;
+c’est ce que veut dire M. de Thou, reprit
+le premier en riant. Ah! c’est fort
+drôle! fort drôle! Oui, effectivement,
+je crois que c’est aujourd’hui la Sainte-Barbe.
+</p>
+
+<p>
+Cette fois de Thou fut confondu de
+leur étonnement et réduit au silence;
+pour eux, voyant qu’ils ne s’entendaient
+pas avec lui, ils prirent le parti de se
+taire de même.
+</p>
+
+<p>
+Ils se taisaient encore, lorsque la porte
+s’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars,
+l’abbé Quillet, qui entra en boitant
+un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait
+rien conservé de son ancienne gaieté dans
+son air et ses propos; seulement son regard
+<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span>
+était vif et sa parole très brusque.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon, pardon, mon cher de Thou,
+si je vous trouble si tôt dans vos occupations;
+c’est étonnant, n’est-ce pas, de la
+part d’un goutteux? Ah! c’est que le temps
+s’avance; il y a deux ans je ne boitais
+pas; j’étais, au contraire, fort ingambe
+lors de mon voyage en Italie; il est vrai
+que la peur donne des jambes.
+</p>
+
+<p>
+En disant cela, il se jeta au fond d’une
+croisée, et, faisant signe à de Thou d’y
+venir lui parler, il continua tout bas:
+</p>
+
+<p>
+—Que je vous dise, mon ami, à vous
+qui êtes dans leurs secrets; je les ai
+fiancés il y a quinze jours, comme ils
+vous l’ont raconté.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, vraiment! dit le pauvre de
+Thou, tombant de Charybde en Scylla
+dans un autre étonnement.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, faites donc le surpris! vous
+savez bien qui, continua l’abbé. Mais,
+ma foi, je crains d’avoir eu trop de complaisance
+pour eux, quoique ces deux
+enfants soient vraiment intéressants par
+leur amour. J’ai peur de lui plus que
+d’elle; je crois qu’il fait des sottises,
+<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span>
+d’après l’émeute de ce matin. Nous
+devrions nous consulter là-dessus.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, dit de Thou très gravement,
+je ne sais pas, d’honneur, ce que vous
+voulez dire. Qui donc fait des sottises?
+</p>
+
+<p>
+—Allons donc, mon cher! voulez-vous
+faire encore le mystérieux avec moi?
+C’est injurieux, dit le bonhomme, commençant
+à se fâcher.
+</p>
+
+<p>
+—Non, vraiment! Mais qui avez-vous
+fiancé?
+</p>
+
+<p>
+—Encore! fi donc, monsieur!
+</p>
+
+<p>
+—Mais quelle est donc cette émeute de
+ce matin?
+</p>
+
+<p>
+—Vous vous jouez de moi. Je sors,
+dit l’abbé en se levant.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous jure que je ne comprends
+rien à tout ce qu’on me dit aujourd’hui.
+Est-ce M. de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—A la bonne heure, monsieur, vous
+me traitez en Cardinaliste; eh bien, quittons-nous,
+dit l’abbé Quillet furieux.
+</p>
+
+<p>
+Et il reprit sa canne à béquille et sortit
+très vite, sans écouter de Thou, qui le
+poursuivit jusqu’à sa voiture en cherchant
+à l’apaiser, mais sans y réussir,
+<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span>
+parce qu’il n’osait nommer son ami sur
+l’escalier devant ses gens et ne pouvait
+s’expliquer. Il eut le déplaisir de voir
+s’en aller son vieux abbé encore tout en
+colère, et lui cria:—A demain! pendant
+que le cocher partait, et sans qu’il y répondît.
+</p>
+
+<p>
+Il lui fut utile, cependant, d’être descendu
+jusqu’au bas des degrés de sa
+maison, car il vit des groupes hideux de
+gens du peuple qui revenaient du Louvre,
+et fut à même alors de juger de l’importance
+de leur mouvement dans la
+matinée; il entendit des voix grossières
+crier comme en triomphe:
+</p>
+
+<p>
+—Elle a paru tout de même, la petite
+Reine!—Vive le bon duc de Bouillon,
+qui nous arrive! Il a cent mille hommes
+avec lui, qui viennent en radeau sur la
+Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle
+est mort.—Vive le Roi! vive M. le
+Grand!
+</p>
+
+<p>
+Les cris redoublèrent à l’arrivée d’une
+voiture à quatre chevaux dont les gens
+portaient la livrée du Roi, et qui s’arrêta
+devant la porte du conseiller. Il reconnut
+<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span>
+l’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio
+descendit ouvrir les grands rideaux,
+comme les avaient les carrosses de cette
+époque. Le peuple s’était jeté entre le
+marchepied et les premiers degrés de la
+porte, de sorte qu’il lui fallut de véritables
+efforts pour descendre et se débarrasser
+des femmes de la Halle, qui
+voulaient l’embrasser en criant:
+</p>
+
+<p>
+—Te voilà donc, mon cœur, mon petit
+ami! Tu arrives donc, mon mignon!
+Voyez comme il est joli, c’t amour avec
+sa grande collerette! Ça ne vaut-il pas
+mieux que c’t autre avec sa moustache
+blanche? Viens, mon fils, apporte-nous
+du bon vin comme ce matin.
+</p>
+
+<p>
+Henri d’Effiat serra en rougissant la
+main de son ami, qui se hâta de faire
+fermer ses portes.
+</p>
+
+<p>
+—Cette faveur populaire est un calice
+qu’il faut boire, dit-il en entrant...
+</p>
+
+<p>
+—Il me semble, répondit gravement
+de Thou, que vous le buvez jusqu’à la
+lie.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous expliquerai ce bruit, répondit
+Cinq-Mars un peu embarrassé. A
+<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span>
+présent, si vous m’aimez, habillez-vous
+pour m’accompagner à la toilette de la
+Reine.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai promis bien de l’aveuglement,
+dit le conseiller; cependant il ne
+peut se prolonger plus longtemps, en
+bonne foi...
+</p>
+
+<p>
+—Encore une fois, je vous parlerai
+longuement en revenant de chez la Reine.
+Mais dépêchez-vous, il est dix heures
+bientôt.
+</p>
+
+<p>
+—J’y vais avec vous, dit de Thou en
+le faisant entrer dans son cabinet, où se
+trouvaient le comte du Lude et Fournier.
+</p>
+
+<p>
+Et il passa lui-même dans un autre
+appartement.
+</p>
+
+<h2 id="chap_17">
+CHAPITRE XVII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA TOILETTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Nous allons chercher, comme dans
+les abîmes, les anciennes prérogatives
+de cette Noblesse qui, depuis onze
+siècles, est couverte de poussière, de
+sang et de sueur.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Montesquieu.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+La voiture du Grand-Écuyer roulait
+rapidement vers le Louvre, lorsque, fermant
+les rideaux dont elle était garnie,
+il prit la main de son ami, et lui dit avec
+émotion:
+</p>
+
+<p>
+—Cher de Thou, j’ai gardé de grands
+secrets sur mon cœur, et croyez qu’ils
+y ont été bien pesants; mais deux
+craintes m’ont forcé au silence: celle de
+vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos
+conseils.
+</p>
+
+<p>
+—Vous savez cependant bien, dit de
+<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span>
+Thou, que je méprise les premiers, et
+je pensais que vous ne méprisiez pas les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Non; mais je les redoutais, je les
+crains encore; je ne veux point être
+arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un
+mot, je vous en conjure, avant d’avoir
+entendu et vu ce qui va se passer. Je
+vous ramène chez vous en sortant du
+Louvre; là, je vous écoute, et je pars
+pour continuer mon ouvrage, car rien ne
+m’ébranlera, je vous en avertis; je l’ai
+dit à ces messieurs chez vous tout à
+l’heure.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars n’avait rien dans son accent
+de la rudesse que supposeraient ces
+paroles: sa voix était caressante, son
+regard doux, amical et affectueux, son
+air tranquille et déterminé dès longtemps;
+rien n’annonçait le moindre
+effort sur soi-même. De Thou le remarqua
+et en gémit.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! dit-il en descendant de sa
+voiture avec lui.
+</p>
+
+<p>
+Et il le suivit, en soupirant, dans le
+grand escalier du Louvre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span>
+Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine,
+annoncés par des huissiers vêtus de
+noir et portant une verge d’ébène, elle
+était assise à sa toilette. C’était une
+sorte de table d’un bois noir, plaquée
+d’écaille, de nacre et de cuivre incrustés,
+et formant une infinité de dessins d’assez
+mauvais goût, mais qui donnaient à
+tous les meubles un air de grandeur
+qu’on y admire encore; un miroir arrondi
+par le haut, et que les femmes du
+monde trouveraient aujourd’hui petit et
+mesquin, était seulement posé au milieu
+de la table; des bijoux et des colliers
+épars la couvraient. Anne d’Autriche,
+assise devant et placée sur un grand
+fauteuil de velours cramoisi à longues
+franges d’or, restait immobile et grave
+comme sur un trône, tandis que dona
+Stephania et M<sup>me</sup> de Motteville donnaient
+de chaque côté quelques coups de peigne
+fort légers, comme pour achever la coiffure
+de la Reine, qui était cependant en
+fort bon état, et déjà entremêlée de
+perles tressées avec ses cheveux blonds.
+Sa longue chevelure avait des reflets
+<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span>
+d’une beauté singulière, qui annonçaient
+qu’elle devait avoir au toucher la finesse
+et la douceur de la soie. Le jour tombait
+sans voile sur son front; il ne devait
+point redouter cet éclat, et en jetait
+un presque égal par sa surprenante
+blancheur, qu’elle se plaisait à faire
+briller ainsi; ses yeux bleus mêlés de
+vert étaient grands et réguliers, et sa
+bouche, très fraîche, avait cette lèvre
+inférieure des princesses d’Autriche, un
+peu avancée et fendue légèrement en
+forme de cerise, que l’on peut remarquer
+encore dans tous les portraits de
+cette époque. Il semble que leurs peintres
+aient pris à tâche d’imiter la bouche de
+la Reine, pour plaire peut-être aux
+femmes de sa suite, dont la prétention
+devait être de lui ressembler. Les vêtements
+noirs, adoptés alors par la cour
+et dont la forme fut même fixée par un
+édit, relevaient encore l’ivoire de ses
+bras, découverts jusqu’au coude et ornés
+d’une profusion de dentelles qui sortaient
+de ses larges manches. De grosses perles
+pendaient à ses oreilles et un bouquet
+<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span>
+d’autres perles plus grandes se balançait
+sur sa poitrine et se rattachait à sa
+ceinture. Tel était l’aspect de la Reine
+en ce moment. A ses pieds, sur deux
+coussins de velours, un enfant de quatre
+ans jouait avec un petit canon qu’il brisait:
+c’était le Dauphin, depuis Louis XIV.
+La duchesse Marie de Mantoue était
+assise à sa droite sur un tabouret, la
+princesse de Guéménée, la duchesse de
+Chevreuse et M<sup>lle</sup> de Montbazon, M<sup>lles</sup> de
+Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes
+belles ou brillantes de jeunesse, étaient
+placées derrière la Reine, et debout.
+Dans l’embrasure d’une croisée, <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+le chapeau sous le bras, causait
+à voix basse avec un homme d’une taille
+élevée, assez gros, rouge de visage et
+l’œil fixe et hardi: c’était le duc de
+Bouillon. Un officier, d’environ vingt-cinq
+ans, d’une tournure svelte et d’une
+figure agréable, venait de remettre plusieurs
+papiers au prince; le duc de
+Bouillon paraissait les lui expliquer.
+</p>
+
+<p>
+M. de Thou, après avoir salué la Reine,
+qui lui dit quelques mots, aborda la
+<span class='pagenum'><a id='Page_85' name='Page_85'>[85]</a></span>
+princesse de Guéménée et lui parla à
+demi-voix avec une intimité affectueuse;
+mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller
+tout ce qui touchait son ami, et
+tremblant en secret que sa destinée ne
+fût confiée à un être moins digne qu’il
+ne l’eût désiré, il examina la princesse
+Marie avec cette attention scrupuleuse,
+cet œil scrutateur d’une mère sur la
+jeune personne qu’elle choisirait pour
+compagne de son fils; car il pensait
+qu’elle n’était pas étrangère aux entreprises
+de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement
+que sa parure, extrêmement
+brillante, semblait lui donner plus de
+vanité que cela n’eût dû être pour elle
+et dans un tel moment. Elle ne cessait
+de replacer sur son front et d’entre-mêler
+avec ses boucles de cheveux les
+rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient
+pas l’éclat et les couleurs animées de
+son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars,
+mais c’était plutôt le regard de la
+coquetterie que celui de l’amour, et
+souvent ses yeux étaient attirés vers les
+glaces de la toilette, où elle veillait à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span>
+symétrie de sa beauté. Ces observations
+du conseiller commencèrent à lui persuader
+qu’il s’était trompé en faisant
+tomber ses soupçons sur elle, et surtout
+quand il vit qu’elle semblait éprouver
+quelque plaisir à s’asseoir près de la
+Reine, tandis que les duchesses étaient
+debout derrière elle, et qu’elle les regardait
+souvent avec hauteur.—Dans ce
+cœur de dix-neuf ans, se dit-il, l’amour
+serait seul, et aujourd’hui surtout:
+donc... ce n’est pas elle.
+</p>
+
+<p>
+La Reine fit un signe de tête presque
+imperceptible à M<sup>me</sup> de Guéménée après
+que les deux amis eurent parlé à voix
+basse un moment avec chacun; et, à ce
+signe, toutes les femmes, excepté Marie
+de Gonzague, sortirent de l’appartement
+sans parler, avec de profondes révérences,
+comme si c’eût été convenu d’avance.
+Alors la Reine, retournant son
+fauteuil elle-même, dit à <span class='smcap'>Monsieur</span>:
+</p>
+
+<p>
+—Mon frère, je vous prie de vouloir
+bien venir vous asseoir près de moi.
+Nous allons nous consulter sur ce que
+je vous ai dit. La princesse Marie ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span>
+sera point de trop, je l’ai priée de rester.
+Nous n’aurons aucune interruption à redouter
+d’ailleurs.
+</p>
+
+<p>
+La Reine semblait plus libre dans ses
+manières et dans son langage; et, ne
+gardant plus sa sévère et cérémonieuse
+immobilité, elle fit aux autres assistants
+un geste qui les invitait à s’approcher
+d’elle.
+</p>
+
+<p>
+Gaston d’Orléans, un peu inquiet de
+ce début solennel, vint nonchalamment
+s’asseoir à sa droite, et dit avec un
+demi-sourire et un air négligent, jouant
+avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit
+pendante à son cou:
+</p>
+
+<p>
+—Je pense bien, madame, que nous
+ne fatiguerons pas les oreilles d’une si
+jeune personne par une longue conférence;
+elle aimerait mieux entendre
+parler de danse et de mariage, d’un
+électeur ou du roi de Pologne, par
+exemple.
+</p>
+
+<p>
+Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars
+fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—Pardonnez-moi, répondit la Reine
+en la regardant, je vous assure que la
+<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span>
+politique du moment l’intéresse beaucoup.
+Ne cherchez pas à nous échapper,
+mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je
+vous tiens aujourd’hui! C’est bien la
+moindre chose que nous écoutions M. de
+Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci s’approcha, tenant par la main
+le jeune officier dont nous avons parlé.
+</p>
+
+<p>
+—Je dois d’abord, dit-il, présenter
+à Votre Majesté le baron de Beauvau,
+qui arrive d’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—D’Espagne? dit la Reine avec émotion;
+il y a du courage à cela. Vous avez
+vu ma famille?
+</p>
+
+<p>
+—Il vous en parlera, ainsi que du
+comte-duc d’Olivarès. Quant au courage,
+ce n’est pas la première fois qu’il en
+montre; vous savez qu’il commandait les
+cuirassiers du comte de Soissons.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! si jeune, monsieur! vous
+aimez bien les guerres politiques!
+</p>
+
+<p>
+—Au contraire, j’en demande pardon
+à Votre Majesté, répondit-il, car je servais
+avec les <i>princes de la Paix</i>.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche se rappela le nom
+qu’avaient pris les vainqueurs de la Marfée,
+<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span>
+et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant
+le moment d’entamer la grande question
+qu’il avait en vue, quitta Cinq-Mars,
+auquel il venait de donner la main avec
+une effusion d’amitié, et, s’approchant
+avec lui de la Reine:—Il est miraculeux,
+madame, lui dit-il, que cette époque
+fasse encore jaillir de son sein quelques
+grands caractères comme ceux-ci (et il
+montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau
+et M. de Thou): ce n’est qu’en eux
+que nous pouvons espérer désormais,
+ils sont à présent bien rares, car le grand
+niveleur a passé sur la France une longue
+faux.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce du Temps que vous voulez
+parler, dit la Reine, ou d’un personnage
+réel?
+</p>
+
+<p>
+—Trop réel, trop vivant, trop longtemps
+vivant, madame, répondit le duc
+plus animé; cette ambition démesurée,
+cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se
+supporter. Tout ce qui porte un grand
+cœur s’indigne de ce joug, et dans ce
+moment, plus que jamais, on entrevoit
+toutes les infortunes de l’avenir. Il faut
+<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span>
+le dire, madame; oui, ce n’est plus le
+temps des ménagements: la maladie du
+Roi est très grave; le moment de penser
+et de résoudre est arrivé, car le temps
+d’agir n’est pas loin.
+</p>
+
+<p>
+Le ton sévère et brusque de M. de
+Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche;
+mais elle l’avait toujours trouvé plus
+calme, et fut un peu émue de l’inquiétude
+qu’il témoignait: aussi, quittant le
+ton de la plaisanterie qu’elle avait d’abord
+voulu prendre:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, quoi? que craignez-vous,
+et que voulez-vous faire?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crains rien pour moi, madame,
+car l’armée d’Italie ou Sedan me mettront
+toujours à l’abri; mais je crains
+pour vous-même, et peut-être pour les
+princes vos fils.
+</p>
+
+<p>
+—Pour mes enfants, monsieur le duc,
+pour les fils de France? L’entendez-vous,
+mon frère, l’entendez-vous? et vous ne
+paraissez pas étonné?
+</p>
+
+<p>
+La Reine était fort agitée en parlant.
+</p>
+
+<p>
+—Non, madame, dit Gaston d’Orléans
+fort paisiblement; vous savez que je suis
+<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span>
+accoutumé à toutes les persécutions; je
+m’attends à tout de la part de cet homme;
+il est le maître, il faut se résigner.
+</p>
+
+<p>
+—Il est le maître! reprit la Reine; et
+de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est du
+Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra,
+s’il vous plaît! qui l’empêchera
+de retomber dans le néant? sera-ce vous
+ou moi?
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera lui-même, interrompit M. de
+Bouillon, car il veut se faire nommer
+régent, et je sais qu’à l’heure qu’il est il
+médite de vous enlever vos enfants, et
+demande au Roi que leur garde lui soit
+confiée.
+</p>
+
+<p>
+—Me les enlever! s’écria la mère, saisissant
+involontairement le Dauphin et
+le prenant dans ses bras.
+</p>
+
+<p>
+L’enfant, debout entre les genoux de
+la Reine, regarda les hommes qui l’entouraient
+avec une gravité singulière à
+cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes,
+mit la main sur la petite épée qu’il portait.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit le duc de
+Bouillon en se baissant à demi pour lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span>
+adresser ce qu’il voulait faire entendre
+à la princesse, ce n’est pas contre nous
+qu’il faut tirer votre épée, mais contre
+celui qui déracine votre trône; il vous
+prépare une grande puissance, sans
+doute; vous aurez un sceptre absolu;
+mais il a rompu le faisceau d’armes qui
+le soutenait. Ce faisceau-là, c’était votre
+vieille Noblesse, qu’il a décimée. Quand
+vous serez roi, vous serez un grand roi,
+j’en ai le pressentiment; mais vous
+n’aurez que des sujets et point d’amis,
+car l’amitié n’est que dans l’indépendance
+et une sorte d’égalité qui naît de
+la force. Vos ancêtres avaient leurs <i>pairs</i>,
+et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu
+vous soutienne alors, monseigneur, car
+les hommes ne le pourront pas ainsi
+sans les institutions. Soyez grand; mais
+surtout qu’après vous, grand homme,
+il en vienne toujours d’aussi forts; car,
+en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche,
+toute la monarchie s’écroulera.
+</p>
+
+<p>
+Le duc de Bouillon avait une chaleur
+d’expression et une assurance qui captivaient
+toujours ceux qui l’entendaient;
+<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span>
+sa valeur, son coup d’œil dans les combats,
+la profondeur de ses vues politiques,
+sa connaissance des affaires d’Europe,
+son caractère réfléchi et décidé
+tout à la fois le rendaient l’un des hommes
+les plus capables et les plus imposants
+de son temps, le seul même que redoutât
+réellement le Cardinal-Duc. La Reine
+l’écoutait toujours avec confiance, et lui
+laissait prendre une sorte d’empire sur
+elle. Cette fois elle fut plus fortement
+émue que jamais.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! plût à Dieu, s’écria-t-elle, que
+mon fils eût l’âme ouverte à vos discours
+et le bras assez fort pour en profiter!
+Jusque-là pourtant j’entendrai,
+j’agirai pour lui; c’est moi qui dois être
+et c’est moi qui serai régente, je n’abandonnerai
+ce droit qu’avec la vie: s’il faut
+faire une guerre, nous la ferons, car je
+veux tout, excepté la honte et l’effroi de
+livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné!
+Oui, dit-elle en rougissant et
+serrant fortement le bras du jeune Dauphin;
+oui, mon frère, et vous, messieurs,
+conseillez-moi: parlez, où en sommes-nous?
+<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span>
+Faut-il que je parte? dites-le
+ouvertement. Comme femme, comme
+épouse, j’étais prête à pleurer, tant ma
+situation était douloureuse; mais à présent,
+voyez, comme mère je ne pleure
+pas; je suis prête à vous donner des
+ordres s’il le faut!
+</p>
+
+<p>
+Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé
+si belle qu’en ce moment, et cet enthousiasme
+qui paraissait en elle électrisa
+tous les assistants, qui ne demandaient
+qu’un mot de sa bouche pour parler. Le
+duc de Bouillon jeta un regard rapide
+sur <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui se décida à prendre
+la parole.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré,
+si vous donnez des ordres, ma sœur, je
+veux être votre capitaine des gardes, sur
+mon honneur; car je suis las aussi des
+tourments que m’a causés ce misérable,
+qui ose encore me poursuivre pour rompre
+mon mariage, et tient toujours mes
+amis à la Bastille ou les fait assassiner
+de temps en temps; et d’ailleurs je suis
+indigné, dit-il en se reprenant et baissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span>
+les yeux d’un air solennel, je suis
+indigné de la misère du peuple.
+</p>
+
+<p>
+—Mon frère, reprit vivement la princesse,
+je vous prends au mot, car il faut
+faire ainsi avec vous, et j’espère qu’à
+nous deux nous serons assez forts; faites
+seulement comme M. le comte de Soissons,
+et ensuite survivez à votre victoire;
+rangez-vous avec moi comme vous fîtes
+avec M. de Montmorency, mais sautez
+le fossé.
+</p>
+
+<p>
+Gaston sentit l’épigramme; il se rappela
+son trait trop connu, lorsque l’infortuné
+révolté de Castelnaudary franchit
+presque seul un large fossé et trouva
+de l’autre côté dix-sept blessures, la
+prison et la mort, à la vue de <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+immobile comme son armée. Dans la
+rapidité de la prononciation de la Reine,
+il n’eut pas le temps d’examiner si elle
+avait employé cette expression proverbialement
+ou avec intention; mais dans
+tous les cas, il prit le parti de ne pas le
+relever, et en fut empêché par elle-même,
+qui reprit en regardant Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span>
+—Mais, avant tout, pas de terreur
+panique: sachons bien où nous en
+sommes. Monsieur le Grand, vous quittez
+le Roi; avons-nous de telles craintes?
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat n’avait pas cessé d’observer
+Marie de Mantoue, dont la physionomie
+expressive peignait pour lui toutes ses
+idées plus rapidement et aussi sûrement
+que la parole; il y lut le désir de l’entendre
+parler, l’intention de faire décider
+<span class='smcap'>Monsieur</span> et la Reine; un mouvement
+d’impatience de son pied lui donna l’ordre
+d’en finir et de régler enfin toute la conjuration.
+Son front devint pâle et plus
+pensif; il se recueillit un moment, car
+il sentait que là étaient toutes ses destinées.
+De Thou le regarda et frémit,
+parce qu’il le connaissait; il eût voulu
+lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars
+avait déjà relevé la tête et parla
+ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crois point, madame, que le
+Roi soit aussi malade qu’on vous l’a pu
+dire; Dieu nous conservera longtemps
+encore ce prince, je l’espère, j’en suis
+certain même. Il souffre, il est vrai, il
+<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span>
+souffre beaucoup; mais son âme surtout
+est malade, et d’un mal que rien ne peut
+guérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait
+pas à son plus grand ennemi et qui le
+ferait plaindre de tout l’univers si on le
+connaissait. Cependant la fin de ses malheurs,
+je veux dire de sa vie, ne lui
+sera pas donnée encore de longtemps.
+Sa langueur est toute morale; il se fait
+dans son cœur une grande révolution; il
+voudrait l’accomplir et ne le peut pas:
+il a senti depuis longues années s’amasser
+en lui les germes d’une juste haine
+contre un homme auquel il croit devoir
+de la reconnaissance, et c’est ce combat
+intérieur entre sa bonté et sa colère qui
+le dévore. Chaque année qui s’est écoulée
+a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux
+de cet homme, et de l’autre ses
+crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent
+dans la balance; le Roi voit et
+s’indigne: il veut punir; mais tout à
+coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si
+vous pouviez le contempler ainsi, madame,
+il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir
+la plume qui devait tracer son exil, la
+<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span>
+noircir d’une main hardie, et s’en servir
+pour quoi? Pour le féliciter par une
+lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté
+comme chrétien; il se maudit comme
+juge souverain; il se méprise comme
+Roi; il cherche un refuge dans la prière
+et se plonge dans les méditations de l’avenir;
+mais il se lève épouvanté, parce
+qu’il a entrevu les flammes que mérite
+cet homme, et que personne ne sait aussi
+bien que lui les secrets de sa damnation.
+Il faut l’entendre en cet instant s’accuser
+d’une coupable faiblesse et s’écrier
+qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas
+su le punir! On dirait quelquefois qu’il
+y a des ombres qui lui ordonnent de
+frapper, car son bras se lève en dormant.
+Enfin, madame, l’orage gronde dans son
+cœur, mais ne brûle que lui; la foudre
+n’en peut pas sortir.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’on la fasse donc éclater!
+s’écria le duc de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+—Celui qui la touchera peut en
+mourir, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>.
+</p>
+
+<p>
+—Mais quel beau dévoûment! dit la
+Reine.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span>
+—Que je l’admirerais! dit Marie à
+demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera nous, dit M. de Thou à son
+oreille.
+</p>
+
+<p>
+Le jeune Beauvau s’était rapproché du
+duc de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la
+suite?
+</p>
+
+<p>
+—Non, pardieu, je ne l’oublie pas!
+répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant
+à la Reine:—Acceptez, madame, l’offre
+de M. le Grand, il est à portée de décider
+le Roi plus que vous et nous; mais
+tenez-vous prête à tout, car le Cardinal
+est trop habile pour s’endormir. Je ne
+crois pas à sa maladie, je ne crois point
+à son silence et à son immobilité, qu’il
+veut nous persuader depuis deux ans;
+je ne croirais point à sa mort même, que
+je n’eusse porté sa tête dans la mer,
+comme celle du géant de l’Arioste. Attendez-vous
+à tout, hâtons-nous sur
+toutes choses. J’ai fait montrer mes plans
+à <span class='smcap'>Monsieur</span> tout à l’heure; je vais vous
+en faire l’abrégé: je vous offre Sedan,
+<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span>
+madame, pour vous et messeigneurs vos
+fils. L’armée d’Italie est à moi; je la fais
+rentrer s’il le faut. M. le Grand-Écuyer
+est maître de la moitié du camp de Perpignan;
+tous les vieux huguenots de La
+Rochelle et du Midi sont prêts au premier
+signe à le venir trouver: tout est
+organisé depuis un an par mes soins en
+cas d’événements.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’hésite point, dit la Reine, à me
+mettre dans vos mains pour sauver mes
+enfants s’il arrivait quelque malheur au
+Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez
+Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Il est à nous par tous les points:
+le peuple par l’archevêque, sans qu’il
+s’en doute, et par M. de Beaufort, qui
+est son roi; les troupes par vos gardes
+et ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui commandera
+tout, s’il le veut bien.
+</p>
+
+<p>
+—Moi! moi! oh! cela ne se peut pas
+absolument! je n’ai pas assez de monde
+et il me faut une retraite plus forte que
+Sedan, dit Gaston.
+</p>
+
+<p>
+—Mais elle suffit à la Reine, reprit
+M. de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span>
+—Ah! cela peut bien être, mais ma
+sœur ne risque pas autant qu’un homme
+qui tire l’épée. Savez-vous que c’est très
+hardi ce que nous faisons là?
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! même ayant le Roi pour nous?
+dit Anne d’Autriche.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, madame, oui, on ne sait pas
+combien cela peut durer: il faut prendre
+ses sûretés, et je ne fais rien sans le
+traité avec l’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—Ne faites donc rien, dit la Reine en
+rougissant; car certes je n’en entendrai
+jamais parler.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, ce serait pourtant
+plus sage, et <span class='smcap'>Monsieur</span> a raison, dit le
+duc de Bouillon; car le comte-duc de
+San-Lucar nous offre dix-sept mille
+hommes de vieilles troupes et cinq cent
+mille écus comptant.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! dit la Reine étonnée, on a
+osé aller jusque-là sans mon consentement!
+déjà des accords avec l’étranger!
+</p>
+
+<p>
+—L’étranger, ma sœur! devions-nous
+supposer qu’une princesse d’Espagne se
+servirait de ce mot? répondit Gaston.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche se leva en prenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span>
+le Dauphin par la main, et, s’appuyant
+sur Marie:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit-elle, je suis Espagnole;
+mais je suis petite-fille de Charles-Quint,
+et je sais que la patrie d’une
+reine est autour de son trône. Je vous
+quitte, messieurs; poursuivez sans moi;
+je ne sais plus rien désormais.
+</p>
+
+<p>
+Elle fit quelques pas pour sortir, et,
+voyant Marie tremblante et inondée de
+larmes, elle revint.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous promets cependant solennellement
+un inviolable secret, mais rien
+de plus.
+</p>
+
+<p>
+Tous furent un peu déconcertés, hormis
+le duc de Bouillon, qui, ne voulant
+rien perdre de ses avantages, lui dit en
+s’inclinant avec respect:
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes reconnaissants de
+cette promesse, madame, et nous n’en
+voulons pas plus, persuadés qu’après le
+succès vous serez tout à fait des nôtres.
+</p>
+
+<p>
+Ne voulant plus s’engager dans une
+guerre de mots, la Reine salua un peu
+sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa
+tomber sur Cinq-Mars un de ces regards
+<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span>
+qui renferment à la fois toutes les
+émotions de l’âme. Il crut lire dans ses
+beaux yeux le dévouement éternel et
+malheureux d’une femme donnée pour
+toujours, et il sentit que, s’il avait jamais
+eu la pensée de reculer dans son entreprise,
+il se serait regardé comme le dernier
+des hommes. Sitôt qu’on quitta les
+deux princesses:
+</p>
+
+<p>
+—Là, là, là, je vous l’avais bien dit,
+Bouillon, vous fâchez la Reine, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>;
+vous avez été trop loin aussi. On
+ne m’accusera pas certainement d’avoir
+faibli ce matin; j’ai montré, au contraire,
+plus de résolution que je n’aurais dû.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis plein de joie et de reconnaissance
+pour Sa Majesté, répondit
+M. de Bouillon d’un air triomphant; nous
+voilà sûrs de l’avenir. Qu’allez vous faire
+à présent, monsieur de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’ai dit, monsieur, je ne
+recule jamais; quelles qu’en puissent
+être les suites pour moi, je verrai le
+Roi; je m’exposerai à tout pour arracher
+ses ordres.
+</p>
+
+<p>
+—Et le traité d’Espagne!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span>
+—Oui, je le...
+</p>
+
+<p>
+De Thou saisit le bras de Cinq-Mars,
+et, s’avançant tout à coup, dit d’un air
+solennel:
+</p>
+
+<p>
+—Nous avons décidé que ce serait
+après l’entrevue avec le Roi qu’on le
+signerait; car, si la juste sévérité de Sa
+Majesté envers le Cardinal vous en dispense,
+il vaut mieux, avons-nous pensé,
+ne pas s’exposer à la découverte d’un si
+dangereux traité.
+</p>
+
+<p>
+M. de Bouillon fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—Si je ne connaissais M. de Thou,
+dit-il, je prendrais ceci pour une défaite;
+mais de sa part...
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, reprit le conseiller, je
+crois pouvoir m’engager sur l’honneur à
+faire ce que fera M. le Grand; nous sommes
+inséparables.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna
+de voir sur sa figure douce l’expression
+d’un sombre désespoir; il en fut si
+frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire.
+</p>
+
+<p>
+—Il a raison, messieurs, dit-il seulement
+avec un sourire froid, mais gracieux,
+<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span>
+le Roi nous épargnera peut-être
+bien des choses; on est très fort avec lui.
+Du reste, monseigneur, et vous, monsieur
+le duc, ajouta-t-il avec une inébranlable
+fermeté, ne craignez pas que jamais
+je recule; j’ai brûlé tous les ponts derrière
+moi: il faut que je marche en avant;
+la puissance du Cardinal tombera ou ce
+sera ma tête.
+</p>
+
+<p>
+—C’est singulier! fort singulier! dit
+<span class='smcap'>Monsieur</span>; je remarque que tout le monde
+ici est plus avancé que je ne le croyais
+dans la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+—Point du tout, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit le duc
+de Bouillon; on n’a préparé que ce que
+vous voudrez accepter. Remarquez qu’il
+n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez
+qu’à parler pour que rien n’existe et n’ait
+existé; selon votre ordre, tout ceci sera
+un rêve ou un volcan.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, je suis content, puisqu’il
+en est ainsi, dit Gaston; occupons-nous
+de choses plus agréables. Grâce à
+Dieu, nous avons un peu de temps devant
+nous: moi j’avoue que je voudrais
+que tout fût déjà fini; je ne suis point
+<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span>
+né pour les émotions violentes, cela prend
+sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du
+bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt
+si les Espagnoles sont toujours jolies,
+jeune homme. On vous dit fort galant.
+Tudieu! je suis sûr qu’on a parlé de vous
+là-bas. On dit que les femmes portent
+des vertugadins énormes! Eh bien, je
+n’en suis pas ennemi du tout. En vérité
+cela fait paraître le pied plus petit et
+plus joli; je suis sûr que la femme de
+don Louis de Haro n’est pas plus belle
+que M<sup>me</sup> de Guéménée, n’est-il pas vrai?
+Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elle
+avait l’air d’une religieuse. Ah!... vous
+ne répondez pas, vous êtes embarrassé...
+elle vous a donné dans l’œil... ou bien
+vous craignez d’offenser notre ami M. de
+Thou en la comparant à la belle Guéménée.
+Eh bien, parlons des usages: le roi
+a un nain charmant, n’est-ce pas? on le
+met dans un pâté. Qu’il est heureux, le
+roi d’Espagne! je n’en ai jamais pu trouver
+un comme cela. Et la Reine, on la
+sert à genoux toujours, n’est-il pas vrai?
+oh! c’est un bon usage; nous l’avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span>
+perdu; c’est malheureux, plus malheureux
+qu’on ne croit.
+</p>
+
+<p>
+Gaston d’Orléans eut le courage de
+parler sur ce ton près d’une demi-heure
+de suite à ce jeune homme, dont le
+caractère sérieux ne s’accommodait point
+de cette conversation, et qui, tout rempli
+encore de l’importance de la scène dont
+il venait d’être témoin et des grands intérêts
+qu’on avait traités, ne répondit
+rien à ce flux de paroles oiseuses: il
+regardait le duc de Bouillon d’un air
+étonné, comme pour lui demander si
+c’était bien là cet homme que l’on allait
+mettre à la tête de la plus audacieuse
+entreprise conçue depuis longtemps, tandis
+que le prince, sans vouloir s’apercevoir
+qu’il restait sans réponses, les faisait
+lui-même souvent, et parlait avec volubilité
+en se promenant et l’entraînant
+avec lui dans la chambre. Il craignait
+que l’un des assistants ne s’avisât de
+renouer la conversation terrible du traité;
+mais aucun n’en était tenté, sinon le duc
+de Bouillon qui, cependant, garda le
+silence de la mauvaise humeur. Pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span>
+Cinq-Mars il fut entraîné par de Thou,
+qui lui fit faire sa retraite à l’abri de ce
+bavardage, sans que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût l’air
+de l’avoir vu sortir.
+</p>
+
+<h2 id="chap_18">
+CHAPITRE XVIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SECRET
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Et prononcés ensemble, à l’amitié fidèle<br /></span>
+<span class="i0">Nos deux noms fraternels serviront de modèle.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>A. Soumet</span>, <i>Clytemnestre</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+De Thou était chez lui avec son ami,
+les portes de sa chambre refermées avec
+soin, et l’ordre donné de ne recevoir personne
+et de l’excuser auprès des deux
+réfugiés s’il les laissait partir sans les
+revoir; et les deux amis ne s’étaient encore
+adressé aucune parole.
+</p>
+
+<p>
+Le conseiller était tombé dans son
+fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars,
+assis dans la cheminée haute, attendait
+<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span>
+d’un air sérieux et triste la fin
+de ce silence, lorsque de Thou, le regardant
+fixement et croisant les bras,
+lui dit d’une voix sombre:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà donc où vous en êtes venu!
+voilà donc les conséquences de votre
+ambition! Vous allez faire exiler, peut-être
+tuer un homme, et introduire en
+France une armée étrangère; je vais donc
+vous voir assassin et traître à votre
+patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé
+jusque-là? par quels degrés êtes-vous
+descendu si bas?
+</p>
+
+<p>
+—Un autre que vous ne me parlerait
+pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars;
+mais je vous connais, et j’aime
+cette explication; je la voulais et je l’ai
+provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon
+âme tout entière, je le veux. J’avais eu
+d’abord une autre pensée, une pensée
+meilleure peut-être, plus digne de notre
+amitié, plus digne de l’amitié, l’amitié,
+qui est la seconde chose de la terre.
+</p>
+
+<p>
+Il élevait les yeux au ciel en parlant,
+comme s’il y eût cherché cette divinité.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais
+<span class='pagenum'><a id='Page_110' name='Page_110'>[110]</a></span>
+rien dire; c’était une tâche pénible,
+mais jusqu’ici j’y avais réussi. Je voulais
+tout conduire sans vous, et ne vous
+montrer cette œuvre qu’achevée; je voulais
+toujours vous tenir hors du cercle
+de mes dangers; mais, vous avouerai-je
+ma faiblesse? J’ai craint de mourir mal
+jugé par vous, si j’ai à mourir: à présent
+je supporte bien l’idée de la malédiction
+du monde, mais non celle de
+la vôtre: c’est ce qui m’a décidé à vous
+avouer tout.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! et sans cette pensée vous
+auriez eu le courage de vous cacher toujours
+de moi! Ah! cher Henri, que vous
+ai-je fait pour prendre ce soin de mes
+jours? Par quelle faute avais-je mérité
+de vous survivre, si vous mouriez? Vous
+avez eu la force de me tromper durant
+deux années entières; vous ne m’avez
+présenté de votre vie que ses fleurs; vous
+n’êtes entré dans ma solitude qu’avec
+un visage riant, et chaque fois paré d’une
+faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût
+bien coupable ou bien vertueux!
+</p>
+
+<p>
+—Ne voyez dans mon âme que ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span>
+qu’elle renferme. Oui, je vous ai trompé;
+mais c’était la seule joie paisible que
+j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir
+dérobé ces moments à ma destinée,
+hélas! si brillante. J’étais heureux du
+bonheur que vous me supposiez; je
+faisais le vôtre avec ce songe; et je ne
+suis coupable qu’aujourd’hui en venant
+le détruire et me montrer tel que j’étais.
+Écoutez-moi, je ne serai pas long: c’est
+toujours une histoire bien simple que
+celle d’un cœur passionné. Autrefois, je
+m’en souviens, c’était sous la tente,
+lorsque je fus blessé: mon secret fut
+près de m’échapper; c’eût été un bonheur
+peut-être. Cependant que m’auraient
+servi des conseils? je ne les aurais pas
+suivis; enfin, c’est Marie de Gonzague
+que j’aime.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! celle qui va être reine de
+Pologne?
+</p>
+
+<p>
+—Si elle est reine, ce ne peut être
+qu’après ma mort. Mais écoutez: pour
+elle je fus courtisan; pour elle j’ai presque
+régné en France, et c’est pour elle
+que je vais succomber et peut-être mourir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span>
+—Mourir! succomber! quand je vous
+reprochais votre triomphe! quand je
+pleurais sur la tristesse de votre victoire!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que vous me connaissez mal
+si vous croyez que je sois dupe de la
+Fortune quand elle me sourit; si vous
+croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond
+de mon destin! Je lutte contre lui, mais
+il est le plus fort, je le sens; j’ai entrepris
+une tâche au-dessus des forces humaines,
+je succomberai.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ne pouvez-vous vous arrêter?
+A quoi sert l’esprit dans les affaires du
+monde?
+</p>
+
+<p>
+—A rien, si ce n’est pourtant à se
+perdre avec connaissance de cause, à
+tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne
+puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face
+un ennemi tel que ce Richelieu, il faut
+le renverser ou en être écrasé. Je vais
+frapper demain le dernier coup; ne m’y
+suis-je pas engagé devant vous tout à
+l’heure?
+</p>
+
+<p>
+—Et c’est cet engagement même que
+je voulais combattre. Quelle confiance
+<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span>
+avez-vous dans ceux à qui vous livrez
+ainsi votre vie? N’avez-vous pas lu leurs
+pensées secrètes?
+</p>
+
+<p>
+—Je les connais toutes; j’ai lu leur
+espérance à travers leur feinte colère; je
+sais qu’ils tremblent en menaçant: je
+sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur
+paix en me livrant comme gage; mais
+c’est à moi de les soutenir et de décider
+le Roi: il le faut, car Marie est ma
+fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
+</p>
+
+<p>
+C’est volontairement, c’est avec connaissance
+de tout mon sort que je me
+suis placé ainsi entre l’échafaud et le
+bonheur suprême. Il me faut l’arracher
+des mains de la Fortune, ou mourir. Je
+goûte en ce moment le plaisir d’avoir
+rompu toute incertitude. Eh quoi! vous
+ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux
+par un vil égoïsme comme ce Cardinal?
+ambitieux par le puéril désir d’un
+pouvoir qui n’est jamais satisfait? Je le
+suis, ambitieux, mais parce que j’aime.
+Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais
+je vous accuse à tort; vous avez embelli
+mes intentions secrètes, vous m’avez
+<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span>
+prêté de nobles desseins (je m’en souviens),
+de hautes conceptions politiques;
+elles sont belles, elles sont vastes, peut-être;
+mais, vous le dirai-je? ces vagues
+projets du perfectionnement des sociétés
+corrompues me semblent ramper encore
+bien loin au-dessous du dévouement de
+l’amour. Quand l’âme vibre tout entière,
+pleine de cette unique pensée, elle n’a
+plus de place à donner aux plus beaux
+calculs des intérêts généraux; car les
+hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous
+du ciel.
+</p>
+
+<p>
+De Thou baissa la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Que vous répondre? dit-il. Je ne
+vous comprends pas; vous raisonnez le
+désordre, vous pesez la flamme, vous
+calculez l’erreur.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire
+mes forces, ce feu intérieur les a
+développées; vous l’avez dit, j’ai tout
+calculé; une marche lente m’a conduit
+au but que je suis prêt d’atteindre.
+Marie me tenait par la main, aurais-je
+reculé? Devant un monde je ne l’aurais
+pas fait. Tout était bien jusqu’ici: mais
+<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span>
+une barrière invisible m’arrête: il faut
+la rompre, cette barrière; c’est Richelieu.
+Je l’ai entrepris tout à l’heure
+devant vous, mais peut-être me suis-je
+trop hâté: je le crois à présent. Qu’il se
+réjouisse; il m’attendait. Sans doute il
+a prévu que ce serait le plus jeune qui
+manquerait de patience; s’il en est
+ainsi, il a bien joué. Cependant, sans
+l’amour qui m’a précipité, j’aurais été
+plus fort que lui, quoique vertueux.
+</p>
+
+<p>
+Ici, un changement presque subit se
+fît sur les traits de Cinq-Mars; il rougit
+et pâlit deux fois, et les veines de son
+front s’élevaient comme des lignes bleues
+tracées par une main invisible.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant
+ses mains avec une force qui
+annonçait un violent désespoir concentré
+dans son cœur, tous les supplices dont
+l’amour peut torturer ses victimes, je les
+porte dans mon sein. Cette jeune enfant
+timide, pour qui je remuerais des empires,
+pour qui j’ai tout subi, jusqu’à
+la faveur d’un prince (et qui peut-être
+n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span>
+elle), ne peut encore être à moi. Elle
+m’appartient devant Dieu, et je lui
+parais étranger; que dis-je? il faut que
+j’entende discuter chaque jour, devant
+moi, lequel des trônes de l’Europe lui
+conviendra le mieux, dans des conversations
+où je ne peux même élever la
+voix pour avoir une opinion, tant on est
+loin de me mettre sur les rangs, et dans
+lesquels on dédaigne pour elle les princes
+de sang royal qui marchent encore
+devant moi. Il faut que je me cache
+comme un coupable pour entendre à
+travers les grilles la voix de celle qui
+est ma femme; il faut qu’en public je
+m’incline devant elle! son amant et son
+mari dans l’ombre, son serviteur au
+grand jour! C’en est trop; je ne puis
+vivre ainsi; il faut faire le dernier pas,
+qu’il m’élève ou me précipite.
+</p>
+
+<p>
+—Et, pour votre bonheur personnel,
+vous voulez renverser un État!
+</p>
+
+<p>
+—Le bonheur de l’État s’accorde
+avec le mien. Je le fais en passant, si je
+détruis le tyran du Roi. L’horreur que
+m’inspire cet homme est passée dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span>
+mon sang. Autrefois, en venant le trouver,
+je rencontrai sur mes pas son plus
+grand crime, l’assassinat et la torture
+d’Urbain Grandier; il est le génie du
+mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai:
+j’aurais pu devenir celui du
+bien pour Louis XIII; c’était une des
+pensées de Marie, sa pensée la plus
+chère. Mais je crois que je ne triompherai
+pas dans l’âme tourmentée du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Sur quoi comptez-vous donc? dit
+de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Sur un coup de dés. Si sa volonté
+peut cette fois durer quelques heures,
+j’ai gagné; c’est un dernier calcul
+auquel est suspendue ma destinée.
+</p>
+
+<p>
+—Et celle de votre Marie!
+</p>
+
+<p>
+—L’avez-vous cru! dit impétueusement
+Cinq-Mars. Non, non! s’il m’abandonne,
+je signe le traité d’Espagne et la guerre.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! quelle horreur! dit le conseiller;
+quelle guerre! une guerre civile! et
+l’alliance avec l’étranger!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, un crime, reprit froidement
+Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d’y prendre
+part?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span>
+—Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous
+me parler ainsi? ne savez-vous
+pas, ne vous ai-je pas prouvé que l’amitié
+tenait dans mon cœur la place de
+toutes les passions? Puis-je survivre
+non seulement à votre mort? mais même
+au moindre de vos malheurs! Cependant
+laissez-moi vous fléchir et vous
+empêcher de frapper la France. O mon
+ami! mon seul ami! je vous en conjure
+à genoux, ne soyons pas ainsi parricides,
+n’assassinons pas notre patrie! Je dis
+nous, car jamais je ne me séparerai de
+vos actions; conservez-moi l’estime de
+moi-même, pour laquelle j’ai tant travaillé;
+ne souillez pas ma vie et ma mort
+que je vous ai vouées.
+</p>
+
+<p>
+De Thou était tombé aux genoux de
+son ami, et celui-ci, n’ayant plus la force
+de conserver sa froideur affectée, se jeta
+dans ses bras en le relevant, et, le
+serrant contre sa poitrine, lui dit d’une
+voix étouffée:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! pourquoi m’aimer autant, aussi?
+Qu’avez-vous fait, ami? Pourquoi m’aimer?
+<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span>
+vous qui êtes sage, pur et vertueux;
+vous que n’égarent pas une
+passion insensée et le désir de la vengeance;
+vous dont l’âme est nourrie seulement
+de religion et de science, pourquoi
+m’aimer? Que vous a donné mon
+amitié? que des inquiétudes et des
+peines. Faut-il à présent qu’elle fasse
+peser des dangers sur vous? Séparez-vous
+de moi, nous ne sommes plus de
+la même nature; vous le voyez, les cours
+m’ont corrompu: je n’ai plus de candeur,
+je n’ai plus de bonté: je médite le
+malheur d’un homme, je sais tromper
+un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je
+ne vaux plus une de vos pensées, comment
+serai-je digne de vos périls?
+</p>
+
+<p>
+—En me jurant de ne pas trahir le
+Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous
+qu’il y va de partager votre patrie?
+savez-vous que si vous livrez nos places
+fortes, on ne vous les rendra jamais?
+savez-vous que votre nom sera l’horreur
+de la postérité? savez-vous que les mères
+françaises le maudiront, quand elles
+seront forcées d’enseigner à leurs enfants
+<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span>
+une langue étrangère? le savez-vous?
+Venez.
+</p>
+
+<p>
+Et il l’entraîna devant le buste de
+Louis XIII.
+</p>
+
+<p>
+—Jurez devant lui (et il est votre
+ami aussi!), jurez de ne jamais signer
+cet infâme traité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec
+une inébranlable ténacité, répondit,
+quoique en rougissant:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’ai dit: si l’on m’y force,
+je signerai.
+</p>
+
+<p>
+De Thou pâlit et quitta sa main; il fit
+deux tours dans sa chambre, les bras
+croisés, dans une inexprimable angoisse.
+Enfin il s’avança solennellement vers le
+buste de son père, et ouvrit un grand
+livre placé au pied; il chercha une page
+déjà marquée, et lut tout haut:
+</p>
+
+<p>
+<i>Je pense donc que M. de Lignebœuf fut
+justement condamné à mort par le parlement
+de Rouen pour n’avoir pas révélé
+la conjuration de Catteville contre
+l’Etat.</i>
+</p>
+
+<p>
+Puis, gardant le livre avec respect
+ouvert dans sa main et contemplant
+<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span>
+l’image du président de Thou, dont il
+tenait les Mémoires:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon père, continua-t-il, vous
+aviez bien pensé, je vais être criminel,
+je vais mériter la mort; mais puis-je
+faire autrement? Je ne dénoncerai pas
+le traître, parce que ce serait aussi
+trahir, et qu’il est mon ami, et qu’il est
+malheureux.
+</p>
+
+<p>
+Puis, s’avançant vers Cinq-Mars en
+lui prenant de nouveau la main:
+</p>
+
+<p>
+—Je fais beaucoup pour vous en cela,
+lui dit-il; mais n’attendez rien de plus
+de ma part, monsieur, si vous signez ce
+traité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du
+cœur de cette scène, parce qu’il sentait
+tout ce que devait souffrir son ami en le
+repoussant. Il prit cependant encore sur
+lui d’arrêter une larme qui s’échappait
+de ses yeux, et répondit en l’embrassant:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! de Thou, je vous trouve toujours
+aussi parfait; oui, vous me rendez
+service en vous éloignant de moi, car si
+votre sort eût été lié au mien, je n’aurais
+pas osé disposer de ma vie, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span>
+j’aurais hésité à la sacrifier s’il le faut;
+mais je le ferai assurément à présent;
+et, je vous le répète, si l’on m’y force,
+je signerai le traité avec l’Espagne.
+</p>
+
+<h2 id="chap_19">
+CHAPITRE XIX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA PARTIE DE CHASSE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+On a bien des grâces à rendre à son
+étoile quand on peut quitter les hommes
+sans être obligé de leur faire du mal et
+de se déclarer leur ennemi.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <i>Jean Sbogar</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant la maladie du Roi jetait la
+France dans un trouble que ressentent
+toujours les Etats mal affermis aux
+approches de la mort des princes. Quoique
+Richelieu fût le centre de la monarchie,
+il ne régnait pourtant qu’au nom
+de Louis XIII, et comme enveloppé de
+l’éclat de ce nom qu’il avait agrandi.
+Tout absolu qu’il était sur son maître,
+<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span>
+il le craignait néanmoins; et cette crainte
+rassurait la nation contre ses désirs
+ambitieux, dont le Roi même était
+l’immuable barrière. Mais, ce prince
+mort, que ferait l’impérieux ministre?
+où s’arrêterait cet homme qui avait tant
+osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui
+l’empêcherait de le porter toujours, et
+d’inscrire son nom seul au bas des lois
+que seul il avait dictées? Ces terreurs
+agitaient tous les esprits. Le peuple
+cherchait en vain sur toute la surface
+du royaume ces colosses de la Noblesse
+aux pieds desquels il avait coutume de
+se mettre à l’abri dans les orages politiques,
+il ne voyait plus que leurs tombeaux
+récents; les Parlements étaient
+muets, et l’on sentait que rien ne s’opposerait
+au monstrueux accroissement de
+ce pouvoir usurpateur. Personne n’était
+déçu complétement par les souffrances
+affectées du ministre: nul n’était touché
+de cette hypocrite agonie, qui avait trop
+souvent trompé l’espoir public, et l’éloignement
+n’empêchait pas de sentir partout
+le doigt de l’effrayant parvenu.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span>
+L’amour du peuple se réveillait aussi
+pour le fils d’Henri IV; on courait dans
+les églises, on priait, et même on pleurait
+beaucoup. Les princes malheureux
+sont toujours aimés. La mélancolie de
+Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient
+toute la France, et, vivant encore,
+on le regrettait déjà, comme si
+chacun eût désiré de recevoir la confidence
+de ses peines avant qu’il n’emportât
+avec lui le grand secret de ce que
+souffrent ces hommes placés si haut,
+qu’ils ne voient dans leur avenir que
+leur tombe.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, voulant rassurer la nation entière,
+fit annoncer le rétablissement momentané
+de sa santé, et voulut que la
+cour se préparât à une grande partie de
+chasse donnée à Chambord, domaine
+royal où son frère, le duc d’Orléans, le
+priait de revenir.
+</p>
+
+<p>
+Ce beau séjour était la retraite favorite
+du Roi, sans doute parce que, en
+harmonie avec sa personne, il unissait
+comme elle la grandeur à la tristesse.
+Souvent il y passait des mois entiers
+<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span>
+sans voir qui que ce fût, lisant et relisant
+sans cesse des papiers mystérieux,
+écrivant des choses inconnues, qu’il enfermait
+dans un coffre de fer dont lui
+seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois
+à n’être servi que par un seul
+domestique, à s’oublier ainsi lui-même
+par l’absence de sa suite, et à vivre pendant
+plusieurs jours comme un homme
+pauvre ou comme un citoyen exilé,
+aimant à se figurer la misère ou la persécution
+pour respirer de la royauté. Un
+autre jour, changeant tout à coup de
+pensée, il voulait vivre dans une solitude
+plus absolue; et, lorsqu’il avait interdit
+son approche à tout être humain,
+revêtu de l’habit d’un moine, il courait
+s’enfermer dans la chapelle voûtée; là,
+relisant la vie de Charles-Quint, il se
+croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même
+cette messe de la mort qui, dit-on,
+la fit descendre autrefois sur la tête
+de l’empereur espagnol. Mais, au milieu
+de ces chants et de ces méditations mêmes,
+son faible esprit était poursuivi et
+distrait par des images contraires. Jamais
+<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span>
+le monde et la vie ne lui avaient paru
+plus beaux que dans la solitude et près
+de la tombe. Entre ses yeux et les pages
+qu’il s’efforçait de lire, passaient de brillants
+cortèges, des armées victorieuses,
+des peuples transportés d’amour; il se
+voyait puissant, combattant, triomphateur,
+adoré; et, si un rayon du soleil,
+échappé des vitraux, venait à tomber
+sur lui, se levant tout à coup du pied de
+l’autel, il se sentait emporté par une
+soif du jour ou du grand air qui l’arrachait
+de ces lieux sombres et étouffés;
+mais, revenu à la vie, il y retrouvait le
+dégoût et l’ennui, car les premiers hommes
+qu’il rencontrait lui rappelaient
+sa puissance par leurs respects. C’était
+alors qu’il croyait à l’amitié et l’appelait
+à ses côtés; mais à peine était-il sûr de
+sa possession véritable, qu’un grand
+scrupule s’emparait tout à coup de son
+âme: c’était celui d’un attachement
+trop fort pour la créature qui le détournait
+de l’adoration divine, ou, plus souvent
+encore, le reproche secret de s’éloigner
+trop des affaires d’Etat; l’objet de
+<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span>
+son affection momentanée lui semblait
+alors un être despotique, dont la puissance
+l’arrachait à ses devoirs; il se créait
+une chaîne imaginaire et se plaignait
+intérieurement d’être opprimé; mais,
+pour le malheur de ses favoris, il n’avait
+pas la force de manifester contre eux ses
+ressentiments par une colère qui les eût
+avertis; et, continuant à les caresser, il
+attisait, par cette contrainte, le feu secret
+de son cœur, et le poussait jusqu’à la
+haine; il y avait des moments où il était
+capable de tout contre eux.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars connaissait parfaitement la
+faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se
+tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse
+de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer
+ni haïr complètement; aussi la position
+du favori, enviée de la France entière,
+et l’objet de la jalousie même du
+grand ministre, était-elle si chancelante
+et si douloureuse, que, sans son amour
+pour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or
+avec plus de joie qu’un forçat n’en ressent
+dans son cœur lorsqu’il voit tomber
+le dernier anneau qu’il a limé pendant
+<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span>
+deux années avec un ressort d’acier caché
+dans sa bouche. Cette impatience
+d’en finir avec le sort qu’il voyait de si
+près hâta l’explosion de cette mine patiemment
+creusée, comme il l’avait avoué
+à son ami; mais sa situation était alors
+celle d’un homme qui, placé à côté du
+livre de vie, verrait tout le jour y passer
+la main qui doit tracer sa damnation ou
+son salut. Il partit avec Louis XIII pour
+Chambord, décidé à choisir la première
+occasion favorable à son dessein. Elle se
+présenta.
+</p>
+
+<p>
+Le matin même du jour fixé pour la
+chasse, le Roi lui fit dire qu’il l’attendait
+à l’escalier du Lis; il ne sera peut-être
+pas inutile de parler de cette étonnante
+construction.
+</p>
+
+<p>
+A quatre lieues de Blois, à une heure
+de la Loire, dans une petite vallée fort
+basse, entre des marais fangeux et un
+bois de grands chênes, loin de toutes les
+routes, on rencontre tout à coup un
+château royal, ou plutôt magique. On
+dirait que, contraint par quelque lampe
+merveilleuse, un génie de l’Orient l’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span>
+enlevé pendant une des mille nuits, et
+l’a dérobé aux pays du soleil pour le cacher
+dans ceux du brouillard avec les
+amours d’un beau prince. Ce palais est
+enfoui comme un trésor; mais à ses dômes
+bleus, à ses élégants minarets, arrondis
+sur de larges murs ou élancés dans
+l’air, à ses longues terrasses qui dominent
+les bois, à ses flèches légères que
+le vent balance, à ses croissants entrelacés
+partout sur les colonnades, on se
+croirait dans les royaumes de Bagdad ou
+de Cachemire, si les murs noircis, leur
+tapis de mousse et de lierre, et la couleur
+pâle et mélancolique du ciel, n’attestaient
+un pays pluvieux. Ce fut bien
+un génie qui éleva ces bâtiments; mais
+il vint d’Italie et se nomma le Primatice;
+ce fut bien un beau prince dont les
+amours s’y cachèrent; mais il était Roi,
+et se nommait François I<sup>er</sup>. Sa salamandre
+y jette ses flammes partout;
+elle étincelle mille fois sur les voûtes, et
+y multiplie ses flammes comme les étoiles
+d’un ciel; elle soutient les chapiteaux
+avec sa couronne ardente; elle colore
+<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span>
+les vitraux de ses feux; elle serpente
+avec les escaliers secrets, et partout semble
+dévorer de ses regards flamboyants
+les triples croissants d’une Diane mystérieuse,
+cette Diane de Poitiers, deux fois
+déesse et deux fois adorée dans ces bois
+voluptueux.
+</p>
+
+<p>
+Mais la base de cet étrange monument
+est comme lui pleine d’élégance et de
+mystère: c’est un double escalier qui
+s’élève en deux spirales entrelacées depuis
+les fondements les plus lointains
+de l’édifice jusqu’au-dessus des plus
+hauts clochers et se termine par une
+lanterne ou cabinet à jour, couronnée
+d’une fleur de lis colossale, aperçue de
+bien loin; deux hommes peuvent y
+monter en même temps sans se voir.
+</p>
+
+<p>
+Cet escalier seul lui semble un petit
+temple isolé; comme nos églises, il est
+soutenu et protégé par les arcades de ses
+ailes minces, transparentes, et, pour
+ainsi dire, brodées à jour. On croirait
+que la pierre docile s’est ployée sous le
+doigt de l’architecte; elle paraît, si l’on
+peut le dire, pétrie selon les caprices de
+<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span>
+son imagination. On conçoit à peine
+comment les plans en furent tracés, et
+dans quels termes les ordres furent expliqués
+aux ouvriers; cela semble une
+pensée fugitive, une rêverie brillante qui
+aurait pris tout à coup un corps durable;
+c’est un songe réalisé.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars montait lentement les larges
+degrés qui devaient le conduire auprès
+du Roi, et s’arrêtait plus lentement sur
+chaque marche à mesure qu’il approchait,
+soit dégoût d’aborder ce prince,
+dont il avait à écouter les plaintes nouvelles
+tous les jours, soit pour rêver à
+ce qu’il allait faire, lorsque le son d’une
+guitare vint frapper son oreille. Il reconnut
+l’instrument chéri de Louis et sa
+voix triste, faible et tremblante, qui se
+prolongeait sous les voûtes; il semblait
+essayer l’une de ses romances qu’il
+composait lui-même, et répétait plusieurs
+fois d’une main hésitante un
+refrain imparfait. On distinguait mal
+les paroles, et il n’arrivait à l’oreille que
+quelques mots d’<i>abandon</i>, d’<i>ennui du
+monde</i> et de <i>belle flamme</i>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span>
+Le jeune favori haussa les épaules en
+écoutant:
+</p>
+
+<p>
+—Quel nouveau chagrin te domine?
+dit-il; voyons, lisons encore une fois
+dans ce cœur glacé qui croit désirer
+quelque chose.
+</p>
+
+<p>
+Il entra dans l’étroit cabinet.
+</p>
+
+<p>
+Vêtu de noir, à demi couché sur une
+chaise longue, et les coudes appuyés
+sur des oreillers, le prince touchait languissamment
+les cordes de sa guitare;
+il cessa de fredonner en apercevant le
+Grand-Écuyer, et, levant ses grands
+yeux sur lui d’un air de reproche, balança
+longtemps sa tête avant de parler;
+puis, d’un ton larmoyant et un peu
+emphatique:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il;
+qu’ai-je appris de votre conduite?
+Que vous me faites de peine en oubliant
+tous mes conseils!! vous avez noué une
+coupable intrigue; était-ce de vous que
+je devais attendre de pareilles choses,
+vous dont la piété, la vertu, m’avaient
+tant attaché!
+</p>
+
+<p>
+Plein de la pensée de ses projets politiques,
+<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span>
+Cinq-Mars se vit découvert et ne
+put se défendre d’un moment de trouble;
+mais, parfaitement maître de lui-même,
+il répondit sans hésiter:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire, et j’allais vous le déclarer;
+je suis accoutumé à vous ouvrir
+mon âme.
+</p>
+
+<p>
+—Me le déclarer! s’écria Louis XIII
+en rougissant et pâlissant comme sous
+les frissons de la fièvre, vous auriez osé
+souiller mes oreilles de ces affreuses
+confidences, monsieur! et vous êtes si
+calme en parlant de vos désordres!
+Allez, vous mériteriez d’être condamné
+aux galères comme un Rondin; c’est un
+crime de lèse-majesté que vous avez
+commis par votre manque de foi vis-à-vis
+de moi. J’aimerais mieux que vous
+fussiez faux-monnayeur comme le marquis
+de Coucy, ou à la tête des croquants,
+que de faire ce que vous avez
+fait; vous déshonorez votre famille et la
+mémoire du maréchal, votre père.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la
+meilleure contenance qu’il put, et dit
+avec un air résigné:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span>
+—Eh bien, Sire, envoyez-moi donc
+juger et mettre à mort; mais épargnez-moi
+vos reproches.
+</p>
+
+<p>
+—Vous moquez-vous de moi, petit
+hobereau de province? reprit Louis; je
+sais très bien que vous n’avez pas encouru
+la peine de mort devant les hommes,
+mais c’est au tribunal de Dieu, monsieur,
+que vous serez jugé.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, Sire, reprit l’impétueux
+jeune homme, que l’injure avait choqué,
+que ne me laissiez-vous retourner dans
+ma province que vous méprisez tant,
+comme j’en ai été tenté cent fois? je vais
+y aller, je ne puis supporter la vie que
+je mène près de vous; un ange n’y tiendrait
+pas. Encore une fois, faites-moi
+juger si je suis coupable, ou laissez-moi
+me cacher en Touraine. C’est vous qui
+m’avez perdu en m’attachant à votre
+personne; si vous m’avez fait concevoir
+des espérances trop grandes, que vous
+renversiez ensuite, est-ce ma faute à
+moi? Et pourquoi m’avez-vous fait Grand-Écuyer,
+si je ne devais pas aller plus
+loin? Enfin, suis-je votre ami ou non?
+<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span>
+et si je le suis, ne puis-je pas être duc,
+pair et même connétable, aussi bien
+que M. de Luynes, que vous avez tant
+aimé parce qu’il vous a dressé des faucons?
+Pourquoi ne suis-je pas admis au
+conseil? j’y parlerais aussi bien que
+toutes vos vieilles têtes à collerettes; j’ai
+des idées neuves et un meilleur bras
+pour vous servir. C’est votre Cardinal
+qui vous a empêché de m’y appeler, et
+c’est parce qu’il vous éloigne de moi
+que je le déteste, continua Cinq-Mars en
+montrant le poing comme si Richelieu
+eût été devant lui; oui, je le tuerais de
+ma main s’il le fallait!
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat avait les yeux enflammés de
+colère, frappait du pied en parlant, et
+tourna le dos au Roi comme un enfant
+qui boude, s’appuyant contre l’une des
+petites colonnes de la lanterne.
+</p>
+
+<p>
+Louis, qui reculait devant toute résolution,
+et que l’irréparable épouvantait
+toujours, lui prit la main.
+</p>
+
+<p>
+O faiblesse du pouvoir! caprice du
+cœur humain! c’était par ces emportements
+enfantins, par ces défauts de l’âge,
+<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span>
+que ce jeune homme gouvernait un roi
+de France à l’égal du premier politique
+du temps. Ce prince croyait, et avec
+quelque apparence de raison, qu’un caractère
+si emporté devait être sincère, et
+ses colères même ne le fâchaient pas.
+Celle-ci, d’ailleurs, ne portait pas sur ces
+reproches véritables, et il lui pardonnait
+de haïr le Cardinal. L’idée même de la
+jalousie de son favori contre le ministre
+lui plaisait, parce qu’elle supposait de
+l’attachement, et qu’il ne craignait que
+son indifférence. Cinq-Mars le savait et
+avait voulu s’échapper par là, préparant
+ainsi le Roi à considérer tout ce
+qu’il avait fait comme un jeu d’enfant,
+comme la conséquence de son amitié
+pour lui; mais le danger n’était pas si
+grand; il respira quand le prince lui
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit point du Cardinal, et je
+ne l’aime pas plus que vous; mais c’est
+votre conduite scandaleuse que je vous
+reproche et que j’aurai bien de la peine
+à vous pardonner. Quoi! monsieur,
+j’apprends qu’au lieu de vous livrer aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span>
+exercices de piété auxquels je vous ai
+habitué, quand je vous crois au <i>Salut</i>
+ou à l’<i>Angelus</i>, vous partez de Saint-Germain
+et vous allez passer une partie
+de la nuit... chez qui? oserai-je le
+dire sans péché? chez une femme perdue
+de réputation, qui ne peut avoir avec
+vous que des relations pernicieuses au
+salut de votre âme, et qui reçoit chez
+elle des esprits forts; Marion de Lorme,
+enfin! Qu’avez-vous à répondre? Parlez!
+</p>
+
+<p>
+Laissant sa main dans celle du Roi,
+mais toujours appuyé contre la colonne,
+Cinq-Mars répondit:
+</p>
+
+<p>
+—Est-on donc si coupable de quitter
+des occupations graves pour d’autres
+plus graves encore? Si je vais chez
+Marion de Lorme, c’est pour entendre la
+conversation des savants qui s’y rassemblent.
+Rien n’est plus innocent que cette
+assemblée; on y fait des lectures qui se
+prolongent quelquefois dans la nuit, il
+est vrai, mais qui ne peuvent qu’élever
+l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs
+vous ne m’avez jamais ordonné de
+vous rendre compte de tout; il y a longtemps
+<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span>
+que je vous l’aurais dit si vous
+l’aviez voulu.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est
+la confiance? N’en sentez-vous pas le
+besoin? C’est la première condition
+d’une amitié parfaite, comme doit être
+la nôtre, comme celle qu’il faut à mon
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+La voix de Louis était plus affectueuse,
+et le favori, le regardant par-dessus
+l’épaule, prit un air moins irrité, mais
+seulement ennuyé et résigné à l’écouter.
+</p>
+
+<p>
+—Que de fois vous m’avez trompé!
+poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous?
+ne sont-ce pas des galants et des damerets
+que vous voyez chez cette femme?
+N’y a-t-il pas d’autres courtisanes?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon Dieu, non, Sire; j’y vais
+souvent avec un de mes amis, un gentilhomme
+de Touraine, nommé René
+Descartes.
+</p>
+
+<p>
+—Descartes! je connais ce nom-là;
+oui, c’est un officier qui se distingua au
+siège de la Rochelle, et qui se mêle d’écrire;
+il a une bonne réputation de
+piété, mais il est lié avec des Barreaux,
+<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span>
+qui est un esprit fort. Je suis sûr que
+vous trouvez là beaucoup de gens qui
+ne sont point de bonne compagnie pour
+vous; beaucoup de jeunes gens sans
+famille, sans naissance. Voyons, dites-moi,
+qu’y avez-vous vu la dernière fois?
+</p>
+
+<p>
+—Mon Dieu! je me rappelle à peine
+leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant
+les yeux en l’air; quelquefois, je ne les
+demande pas... C’était d’abord un certain
+monsieur, monsieur Groot, ou Grotius,
+un Hollandais.
+</p>
+
+<p>
+—Je sais cela, un ami de Barneveldt;
+je lui fais une pension. Je l’aimais assez,
+mais le Card... mais on m’a dit qu’il était
+religionnaire exalté...
+</p>
+
+<p>
+—Je vis aussi un Anglais, nommé
+John Milton: c’est un jeune homme qui
+vient d’Italie et retourne à Londres; il
+ne parle presque pas.
+</p>
+
+<p>
+—Inconnu, parfaitement inconnu;
+mais je suis sûr que c’est encore quelque
+religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?
+</p>
+
+<p>
+—Ce jeune homme qui a fait le <i>Cinna</i>,
+et qu’on a refusé trois fois à l’<i>Académie
+<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span>
+éminente</i>; il était fâché que du Ryer y
+fût à sa place. Il s’appelle Corneille...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le Roi en croisant les
+bras et en le regardant d’un air de
+triomphe et de reproche, je vous le
+demande, quels sont ces gens-là? Est-ce
+dans un pareil cercle que l’on devrait
+vous voir?
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars fut interdit à cette observation
+dont souffrait son amour-propre, et
+dit en s’approchant du Roi:
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez bien raison, Sire; mais,
+pour passer une heure ou deux à entendre
+d’assez bonnes choses, cela ne peut
+pas faire de tort; d’ailleurs, il y va des
+hommes de la cour, tels que le duc de
+Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte de
+Brion, le cardinal de La Valette, MM. de
+Montrésor, Fontrailles; et des hommes
+illustres dans les sciences, comme Mairet,
+Colletet, Desmarets, auteur de
+l’<i>Ariane</i>; Faret, Doujat, Charpentier,
+qui a écrit la belle <i>Cyropédie</i>; Giry, Bessons
+et Baro, continuateur de l’<cite>Astrée</cite>,
+tous académiciens.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! à la bonne heure, voilà des
+<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span>
+hommes d’un vrai mérite, reprit Louis;
+à cela il n’y a rien à dire; on ne peut
+que gagner. Ce sont des réputations
+faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous,
+touchez là, enfant. Je vous
+permettrai d’y aller quelquefois, mais ne
+me trompez plus; vous voyez que je sais
+tout. Regardez ceci.
+</p>
+
+<p>
+En disant ces mots, le Roi tira d’un
+coffre de fer, placé contre le mur, d’énormes
+cahiers de papier barbouillé
+d’une écriture très fine. Sur l’un était
+écrit <i>Baradas</i>, sur l’autre, <i>d’Hautefort</i>,
+sur un troisième, <i>La Fayette</i>, et enfin
+<i>Cinq-Mars</i>. Il s’arrêta à celui-là, et poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Voyez combien de fois vous m’avez
+trompé! Ce sont des fautes continuelles
+dont j’ai tenu registre moi-même depuis
+deux ans que je vous connais; j’ai écrit
+jour par jour toutes nos conversations.
+Asseyez-vous.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut
+la patience d’écouter pendant deux longues
+heures un abrégé de ce que son
+maître avait eu la patience d’écrire pendant
+<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span>
+deux années. Il mit plusieurs fois
+sa main devant sa bouche durant la lecture;
+ce que nous ferions tous certainement
+s’il fallait rapporter ces dialogues,
+que l’on trouva parfaitement en ordre à
+la mort du Roi, à côté de son testament.
+Nous dirons seulement qu’il finit ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, voici ce que vous avez fait
+le 7 décembre, il y a trois jours: je vous
+parlais du vol de l’émerillon et des connaissances
+de vénerie qui vous manquent;
+je vous disais, d’après la <i>Chasse royale</i>,
+ouvrage du roi Charles IX, qu’après que
+le veneur a accoutumé son chien à suivre
+une bête, il doit penser qu’il a envie de
+retourner au bois, et qu’il ne faut ni le
+lancer ni le frapper pour qu’il donne
+bien dans le trait; et que, pour apprendre
+à un chien à bien se rabattre, il ne faut
+laisser passer ni couler de faux-fuyants,
+ni nulles sentes, sans y mettre le nez.
+</p>
+
+<p>
+Voilà ce que vous m’avez répondu (et
+d’un ton d’humeur, remarquez bien
+cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt
+des régiments à conduire que des oiseaux
+et des chiens. Je suis sûr qu’on se moquerait
+<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span>
+de vous et de moi si on savait
+de quoi nous nous occupons.» Et le 8...
+attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions
+vêpres ensemble dans ma chambre,
+vous avez jeté votre livre dans le feu
+avec colère, ce qui était une impiété; et
+ensuite vous m’avez dit que vous l’aviez
+laissé tomber: péché, péché mortel;
+voyez, j’ai écrit dessous: <i>Mensonge</i>, souligné.
+On ne me trompe jamais, je vous
+le disais bien.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Sire...
+</p>
+
+<p>
+—Un moment, un moment. Le soir,
+vous avez dit du Cardinal qu’il avait fait
+brûler un homme injustement et par
+haine personnelle.
+</p>
+
+<p>
+—Et je le répète, et je le soutiens, et
+je le prouverai, Sire; c’est le plus grand
+crime de cet homme que vous hésitez à
+disgracier et qui vous rend malheureux.
+J’ai tout vu, tout entendu moi-même à
+Loudun: Urbain Grandier fut assassiné
+plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque
+vous avez là ces Mémoires de votre main,
+relisez toutes les preuves que je vous en
+donnai alors.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span>
+Louis, cherchant la page indiquée et
+remontant au voyage de Perpignan à
+Paris, lut tout ce récit avec attention en
+s’écriant:
+</p>
+
+<p>
+—Quelles horreurs! comment avais-je
+oublié tout cela? Cet homme me fascine,
+c’est certain. Tu es mon véritable
+ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon
+règne en sera taché. Il a empêché toutes
+les lettres de la Noblesse et de tous les
+notables du pays d’arriver à moi. Brûler,
+brûler vivant! sans preuves! par vengeance!
+Un homme, un peuple ont invoqué
+mon nom inutilement, une famille
+me maudit à présent! Ah! que les rois
+sont malheureux!
+</p>
+
+<p>
+Le prince en finissant jeta ses papiers
+et pleura.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, elles sont bien belles les
+larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars
+avec une sincère admiration: que toute
+la France n’est-elle ici avec moi! elle
+s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait
+peine à croire.
+</p>
+
+<p>
+—S’étonnerait! la France ne me connaît
+donc pas?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span>
+—Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise,
+personne ne vous connaît; et moi-même
+je vous accuse souvent de froideur
+et d’une indifférence générale contre tout
+le monde.
+</p>
+
+<p>
+—De froideur! quand je meurs de
+chagrin; de froideur! quand je me suis
+immolé à leurs intérêts? Ingrate nation!
+je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil,
+jusqu’au bonheur de la guider moi-même,
+parce que j’ai craint pour elle
+ma vie chancelante; j’ai donné mon
+sceptre à porter à un homme que je hais,
+parce que j’ai cru sa main plus forte que
+la mienne; j’ai supporté le mal qu’il me
+faisait à moi-même, en songeant qu’il
+faisait du bien à mes peuples: j’ai dévoré
+mes larmes pour tarir les leurs; et je vois
+que mon sacrifice a été plus grand même
+que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas
+aperçu; ils m’ont cru incapable parce
+que j’étais timide, et sans force parce que
+je me défiais des miennes; mais n’importe,
+Dieu me voit et me connaît.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, montrez-vous à la France
+tel que vous êtes: reprenez votre pouvoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span>
+usurpé; elle fera par amour pour
+vous ce que la crainte n’arrachait pas
+d’elle; revenez à la vie et remontez sur
+le trône.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, ma vie s’achève, cher
+ami; je ne suis plus capable des travaux
+du pouvoir suprême.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, cette persuasion seule
+vous ôte vos forces. Il est temps enfin
+que l’on cesse de confondre le pouvoir
+avec le crime et d’appeler leur union
+génie. Que votre voix s’élève pour annoncer
+à la terre que le règne de la vertu
+va commencer avec votre règne; et dès
+lors ces ennemis que le vice a tant de
+peine à réduire tomberont devant un
+mot sorti de votre cœur. On n’a pas encore
+calculé tout ce que la bonne foi
+d’un roi de France peut faire de son
+peuple, ce peuple que l’imagination et
+la chaleur de l’âme entraînent si vite
+vers tout ce qui est beau, et que tous les
+genres de dévouement trouvent prêt. Le
+Roi votre père nous conduisait par un
+sourire; que ne ferait pas une de vos
+larmes! Il ne s’agit que de nous parler.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span>
+Pendant ce discours, le Roi, surpris,
+rougit souvent, toussa et donna des
+signes d’un grand embarras, comme
+toutes les fois qu’on voulait lui arracher
+une décision; il sentait aussi l’approche
+d’une conversation d’un ordre trop élevé,
+dans laquelle la timidité de son esprit
+l’empêchait de se hasarder; et, mettant
+souvent la main sur sa poitrine en fronçant
+le sourcil, comme ressentant une
+vive douleur, il essaya de se tirer par la
+maladie de la gêne de répondre; mais,
+soit emportement, soit résolution de jouer
+le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit
+sans se troubler, avec une solennité qui
+en imposait à Louis. Celui-ci, forcé dans
+ses derniers retranchements, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Cinq-Mars, comment se défaire
+d’un ministre qui depuis dix-huit ans
+m’a entouré de ses créatures?
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas si puissant, reprit le
+Grand-Écuyer; et ses amis seront ses
+plus cruels adversaires si vous faites un
+signe de tête. Toute l’ancienne ligue des
+<i>princes de la Paix</i> existe encore, Sire,
+et ce n’est que le respect dû au choix
+<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span>
+de Votre Majesté qui l’empêche d’éclater.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! bon Dieu! tu peux leur dire
+qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi; je ne
+les gêne point, ce n’est pas moi qu’on
+accusera d’être Cardinaliste. Si mon
+frère veut me donner le moyen de remplacer
+Richelieu, ce sera de tout mon
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, qu’il vous parlera
+aujourd’hui de M. le duc de Bouillon;
+tous les Royalistes le demandent.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne le hais point, dit le Roi en
+arrangeant l’oreiller de son fauteuil, je
+ne le hais point du tout, quoique un
+peu factieux. Nous sommes parents,
+sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression
+favorite plus d’abandon qu’à l’ordinaire)?
+sais-tu qu’il descend de saint
+Louis de père en fils, par Charlotte de
+Bourbon, fille du duc de Montpensier?
+sais-tu que sept princesses du sang sont
+entrées dans sa maison, et que huit de
+la sienne, dont l’une a été reine, ont été
+mariées à des princes du sang? Oh! je
+ne le hais point du tout; je n’ai jamais
+dit cela, jamais.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span>
+—Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec
+confiance, <span class='smcap'>Monsieur</span> et lui vous expliqueront,
+pendant la chasse, comment tout
+est préparé, quels sont les hommes que
+l’on pourra mettre à la place de ses
+créatures, quels sont les mestres-de-camp
+et les colonels sur lesquels on
+peut compter contre Fabert et tous les
+Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez
+que le ministre a bien peu de monde à
+lui. La Reine, <span class='smcap'>Monsieur</span>, la Noblesse et
+les Parlements sont de notre parti, et
+c’est une affaire faite dès que Votre Majesté
+ne s’oppose plus. On a proposé de
+faire disparaître Richelieu comme le maréchal
+d’Ancre, qui le méritait moins
+que lui.
+</p>
+
+<p>
+—Comme Concini! dit le Roi. Oh!
+non, il ne le faut pas.. je ne le veux
+vraiment pas... Il est prêtre et cardinal,
+nous serions excommuniés. Mais, s’il y
+a une autre manière, je le veux bien:
+tu peux en parler à tes amis, j’y songerai
+de mon côté.
+</p>
+
+<p>
+Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna
+à son ressentiment, comme s’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span>
+venait de le satisfaire et comme si le
+coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en
+fut fâché, parce qu’il craignait que sa
+colère, se répandant ainsi, ne fût pas
+de longue durée. Cependant il crut à
+ses dernières paroles, surtout lorsque
+après des plaintes interminables Louis
+ajouta:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, croirais-tu que depuis deux
+ans que je pleure ma mère, depuis ce
+jour où il me joua si cruellement devant
+toute ma cour en me demandant son
+rappel quand il savait sa mort, depuis
+ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse
+inhumer en France avec mes pères? Il
+a exilé jusqu’à sa cendre.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment Cinq-Mars crut entendre
+du bruit sur l’escalier: le Roi rougit un
+peu.
+</p>
+
+<p>
+—Va-t-en, dit-il, va vite te préparer
+pour la chasse; tu seras à cheval près
+de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
+</p>
+
+<p>
+Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers
+l’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span>
+Le favori sortit; mais le trouble de
+son maître ne lui était point échappé.
+</p>
+
+<p>
+Il descendait lentement et en cherchait
+la cause en lui-même, lorsqu’il crut entendre
+le bruit de deux pieds qui montaient
+la double partie de l’escalier à vis,
+tandis qu’il descendait l’autre; il s’arrêta,
+on s’arrêta; il remonta, il lui semblait
+qu’on descendait; il savait qu’on ne pouvait
+rien voir entre les jours de l’architecture,
+et se décida à sortir, impatienté
+de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu
+pouvoir se tenir à la porte d’entrée pour
+voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il
+soulevé la tapisserie qui donnait sur la
+salle des gardes, qu’une foule de courtisans
+qui l’attendait l’entoura, et l’obligea
+de s’éloigner pour donner les ordres de
+sa charge, ou de recevoir des respects,
+des confidences, des sollicitations, des
+présentations, des recommandations, des
+embrassades, et ce torrent de relations
+graduelles qui entourent un favori, et
+pour lesquelles il faut une attention présente
+et toujours soutenue, car une distraction
+peut causer de grands malheurs.
+<span class='pagenum'><a id='Page_152' name='Page_152'>[152]</a></span>
+Il oublia ainsi à peu près cette petite
+circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire,
+et, se livrant aux douceurs d’une
+sorte d’apothéose continuelle, monta à
+cheval dans la grande cour, servi par de
+nobles pages, et entouré des plus
+brillants gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span> arriva suivi des siens,
+et une heure ne s’était pas écoulée, que
+le Roi parut, pâle, languissant et appuyé
+sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant
+pied à terre, l’aida à monter dans une
+sorte de petite voiture fort basse, que
+l’on appelait <i>brouette</i>, et dont Louis XIII
+conduisait lui-même les chevaux très
+dociles et très paisibles. Les piqueurs à
+pied, aux portières, tenaient les chiens
+en laisse; au bruit du cor, des centaines
+de jeunes gens montèrent à cheval, et
+tout partit pour le rendez-vous de la
+chasse.
+</p>
+
+<p>
+C’était à une ferme nommée l’Ormage
+que le Roi l’avait fixé, et toute la cour,
+accoutumée à ses usages, se répandit
+dans les allées du parc, tandis que le
+Roi suivait lentement un sentier isolé
+<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span>
+ayant à sa portière le Grand-Écuyer et
+quatre personnages auxquels il avait fait
+signe de s’approcher.
+</p>
+
+<p>
+L’aspect de cette partie de plaisir était
+sinistre: l’approche de l’hiver avait fait
+tomber presque toutes les feuilles des
+grands chênes du parc, et les branches
+noires se détachaient sur un ciel gris
+comme les branches de candélabres funèbres;
+un léger brouillard semblait
+annoncer une pluie prochaine; à travers
+le bois éclairci et les tristes rameaux, on
+voyait passer lentement les pesants
+carrosses de la cour, remplis de femmes
+vêtues de noir uniformément<a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, et condamnées
+à attendre le résultat d’une
+chasse qu’elles ne voyaient pas; les
+meutes donnaient des <i>voix</i> éloignées, et
+le cor se faisait entendre quelquefois
+comme un soupir; un vent froid et
+piquant obligeait chacun à se couvrir; et
+quelques femmes, mettant sur leur visage
+un voile ou un masque de velours noir
+<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span>
+pour se préserver de l’air que n’arrêtaient
+pas les rideaux de leurs carrosses (car
+ils n’avaient point de glaces encore),
+semblaient porter le costume que nous
+appelons <i>domino</i>.
+</p>
+
+<p>
+Tout était languissant et triste. Seulement
+quelques groupes de jeunes gens,
+emportés par la chasse, traversaient
+comme le vent l’extrémité d’une allée en
+jetant des cris ou donnant du cor; puis
+tout retombait dans le silence, comme,
+après la fusée du feu d’artifice, le ciel
+paraît plus sombre.
+</p>
+
+<p>
+Dans un sentier parallèle à celui que
+suivait lentement le Roi, s’étaient réunis
+quelques courtisans enveloppés dans leur
+manteau. Paraissant s’occuper fort peu
+du chevreuil, ils marchaient à cheval à
+la hauteur de la brouette du Roi, et ne
+la perdaient pas de vue. Ils parlaient à
+demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, Fontrailles, c’est bien;
+victoire! Le Roi lui prend le bras à tout
+moment. Voyez-vous comme il lui sourit?
+Voilà M. le Grand qui descend de cheval
+et monte sur le siége à côté de lui.
+<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span>
+Allons, allons, le vieux matois est perdu
+cette fois!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ce n’est rien encore que cela!
+n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché
+la main à <span class='smcap'>Monsieur</span>? Il vous a fait signe,
+Montrésor; Gondi, regardez donc.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! regardez! c’est bien aisé à dire;
+mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi;
+je n’ai que ceux de la foi et les vôtres.
+Eh bien, qu’est-ce qu’ils font? Je voudrais
+bien ne pas avoir la vue si basse.
+Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font?
+</p>
+
+<p>
+Montrésor reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Voici le Roi qui se penche à l’oreille
+du duc de Bouillon et qui lui parle... Il
+parle encore; il gesticule, il ne cesse
+pas. Oh! il va être ministre.
+</p>
+
+<p>
+—Il sera ministre, dit Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Il sera ministre, dit le comte du
+Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ce n’est pas douteux, reprit
+Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—J’espère que celui-là me donnera un
+régiment, et j’épouserai ma cousine!
+s’écria Olivier d’Entraigues d’un ton de
+page.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span>
+L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant
+au ciel, se mit à chanter un air
+de chasse:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Les étourneaux ont le vent bon,<br /></span>
+<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span>
+</div>
+
+<p>
+... Je crois, messieurs, que vous y
+voyez plus trouble que moi, ou qu’il se
+fait des miracles dans l’an de grâce 1642;
+car M. de Bouillon n’est pas plus près
+d’être premier ministre que moi, quand
+le Roi l’embrasserait. Il a de grandes
+qualités, mais il ne parviendra pas, parce
+qu’il est tout d’une pièce; cependant j’en
+fais grand cas pour sa vaste et sotte ville
+de Sedan; c’est un foyer, c’est un bon
+foyer pour nous.
+</p>
+
+<p>
+Montrésor et les autres étaient trop
+attentifs à tous les gestes du prince pour
+répondre, et ils continuèrent:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà M. le Grand qui prend les
+rênes des chevaux et qui conduit.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé reprit sur le même air:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Si vous conduisez ma brouette,<br /></span>
+<span class="i0">Ne versez pas, beau postillon,<br /></span>
+<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span>
+—Ah! l’abbé, vos chansons me rendront
+fou! dit Fontrailles; vous avez donc
+des airs pour tous les événements de la
+vie?
+</p>
+
+<p>
+—Je vous fournirai aussi des événements
+qui iront sur tous les airs, reprit
+Gondi.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît,
+répondit Fontrailles plus bas; je ne serai
+pas obligé par <span class='smcap'>Monsieur</span> de porter à Madrid
+son diable de traité, et je n’en suis
+point fâché; c’est une commission assez
+scabreuse: les Pyrénées ne se passent
+point si facilement qu’il le croit, et le
+Cardinal est sur la route.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! s’écria Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Olivier.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi;
+qu’avez-vous donc découvert de si beau?
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, pour le coup, le Roi a touché
+la main de <span class='smcap'>Monsieur</span>; Dieu soit loué, messieurs!
+Nous voilà défaits du Cardinal:
+le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera
+de l’expédier? Il faut le jeter dans la
+mer.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span>
+—C’est trop beau pour lui, dit Olivier;
+il faut le juger.
+</p>
+
+<p>
+—Certainement, dit l’abbé; comment
+donc! nous ne manquerons pas de chefs
+d’accusation contre un insolent qui a osé
+congédier un page; n’est-il pas vrai?
+</p>
+
+<p>
+Puis, arrêtant son cheval et laissant
+marcher Olivier et Montrésor, il se
+pencha du côté de M. du Lude, qui parlait
+à deux personnages plus sérieux, et
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—En vérité, je suis tenté de mettre
+mon valet de chambre aussi dans le secret;
+on n’a jamais vu traiter une conjuration
+aussi légèrement. Les grandes
+entreprises veulent du mystère; celle-ci
+serait admirable si l’on s’en donnait la
+peine. Notre partie est plus belle qu’aucune
+que j’aie lue dans l’histoire; il y
+aurait là de quoi renverser trois royaumes
+si l’on voulait, et les étourderies
+gâteront tout. C’est vraiment dommage;
+j’en aurais un regret mortel. Par goût,
+je suis porté à ces sortes d’affaires, et je
+suis attaché de cœur à celle-ci, qui a de
+la grandeur; vraiment, on ne peut pas le
+<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span>
+nier. N’est-ce pas, d’Aubijoux? n’est-il
+pas vrai, Montmort?
+</p>
+
+<p>
+Pendant ces discours, plusieurs grands
+et pesants carrosses, à six et quatre
+chevaux, suivaient la même allée à deux
+cents pas de ces messieurs; les rideaux
+étaient ouverts du côté gauche pour voir
+le Roi. Dans le premier était la Reine:
+elle était seule dans le fond, vêtue de
+noir et voilée. Sur le devant était la
+maréchale d’Effiat, et aux pieds de la
+Reine était placée la princesse Marie.
+Assise de côté, sur un tabouret, sa robe
+et ses pieds sortaient de la voiture et
+étaient appuyés sur un marchepied doré,
+car il n’y avait point de portières, comme
+nous l’avons déjà dit; elle cherchait à
+voir aussi, à travers les arbres, les gestes
+du Roi, et se penchait souvent, importunée
+du passage continuel des chevaux
+du prince Palatin et de sa suite.
+</p>
+
+<p>
+Ce prince du Nord était envoyé par le
+roi de Pologne pour négocier de grandes
+affaires en apparence, mais, au fond,
+pour préparer la duchesse de Mantoue
+à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il
+<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span>
+déployait à la cour de France tout le luxe
+de la sienne, appelée alors <i>barbare</i> et
+<i>scythe</i> à Paris, et justifiait ces noms par
+des costumes étranges et orientaux. Le
+Palatin de Posnanie était fort beau, et
+portait, ainsi que les gens de sa suite,
+une barbe longue, épaisse, la tête rasée à
+la turque, et couverte d’un bonnet fourré,
+une veste courte et enrichie de diamants
+et de rubis; son cheval était peint en
+rouge et chargé de plumes. Il avait à sa
+suite une compagnie de gardes polonais
+habillés de rouge et de jaune, portant
+de grands manteaux à manches longues
+qu’ils laissaient pendre négligemment
+sur l’épaule. Les seigneurs polonais qui
+l’escortaient étaient vêtus de brocart d’or
+et d’argent, et l’on voyait flotter derrière
+leur tête rasée une seule mèche de
+cheveux qui leur donnait un aspect asiatique
+et tartare aussi inconnu de la cour
+de Louis XIII que celui des Moscovites.
+Les femmes trouvaient tout cela un peu
+sauvage et assez effrayant.
+</p>
+
+<p>
+Marie de Gonzague était importunée
+des saluts profonds et des grâces orientales
+<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span>
+de cet étranger et de sa suite.
+Toutes les fois qu’il passait devant elle,
+il se croyait obligé de lui adresser un
+compliment à moitié français, où il mêlait
+gauchement quelques mots d’espérance
+et de royauté. Elle ne trouva d’autre
+moyen de s’en défaire que de porter
+plusieurs fois son mouchoir à son nez
+en disant assez haut à la Reine:
+</p>
+
+<p>
+—En vérité, madame, ces messieurs
+ont une odeur sur eux qui fait mal au
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Il faudra bien raffermir votre cœur,
+cependant, et vous accoutumer à eux,
+répondit Anne d’Autriche, un peu sèchement.
+</p>
+
+<p>
+Puis tout à coup, craignant de l’avoir
+affligée:
+</p>
+
+<p>
+—Vous vous y accoutumerez comme
+nous, continua-t-elle avec gaieté; et vous
+savez qu’en fait d’odeurs je suis fort
+difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour
+que ma punition en purgatoire serait
+d’en respirer de mauvaises et de coucher
+dans des draps de toile de Hollande.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span>
+Malgré quelques mots enjoués, la Reine
+fut cependant fort grave, et retomba
+dans le silence. S’enfonçant dans son
+carrosse, enveloppée de sa mante, et ne
+prenant en apparence aucun intérêt à
+tout ce qui se passait autour d’elle, elle
+se laissait aller au balancement de la
+voiture. Marie, toujours occupée du Roi,
+parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat;
+toutes deux cherchaient à se donner
+des espérances qu’elles n’avaient
+pas, et se trompaient par amitié.
+</p>
+
+<p>
+—Madame, je vous félicite; M. le
+Grand est assis près du Roi; jamais on
+n’a été si loin, disait Marie.
+</p>
+
+<p>
+Puis elle se taisait longtemps, et la
+voiture roulait tristement sur des feuilles
+mortes et desséchées.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je le vois avec une grande joie;
+Le Roi est si bon! répondait la maréchale.
+</p>
+
+<p>
+Et elle soupirait profondément.
+</p>
+
+<p>
+Un long et morne silence succéda encore;
+toutes deux se regardèrent et se
+trouvèrent mutuellement les yeux en
+larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span>
+Marie, baissant la tête, ne vit plus que
+la terre brune et humide qui fuyait sous
+les roues. Une triste rêverie occupait son
+âme; et, quoiqu’elle eût sous les yeux
+le spectacle de la première cour de l’Europe
+aux pieds de celui qu’elle aimait,
+tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments
+la troublaient involontairement.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup un cheval passa devant
+elle comme le vent; elle leva les yeux,
+et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars.
+Il ne la regardait pas; il était pâle
+comme un cadavre, et ses yeux se cachaient
+sous ses sourcils froncés et
+l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le
+suivit du regard en tremblant; elle le
+vit s’arrêter au milieu du groupe des
+cavaliers qui précédaient les voitures, et
+qui le reçurent le chapeau bas. Un moment
+après, il s’enfonça dans un taillis
+avec l’un d’entre eux, la regarda de
+loin, et la suivit des yeux jusqu’à ce que
+la voiture fût passée; puis il lui sembla
+qu’il donnait à cet homme un rouleau
+de papiers en disparaissant dans le bois.
+Le brouillard qui tombait l’empêcha de
+<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span>
+le voir plus loin. C’était une de ces
+brumes si fréquentes aux bords de la
+Loire. Le soleil parut d’abord comme
+une petite lune sanglante, enveloppée
+dans un linceul déchiré, et se cacha en
+une demi-heure sous un voile si épais,
+que Marie distinguait à peine les premiers
+chevaux du carrosse, et que les
+hommes qui passaient à quelques pas
+de lui semblaient des ombres grisâtres.
+Cette vapeur glacée devint une pluie pénétrante
+et en même temps un nuage
+d’une odeur fétide. La Reine fit asseoir
+la belle princesse près d’elle et voulut
+rentrer; on retourna vers Chambord en
+silence et au pas. Bientôt on entendit
+les cors qui sonnaient le retour et rappelaient
+les meutes égarées; des chasseurs
+passèrent rapidement près de la
+voiture, cherchant leur chemin dans le
+brouillard et s’appelant à haute voix.
+Marie ne voyait souvent que la tête d’un
+cheval ou un corps sombre sortant de la
+triste vapeur des bois, et cherchait en
+vain à distinguer quelques paroles.
+Cependant son cœur battit; on appelait
+<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span>
+M. de Cinq-Mars. <i>Le Roi demande M. le
+Grand</i>, répétait-on; <i>où peut être allé
+M. le Grand-Écuyer?</i> Une voix dit en
+passant près d’elle: <i>Il s’est perdu tout à
+l’heure</i>. Et ces paroles bien simples la
+firent frissonner, car son esprit affligé leur
+donnait un sens terrible. Cette pensée
+la suivit jusqu’au château et dans ses
+appartements, où elle courut s’enfermer.
+Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée
+du Roi et de <span class='smcap'>Monsieur</span>, puis, dans la forêt,
+quelques coups de fusil dont on ne voyait
+pas la lumière. Elle regardait en vain aux
+étroits vitraux; ils semblaient tendus au
+dehors d’un drap blanc qui ôtait le jour.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à l’extrémité de la forêt,
+vers Montfrault, s’étaient égarés deux
+cavaliers; fatigués de chercher la route
+du château dans la monotone similitude
+des arbres et des sentiers, ils allaient
+s’arrêter près d’un étang, lorsque huit
+ou dix hommes environ, sortant des
+taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu’ils
+eussent le temps de s’armer, se pendirent
+à leurs jambes, à leurs bras et à
+la bride de leurs chevaux, de manière à
+<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span>
+les tenir immobiles. En même temps une
+voix rauque, partant du brouillard, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes?
+Criez: Vive le Grand! ou vous êtes
+morts.
+</p>
+
+<p>
+—Vils coquins! répondit le premier
+cavalier en cherchant à ouvrir les fontes
+de ses pistolets, je vous ferai pendre
+pour abuser de mon nom!
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Dios el Senor!</i> cria la même voix.
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt tous ces hommes lâchèrent
+leur proie et s’enfuirent dans les bois;
+un éclat de rire sauvage retentit, et un
+homme seul s’approcha de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Amigo</i>, ne me reconnaissez-vous
+pas? C’est une plaisanterie de Jacques,
+le capitaine espagnol.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles se rapprocha et dit tout
+bas au Grand-Écuyer:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, voilà un gaillard entreprenant;
+je vous conseille de l’employer;
+il ne faut rien négliger.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont,
+et parlons vite. Je ne suis
+pas un faiseur de phrases comme mon
+<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span>
+père, moi. Je me souviens que vous m’avez
+rendu quelques bons offices, et dernièrement
+encore vous m’avez été utile,
+comme vous l’êtes toujours, sans le savoir;
+car j’ai un peu réparé ma fortune
+dans vos petites émeutes. Si vous voulez,
+je puis vous rendre un important
+service: je commande quelques braves.
+</p>
+
+<p>
+—Quel service? dit Cinq-Mars; nous
+verrons.
+</p>
+
+<p>
+—Je commence par un avis. Ce matin,
+pendant que vous descendiez de
+chez le Roi par un côté de l’escalier, le
+père Joseph y montait par l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! voilà donc le secret de son
+changement subit et inexplicable! Se
+peut-il? un Roi de France! et il nous a
+laissés lui confier tous nos projets!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! voilà tout! vous ne me
+dites rien? Vous savez que j’ai une vieille
+affaire à démêler avec le capucin.
+</p>
+
+<p>
+—Que m’importe?
+</p>
+
+<p>
+Et il baissa la tête, absorbé dans une
+rêverie profonde.
+</p>
+
+<p>
+—Cela vous importe beaucoup, puisque,
+si vous dites un mot, je vous déferai
+<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span>
+de lui avant trente-six heures d’ici, quoiqu’il
+soit à présent bien près de Paris.
+Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si
+l’on voulait.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi: je ne veux point de
+poignards, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, je vous comprends, reprit
+Jacques, vous avez raison: vous aimez
+mieux qu’on le dépêche à coups d’épée.
+C’est juste, il en vaut la peine, on doit
+cela au rang. Il convient mieux que ce
+soient des grands seigneurs qui s’en
+chargent, et que celui qui l’expédiera
+soit en passe d’être maréchal. Moi je suis
+sans prétention; il ne faut pas avoir trop
+d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse
+avoir dans sa profession: je ne dois pas
+toucher au Cardinal, c’est un morceau
+de Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Ni à d’autres, dit le Grand-Écuyer.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! laissez-nous le capucin, reprit
+en insistant le capitaine Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Si vous refusez cette offre, vous
+avez tort, dit Fontrailles; on n’en fait
+pas d’autres tous les jours. Vitry a commencé
+sur Concini, et on l’a fait maréchal.
+<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span>
+Nous voyons des gens fort bien en
+cour qui ont tué leurs ennemis de leur
+propre main dans les rues de Paris, et
+vous hésitez à vous défaire d’un misérable?
+Richelieu a bien ses coquins, il
+faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois
+pas vos scrupules.
+</p>
+
+<p>
+—Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques
+brusquement; je connais cela, j’ai
+pensé comme lui étant enfant, avant de
+raisonner. Je n’aurais pas tué seulement
+un moine; mais je vais lui parler, moi.
+</p>
+
+<p>
+Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez: quand on conspire, c’est
+qu’on veut la mort ou tout au moins la
+perte de quelqu’un... Hein?
+</p>
+
+<p>
+Et il fit une pause.
+</p>
+
+<p>
+—Or, dans ce cas-là, on est brouillé
+avec le bon Dieu et d’accord avec le diable...
+Hein?
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, comme on dit à la Sorbonne,
+il n’en coûte pas plus, quand on
+est damné, de l’être pour beaucoup que
+pour peu... Hein?
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Ergo</i>, il est indifférent d’en tuer mille
+<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span>
+ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre
+à cela.
+</p>
+
+<p>
+—On ne peut pas mieux dire, docteur
+en estoc, répondit Fontrailles en riant à
+demi, et je vois que vous serez un bon
+compagnon de voyage. Je vous mène
+avec moi en Espagne, si vous voulez.
+</p>
+
+<p>
+—Je sais bien que vous y allez porter
+le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai
+dans les Pyrénées par des chemins
+inconnus aux hommes; mais je
+n’en aurai pas moins un chagrin mortel
+de n’avoir pas tordu le cou, avant de
+partir, à ce vieux bouc que nous laissons
+en arrière, comme un cavalier au milieu
+d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur,
+continua t-il d’un air de componction
+en s’adressant de nouveau à
+Cinq-Mars, si vous avez de la religion,
+ne vous y refusez plus; et souvenez-vous
+des paroles de nos pères théologiens,
+Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont
+prouvé qu’on peut tuer en cachette son
+ennemi, puisque l’on évite par ce moyen
+deux péchés: celui d’exposer sa vie, et
+celui de se battre en duel. C’est d’après
+<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span>
+ce grand principe consolateur que j’ai
+toujours agi.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, laissez-moi, dit encore
+Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur;
+je pense à d’autres choses.
+</p>
+
+<p>
+—A quoi de plus important? dit Fontrailles;
+cela peut être d’un grand poids
+dans la balance de nos destins.
+</p>
+
+<p>
+—Je cherche combien y pèse le cœur
+d’un Roi, reprit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Vous m’épouvantez moi-même, répondit
+le gentilhomme; nous n’en demandons
+pas tant.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’en dis pas tant non plus que
+vous croyez, monsieur, continua d’Effiat
+d’une voix sévère; ils se plaignent quand
+un sujet les trahit: c’est à quoi je songe.
+Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres
+civiles, guerres étrangères, que vos fureurs
+s’allument! puisque je tiens la
+flamme, je vais l’attacher aux mines.
+Périsse l’État, périssent vingt royaumes
+s’il le faut! il ne doit pas arriver des
+malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit
+le sujet. Écoutez-moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span>
+Et il emmena Fontrailles à quelques
+pas.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous avais chargé que de préparer
+notre retraite et nos secours en cas
+d’abandon de la part du Roi. Tout à
+l’heure je l’avais pressenti à cause de
+ses amitiés forcées, et je m’étais décidé
+à vous faire partir, parce qu’il a fini sa
+conversation par nous annoncer son départ
+pour Perpignan. Je craignais Narbonne;
+je vois à présent qu’il y va se
+rendre comme prisonnier au Cardinal.
+Partez, et partez sur-le-champ. J’ajoute
+aux lettres que je vous ai données le
+traité que voici; il est sous des noms
+supposés, mais voici la contre-lettre;
+elle est signée de <span class='smcap'>Monsieur</span>, du duc de
+Bouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès
+ne désire que cela. Voici encore
+des <i>blancs</i> du duc d’Orléans que vous
+remplirez comme vous le voudrez. Partez,
+dans un mois je vous attends à Perpignan,
+et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept
+mille Espagnols sortis de Flandre.
+</p>
+
+<p>
+Puis marchant vers l’aventurier qui
+l’attendait:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span>
+—Pour vous, mon brave, puisque
+vous voulez faire le <i>capitan</i>, je vous
+charge d’escorter ce gentilhomme jusqu’à
+Madrid; vous en serez récompensé
+largement.
+</p>
+
+<p>
+Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’êtes pas dégoûté en m’employant!
+vous faites preuve de tact et
+de bon goût. Savez-vous que la grande
+reine Christine de Suède m’a fait demander,
+et voulait m’avoir près d’elle en qualité
+d’homme de confiance! Elle a été
+élevée au son du canon par le <i>Lion du
+Nord</i>, Gustave Adolphe, son père. Elle
+aime l’odeur de la poudre et les hommes
+courageux: mais je n’ai pas voulu la
+servir parce qu’elle est huguenote et que
+j’ai de certains principes, moi, dont je
+ne m’écarte pas. Ainsi, par exemple, je
+vous jure ici, par saint Jacques, de faire
+passer monsieur par les ports des Pyrénées
+à Oloron aussi sûrement que dans
+ces bois, et de le défendre contre le diable
+s’il le faut, ainsi que vos papiers, que
+nous vous rapporterons sans une tache
+<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span>
+ni une déchirure. Pour les récompenses,
+je n’en veux point; je les trouve toujours
+dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçois
+jamais d’argent, car je suis gentilhomme.
+Les Laubardemont sont très
+anciens et très bons.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars,
+partez.
+</p>
+
+<p>
+Après avoir serré la main à Fontrailles,
+il s’enfonça en gémissant dans les bois
+pour retourner au château de Chambord.
+</p>
+
+<h2 id="chap_20">
+CHAPITRE XX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA LECTURE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Les circonstances dévoilent pour ainsi
+dire la royauté du génie, dernière ressource
+des peuples éteints. Les grands
+écrivains... ces rois qui n’en ont pas le
+nom, mais qui règnent véritablement
+par la force du caractère et la grandeur
+des pensées, sont élus par les événements
+auxquels ils doivent commander.
+Sans ancêtres et sans postérité, seuls
+de leur race, leur mission remplie, ils
+disparaissent en laissant à l’avenir des
+ordres qu’il exécutera fidèlement.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>F. de Lamennais.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A peu de temps de là, un soir, au
+coin de la place Royale, près d’une
+petite maison assez jolie, on vit s’arrêter
+beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent
+une petite porte où l’on montait
+par trois degrés de pierre. Les voisins
+se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres
+pour se plaindre du bruit qui se faisait
+<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span>
+encore à cette heure de la nuit, malgré
+la crainte des voleurs, et les gens du
+guet s’étonnèrent et s’arrêtèrent souvent,
+ne se retirant que lorsqu’ils voyaient
+auprès de chaque voiture dix ou douze
+valets de pied, armés de bâtons et portant
+des torches. Un jeune gentilhomme,
+suivi de trois laquais, entra en demandant
+mademoiselle de Lorme; il portait
+une longue rapière ornée de rubans roses;
+d’énormes nœuds de la même couleur,
+placés sur ses souliers à talons hauts,
+cachaient presque entièrement ses pieds,
+qu’il tournait fort en dehors, selon la
+mode. Il retroussait souvent une petite
+moustache frisée, et peignait avant d’entrer,
+sa barbe légère et pointue. Ce ne
+fut qu’un cri lorsqu’on l’annonça.
+</p>
+
+<p>
+—Enfin le voilà donc! s’écria une
+voix jeune et éclatante; il s’est bien fait
+attendre, cet aimable des Barreaux.
+Allons, vite un siège; placez-vous près
+de cette table, et lisez.
+</p>
+
+<p>
+Celle qui parlait était une femme de
+vingt-quatre ans environ, grande, belle,
+malgré des cheveux noirs très crépus et
+<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span>
+un teint olivâtre. Elle avait dans les
+manières quelque chose de mâle qu’elle
+semblait tenir de son cercle, composé
+d’hommes uniquement; elle leur prenait
+le bras assez brusquement en parlant
+avec une liberté qu’elle leur communiquait.
+Ses propos étaient animés plutôt
+qu’enjoués; souvent ils excitaient le rire
+autour d’elle, mais c’était à force d’esprit
+qu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut
+s’exprimer ainsi); car sa figure, toute
+passionnée qu’elle était, semblait incapable
+de se ployer au sourire; et ses
+yeux grands et bleus, sous des cheveux
+de jais, lui donnaient d’abord un aspect
+étrange.
+</p>
+
+<p>
+Des Barreaux lui baisa la main d’un air
+galant et cavalier; puis il fit avec elle, en
+lui parlant toujours, le tour d’un salon
+assez grand où étaient assemblés trente
+personnages à peu près; les uns assis sur
+de grands fauteuils, les autres debout sous
+la voûte de l’immense cheminée, d’autres
+causant dans l’embrasure des croisées,
+sous de larges tapisseries. Les uns
+étaient des hommes obscurs, fort illustres
+<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span>
+à présent; les autres, des hommes
+illustres, fort obscurs pour nous, postérité.
+Ainsi, parmi ces derniers, il salua
+profondément MM. d’Aubijoux, de Brion,
+de Montmort, et d’autres gentilshommes
+très brillants, qui se trouvaient là pour
+juger; serra la main tendrement et avec
+estime à MM. de Monteruel, de Sirmond,
+de Malleville, Baro, Gombauld, et d’autres
+savants, presque tous appelés grands
+hommes dans les annales de l’Académie,
+dont ils étaient fondateurs, et nommée
+elle-même alors tantôt l’<i>Académie des
+beaux esprits</i>, tantôt l’<i>Académie éminente</i>.
+Mais M. des Barreaux fit à peine un signe
+de tête protecteur au jeune Corneille,
+qui parlait dans un coin avec un étranger
+et un adolescent qu’il présentait à la
+maîtresse de la maison sous le nom de
+M. Poquelin, fils du valet de chambre
+tapissier du Roi. L’un était Molière, et
+l’autre Milton<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span>
+Avant la lecture que l’on attendait du
+jeune sybarite, une grande contestation
+s’éleva entre lui et d’autres poètes ou
+prosateurs du temps; ils parlaient entre
+eux avec beaucoup de facilité, échangeant
+de vives répliques, un langage
+inconcevable pour un honnête homme
+qui fût tombé tout à coup parmi eux
+sans être initié, se serrant vivement la
+main avec d’affectueux compliments et
+des allusions sans nombre à leurs ouvrages.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! vous voilà donc, illustre Baro!
+s’écria le nouveau venu; j’ai lu votre
+dernier sixain. Ah! quel sixain! comme
+il est poussé dans le galant et le tendre!
+</p>
+
+<p>
+—Que dites-vous du Tendre? interrompit
+Marion de Lorme. Avez-vous jamais
+connu ce pays? Vous vous êtes
+arrêté au village de Grand-Esprit et à
+celui de Jolis-Vers, mais vous n’avez pas
+été plus loin. Si monsieur le gouverneur
+de Notre-Dame de la Garde veut
+nous montrer sa nouvelle carte, je vous
+dirai où vous en êtes.
+</p>
+
+<p>
+Scudéry se leva d’un air fanfaron et
+<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span>
+pédantesque, et, déroulant sur la table
+une sorte de carte géographique ornée
+de rubans bleus, il démontra lui-même
+les lignes d’encre rose qu’il y avait
+tracées.
+</p>
+
+<p>
+—Voici le plus beau morceau de la
+<cite>Clélie</cite>, dit-il; on trouve généralement
+cette carte fort galante, mais ce n’est
+qu’un simple enjouement de l’esprit,
+pour plaire à notre petite <i>cabale</i> littéraire.
+Cependant, comme il y a d’étranges
+personnes par le monde, j’appréhende
+que tous ceux qui la verront
+n’aient pas l’esprit assez bien tourné
+pour l’entendre. Ceci est le chemin que
+l’on doit suivre pour aller de <i>Nouvelle
+Amitié</i> à <i>Tendre</i>; et remarquez, messieurs,
+que comme on dit Cumes sur la mer
+d’Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on
+dira <i>Tendre-sur-Inclination</i>, <i>Tendre-sur-Estime</i>
+et <i>Tendre-sur-Reconnaissance</i>. Il
+faudra commencer par habiter les villages
+de <i>Grand-Cœur</i>, <i>Générosité</i>, <i>Exactitude</i>,
+<i>Petits-Soins</i>, <i>Billet-Galant</i>, puis <i>Billet-Doux</i>!...
+</p>
+
+<p>
+—Oh! c’est du dernier ingénieux!
+<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span>
+criaient Vaugelas, Colletet et tous les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Et remarquez, poursuivait l’auteur,
+enflé de ce succès, qu’il faut passer par
+<i>Complaisance</i> et <i>Sensibilité</i>, et que, si
+l’on ne prend cette route, on court le
+risque de s’égarer jusqu’à <i>Tiédeur</i>,
+<i>Oubli</i>, et l’on tombe dans le lac d’<i>Indifférence</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Délicieux! délicieux! galant <i>au suprême</i>!
+s’écriaient tous les auditeurs. On
+n’a pas plus de génie!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, madame, reprenait Scudéry,
+je le déclare chez vous: cet ouvrage,
+imprimé sous mon nom, est de
+ma sœur; c’est elle qui a traduit <i>Sapho</i>
+d’une manière si agréable. Et, sans en
+être prié, il déclama d’un ton emphatique
+des vers qui finissaient par ceux-ci:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">L’amour est un mal agréable<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a><br /></span>
+<span class="i0">Dont mon cœur ne saurait guérir;<br /></span>
+<span class="i0">Mais quand il serait guérissable,<br /></span>
+<span class="i0">Il est bien plus doux d’en mourir.</span>
+</div>
+
+<p>
+—Comment! cette Grecque avait tant
+<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span>
+d’esprit que cela? Je ne puis le croire!
+s’écria Marion de Lorme; combien M<sup>lle</sup>
+de Scudéry lui était supérieure! Cette
+idée lui appartient; qu’elle les mette
+dans <cite>Clélie</cite>, je vous en prie, ces vers
+charmants; que cela figurera bien dans
+cette histoire romaine!
+</p>
+
+<p>
+—A merveille! c’est parfait, dirent
+tous les savants: Horace, Arunce et
+l’aimable Porsenna sont des amants si
+galants!
+</p>
+
+<p>
+Ils étaient tous penchés sur la carte
+de Tendre, et leurs doigts se croisaient
+et se heurtaient en suivant tous les
+détours des fleuves amoureux. Le jeune
+Poquelin osa élever une voix timide et
+son regard mélancolique et fin, et leur
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—A quoi cela sert-il? est-ce à donner
+du bonheur ou du plaisir? Monsieur ne
+me semble pas bien heureux, et je ne
+me sens pas bien gai.
+</p>
+
+<p>
+Il n’obtint pour réponse que des regards
+de dédain, et se consola en méditant
+<i>les Précieuses ridicules</i>.
+</p>
+
+<p>
+Des Barreaux se préparait à lire un
+<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span>
+sonnet pieux qu’il s’accusait d’avoir fait
+dans sa maladie; il paraissait honteux
+d’avoir songé un moment à Dieu en
+voyant le tonnerre, et rougissait de cette
+faiblesse; la maîtresse de la maison
+l’arrêta:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas temps encore de dire
+vos beaux vers; vous seriez interrompu;
+nous attendons M. le Grand-Écuyer et
+d’autres gentilshommes; ce serait un
+meurtre que de laisser parler un grand
+esprit pendant ce bruit et ces dérangements.
+Mais voici un jeune Anglais qui
+vient de voyager en Italie et retourne à
+Londres. On m’a dit qu’il composait un
+poëme, je ne sais lequel; il va nous en
+dire quelques vers. Beaucoup de ces
+messieurs de la Compagnie Eminente
+savent l’anglais; et, pour les autres, il
+a fait traduire, par un ancien secrétaire
+du duc de Buckingham, les passages
+qu’il nous lira, et en voici des copies
+en français sur cette table.
+</p>
+
+<p>
+En parlant ainsi, elle les prit et les
+distribua à tous ses érudits. On s’assit,
+et l’on fit silence. Il fallut quelque temps
+<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span>
+pour décider le jeune étranger à parler
+et à quitter l’embrasure de la croisée,
+où il semblait s’entendre fort bien avec
+Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil
+placé près de la table; il semblait
+d’une santé faible, et tomba sur ce siège
+plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son
+coude sur la table, et de sa main couvrit
+ses yeux grands et beaux, mais à demi
+fermés et rougis par des veilles ou des
+larmes. Il dit ses fragments de mémoire;
+ses auditeurs défiants le regardaient d’un
+air de hauteur ou du moins de protection;
+d’autres parcouraient nonchalamment
+la traduction de ses vers.
+</p>
+
+<p>
+Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par
+le cours même de son harmonieux récit;
+le souffle de l’inspiration poétique l’enleva
+bientôt à lui-même, et son regard,
+élevé au ciel, devint sublime comme celui
+du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël,
+car la lumière s’y réfléchissait encore.
+Il annonça dans ses vers la première désobéissance
+de l’homme, et invoqua le
+Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples
+un cœur simple et pur, qui sait
+<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span>
+tout, et qui assistait à la naissance du
+Temps.
+</p>
+
+<p>
+Un profond silence accueillit ce début,
+et un léger murmure s’éleva après la
+dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne
+voyait qu’à travers un nuage, il était
+dans le monde de sa création; il poursuivit.
+</p>
+
+<p>
+Il dit l’esprit infernal attaché dans un
+feu vengeur par des chaînes de diamants;
+le Temps partageant neuf fois le jour et
+la nuit aux mortels pendant sa chute;
+l’obscurité visible des prisons éternelles
+et l’océan flamboyant où flottaient les
+anges déchus; sa voix tonnante commença
+le discours du prince des démons:
+«Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait
+une lumière éblouissante dans les
+royaumes fortunés du jour? Oh! combien
+tu es déchu!... Viens avec moi... Et
+qu’importe ce champ de nos célestes batailles?
+tout est-il perdu? Une indomptable
+volonté, l’esprit immuable de la
+vengeance, une haine mortelle, un courage
+qui ne sera jamais ployé, conserver
+cela, n’est-ce pas une victoire?»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span>
+Ici un laquais annonça d’une voix éclatante
+MM. de Montrésor et d’Entraigues.
+Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les
+fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs
+en profitèrent pour entamer dix
+conversations particulières; on n’y entendait
+guère que des paroles de blâme
+et des reproches de mauvais goût; quelques
+hommes d’esprit, engourdis par la
+routine, s’écriaient qu’ils ne comprenaient
+pas, que c’était au-dessus de leur
+intelligence (ne croyant pas dire si vrai),
+et par cette fausse humilité s’attiraient
+un compliment, et au poëte une injure:
+double avantage. Quelques voix prononcèrent
+même le mot de <i>profanation</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le poëte, interrompu, mit sa tête dans
+ses deux mains et ses coudes sur la
+table pour ne pas entendre tout ce bruit
+de politesses et de critiques. Trois
+hommes seuls se rapprochèrent de lui:
+c’étaient un officier, Poquelin et Corneille;
+celui-ci dit à l’oreille de Milton:
+</p>
+
+<p>
+—Changez de tableau, je vous le
+conseille; vos auditeurs ne sont pas à la
+hauteur de celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span>
+L’officier serra la main du poëte anglais,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous admire de toute la puissance
+de mon âme.
+</p>
+
+<p>
+L’Anglais, étonné, le regarda et vit un
+visage spirituel, passionné et malade.
+</p>
+
+<p>
+Il lui fit un signe de tête, et chercha
+à se recueillir pour continuer. Sa voix
+reprit une expression très douce à l’oreille
+et un accent paisible; il parlait du bonheur
+chaste des deux plus belles créatures;
+il peignit leur majestueuse nudité,
+la candeur et l’autorité de leur regard,
+puis leur marche au milieu des tigres et
+des lions qui se jouaient encore à leurs
+pieds; il dit aussi la pureté de leur prière
+matinale, leurs sourires enchanteurs, les
+folâtres abandons de leur jeunesse et
+l’amour de leurs propos si douloureux
+au prince des démons.
+</p>
+
+<p>
+De douces larmes bien involontaires
+coulaient des yeux de la belle Marion
+de Lorme: la nature avait saisi son
+cœur malgré son esprit; la poésie la remplit
+de pensées graves et religieuses
+dont l’enivrement des plaisirs l’avait toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span>
+détournée, l’idée de l’amour dans
+la vertu lui apparut pour la première
+fois avec toute sa beauté, et elle demeura
+comme frappée d’une baguette magique
+et changée en une pâle et belle statue.
+</p>
+
+<p>
+Corneille, son jeune ami et l’officier
+étaient pleins d’une silencieuse admiration
+qu’ils n’osaient exprimer, car des
+voix assez élevées couvrirent celle du
+poëte surpris.
+</p>
+
+<p>
+—On n’y tient pas! s’écriait des
+Barreaux: c’est d’un fade à faire mal au
+cœur!
+</p>
+
+<p>
+—Et quelle absence de gracieux, de
+galant et de belle flamme! disait froidement
+Scudéry.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas là notre immortel
+d’Urfé! disait Baro le continuateur.
+</p>
+
+<p>
+—Où est l’<i>Ariane</i>? où est l’<i>Astrée</i>?
+s’écriait en gémissant Godeau l’annotateur.
+</p>
+
+<p>
+Toute l’assemblée se soulevait ainsi
+avec d’obligeantes remarques, mais faites
+de manière à n’être entendues du poëte
+que comme un murmure dont le sens
+était incertain pour lui; il comprit pourtant
+<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span>
+qu’il ne produisait pas d’enthousiasme,
+et se recueillit avant de toucher
+une autre corde de sa lyre.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment on annonça le conseiller
+de Thou, qui, saluant modestement, se
+glissa en silence derrière l’auteur, près
+de Corneille, de Poquelin et du jeune
+officier. Milton reprit ses chants.
+</p>
+
+<p>
+Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste
+dans les jardins d’Éden, comme une
+seconde aurore au milieu du jour; secouant
+les plumes de ses ailes divines,
+il remplissait les airs d’une odeur ineffable,
+et venait révéler à l’homme l’histoire
+des cieux; la révolte de Lucifer revêtu
+d’une armure de diamant, élevé sur
+un char brillant comme le soleil, gardé
+par d’étincelants chérubins, et marchant
+contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît
+sur le char vivant du Seigneur, et les
+deux mille tonnerres de sa main droite
+roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit
+épouvantable, l’armée maudite confondue
+sous les immenses décombres du
+ciel démantelé.
+</p>
+
+<p>
+Cette fois on se leva, et tout fut interrompu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span>
+car les scrupules religieux étaient
+venus se liguer avec le faux goût; on
+n’entendait que des exclamations qui
+obligèrent la maîtresse de la maison à
+se lever aussi pour s’efforcer de les
+cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile,
+car il était tout entier absorbé par la
+hauteur de ses pensées; son génie n’avait
+plus rien de commun avec la terre dans
+ce moment; et, quand il rouvrit ses
+yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva
+près de lui quatre admirateurs dont la
+voix se fit mieux entendre que celle de
+l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Corneille lui dit cependant:
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez-moi. Si vous voulez la
+gloire présente, ne l’espérez pas d’un
+aussi bel ouvrage. La poésie pure est
+sentie par bien peu d’âmes; il faut, pour
+le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie
+à l’intérêt presque physique du drame.
+J’avais été tenté de faire un poëme de
+<cite>Polyeucte</cite>; mais je couperai ce sujet:
+j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera
+qu’une tragédie.
+</p>
+
+<p>
+—Que m’importe la gloire du moment!
+<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span>
+répondit Milton; je ne songe point
+au succès: je chante parce que je me
+sens poëte; je vais où l’inspiration
+m’entraîne; ce qu’elle produit est toujours
+bien. Quand on ne devrait lire ces
+vers que cent ans après ma mort, je les
+ferais toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! moi, je les admire avant qu’ils
+ne soient écrits, dit le jeune officier; j’y
+vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image
+innée dans mon cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Qui me parle donc d’une manière
+si affable? dit le poëte.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis René Descartes, reprit doucement
+le militaire.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! monsieur! s’écria de Thou,
+seriez-vous assez heureux pour appartenir
+à l’auteur des <i>Principes</i>?
+</p>
+
+<p>
+—J’en suis l’auteur, dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—Vous, monsieur! mais... cependant...
+pardonnez-moi... mais... n’êtes-vous
+pas homme d’épée? dit le conseiller
+rempli d’étonnement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! monsieur, qu’a de commun la
+pensée avec l’habit du corps? Oui, je
+porte l’épée, et j’étais au siège de La
+<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span>
+Rochelle; j’aime la profession des armes,
+parce qu’elle soutient l’âme dans une
+région d’idées nobles par le sentiment
+continuel du sacrifice de la vie; cependant
+elle n’occupe pas tout un homme;
+on ne peut pas y appliquer ses pensées
+continuellement: la paix les assoupit.
+D’ailleurs on a aussi à craindre de les
+voir interrompues par un coup obscur
+ou un accident ridicule et intempestif;
+et si l’homme est tué au milieu de l’exécution
+de son plan, la postérité conserve
+de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en
+avait conçu un mauvais; et c’est désespérant.
+</p>
+
+<p>
+De Thou sourit de plaisir en entendant
+ce langage simple de l’homme
+supérieur, celui qu’il aimait le mieux
+après le langage du cœur; il serra la
+main du jeune sage de la Touraine, et
+l’entraîna dans un cabinet voisin avec
+Corneille, Milton et Molière, et là ils
+eurent de ces conversations qui font
+regarder comme perdu le temps qui les
+précéda et le temps qui doit les suivre.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span>
+de leurs discours, lorsque le bruit
+de la musique, des guitares et des flûtes,
+qui jouaient des menuets, des sarabandes,
+des allemandes et des danses
+espagnoles que la jeune Reine avait
+mises à la mode, le passage continuel
+des groupes de jeunes femmes et leurs
+éclats de rire, tout annonça qu’un bal
+commençait. Une très jeune et belle
+personne, tenant un grand éventail
+comme un sceptre, et entourée de dix
+jeunes gens, entra dans leur petit salon
+retiré, avec sa cour brillante, qu’elle
+dirigeait comme une reine, et acheva de
+mettre en déroute les studieux causeurs.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, messieurs, dit de Thou: je
+cède la place à mademoiselle de Lenclos
+et à ses mousquetaires.
+</p>
+
+<p>
+—Vraiment, messieurs, dit la jeune
+Ninon, vous faisons-nous peur? vous
+ai-je troublés? vous avez l’air de conspirateurs!
+</p>
+
+<p>
+—Nous le sommes peut-être plus que
+ces messieurs tout en dansant! dit
+Olivier d’Entraigues qui lui donnait la
+main.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span>
+—Oh! votre conjuration est contre
+moi, monsieur le page, répondit Ninon,
+tout en regardant un autre chevau-léger
+et abandonnant à un troisième le bras
+qui lui restait, tandis que les autres
+cherchaient à se placer sur le chemin
+des œillades errantes; car elle promenait
+sur eux ses regards brillants comme
+la flamme légère que l’on voit courir
+sur l’extrémité des flambeaux qu’elle
+allume tour à tour.
+</p>
+
+<p>
+De Thou s’esquiva sans que personne
+songeât à l’arrêter, et descendait le grand
+escalier, lorsqu’il y vit monter le petit
+abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et
+essoufflé, qui l’arrêta brusquement avec
+un air animé et joyeux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! Eh bien! où allez-vous
+donc? laissez aller les étrangers et les
+savants, vous êtes des nôtres. J’arrive
+un peu tard, mais notre belle Aspasie
+me pardonnera. Pourquoi donc vous en
+allez-vous? est-ce que tout est fini?
+</p>
+
+<p>
+—Mais il paraît que oui; puisque
+l’on danse, la lecture est faite.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span>
+—La lecture, oui; mais les serments?
+dit tout bas l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Quels serments? dit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—M. le Grand n’est-il pas venu?
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais le voir; mais je pense
+qu’il n’est pas venu ou qu’il est parti.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, venez avec moi, dit l’étourdi,
+vous êtes des nôtres, parbleu! il
+est impossible que vous n’en soyez pas,
+venez.
+</p>
+
+<p>
+De Thou, n’osant refuser et avoir l’air
+de renier ses amis, même pour des parties
+de plaisirs qui lui déplaisaient, le
+suivit, ouvrit deux cabinets et descendit
+un petit escalier dérobé. A chaque pas
+qu’il faisait, il entendait plus distinctement
+des voix d’hommes assemblés.
+Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu
+s’offrit à ses yeux.
+</p>
+
+<p>
+La chambre où il entrait, éclairée par
+un demi-jour mystérieux, semblait l’asile
+des plus voluptueux rendez-vous;
+on voyait d’un côté un lit doré, chargé
+d’un dais de tapisseries, empanaché de
+plumes, couvert de dentelles et d’ornements;
+tous les meubles, ciselés et dorés,
+<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span>
+étaient d’une soie grisâtre richement
+brodée, des carreaux de velours s’étendaient
+aux pieds de chaque fauteuil sur
+d’épais tapis. De petits miroirs, unis
+l’un à l’autre par des ornements d’argent,
+simulaient une glace entière, perfection
+alors inconnue, et multipliaient
+partout leurs facettes étincelantes. Nul
+bruit extérieur ne pouvait parvenir dans
+ce lieu de délices; mais les gens qu’il rassemblait
+paraissaient bien éloignés des
+pensées qu’il pouvait donner. Une foule
+d’hommes, qu’il reconnut pour des personnages
+de la cour ou des armées, se
+pressaient à l’entrée de cette chambre
+et se répandaient dans un appartement
+voisin qui paraissait plus vaste; attentifs,
+ils dévoraient des yeux le spectacle
+qu’offrait le premier salon. Là dix jeunes
+gens debout et tenant à la main leurs
+épées nues, dont la pointe était baissée
+vers la terre, étaient rangés autour d’une
+table: leurs visages tournés du côté de
+Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient
+de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer
+était seul, devant la cheminée,
+<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span>
+les bras croisés et l’air profondément
+absorbé dans ses réflexions. Debout près
+de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie,
+semblait lui avoir présenté ces
+gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il
+se précipita vers la porte qu’il ouvrait,
+en jetant un regard irrité à Gondi, et
+saisit de Thou par les deux bras en
+l’arrêtant sur le dernier degré:
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous ici? lui dit-il d’une
+voix étouffée, qui vous amène? que me
+voulez-vous? vous êtes perdu si vous
+entrez.
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous vous-même? que
+vois-je dans cette maison?
+</p>
+
+<p>
+—Les conséquences de ce que vous
+savez; retirez-vous, vous dis-je; cet air
+est empoisonné pour tous ceux qui sont
+ici.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est plus temps, on m’a déjà
+vu; que dirait-on si je me retirais? je les
+découragerais, vous seriez perdu.
+</p>
+
+<p>
+Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix
+et précipitamment; au dernier mot, de
+Thou, poussant son ami, entra, et d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span>
+pas ferme traversa l’appartement pour
+aller vers la cheminée.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, profondément blessé, vint
+reprendre sa place, baissa la tête, se recueillit,
+et, relevant bientôt un visage
+plus calme, continua un discours que
+l’entrée de son ami avait interrompu:
+</p>
+
+<p>
+—Soyez donc des nôtres, messieurs;
+mais il n’est plus besoin de tant de
+mystères; souvenez-vous que lorsqu’un
+esprit ferme embrasse une idée, il doit
+la suivre dans toutes ses conséquences.
+Vos courages vont avoir un plus vaste
+champ que celui d’une intrigue de cour.
+Remerciez-moi: en échange d’une conjuration,
+je vous donne une guerre.
+M. de Bouillon est parti pour se mettre
+à la tête de son armée d’Italie; dans
+deux jours, et avant le Roi, je quitte
+Paris pour Perpignan; venez-y tous,
+les Royalistes de l’armée nous y attendent.
+</p>
+
+<p>
+Ici, il jeta autour de lui des regards
+confiants et calmes; il vit des éclairs de
+joie et d’enthousiasme dans tous les
+yeux de ceux qui l’entouraient. Avant
+<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span>
+de laisser gagner son propre cœur par
+la contagieuse émotion qui précède les
+grandes entreprises, il voulut s’assurer
+d’eux encore, et répéta d’un air grave:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, la guerre, messieurs, songez-y,
+une guerre ouverte. La Rochelle et la
+Navarre se préparent au grand réveil de
+leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera
+d’un côté, le frère du Roi viendra
+nous joindre de l’autre: l’homme sera
+entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements
+marcheront à notre arrière-garde, apportant
+leur supplique au Roi, arme
+aussi forte que nos épées; et, après la
+victoire, nous nous jetterons aux pieds
+de Louis XIII, notre maître, pour qu’il
+nous fasse grâce et nous pardonne de
+l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire
+et de hâter sa résolution.
+</p>
+
+<p>
+Ici, regardant autour de lui, il vit
+encore une assurance croissante dans
+les regards et l’attitude de ses complices.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! reprit-il, croisant ses bras et
+contenant encore avec effort sa propre
+émotion, vous ne reculez pas devant cette
+<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span>
+résolution qui paraîtrait une révolte à
+d’autres hommes qu’à vous? Ne pensez-vous
+pas que j’aie abusé des pouvoirs
+que vous m’aviez remis? J’ai porté loin
+les choses; mais il est des temps où les
+rois veulent être servis comme malgré
+eux. Tout est prévu, vous le savez.
+Sedan nous ouvrira ses portes, et nous
+sommes assurés de l’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+Douze mille hommes de vieilles troupes
+entreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune
+place pourtant ne sera livrée à
+l’étranger; elles auront toutes garnison
+française, et seront prises au nom du
+Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vive le Roi! vive l’Union! la nouvelle
+Union, la sainte Ligue! s’écrièrent
+tous les jeunes gens de l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+—Le voici venu, s’écria Cinq-Mars
+avec enthousiasme, le voici, le plus beau
+jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse,
+toujours nommée imprévoyante et légère
+de siècle en siècle! de quoi t’accuse-t-on
+aujourd’hui? Avec un chef de vingt-deux
+ans s’est conçue, mûrie, et va s’exécuter
+la plus vaste, la plus juste, la plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span>
+salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce
+qu’une grande vie, sinon une pensée
+de la jeunesse exécutée par l’âge mûr?
+La jeunesse regarde fixement l’avenir de
+son œil d’aigle, y trace un large plan, y
+jette une pierre fondamentale; et tout
+ce que peut faire notre existence entière,
+c’est d’approcher de ce premier dessein.
+Ah! quand pourraient naître les grands
+projets, sinon lorsque le cœur bat fortement
+dans la poitrine? L’esprit n’y suffirait
+pas, il n’est rien qu’un instrument.
+</p>
+
+<p>
+Une nouvelle explosion de joie suivait
+ces paroles, lorsqu’un vieillard à barbe
+blanche sortit de la foule.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà
+le vieux chevalier de Guise qui va radoter
+et nous refroidir.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le vieillard, serrant la main
+de Cinq-Mars, dit lentement et péniblement,
+après s’être placé près de lui:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon enfant, et vous, mes
+enfants, je vois avec joie que mon vieil
+ami Bassompierre sera délivré par vous,
+et que vous allez venger le comte de
+<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span>
+Soissons et le jeune Montmorency...
+Mais il convient à la jeunesse, tout ardente
+qu’elle est, d’écouter ceux qui ont
+beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mes enfants,
+et je vous dis que vous ne pourrez pas
+prendre cette fois, comme on fit alors, le
+titre de <i>sainte Ligue</i>, <i>sainte Union</i>, de
+<i>Protecteurs de saint Pierre</i> et <i>Piliers de
+l’Église</i>, parce que je vois que vous comptez
+sur l’appui des <i>huguenots</i>; vous ne
+pourrez pas non plus mettre sur votre
+grand sceau de cire verte un trône vide,
+puisqu’il est occupé par un roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vous pouvez dire par deux, interrompit
+Gondi en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Il est pourtant d’une grande importance,
+poursuivit le vieux Guise au milieu
+de ces jeunes gens en tumulte, il est
+pourtant d’une grande importance de
+prendre un nom auquel s’attache le peuple;
+celui de <i>Guerre du bien public</i> a
+été pris autrefois, <i>Princes de la paix</i>
+dernièrement; il faudrait en trouver un...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, la <i>Guerre du Roi</i>, dit Cinq-Mars...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span>
+—Oui, c’est cela! <i>Guerre du Roi</i>, dirent
+Gondi et tous les jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, reprit encore le vieux ligueur,
+il serait essentiel aussi de se faire approuver
+par la Faculté théologique de
+Sorbonne, qui sanctionna autrefois même
+les <i>haut-gourdiers</i> et les <i>sorgueurs</i><a name='FA_9' id='FA_9' href='#FN_9' class='fnanchor'>[9]</a>, et
+remettre en vigueur sa deuxième proposition:
+qu’il est permis au peuple
+de désobéir aux magistrats et de les
+pendre.
+</p>
+
+<p>
+—Hé! chevalier, s’écria Gondi, il ne
+s’agit plus de cela; laissez parler M. le
+Grand; nous ne pensons pas plus à la
+Sorbonne à présent qu’à votre saint
+Jacques Clément.
+</p>
+
+<p>
+On rit, et Cinq-Mars reprit:
+</p>
+
+<p>
+—J’ai voulu, messieurs, ne vous rien
+cacher des projets de <span class='smcap'>Monsieur</span>, de ceux
+du duc de Bouillon et des miens, parce
+qu’il est juste qu’un homme qui joue sa
+vie sache à quel jeu; mais je vous ai
+mis sous les yeux les chances les plus
+malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé
+<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span>
+nos forces, parce qu’il n’est pas un
+de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à
+vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal,
+que j’apprendrai les richesses
+que <span class='smcap'>Monsieur</span> met à notre disposition?
+Est-ce à vous, monsieur d’Aignan, monsieur
+de Mouy, que je dirai combien de
+jeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre
+à vos compagnies de gens
+d’armes et de chevau-légers, pour combattre
+les Cardinalistes? combien en Touraine
+et dans l’Auvergne, où sont les
+terres de la maison d’Effiat, et d’où vont
+sortir deux mille seigneurs avec leurs
+vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je
+redire le zèle et la valeur des cuirassiers
+que vous donnâtes au malheureux
+comte de Soissons, dont la cause était
+la nôtre, et que vous vîtes assassiner au
+milieu de son triomphe par celui qu’il
+avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces
+messieurs la joie du Comte-Duc<a name='FA_10' id='FA_10' href='#FN_10' class='fnanchor'>[10]</a> à la
+nouvelle de nos dispositions, et les
+lettres du Cardinal-Infant au duc de
+<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span>
+Bouillon? Parlerai-je de Paris à l’abbé
+de Gondi, à d’Entraigues, et à vous,
+messieurs, qui voyez tous les jours son
+malheur, son indignation et son besoin
+d’éclater? Tandis que tous les royaumes
+étrangers demandent la paix, que le
+cardinal de Richelieu détruit toujours
+par sa mauvaise foi (comme il l’a fait en
+rompant le traité de Ratisbonne), tous
+les ordres de l’État gémissent de ses
+violences et redoutent cette colossale ambition,
+qui ne tend pas moins qu’au
+trône temporel et même spirituel de la
+France.
+</p>
+
+<p>
+Un murmure approbateur interrompit
+Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on
+entendit le son des instruments à vent
+et le trépignement mesuré du pied des
+danseurs.
+</p>
+
+<p>
+Ce bruit causa un instant de distraction
+et quelques rires dans les plus
+jeunes gens de l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars en profita, et levant les
+yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il,
+<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span>
+amours, musique, danses joyeuses, que
+ne remplissez-vous seuls nos loisirs!
+que n’êtes-vous nos seules ambitions!
+Qu’il nous faut de ressentiments pour
+que nous venions faire entendre nos cris
+d’indignation à travers les éclats de joie,
+nos redoutables confidences dans l’asile
+des entretiens du cœur, et nos serments
+de guerre et de mort au milieu de l’enivrement
+des fêtes de la vie!
+</p>
+
+<p>
+Malheur à celui qui attriste la jeunesse
+d’un peuple! Quand les rides sillonnent
+le front de l’adolescent, on peut dire
+hardiment que le doigt d’un tyran les a
+creusées. Les autres peines du jeune
+âge lui donnent le désespoir, et non la
+consternation. Voyez passer en silence,
+chaque matin, ces étudiants tristes et
+mornes, dont le front est jauni, dont la
+démarche est lente et la voix basse; on
+croirait qu’ils craignent de vivre et de
+faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il
+donc en France? Un homme de trop.
+</p>
+
+<p>
+Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant
+deux années la marche insidieuse et
+profonde de son ambition. Ses étranges
+<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span>
+procédures, ses commissions secrètes,
+ses assassinats juridiques, vous sont
+connus: princes, pairs, maréchaux, tout
+a été écrasé par lui; il n’y a pas une famille
+de France qui ne puisse montrer
+quelque trace douloureuse de son passage.
+S’il nous regarde tous comme
+ennemis de son autorité, c’est qu’il ne
+veut laisser en France que sa maison,
+qui ne tenait, il y a vingt ans, qu’un
+des plus petits fiefs du Poitou.
+</p>
+
+<p>
+Les Parlements humiliés n’ont plus de
+voix; les présidents de Mesmes, de Novion,
+de Bellièvre, vous ont-ils révélé
+leur courageuse mais inutile résistance
+pour condamner à mort le duc de La
+Valette?
+</p>
+
+<p>
+Les présidents et conseils des cours
+souveraines ont été emprisonnés, chassés,
+interdits, chose inouïe! lorsqu’ils
+ont parlé pour le Roi ou pour le public.
+</p>
+
+<p>
+Les premières charges de justice, qui
+les remplit? des hommes infâmes et
+corrompus qui sucent le sang et l’or du
+pays. Paris et les villes maritimes taxées;
+<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span>
+les campagnes ruinées et désolées par
+les soldats, sergents et gardes du scel;
+les paysans réduits à la nourriture et à
+la litière des animaux tués par la peste
+ou la faim, se sauvant en pays étranger:
+tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice.
+Il est vrai que ces dignes agents
+ont fait battre monnaie à l’effigie du
+Cardinal-Duc. Voici de ses pièces
+royales.
+</p>
+
+<p>
+Ici le grand écuyer jeta sur le tapis
+une vingtaine de doublons en or où
+Richelieu était représenté. Un nouveau
+murmure de haine pour le Cardinal s’éleva
+dans la salle.
+</p>
+
+<p>
+—Et croyez-vous le clergé moins avili
+et moins mécontent? Non. Les évêques
+ont été jugés contre les lois de l’État et
+le respect dû à leurs personnes sacrées.
+On a vu des corsaires d’Alger commandés
+par un archevêque. Des gens de
+néant ont été élevés au cardinalat. Le
+ministre même, dévorant les choses les
+plus saintes, s’est fait élire général des
+ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré,
+jetant dans les prisons les religieux qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span>
+lui refusaient leurs voix. Jésuites,
+Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins
+ont été forcés d’élire en France des vicaires
+généraux pour ne plus communiquer
+à Rome avec leurs propres supérieurs,
+parce qu’il veut être patriarche
+en France et chef de l’Église gallicane.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un schismatique, un monstre!
+s’écrièrent plusieurs voix.
+</p>
+
+<p>
+—Sa marche est donc visible, messieurs;
+il est prêt à saisir le pouvoir
+temporel et spirituel; il s’est cantonné,
+peu à peu, contre le Roi même, dans
+les plus fortes places de la France;
+saisi des embouchures des principales
+rivières, des meilleurs ports de l’Océan,
+des salines et de toutes les sûretés du
+royaume; c’est donc le Roi qu’il faut délivrer
+de cette oppression. <i>Le Roi et la
+Paix</i> sera notre cri. Le reste à la Providence.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée
+et de Thou lui-même par ce
+discours. Personne ne l’avait entendu
+jusque-là parler longtemps de suite,
+même dans les conversations familières;
+<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span>
+et jamais il n’avait laissé entrevoir par
+un seul mot la moindre aptitude à connaître
+les affaires publiques; il avait, au
+contraire, affecté une insouciance très
+grande aux yeux même de ceux qu’il
+disposait à servir ses projets, ne leur
+montrant qu’une indignation vertueuse
+contre les violences du ministre, mais
+affectant de ne mettre en avant aucune
+de ses propres idées, pour ne pas faire
+voir son ambition personnelle comme
+but de ses travaux. La confiance qu’on
+lui témoignait reposait sur sa faveur et
+sur sa bravoure. La surprise fut donc
+assez grande pour causer un moment de
+silence; ce silence fut bientôt rompu
+par tous ces transports communs aux
+Français, jeunes ou vieux, lorsqu’on
+leur présente un avenir de combats,
+quel qu’il soit.
+</p>
+
+<p>
+Parmi tous ceux qui vinrent serrer la
+main du jeune chef de parti, l’abbé de
+Gondi bondissait comme un chevreau.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai déjà enrôlé mon régiment!
+cria-t-il, j’ai des hommes superbes!
+</p>
+
+<p>
+Puis, s’adressant à Marion de Lorme:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span>
+—Parbleu, mademoiselle, je veux porter
+vos couleurs: votre ruban gris de lin
+et votre ordre de l’<i>Allumette</i>. La devise
+en est charmante:
+</p>
+
+<p class="small">
+Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
+</p>
+
+<p class="noindent">
+et je voudrais que vous pussiez voir tout
+ce que nous ferons de beau, si par bonheur
+on en vient aux mains.
+</p>
+
+<p>
+La belle Marion, qui l’aimait peu, se
+mit à parler par dessus sa tête à M. de
+Thou, mortification qui exaspérait toujours
+le petit abbé; aussi la quitta-t-il
+brusquement en se redressant et relevant
+dédaigneusement sa moustache.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup un mouvement de silence
+subit se fit dans l’assemblée: un papier
+roulé avait frappé le plafond et était venu
+tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le
+ramassa et le déplia, après avoir regardé
+vivement autour de lui; on chercha en
+vain d’où il pouvait être venu; tous ceux
+qui s’avancèrent n’avaient sur le visage
+que l’expression de l’étonnement et d’une
+grande curiosité.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span>
+—Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
+</p>
+
+<div class="center">
+<div class="block">
+<p class="center noindent">
+A CINQ-MARCS.
+</p>
+
+<p class="center noindent small">
+CENTURIE DE NOSTRADAMUS.
+</p>
+
+<div class="poem small">
+<span class="i0">Quand <i>bonnet rouge</i> passera par la fenêtre<br /></span>
+<span class="i0">A <i>quarante onces</i> on coupera la tête,<br /></span>
+<span class="i4">Et <i>tout</i> finira<a name='FA_11' id='FA_11' href='#FN_11' class='fnanchor'>[11]</a>.</span>
+</div>
+
+</div>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Il y a un traître parmi nous, messieurs,
+ajouta-t-il en jetant ce papier.
+Mais que nous importe? Nous ne sommes
+pas gens à nous effrayer de ces sanglants
+jeux de mots.
+</p>
+
+<p>
+—Il faut le chercher et le jeter par la
+fenêtre! dirent les jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+Cependant l’assemblée avait éprouvé
+une sensation fâcheuse, on ne se parlait
+plus qu’à l’oreille, et chacun regardait
+son voisin avec méfiance. Quelques personnes
+se retirèrent: la réunion s’éclaircit.
+Marion de Lorme ne cessait de dire
+à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui
+seuls devaient être soupçonnés. Malgré
+<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span>
+ses efforts, il régna dans cet instant
+quelque froideur dans la salle. Les premières
+phrases du discours de Cinq-Mars
+laissaient aussi de l’incertitude sur les
+intentions du Roi, et cette franchise intempestive
+avait un peu ébranlé les caractères
+les moins fermes.
+</p>
+
+<p>
+Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi,
+j’ai étudié avec soin les conspirations
+et les assemblées; il y a des choses
+purement mécaniques qu’il faut savoir;
+suivez mon avis ici. Je suis vraiment
+devenu assez fort dans cette partie. Il
+leur faut encore un petit mot, et employez
+l’esprit de contradiction; cela réussit
+toujours en France; vous les réchaufferez
+ainsi. Ayez l’air de ne pas vouloir
+les retenir malgré eux, ils resteront.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Ecuyer trouva la recette
+bonne, et s’avançant vers ceux qu’il savait
+les plus engagés, leur dit:
+</p>
+
+<p>
+—Du reste, messieurs, je ne veux forcer
+personne à me suivre; assez de braves
+nous attendent à Perpignan, et la France
+entière est de notre opinion. Si quelqu’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span>
+veut s’assurer une retraite, qu’il parle;
+nous lui donnerons les moyens de se
+mettre dès à présent en sûreté.
+</p>
+
+<p>
+Nul ne voulut entendre parler de cette
+proposition, et le mouvement qu’elle
+occasionna fit renouveler les serments de
+haine contre le Cardinal-Duc.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars continua pourtant à interroger
+quelques personnes qu’il choisissait
+bien, car il finit par Montrésor qui
+cria qu’il se passerait son épée à travers
+le corps s’il en avait eu la seule pensée,
+et par Gondi, qui, se dressant fièrement
+sur les talons, dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite
+à moi, c’est l’archevêché de Paris
+et l’île Notre-Dame; j’en ferai une place
+assez forte pour qu’on ne m’enlève pas.
+</p>
+
+<p>
+—La vôtre? dit-il à de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—A vos côtés, répondit celui-ci doucement
+en baissant les yeux, ne voulant
+pas même donner de l’importance à sa
+résolution par la fermeté du regard.
+</p>
+
+<p>
+—Vous le voulez? eh bien, j’accepte,
+dit Cinq-Mars; mon sacrifice est plus
+grand que le vôtre en cela.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span>
+Puis, se retournant vers l’assemblée:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit-il, je vois en vous
+les derniers hommes de la France; car,
+après les Montmorency et les Soissons,
+vous seuls osez encore lever une tête
+libre et digne de notre vieille franchise.
+Si Richelieu triomphe, les antiques monuments
+de la monarchie crouleront avec
+nous; la cour régnera seule à la place
+des Parlements, antiques barrières et en
+même temps puissants appuis de l’autorité
+royale; mais soyons vainqueurs, et
+la France nous devra la conservation de
+ses anciennes mœurs et de ses sûretés.
+Du reste, messieurs, il serait fâcheux de
+gâter un bal pour cela; vous entendez
+la musique; ces dames vous attendent;
+allons danser.
+</p>
+
+<p>
+—Le Cardinal payera les violons,
+ajouta Gondi.
+</p>
+
+<p>
+Les jeunes gens applaudirent en riant,
+et tous remontèrent vers la salle de danse
+comme ils auraient été se battre.
+</p>
+
+<h2 id="chap_21">
+CHAPITRE XXI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE CONFESSIONNAL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+C’est pour vous, beauté fatale, que
+je viens dans ce lieu terrible!
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Lewis</span>, <i>le Moine</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+C’était le lendemain de l’assemblée qui
+avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une
+neige épaisse couvrait les toits de Paris,
+et fondait dans ses rues et dans ses
+larges ruisseaux, où elle s’élevait en
+monceaux grisâtres, sillonnés par les
+roues de quelques chariots.
+</p>
+
+<p>
+Il était huit heures du soir et la nuit
+était sombre; la ville du tumulte était silencieuse
+à cause de l’épais tapis que
+l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre
+le bruit des roues sur la pierre,
+et celui des pas du cheval ou de l’homme.
+Dans une rue étroite qui serpente autour
+<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span>
+de la vieille église de Saint-Eustache,
+un homme, enveloppé dans son manteau,
+se promenait lentement, et cherchait à
+distinguer si rien ne paraissait au détour
+de la place; souvent il s’asseyait sur
+l’une des bornes de l’église, se mettant
+à l’abri de la fonte des neiges sous ces
+statues horizontales de saints qui sortent
+du toit de ce temple, et s’allongent presque
+de toute la largeur de la ruelle,
+comme des oiseaux de proie qui, prêts
+à s’abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent
+ce vieillard, ouvrant son manteau,
+frappait ses bras contre sa poitrine en les
+croisant et les étendant rapidement pour
+se réchauffer, ou bien soufflait dans ses
+doigts, que garantissait mal du froid
+une paire de gants de buffle montant
+jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une
+petite ombre qui se détachait sur la neige
+et glissait contre la muraille.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! santa Maria! quels vilains
+pays que ceux du Nord! dit une petite
+voix en tremblant. Ah! le <i>duzé di</i> Mantoue,
+que ze voudrais y être encore,
+mon vieux Grandchamp.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_218' name='Page_218'>[218]</a></span>
+—Allons! Allons! ne parlez pas si
+haut, répondit brusquement le vieux
+domestique; les murs de Paris ont des
+oreilles de cardinal, et surtout les églises.
+Votre maîtresse est-elle entrée? mon
+maître l’attendait à la porte.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, elle est entrée dans l’église.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, dit Grandchamp, le
+son de l’horloge est fêlé, c’est mauvais
+signe.
+</p>
+
+<p>
+—Cette horloge a sonné l’heure d’un
+rendez-vous.
+</p>
+
+<p>
+—Pour moi elle sonne une agonie.
+Mais, taisez-vous, Laura, voici trois
+manteaux qui passent.
+</p>
+
+<p>
+Ils laissèrent passer trois hommes.
+Grandchamp les suivit, s’assura du chemin
+qu’ils prenaient, et revint s’asseoir;
+il soupira profondément.
+</p>
+
+<p>
+—La neige est froide, Laura, et je
+suis vieux. M. le Grand aurait bien pu
+choisir un autre de ses gens pour rester
+en sentinelle comme je fais pendant qu’il
+fait l’amour. C’est bon pour vous de
+porter des poulets et des petits rubans,
+<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span>
+et des portraits et autres fariboles pareilles;
+pour moi, on devrait me traiter
+avec plus de considération, et M. le maréchal
+n’aurait pas fait cela. Les vieux
+domestiques font respecter une maison.
+</p>
+
+<p>
+—Votre maître est-il arrivé depuis
+longtemps, <i lang="es" xml:lang="es">caro amico</i>?
+</p>
+
+<p>
+—Et <i lang="es" xml:lang="es">cara! caro!</i> laissez-moi tranquille.
+Il y avait une heure que nous gelions
+quand vous êtes arrivées toutes
+les deux; j’aurais eu le temps de fumer
+trois pipes turques. Faites votre affaire,
+et allez voir aux autres entrées de l’église
+s’il rôde quelqu’un de suspect;
+puisqu’il n’y a que deux vedettes, il
+faut qu’elles battent le champ.
+</p>
+
+<p>
+—Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Signor Jesu!</i> n’avoir personne
+à qui dire une parole amicale quand il
+fait si froid? Et ma pauvre maîtresse?
+venir à pied depuis l’hôtel de Nevers.
+Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Amore qui regna, amore!</i>
+</p>
+
+<p>
+—Allons? Italienne, fais volte-face,
+te dis-je; que je ne t’entende plus avec
+ta langue de musique.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Jésus! la grosse voix, cher
+Grandchamp? vous étiez bien plus aimable
+<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span>
+à Chaumont, dans la <i>Turena</i>,
+quand vous me parliez de <i>miei occhi</i>
+noirs.
+</p>
+
+<p>
+—Tais-toi, bavarde! encore une fois,
+ton italien n’est bon qu’aux baladins et
+aux danseurs de corde, pour amuser
+les chiens savants.
+</p>
+
+<p>
+—Ah? <i lang="it" xml:lang="it">Italia mia!</i> Grandchamp,
+écoutez-moi, et vous entendrez le langage
+de la Divinité. Si vous étiez un
+galant <i lang="it" xml:lang="it">uomo</i>, comme celui qui a fait ceci
+pour une Laura comme moi...
+</p>
+
+<p>
+Et elle se mit à chanter à demi-voix:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Lieti fiori e felici, e ben nate erbe<br /></span>
+<span class="i0">Che Madona pensanda premer sole;<br /></span>
+<span class="i0">Piagga ch’ascolti su dolci parole<br /></span>
+<span class="i0">E del bel piede alcun vestigio serbe<a name='FA_12' id='FA_12' href='#FN_12' class='fnanchor'>[12]</a>.</span>
+</div>
+
+<p>
+Le vieux soldat était peu accoutumé
+à la voix d’une jeune fille; et, en général,
+lorsqu’une femme lui parlait, le ton
+<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span>
+qu’il prenait en lui répondant était toujours
+flottant entre une politesse gauche
+et la mauvaise humeur. Cependant cette
+fois, en faveur de la chanson italienne,
+il sembla s’attendrir, et retroussa sa
+moustache, ce qui était chez lui un
+signe d’embarras et de détresse; il fit
+entendre même un bruit rauque assez
+semblable au rire, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—C’est assez gentil, mordieu! cela me
+rappelle le siège de Casal; mais tais-toi,
+petite; je n’ai pas encore entendu
+venir l’abbé Quillet, cela m’inquiète; il
+faut qu’il soit arrivé avant nos deux
+jeunes gens, et depuis longtemps...
+</p>
+
+<p>
+Laura, qui avait peur d’être envoyée
+seule sur la place Saint-Eustache, lui
+dit qu’elle était bien sûre que l’abbé
+était entré tout à l’heure et continua:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Ombrose selve, ove percote il sole<br /></span>
+<span class="i0">Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.</span>
+</div>
+
+<p>
+—Hon! dit en grommelant le bonhomme,
+j’ai les pieds dans la neige et
+une gouttière dans l’oreille; j’ai le froid
+sur la tête et la mort dans le cœur, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span>
+tu ne me chantes que des violettes, du
+soleil, des herbes et de l’amour: tais-toi!
+</p>
+
+<p>
+Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive
+du temple, il laissa tomber sa vieille
+tête et ses cheveux blanchis sur ses deux
+mains, pensif et immobile. Laura n’osa
+plus lui parler.
+</p>
+
+<p>
+Mais, pendant que sa femme de chambre
+était allée trouver Grandchamp, la
+jeune et tremblante Marie avait poussé,
+d’une main timide, la porte battante de
+l’église; elle avait rencontré là Cinq-Mars,
+debout, déguisé, et attendant avec
+inquiétude. A peine l’eut-elle reconnu
+qu’elle marcha d’un pas précipité dans
+le temple, tenant son masque de velours
+sur son visage, et courut se réfugier
+dans un confessionnal, tandis qu’Henri
+refermait avec soin la porte de l’église
+qu’elle avait franchie. Il s’assura qu’on
+ne pouvait l’ouvrir du dehors et vint
+après elle s’agenouiller, comme d’habitude,
+dans le lieu de la pénitence. Arrivé
+une heure avant elle, avec son vieux
+valet, il avait trouvé cette porte ouverte,
+<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span>
+signe certain et convenu que l’abbé
+Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa
+place accoutumée. Le soin qu’il avait
+d’empêcher toute surprise le fit rester
+lui-même à garder cette entrée jusqu’à
+l’arrivée de Marie: heureux de voir l’exactitude
+du bon abbé, il ne voulut pourtant
+pas quitter son poste pour l’en
+aller remercier. C’était un second père
+pour lui, à cela près de l’autorité, et il
+agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup
+de cérémonie.
+</p>
+
+<p>
+La vieille paroisse de Saint-Eustache
+était obscure; seulement, avec la lampe
+perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux
+de cire jaune, qui, attachés au-dessus
+des bénitiers, contre les principaux
+piliers, jetaient une lueur rouge sur les
+marbres bleus et noirs de la basilique
+déserte. La lumière pénétrait à peine
+dans les niches enfoncées des ailes du
+pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles,
+et la plus sombre, était ce confessionnal,
+dont une grille de fer assez
+élevée, et doublée de planches épaisses,
+ne laissait apercevoir que le petit dôme
+<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span>
+et la croix de bois. Là, s’agenouillèrent,
+de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de
+Mantoue; ils ne se voyaient qu’à peine,
+et trouvèrent que, selon son usage, l’abbé
+Quillet, assis entre eux, les avait entendus
+depuis longtemps. Ils pouvaient
+entrevoir, à travers les petits grillages,
+l’ombre de son camail. Henri d’Effiat
+s’était approché lentement; il venait
+arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste
+de sa destinée. Ce n’était plus devant
+son Roi qu’il allait paraître, mais devant
+une souveraine plus puissante, devant
+celle pour laquelle il avait entrepris son
+immense ouvrage. Il allait éprouver sa
+foi et tremblait.
+</p>
+
+<p>
+Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée
+fut agenouillée en face de lui; il
+frémit parce qu’il ne put s’empêcher, à
+l’aspect de cet ange, de sentir tout le
+bonheur qu’il pourrait perdre; il n’osa
+parler le premier, et demeura encore un
+instant à contempler sa tête dans
+l’ombre, cette jeune tête sur laquelle
+reposaient toutes ses espérances. Malgré
+son amour, toutes les fois qu’il la voyait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span>
+il ne pouvait se garantir de quelque
+effroi d’avoir tant entrepris pour une
+enfant dont la passion n’était qu’un
+faible reflet de la sienne, et qui n’avait
+peut-être pas apprécié tous les sacrifices
+qu’il avait faits, son caractère ployé
+pour elle aux complaisances d’un courtisan
+condamné aux intrigues et aux
+souffrances de l’ambition, livré aux combinaisons
+profondes, aux criminelles
+méditations, aux sombres et violents
+travaux d’un conspirateur. Jusque-là,
+dans leurs secrètes et chastes entrevues,
+elle avait toujours reçu chaque nouvelle
+de ses progrès dans sa carrière avec les
+transports de plaisir d’un enfant, mais
+sans apprécier la fatigue de chacun de
+ces pas si pesants que l’on fait vers les
+honneurs, et lui demandant toujours
+avec naïveté quand il serait Connétable
+enfin, et quand ils se marieraient,
+comme si elle eût demandé quand il
+viendrait au carrousel, et si le temps
+était serein. Jusque-là, il avait souri de
+ces questions et de cette ignorance,
+pardonnable à dix-huit ans dans une
+<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span>
+jeune fille née sur un trône et accoutumée
+à des grandeurs pour ainsi dire
+naturelles et trouvées autour d’elle en
+venant à la vie; mais à cette heure, il
+fit de plus sérieuses réflexions sur ce
+caractère, et lorsque, sortant presque de
+l’assemblée imposante des conspirateurs,
+représentants de tous les ordres
+du royaume, son oreille où résonnaient
+encore les voix mâles qui avaient juré
+d’entreprendre une vaste guerre, fut
+frappée des premières paroles de celle
+pour qui elle était commencée, il craignit,
+pour la première fois, que cette sorte
+d’innocence ne fût de la légèreté et ne
+s’étendît jusqu’au cœur: il résolut de
+l’approfondir.
+</p>
+
+<p>
+—Dieu! que j’ai peur, Henri! dit-elle
+en entrant dans le confessionnal; vous
+me faites venir sans gardes, sans carrosses;
+je tremble toujours d’être vue de
+mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers.
+Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps
+comme une coupable? La Reine
+n’a pas été contente lorsque je le lui
+ai avoué; si elle m’en parle encore, ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span>
+sera avec son air sévère que vous connaissez,
+et qui me fait toujours pleurer;
+j’ai bien peur.
+</p>
+
+<p>
+Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit
+que par un profond soupir.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
+</p>
+
+<p>
+—Sont-ce bien là toutes vos terreurs!
+dit Cinq-Mars avec amertume.
+</p>
+
+<p>
+—Dois-je en avoir de plus grandes?
+O mon ami! de quel ton, avec quelle
+voix me parlez-vous! êtes-vous fâché
+par ce que je suis venue trop tard?
+</p>
+
+<p>
+—Trop tôt, madame, beaucoup trop
+tôt, pour les choses que vous devez
+entendre, car je vous en vois bien
+éloignée.
+</p>
+
+<p>
+Marie, affligée de l’accent sombre et
+amer de sa voix, se prit à pleurer.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! mon Dieu! qu’ai-je donc
+fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez
+madame et me traitiez si durement?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars,
+mais toujours avec ironie. En
+effet, vous n’êtes pas coupable; mais je
+<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span>
+le suis, je suis seul à l’être; ce n’est pas
+envers vous, mais pour vous.
+</p>
+
+<p>
+—Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous
+ordonné la mort de quelqu’un?
+Oh! non, j’en suis bien sûre, vous êtes
+si bon!
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! dit Cinq-Mars, n’êtes-vous
+pour rien dans mes projets? ai-je mal
+compris votre pensée lorsque vous me
+regardiez chez la Reine? ne sais-je plus
+lire dans vos yeux? le feu qui les animait
+était-ce un grand amour pour
+Richelieu? cette admiration que vous
+promettiez à celui qui oserait tout dire
+au Roi, qu’est-elle devenue? Est-ce un
+mensonge que tout cela?
+</p>
+
+<p>
+Marie fondait en larmes.
+</p>
+
+<p>
+—Vous me parlez toujours d’un air
+contraint, dit-elle: je ne l’ai point mérité.
+Si je ne vous dis rien de cette conjuration
+effrayante, croyez-vous que je l’oublie?
+ne me trouvez-vous pas assez
+malheureuse? avez-vous besoin de voir
+mes pleurs? les voilà. J’en verse assez
+en secret, Henri; croyez que si j’ai évité,
+dans nos dernières entrevues, ce terrible
+<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span>
+sujet, c’était de crainte d’en trop
+apprendre: ai-je une autre pensée que
+celle de vos dangers? ne sais-je pas bien
+que c’est pour moi que vous les courez?
+Hélas! si vous combattez pour moi,
+n’ai-je pas aussi à soutenir des attaques
+non moins cruelles? Plus heureux que
+moi, vous n’avez à combattre que la
+haine, tandis que je lutte contre l’amitié:
+le Cardinal vous opposera des hommes
+et des armes; mais la Reine, la douce
+Anne d’Autriche, n’emploie que de
+tendres conseils, des caresses, et quelquefois
+des larmes.
+</p>
+
+<p>
+—Touchante et invincible contrainte,
+dit Cinq-Mars avec amertume, pour vous
+faire accepter un trône. Je conçois que
+vous ayez besoin de quelques efforts
+contre de telles séductions; mais avant,
+madame, il importe de vous délier de
+vos serments.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! grand Dieu? qu’y a-t-il
+contre nous?
+</p>
+
+<p>
+—Il y a Dieu sur nous, et contre nous,
+reprit Henri d’une voix sévère; le Roi
+m’a trompé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span>
+L’abbé s’agita dans le confessionnal.
+Marie s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ce que je pressentais; voilà le
+malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi
+qui l’ai causé?
+</p>
+
+<p>
+—Il m’a trompé en me serrant la
+main, poursuivit Cinq-Mars; il m’a
+trahi par le vil Joseph qu’on m’offre de
+poignarder.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé fit un mouvement d’horreur
+qui ouvrit à demi la porte du confessionnal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon père, ne craignez rien,
+continua Henri d’Effiat; votre élève ne
+frappera jamais de tels coups. Ils s’entendront
+de loin, ceux que je prépare,
+et le grand jour les éclairera; mais il
+me reste un devoir à remplir, un devoir
+sacré: voyez votre enfant s’immoler devant
+vous. Hélas! je n’ai pas vécu longtemps
+pour le bonheur: je viens le détruire
+peut-être, par votre main, la
+même qui l’avait consacré.
+</p>
+
+<p>
+Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger
+grillage qui le séparait de son vieux
+gouverneur; celui-ci, gardant toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span>
+un silence surprenant, avança le camail
+sur son front.
+</p>
+
+<p>
+—Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix
+moins ferme, rendez cet anneau nuptial
+à la duchesse de Mantoue; je ne puis
+le garder qu’elle ne me le donne une
+seconde fois, car je ne suis plus le
+même qu’elle promit d’épouser.
+</p>
+
+<p>
+Le prêtre saisit brusquement la bague
+et la passa au travers des losanges du
+grillage opposé; cette marque d’indifférence
+étonna Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous
+aussi changé?
+</p>
+
+<p>
+Cependant Marie ne pleurait plus;
+mais élevant sa voix angélique qui
+éveilla un faible écho le long des ogives
+du temple, comme le plus doux soupir
+de l’orgue, elle dit:
+</p>
+
+<p>
+—O mon ami! ne soyez plus en colère,
+je ne vous comprends pas; pouvons-nous
+rompre ce que Dieu vient
+d’unir, et pourrais-je vous quitter quand
+je vous sais malheureux! Si le Roi ne
+vous aime plus, du moins vous êtes
+assuré qu’il ne viendra pas vous faire
+<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span>
+du mal, puisqu’il n’en a pas fait au
+Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous
+croyez-vous perdu parce qu’il n’aura pas
+voulu peut-être se séparer de son vieux
+serviteur? Eh bien, attendons le retour
+de son amitié; oubliez ces conspirateurs
+qui m’effrayent. S’ils n’ont plus d’espoir,
+j’en remercie Dieu, je ne tremblerai
+plus pour vous. Qu’avez-vous donc, mon
+ami, et pourquoi nous affliger inutilement?
+La Reine nous aime, et nous
+sommes tous deux bien jeunes, attendons.
+L’avenir est beau, puisque nous
+sommes unis et sûrs de nous-mêmes.
+Racontez-moi ce que le Roi vous disait
+à Chambord. Je vous ai suivi longtemps
+des yeux. Dieu! que cette partie de
+chasse fut triste pour moi!
+</p>
+
+<p>
+—Il m’a trahi! vous dis-je, répondit
+Cinq-Mars; et qui l’aurait pu croire
+lorsque vous l’avez vu nous serrant la
+main, passant de son frère à moi et au
+duc de Bouillon, qu’il se faisait instruire
+des moindres détails de la conjuration,
+du jour même où l’on arrêterait
+Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span>
+exil (car ils voulaient sa mort; mais le
+souvenir de mon père me fit demander
+sa vie). Le Roi disait que lui-même dirigerait
+tout à Perpignan; et cependant
+Joseph, cet impur espion, sortait du
+cabinet des Lys! O Marie! vous l’avouerai-je?
+au moment où je l’ai appris,
+mon âme a été bouleversée; j’ai douté
+de tout, et il m’a semblé que le centre
+du monde chancelait en voyant la vérité
+quitter le cœur d’un roi. Je voyais s’écrouler
+tout notre édifice: une heure
+encore, et la conjuration s’évanouissait;
+je vous perdais pour toujours; un
+moyen me restait, je l’ai employé.
+</p>
+
+<p>
+—Lequel? dit Marie.
+</p>
+
+<p>
+—Le traité d’Espagne était dans ma
+main, je l’ai signé.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! déchirez-le.
+</p>
+
+<p>
+—Il est parti.
+</p>
+
+<p>
+—Qui le porte?
+</p>
+
+<p>
+—Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Rappelez-le.
+</p>
+
+<p>
+—Il doit avoir déjà dépassé les défilés
+d’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant
+debout. Tout est prêt à Madrid; tout à
+<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span>
+Sedan; des armées m’attendent, Marie;
+des armées! et Richelieu est au milieu
+d’elles! Il chancelle, il ne faut plus
+qu’un seul coup pour le renverser, et
+vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars
+triomphant!
+</p>
+
+<p>
+—A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, oui, rebelle, mais non
+plus favori! Rebelle, criminel, digne de
+l’échafaud, je le sais! s’écria ce jeune
+homme passionné en retombant à genoux;
+mais rebelle par amour, rebelle
+pour vous, que mon épée va conquérir
+enfin tout entière.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! l’épée que l’on trempe dans
+le sang des siens n’est-elle pas un
+poignard?
+</p>
+
+<p>
+—Arrêtez, par pitié, Marie! Que des
+rois m’abandonnent, que des guerriers
+me délaissent, j’en serai plus ferme encore:
+mais je serai vaincu par un mot
+de vous, et encore une fois le temps de
+réfléchir est passé pour moi; oui, je
+suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à
+me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi,
+<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span>
+Marie, reprenez cet anneau.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne le puis, dit-elle, car je suis
+votre femme, quel que vous soyez.
+</p>
+
+<p>
+—Vous l’entendez, mon père, dit
+Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez
+cette seconde union, c’est celle
+du dévouement, plus belle encore que
+celle de l’amour. Qu’elle soit à moi tant
+que je vivrai!
+</p>
+
+<p>
+Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte
+du confessionnal, sortit brusquement,
+et fut hors de l’église avant que Cinq-Mars
+eût le temps de se lever pour le
+suivre.
+</p>
+
+<p>
+—Où allez-vous? qu’avez-vous? s’écria-t-il.
+</p>
+
+<p>
+Mais personne ne paraissait et ne se
+faisait entendre.
+</p>
+
+<p>
+—Ne criez pas, au nom du ciel! dit
+Marie, ou je suis perdue! il a sans
+doute entendu quelqu’un dans l’église.
+</p>
+
+<p>
+Mais troublé et sans lui répondre,
+d’Effiat, s’élançant sous les arcades et
+cherchant en vain son gouverneur, courut
+à une porte qu’il trouva fermée;
+tirant son épée, il fit le tour de l’église
+<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span>
+et, arrivant à l’entrée que devait garder
+Grandchamp, il l’appela et écouta.
+</p>
+
+<p>
+—Lâchez-le à présent, dit une voix au
+coin de la rue.
+</p>
+
+<p>
+Et des chevaux partirent au galop.
+</p>
+
+<p>
+—Grandchamp, répondras-tu? cria
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—A mon secours, Henri, mon cher
+enfant! répondit la voix de l’abbé Quillet.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! d’où venez-vous donc? Vous
+m’exposez! dit le Grand-Écuyer s’approchant
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur,
+sans chapeau, sous la neige
+qui tombait, n’était pas en état de lui
+répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il,
+les scélérats! les assassins! ils m’ont
+empêché d’appeler, ils m’ont serré les
+lèvres avec un mouchoir!
+</p>
+
+<p>
+A ce bruit Grandchamp survint enfin,
+se frottant les yeux comme un homme
+qui se réveille. Laura, épouvantée, courut
+dans l’église près de sa maîtresse; tous
+rentrèrent précipitamment pour rassurer
+Marie, et entourèrent le vieil abbé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span>
+—Les scélérats! ils m’ont attaché les
+mains comme vous voyez, ils étaient plus
+de vingt; ils m’ont pris la clef de cette
+porte de l’église.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! tout à l’heure? dit Cinq-Mars;
+et pourquoi nous quittiez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Vous quitter! Il y a plus de deux
+heures qu’ils me tiennent.
+</p>
+
+<p>
+—Deux heures! s’écria Henri effrayé.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! malheureux vieillard que je
+suis! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant
+le danger de mon maître! c’est la
+première fois!
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’étiez donc pas avec nous
+dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars
+avec anxiété, tandis que Marie
+tremblante se pressait contre son bras.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! dit l’abbé, n’avez-vous
+pas vu le scélérat à qui ils ont donné
+ma clef?
+</p>
+
+<p>
+—Non! qui? dirent-ils tous à la fois.
+</p>
+
+<p>
+—Le père Joseph! répondit le bon
+prêtre.
+</p>
+
+<p>
+—Fuyez! vous êtes perdu! s’écria
+Marie.
+</p>
+
+<h2 id="chap_22">
+CHAPITRE XXII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ORAGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i6">Blow, blow, thou winter wind<br /></span>
+<span class="i6">Thou art not so unkind<br /></span>
+<span class="i6">As man’s ingratitude:<br /></span>
+<span class="i6">Thy touth is not so keen,<br /></span>
+<span class="i4">Because thou art not seen<br /></span>
+<span class="i4">Altho thy breath be rude.<br /></span>
+<span class="i0">Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,<br /></span>
+<span class="i0">Most friendship is feigning; most loving mere folly.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Shakspeare.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i6">Souffle, souffle, vent d’hiver:<br /></span>
+<span class="i8">Tu n’es pas si cruel<br /></span>
+<span class="i6">Que l’ingratitude de l’homme;<br /></span>
+<span class="i6">Ta dent n’est pas si pénétrante,<br /></span>
+<span class="i8">Car tu es invisible,<br /></span>
+<span class="i6">Quoique ton souffle soit rude.<br /></span>
+<span class="i0">Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.<br /></span>
+<span class="i0">La plupart des amis sont faux, les amants fous.</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Au milieu de cette longue et superbe
+chaîne des Pyrénées qui forme l’isthme
+crénelé de la Péninsule au centre de
+ces pyramides bleues chargées de neige,
+de forêts et de gazons, s’ouvre un étroit
+<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span>
+défilé, un sentier taillé dans le lit desséché
+d’un torrent perpendiculaire; il
+circule parmi les rocs, se glisse sous
+les ponts de neige épaissie, serpente au
+bord des précipices inondés, pour escalader
+les montagnes voisines d’Urdoz et
+d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos
+inégal, laboure leur cime nébuleuse;
+pays nouveau qui a encore ses monts et
+ses profondeurs, tourne à droite, quitte
+la France et descend en Espagne. Jamais
+le fer relevé de la mule n’a laissé sa
+trace dans ses détours; l’homme peut
+à peine s’y tenir debout; il lui faut la
+chaussure de corde qui ne peut pas
+glisser, et le trèfle du bâton ferré qui
+s’enfonce dans les fentes des rochers.
+</p>
+
+<p>
+Dans les beaux mois de l’été, le <i>pastour</i>,
+vêtu de sa cape brune, et le bélier
+noir à la longue barbe, y conduisent des
+troupeaux dont la laine tombante balaye
+le gazon. On n’entend plus dans ces lieux
+escarpés que le bruit des grosses clochettes
+que portent les moutons, et
+dont les tintements inégaux produisent
+des accords imprévus, des gammes fortuites,
+<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span>
+qui étonnent le voyageur et réjouissent
+leur berger sauvage et silencieux.
+Mais, lorsque vient le long mois
+de septembre, un linceul de neige se
+déroule de la cime des monts jusqu’à
+leur base, et ne respecte que ce sentier
+profondément creusé, quelques gorges
+ouvertes par les torrents, et quelques
+rocs de granit qui allongent leur forme
+bizarre comme les ossements d’un monde
+enseveli.
+</p>
+
+<p>
+C’est alors qu’on voit accourir de
+légers troupeaux d’isards qui, renversant
+sur leur dos leurs cornes recourbées,
+s’élancent de rocher en rocher, comme si
+le vent les faisait bondir devant lui, et
+prennent possession de leur désert aérien;
+des volées de corbeaux et de corneilles
+tournent sans cesse dans les gouffres et
+les puits naturels, qu’elles transforment
+en ténébreux colombiers, tandis que
+l’ours brun, suivi de sa famille velue
+qui se joue et se roule autour de lui sur
+la neige, descend avec lenteur de sa retraite
+envahie par les frimas. Mais ce ne
+sont là ni les plus sauvages ni les plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span>
+cruels habitants que ramène l’hiver dans
+ces montagnes; le contrebandier rassuré
+se hasarde jusqu’à se construire une
+demeure de bois sur la barrière même
+de la nature et de la politique; là des
+traités inconnus, des échanges occultes,
+se font entre les deux Navarres, au
+milieu des brouillards et des vents.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut dans cet étroit sentier, sur le
+<i>versant</i> de la France, qu’environ deux mois
+après les scènes que nous avons vues se
+passer à Paris, deux voyageurs venant
+d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués
+et pleins d’épouvante. On entendait des
+coups de fusil dans la montagne.
+</p>
+
+<p>
+—Les coquins! comme ils nous ont
+poursuivis! dit l’un d’eux; je n’en puis
+plus! sans vous j’étais pris.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous le serez encore, ainsi que
+ce damné papier, si vous perdez votre
+temps en paroles; voilà un second coup
+de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle;
+ils nous croient partis par la
+côte du Limaçon; mais, en bas, ils
+s’apercevront du contraire. Descendez.
+<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span>
+C’est une ronde, sans doute, qui chasse
+les contrebandiers. Descendez!
+</p>
+
+<p>
+—Eh! comment? je n’y vois pas.
+</p>
+
+<p>
+—Descendez toujours, et prenez-moi
+le bras.
+</p>
+
+<p>
+—Soutenez-moi; je glisse avec mes
+bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant
+aux pointes du roc pour s’assurer
+de la solidité du terrain avant d’y
+poser le pied.
+</p>
+
+<p>
+—Allez donc, allez donc! lui dit
+l’autre en le poussant; voilà un de ces
+drôles qui passe sur notre tête.
+</p>
+
+<p>
+En effet, l’ombre d’un homme armé
+d’un long fusil se dessina sur la neige.
+Les deux aventuriers se tinrent immobiles.
+Il passa; ils continuèrent à descendre.
+</p>
+
+<p>
+—Ils nous prendront! dit celui qui
+soutenait l’autre, nous sommes tournés.
+Donnez-moi votre diable de parchemin;
+je porte l’habit des contrebandiers, et je
+me ferai passer pour tel en cherchant
+asile chez eux; mais vous n’auriez pas
+de ressource avec votre habit galonné.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison, dit son compagnon
+<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span>
+en s’arrêtant sur une pointe de
+roc.
+</p>
+
+<p>
+Et, restant suspendu au milieu de la
+pente, il lui donna un rouleau de bois
+creux.
+</p>
+
+<p>
+Un coup de fusil partit, et une balle
+vint s’enterrer en sifflant et en frissonnant
+dans la neige à leurs pieds.
+</p>
+
+<p>
+—Averti! dit le premier. Roulez en
+bas; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez
+la route. A gauche du Gave est
+Sainte-Marie; mais tournez à droite,
+traversez Oloron, et vous êtes sur le
+chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez.
+</p>
+
+<p>
+En parlant, il poussa son camarade,
+et, sans daigner le regarder, ne voulant
+ni monter ni descendre, se mit à suivre
+horizontalement le front du mont, en
+s’accrochant aux pierres, aux branches,
+aux plantes même, avec une adresse de
+chat sauvage, et bientôt se trouva sur
+un tertre solide, devant une petite case
+de planches à jour, à travers lesquelles
+on voyait une lumière. L’aventurier
+tourna tout autour comme un loup
+affamé autour d’un parc, et, appliquant
+<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span>
+son œil à l’une des ouvertures, vit des
+choses qui le décidèrent apparemment,
+car, sans hésiter, il poussa la porte
+chancelante que ne fermait pas même
+un faible loquet. La case entière s’ébranla
+au coup de poing qu’il avait donné;
+il vit alors qu’elle était divisée en deux
+cellules par une cloison. Un grand flambeau
+de cire jaune éclairait la première;
+là, une jeune fille, pâle et d’une effroyable
+maigreur, était accroupie dans un
+coin sur la terre humide où coulait la
+neige fondue sous les planches de la
+chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et
+couverts de poussière, mais très longs,
+tombaient en désordre sur son vêtement
+de bure brune; le capuchon rouge des
+Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules;
+elle baissait les yeux et filait une petite
+quenouille attachée à sa ceinture. L’entrée
+d’un homme ne la troubla pas.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! la <i>moza</i><a name='FA_13' id='FA_13' href='#FN_13' class='fnanchor'>[13]</a>, lève-toi et donne-moi
+à boire; je suis las et j’ai soif.
+</p>
+
+<p>
+La jeune fille ne répondit pas, et, sans
+<span class='pagenum'><a id='Page_245' name='Page_245'>[245]</a></span>
+lever les yeux, continua de filer avec
+application.
+</p>
+
+<p>
+—Entends-tu? dit l’étranger la poussant
+avec le pied; va dire au patron, que
+j’ai vu là, qu’un ami vient le voir, et
+donne-moi à boire avant. Je coucherai
+ici.
+</p>
+
+<p>
+Elle répondit d’une voix enrouée en
+filant toujours:
+</p>
+
+<p>
+—Je bois la neige qui fond sur le
+rocher, ou l’écume verte qui nage sur
+l’eau des marais; mais, quand j’ai bien
+filé, on me donne l’eau de la source de
+fer.
+</p>
+
+<p>
+Quand je dors, le lézard froid passe
+sur mon visage; mais lorsque j’ai bien
+lavé une mule, on jette le foin; le foin
+est chaud; le foin est bon et chaud; je
+le mets sur mes pieds de marbre.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle histoire me fais-tu là? dit
+Jacques; je ne parle pas de toi.
+</p>
+
+<p>
+Elle poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—On me fait tenir un homme pendant
+qu’on le tue. Oh! que j’ai eu du
+sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne
+si cela se peut. Ils m’ont fait tenir
+<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span>
+sa tête et le baquet rempli d’une eau
+rouge. O ciel! moi qui étais l’épouse de
+Dieu! on jette leurs corps dans l’abîme
+de neige; mais le vautour les trouve; il
+tapisse son nid avec leurs cheveux. Je
+te vois à présent plein de vie, je te
+verrai sanglant, pâle et mort.
+</p>
+
+<p>
+L’aventurier, haussant les épaules, se
+mit à siffler en entrant, et poussa la
+seconde porte; il trouva l’homme qu’il
+avait vu par les fentes de la cabane: il
+portait le <i>berret</i><a name='FA_14' id='FA_14' href='#FN_14' class='fnanchor'>[14]</a> bleu des Basques sur
+l’oreille, et, couvert d’un ample manteau,
+assis sur un bât de mulet, courbé
+sur un large brasier de fonte, fumait un
+cigare et vidait une outre placée à son
+côté. La lueur de la braise éclairait son
+visage gras et jaune, ainsi que la chambre
+où étaient rangées des selles de mulet
+autour du <i>brasero</i> comme des sièges. Il
+souleva la tête sans se déranger.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est toi, Jacques? dit-il,
+c’est bien toi? Quoiqu’il y ait quatre ans
+que je ne t’ai vu, je te reconnais, tu
+<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span>
+n’es pas changé, brigand; c’est toujours
+ta grande face de vaurien. Mets-toi là et
+buvons un coup.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, me voilà encore ici; mais comment
+diable y es-tu, toi? Je te croyais
+juge, Houmain!
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, donc, je te croyais bien
+capitaine espagnol, Jacques!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je l’ai été quelque temps, c’est
+vrai, et puis prisonnier; mais je m’en
+suis tiré assez joliment, et j’ai repris
+l’ancien état, l’état libre, la bonne vieille
+contrebande.
+</p>
+
+<p>
+—Viva! viva! <i>jaleo!</i> s’écria Houmain;
+nous autres braves, nous sommes bons
+à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours
+passé par les autres <i>ports</i><a name='FA_15' id='FA_15' href='#FN_15' class='fnanchor'>[15]</a>? car je
+ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le
+métier.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, j’ai passé par où tu ne
+passeras pas, va! dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’apportes-tu?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span>
+—Une marchandise inconnue; mes
+mules viendront demain.
+</p>
+
+<p>
+—Sont-ce les ceintures de soie, les
+cigares ou la laine?
+</p>
+
+<p>
+—Tu le sauras plus tard, amigo, dit
+le spadassin; donne-moi l’outre, j’ai
+soif.
+</p>
+
+<p>
+—Tiens, bois, c’est du vrai valdepenas!...
+Nous sommes si heureux ici, nous
+autres bandoleros! Ai! <i>jaleo! jaleo<a name='FA_16' id='FA_16' href='#FN_16' class='fnanchor'>[16]</a>!</i>
+bois donc, les amis vont venir.
+</p>
+
+<p>
+—Quels amis? dit Jacques laissant
+retomber l’outre.
+</p>
+
+<p>
+—Ne t’inquiète pas, bois toujours; je
+vais te conter ça, et puis nous chanterons
+la Tirana<a name='FA_17' id='FA_17' href='#FN_17' class='fnanchor'>[17]</a> andalouse!
+</p>
+
+<p>
+L’aventurier prit l’outre et fit semblant
+de boire tranquillement.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle est donc cette grande diablesse
+que j’ai vue à ta porte? reprit-il;
+elle a l’air à moitié morte.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span>
+—Non, non; elle n’est que folle; bois
+toujours, je te conterai ça.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant à sa ceinture rouge le long
+poignard dentelé de chaque côté en
+manière de scie, Houmain s’en servit
+pour retourner et enflammer la braise,
+et dit d’un air grave:
+</p>
+
+<p>
+—Tu sauras d’abord, si tu ne le sais
+pas, que là-bas (il montrait le côté de la
+France) ce vieux loup de Richelieu les
+mène tambour battant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Oui; on l’appelle le <i>roi du Roi</i>. Tu
+sais? Cependant il y a un petit jeune
+homme qui est à peu près aussi fort
+que lui, et qu’on appelle M. le Grand.
+Ce petit bonhomme commande presque
+toute l’armée de Perpignan dans ce
+moment-ci, et il est arrivé il y a un
+mois; mais le vieux est toujours à Narbonne,
+et il est bien fin. Pour le Roi, il
+est tantôt comme ci, tantôt comme çà
+(en parlant, Houmain retournait sa main
+sur le dos et du côté de la paume); oui,
+entre le zist et le zest. Mais en attendant
+qu’il se décide, moi je suis pour le zist,
+<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span>
+c’est à dire Cardinaliste, et j’ai toujours
+fait les affaires de monseigneur, depuis
+la première qu’il me donna il y a bientôt
+trois ans. Je vais te la conter.
+</p>
+
+<p>
+Il avait besoin de gens de caractère
+et d’esprit pour une petite expédition,
+et me fit chercher pour être lieutenant
+criminel.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est un joli poste, on me
+l’a dit.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, c’est un trafic comme le nôtre,
+où l’on vend la corde au lieu du fil; c’est
+moins honnête, car on tue plus souvent,
+mais aussi c’est plus solide: chaque
+chose a son prix.
+</p>
+
+<p>
+—C’est juste, dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Me voilà donc en robe rouge; je servis
+à en donner une jaune en soufre à un
+grand beau garçon qui était curé à Loudun,
+et qui était dans un couvent de
+nonnes comme un loup dans la bergerie:
+aussi il lui en cuisit.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! c’est fort drôle! s’écria
+Jacques en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, continua Houmain.
+Oui, je t’assure, Jago, que je l’ai vu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span>
+après l’affaire, réduit en petits tas noirs
+comme ce charbon, tiens, ce charbon-là
+au bout de mon poignard. Ce que c’est
+que de nous! voilà comme nous serons
+chez le diable.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit
+l’autre très gravement; vous savez bien
+que moi j’ai de la religion.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je ne dis pas non: cela peut
+être, reprit Houmain du même ton. Richelieu
+est bien cardinal! mais, enfin,
+n’importe. Tu sauras que, comme j’étais
+rapporteur, cela me rapporta...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! de l’esprit, coquin!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, toujours un peu! Je dis donc
+que cela me rapporta cinq cents piastres;
+car Armand Duplessis paye bien son
+monde; il n’y a rien à dire, si ce n’est
+que l’argent n’est pas à lui; mais nous
+faisons tous comme cela. Alors, ma foi,
+j’ai voulu placer cet argent dans notre
+ancien négoce; je suis revenu ici. Le
+métier va bien, heureusement: il y a
+peine de mort contre nous, et la marchandise
+renchérit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span>
+—Qu’est-ce que je vois là? s’écria
+Jacques; un éclair dans ce mois-ci!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, les orages vont commencer:
+il y en a déjà eu deux. Nous sommes
+dans le nuage; entends-tu les roulements?
+Mais ce n’est rien; va, bois toujours.
+Il est une heure du matin à peu
+près, nous achèverons l’outre et la nuit
+ensemble. Je te disais donc que je fis
+connaissance avec notre président, un
+grand drôle nommé Laubardemont. Je
+ne sais pas si tu le connais.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, un peu, dit Jacques; c’est
+un fier avare; mais c’est égal, parle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, comme nous n’avions rien
+de caché l’un pour l’autre, je lui dis
+mes petits projets de commerce, et lui
+recommandai, quand l’occasion des
+bonnes affaires se présenterait, de penser
+à son camarade du tribunal. Il n’y a
+pas manqué, je n’ai pas à me plaindre.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Jacques. Et qu’a-t-il
+fait?
+</p>
+
+<p>
+—D’abord il y a deux ans qu’il m’a
+amené lui-même, en croupe, sa nièce,
+que tu as vue à la porte.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span>
+—Sa nièce! dit Jacques en se levant,
+et tu la traites comme une esclave!
+<i>Demonio!</i>
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, continua Houmain
+en attisant doucement la braise avec son
+poignard; c’est lui-même qui l’a désiré.
+Rassieds-toi.
+</p>
+
+<p>
+Jacques se rassit.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, poursuivit le contrebandier,
+qu’il n’aurait pas même été fâché
+de la savoir... tu m’entends. Il aurait
+mieux aimé la savoir sous la neige que
+dessus, mais il ne voulait pas l’y mettre
+lui-même, parce qu’il est bon parent,
+comme il le dit.
+</p>
+
+<p>
+—Et comme je le sais, dit le nouveau
+venu, mais va...
+</p>
+
+<p>
+—On conçoit qu’un homme comme
+lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir
+une nièce folle chez lui. C’est tout
+simple. Si j’avais continué aussi mon
+rôle d’homme de robe, j’en aurais fait
+autant en pareil cas. Mais ici nous ne
+représentons pas, comme tu vois, et je
+<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span>
+l’ai prise pour <i>criada</i><a name='FA_18' id='FA_18' href='#FN_18' class='fnanchor'>[18]</a>: elle a montré
+plus de bon sens que je n’aurais cru,
+quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un
+seul mot, et qu’elle ait fait la délicate
+d’abord. A présent, elle brosse un mulet
+comme un garçon. Elle a un peu de
+fièvre depuis quelques jours cependant;
+mais ça finira de manière ou d’autre.
+Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont
+qu’elle vit encore: il croirait que c’est
+par économie que je l’ai gardée pour
+servante.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! est-ce qu’il est ici? s’écria
+Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, reprit le flegmatique
+Houmain, qui donnait lui-même un
+grand exemple de cette leçon, sa phrase
+favorite, et commençait à fermer à demi
+les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu,
+la seconde affaire que j’ai avec ce petit
+bon Lombard dimon, démon, des monts,
+comme tu voudras. Je l’aime comme
+mes yeux, et je veux que nous buvions
+à sa santé ce petit vin de Jurançon que
+<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span>
+voici; c’est le vin d’un luron, du feu roi
+Henri. Que nous sommes heureux ici!
+L’Espagne dans la main droite, la France
+dans la gauche, entre l’outre et la bouteille!
+La bouteille! j’ai quitté tout pour
+elle!
+</p>
+
+<p>
+Et il fit sauter le goulot d’une bouteille
+de vin blanc. Après en avoir pris
+des longues gorgées, il continua, tandis
+que l’étranger le dévorait des yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il est ici, et il doit avoir froid
+aux pieds, car il court la montagne depuis
+la fin du jour avec des gardes à lui
+et nos camarades, tu sais, nos <i lang="es" xml:lang="es">bandoleros</i>,
+les vrais <i lang="es" xml:lang="es">contrabandistas</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi courent-ils? dit
+Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! voilà le plaisant de l’affaire!
+dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux
+coquins qui veulent apporter ici soixante
+mille soldats espagnols en papier dans
+leur poche. Tu ne comprends pas peut-être
+à demi-mot, croquant! hein! eh
+bien, c’est pourtant comme je te dis,
+dans leur propre poche!
+</p>
+
+<p>
+—Si, si, je comprends! dit Jacques
+<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span>
+en tâtant son poignard dans sa ceinture
+et regardant la porte.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, enfant du diable, chantons
+la Tirana; prends ta bouteille, jette ton
+cigare, et chante.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots l’hôte, chancelant, se mit
+à chanter en espagnol, entrecoupant ses
+chants de rasades qu’il jetait dans son
+gosier en se renversant, tandis que
+Jacques, toujours assis, le regardait d’un
+œil sombre à la lueur du brasier, et méditait
+ce qu’il allait faire.
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de
+ rien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur
+ moi-même, et on me respecte<a name='FA_19' id='FA_19' href='#FN_19' class='fnanchor'>[19]</a>.<br /></span>
+<span class="i0"><i>Ai, ai, ai, jaleo!</i> Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir?</span>
+</div>
+
+<p>
+La lueur d’un éclair entra par une
+petite lucarne, et remplit la chambre
+d’une odeur de soufre; une effroyable
+<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span>
+détonation le suivit de près: la cabane
+trembla, et une poutre tomba en dehors.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! eh! la maison! s’écria le buveur;
+le diable est chez nous! les amis
+ne viennent donc pas?
+</p>
+
+<p>
+—Chantons, dit Jacques en rapprochant
+le bât sur lequel il était assis de
+celui de Houmain.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0"><i>Jaleo! jaleo!</i> mon cheval est fatigué! et moi je marche en courant près de lui.<br /></span>
+<span class="i2">Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s’élève dans la montagne.<br /></span>
+<span class="i2">Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce danger.<br /></span>
+<span class="i2"><span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le chanfrein blanc!<br /></span>
+<span class="i2">Jeunes filles, <i>jaleo!</i> jeunes filles, achetez-moi du fil noir<a name='FA_20' id='FA_20' href='#FN_20' class='fnanchor'>[20]</a>!</span>
+</div>
+
+<p>
+En achevant, il sentit son siège vaciller,
+et tomba à la renverse; Jacques,
+après s’en être débarrassé ainsi, s’élançait
+vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et son
+visage se heurta contre la figure pâle et
+glacée de la folle. Il recula.
+</p>
+
+<p>
+—Le juge! dit-elle en entrant.
+</p>
+
+<p>
+Et elle tomba étendue sur la terre
+froide.
+</p>
+
+<p>
+Jacques avait déjà passé un pied par-dessus
+elle; mais une autre figure apparut,
+livide et surprise, celle d’un homme de
+grande taille, couvert d’un manteau
+ruisselant de neige. Il recula encore, et
+rit d’horreur et de rage. C’était Laubardemont
+<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span>
+suivi d’hommes armés; ils se
+regardèrent.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin!
+dit Houmain, se relevant avec peine,
+serais-tu royaliste, par hasard?
+</p>
+
+<p>
+Mais lorsqu’il vit ces deux hommes
+qui semblaient pétrifiés l’un par l’autre,
+il se tut comme eux, ayant la conscience
+de son ivresse, et s’approcha en trébuchant
+pour relever la folle, toujours
+étendue entre le juge et le capitaine. Le
+premier prit la parole.
+</p>
+
+<p>
+—N’êtes-vous pas celui que nous
+poursuivions tout à l’heure?
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui, dirent les gens de sa
+suite tout d’une voix, l’autre est échappé.
+</p>
+
+<p>
+Jacques recula jusqu’aux planches
+fendues qui formaient le mur chancelant
+de la case: s’enveloppant dans son
+manteau comme un ours acculé contre
+un arbre par une meute nombreuse, et
+voulant faire diversion et s’assurer un
+moment de réflexion, il répondit avec
+une voix forte et sombre:
+</p>
+
+<p>
+—Le premier qui passera ce brasier
+<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span>
+et le corps de cette fille est un homme
+mort!
+</p>
+
+<p>
+Et il tira un long poignard de son
+manteau. En ce moment, Houmain, agenouillé,
+retourna la tête de la jeune
+femme; les yeux en étaient fermés; il
+l’approcha du brasier, dont la lueur
+l’éclaira.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! grand Dieu! s’écria Laubardemont
+s’oubliant par effroi, Jeanne encore!
+</p>
+
+<p>
+—Soyez tranquille, mon... on... seigneur,
+dit Houmain en essayant de soulever
+les longues paupières noires qui
+retombaient, et la tête qui se renversait
+comme un lin mouillé; soi...yez tranquille;
+ne...e...vou...ous fâchez pas, elle
+est bien morte, très morte.
+</p>
+
+<p>
+Jacques posa le pied sur ce corps
+comme sur une barrière, et, se courbant
+avec un rire féroce sous le visage de
+Laubardemont, lui dit à demi-voix:
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai
+pas, courtisan; je ne te dirai
+pas qu’elle fut ta nièce et que je suis
+ton fils.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span>
+Laubardemont se recueillit, regarda
+ses gens qui se pressaient autour de lui
+avec des carabines avancées, et leur faisant
+signe de se retirer à quelques pas,
+il répondit d’une voix très basse:
+</p>
+
+<p>
+—Livre-moi le traité, et tu passeras.
+</p>
+
+<p>
+—Le voilà dans ma ceinture; mais si
+l’on y touche, je t’appellerai mon père
+tout haut. Que dira ton maître?
+</p>
+
+<p>
+—Donne-le-moi, et je te pardonnerai
+ta vie.
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-moi passer, et je te pardonnerai
+de me l’avoir donnée.
+</p>
+
+<p>
+—Toujours le même, brigand?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, assassin!
+</p>
+
+<p>
+—Que t’importe un enfant qui conspire?
+dit le juge.
+</p>
+
+<p>
+—Que t’importe un vieillard qui règne?
+répondit l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Donne-moi ce papier; j’ai fait serment
+de l’avoir.
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-le-moi, j’ai juré de le reporter.
+</p>
+
+<p>
+—Quel peut être ton serment et ton
+Dieu? dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span>
+—Et le tien, reprit Jacques, est-ce le
+crucifix de fer rouge?
+</p>
+
+<p>
+Mais, se levant entre eux, Houmain,
+riant et chancelant, dit au juge en lui
+frappant sur l’épaule:
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes bien longtemps à vous
+expliquer, l’...ami; est-ce que vous le
+connaîtriez d’ancienne date? C’est... est
+un bon garçon.
+</p>
+
+<p>
+—Moi! non! s’écria Laubardemont à
+haute voix, je ne l’ai jamais vu.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient
+l’ivrogne et la petitesse de la
+chambre embarrassée, s’élança avec violence
+contre les faibles planches qui formaient
+le mur, d’un coup de talon en
+jeta deux dehors et passa par l’espace
+qu’elles avaient laissé. Tout ce côté de
+la cabane fut brisé, elle chancela tout
+entière: le vent y entra avec violence.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! Demonio! santo Demonio!
+où vas-tu? s’écria le contrebandier; tu
+casses ma maison! et c’est le côté du
+Gave.
+</p>
+
+<p>
+Tous s’approchèrent avec précaution,
+arrachèrent les planches qui restaient,
+<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span>
+et se penchèrent sur l’abîme. Ils contemplèrent
+un spectacle étrange: l’orage
+était dans toute sa force, et c’était un
+orage des Pyrénées; d’immenses éclairs
+partaient ensemble des quatre points de
+l’horizon, et leurs feux se succédaient
+si vite qu’on n’en voyait pas l’intervalle,
+et qu’ils paraissaient immobiles et durables:
+seulement la voûte flamboyante
+s’éteignait quelquefois tout à coup, puis
+reprenait ses lueurs constantes. Ce n’était
+plus la flamme qui semblait étrangère
+à cette nuit, c’était l’obscurité. L’on
+eût dit que, dans ce ciel naturellement
+lumineux, il se faisait des éclipses d’un
+moment: tant les éclairs étaient longs
+et tant leur absence était rapide! Les
+pics allongés et les rochers blanchis se
+détachaient sur ce fond rouge comme
+des blocs de marbre sur une coupole
+d’airain brûlant et simulant au milieu
+des frimas les prodiges du volcan; les
+eaux jaillissaient comme des flammes,
+les neiges s’écoulaient comme une lave
+éblouissante.
+</p>
+
+<p>
+Dans leur amas mouvant se débattait
+<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span>
+un homme, et ses efforts le faisaient entrer
+plus en avant dans le gouffre tournoyant
+et liquide; ses genoux ne se
+voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé
+un énorme glaçon pyramidal et
+transparent, que les éclairs faisaient briller
+comme un rocher de cristal; ce glaçon
+même fondait par sa base et glissait
+lentement sur la pente du rocher. On
+entendait sous la nappe de neige le bruit
+des quartiers de granit qui se heurtaient,
+en tombant, à des profondeurs immenses.
+Cependant on aurait pu le sauver
+encore; l’espace de quatre pieds à peine
+le séparait de Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+—J’enfonce! s’écria-t-il; tends-moi
+quelque chose et tu auras le traité.
+</p>
+
+<p>
+—Donne-le-moi, et je te tendrai ce
+mousquet, dit le juge.
+</p>
+
+<p>
+—Le voilà, dit le spadassin, puisque
+le diable est pour Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Et, lâchant d’une main son glissant
+appui, il jeta un rouleau de bois dans la
+cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant
+sur le traité comme un loup sur
+sa proie. Jacques avait en vain étendu
+<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span>
+son bras; on le vit glisser lentement
+avec le bloc énorme et dégelé qui croulait
+sur lui, et s’enfoncer sans bruit dans
+les neiges.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! misérable! tu m’as trompé!
+s’écria-t-il; mais on ne m’a pas pris le
+traité... je te l’ai donné... entends-tu...
+mon père!
+</p>
+
+<p>
+Il disparut sous la couche épaisse et
+blanche de la neige; on ne vit plus à sa
+place que cette nappe éblouissante que
+sillonnait la foudre en s’y éteignant; on
+n’entendit plus que les roulements du
+tonnerre et le sifflement des eaux qui
+tourbillonnaient contre les rochers, car
+les hommes groupés autour d’un cadavre
+et d’un scélérat, dans la chambre à
+demi-brisée, se taisaient glacés par l’horreur,
+et craignaient que Dieu ne vînt à
+diriger la foudre<a name='FA_21' id='FA_21' href='#FN_21' class='fnanchor'>[21]</a>.
+</p>
+
+<h2 id="chap_23">
+CHAPITRE XXIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ABSENCE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">L’absence est le plus grand des maux,<br /></span>
+<span class="i2">Non pas pour vous, cruelle!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Fontaine.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Qui de nous n’a trouvé du charme à
+suivre des yeux les nuages du ciel? Qui
+ne leur a envié la liberté de leurs voyages
+au milieu des airs, soit lorsque, roulés
+en masse par les vents et colorés par
+le soleil, ils s’avancent paisiblement
+comme une flotte de sombres navires dont
+la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés
+en légers groupes, ils glissent avec
+vitesse, sveltes et allongés comme des
+oiseaux de passage, transparents comme
+de vastes opales détachées du trésor des
+cieux, ou bien éblouissants de blancheur
+comme les neiges des monts que
+<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span>
+les vents emportent sur leurs ailes?
+L’homme est un lent voyageur qui envie
+ces passagers rapides, rapides moins
+encore que son imagination; ils ont vu
+pourtant, en un seul jour, tous les lieux
+qu’il aime par le souvenir ou l’espérance,
+ceux qui furent témoins de son bonheur
+ou de ses peines, et ces pays si beaux
+que l’on ne connaît pas, et où l’on croit
+tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un
+endroit de la terre, sans doute, un rocher
+sauvage, une plaine aride où nous passons
+avec indifférence, qui n’ait été consacré
+dans la vie d’un homme et ne se
+peigne dans ses souvenirs; car, pareils
+à des vaisseaux délabrés, avant de trouver
+l’infaillible naufrage, nous laissons
+un débris de nous-mêmes sur tous les
+écueils.
+</p>
+
+<p>
+Où vont-ils les nuages bleus et sombres
+de cet orage des Pyrénées? C’est le
+vent d’Afrique qui les pousse devant lui
+avec une haleine enflammée; ils volent,
+ils roulent sur eux-mêmes en grondant,
+jettent des éclairs devant eux, comme
+leurs flambeaux, et laissent pendre à
+<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span>
+leur suite une longue traînée de pluie
+comme une robe vaporeuse. Dégagés
+avec efforts des défilés de rochers qui
+avaient un moment arrêté leur course,
+ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque
+patrimoine de Henri IV; en Guienne,
+les conquêtes de Charles VII; dans la
+Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles
+de Charles V et de Philippe-Auguste, et,
+se ralentissant enfin au-dessus du vieux
+domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent
+en murmurant sur les tours de Saint-Germain.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, disait Marie de Mantoue
+à la Reine, voyez-vous quel orage
+vient du Midi?
+</p>
+
+<p>
+—Vous regardez souvent de ce côté,
+ma chère, répondit Anne d’Autriche,
+appuyée sur le balcon.
+</p>
+
+<p>
+—C’est le côté du soleil, madame.
+</p>
+
+<p>
+—Et des tempêtes, dit la Reine, vous
+le voyez; croyez en mon amitié, mon
+enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien
+vu d’heureux pour vous. J’aimerais
+mieux vous voir tourner les yeux vers le
+côté de la Pologne. Regardez à quel
+<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span>
+beau peuple vous pourriez commander.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment, pour éviter la pluie
+qui commençait, le prince Palatin passait
+rapidement sous les fenêtres de la Reine
+avec une suite nombreuse de jeunes
+Polonais à cheval; leurs vestes turques,
+couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes
+et de rubis, leurs manteaux verts
+et gris de lin, les hautes plumes de leurs
+chevaux et leur air d’aventure les faisaient
+briller d’un singulier éclat auquel
+la cour s’était habituée sans peine. Ils
+s’arrêtèrent un moment, et le prince
+salua deux fois, pendant que le léger
+animal qu’il montait marchait de côté,
+tournant toujours le front vers les princesses;
+se cabrant et hennissant, il agitait
+les crins de son cou et semblait
+saluer en mettant sa tête entre ses
+jambes; toute sa suite répéta cette même
+évolution en passant. La princesse
+Marie s’était d’abord jetée en arrière, de
+peur que l’on ne distinguât les larmes
+de ses yeux; mais ce spectacle brillant
+et flatteur la fit revenir sur le balcon, et
+elle ne put s’empêcher de s’écrier:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span>
+—Que le Palatin monte avec grâce ce
+joli cheval! Il semble n’y pas songer.
+</p>
+
+<p>
+La Reine sourit:
+</p>
+
+<p>
+—Il songe à celle qui serait sa reine
+demain si elle voulait faire un signe de
+tête et laisser tomber sur ce trône un
+regard de ses grands yeux noirs en
+amande, au lieu d’accueillir toujours ces
+pauvres étrangers avec ce petit air boudeur,
+et en faisant la moue comme à
+présent.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche donnait en parlant un
+petit coup d’éventail sur les lèvres de
+Marie, qui ne put s’empêcher de sourire
+aussi; mais à l’instant elle baissa la
+tête en se le reprochant, et se recueillit
+pour reprendre sa tristesse qui commençait
+à lui échapper. Elle eut même besoin
+de contempler encore les gros nuages
+qui planaient sur le château.
+</p>
+
+<p>
+—Pauvre enfant, continua la Reine,
+tu fais tout ce que tu peux pour être
+bien fidèle et te bien maintenir dans la
+mélancolie de ton roman; tu te fais mal
+en ne dormant plus pour pleurer et en
+cessant de manger à table; tu passes la
+<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span>
+nuit à rêver ou à écrire; mais, je t’en
+avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est
+à maigrir, à être moins belle et à n’être
+pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit
+ambitieux qui s’est perdu.
+</p>
+
+<p>
+Voyant Marie cacher sa tête dans son
+mouchoir pour pleurer encore, Anne
+d’Autriche rentra un moment dans sa
+chambre en la laissant au balcon, et
+feignit de s’occuper à chercher des bijoux
+dans sa toilette; elle revint bientôt lentement
+et gravement se remettre à la
+fenêtre; Marie était plus calme, et regardait
+tristement la campagne, les collines
+de l’horizon, et l’orage qui s’étendait
+peu à peu.
+</p>
+
+<p>
+La Reine reprit avec un ton plus
+grave:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu a eu plus de bonté pour vous
+que vos imprudences ne le méritaient
+peut-être, Marie; il vous a sauvée d’un
+grand péril; vous aviez voulu faire de
+grands sacrifices, mais heureusement
+ils ne se sont pas accomplis comme vous
+l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de
+l’amour; vous êtes comme une personne
+<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span>
+qui, croyant se donner un poison mortel,
+n’aurait pris qu’une eau pure et sans
+danger.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! madame, que voulez-vous
+me dire? Ne suis-je pas assez malheureuse?
+</p>
+
+<p>
+—Ne m’interrompez pas, dit la Reine;
+vous allez voir avec d’autres yeux votre
+position présente. Je ne veux point vous
+accuser d’ingratitude envers le Cardinal;
+j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer!
+j’ai moi-même vu naître la conjuration.
+Cependant vous pourriez, ma chère,
+vous rappeler qu’il fut le seul en France
+à vouloir, contre l’avis de la Reine-mère
+et de la cour, la guerre du duché de Mantoue,
+qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne
+et rendit au duc de Nevers votre
+père; ici, dans ce château même de
+Saint-Germain, fut signé le traité qui
+renversait le duc de Guastalla<a name='FA_22' id='FA_22' href='#FN_22' class='fnanchor'>[22]</a>. Vous
+étiez bien jeune alors... On a dû vous
+l’apprendre pourtant. Voici toutefois
+que, par amour uniquement (je veux le
+<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span>
+croire comme vous), un jeune homme
+de vingt-deux ans est prêt à le faire
+assassiner...
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, il en est incapable.
+Je vous jure qu’il l’a refusé...
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai priée, Marie, de me
+laisser parler. Je sais qu’il est généreux
+et loyal; je veux croire que, contre
+l’usage de notre temps, il ait assez de
+modération pour ne pas aller jusque-là,
+et le tuer froidement, comme le chevalier
+de Guise a tué le vieux baron de
+Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître
+de l’empêcher s’il le fait prendre à force
+ouverte? c’est ce que nous ne pouvons
+savoir plus que lui! Dieu seul sait l’avenir.
+Du moins est-il sûr que pour vous
+il l’attaque, et, pour le renverser, prépare
+la guerre civile, qui éclate peut-être
+à l’heure même où nous parlons,
+une guerre sans succès! De quelque
+manière qu’elle tourne, il ne peut réussir
+qu’à faire du mal, car <span class='smcap'>Monsieur</span> va
+abandonner la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! madame...
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi, vous dis-je, j’en suis
+<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span>
+certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer
+davantage. Que fera le Grand-Ecuyer?
+Le Roi, il l’a bien jugé, est allé
+consulter le Cardinal. Le consulter, c’est
+lui céder; mais le traité d’Espagne a été
+signé: s’il est découvert, que fera seul
+M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi,
+nous le sauverons, nous sauverons ses
+jours, je vous le promets; il en est
+temps... j’espère...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, vous espérez! je suis
+perdue! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant
+à moitié.
+</p>
+
+<p>
+—Asseyons-nous, dit la Reine.
+</p>
+
+<p>
+Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée
+de la chambre, elle poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Sans doute <span class='smcap'>Monsieur</span> traitera pour
+tous les conjurés en traitant pour lui,
+mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil
+perpétuel. Voilà donc la duchesse de
+Nevers et de Mantoue, la princesse
+Marie de Gonzague, femme de M. Henri
+d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, madame! je le suivrai
+dans l’exil: c’est mon devoir, je suis sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span>
+femme!... s’écria Marie en sanglotant;
+je voudrais déjà l’y savoir en sûreté.
+</p>
+
+<p>
+—Rêves de dix-huit ans! dit la Reine
+en soutenant Marie. Réveillez-vous,
+enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne
+veux nier aucune des qualités de M. de
+Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un
+esprit vaste, un grand courage; mais il
+ne peut plus être rien pour vous, et heureusement
+vous n’êtes ni sa femme ni
+même sa fiancée.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis à lui, madame, à lui seul...
+</p>
+
+<p>
+—Mais sans bénédiction, reprit Anne
+d’Autriche, sans mariage enfin: aucun
+prêtre ne l’eût osé; le vôtre même ne
+l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous,
+ajouta-t-elle en posant ses deux belles
+mains sur la bouche de Marie, taisez-vous!
+Vous allez me dire que Dieu a
+entendu vos serments, que vous ne
+pouvez vivre sans lui, que vos destinées
+sont inséparables, que la mort seule
+peut briser votre union: propos de votre
+âge, délicieuses chimères d’un moment
+dont vous sourirez un jour, heureuse de
+ne pas avoir à les pleurer toute votre
+<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span>
+vie. De toutes ces jeunes femmes si
+brillantes que vous voyez autour de moi,
+à la cour, il n’en est pas une qui n’ait
+eu, à votre âge, quelque beau songe
+d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé
+de ces liens que l’on croit indissolubles,
+et n’ait fait en secret d’éternels serments.
+Eh bien, ces songes sont évanouis, ces
+nœuds rompus, ces serments oubliés;
+et pourtant vous les voyez femmes et
+mères heureuses, entourées des honneurs
+de leur rang; elles viennent rire
+et danser tous les soirs... Je devine encore
+ce que vous voulez me dire... Elles
+n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce
+pas? Eh bien, vous vous trompez, ma
+chère enfant; elles aimaient autant et ne
+pleuraient pas moins. Mais c’est ici que
+je dois vous apprendre à connaître ce
+grand mystère qui fait votre désespoir,
+parce que vous ignorez le mal qui vous
+dévore. Notre existence est double, mon
+amie: notre vie intérieure, celle de nos
+sentiments, nous travaille avec violence,
+tandis que la vie extérieure nous domine
+malgré nous. On n’est jamais indépendante
+<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span>
+des hommes, et surtout dans une
+condition élevée. Seule, on se croit
+maîtresse de sa destinée; mais la vue
+de trois personnes qui surviennent nous
+rend toutes nos chaînes en nous rappelant
+notre rang et notre entourage. Que
+dis-je? soyez enfermée et livrée à tout
+ce que les passions vous feront naître
+de résolutions courageuses et extraordinaires,
+vous suggèreront de sacrifices
+merveilleux, il suffira d’un laquais qui
+viendra vous demander vos ordres pour
+rompre le charme et vous rappeler votre
+existence réelle. C’est ce combat entre
+vos projets et votre position qui vous
+tue; vous vous en voulez intérieurement,
+vous vous faites d’amers reproches.
+</p>
+
+<p>
+Marie détourna la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, vous vous croyez bien criminelle.
+Pardonnez-vous, Marie: tous les
+hommes sont des êtres tellement relatifs
+et dépendants les uns des autres, que
+je ne sais si les grandes retraites du
+monde, que nous voyons quelquefois, ne
+sont pas faites pour le monde même:
+le désespoir a sa recherche et la solitude
+<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span>
+sa coquetterie. On prétend que les plus
+sombres ermites n’ont pu se retenir de
+s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce
+besoin de l’opinion générale est un bien,
+en ce qu’il combat presque toujours
+victorieusement ce qu’il y a de déréglé
+dans notre imagination, et vient à l’aide
+des devoirs que l’on oublie trop aisément.
+On éprouve, vous le sentirez, j’espère,
+en reprenant son sort tel qu’il doit être,
+après le sacrifice de ce qui détournait de
+la raison, la satisfaction d’un exilé qui
+rentre dans sa famille, d’un malade qui
+revoit le jour et le soleil après une nuit
+troublée par le cauchemar. C’est ce
+sentiment d’un être revenu, pour ainsi
+dire, à son état naturel, qui donne le
+calme que vous voyez dans bien des
+yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car
+il est peu de femmes qui n’aient connu
+les vôtres. Vous vous trouveriez parjure
+en renonçant à Cinq-Mars? Mais rien ne
+vous lie; vous vous êtes plus qu’acquittée
+envers lui en refusant, durant
+plus de deux années, les mains royales
+qui vous étaient présentées. Eh! qu’a-t-il
+<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span>
+fait, après tout, cet amant si passionné?
+Il s’est élevé pour vous atteindre; mais
+l’ambition, qui vous semble ici avoir
+aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être
+aidée de lui? Ce jeune homme me semble
+être bien profond, bien calme dans ses
+ruses politiques, bien indépendant dans
+ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses
+entreprises, pour que je le croie
+uniquement occupé de sa tendresse. Si
+vous n’aviez été qu’un moyen au lieu
+d’un but, que diriez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Je l’aimerais encore, répondit Marie.
+Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai,
+madame.
+</p>
+
+<p>
+—Mais tant que je vivrai, moi, dit la
+Reine avec fermeté, je m’y opposerai.
+</p>
+
+<p>
+A ces derniers mots, la pluie et la
+grêle tombèrent sur le balcon avec
+violence; la Reine en profita pour quitter
+brusquement la porte et rentrer dans les
+appartements, où la duchesse de Chevreuse,
+Mazarin, M<sup>me</sup> de Guémenée et le
+prince Palatin attendaient depuis un
+moment. La Reine marcha au-devant
+d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près
+<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span>
+d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la
+rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point
+d’abord se mêler à la conversation trop
+enjouée; cependant quelques mots attirèrent
+son attention. La Reine montrait
+à la princesse de Guémenée des diamants
+qu’elle venait de recevoir de Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Quant à cette couronne, elle ne
+m’appartient pas, le Roi a voulu la faire
+préparer pour la future Reine de Pologne;
+on ne sait qui ce sera.
+</p>
+
+<p>
+Puis, se tournant vers le prince Palatin:
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous avons vu passer, prince;
+chez qui donc alliez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Chez M<sup>lle</sup> la duchesse de Rohan,
+répondit le Polonais.
+</p>
+
+<p>
+L’insinuant Mazarin, qui profitait de
+tout pour chercher à deviner les secrets
+et à se rendre nécessaire par des confidences
+arrachées, dit en s’approchant
+de la Reine:
+</p>
+
+<p>
+—Cela vient à propos quand nous
+parlions de la couronne de Pologne.
+</p>
+
+<p>
+Marie, qui écoutait, ne put soutenir
+ce mot devant elle, et dit à M<sup>me</sup> de
+Guémenée, qui était à ses côtés:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span>
+—Est-ce que M. de Chabot est roi de
+Pologne!
+</p>
+
+<p>
+La Reine entendit ce mot, et se réjouit
+de ce léger mouvement d’orgueil.
+Pour en développer le germe, elle affecta
+une attention approbative pour la conversation
+qui suivit et qu’elle encourageait.
+</p>
+
+<p>
+La princesse de Guémenée se récriait:
+</p>
+
+<p>
+—Conçoit-on un semblable mariage?
+on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin,
+cette même M<sup>lle</sup> de Rohan, que nous
+vîmes toutes si fière, après avoir refusé
+le comte de Soissons, le duc de Weymar
+et le duc de Nemours, n’épouser qu’un
+gentilhomme! cela fait pitié, en vérité!
+Où allons-nous? on ne sait ce que cela
+deviendra.
+</p>
+
+<p>
+Mazarin ajoutait d’un ton équivoque:
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer!
+à la cour! un amour véritable, profond!
+cela peut-il se croire?
+</p>
+
+<p>
+Pendant ceci, la Reine continuait à
+fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle
+couronne.
+</p>
+
+<p>
+—Les diamants ne vont bien qu’aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span>
+cheveux noirs, dit-elle; voyons, donnez
+votre front, Marie...
+</p>
+
+<p>
+Mais elle va à ravir, continua-t-elle.
+</p>
+
+<p>
+—On la croirait faite pour madame
+la princesse, dit le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je donnerais tout mon sang pour
+qu’elle demeurât sur ce front, dit le
+prince Palatin.
+</p>
+
+<p>
+Marie laissa voir, à travers les larmes
+qu’elle avait encore sur les joues, un
+sourire enfantin et involontaire, comme
+un rayon de soleil à travers la pluie;
+puis, tout à coup, devenant d’une excessive
+rougeur, elle se sauva en courant
+dans les appartements.
+</p>
+
+<p>
+On riait. La Reine la suivit des yeux,
+sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur
+polonais, et se retira pour écrire
+une lettre.
+</p>
+
+<h2 id="chap_24">
+CHAPITRE XXIV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE TRAVAIL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Peu d’espérance doiuent auoir les pauures et
+menues gens au fait de ce monde, puisque si
+grand Roy a tant souffert et tant trauaillé.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Philippe de Comines.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Un soir, devant Perpignan, il se passa
+une chose inaccoutumée. Il était dix
+heures et tout dormait. Les opérations
+lentes et presque suspendues du siège
+avaient engourdi le camp et la ville.
+Chez les Espagnols on s’occupait peu
+des Français, toutes les communications
+étant libres vers la Catalogne, comme
+en temps de paix; et dans l’armée française
+tous les esprits étaient travaillés
+par cette secrète inquiétude qui annonce
+les grands événements. Cependant tout
+était calme en apparence; on n’entendait
+que le bruit des pas mesurés des
+<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span>
+sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre,
+que la petite lumière rouge de la mèche
+toujours fumante de leurs fusils, lorsque
+tout à coup les trompettes des Mousquetaires,
+des Chevau-légers et des Gens d’armes
+sonnèrent presque en même temps le
+<i>boute selle</i> et <i>à cheval</i>. Tous les factionnaires
+crièrent aux armes, et on vit les
+sergents de bataille, portant des flambeaux,
+aller de tente en tente, une longue
+pique à la main, pour réveiller les soldats,
+les ranger en ligne et les compter. De
+longs pelotons marchaient dans un sombre
+silence, circulaient dans les rues du
+camp et venaient prendre leur place de
+bataille; on entendait le choc des bottes
+pesantes et le bruit du trot des escadrons,
+annonçant que la cavalerie faisait
+les mêmes dispositions. Après une
+demi-heure de mouvements, les bruits
+cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et
+tout rentra dans le calme; seulement
+l’armée était debout.
+</p>
+
+<p>
+Des flambeaux intérieurs faisaient
+briller comme une étoile l’une des dernières
+tentes du camp; on distinguait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span>
+en approchant, cette petite pyramide
+blanche et transparente; sur sa toile se
+dessinaient deux ombres qui allaient et
+venaient. Dehors plusieurs hommes à
+cheval attendaient; dedans étaient de
+Thou et Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+A voir ainsi levé et armé à cette heure
+le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris
+pour un des chefs de la révolte. Mais
+en examinant de plus près sa contenance
+sévère et ses regards mornes, on
+aurait compris bientôt qu’il la blâmait
+et s’y laissait conduire et compromettre
+par une résolution extraordinaire qui
+l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait
+de l’entreprise en elle-même. Depuis le
+jour où Henri d’Effiat lui avait ouvert
+son cœur et confié tout son secret, il
+avait vu clairement que toute remontrance
+était inutile auprès d’un jeune
+homme aussi fortement résolu. Il avait
+même compris plus que M. de Cinq-Mars
+ne lui avait dit, il avait vu dans
+l’union secrète de son ami avec la princesse
+Marie un de ces liens d’amour dont
+les fautes mystérieuses et fréquentes, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span>
+abandons voluptueux et involontaires, ne
+peuvent être trop tôt épurés par les
+publiques bénédictions. Il avait compris
+ce supplice impossible à supporter plus
+longtemps d’un amant, maître adoré de
+cette jeune personne, et qui chaque
+jour était condamné à paraître devant
+elle en étranger et à recevoir les confidences
+politiques des mariages que l’on
+préparait pour elle. Le jour où il avait
+reçu son entière confession, il avait tout
+tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller
+dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère.
+Il avait évoqué les plus graves
+souvenirs et les meilleurs sentiments,
+sans autre résultat que de rendre plus
+rude vis-à-vis de lui la résolution invincible
+de son ami. Cinq-Mars, on s’en
+souvient, lui avait dit durement: «<i>Eh!
+vous ai-je prié de prendre part à la conjuration?</i>»
+et lui, il n’avait voulu promettre
+que de ne pas le dénoncer, et il
+avait rassemblé toutes ses forces contre
+l’amitié pour dire: «<i>N’attendez rien de
+plus de ma part si vous signez ce traité.</i>»
+Cependant Cinq-Mars avait signé le
+<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span>
+traité, et de Thou était encore là, près
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+L’habitude de discuter familièrement
+les projets de son ami les lui avait peut-être
+rendus moins odieux; son mépris
+pour les vices du Cardinal-Duc, son
+indignation de l’asservissement des Parlements,
+auxquels tenait sa famille, et
+de la corruption de la justice; les noms
+puissants et surtout les nobles caractères
+des personnages qui dirigeaient l’entreprise,
+tout avait contribué à adoucir sa
+première et douloureuse impression.
+Ayant une fois promis le secret à M. de
+Cinq-Mars, il se considérait comme
+pouvant accepter en détail toutes les
+confidences secondaires; et, depuis l’événement
+fortuit qui l’avait compromis
+chez Marion de Lorme parmi les conjurés,
+il se regardait comme lié par l’honneur
+avec eux, et engagé à un silence inviolable.
+Depuis ce temps il avait vu Monsieur,
+le duc de Bouillon et Fontrailles;
+ils s’étaient accoutumés à parler devant
+lui sans crainte, et lui à les entendre
+sans colère. A présent les dangers de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span>
+ami l’entraînaient dans leur tourbillon
+comme un aimant invincible. Il souffrait
+dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars
+partout où il allait, sans vouloir,
+par délicatesse excessive, hasarder désormais
+une seule réflexion qui eût pu
+ressembler à une crainte personnelle. Il
+avait donné sa vie tacitement, et eût
+jugé indigne de tous deux de faire signe
+de la vouloir reprendre.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Écuyer était couvert de sa
+cuirasse, armé, et chaussé de larges
+bottes. Un énorme pistolet était posé sur
+sa table, entre deux flambeaux, avec sa
+mèche allumée; une montre pesante
+dans sa boîte de cuivre devant le pistolet.
+De Thou, couvert d’un manteau noir,
+se tenait immobile, les bras croisés;
+Cinq-Mars se promenait, les bras derrière
+le dos, regardant de temps à autre l’aiguille
+trop lente à son gré; il entr’ouvrit
+sa tente et regarda le ciel, puis revint:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vois pas mon étoile en haut,
+dit-il, mais n’importe! elle est là, dans
+mon cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Le temps est sombre, dit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span>
+—Dites que le temps s’avance. Il
+marche, mon ami, il marche; encore
+vingt minutes, et tout sera fait. L’armée
+attend le coup de pistolet pour commencer.
+</p>
+
+<p>
+De Thou tenait à la main un crucifix
+d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur
+la croix, tantôt au ciel.
+</p>
+
+<p>
+—Voici l’heure, disait-il, d’accomplir
+le sacrifice; je ne me repens pas, mais
+que la coupe du péché a d’amertume
+pour mes lèvres! J’avais voué mes jours
+à l’innocence et aux travaux de l’esprit,
+et me voici prêt à commettre le crime et
+à saisir l’épée.
+</p>
+
+<p>
+Mais, prenant avec force la main de
+Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—C’est pour vous, c’est pour vous,
+ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément
+dévoué; je m’applaudis de mes
+erreurs si elles tournent à votre gloire,
+je ne vois que votre bonheur dans ma
+faute. Pardonnez-moi un moment de
+retour vers les idées habituelles de toute
+ma vie.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars le regardait fixement, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span>
+une larme coulait lentement sur sa
+joue.
+</p>
+
+<p>
+—Vertueux ami, dit-il, puisse votre
+faute ne retomber que sur ma tête!
+Mais espérons que Dieu, qui pardonne
+à ceux qui aiment, sera pour nous; car
+nous sommes criminels: moi par amour,
+et vous par amitié.
+</p>
+
+<p>
+Mais tout à coup, regardant la montre,
+il prit le long pistolet dans ses mains,
+et considéra la mèche fumante d’un air
+farouche. Ses longs cheveux tombaient
+sur son visage comme la crinière d’un
+jeune lion.
+</p>
+
+<p>
+—Ne te consume pas, s’écria-t-il,
+brûle lentement! Tu vas allumer un
+incendie que toutes les vagues de l’Océan
+ne sauraient éteindre; la flamme va
+bientôt éclairer la moitié d’un monde,
+et il se peut qu’on aille jusqu’au bois
+des trônes. Brûle lentement, flamme
+précieuse, les vents qui t’agiteront sont
+violents et redoutables: l’amour et la
+haine. Conserve-toi, ton explosion va
+retentir au loin, et trouvera des échos
+dans la chaumière du pauvre et dans le
+<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span>
+palais du Roi. Brûle, brûle, flamme chétive,
+tu es pour moi le sceptre et la
+foudre.
+</p>
+
+<p>
+De Thou, tenant toujours la petite
+croix d’ivoire, disait à voix basse:
+</p>
+
+<p>
+—Seigneur, pardonnez-nous le sang
+qui sera versé; nous combattrons le méchant
+et l’impie!
+</p>
+
+<p>
+Puis, élevant la voix:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, la cause de la vertu
+triomphera, dit-il, elle triomphera seule.
+C’est Dieu qui a permis que le traité
+coupable ne nous parvînt pas: ce qui
+faisait le crime est anéanti, sans doute;
+nous combattrons sans l’étranger, et
+peut-être même ne combattrons-nous
+pas; Dieu changera le cœur du roi.
+</p>
+
+<p>
+—Voici l’heure, voici l’heure! dit
+Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre
+avec une sorte de rage joyeuse: encore
+quelques minutes, et les Cardinalistes
+du camp seront écrasés; nous marcherons
+sur Narbonne, il est là... Donnez
+ce pistolet.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, il ouvrit brusquement sa
+tente et prit la mèche du pistolet.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span>
+—Courrier de Paris! courrier de la
+cour! cria une voix au dehors.
+</p>
+
+<p>
+Et un homme couvert de sueur, haletant
+de fatigue, se jeta en bas de son
+cheval, entra, et remit une petite lettre
+à Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—De la Reine, monseigneur, dit-il.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars pâlit, et lut:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Monsieur le marquis de Cinq-Mars</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Je vous fais cette lettre pour vous
+conjurer et prier de rendre à ses devoirs
+notre bien-aimée fille adoptive et
+amie, la princesse Marie de Gonzague,
+que votre affection détourne seule du
+royaume de Pologne à elle offert. J’ai
+sondé son âme; elle est bien jeune
+encore, et <i>j’ai lieu de croire</i> qu’elle
+accepterait la couronne avec <i>moins
+d’efforts et de douleur que vous ne le
+pensez peut-être</i>.
+</p>
+
+<p>
+«C’est pour elle que vous avez entrepris
+une guerre qui va mettre à feu et à
+sang mon beau et cher pays de France;
+je vous conjure et supplie d’agir en
+<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span>
+gentilhomme, et de délier noblement la
+duchesse de Mantoue des promesses
+qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi
+le repos à son âme et la paix à notre
+cher pays.
+</p>
+
+<p>
+«La Reine, qui se jette à vos pieds,
+s’il le faut.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Anne.</span>»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Cinq-Mars remit avec calme le pistolet
+sur la table; son premier mouvement
+avait fait tourner le canon contre lui-même;
+cependant il le remit, et, saisissant
+vite un crayon, il écrivit sur le
+revers de la même lettre:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Madame</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Marie de Gonzague étant ma femme,
+ne peut être reine de Pologne qu’après
+ma mort; je meurs.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Cinq-Mars.</span>»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Et comme s’il n’eût pas voulu se donner
+un instant de réflexion, la mettant
+de force dans la main du courrier:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span>
+—A cheval! à cheval! lui dit-il d’un
+ton furieux: si tu demeures un instant
+de plus, tu es mort.
+</p>
+
+<p>
+Il le vit partir et rentra.
+</p>
+
+<p>
+Seul avec son ami, il resta un instant
+debout mais pâle, mais l’œil fixe et
+regardant la terre comme un insensé. Il
+se sentit chanceler.
+</p>
+
+<p>
+—De Thou! s’écria-t-il.
+</p>
+
+<p>
+—Que voulez-vous, ami, cher ami? je
+suis près de vous. Vous venez d’être
+grand, bien grand! sublime!
+</p>
+
+<p>
+—De Thou! cria-t-il encore d’une voix
+étouffée.
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba la face contre terre, comme
+tombe un arbre déraciné.
+</p>
+
+<p>
+Les vastes tempêtes prennent différents
+aspects, selon les climats où elles
+passent; celles qui avaient une étendue
+terrible dans les pays du nord se rassemblent,
+dit-on, en un seul nuage sous
+la zone torride, d’autant plus redoutables
+qu’elles laissent à l’horizon toute sa
+pureté, et que les vagues en fureur
+réfléchissent encore l’azur du ciel en se
+teignant du sang de l’homme. Il en est
+<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span>
+de même des grandes passions: elles
+prennent d’étranges aspects, selon nos
+caractères; mais qu’elles sont terribles
+dans les cœurs vigoureux qui ont conservé
+leur force sous le voile des formes
+sociales! Quand la jeunesse et le désespoir
+viennent à se réunir, on ne peut
+dire à quelles fureurs ils se porteront,
+ou quelle sera leur résignation subite;
+on ne sait si le volcan va faire éclater
+la montagne, ou s’il s’éteindra tout à
+coup dans ses entrailles.
+</p>
+
+<p>
+De Thou épouvanté releva son ami, le
+sang ruisselait par ses narines et ses
+oreilles; il l’aurait cru mort si des torrents
+de larmes n’eussent coulé de ses
+yeux; c’était le seul signe de sa vie:
+mais tout à coup il rouvrit ses paupières,
+regarda autour de lui, et, avec une force
+de tête extraordinaire, reprit toutes ses
+pensées et la puissance de sa volonté.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis en présence des hommes,
+dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami,
+il est onze heures et demie; l’heure du
+signal est passée; donnez pour moi
+l’ordre de rentrer dans les quartiers;
+<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span>
+c’était une fausse alerte que j’expliquerai
+ce soir même.
+</p>
+
+<p>
+De Thou avait déjà senti l’importance
+de cet ordre: il sortit et revint sur-le-champ;
+il retrouva Cinq-Mars assis,
+calme, et cherchant à faire disparaître le
+sang de son visage.
+</p>
+
+<p>
+—De Thou, dit-il en le regardant fixement,
+retirez-vous, vous me gênez.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous quitte pas, répondit
+celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+—Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne
+sont pas loin. Je ne sais plus parler
+longtemps, même pour vous; mais si
+vous restez avec moi vous mourrez, je
+vous en avertis.
+</p>
+
+<p>
+—Je reste, dit encore de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Que Dieu vous préserve donc! reprit
+Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien,
+ce moment passé. Je vous laisse ici.
+Appelez Fontrailles et tous les conjurés,
+distribuez-leur ces passeports, qu’ils s’enfuient
+sur-le-champ; dites-leur que tout
+est manqué et que je les remercie. Pour
+vous, encore une fois, partez avec eux,
+je vous le demande; mais, quoi que
+<span class='pagenum'><a id='Page_297' name='Page_297'>[297]</a></span>
+vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez
+pas. Je vous jure de ne point me frapper
+moi-même.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, serrant la main de son
+ami sans le regarder, il s’élança brusquement
+hors de sa tente.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à quelques lieues de là se
+tenaient d’autres discours. A Narbonne,
+dans le même cabinet où nous vîmes
+autrefois Richelieu régler avec Joseph les
+intérêts de l’État, étaient encore assis ces
+deux hommes, à peu près les mêmes;
+le ministre, cependant fort vieilli par
+trois ans de souffrances, et le capucin
+aussi effrayé du résultat de ses voyages
+que son maître était tranquille.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, assis dans sa chaise longue
+et les jambes liées et entourées d’étoffes
+chaudes et fourrées, tenait sur ses
+genoux trois jeunes chats qui se roulaient
+et se culbutaient sur sa robe rouge;
+de temps en temps il en prenait un, et
+le plaçait sur les autres pour perpétuer
+leurs jeux; il riait en les regardant; sur
+ses pieds était couchée leur mère, comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span>
+un énorme manchon et une fourrure
+vivante.
+</p>
+
+<p>
+Joseph, assis près de lui, renouvelait
+le récit de tout ce qu’il avait entendu dans
+le confessionnal; pâlissant encore du
+danger qu’il avait couru d’être découvert
+ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, monseigneur, je ne puis
+m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond
+du cœur lorsque je me rappelle les périls
+qui menaçaient et menacent encore
+Votre Eminence. Des spadassins s’offraient
+pour vous poignarder; je vois en France
+toute la cour soulevée contre vous, la
+moitié de l’armée et deux provinces; à
+l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes
+à fournir des troupes; partout des pièges
+ou des combats, des poignards ou des
+canons!...
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser
+son jeu, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—C’est un bien joli animal qu’un chat!
+c’est un tigre de salon: quelle souplesse!
+quelle finesse extraordinaire! Voyez ce
+petit jaune qui fait semblant de dormir
+<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span>
+pour que l’autre rayé ne prenne pas
+garde à lui, et tombe sur son frère; et
+celui-là, comme il le déchire! voyez
+comme il lui enfonce ses griffes dans le
+côté! Il le tuerait, je crois, il le mangerait,
+s’il était plus fort! C’est très plaisant!
+quels jolis animaux!
+</p>
+
+<p>
+Il toussa, éternua assez longtemps,
+puis reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Messire Joseph, je vous ai fait dire
+de ne me parler d’affaires qu’après mon
+souper; j’ai faim maintenant et ce n’est
+pas mon heure; mon médecin Chicot
+m’a recommandé la régularité, et j’ai ma
+douleur au côté. Voici quelle sera ma
+soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge:
+à neuf heures, nous règlerons les affaires
+de M. le Grand; à dix, je me ferai porter
+autour du jardin pour prendre l’air au
+clair de la lune; ensuite je dormirai une
+heure ou deux; à minuit, le Roi viendra,
+et à quatre heures vous pourrez repasser
+pour prendre les divers ordres d’arrestations,
+condamnations ou autres que
+j’aurai à vous donner pour les provinces,
+Paris ou les armées de Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span>
+Richelieu dit tout ceci avec le même
+son de voix et une prononciation uniforme,
+altérée seulement par l’affaiblissement
+de sa poitrine et la perte de plusieurs
+dents.
+</p>
+
+<p>
+Il était sept heures du soir; le capucin
+se retira. Le Cardinal soupa avec la plus
+grande tranquillité, et quand l’horloge
+frappa huit heures et demie, il fit appeler
+Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis
+près de la table:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà donc tout ce qu’ils ont pu
+faire contre moi pendant plus de deux
+années! Ce sont de pauvres gens, en
+vérité! Le duc de Bouillon même, que
+je croyais assez capable, se perd tout à
+fait dans mon esprit par ce trait; je l’ai
+suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il
+fait un pas digne d’un véritable
+homme d’Etat? Le Roi, <span class='smcap'>Monsieur</span>, et tous
+les autres, n’ont fait que se monter la
+tête ensemble contre moi, et ne m’ont
+seulement pas enlevé un homme. Il n’y
+a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la
+suite dans les idées; tout ce qu’il a fait
+était conduit d’une manière surprenante:
+<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span>
+il faut lui rendre justice, il avait des dispositions;
+j’en aurais fait mon élève sans
+la roideur de son caractère; mais il m’a
+rompu en visière, j’en suis bien fâché
+pour lui. Je les ai tous laissés nager plus
+de deux ans en pleine eau; à présent
+tirons le filet.
+</p>
+
+<p>
+—Il en est temps, monseigneur, dit
+Joseph, qui souvent frémissait involontairement
+en parlant: savez-vous que de
+Perpignan à Narbonne le trajet est court?
+savez-vous que, si vous avez ici une forte
+armée, vos troupes du camp sont faibles
+et incertaines? que cette jeune noblesse
+est furieuse, et que le Roi n’est pas
+sûr?
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal regarda l’horloge.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est encore que huit heures et
+demie, mons Joseph; je vous ai déjà dit
+que je ne m’occuperais de cette affaire
+qu’à neuf heures. En attendant, comme
+il faut que justice se fasse, vous allez
+écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai
+la mémoire fort bonne. Il reste encore au
+monde, je le vois sur mes notes, quatre
+des juges d’Urbain Grandier; c’était un
+<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span>
+homme d’un vrai génie que cet Urbain
+Grandier, ajouta-t-il avec méchanceté
+(Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres
+juges sont morts misérablement; il reste
+Houmain, qui sera pendu comme contrebandier;
+nous pouvons le laisser tranquille:
+mais voici cet horrible Lactance,
+qui vit en paix avec Barré et Mignon.
+Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque
+de Poitiers:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Monseigneur</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Le bon plaisir de Sa Majesté est que
+les pères Barré et Mignon soient remplacés
+dans leurs cures, et envoyés dans le
+plus court délai dans la ville de Lyon,
+ainsi que le père Lactance, capucin, pour
+y être traduits devant un tribunal spécial,
+comme prévenus de quelques criminelles
+intentions envers l’Etat.»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Joseph écrivait aussi froidement qu’un
+Turc fait tomber une tête au geste de
+son maître.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui dit en signant la lettre:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span>
+—Je vous ferai savoir comment je veux
+qu’ils disparaissent; car il est important
+d’effacer toutes les traces de cet ancien
+procès. La Providence m’a bien servi en
+enlevant tous ces hommes; j’achève son
+ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la
+postérité.
+</p>
+
+<p>
+Et il lut au capucin cette page de ses
+Mémoires où il raconte la possession et
+les sortilèges du magicien<a name='FA_23' id='FA_23' href='#FN_23' class='fnanchor'>[23]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Pendant sa lente lecture, Joseph ne
+pouvait s’empêcher de regarder l’horloge.
+</p>
+
+<p>
+—Il te tarde d’en venir à M. le Grand,
+dit enfin le Cardinal; eh bien, pour te
+faire plaisir, passons-y. Tu crois donc
+que je n’ai pas mes raisons pour être
+tranquille? Tu crois que j’ai laissé aller
+ces pauvres conspirateurs trop loin? Non.
+Voici de petits papiers qui te rassureraient
+si tu les connaissais. D’abord,
+dans ce rouleau de bois creux, est le
+traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je
+<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span>
+suis très satisfait de Laubardemont: c’est
+un habile homme!
+</p>
+
+<p>
+Le feu d’une féroce jalousie brilla sous
+les épais sourcils de Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit-il, ignore à
+quel homme il l’a arraché; il est vrai
+qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport
+on n’a pas à se plaindre; mais enfin il
+était l’agent de la conjuration: c’était
+son fils.
+</p>
+
+<p>
+—Dites-vous la vérité? dit le Cardinal
+d’un air sévère; oui, car vous n’oseriez
+pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous
+su?
+</p>
+
+<p>
+—Par les gens de sa suite, monseigneur:
+voici leurs rapports; ils comparaîtront.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal examina ces papiers nouveaux
+et ajouta:
+</p>
+
+<p>
+—Donc nous allons l’employer encore
+à juger nos conjurés, et ensuite vous
+en ferez ce que vous voudrez; je vous le
+donne.
+</p>
+
+<p>
+Joseph, joyeux, reprit ses précieuses
+dénonciations et continua:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span>
+—Son Éminence parle de juger des
+hommes encore armés et à cheval?
+</p>
+
+<p>
+—Ils n’y sont pas tous. Lis cette
+lettre de <span class='smcap'>Monsieur</span> à Chavigny; il demande
+grâce, il en a assez. Il n’osait
+même pas s’adresser à moi le premier
+jour, et n’élevait pas sa prière plus haut
+que les genoux d’un de mes serviteurs<a name='FA_24' id='FA_24' href='#FN_24' class='fnanchor'>[24]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span>
+Mais le lendemain il a repris courage
+et m’a envoyé celle-ci à moi-même<a name='FA_25' id='FA_25' href='#FN_25' class='fnanchor'>[25]</a>, et
+une troisième pour le Roi.
+</p>
+
+<p>
+Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le
+garder. Mais on ne m’apaise pas à si
+peu de frais, il me faut une confession
+détaillée, ou bien je le chasserai du
+<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span>
+royaume. Je lui ai fait écrire ce matin<a name='FA_26' id='FA_26' href='#FN_26' class='fnanchor'>[26]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Quant au magnifique et puissant duc
+de Bouillon, seigneur souverain de Sedan
+et général en chef des armées d’Italie,
+il vient d’être saisi par ses officiers au
+milieu de ses soldats, et s’était caché
+dans une botte de paille. Il reste donc
+encore seulement mes deux jeunes voisins.
+Ils s’imaginèrent avoir le camp
+tout entier à leurs ordres, et il ne leur
+demeure attaché que les Compagnies
+rouges; tout le reste, étant à <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+n’agira pas, et mes régiments les arrêteront.
+Cependant j’ai permis qu’on eût
+l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal
+à onze heures et demie, ils seront arrêtés
+aux premiers pas, sinon le Roi me
+<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span>
+les livrera ce soir... N’ouvre pas tes yeux
+étonnés; il va me les livrer, te dis-je,
+entre minuit et une heure. Vous voyez
+que tout s’est fait sans vous, Joseph;
+nous nous en passons fort bien, et, pendant
+ce temps-là, je ne vois pas que nous
+ayons reçu de grands services de vous;
+vous vous négligez.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, si vous saviez
+ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir
+le chemin des messagers du traité!
+Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre
+ces deux jeunes gens...
+</p>
+
+<p>
+Ici le Cardinal se mit à rire d’un air
+moqueur du fond de son fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+—Tu devais être bien ridicule et
+avoir bien peur dans cette boîte, Joseph,
+et je pense que c’est la première fois de
+ta vie que tu aies entendu parler d’amour.
+Aimes-tu ce langage-là, père Joseph?
+et, dis-moi, le comprends-tu bien
+clairement? Je ne crois pas que tu t’en
+fasses une idée très belle.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu, les bras croisés, regardait
+avec plaisir son capucin interdit, et
+poursuivit du ton persifleur d’un grand
+<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span>
+seigneur qu’il prenait quelquefois, se
+plaisant à faire passer les plus nobles
+expressions par les lèvres les plus impures:
+</p>
+
+<p>
+—Voyons, Joseph, fais-moi une
+définition de l’amour selon tes idées.
+Qu’est-ce que cela peut être? car enfin,
+tu vois que cela existe ailleurs que dans
+les romans. Ce bon jeune homme n’a fait
+toutes ces petites conjurations que par
+amour. Tu l’as entendu toi-même de tes
+oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que
+l’amour? Moi, d’abord, je n’en sais rien.
+</p>
+
+<p>
+Cet homme fut anéanti et regarda le
+parquet avec l’œil stupide de quelque
+animal ignoble. Après avoir cherché
+longtemps, il répondit enfin d’une voix
+traînante et nasillarde:
+</p>
+
+<p>
+—Ce doit être quelque fièvre maligne
+qui égare le cerveau; mais, en vérité,
+monseigneur, je vous avoue que je n’y
+avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours
+été embarrassé pour parler à une
+femme; je voudrais qu’on pût les retrancher
+de la société, car je ne vois pas à
+quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir
+<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span>
+des secrets, comme la petite
+duchesse ou comme Marion de Lorme,
+que je ne puis trop recommander à
+Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et
+a jeté avec beaucoup d’adresse notre
+petite prophétie au milieu de ces conspirateurs.
+Nous n’avons pas manqué le
+<i>merveilleux</i><a name='FA_27' id='FA_27' href='#FN_27' class='fnanchor'>[27]</a>, cette fois, comme pour
+le siège d’Hesdin; il ne s’agira plus que
+de trouver une fenêtre par laquelle vous
+passerez le jour de l’exécution.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore de vos sottises, monsieur!
+dit le Cardinal; vous me rendrez
+aussi ridicule que vous, si vous continuez.
+Je suis trop fort pour me servir du
+ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne
+vous occupez que des gens que je vous
+donne: je vous ai fait votre part tout à
+<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span>
+l’heure. Quand le Grand-Écuyer sera
+pris, vous le ferez juger et exécuter à
+Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette
+affaire est trop petite pour moi: c’est
+un caillou sous mes pieds, auquel je
+n’aurais pas dû penser si longtemps.
+</p>
+
+<p>
+Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre
+cet homme qui, entouré d’ennemis
+armés, parlait de l’avenir comme
+d’un présent à sa disposition, et du présent
+comme d’un passé qu’il ne craignait
+plus. Il ne savait s’il devait le croire
+fou ou prophète, inférieur ou supérieur
+à l’humanité.
+</p>
+
+<p>
+Sa surprise redoubla lorsque Chavigny
+entra précipitamment, et, heurtant ses
+bottes fortes contre le tabouret du Cardinal,
+de manière à courir les risques de
+tomber, s’écria d’un air fort troublé:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, un de vos domestiques
+arrive de Perpignan, et il a vu le
+camp en rumeur et vos ennemis à cheval...
+</p>
+
+<p>
+—Ils mettront pied à terre, monsieur,
+répondit Richelieu en replaçant son tabouret;
+vous me paraissez manquer de
+calme.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span>
+—Mais... mais... monseigneur, ne
+faut-il pas avertir M. de Fabert?
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-le dormir, et allez vous
+coucher vous-même, ainsi que Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, une autre chose extraordinaire:
+le Roi vient.
+</p>
+
+<p>
+—En effet, c’est extraordinaire, dit le
+ministre en regardant l’horloge; je ne
+l’attendais que dans deux heures. Sortez
+tous deux.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt on entendit un bruit de bottes
+et d’armes qui annonçait l’arrivée du
+prince. On ouvrit les deux battants; les
+gardes du Cardinal frappèrent trois fois
+leurs piques sur le parquet, et le Roi
+parut.
+</p>
+
+<p>
+Il marchait en s’appuyant sur une
+canne de jonc d’un côté, et de l’autre
+sur l’épaule de son confesseur, le père
+Sirmond, qui se retira et le laissa avec
+le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la
+plus grande peine et ne put faire un pas
+au devant du Roi, parce que ses jambes
+malades étaient enveloppées. Il fit le
+geste d’aider le prince à s’asseoir près
+du feu, en face de lui. Louis XIII tomba
+<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span>
+dans un grand fauteuil garni d’oreillers,
+demanda et but un verre d’élixir préparé
+pour le fortifier contre les évanouissements
+fréquents que lui causait sa
+maladie de langueur, fit un geste pour
+éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu,
+lui parla d’une voix languissante:
+</p>
+
+<p>
+—Je m’en vais, mon cher Cardinal;
+je sens que je m’en vais à Dieu: je
+m’affaiblis de jour en jour; ni l’été ni
+l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces.
+</p>
+
+<p>
+—Je précèderai Votre Majesté, répondit
+le ministre; la mort a déjà conquis
+mes jambes, vous le voyez; mais
+tant qu’il me restera la tête pour penser
+et la main pour écrire, je serai bon pour
+votre service.
+</p>
+
+<p>
+—Et je suis sûr que votre intention
+était d’ajouter: le cœur pour m’aimer,
+dit le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Votre Majesté en peut-elle douter?
+répondit le Cardinal en fronçant le sourcil
+et se mordant les lèvres par l’impatience
+que lui donnait ce début.
+</p>
+
+<p>
+—Quelquefois j’en doute, répondit le
+prince; tenez, j’ai besoin de vous parler
+<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span>
+à cœur ouvert, et de me plaindre de
+vous à vous-même. Il y a deux choses
+que j’ai sur la conscience depuis trois
+ans: jamais je ne vous en ai parlé, mais
+je vous en voulais en secret, et même,
+si quelque chose eût été capable de me
+faire consentir à des propositions contraires
+à vos intérêts, c’eût été ce souvenir.
+</p>
+
+<p>
+C’était là de cette sorte de franchise
+propre aux caractères faibles, qui se
+dédommagent ainsi, en inquiétant leur
+dominateur, du mal qu’ils n’osent pas
+lui faire complètement, et se vengent de
+la sujétion par une controverse puérile.
+Richelieu reconnut à ces paroles qu’il
+avait couru un grand danger; mais il
+vit en même temps le besoin de confesser,
+pour ainsi dire, toute sa rancune;
+et, pour faciliter l’explosion de ces importants
+aveux, il accumula les protestations
+qu’il croyait les plus propres à impatienter
+le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, s’écria enfin celui-ci, je
+ne croirai rien tant que vous ne m’aurez
+pas expliqué ces deux choses qui me
+<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span>
+reviennent toujours à l’esprit, et dont
+on me parlait dernièrement encore, et
+que je ne puis justifier par aucun raisonnement:
+je veux dire le procès d’Urbain
+Grandier, dont je ne fus jamais bien
+instruit, et les motifs de votre haine pour
+ma malheureuse mère et même contre
+sa cendre.
+</p>
+
+<p>
+—N’est-ce que cela, Sire? dit Richelieu.
+Sont-ce là mes seules fautes? Elles
+sont faciles à expliquer. La première
+affaire devait être soustraite aux regards
+de Votre Majesté par ses détails horribles
+et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes,
+un art, qui ne peut être regardé
+comme coupable, à nommer <i>magie</i> des
+crimes dont le nom révolte la pudeur,
+dont le récit eût révélé à l’innocence de
+dangereux mystères; ce fut une sainte
+ruse, pour dérober aux yeux des peuples
+ces impuretés...
+</p>
+
+<p>
+—Assez, c’en est assez, Cardinal, dit
+Louis XIII, détournant la tête et baissant
+les yeux en rougissant; je ne puis en
+entendre davantage; je vous conçois,
+ces tableaux m’offenseraient; j’approuve
+<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span>
+vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas
+dit cela; on m’avait caché ces vices affreux.
+Vous êtes-vous assuré des preuves
+de ces crimes?
+</p>
+
+<p>
+—Je les eus toutes entre les mains,
+Sire; et quant à la glorieuse Reine Marie
+de Médicis, je suis étonné que Votre
+Majesté oublie combien je lui fus attaché.
+Oui, je ne crains pas de l’avouer,
+c’est à elle que je dus toute mon élévation;
+elle daigna la première jeter les
+yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait
+alors que vingt-deux ans, pour l’approcher
+d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle
+me força de la combattre dans
+l’intérêt de Votre Majesté! Mais, comme
+ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en
+eus et n’en aurai jamais aucun scrupule.
+</p>
+
+<p>
+—Vous, à la bonne heure; mais moi!
+dit le prince avec amertume.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils
+de Dieu<a name='FA_28' id='FA_28' href='#FN_28' class='fnanchor'>[28]</a> lui-même vous en donna
+<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span>
+l’exemple; c’est sur le modèle de toutes
+les perfections que nous réglâmes nos
+avis; et si les monuments dus aux précieux
+restes de votre mère ne sont pas
+encore élevés, Dieu m’est témoin que
+ce fut dans la crainte d’affliger votre
+cœur et de vous rappeler sa mort, que
+nous en retardâmes les travaux. Mais
+béni soit ce jour où il m’est permis de
+vous en parler! je dirai moi-même la
+première messe à Saint-Denis, quand
+nous l’y verrons déposée, si la Providence
+m’en laisse la force.
+</p>
+
+<p>
+Ici le Roi prit un visage un peu plus
+affable, mais toujours froid, et le Cardinal,
+jugeant qu’il n’irait pas plus loin
+pour ce soir dans la persuasion, se
+<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span>
+résolut tout à coup à faire la plus
+puissante des diversions et à attaquer
+l’ennemi en face. Continuant donc à
+regarder fixement le Roi, il dit froidement:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce donc pour cela que vous
+avez permis ma mort?
+</p>
+
+<p>
+—Moi? dit le Roi: on vous a trompé;
+j’ai bien entendu parler de conjuration,
+et je voulais vous en dire quelque chose;
+mais je n’ai rien ordonné contre vous.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas ce que disent les conjurés,
+Sire; cependant j’en dois croire
+Votre Majesté, et je suis bien aise pour
+elle que l’on se soit trompé. Mais quel
+avis daignez-vous me donner?
+</p>
+
+<p>
+—Je... voulais vous dire franchement
+entre nous que vous feriez bien de
+prendre garde à <span class='smcap'>Monsieur</span>...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, je ne puis le croire à présent,
+car voici une lettre qu’il vient de
+m’envoyer pour vous, et il semblerait
+avoir été coupable envers Votre Majesté
+même.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, étonné, lut:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span>
+«<span class='smcap'>Monseigneur</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Je suis au désespoir d’avoir encore
+manqué à la fidélité que je dois à Votre
+Majesté; je la supplie très humblement
+d’agréer que je lui en demande un million
+de pardons, avec un compliment de soumission
+et de repentance.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«Votre très humble sujet,<br />
+«<span class='smcap'>Gaston</span>.»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+—Qu’est-ce que cela veut dire? s’écria
+Louis; osaient-ils s’armer contre
+moi-même aussi?
+</p>
+
+<p>
+—<i>Aussi!</i> dit tout bas le Cardinal, se
+mordant les lèvres; puis il reprit:—Oui,
+Sire, aussi; c’est ce que me ferait
+croire jusqu’à un certain point ce petit
+rouleau de papiers.
+</p>
+
+<p>
+Et il tirait, en parlant, un parchemin
+roulé d’un morceau de bois de sureau
+creux, et le déployait sous les yeux du
+Roi.
+</p>
+
+<p>
+—C’est tout simplement un traité
+avec l’Espagne, auquel, par exemple, je
+<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span>
+ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit.
+Vous pouvez en voir les vingt articles
+bien en règle<a name='FA_29' id='FA_29' href='#FN_29' class='fnanchor'>[29]</a>. Tout est prévu, la
+place de sûreté, le nombre des troupes,
+les secours d’hommes et d’argent.
+</p>
+
+<p>
+—Les traîtres! s’écria Louis agité. Il
+faut les faire saisir: mon frère renonce
+et se repent; mais faites arrêter le duc
+de Bouillon...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera difficile au milieu de son
+armée d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+—Je réponds de son arrestation sur
+ma tête, Sire: mais ne reste-t-il pas un
+autre nom?
+</p>
+
+<p>
+—Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit
+le Roi en balbutiant.
+</p>
+
+<p>
+—Précisément, Sire, dit le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je le vois bien... Mais je crois que
+l’on pourrait...
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu
+d’une voix tonnante, il faut que
+tout finisse aujourd’hui. Votre favori
+<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span>
+est à cheval à la tête de son parti; choisissez
+entre lui et moi. Livrez l’enfant à
+l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a
+pas de milieu.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! que voulez-vous donc si je vous
+favorise? dit le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Sa tête et celle de son confident.
+</p>
+
+<p>
+—Jamais... c’est impossible! reprit le
+Roi avec horreur et tombant dans la
+même irrésolution où il était avec Cinq-Mars
+contre Richelieu. Il est mon ami
+aussi bien que vous; mon cœur souffre
+de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi
+n’étiez-vous pas d’accord tous les deux?
+pourquoi cette division? C’est ce qui l’a
+amené jusque-là. Vous avez fait mon
+désespoir: vous et lui, vous me rendez
+le plus malheureux des hommes!
+</p>
+
+<p>
+Louis cachait sa tête dans ses deux
+mains en parlant et peut-être versait-il
+des larmes; mais l’inflexible ministre le
+suivait des yeux comme on regarde sa
+proie, et sans pitié, sans lui accorder
+un moment pour respirer, profita au
+contraire de ce trouble pour parler plus
+longtemps.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span>
+—Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole
+dure et froide, que vous vous rappelez
+les commandements que Dieu
+même vous a faits par la bouche de
+votre confesseur? Vous me dites un
+jour que l’Église vous ordonnait expressément
+de révéler à votre premier ministre
+tout ce que vous entendriez
+contre lui, et je n’ai jamais rien su par
+vous de ma mort prochaine. Il a fallu
+que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre
+la conjuration, que les coupables
+eux-mêmes, par un coup de la
+Providence, se livrassent à moi pour
+me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul,
+le plus endurci, le moindre de tous, résiste
+encore; et c’est lui qui a tout
+conduit, c’est lui qui livre la France à
+l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage
+de mes vingt années, soulève les
+Huguenots du Midi, appelle aux armes
+tous les ordres de l’État, ressuscite des
+prétentions écrasées, et rallume enfin
+la Ligue éteinte par votre père; car
+c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est
+elle qui relève toutes ses têtes contre
+<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span>
+vous. Êtes-vous prêt au combat? où
+donc est votre massue?
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, anéanti, ne répondait pas et
+cachait toujours sa tête dans ses mains.
+Le Cardinal, inexorable, croisa les bras
+et poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Je crains qu’il ne vous vienne à
+l’esprit que c’est pour moi que je parle.
+Croyez-vous vraiment que je ne me
+juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe
+beaucoup? En vérité, je ne sais à
+quoi il tient que je vous laisse faire, et
+mettre cet immense fardeau de l’État
+dans la main de ce jouvenceau. Vous
+pensez bien que depuis vingt ans que
+je connais votre cour je ne suis pas
+sans m’être assuré quelque retraite où,
+malgré vous-même, je pourrais aller, de
+ce pas, achever les six mois peut-être
+qu’il me reste de vie. Ce serait un
+curieux spectacle pour moi que celui
+d’un tel règne! Que répondrez-vous, par
+exemple, lorsque tous ces petits potentats,
+se relevant dès que je ne pèserai
+plus sur eux, viendront à la suite de
+votre frère vous dire, comme ils l’osèrent
+<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span>
+à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous
+tous les grands gouvernements
+à titres héréditaires et de souveraineté,
+nous serons contents<a name='FA_30' id='FA_30' href='#FN_30' class='fnanchor'>[30]</a>!» Vous le ferez,
+je n’en doute pas, et c’est la moindre
+chose que vous puissiez accorder à ceux
+qui vous auront délivré de Richelieu; et
+ce sera plus heureux peut-être, car pour
+gouverner l’Ile-de-France, qu’ils vous
+laisseront sans doute comme domaine
+originaire, votre nouveau ministre n’aura
+pas besoin de tant de papiers.
+</p>
+
+<p>
+En parlant, il poussa avec colère
+la vaste table qui remplissait presque
+la chambre, et que surchargeaient des
+papiers et des portefeuilles sans nombre.
+</p>
+
+<p>
+Louis fut tiré de son apathique méditation
+par l’excès d’audace de ce discours;
+il leva la tête et sembla un instant
+avoir pris une résolution par crainte
+d’en prendre une autre.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai
+que je veux régner par moi seul.
+</p>
+
+<p>
+—A la bonne heure, dit Richelieu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span>
+mais je dois vous prévenir que les
+affaires du moment sont difficiles. Voici
+l’heure où l’on m’apporte mon travail
+ordinaire.
+</p>
+
+<p>
+—Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai
+les portefeuilles, je donnerai mes
+ordres.
+</p>
+
+<p>
+—Essayez donc, dit Richelieu, je me
+retire, et, si quelque chose vous arrête,
+vous m’appellerez.
+</p>
+
+<p>
+Il sonna: à l’instant même et comme
+s’ils eussent attendu le signal, quatre
+vigoureux valets de pied entrèrent et
+emportèrent son fauteuil et sa personne
+dans un autre appartement; car, nous
+l’avons dit, il ne pouvait plus marcher.
+En passant dans la chambre où travaillaient
+les secrétaires, il dit à haute
+voix:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle
+résolution et fier d’avoir une fois résisté,
+il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage
+politique. Il fit le tour de l’immense
+table, et vit autant de portefeuilles
+<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span>
+que l’on comptait alors d’Empires,
+de Royaumes et de Cercles dans l’Europe;
+il en ouvrit un et le trouva divisé
+en cases dont le nombre égalait celui
+des subdivisions de tout le pays auquel
+il était destiné. Tout était en ordre, mais
+dans un ordre effrayant pour lui, parce
+que chaque note ne renfermait que la
+quintessence de chaque affaire, si l’on
+peut parler ainsi, et ne touchait que le
+point juste des relations du moment avec
+la France. Ce laconisme était à peu près
+aussi énigmatique pour Louis que les
+lettres en chiffres qui couvraient la table.
+Là, tout était confusion: sur des édits
+de bannissements et d’expropriation des
+Huguenots de la Rochelle se trouvaient
+jetés les traités avec Gustave-Adolphe et
+les Huguenots du Nord contre l’Empire;
+des notes sur le général Bannier, sur
+Walstein, le duc de Weimar et Jean de
+Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le
+détail des lettres trouvées dans la cassette
+de la Reine, la liste de ses colliers
+et des bijoux qu’ils renfermaient et la
+double interprétation qu’on eût pu donner
+<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span>
+à chaque phrase de ses billets. Sur
+la marge de l’un d’eux étaient ces mots:
+«<i>Sur quatre lignes de l’écriture d’un
+homme, on peut lui faire un procès criminel</i>».
+Plus loin étaient entassés les
+dénonciations contre les Huguenots, les
+plans de république qu’ils avaient arrêtés;
+la division de la France en Cercles,
+sous la dictature annuelle d’un chef; le
+sceau de cet Etat projeté y était joint
+représentant un ange appuyé sur une
+croix, et tenant à la main la Bible, qu’il
+élevait sur son front. A côté était une
+liste des cardinaux que le Pape avait
+nommés autrefois le même jour que
+l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi
+eux se trouvait le marquis de Bédémar,
+ambassadeur et conspirateur à Venise.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII épuisait en vain ses forces
+sur des détails d’une autre époque, cherchant
+inutilement les papiers relatifs à
+la conjuration, et propres à lui montrer
+son véritable nœud et ce que l’on avait
+tenté contre lui-même, lorsqu’un petit
+homme d’une figure olivâtre, d’une taille
+courbée, d’une démarche contrainte et
+<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span>
+dévote, entra dans le cabinet: c’était un
+secrétaire d’Etat, nommé Desnoyers; il
+s’avança en saluant:
+</p>
+
+<p>
+—Puis-je parler à Sa Majesté des affaires
+du Portugal? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—D’Espagne, par conséquent, dit
+Louis; le Portugal est une province d’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—De Portugal, insista Desnoyers.
+Voici le manifeste que nous recevons
+à l’instant. Et il lut:
+</p>
+
+<p>
+«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi
+de Portugal, des Algarves, royaumes
+deçà d’Afrique, seigneur de la Guinée,
+conqueste, navigation et commerce de
+l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tout cela? dit le Roi;
+qui parle donc ainsi?
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Bragance, roi de Portugal,
+couronné il y a déjà une... il y a
+quelque temps, Sire, par un homme appelé
+Pinto. A peine remonté sur le trône,
+il tend la main à la Catalogne révoltée.
+</p>
+
+<p>
+—La Catalogne se révolte aussi? Le
+roi Philippe IV n’a donc plus pour premier
+ministre le Comte-Duc?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span>
+—Au contraire, Sire, c’est parce qu’il
+l’a encore. Voici la déclaration des Etats-généraux
+catalans à Sa Majesté Catholique,
+contenant que tout le pays prend
+les armes contre ses troupes <i>sacrilèges</i>
+et <i>excommuniées</i>. Le roi de Portugal...
+</p>
+
+<p>
+—Dites le duc de Bragance, reprit
+Louis; je ne reconnais pas un révolté.
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Bragance donc, Sire, dit
+froidement le conseiller d’Etat, envoie à
+la <span class='smcap'>principauté</span> de Catalogne son neveu,
+D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer
+de la protection de ce pays (et de sa
+souveraineté peut-être, qu’il voudrait
+ajouter à celle qu’il vient de reconquérir).
+Or, les troupes de Votre Majesté
+sont devant Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’importe? dit Louis.
+</p>
+
+<p>
+—Les Catalans ont le cœur plus français
+que portugais, Sire, et il est encore
+temps d’enlever cette tutelle au roi de...
+au duc de Portugal.
+</p>
+
+<p>
+—Moi, soutenir des rebelles! vous
+osez!
+</p>
+
+<p>
+—C’était le projet de Son Eminence,
+poursuivit le secrétaire d’Etat; l’Espagne
+<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span>
+et la France sont en pleine guerre d’ailleurs,
+et M. d’Olivarès n’a pas hésité à
+tendre la main de Sa Majesté Catholique
+à nos Huguenots.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon; j’y penserai, dit le Roi;
+laissez-moi.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, les Etats-généraux de Catalogne
+sont pressés, les troupes d’Aragon
+marchent contre eux...
+</p>
+
+<p>
+—Nous verrons... Je me déciderai dans
+un quart d’heure, répondit Louis XIII.
+</p>
+
+<p>
+Le petit secrétaire d’Etat sortit avec
+un air mécontent et découragé. A sa
+place, Chavigny se présenta, tenant un
+portefeuille aux armes britanniques.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, dit-il, je demande à Votre
+Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre.
+Les parlementaires, sous le
+commandement du comte d’Essex, viennent
+de faire lever le siège de Glocester;
+le prince Rupert a livré à Newbury une
+bataille désastreuse et peu profitable à
+Sa Majesté Britannique. Le Parlement
+se prolonge, et il a pour lui les grandes
+villes, les ports et toute la population
+presbytérienne. Le roi Charles I<sup>er</sup> demande
+<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span>
+des secours que la Reine ne trouve
+plus en Hollande.
+</p>
+
+<p>
+—Il faut envoyer des troupes à mon
+frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut
+voir les papiers précédents, et, en
+parcourant les notes du Cardinal, il
+trouva que, sur une première demande
+du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa
+main:
+</p>
+
+<p>
+«Faut réfléchir longtemps et attendre:—les
+Communes sont fortes;—le Roi
+Charles compte sur les Ecossais; ils le
+vendront.
+</p>
+
+<p>
+«Faut prendre garde. Il y a là un
+homme de guerre qui est venu voir Vincennes,
+et a dit qu’on «<i>ne devrait jamais
+frapper les princes qu’à la tête</i>. <span class='smcap'>Remarquable</span>»,
+ajoutait le Cardinal. Puis il
+avait rayé ce mot, y substituant: «<span class='smcap'>Redoutable</span>».
+</p>
+
+<p>
+Et plus bas:
+</p>
+
+<p>
+«Cet homme domine Fairfax;—il
+fait l’inspiré; ce sera un grand homme.—Secours
+refusé;—argent perdu.»
+</p>
+
+<p>
+Le Roi dit alors:—Non, non, ne précipitez
+rien, j’attendrai.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span>
+—Mais, Sire, dit Chavigny, les événements
+sont rapides; si le courrier retarde
+d’une heure, la perte du roi d’Angleterre
+peut s’avancer d’un an.
+</p>
+
+<p>
+—En sont-ils là? demanda Louis.
+</p>
+
+<p>
+—Dans le camp des Indépendants,
+on prêche la République la Bible à la
+main; dans celui des Royalistes, on se
+dispute le pas, et l’on rit.
+</p>
+
+<p>
+—Mais un moment de bonheur peut
+tout sauver!
+</p>
+
+<p>
+—Les Stuarts ne sont pas heureux,
+Sire, reprit Chavigny respectueusement,
+mais sur un ton qui laissait beaucoup à
+penser.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, dit le Roi d’un ton
+d’humeur.
+</p>
+
+<p>
+Le secrétaire d’Etat sortit lentement.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que Louis XIII se vit tout
+entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait
+en lui-même. Il promena d’abord
+sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait,
+passant de l’un à l’autre, trouvant
+partout des dangers et ne les trouvant
+jamais plus grands que dans les ressources
+mêmes qu’il inventait. Il se leva
+<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span>
+et, changeant de place, se courba ou
+plutôt se jeta sur une carte géographique
+de l’Europe; il y trouva toutes ses terreurs
+ensemble, au nord, au midi, au
+centre de son royaume; les révolutions
+lui apparaissaient comme des Euménides;
+sous chaque contrée, il crut voir fumer
+un volcan; il lui semblait entendre les
+cris de détresse des rois qui l’appelaient,
+et les cris de fureur des peuples; il crut
+sentir la terre de France craquer et se
+fendre sous ses pieds; sa vue faible et
+fatiguée se troubla, sa tête malade fut
+saisie d’un vertige qui refoula le sang
+vers son cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Richelieu! cria-t-il d’une voix étouffée
+en agitant une sonnette; qu’on appelle
+le Cardinal!
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé
+par les odeurs fortes et les sels qu’on
+lui avait mis sur les lèvres et les tempes,
+il vit un instant des pages, qui se retirèrent
+sitôt qu’il eut entr’ouvert ses
+paupières, et se retrouva seul avec le
+Cardinal. L’impassible ministre avait
+<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span>
+fait poser sa chaise longue contre le
+fauteuil du Roi, comme le siège d’un
+médecin près du lit de son malade, et
+fixait ses yeux étincelants et scrutateurs
+sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il
+put l’entendre, il reprit d’une voix sombre
+son terrible dialogue:
+</p>
+
+<p>
+—Vous m’avez rappelé, dit-il, que me
+voulez-vous?
+</p>
+
+<p>
+Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit
+les yeux et le regarda, puis se hâta
+de les refermer. Cette tête décharnée,
+armée de deux yeux flamboyants et terminée
+par une barbe aiguë et blanchâtre;
+cette calotte et ces vêtements de la couleur
+du sang et des flammes, tout lui
+représentait un esprit infernal.
+</p>
+
+<p>
+—Régnez, dit-il d’une voix faible.
+</p>
+
+<p>
+—Mais me livrez-vous Cinq-Mars et
+de Thou? poursuivit l’implacable ministre
+en s’approchant pour lire dans les
+yeux éteints du prince, comme un avide
+héritier poursuit jusque dans la tombe
+les dernières lueurs de la volonté d’un
+mourant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span>
+—Régnez, répéta le Roi en détournant
+la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Signez donc, reprit Richelieu, ce
+papier porte: «Ceci est ma volonté, de
+les prendre morts ou vifs».
+</p>
+
+<p>
+Louis, toujours la tête renversée sur
+le dossier du fauteuil, laissa tomber sa
+main sur le papier fatal, et signa.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, par pitié! je meurs!
+dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas tout encore, continua
+celui qu’on appelle le grand politique;
+je ne suis pas sûr de vous; il me faut
+dorénavant des garanties et des gages.
+Signez encore ceci, et je vous quitte.
+</p>
+
+<p>
+«Quand le Roi ira voir le Cardinal,
+les gardes de celui-ci ne quitteront pas
+les armes; et quand le Cardinal ira chez
+le Roi, ses gardes partageront le poste
+avec ceux de Sa Majesté<a name='FA_31' id='FA_31' href='#FN_31' class='fnanchor'>[31]</a>.»
+</p>
+
+<p>
+De plus:
+</p>
+
+<p>
+«Sa Majesté s’engage à remettre les
+deux Princes ses fils en otage entre les
+<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span>
+mains du Cardinal, comme garantie de
+la bonne foi de son attachement<a name='FA_32' id='FA_32' href='#FN_32' class='fnanchor'>[32]</a>.»
+</p>
+
+<p>
+—Mes enfants! s’écria Louis relevant
+sa tête, vous osez...
+</p>
+
+<p>
+—Aimez-vous mieux que je me retire?
+dit Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Le roi signa.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce donc fini? dit-il avec un
+profond gémissement.
+</p>
+
+<p>
+Ce n’était pas fini: une autre douleur
+lui était réservée.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit brusquement et l’on
+vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois,
+le Cardinal qui trembla.
+</p>
+
+<p>
+—Que voulez-vous, monsieur? dit-il
+en saisissant la sonnette pour appeler.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Écuyer était d’une pâleur
+égale à celle du Roi; et, sans daigner
+répondre à Richelieu, il s’avança d’un
+air calme vers Louis XIII. Celui-ci le
+regarda comme regarde un homme qui
+vient de recevoir sa sentence de mort.
+</p>
+
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_344.jpg">
+ <img src='images/illus_344-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+
+<p>
+—Vous devez trouver, Sire, quelque
+difficulté à me faire arrêter, car j’ai
+<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span>
+vingt mille hommes à moi, dit Henri
+d’Effiat avec la voix la plus douce.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement,
+est-ce toi qui as fait de
+telles choses?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous
+apporte mon épée, car vous venez sans
+doute de me livrer, dit-il en la détachant
+et la posant aux pieds du Roi, qui baissa
+les yeux sans répondre.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans
+amertume, parce qu’il n’appartenait déjà
+plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu
+avec mépris:
+</p>
+
+<p>
+—Je me rends parce que je veux
+mourir, dit-il; mais je ne suis pas
+vaincu.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal serra les poings par
+fureur; mais il se contraignit.
+</p>
+
+<p>
+—Et quels sont vos complices? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement
+et entr’ouvrit les lèvres pour parler...
+Le Roi baissa la tête et souffrit en cet
+instant un supplice inconnu à tous les
+hommes.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span>
+—Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars,
+ayant pitié du prince.
+</p>
+
+<p>
+Et il sortit de l’appartement.
+</p>
+
+<p>
+Il s’arrêta dès la première galerie, où
+tous les gentilshommes et Fabert se
+levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes
+de m’arrêter.
+</p>
+
+<p>
+Tous se regardèrent sans oser l’approcher.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, je suis votre prisonnier...
+oui, messieurs, je suis sans
+épée, et, je vous le répète, prisonnier
+du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais ce que je vois, dit le
+général; vous êtes deux qui venez vous
+rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne.
+</p>
+
+<p>
+—Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut
+être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement
+je le devine.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ne t’avais-je pas aussi deviné?
+s’écria celui-ci en se montrant et se
+jetant dans ses bras.
+</p>
+
+<h2 id="chap_25">
+CHAPITRE XXV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES PRISONNIERS
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Pichald</span>, <i>Léonidas</i>.
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i4">Mourir sans vider mon carquois!<br /></span>
+<span class="i0">Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange<br /></span>
+<span class="i4">Ces bourreaux barbouilleurs de lois!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>André Chénier.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Parmi ces vieux châteaux dont la
+France se dépouille à regret chaque
+année, comme des fleurons de sa couronne,
+il y en avait un d’un aspect
+sombre et sauvage sur la rive gauche
+de la Saône. Il semblait une sentinelle
+formidable placée à l’une des portes de
+Lyon, et tenait son nom de l’énorme
+rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à
+pic comme une sorte de pyramide naturelle,
+et dont la cime, recourbée sur la
+<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span>
+route et penchée jusque sur le fleuve,
+se réunissait jadis, dit-on, à d’autres
+roches que l’on voit sur la rive opposée,
+formant comme l’arche naturelle d’un
+pont; mais le temps, les eaux et la main
+des hommes n’ont laissé debout que le
+vieux amas de granit qui servait de piédestal
+à la forteresse, détruite aujourd’hui.
+Les archevêques de Lyon l’avaient
+élevée autrefois, comme seigneurs temporels
+de la ville, et y faisaient leur résidence;
+depuis, elle devint place de
+guerre, et, sous Louis XIII, une prison
+d’État. Une seule tour colossale, où le
+jour ne pouvait pénétrer que par trois
+longues meurtrières, dominait l’édifice;
+et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient
+de leurs épaisses murailles,
+dont les lignes et les angles suivaient
+les formes de la roche immense et perpendiculaire.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que le Cardinal de Richelieu,
+avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer
+et conduire lui-même ses jeunes
+ennemis. Laissant Louis le précéder à
+Paris, il les enleva de Narbonne, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span>
+traînant à sa suite pour orner son dernier
+triomphe, et venant prendre le
+Rhône à Tarascon, presque à son embouchure,
+comme pour prolonger ce
+plaisir de la vengeance que les hommes
+ont osé nommer celui des dieux; étalant
+aux yeux des deux rives le luxe de sa
+haine, il remonta le fleuve avec lenteur
+sur des barques à rames dorées et pavoisées
+de ses armoiries et de ses couleurs,
+couché dans la première et remorquant
+ses deux victimes dans la seconde,
+au bout d’une longue chaîne.
+</p>
+
+<p>
+Souvent le soir, lorsque la chaleur
+était passée, les deux nacelles étaient
+dépouillées de leur tente, et l’on voyait
+dans l’une Richelieu, pâle et décharné,
+assis sur la poupe; dans celle qui suivait,
+les deux jeunes prisonniers, debout,
+le front calme, appuyés l’un sur l’autre,
+et regardant s’écouler les flots rapides
+du fleuve. Jadis les soldats de César,
+qui campèrent sur ces mêmes bords,
+eussent cru voir l’inflexible batelier des
+enfers conduisant les ombres amies de
+Castor et Pollux: des chrétiens n’eurent
+<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span>
+pas même l’audace de réfléchir et d’y
+voir un prêtre menant ses deux ennemis
+au bourreau: c’était le premier ministre
+qui passait.
+</p>
+
+<p>
+En effet, il passa, les laissant en garde
+à cette ville même où les conjurés
+avaient proposé de le faire périr. Il aimait
+à se jouer ainsi, en face, de la destinée,
+et à planter un trophée où elle avait
+voulu mettre sa tombe.
+</p>
+
+<p>
+«Il se faisait tirer, dit un journal
+manuscrit de cette année, contre-mont
+la rivière du Rhône, dans un bateau où
+l’on avait bâti une chambre de bois,
+tapissée de velours rouge cramoisi à
+feuillages, le fond étant d’or. Dans le
+bateau, il y avait une antichambre de
+même façon; à la proue et à l’arrière
+du bateau, il y avait quantité de soldats
+de ses gardes portant la casaque écarlate,
+en broderie d’or, d’argent et de
+soie, ainsi que beaucoup de seigneurs
+de marque. Son Éminence était dans un
+lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur
+le cardinal Bigny et messeigneurs
+les évêques de Nantes et de Chartres y
+<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span>
+étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes
+en d’autres bateaux. Au-devant
+du sien, une frégate faisait la
+découverte des passagers, et après montait
+un autre bateau chargé d’arquebusiers
+et d’officiers pour les commander.
+Lorsqu’on abordait en quelque île, on
+mettait des soldats en icelle, pour voir
+s’il y avait des gens suspects; et n’y en
+rencontrant point, ils en gardaient les
+bords, jusques à ce que deux bateaux
+qui suivaient eussent passé; ils étaient
+remplis de noblesse et de soldats bien
+armés.
+</p>
+
+<p>
+«Et après venait le bateau de Son
+Eminence, à la queue duquel était attaché
+un petit bateau dans lequel étaient
+MM. de Thou et Cinq-Mars, gardés par
+un exempt des gardes du Roi et douze
+gardes de Son Eminence. Après les bateaux
+venaient trois barques où étaient
+les hardes et la vaisselle d’argent de
+Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes
+et soldats.
+</p>
+
+<p>
+«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné,
+marchaient deux compagnies de chevau-légers,
+<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span>
+et autant sur le bord du côté du
+Languedoc et Vivarais; il y avait un
+très beau régiment de gens de pied qui
+entrait dans les villes où Son Eminence
+devait entrer ou coucher. Il y avait
+plaisir d’ouïr les trompettes qui jouaient
+en Dauphiné avec les réponses de celles
+du Vivarais, et les redits des échos de
+nos rochers; on eût dit que tout jouait
+à mieux faire.»
+</p>
+
+<hr class="hrnotes"/>
+
+<p>
+Au milieu d’une nuit du mois de septembre
+1642, tandis que tout semblait
+sommeiller dans l’inexpugnable tour des
+prisonniers, la porte de leur première
+chambre tourna sans bruit sur ses gonds,
+et sur le seuil parut un homme vêtu
+d’une robe brune ceinte d’une corde, ses
+pieds chaussés de sandales, et un paquet
+de grosses clefs à la main: c’était
+Joseph. Il regarda avec précaution sans
+avancer, et contempla en silence l’appartement
+du Grand-Ecuyer. D’épais tapis,
+de larges et splendides tentures voilaient
+les murs de la prison; un lit de damas
+<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span>
+rouge était préparé, mais le captif n’y
+était pas; assis près d’une haute cheminée,
+dans un grand fauteuil, vêtu
+d’une longue robe grise de la forme de
+celle des prêtres, la tête baissée, les yeux
+fixés sur une petite croix d’or, à la lueur
+tremblante d’une lampe, il était absorbé
+par une méditation si profonde, que le
+capucin eut le loisir d’approcher jusqu’à
+lui et de se placer debout face à face du
+prisonnier avant qu’il s’en aperçût.
+Enfin il leva la tête et s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Que viens-tu faire ici, misérable?
+</p>
+
+<p>
+—Jeune homme, vous êtes emporté,
+répondit d’une voix très basse le mystérieux
+visiteur; deux mois de prison
+auraient pu vous calmer. Je viens pour
+vous dire d’importantes choses: écoutez-moi;
+j’ai beaucoup pensé à vous, et je
+ne vous hais pas tant que vous croyez.
+Les moments sont précieux: je vous
+dirai tout en peu de mots. Dans deux
+heures on va venir vous interroger, vous
+juger et vous mettre à mort avec votre
+ami: cela ne peut manquer parce qu’il
+faut que tout se termine le même jour.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span>
+—Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’y
+compte.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! je puis encore vous tirer
+d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi,
+comme je vous l’ai dit, et je viens vous
+proposer des choses qui vous seront
+agréables. Le Cardinal n’a pas six mois
+à vivre; ne faisons pas les mystérieux,
+entre nous il faut être francs: vous voyez
+où je vous ai amené pour lui, et vous
+pouvez juger par là du point où je le
+conduirai pour vous si vous voulez;
+nous pouvons lui retrancher ces six mois
+qui lui restent. Le Roi vous aime et vous
+rappellera près de lui avec transport
+quand il vous saura vivant; vous êtes
+jeune, vous serez longtemps heureux et
+puissant; vous me protégerez, vous me
+ferez cardinal.
+</p>
+
+<p>
+L’étonnement rendit muet le jeune
+prisonnier, qui ne pouvait comprendre
+un tel langage et semblait avoir de la
+peine à y descendre de la hauteur de
+ses méditations. Tout ce qu’il put dire
+fut:
+</p>
+
+<p>
+—Votre bienfaiteur! Richelieu!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span>
+Le capucin sourit et poursuivit tout
+bas en se rapprochant de lui:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’y a point de bienfaits en politique,
+il y a des intérêts, voilà tout. Un
+homme employé par un ministre ne doit
+pas être plus reconnaissant qu’un cheval
+monté par un écuyer ne l’est d’être préféré
+aux autres. Mon allure lui a convenu,
+j’en suis bien aise. A présent il me
+convient de le jeter à terre.
+</p>
+
+<p>
+«Oui, cet homme n’aime que lui-même;
+il m’a trompé, je le vois bien, en reculant
+toujours mon élévation; mais
+encore une fois, j’ai des moyens sûrs de
+vous faire évader sans bruit; je peux
+tout ici. Je ferai mettre à la place des
+hommes sur lesquels il compte, d’autres
+hommes qu’il destinait à la mort, et
+qui sont ici près, dans la tour du Nord,
+la tour des oubliettes, qui s’avance là-bas
+au-dessus de l’eau. Ses créatures
+iront remplacer ces gens-là. J’envoie un
+médecin, un empirique qui m’appartient,
+au glorieux Cardinal, que les plus
+savants de Paris ont abandonné; si vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span>
+vous entendez avec moi, il lui portera
+un remède universel et éternel.
+</p>
+
+<p>
+—Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi,
+religieux infernal! aucun homme n’est
+semblable à toi; tu n’es pas un homme!
+tu marches d’un pas furtif et silencieux
+dans les ténèbres, tu traverses les murailles
+pour présider à des crimes secrets;
+tu te places entre les cœurs des amants
+pour les séparer éternellement. Qui es-tu?
+tu ressembles à l’âme tourmentée
+d’un damné.
+</p>
+
+<p>
+—Romanesque enfant! dit Joseph;
+vous auriez eu de grandes qualités sans
+vos idées fausses. Il n’y a peut-être ni
+damnation ni âme. Si celles des morts
+revenaient se plaindre, j’en aurais mille
+autour de moi, et je n’en ai jamais vu,
+même en songe.
+</p>
+
+<p>
+—Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore des mots, reprit
+Joseph; il n’y a point de monstre ni
+d’homme vertueux. Vous et M. de Thou,
+qui vous piquez de ce que vous nommez
+vertu, vous avez manqué de causer la
+<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span>
+mort de cent mille hommes peut-être,
+en masse et au grand jour, pour rien,
+tandis que Richelieu et moi nous en
+avons fait périr beaucoup moins, en
+détail, et la nuit, pour fonder un grand
+pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne
+faut point se mêler d’agir sur les hommes,
+ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable
+est de voir ce qui est, et de se dire
+comme moi: Il est possible que l’âme
+n’existe pas: nous sommes les fils du
+hasard; mais, relativement aux autres
+hommes, nous avons des passions qu’il
+faut satisfaire.
+</p>
+
+<p>
+—Je respire! s’écria Cinq-Mars, il ne
+croit pas en Dieu!
+</p>
+
+<p>
+Joseph poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Or, Richelieu, vous et moi, sommes
+nés ambitieux; il fallait donc tout sacrifier
+à cette idée!
+</p>
+
+<p>
+—Malheureux! ne me confondez pas
+avec vous!
+</p>
+
+<p>
+—C’est la vérité pure cependant,
+reprit le capucin; et seulement vous
+voyez à présent que notre système valait
+mieux que le vôtre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span>
+—Misérable! c’était par amour...
+</p>
+
+<p>
+—Non! non! non! non!... Ce n’est
+point cela. Voici encore des mots; vous
+l’avez cru peut-être vous-même, mais
+c’était pour vous; je vous ai entendu
+parler à cette jeune fille, vous ne pensiez
+qu’à vous-mêmes tous les deux;
+vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre:
+elle ne songeait qu’à son rang, et vous
+à votre ambition. C’est pour s’entendre
+dire qu’on est parfait et se voir adorer
+qu’on veut être aimé, c’est encore et
+toujours là le saint égoïsme qui est mon
+Dieu.
+</p>
+
+<p>
+—Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n’était-ce
+pas assez de nous faire mourir? pourquoi
+viens-tu jeter tes venins sur la vie
+que tu nous ôtes; quel démon t’a enseigné
+ton horrible analyse des cœurs?
+</p>
+
+<p>
+—La haine de tout ce qui m’est supérieur,
+dit Joseph avec un rire bas et
+faux, et le désir de fouler aux pieds tous
+ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux
+et ingénieux à trouver le côté
+faible de vos rêves. Il y a un ver qui
+rampe au cœur de tous ces beaux fruits.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span>
+—Grand Dieu! l’entends-tu? s’écria
+Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras
+vers le ciel.
+</p>
+
+<p>
+La solitude de sa prison, les pieuses
+conversations de son ami, et surtout la
+présence de la mort, qui vient comme la
+lumière d’un astre inconnu donner d’autres
+couleurs à tous les objets accoutumés
+de nos regards; les méditations de l’éternité,
+et (le dirons-nous?) de grands
+efforts pour changer ses regrets déchirants
+en espérances immortelles et
+pour diriger vers Dieu toute cette force
+d’aimer qui l’avait égaré sur la terre;
+tout avait fait en lui-même une étrange
+révolution; et, semblable à ces épis que
+mûrit subitement un seul coup de soleil,
+son âme acquit de plus vives lumières,
+exaltée par l’influence mystérieuse de la
+mort.
+</p>
+
+<p>
+—Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci
+et son maître sont des hommes, suis-je
+un homme aussi? Contemple, contemple
+deux ambitions réunies, l’une égoïste et
+sanglante, l’autre dévouée et sans tache;
+la leur soufflée par la haine, la nôtre
+<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span>
+inspirée par l’amour. Regarde, Seigneur,
+regarde, juge et pardonne. Pardonne,
+car nous fûmes bien criminels de marcher
+un seul jour dans la même voie à laquelle
+on ne donne qu’un nom sur la
+terre, quel que soit le but où elle conduise.
+</p>
+
+<p>
+Joseph l’interrompit durement en frappant
+du pied.
+</p>
+
+<p>
+—Quand vous aurez fini votre prière,
+dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez
+m’aider, et je vous sauverai à l’instant.
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, scélérat impur, jamais, dit
+Henri d’Effiat, je ne m’associerai à toi
+et à un assassinat! Je l’ai refusé quand
+j’étais puissant, et sur toi-même.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez eu tort: vous seriez
+maître à présent.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! quel bonheur aurais-je de mon
+pouvoir, partagé qu’il serait avec une
+femme qui ne me comprit pas, m’aima
+faiblement et me préféra une couronne?
+Après son abandon je n’ai pas voulu
+devoir ce qu’on nomme l’Autorité à la
+victoire; juge si je la recevrai du crime!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_353' name='Page_353'>[353]</a></span>
+—Inconcevable folie! dit le capucin
+en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Tout avec elle, rien sans elle: c’était
+là toute mon âme.
+</p>
+
+<p>
+—C’est par entêtement et par vanité
+que vous persistez; c’est impossible! reprit
+Joseph: ce n’est pas dans la nature.
+</p>
+
+<p>
+—Toi qui veux nier le dévouement,
+reprit Cinq-Mars, comprends-tu du moins
+celui de mon ami?
+</p>
+
+<p>
+—Il n’existe pas davantage; il a voulu
+vous suivre parce que...
+</p>
+
+<p>
+Ici le capucin, un peu embarrassé,
+chercha un instant.
+</p>
+
+<p>
+—Parce que... parce que... il vous a
+formé, vous êtes son œuvre... il tient à
+vous par amour-propre d’auteur... Il était
+habitué à vous sermonner, et il sent qu’il
+ne trouverait plus d’élève si docile à l’écouter
+et à l’applaudir... La coutume
+constante lui a persuadé que sa vie tenait
+à la vôtre... c’est quelque chose comme
+cela... il vous accompagne par routine...
+D’ailleurs ce n’est pas fini... nous verrons
+la suite et l’interrogatoire; il niera
+sûrement qu’il ait su la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span>
+—Il ne le niera pas! s’écria impétueusement
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Il la savait donc? vous l’avouez, dit
+Joseph triomphant; vous n’en aviez pas
+encore dit si long.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! qu’ai-je fait? soupira Cinq-Mars
+en se cachant la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Calmez-vous: il est sauvé malgré
+cet aveu, si vous acceptez mon offre.
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat fut quelque temps sans répondre...
+le capucin poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Sauvez votre ami... la faveur du
+Roi vous attend, et peut-être l’amour
+égaré un moment...
+</p>
+
+<p>
+—Homme, ou qui que tu sois, si tu
+as quelque chose en toi de semblable à
+un cœur, répondit le prisonnier, sauve-le;
+c’est le plus pur des êtres créés.
+Mais fais le emporter loin d’ici pendant
+son sommeil, car, s’il s’éveille, tu ne le
+pourras pas.
+</p>
+
+<p>
+—A quoi cela me serait-il bon? dit
+en riant le capucin; c’est vous et votre
+faveur qu’il me faut.
+</p>
+
+<p>
+L’impétueux Cinq-Mars se leva, et,
+<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span>
+saisissant le bras de Joseph, qu’il regardait
+d’un air terrible:
+</p>
+
+<p>
+—Je l’abaissais en te priant pour lui:
+viens, scélérat! dit-il en soulevant une
+tapisserie qui séparait l’appartement de
+son ami du sien; viens et doute du
+dévouement et de l’immortalité des
+âmes... Compare l’inquiétude de ton
+triomphe au calme de notre défaite, la
+bassesse de ton règne à la grandeur de
+notre captivité, et ta veille sanglante au
+sommeil du juste.
+</p>
+
+<p>
+Une lampe solitaire éclairait de Thou.
+Ce jeune homme était à genoux encore
+devant un prie-Dieu surmonté d’un vaste
+crucifix d’ébène; il semblait s’être endormi
+en priant; sa tête, penchée en
+arrière, était élevée encore vers la croix;
+ses lèvres souriaient d’un sourire calme
+et divin, et son corps affaissé reposait
+sur les tapis et le coussin du siège.
+</p>
+
+<p>
+—Jésus! comme il dort! dit le capucin
+stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux
+propos le nom céleste qu’il prononçait
+habituellement chaque jour.
+</p>
+
+<p>
+Puis tout à coup il se retira brusquement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span>
+en portant la main à ses yeux,
+comme ébloui par une vision du ciel...
+</p>
+
+<p>
+—Brou... brr... brr... dit-il en secouant
+la tête et se passant la main sur
+le visage... Tout cela est un enfantillage:
+cela me gagnerait si j’y pensais... Ces
+idées-là peuvent être bonnes, comme
+l’opium pour calmer...
+</p>
+
+<p>
+Mais il ne s’agit pas de cela: dites
+oui ou non.
+</p>
+
+<p>
+—Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la
+porte par l’épaule; je ne veux point de
+la vie et ne me repens pas d’avoir perdu
+une seconde fois de Thou, car il n’en
+aurait pas voulu au prix d’un assassinat:
+et quand il s’est livré à Narbonne, ce
+n’était pas pour reculer à Lyon.
+</p>
+
+<p>
+—Réveillez-le donc car voici les juges,
+dit d’une voix aigre et riante le capucin
+furieux.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment entrèrent, à la lueur
+des flambeaux et précédés par un détachement
+de Gardes écossaises, quatorze
+juges vêtus de leurs longues robes, et
+dont on distinguait mal les traits. Ils se
+rangèrent et s’assirent en silence à droite
+<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span>
+et à gauche de la vaste chambre; c’étaient
+les commissaires délégués par le Cardinal-Duc
+pour cette sombre et solennelle
+affaire.—Tous hommes sûrs et de <i>confiance</i>
+pour le Cardinal de Richelieu, qui,
+de Tarascon, les avait choisis et inscrits.
+Il avait voulu que le chancelier Séguier
+vînt à Lyon lui-même, <i>pour éviter</i>, dit-il
+dans les instructions ou ordres qu’il
+envoie au Roi Louis XIII par Chavigny,
+«<i>pour éviter toutes les accroches qui
+arriveront s’il n’y est point. M. Marillac</i>,
+ajoutait-il, <i>fut à Nantes au procès de
+Chalais</i>. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
+à la mort de M. de Montmorency; et
+M. de Bellièvre, à Paris, au procès de
+M. de Biron. L’autorité et l’intelligence
+qu’ont ces messieurs des formes de
+justice est tout à fait nécessaire.»
+</p>
+
+<p>
+Le chancelier Séguier vint donc à la
+hâte; mais en ce moment on annonça
+qu’il avait ordre de ne point paraître, de
+peur d’être influencé par le souvenir de
+son ancienne amitié pour le prisonnier,
+qu’il ne vit que seul à seul. Les commissaires
+et lui avaient d’abord, et rapidement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span>
+reçu les lâches dépositions du duc
+d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais,
+puis à <i>Vivey</i><a name='FA_33' id='FA_33' href='#FN_33' class='fnanchor'>[33]</a>, à deux lieues de Lyon,
+où ce triste prince avait eu ordre de se
+rendre, tout suppliant et tremblant au
+milieu de ses gens, qu’on lui laissait par
+pitié, bien surveillé par les Gardes françaises
+et suisses. Le Cardinal avait fait
+dicter à Gaston son rôle et ses réponses
+mot pour mot; et, moyennant cette
+docilité, on l’avait exempté en forme des
+confrontations trop pénibles avec MM. de
+Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier
+et les commissaires avaient préparé
+M. de Bouillon, et, forts de leur
+travail préliminaire, venaient tomber de
+tout leur poids sur les jeunes coupables
+que l’on ne voulait pas sauver.—L’histoire
+ne nous a conservé que les noms
+des conseillers d’État qui accompagnèrent
+Pierre Séguier, mais non ceux
+des autres commissaires, dont il est
+seulement dit qu’ils étaient six du Parlement
+<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span>
+de Grenoble et deux présidents. Le
+rapporteur conseiller d’État Laubardemont,
+qui les avait dirigés en tout, était
+à leur tête. Joseph leur parla souvent à
+l’oreille avec une politesse révérencieuse,
+tout en regardant en dessous Laubardemont
+avec une ironie féroce.
+</p>
+
+<p>
+Il fut convenu que le fauteuil servirait
+de sellette, et l’on se tut pour
+écouter la réponse du prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Il parla d’une voix douce et calme.
+</p>
+
+<p>
+—Dites à M. le chancelier que j’aurais
+le droit d’en appeler au Parlement de
+Paris et de récuser mes juges, parce qu’il
+y a parmi eux deux de mes ennemis, et
+à leur tête un de mes amis, M. Séguier
+lui-même, que j’ai conservé dans sa
+charge; mais je vous épargnerai bien
+des peines, Messieurs, en me reconnaissant
+coupable de toute la conjuration,
+par moi seul conçue et ordonnée. Ma
+volonté est de mourir. Je n’ai donc rien
+à ajouter pour moi; mais, si vous voulez
+être justes, vous laisserez la vie à celui
+que le Roi même a nommé le plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span>
+honnête homme de France, et qui ne
+meurt que pour moi.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on l’introduise, dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Deux gardes entrèrent chez M. de Thou,
+et l’amenèrent.
+</p>
+
+<p>
+Il entra et salua gravement avec un
+sourire angélique sur les lèvres, et
+embrassant Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Voici donc enfin le jour de notre
+gloire! dit-il; nous allons gagner le ciel
+et le bonheur éternel.
+</p>
+
+<p>
+—Nous apprenons, monsieur, dit
+Laubardemont, nous apprenons par la
+bouche même de M. de Cinq-Mars, que
+vous avez su la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+De Thou répondit à l’instant et sans
+aucun trouble, toujours avec un demi-sourire
+et les yeux baissés:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier
+les lois humaines, et je sais que le
+témoignage d’un accusé ne peut condamner
+l’autre. Je pourrais répéter aussi
+ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’aurait
+pas cru si j’avais dénoncé sans preuve
+le frère du Roi. Vous voyez donc que
+<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span>
+ma vie et ma mort sont entre vos mains.
+Pourtant, lorsque j’ai bien envisagé l’une
+et l’autre, j’ai connu clairement que, de
+quelque vie que je puisse jamais jouir,
+elle ne pourrait être que malheureuse
+après la perte de M. de Cinq-Mars;
+j’avoue donc et confesse que j’ai su sa
+conspiration; j’ai fait mon possible pour
+l’en détourner.—Il m’a cru son ami
+unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu
+trahir; c’est pourquoi je me condamne
+par les lois qu’a rapportées mon père
+lui-même, qui me pardonne, j’espère.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, les deux amis se jetèrent
+dans les bras l’un de l’autre.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’écriait:
+</p>
+
+<p>
+—Ami! ami! que je regrette ta mort
+que j’ai causée! Je t’ai trahi deux fois,
+mais tu sauras comment.
+</p>
+
+<p>
+Mais de Thou l’embrassant et le consolant,
+répondait en levant les yeux en
+haut:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que nous sommes heureux de
+finir de la sorte! Humainement parlant
+je pourrais me plaindre de vous, monsieur,
+mais Dieu sait combien je vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span>
+aime! Qu’avons-nous fait qui nous mérite
+la grâce du martyre et le bonheur
+de mourir ensemble?
+</p>
+
+<p>
+Les juges n’étaient pas préparés à
+cette douceur, et se regardaient avec
+surprise.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! si l’on me donnait seulement
+une pertuisane, dit une voix enrouée
+(c’était le vieux Grandchamp, qui s’était
+glissé dans la chambre, et dont les yeux
+étaient rouges de fureur), je déferais
+bien monseigneur de tous ces hommes
+noirs! disait-il.
+</p>
+
+<p>
+Deux hallebardiers vinrent se mettre
+auprès de lui en silence; il se tut, et,
+pour se consoler, se mit à une fenêtre
+du côté de la rivière où le soleil ne se
+montrait pas encore, et il sembla ne
+plus faire attention à ce qui se passait
+dans la chambre.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Laubardemont, craignant
+que les juges ne vinssent à s’attendrir,
+dit à haute voix:
+</p>
+
+<p>
+—Actuellement, d’après l’ordre de
+monseigneur le Cardinal, on va mettre
+ces deux messieurs à la gêne, c’est-à-dire
+<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span>
+la question ordinaire et extraordinaire.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars rentra dans son caractère
+par indignation, et, croisant les bras,
+fit, vers Laubardemont et Joseph, deux
+pas qui les épouvantèrent. Le premier
+porta involontairement la main à son
+front.
+</p>
+
+<p>
+—Sommes-nous ici à Loudun? s’écria
+le prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Mais de Thou, s’approchant, lui prit
+la main et la serra; il se tut, et reprit
+d’un ton calme en regardant les juges:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, cela me semble bien
+rude; un homme de mon âge et de ma
+condition ne devrait pas être sujet à
+toutes ces formalités. J’ai tout dit et je
+dirai tout encore. Je prends la mort à
+gré et de grand cœur: la question n’est
+donc point nécessaire. Ce n’est point à
+des âmes comme les nôtres que l’on
+peut arracher des secrets par les souffrances
+du corps. Nous sommes devenus
+prisonniers par notre volonté et à
+l’heure marquée par nous-mêmes; nous
+avons dit seulement ce qu’il fallait pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span>
+nous faire mourir, vous ne sauriez rien
+de plus; nous avons ce que nous voulons.
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous, ami? interrompit
+de Thou?... Il se trompe, messieurs;
+nous ne refusons pas le martyre que
+Dieu nous offre, nous le demandons.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vous
+besoin de ces tortures infâmes pour
+conquérir le ciel? vous, martyr déjà,
+martyr volontaire de l’amitié! Messieurs
+moi seul je puis avoir d’importants secrets:
+mettez-moi seul à la question, si
+nous devons être traités comme les plus
+vils malfaiteurs.
+</p>
+
+<p>
+—Par charité, messieurs, reprenait
+de Thou, ne me privez pas des mêmes
+douleurs que lui; je ne l’ai pas suivi si
+loin pour l’abandonner à cette heure précieuse,
+et ne pas faire tous mes efforts
+pour l’accompagner jusque dans le ciel.
+</p>
+
+<p>
+Pendant ce débat, il s’en était engagé
+un autre entre Laubardemont et Joseph;
+celui-ci, craignant que la douleur n’arrachât
+le récit de son entretien, n’était pas
+d’avis de donner la question; l’autre ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span>
+trouvant pas son triomphe complété
+par la mort, l’exigeait impérieusement.
+Les juges entouraient et écoutaient ces
+deux ministres secrets du grand ministre;
+cependant, plusieurs choses leur
+ayant fait soupçonner que le crédit du
+capucin était plus puissant que celui du
+juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent
+à l’humanité quand il finit par
+ces paroles prononcées à voix basse:
+</p>
+
+<p>
+—Je connais leurs secrets; nous n’avons
+pas besoin de les savoir, parce
+qu’ils sont inutiles et qu’ils visent trop
+haut. M. le Grand n’a à dénoncer que
+le Roi, et l’autre la Reine; c’est ce qu’il
+vaut mieux ignorer. D’ailleurs, ils ne
+parleraient pas; je les connais, ils se
+tairaient, l’un par orgueil, l’autre par
+piété. Laissons-les: la torture les blessera;
+ils seront défigurés et ne pourront
+plus marcher; cela gâtera toute la cérémonie;
+il faut les conserver pour paraître.
+</p>
+
+<p>
+Cette dernière considération prévalut;
+les juges se séparèrent pour aller délibérer
+<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span>
+avec le chancelier. En sortant,
+Joseph dit à Laubardemont:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai laissé assez de plaisir
+ici: maintenant vous allez encore avoir
+celui de délibérer, et vous irez interroger
+trois prévenus dans la tour du
+Nord.
+</p>
+
+<p>
+C’étaient les trois juges d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier,
+poussant devant lui le maître des
+requêtes ébahi.
+</p>
+
+<p>
+A peine le sombre tribunal eut-il défilé,
+que Grandchamp, délivré de ses
+deux estafiers, se précipita vers son
+maître, et, lui saisissant la main, lui
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom du ciel, venez sur la terrasse,
+monseigneur, je vous montrerai
+quelque chose; au nom de votre mère,
+venez...
+</p>
+
+<p>
+Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé
+Quillet presque dans le même instant.
+</p>
+
+<p>
+—Mes enfants! mes pauvres enfants!
+criait le vieillard en pleurant; hélas!
+pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer
+<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span>
+qu’aujourd’hui? Cher Henri, votre mère,
+votre frère, votre sœur, sont ici
+cachés...
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, monsieur l’abbé, disait
+Grandchamp; venez sur la terrasse,
+monseigneur.
+</p>
+
+<p>
+Mais le vieux prêtre retenait son élève
+en l’embrassant.
+</p>
+
+<p>
+—Nous espérons, nous espérons
+beaucoup la grâce.
+</p>
+
+<p>
+—Je la refuserais, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Nous n’espérons que les grâces de
+Dieu, reprit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, interrompit encore
+Grandchamp, les juges viennent.
+</p>
+
+<p>
+En effet, la porte s’ouvrit encore à la
+sinistre procession, où Joseph et Laubardemont
+manquaient.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, s’écria le bon abbé s’adressant
+aux commissaires, je suis heureux
+de vous dire que je viens de Paris,
+que personne ne doute de la grâce de
+tous les conjurés. J’ai vu chez Sa Majesté,
+<span class='smcap'>Monsieur</span> lui-même. Et quant au
+duc de Bouillon, son interrogatoire n’est
+pas défav...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span>
+—Silence! dit M. de Ceton, lieutenant
+des Gardes écossaises.
+</p>
+
+<p>
+Et les quatorze commissaires rentrèrent
+et se rangèrent de nouveau dans
+la chambre.
+</p>
+
+<p>
+M. de Thou, entendant que l’on appelait
+le greffier criminel du présidial de
+Lyon pour prononcer l’arrêt, laissa éclater
+involontairement un de ces transports
+de joie religieuse qui ne se virent
+jamais que dans les martyrs et les saints
+aux approches de la mort; et s’avançant
+au devant de cet homme, il s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Quam speciosi pedes evangelizantium
+pacem, evangelizantium bona!</i>
+</p>
+
+<p>
+Puis, prenant la main de Cinq-Mars
+il se mit à genoux et tête nue pour entendre
+l’arrêt, ainsi qu’il était ordonné.
+D’Effiat demeura debout, mais on n’osa
+le contraindre.
+</p>
+
+<p>
+L’arrêt leur fut prononcé en ces mots:
+</p>
+
+<p>
+«Entre le procureur général du Roi
+demandeur en cas de crime de lèse-majesté,
+d’une part;
+</p>
+
+<p>
+«Et messire Henri d’Effiat de Cinq-Mars,
+Grand-Écuyer de France, âgé de
+<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span>
+vingt-deux ans; et François-Auguste de
+Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller
+du Roi en ses conseils; prisonniers au
+château de Pierre-Encise de Lyon, défendeurs
+et accusés, d’autre part;
+</p>
+
+<p>
+«Vu le procès extraordinairement fait
+à la requête dudit procureur général du
+Roi, à l’encontre desdits d’Effiat et de
+Thou, informations, interrogation, confessions,
+dénégations et confrontations,
+et copies reconnues du traité fait avec
+l’Espagne; considérant, la chambre déléguée:
+</p>
+
+<p>
+«1<sup>o</sup> Que celui qui attente à la personne
+des ministres, des princes, est
+regardé par les lois anciennes et constitutions
+des Empereurs comme criminel
+de lèse-majesté;
+</p>
+
+<p>
+«2<sup>o</sup> Que la troisième ordonnance du
+roi Louis XI porte peine de mort contre
+quiconque ne révèle pas une conjuration
+contre l’État;
+</p>
+
+<p>
+«Les commissaires députés par Sa
+Majesté ont déclaré lesdits d’Effiat et de
+Thou atteints et convaincus de crime
+de lèse-majesté, savoir:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span>
+«Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour les
+conspirations et entreprises, ligues et
+traités faits par lui avec les étrangers
+contre l’Etat;
+</p>
+
+<p>
+«Et ledit de Thou, pour avoir eu
+connaissance desdites entreprises;
+</p>
+
+<p>
+«Pour réparation desquels crimes,
+les ont privés de tous honneurs et dignités,
+et les ont condamnés et condamnent
+à avoir la tête tranchée sur un
+échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé
+en la place des Terreaux de cette ville;
+</p>
+
+<p>
+«Ont déclaré et déclarent tous et un
+chacun de leur biens, meubles et immeubles,
+acquis et confisqués au Roi;
+et iceux par eux tenus immédiatement
+de la couronne, réunis au domaine
+d’icelle; sur iceux préalablement prise
+la somme de 60,000 livres applicables à
+œuvres pies.»
+</p>
+
+<p>
+Après la prononciation de l’arrêt,
+M. de Thou dit à haute voix:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu soit béni! Dieu soit loué!
+</p>
+
+<p>
+—La mort ne m’a jamais fait peur,
+dit froidement Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que, suivant les formes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span>
+M. de Ceton, le lieutenant des Gardes
+écossaises, vieillard de soixante-six ans,
+déclara avec émotion qu’il remettait les
+prisonniers entre les mains du sieur
+Thomé, prévôt des marchands du Lyonnais,
+prit congé d’eux, et ensuite tous
+les gardes du corps, silencieux et les
+larmes aux yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars,
+les larmes sont inutiles; mais
+plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous
+que je ne crains pas la mort.
+</p>
+
+<p>
+Il leur serrait la main, et de Thou les
+embrassait. Après quoi ces gentilshommes
+sortirent les yeux humides de larmes et
+se couvrant le visage de leurs manteaux.
+</p>
+
+<p>
+—Les cruels! dit l’abbé Quillet, pour
+trouver des armes contre eux, il leur a
+fallu fouiller dans l’arsenal des tyrans.
+Pourquoi me laisser entrer en ce moment?...
+</p>
+
+<p>
+—Comme confesseur, monsieur, dit
+à voix basse un commissaire; car, depuis
+deux mois, aucun étranger n’a eu
+permission d’entrer ici...
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span>
+Dès que les grandes portes furent
+refermées et les portières abaissées:
+</p>
+
+<p>
+—Sur la terrasse, au nom du ciel!
+s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna
+son maître et de Thou. Le vieux
+gouverneur les suivit en boitant.
+</p>
+
+<p>
+—Que nous veux-tu dans un moment
+semblable? dit Cinq-Mars avec une gravité
+pleine d’indulgence.
+</p>
+
+<p>
+—Regardez les chaînes de la ville,
+dit le fidèle domestique.
+</p>
+
+<p>
+Le soleil naissant colorait le ciel depuis
+un instant à peine. Il paraissait à l’horizon
+une ligne éclatante et jaune, sur
+laquelle les montagnes découpaient durement
+leurs formes d’un bleu foncé;
+les vagues de la Saône et les chaînes
+de la ville, tendues d’un bord à l’autre,
+étaient encore voilées par une légère
+vapeur qui s’élevait aussi de Lyon et
+dérobait à l’œil le toit des maisons. Les
+premiers jets de la lumière matinale ne
+coloraient encore que les points les plus
+élevés du magnifique paysage. Dans la
+cité, les clochers de l’hôtel de ville et de
+Saint-Nizier, sur les collines environnantes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span>
+les monastères des Carmes et de
+Sainte-Marie, et la forteresse entière de
+Pierre-Encise, étaient dorés de tous les
+feux de l’aurore. On entendait le bruit
+des carillons joyeux des villages. Les
+murs seuls de la prison étaient silencieux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous
+faut-il voir? est-ce la beauté des plaines
+ou la richesse des villes? est-ce la paix
+de ces villages? Ah! mes amis, il y a
+partout là des passions et des douleurs
+comme celles qui nous ont amenés ici!
+</p>
+
+<p>
+Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent
+sur le parapet de la terrasse
+pour regarder du côté de la rivière.
+</p>
+
+<p>
+—Le brouillard est trop épais: on ne
+voit rien encore, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Que notre dernier soleil est lent à
+paraître! disait de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—N’apercevez-vous pas en bas, au
+pied des rochers, sur l’autre rive, une
+petite maison blanche entre la porte
+d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean?
+dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span>
+—Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars,
+qu’un amas de murailles grisâtres.
+</p>
+
+<p>
+—Ce maudit brouillard est épais!
+reprenait Grandchamp toujours penché
+en avant, comme un marin qui s’appuie
+sur la dernière planche d’une jetée pour
+apercevoir une voile à l’horizon.
+</p>
+
+<p>
+—Chut! dit l’abbé, on parle près de
+nous.
+</p>
+
+<p>
+En effet, un murmure confus, sourd
+et inexplicable, se faisait entendre dans
+une petite tourelle adossée à la plate-forme
+de la terrasse. Comme elle n’était
+guère plus grande qu’un colombier,
+les prisonniers l’avaient à peine
+remarquée jusque-là.
+</p>
+
+<p>
+—Vient-on déjà nous chercher? dit
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Bah! bah! répondit Grandchamp,
+ne vous occupez pas de cela; c’est la
+tour des oubliettes. Il y a deux mois
+que je rôde autour du fort, et j’ai vu
+tomber du monde de là dans l’eau, au
+moins une fois par semaine. Pensons à
+notre affaire: je vois une lumière à la
+fenêtre là-bas.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span>
+Une invincible curiosité entraîna cependant
+les deux prisonniers à jeter un
+regard sur la tourelle, malgré l’horreur
+de leur situation. Elle s’avançait, en
+effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus
+d’un gouffre rempli d’une eau
+verte bouillonnante, sorte de source inutile,
+qu’un bras égaré de la Saône formait
+entre les rocs à une profondeur effrayante.
+On y voyait tourner rapidement la roue
+d’un moulin abandonné depuis longtemps.
+On entendit trois fois un
+craquement semblable à celui d’un
+pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait
+tout à coup comme par ressort en
+frappant contre la pierre des murs: et
+trois fois on vit quelque chose de noir
+tomber dans l’eau et la faire rejaillir en
+écume à une grande hauteur.
+</p>
+
+<p>
+—Miséricorde! seraient-ce des hommes?
+s’écria l’abbé en se signant.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai cru voir des robes brunes qui
+tourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp;
+ce sont des amis du Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+Un cri terrible partit de la tour avec
+un jurement impie.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span>
+La lourde trappe gémit une quatrième
+fois. L’eau verte reçut avec bruit un fardeau
+qui fit crier l’énorme roue du moulin,
+un de ses larges rayons fut brisé et
+un homme embarrassé dans les poutres
+vermoulues parut hors de l’écume, qu’il
+colorait d’un sang noir, tourna deux fois
+en criant, et s’engloutit. C’était Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Mars
+recula.
+</p>
+
+<p>
+—Il y a une Providence, dit Grandchamp:
+Urbain Grandier l’avait ajourné
+à trois ans. Allons, allons, le temps est
+précieux; messieurs, ne restez pas là
+immobiles. Que ce soit lui ou non, je
+n’en serais pas étonné, car ces coquins-là
+se mangent eux-mêmes comme les
+rats. Mais tâchons de leur enlever leur
+meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le
+signal! nous sommes sauvés; tout est
+prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur
+l’abbé. Voilà le mouchoir blanc à la
+fenêtre; nos amis sont préparés.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé saisit aussitôt la main de chacun
+des deux amis, et les entraîna du côté
+<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span>
+de la terrasse où ils avaient d’abord attaché
+leurs regards.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il:
+apprenez qu’aucun des conjurés n’a
+voulu de la retraite que vous leur assuriez;
+ils sont tous accourus à Lyon, travestis
+en grand nombre; ils ont versé
+dans la ville assez d’or pour n’être pas
+trahis; ils veulent tenter un coup de
+main pour vous délivrer. Le moment
+choisi est celui où l’on vous conduira au
+supplice; le signal sera votre chapeau
+que vous mettrez sur votre tête quand il
+faudra commencer.
+</p>
+
+<p>
+Le bon abbé, moitié pleurant, moitié
+souriant par espoir, raconta que, lors de
+l’arrestation de son élève, il était accouru
+à Paris; qu’un tel secret enveloppait
+toutes les actions du Cardinal, que personne
+n’y savait le lieu de la détention
+du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient
+exilé; et, lorsque l’on avait su l’accommodement
+de <span class='smcap'>Monsieur</span> et du duc de
+Bouillon avec le Roi, on n’avait plus
+douté que la vie des autres ne fût
+assurée, et l’on avait cessé de parler de
+<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span>
+cette affaire, qui compromettait peu de
+personnes, n’ayant pas eu d’exécution.
+On s’était même en quelque sorte réjoui
+dans Paris de voir la ville de Sedan et
+son territoire ajoutés au royaume, en
+échange des lettres d’<i>abolition</i> accordées
+à M. de Bouillon reconnu innocent,
+comme <span class='smcap'>Monsieur</span>; que le résultat de tous
+les arrangements avait fait admirer
+l’habileté du Cardinal et sa clémence
+envers les conspirateurs, qui, disait-on,
+avaient voulu sa mort. On faisait même
+courir le bruit qu’il avait fait évader
+Cinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement
+de leur retraite en pays étranger,
+après les avoir fait arrêter courageusement
+au milieu du camp de
+Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne
+put s’empêcher d’oublier sa résignation;
+et, serrant la main de son ami:
+</p>
+
+<p>
+—<i>Arrêter!</i> s’écria-t-il; faut-il renoncer
+même à l’honneur de nous être livrés
+volontairement? Faut-il tout sacrifier,
+jusqu’à l’opinion de la postérité?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span>
+—C’était encore là une vanité, reprit
+de Thou en mettant le doigt sur sa
+bouche; mais chut! écoutons l’abbé
+jusqu’au bout.
+</p>
+
+<p>
+Le gouverneur, ne doutant pas que le
+calme des deux jeunes gens ne vînt de
+la joie qu’ils ressentaient de leur fuite
+assurée, et voyant que le soleil avait à
+peine encore dissipé les vapeurs du
+matin, se livra sans contrainte à ce
+plaisir involontaire qu’éprouvent les
+vieillards en racontant des événements
+nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger.
+Il leur dit toutes ses peines infructueuses
+pour découvrir la retraite de son
+élève, ignorée de la cour et de la ville,
+où l’on n’osait pas même prononcer son
+nom dans les asiles les plus secrets. Il
+n’avait appris l’emprisonnement à Pierre-Encise
+que par la Reine elle-même, qui
+avait daigné le faire venir et le charger
+d’en avertir la maréchale d’Effiat et
+tous les conjurés, afin qu’ils tentassent
+un effort désespéré pour délivrer leur
+jeune chef. Anne d’Autriche avait même
+osé envoyer beaucoup de gentilshommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span>
+d’Auvergne et de la Touraine à Lyon
+pour aider à ce dernier coup.
+</p>
+
+<p>
+—La bonne Reine! dit-il, elle pleurait
+beaucoup lorsque je la vis, et disait
+qu’elle donnerait tout ce qu’elle possède
+pour vous sauver; elle se faisait beaucoup
+de reproches d’une lettre, je ne sais
+quelle lettre. Elle parlait du salut de la
+France, mais ne s’expliquait pas. Elle
+me dit qu’elle vous admirait et vous
+conjurait de vous sauver, ne fût-ce que
+par pitié pour elle, à qui vous laisseriez
+des remords éternels.
+</p>
+
+<p>
+—N’a-t-elle rien dit de plus? interrompit
+de Thou, qui soutenait Cinq-Mars
+pâlissant.
+</p>
+
+<p>
+—Rien de plus, dit le vieillard.
+</p>
+
+<p>
+—Et personne ne vous a parlé de
+moi? répondit le Grand-Écuyer.
+</p>
+
+<p>
+—Personne, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Encore, si elle m’eût écrit! dit
+Henri à demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Souvenez-vous donc, mon père,
+que vous êtes envoyé ici comme confesseur,
+reprit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le vieux Grandchamp, aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span>
+genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses
+habits de l’autre côté de la terrasse, lui
+criait d’une voix entrecoupée:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur... mon maître... mon
+bon maître... les voyez-vous? les voilà...
+ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...
+</p>
+
+<p>
+—Eh! qui donc, mon vieil ami? disait
+son maître.
+</p>
+
+<p>
+—Qui? grand Dieu! Regardez cette
+fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas?
+Votre mère, vos sœurs, votre frère.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le jour entièrement venu lui
+fit voir dans l’éloignement des femmes
+qui agitaient des mouchoirs blancs:
+l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses
+bras vers la prison, se retirait de la
+fenêtre comme pour reprendre des forces,
+puis, soutenue par les autres, reparaissait
+et ouvrait les bras, ou posait sa
+main sur son cœur.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars reconnut sa mère et sa
+famille, et ses forces le quittèrent un
+moment. Il pencha la tête sur le sein de
+son ami, et pleura.
+</p>
+
+<p>
+—Combien de fois me faudra-t-il donc
+mourir? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span>
+Puis, répondant du haut de la tour par
+un geste de sa main à ceux de sa famille:
+</p>
+
+<p>
+—Descendons vite, mon père, répondit-il
+au vieil abbé; vous allez me dire
+au tribunal de la pénitence, et devant
+Dieu, si le reste de ma vie vaut encore
+que je fasse verser du sang pour la
+conquérir.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu
+ce que lui seul et Marie de Mantoue ont
+connu de leurs secrètes et malheureuses
+amours. «Il remit à son confesseur, dit
+le P. Daniel, un portrait d’une grande
+dame tout entouré de diamants, lesquels
+durent être vendus, pour l’argent être
+employé en œuvres pieuses.»
+</p>
+
+<p>
+Pour M. de Thou, après s’être aussi
+confessé, il écrivit une lettre<a name='FA_34' id='FA_34' href='#FN_34' class='fnanchor'>[34]</a>. «Après
+quoi (selon le récit de son confesseur)
+il me dit: «<i>Voilà la dernière pensée que
+je veux avoir pour ce monde: partons
+en paradis.</i>» Et, se promenant dans la
+<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span>
+chambre à grands pas, il récitoit à haute
+voix le psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere mei, Deus</i>, etc.,
+avec une ardeur d’esprit incroyable, et
+des tressaillements de tout son corps si
+violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit
+pas la terre et qu’il alloit sortir de luy-mesme.
+Les gardes étoient muets à ce
+spectacle, qui les faisoit tous frémir de
+respect et d’horreur.»
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Cependant tout était calme le 12 du
+même mois de septembre 1642 dans la
+ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement
+de ses habitants, on vit arriver dès
+le point du jour, par toutes ses portes,
+des troupes d’infanterie et de cavalerie
+que l’on savait campées et cantonnées
+fort loin de là. Les Gardes françaises et
+suisses, les régiments de Pompadour,
+les Gens d’armes de Maurevert et les Carabins
+de La Roque, tous défilèrent en
+silence; la cavalerie, portant le mousquet
+appuyé sur le pommeau de la selle,
+vint se ranger autour du château de
+Pierre-Encise; l’infanterie forma la haie
+<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span>
+sur les bords de la Saône, depuis la porte
+du fort jusqu’à la place des Terreaux.
+C’était le lieu ordinaire des exécutions.
+</p>
+
+<p>
+Quatre compagnies des bourgeois de
+Lyon, que l’on appelle <i>Pennonnage</i>, faisant
+environ onze ou douze cents hommes,
+«furent rangées, dit le journal de
+Montrésor, au milieu de la place des
+Terreaux, en sorte qu’elles enfermoient
+un espace d’environ quatre-vingts pas
+de chaque côté, dans lequel on ne laissoit
+entrer personne, sinon ceux qui
+étoient nécessaires.
+</p>
+
+<p>
+«Au milieu de cet espace fut dressé
+un échafaud de sept pieds de haut et
+environ neuf pieds en quarré, au milieu
+duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit
+un poteau de la hauteur de trois
+pieds ou environ, devant lequel on coucha
+un bloc de la hauteur d’un demi-pied,
+si que la principale façade ou le
+devant de l’échafaud regardoit vers la
+boucherie des Terreaux, du côté de la
+Saône; contre lequel échafaud on dressa
+une petite échelle de huit échelons du
+côté des Dames de Saint-Pierre.»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span>
+Rien n’avait transpiré dans la ville
+sur le nom des prisonniers, les murs
+inaccessibles de la forteresse ne laissaient
+rien sortir ni rien pénétrer que dans la
+nuit, et les cachots profonds avaient
+quelquefois renfermé le père et le fils
+durant des années entières, à quatre
+pieds l’un de l’autre, sans qu’ils s’en
+doutassent. La surprise fut extrême à
+cet appareil éclatant, et la foule accourut,
+ne sachant s’il s’agissait d’une fête
+ou d’un supplice.
+</p>
+
+<p>
+Ce même secret qu’avaient gardé les
+agents du ministre avait été aussi soigneusement
+caché par les conjurés, car
+leur tête en répondait.
+</p>
+
+<p>
+Montrésor, Fontrailles, le baron de
+Beauvau, Olivier d’Entraigues, Gondi,
+le comte du Lude et l’avocat Fournier,
+déguisés en soldats, en ouvriers et en
+baladins, armés de poignards sous leurs
+habits, avaient jeté et partagé dans la
+foule plus de cinq cents gentilshommes
+et domestiques déguisés comme eux;
+des chevaux étaient préparés sur la
+route d’Italie, et des barques sur le
+<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span>
+Rhône avaient été payées d’avance. Le
+jeune marquis d’Effiat, frère aîné de
+Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait
+la foule, allait et venait sans cesse de
+la place des Terreaux à la petite maison
+où sa mère et sa sœur étaient enfermées
+avec la présidente de Pontac, sœur
+du malheureux de Thou. Il les rassurait,
+leur donnait un peu d’espérance, et revenait
+trouver les conjurés et s’assurer
+que chacun d’eux était disposé à l’action.
+</p>
+
+<p>
+Chaque soldat formant la haie avait à
+ses côtés un homme prêt à le poignarder.
+</p>
+
+<p>
+La foule innombrable entassée derrière
+la ligne des gardes les poussait en avant,
+débordait leur alignement, et leur faisait
+perdre du terrain. Ambrosio, domestique
+espagnol, qu’avait conservé Cinq-Mars,
+s’était chargé du capitaine des
+piquiers, et déguisé en musicien catalan,
+avait entamé une dispute avec lui, feignant
+de ne pas vouloir cesser de jouer
+de la vielle. Chacun était à son poste.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues
+<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span>
+et le marquis d’Effiat étaient au milieu
+d’un groupe de poissardes et d’écaillères
+qui se disputaient et jetaient de grands
+cris. Elles disaient des injures à l’une
+d’elles, plus jeune et plus timide que ses
+mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars
+approcha pour écouter leur querelle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! pourquoi, disait-elle aux autres,
+voulez-vous que Jean Le Roux, qui est
+un honnête homme, aille couper la tête
+à deux chrétiens, parce qu’il est boucher
+de son état? Tant que je serai sa femme,
+je ne le souffrirai pas, j’aimerais mieux...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! tu as tort, répondaient ses
+compagnes; qu’est-ce que cela te fait
+que la viande qu’il coupe se mange ou
+ne se mange pas? Il n’en est pas moins
+vrai que tu aurais cent écus pour faire
+habiller tes trois enfants à neuf. T’es
+trop heureuse d’être <i>l’épouse</i> d’un boucher.
+Profite donc, ma mignonne, de ce
+que Dieu t’envoie par la grâce de Son
+Éminence.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi tranquille, reprenait
+la première, je ne veux pas accepter.
+<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span>
+J’ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre,
+ils ont l’air doux comme des agneaux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas
+tes agneaux et tes veaux? reprenait la
+femme Le Bon. Qu’il arrive donc du
+bonheur à une petite femme comme ça!
+Quelle pitié! quand c’est de la part du
+révérend capucin, encore!
+</p>
+
+<p>
+—Que la gaieté du peuple est horrible!
+s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment.
+</p>
+
+<p>
+Toutes ces femmes l’entendirent et
+commencèrent à murmurer contre lui.
+</p>
+
+<p>
+—<i>Du peuple!</i> disaient-elles; et d’où
+est donc ce petit maçon avec ce plâtre
+sur ses habits?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! interrompit une autre, tu ne
+vois pas que c’est quelque gentilhomme
+déguisé? Regarde ses mains blanches:
+ça n’a jamais travaillé.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, c’est quelque petit conspirateur
+dameret; j’ai bien envie d’aller
+chercher M. le Chevalier du Guet pour
+le faire arrêter.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé Gondi sentit tout le danger de
+cette situation, et, se jetant d’un air de
+<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span>
+colère sur Olivier, avec toutes les manières
+d’un menuisier dont il avait pris
+le costume et le tablier, il s’écria en le
+saisissant au collet:
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison: c’est un petit
+drôle qui ne travaille jamais. Depuis deux
+ans que mon père l’a mis en apprentissage,
+il n’a fait que peigner ses cheveux
+blonds pour plaire aux petites filles. Allons,
+rentre à la maison!
+</p>
+
+<p>
+Et, lui donnant des coups de latte, il
+lui fit percer la foule et revint se placer
+sur un autre point de la haie. Après
+avoir tancé le page étourdi il lui demanda
+la lettre qu’il disait avoir à remettre
+à M. de Cinq-Mars quand il serait
+évadé. Olivier l’avait depuis deux mois
+dans sa poche, et la lui donna.
+</p>
+
+<p>
+—C’est d’un prisonnier à un autre,
+dit-il; car le chevalier de Jars, en sortant
+de la Bastille, me l’a envoyée de
+la part d’un de ses compagnons de captivité.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir
+quelque secret important pour notre ami;
+<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span>
+je la décachette, vous auriez dû y penser
+plus tôt.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! bah! c’est du vieux Bassompierre.
+Lisons.
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Mon cher enfant</span>,
+</p>
+
+<p>
+«J’apprends du fond de la Bastille,
+où je suis encore, que vous voulez conspirer
+contre ce tyran de Richelieu, qui
+ne cesse d’humilier notre bonne vieille
+Noblesse et les Parlements, et de saper
+dans ses fondements l’édifice sur lequel
+reposait l’Etat. J’apprends que les Nobles
+sont mis à la taille, et condamnés par
+de petits juges contre les privilèges de
+leur condition, forcés à l’arrière-ban
+contre les pratiques anciennes...»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le vieux radoteur! interrompit
+le page en riant aux éclats.
+</p>
+
+<p>
+—Pas si sot que vous croyez; seulement
+il est un peu reculé pour notre
+affaire.
+</p>
+
+<p>
+«Je ne puis qu’approuver ce généreux
+projet, et je vous prie de me bailler
+advis de tout...»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span>
+—Ah! le vieux langage du dernier
+règne! dit Olivier; il ne savait pas écrire:
+<i>me faire expert de toutes choses</i>, comme
+on dit à présent.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi lire, pour Dieu, dit
+l’abbé; dans cent ans on se moquera
+ainsi de nos phrases.
+</p>
+
+<p>
+Il poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+«Je puis bien vous conseiller nonobstant
+mon grand âge, en vous racontant
+ce qui m’advint en 1560.»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ma foi, je n’ai pas le temps
+de m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin.
+</p>
+
+<p>
+«Quand je me rappelle mon dîner
+chez madame la maréchale d’Effiat, votre
+mère, et que je me demande ce que sont
+devenus tous les convives, je m’afflige
+véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens
+est mort à Vincennes, de chagrin d’être
+oublié par <span class='smcap'>Monsieur</span> dans cette prison;
+de Launay tué en duel, et j’en suis marri;
+car, malgré que je fusse mal satisfait
+de mon arrestation, il y mit de la courtoisie,
+et je l’ai toujours tenu pour un
+galant homme. Pour moi, me voilà sous
+clef jusqu’à la fin de la vie de M. le
+<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span>
+Cardinal; aussi, mon enfant nous étions
+treize à table: il ne faut pas se moquer
+des vieilles croyances. Remerciez Dieu
+de ce que vous êtes le seul auquel il ne
+soit pas arrivé malencontre...»
+</p>
+
+<p>
+—Encore un à-propos! dit Olivier en
+riant de tout son cœur; et, cette fois,
+l’abbé de Gondi ne put tenir son sérieux
+malgré ses efforts.
+</p>
+
+<p>
+Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne
+pas prolonger encore la détention du
+pauvre maréchal si elle était trouvée,
+et se rapprochèrent de la place des Terreaux
+et de la haie des gardes qu’ils
+devaient attaquer lorsque le signal du
+chapeau serait donné par le jeune prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Ils virent avec satisfaction tous leurs
+amis à leur poste, et prêts à jouer des
+couteaux, selon leur propre expression.
+Le peuple, en se pressant autour d’eux,
+les favorisait sans le vouloir. Il survint
+près de l’abbé une troupe de jeunes
+demoiselles vêtues de blanc et voilées;
+elles allaient à l’église pour communier,
+et les religieuses qui les conduisaient,
+<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span>
+croyant comme tout le peuple que ce
+cortège était destiné à rendre les honneurs
+à quelque grand personnage, leur
+permirent de monter sur de larges
+pierres de taille accumulées derrière les
+soldats. Là elles se groupèrent avec la
+grâce de cet âge, comme vingt belles
+statues sur un seul piédestal. On
+eût dit ces vestales que l’antiquité conviait
+aux sanglants spectacles des gladiateurs.
+Elles se parlaient à l’oreille
+en regardant autour d’elles, riaient et
+rougissaient ensemble, comme font les
+enfants.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé de Gondi vit avec humeur
+qu’Olivier allait encore oublier son rôle
+de conspirateur et son costume de maçon
+pour leur lancer des œillades et prendre
+un maintien trop élégant et des gestes
+trop civilisés pour l’état qu’on devait lui
+supposer: il commençait déjà à s’approcher
+d’elles en bouclant ses cheveux avec
+ses doigts, lorsque Fontrailles et Montrésor
+survinrent par bonheur sous un habit
+de soldats suisses; un groupe de gentilshommes,
+déguisés en mariniers, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span>
+suivait avec des bâtons ferrés à la main;
+ils avaient sur le visage une pâleur qui
+n’annonçait rien de bon. On entendit
+une marche sonnée par des trompettes.
+</p>
+
+<p>
+—Restons ici, dit l’un d’eux à sa
+suite; c’est ici.
+</p>
+
+<p>
+L’air sombre et le silence de ces spectateurs
+contrastaient singulièrement avec
+les regards enjoués et curieux des jeunes
+filles et leurs propos enfantins.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le beau cortège! criaient-elles:
+voilà au moins cinq cents hommes avec
+des cuirasses et des habits rouges, sur
+de beaux chevaux; ils ont des plumes
+jaunes sur leurs grands chapeaux.—Ce
+sont des étrangers, des Catalans, dit
+un garde-française.—Qui conduisent-ils
+donc?—Ah! voici un beau carrosse
+doré! mais il n’y a personne dedans.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je vois trois hommes à pied:
+où vont-ils?
+</p>
+
+<p>
+—A la mort! dit Fontrailles d’une voix
+sinistre qui fit taire toutes les voix. On
+n’entendit plus que les pas lents des
+chevaux qui s’arrêtèrent tout à coup par
+<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span>
+un de ces retards qui arrivent dans la
+marche de tout cortège. On vit alors un
+douloureux et singulier spectacle. Un
+vieillard à la tête tonsurée marchait
+avec peine en sanglotant, soutenu par
+deux jeunes gens d’une figure intéressante
+et charmante, qui se donnaient
+une main derrière ses épaules voûtées,
+tandis que de l’autre chacun d’eux tenait
+l’un de ses bras. Celui qui marchait à
+sa gauche était vêtu de noir; il était
+grave et baissait les yeux. L’autre beaucoup
+plus jeune, était revêtu d’une parure
+éclatante<a name='FA_35' id='FA_35' href='#FN_35' class='fnanchor'>[35]</a>: un pourpoint de drap
+de Hollande, couvert de larges dentelles
+d’or et portant des manches bouffantes
+et brodées, le couvrait du cou à la ceinture,
+habillement assez semblable au
+corset des femmes; le reste de ses vêtements
+en velours noir brodé de palmes
+d’argent, des bottines grisâtres à talons
+rouges, où s’attachaient des éperons
+d’or; un manteau d’écarlate chargé de
+<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span>
+boutons d’or, tout rehaussait la grâce de
+sa taille élégante et souple. Il saluait
+à droite et à gauche de la haie avec un
+sourire mélancolique.
+</p>
+
+<p>
+Un vieux domestique, avec des moustaches
+et une barbe blanches, suivait, le
+front baissé, tenant en main deux chevaux
+de bataille caparaçonnés.
+</p>
+
+<p>
+Les jeunes demoiselles se taisaient;
+mais elles ne purent retenir leurs sanglots
+en les voyant.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc ce pauvre vieillard qu’on
+mène à la mort? s’écrièrent-elles; ses
+enfants le soutiennent.
+</p>
+
+<p>
+—A genoux! mesdames, dit une religieuse,
+et priez pour lui.
+</p>
+
+<p>
+—A genoux! cria Gondi, et prions
+que Dieu les sauve.
+</p>
+
+<p>
+Tous les conjurés répétèrent:—A
+genoux! à genoux! et donnèrent l’exemple
+au peuple qui les imita en silence.
+</p>
+
+<p>
+—Nous pouvons mieux voir ses mouvements
+à présent, dit tout bas Gondi à
+Montrésor: levez-vous; que fait-il?
+</p>
+
+<p>
+—Il est arrêté et parle de notre côté
+<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span>
+en nous saluant; je crois qu’il nous
+reconnaît.
+</p>
+
+<p>
+Toutes les maisons, les fenêtres, les
+murailles, les toits, les échafauds dressés,
+tout ce qui avait vue sur la place
+était chargé de personnes de toute condition
+et de tout âge.
+</p>
+
+<p>
+Le silence le plus profond régnait sur
+la foule immense; on eût entendu les
+ailes du moucheron des fleuves, le
+souffle du moindre vent, le passage des
+grains de poussière qu’il soulève; mais
+l’air était calme, le soleil brillant, le
+ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On
+était proche de la place des Terreaux;
+on entendit des coups de marteau sur
+les planches, puis la voix de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+Un jeune chartreux avança sa tête
+pâle entre deux gardes; tous les conjurés
+se levèrent au-dessus du peuple à
+genoux, chacun d’eux portant la main
+à sa ceinture ou dans son sein et serrant
+de près le soldat qu’il devait poignarder.
+</p>
+
+<p>
+—Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il
+son chapeau sur la tête?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span>
+—Il jette son chapeau à terre loin
+de lui, dit paisiblement l’arquebusier
+qu’il interrogeait.
+</p>
+
+<h2 id="chap_26">
+CHAPITRE XXVI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA FÊTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Mon Dieu! qu’est-ce que ce monde?
+</p>
+
+<p class="sig">
+(<i>Dernières paroles de M. de Cinq-Mars.</i>)
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Le jour même du cortège sinistre de
+Lyon, et durant les scènes que nous venons
+de voir, une fête magnifique se
+donnait à Paris, avec tout le luxe et le
+mauvais goût du temps. Le puissant
+Cardinal avait voulu remplir à la fois
+de ses pompes les deux premières villes
+de France.
+</p>
+
+<p>
+Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal,
+on annonça cette fête donnée
+au Roi et à toute la cour. Maître de
+<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span>
+l’empire par la force, il voulut encore
+l’être des esprits par la séduction, et, las
+de dominer, il espéra plaire. La tragédie
+de <i>Mirame</i> allait être représentée dans
+une salle construite exprès pour ce grand
+jour: ce qui éleva les frais de cette
+soirée, dit Pélisson, à trois cent mille
+écus.
+</p>
+
+<p>
+La garde entière du premier ministre<a name='FA_36' id='FA_36' href='#FN_36' class='fnanchor'>[36]</a>
+était sous les armes; ses quatre compagnies
+de Mousquetaires et de Gens
+d’armes étaient rangées en haie sur les
+vastes escaliers et à l’entrée des longues
+galeries du Palais-Cardinal<a name='FA_37' id='FA_37' href='#FN_37' class='fnanchor'>[37]</a>. Ce brillant
+<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span>
+<i>Pandemonium</i>, où les péchés mortels
+ont un temple à chaque étage, n’appartint
+ce jour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait
+de haut en bas. Sur chaque marche
+était posté l’un des arquebusiers de la
+garde du Cardinal, tenant une torche à
+la main et une longue carabine dans
+l’autre; la foule de ses gentilshommes
+circulait entre ces candélabres vivants,
+tandis que dans le grand jardin, entouré
+d’épais marronniers, remplacés aujourd’hui
+par les arcades, deux compagnies
+de Chevau-légers à cheval, le mousquet
+au poing, se tenaient prêtes au premier
+ordre et à la première crainte de leur
+maître.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, porté et suivi par ses
+trente-huit pages, vint se placer dans
+sa loge tendue de pourpre, en face de
+celle où le Roi était couché à demi derrière
+des rideaux verts qui le préservaient
+de l’éclat des flambeaux. Toute
+la cour était entassée dans les loges, et
+se leva lorsqu’il parut; la musique
+commença une ouverture brillante, et
+l’on ouvrit le parterre à tous les hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span>
+de la ville et de l’armée qui se présentèrent.
+Trois flots impétueux de spectateurs
+s’y précipitèrent et le remplirent
+en un instant; ils étaient debout et tellement
+pressés, que le mouvement d’un
+bras suffisait pour causer sur toute la
+foule le balancement d’un champ de
+blé. On vit tel homme dont la tête décrivait
+ainsi un cercle assez étendu,
+comme celle d’un compas, sans que ses
+pieds eussent quitté le point où ils
+étaient fixés, et on emporta quelques
+jeunes gens évanouis. Le ministre, contre
+sa coutume, avança sa tête décharnée
+hors de sa tribune, et salua l’assemblée
+d’un air qui voulait être gracieux. Cette
+grimace n’obtint de réponse qu’aux
+loges, le parterre fut silencieux. Richelieu
+avait voulu montrer qu’il ne craignait
+pas le jugement public pour son
+ouvrage et avait permis que l’on introduisît
+sans choix tous ceux qui se présenteraient.
+Il commençait à s’en repentir,
+mais trop tard. En effet, cette
+impartiale assemblée fut aussi froide que
+la <i>tragédie-pastorale</i> l’était elle-même;
+<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span>
+en vain les <i>bergères</i> du théâtre, couvertes
+de pierreries, exhaussées sur des
+talons rouges, portant du bout des
+doigts des houlettes ornées de rubans
+et suspendant des guirlandes de fleurs
+sur leurs robes que soulevaient les <i>vertugadins</i>,
+se mouraient d’amour en
+longues tirades de deux cents vers langoureux;
+en vain des <i>amants parfaits</i>
+(car c’était le beau idéal de l’époque) se
+laissaient dépérir de faim dans un antre
+solitaire, et déploraient leur mort avec
+emphase, en attachant à leurs cheveux
+des rubans de la couleur favorite de
+leur belle; en vain les femmes de la
+cour donnaient des signes de ravissement,
+penchées au bord de leurs loges,
+et tentaient même l’évanouissement le
+plus flatteur: le morne parterre ne
+donnait d’autre signe de vie que le balancement
+perpétuel des têtes noires à
+longs cheveux. Le Cardinal mordait ses
+lèvres et faisait le distrait pendant le
+premier acte et le second; le silence
+avec lequel s’écoulèrent le troisième et
+le quatrième fit une telle blessure à
+<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span>
+son cœur paternel, qu’il se fit soulever
+à demi hors de son balcon, et, dans
+cette immonde et ridicule attitude, faisait
+signe à ses amis de la cour de remarquer
+les plus beaux endroits, et
+donnait le signal des applaudissements;
+on y répondait de quelques loges, mais
+l’impassible parterre était plus silencieux
+que jamais; laissant la scène se
+passer entre le théâtre et les régions
+supérieures, il s’obstinait à demeurer
+neutre. Le maître de l’Europe et de la
+France, jetant alors un regard de feu
+sur ce petit amas d’hommes qui osaient
+ne pas admirer son œuvre, sentit dans
+son cœur le vœu de Néron, et pensa un
+moment combien il serait heureux qu’il
+n’y eût là qu’une tête.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup cette masse noire et immobile
+s’anima, et des salves interminables
+d’applaudissements éclatèrent,
+au grand étonnement des loges, et surtout
+du ministre. Il se pencha, saluant
+avec reconnaissance; mais il s’arrêta en
+remarquant que les battements de mains
+interrompaient les acteurs toutes les
+<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span>
+fois qu’ils voulaient recommencer. Le
+Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés,
+jusque-là, pour voir ce qui excitait
+tant d’enthousiasme; toute la cour se
+pencha hors des colonnes: on aperçut
+alors dans la foule des spectateurs assis
+sur le théâtre, un jeune homme humblement
+vêtu, qui venait de se placer
+avec peine; tous les regards se portaient
+sur lui. Il en paraissait fort embarrassé,
+et cherchait à se couvrir de
+son petit manteau noir trop court. <i>Le
+Cid! Le Cid!</i> cria le parterre, ne cessant
+d’applaudir. Corneille, effrayé, se
+sauva dans les coulisses, et tout retomba
+dans le silence.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, hors de lui, fit fermer
+les rideaux de sa loge et se fit emporter
+dans ses galeries.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que s’exécuta une autre
+scène préparée dès longtemps par les
+soins de Joseph, qui avait sur ce point
+endoctriné les gens de sa suite avant de
+quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s’écriant
+qu’il était plus prompt de faire
+passer Son Éminence par une longue
+<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span>
+fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’à deux
+pieds de terre et conduisait de sa loge
+aux appartements, la fit ouvrir, et les
+pages y firent passer le fauteuil. Aussitôt
+cent voix s’élevèrent pour dire et proclamer
+l’accomplissement de la grande
+prophétie de Nostradamus. On se disait
+à demi-voix: «Le <i>bonnet rouge</i>, c’est Monseigneur;
+<i>quarante onces</i>, c’est Cinq-Mars;
+<i>tout</i> finira, c’était de Thou: quel
+heureux coup du ciel! Son Éminence
+règne sur l’avenir comme sur le présent».
+</p>
+
+<p>
+Il s’avançait ainsi sur son trône ambulant
+dans de longues et resplendissantes
+galeries, écoutant ce doux
+murmure d’une flatterie nouvelle; mais,
+insensible à ce bruit des voix qui
+divinisaient son génie, il eût donné tous
+leurs propos pour un seul mot, un seul
+geste de ce public immobile et inflexible,
+quand même ce mot eût été un cri de
+haine; car on étouffe les clameurs, mais
+comment se venger du silence? On empêche
+un peuple de frapper, mais qui
+l’empêchera d’attendre? Poursuivi par le
+<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span>
+fantôme importun de l’opinion publique,
+le sombre ministre ne se crut en sûreté
+qu’arrivé au fond de son palais, au
+milieu de sa cour tremblante et flatteuse,
+dont les adorations lui firent
+bientôt oublier que quelques hommes
+avaient osé ne pas l’admirer. Il se fit
+placer comme un roi au milieu de ses
+vastes appartements, et, regardant autour
+de lui, se mit à compter attentivement
+les hommes puissants et soumis
+qui l’entouraient: il les compta et
+s’admira. Les chefs de toutes les grandes
+familles, les princes de l’Église, les présidents
+de tous les parlements, les gouverneurs
+des provinces, les maréchaux et
+les généraux en chef des armées, le
+nonce, les ambassadeurs de tous les
+royaumes, les députés et les sénateurs
+des républiques, étaient immobiles, soumis
+et rangés autour de lui, comme attendant
+ses ordres. Plus un regard qui
+osât soutenir son regard, plus une parole
+qui osât s’élever sans sa volonté, plus
+un projet qu’on osât former dans le
+repli le plus secret du cœur, plus une
+<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span>
+pensée qui ne procédât de la sienne.
+L’Europe muette l’écoutait par représentants.
+De loin en loin il élevait une
+voix impérieuse, et jetait une parole
+satisfaite au milieu de ce cercle pompeux,
+comme un denier dans la foule
+des pauvres. On pouvait alors reconnaître,
+à l’orgueil qui s’allumait dans ses
+regards et à la joie de sa contenance,
+celui des princes sur qui venait de tomber
+une telle faveur; celui-là se trouvait
+même transformé tout à coup en un
+autre homme, et semblait avoir fait un
+pas dans la hiérarchie des pouvoirs,
+tant on entourait d’adorations inespérées
+et de soudaines caresses ce fortuné
+courtisan, dont le Cardinal n’apercevait
+pas même le bonheur obscur. Le frère
+du Roi et le duc de Bouillon étaient debout
+dans la foule, d’où le ministre ne
+daigna pas les tirer; seulement il affecta
+de dire qu’il serait bon de démanteler
+quelques places fortes, parla longuement
+de la nécessité des pavés et des
+quais dans les rues de Paris, et dit en
+deux mots à Turenne qu’on pourrait
+<span class='pagenum'><a id='Page_408' name='Page_408'>[408]</a></span>
+l’envoyer à l’armée d’Italie, près du
+prince Thomas, pour chercher son bâton
+de maréchal.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que Richelieu ballottait ainsi
+dans ses mains puissantes les plus
+grandes et les moindres choses de
+l’Europe, au milieu d’une fête bruyante
+dans son magnifique palais, on avertissait
+la Reine au Louvre que l’heure était
+venue de se rendre chez le Cardinal, où
+le Roi l’attendait après la tragédie. La
+sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à
+aucun spectacle; mais elle n’avait pu
+refuser la fête du premier ministre. Elle
+était dans son oratoire, prête à partir et
+couverte de perles, sa parure favorite;
+debout près d’une grande glace avec
+Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer
+la toilette de la jeune princesse,
+qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait
+elle-même avec attention, mais
+un peu d’ennui et d’un air boudeur,
+l’ensemble de sa toilette.
+</p>
+
+<p>
+La Reine considérait son propre ouvrage
+dans Marie, et, plus troublée
+qu’elle, songeait avec crainte au moment
+<span class='pagenum'><a id='Page_409' name='Page_409'>[409]</a></span>
+où cesserait cette éphémère tranquillité,
+malgré la profonde connaissance qu’elle
+avait du caractère sensible mais léger
+de Marie. Depuis la conversation de
+Saint-Germain, depuis la lettre fatale,
+elle n’avait pas quitté un seul instant la
+jeune princesse, et avait donné tous ses
+soins à conduire son esprit dans la voie
+qu’elle avait tracée d’avance; car le trait
+le plus prononcé du caractère d’Anne
+d’Autriche était une invincible obstination
+dans ses calculs, auxquels elle eût voulu
+soumettre tous les événements et toutes
+les passions avec une exactitude géométrique,
+et c’est sans doute à cet esprit
+positif et sans mobilité que l’on doit attribuer
+tous les malheurs de sa régence.
+La sinistre réponse de Cinq-Mars, son
+arrestation, son jugement, tout avait été
+caché à la princesse Marie, dont la faute
+première, il est vrai, avait été un mouvement
+d’amour-propre et un instant
+d’oubli. Cependant la Reine était bonne,
+et s’était amèrement repentie de sa précipitation
+à écrire de si décisives paroles,
+dont les conséquences avaient été si
+<span class='pagenum'><a id='Page_410' name='Page_410'>[410]</a></span>
+graves, et tous ses efforts avaient tendu
+à en atténuer les suites. En envisageant
+son action dans ses rapports avec le bonheur
+de la France, elle s’applaudissait
+d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe
+d’une guerre civile qui eût ébranlé l’État
+jusque dans ses fondements; mais lorsqu’elle
+s’approchait de sa jeune amie et
+considérait cet être charmant qu’elle
+brisait dans sa fleur, et qu’un vieillard
+sur un trône ne dédommagerait pas de
+la perte qu’elle avait faite pour toujours;
+quand elle songeait à l’entier dévouement,
+à cette totale abnégation de soi-même
+qu’elle venait de voir dans un
+jeune homme de vingt-deux ans, d’un
+si grand caractère et presque maître du
+royaume, elle plaignait Marie, et admirait
+du fond de l’âme l’homme qu’elle avait
+si mal jugé.
+</p>
+
+<p>
+Elle aurait voulu du moins faire connaître
+tout ce qu’il valait à celle qu’il
+avait tant aimée, et qui ne le savait
+pas; mais elle espérait encore en ce
+moment que tous les conjurés, réunis à
+Lyon, parviendraient à le sauver, et, une
+<span class='pagenum'><a id='Page_411' name='Page_411'>[411]</a></span>
+fois le sachant en pays étranger, elle
+pourrait alors tout dire à sa chère Marie.
+</p>
+
+<p>
+Quant à celle-ci, elle avait d’abord redouté
+la guerre; mais, entourée de gens
+de la Reine, qui n’avaient laissé parvenir
+jusqu’à elle que des nouvelles
+dictées par cette princesse, elle avait su
+ou cru savoir que la conjuration n’avait
+pas eu d’exécution; que le Roi et le
+Cardinal étaient d’abord revenus à Paris
+presque ensemble: que <span class='smcap'>Monsieur</span>, éloigné
+quelque temps, avait reparu à la cour;
+que le duc de Bouillon, moyennant la
+cession de Sedan, était aussi rentré en
+grâce; et que, si le Grand-Écuyer ne
+paraissait pas encore, le motif en était
+la haine plus prononcée du Cardinal
+contre lui et la grande part qu’il avait
+dans la conjuration. Mais le simple bon
+sens et le sentiment naturel de la justice
+disaient assez que, n’ayant agi que sous
+les ordres du frère du Roi, son pardon
+devait suivre celui du prince. Tout avait
+donc calmé l’inquiétude première de son
+cœur, tandis que rien n’avait adouci une
+sorte de ressentiment orgueilleux qu’elle
+<span class='pagenum'><a id='Page_412' name='Page_412'>[412]</a></span>
+avait contre Cinq-Mars, assez indifférent
+pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa
+retraite, ignoré de la Reine même et de
+toute la cour, tandis qu’elle n’avait songé
+qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois,
+d’ailleurs, les bals et les carrousels
+s’étaient si rapidement succédé, et tant
+de <i>devoirs</i> impérieux l’avaient entraînée,
+qu’il lui restait à peine, pour s’attrister
+et se plaindre, le temps de sa toilette,
+où elle était presque seule. Elle commençait
+bien chaque soir cette réflexion
+générale sur l’ingratitude et l’inconstance
+des hommes, pensée profonde et
+nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper
+la tête d’une jeune personne à
+l’âge du premier amour; mais le sommeil
+ne lui permettait jamais de l’achever;
+et la fatigue de la danse fermait ses
+grands yeux noirs avant que ses idées
+eussent trouvé le temps de se classer
+dans sa mémoire et de lui présenter des
+images bien nettes du passé. Dès son
+réveil, elle se voyait entourée des jeunes
+princesses de la cour, et à peine en état
+de paraître, elle était forcée de passer
+<span class='pagenum'><a id='Page_413' name='Page_413'>[413]</a></span>
+chez la Reine, où l’attendaient les éternels,
+mais moins désagréables hommages du
+prince Palatin; les Polonais avaient eu
+le temps d’apprendre à la cour de France
+cette réserve mystérieuse et ce silence
+éloquent qui plaisent tant aux femmes,
+parce qu’ils accroissent l’importance des
+secrets toujours cachés, et rehaussent
+les êtres que l’on respecte assez pour ne
+pas oser même souffrir en leur présence.
+On regardait Marie comme accordée au
+roi Uladislas; et elle-même, il faut le
+confesser, s’était si bien faite à cette
+idée, que le trône de Pologne occupé
+par une autre reine lui eût paru une
+chose monstrueuse: elle ne voyait pas
+avec bonheur le moment d’y monter,
+mais avait cependant pris possession
+des hommages qu’on lui rendait d’avance.
+Aussi, sans se l’avouer à elle-même,
+exagérait-elle beaucoup les prétendus
+torts de Cinq-Mars que la Reine lui avait
+dévoilés à Saint-Germain.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes fraîche comme les roses
+de ce bouquet, dit la Reine; allons, ma
+chère enfant, êtes-vous prête? Quel est
+<span class='pagenum'><a id='Page_414' name='Page_414'>[414]</a></span>
+ce petit air boudeur? Venez, que je referme
+cette boucle d’oreilles... N’aimez-vous
+pas ces topazes? Voulez-vous une
+autre parure?
+</p>
+
+<p>
+—Oh! non, madame, je pense que je
+ne devrais pas me parer, car personne
+ne sait mieux que vous combien je suis
+malheureuse. Les hommes sont bien
+cruels envers nous! Je réfléchis encore
+à tout ce que vous m’avez dit, et tout
+m’est bien prouvé actuellement. Oui, il
+est bien vrai qu’il ne m’aimait pas; car
+enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eût
+renoncé à une entreprise qui me faisait
+tant de peine, comme je le lui avais dit;
+je me rappelle même, ce qui est bien
+plus fort, ajouta-t-elle d’un air important
+et même solennel, que je lui dis qu’il
+serait rebelle; oui, madame, <i>rebelle</i>, je
+le lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois
+que Votre Majesté avait bien raison:
+je suis bien malheureuse! il avait plus
+d’ambition que d’amour.
+</p>
+
+<p>
+Ici une larme de dépit s’échappa de
+ses yeux et roula vite et seule sur sa
+joue, comme une perle sur une rose.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_415' name='Page_415'>[415]</a></span>
+—Oui, c’est bien certain... continua-t-elle
+en attachant ses bracelets; et la
+plus grande preuve, c’est que depuis
+deux mois qu’il a renoncé à son entreprise
+(comme vous m’avez dit que vous
+l’aviez fait sauver), il aurait bien pu me
+faire savoir où il s’est retiré. Et moi,
+pendant ce temps-là, je pleurais, j’implorais
+toute votre puissance en sa
+faveur; je mendiais un mot qui m’apprît
+une de ses actions; je ne pensais
+qu’à lui; et encore à présent je refuse
+tous les jours le trône de Pologne, parce
+que je veux prouver jusqu’à la fin que
+je suis constante, que vous-même ne
+pouvez me faire manquer à mon attachement,
+bien plus sérieux que le sien, et
+que nous valons mieux que les hommes;
+mais du moins, je crois que je puis bien
+aller ce soir à cette fête, puisque ce n’est
+pas un bal.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, ma chère enfant, venez
+vite, dit la Reine, voulant faire cesser
+ce langage enfantin qui l’affligeait, et
+dont elle avait causé les erreurs ingénues;
+venez, vous verrez l’union qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_416' name='Page_416'>[416]</a></span>
+règne entre les princes et le Cardinal, et
+nous apprendrons peut-être quelques
+bonnes nouvelles.
+</p>
+
+<p>
+Elles partirent.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque les deux princesses entrèrent
+dans les longues galeries du Palais-Cardinal,
+elles furent reçues et saluées
+froidement par le Roi et le ministre,
+qui, entourés et pressés par une foule
+de courtisans silencieux, jouaient aux
+échecs sur une table étroite et basse.
+Toutes les femmes qui entrèrent avec la
+Reine, ou après elle, se répandirent dans
+les appartements, et bientôt une musique
+fort douce s’éleva dans l’une des
+salles, comme un accompagnement à
+mille conversations particulières qui s’engagèrent
+autour des tables de jeu.
+</p>
+
+<p>
+Auprès de la Reine passèrent, en saluant,
+deux jeunes et nouveaux mariés,
+l’heureux Chabot et la belle duchesse
+de Rohan; ils semblaient éviter la foule
+et chercher à l’écart le moment de se
+parler d’eux-mêmes. Tout le monde les
+accueillait en souriant et les voyait avec
+<span class='pagenum'><a id='Page_417' name='Page_417'>[417]</a></span>
+envie: leur félicité se lisait sur le visage
+des autres autant que sur le leur.
+</p>
+
+<p>
+Marie les suivit des yeux:—Ils sont
+heureux pourtant, dit-elle à la Reine,
+se rappelant le blâme que l’on avait
+voulu jeter sur eux.
+</p>
+
+<p>
+Mais, sans lui répondre, Anne d’Autriche
+craignant que, dans la foule, un
+mot inconsidéré ne vînt apprendre
+quelque funeste événement à sa jeune
+amie, se plaça derrière le Roi avec elle.
+Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span>, le prince Palatin et le
+duc de Bouillon vinrent lui parler d’un
+air libre et enjoué. Cependant le second,
+jetant sur Marie un regard sévère et
+scrutateur, lui dit: «Madame la princesse,
+vous êtes ce soir d’une beauté
+et d’une gaieté <i>surprenantes</i>.»
+</p>
+
+<p>
+Elle fut interdite de ces paroles, et de
+le voir s’éloigner d’un air sombre; elle
+parla au duc d’Orléans, qui ne répondit
+pas et sembla ne pas entendre. Marie
+regarda la Reine, et crut remarquer de la
+pâleur et de l’inquiétude sur ses traits.
+Cependant personne n’osait approcher le
+<span class='pagenum'><a id='Page_418' name='Page_418'>[418]</a></span>
+Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses
+coups d’échecs; Mazarin seul, appuyé
+sur le bras de son fauteuil et suivant
+les coups avec une attention servile,
+faisait des gestes d’admiration toutes
+les fois que le Cardinal avait joué.
+L’application sembla dissiper un moment
+le nuage qui couvrait le front du
+ministre: il venait d’avancer une <i>tour</i>
+qui mettait le <i>roi</i> de Louis XIII dans
+cette fausse position qu’on nomme <i>Pat</i>,
+situation où ce roi d’ébène, sans être
+attaqué personnellement, ne peut cependant
+ni reculer ni avancer dans aucun
+sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda
+son adversaire, et se mit à sourire
+d’un côté des lèvres seulement, ne
+pouvant peut-être s’interdire un secret
+rapprochement. Puis, en voyant les
+yeux éteints et la figure mourante du
+prince, il se pencha à l’oreille de Mazarin,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, ma foi, qu’il partira avant
+moi; il est bien changé.
+</p>
+
+<p>
+En même temps, il lui prit une longue
+et violente toux; souvent il sentait en
+<span class='pagenum'><a id='Page_419' name='Page_419'>[419]</a></span>
+lui cette douleur aiguë et persévérante;
+à cet avertissement sinistre il porta à
+sa bouche un mouchoir qu’il en retira
+sanglant; mais, pour le cacher, il le
+jeta sous la table, et sourit en regardant
+sévèrement autour de lui, comme pour
+défendre l’inquiétude.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII, parfaitement insensible, ne
+fit pas le plus léger mouvement et rangea
+ses pièces pour une autre partie
+avec une main décharnée et tremblante.
+Ces deux mourants semblaient tirer au
+sort leur dernière heure.
+</p>
+
+<p>
+En cet instant une horloge sonna minuit.
+Le roi leva la tête:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit-il froidement, ce
+matin, à la même heure, M. le Grand,
+notre cher ami, a passé un mauvais
+moment.
+</p>
+
+<p>
+Un cri perçant partit auprès de lui;
+il frémit et se jeta de l’autre côté, renversant
+le jeu. Marie de Mantoue, sans
+connaissance, était dans les bras de la
+Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit
+à l’oreille du Roi:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_420' name='Page_420'>[420]</a></span>
+—Ah! Sire, vous avez une hache à
+deux tranchants!
+</p>
+
+<p>
+Elle donnait ensuite des soins et des
+baisers maternels à la jeune princesse,
+qui, entourée de toutes les femmes de
+la cour, ne revint de son évanouissement
+que pour verser des torrents de larmes.
+Sitôt qu’elle rouvrit les yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! oui, mon enfant, lui dit
+Anne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous
+êtes reine de Pologne.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Il est arrivé souvent que le même
+événement qui faisait couler des larmes
+dans le palais des rois a répandu l’allégresse
+au dehors; car le peuple croit
+toujours que la joie habite avec les
+fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances
+pour le retour du ministre, et chaque
+soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal
+et sous celles du Louvre, se pressaient
+les habitants de Paris; les dernières
+émeutes les avaient, pour ainsi
+dire, mis en goût pour les mouvements
+publics; ils couraient d’une rue à l’autre
+<span class='pagenum'><a id='Page_421' name='Page_421'>[421]</a></span>
+avec une curiosité quelquefois insultante
+et hostile, tantôt marchant en processions
+silencieuses, tantôt poussant de longs
+éclats de rire ou des huées prolongées dont
+on ignorait le sens. Des bandes de jeunes
+hommes se battaient dans les carrefours
+et dansaient en rond sur les places publiques,
+comme pour manifester quelque
+espérance inconnue de plaisir et quelque
+joie insensée qui serrait le cœur. Il était
+remarquable que le silence le plus triste
+régnait justement dans les lieux que les
+ordres du ministre avaient préparés
+pour les réjouissances, et que l’on passait
+avec dédain devant les façades illuminées
+de son palais. Si quelques voix
+s’élevaient, c’était pour lire et relire
+sans cesse avec ironie les légendes et
+les inscriptions dont l’idiote flatterie de
+quelques écrivains obscurs avait entouré
+le portrait du Cardinal-Duc. L’une de
+ces images était gardée par des arquebusiers
+qui ne la garantissaient pas des
+pierres que lui lançaient de loin des
+mains inconnues. Elle représentait le
+Cardinal généralissime portant un casque
+<span class='pagenum'><a id='Page_422' name='Page_422'>[422]</a></span>
+entouré de lauriers. On lisait au-dessus:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Grand Duc! c’est justement que la France t’honore;<br /></span>
+<span class="i0">Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore<a name='FA_38' id='FA_38' href='#FN_38' class='fnanchor'>[38]</a>.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ces belles choses ne persuadaient pas
+au peuple qu’il fût heureux; et en effet
+il n’adorait pas plus le Cardinal que le
+dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à
+titre de désordre. Tout Paris était en
+rumeur, et des hommes à longue barbe,
+portant des torches, des pots remplis de
+vin et des verres d’étain qu’ils choquaient
+à grand bruit, se tenaient sous
+le bras et chantaient à l’unisson, avec
+des voix rudes et grossières, une ancienne
+ronde de la Ligue:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Reprenons la danse,<br /></span>
+<span class="i0">Allons, c’est assez:<br /></span>
+<span class="i0">Le printemps commence,<br /></span>
+<span class="i0">Les Rois sont passés.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Prenons quelque trève,<br /></span>
+<span class="i0">Nous sommes lassés;<br /></span>
+<span class="i0">Les Rois de la fève<br /></span>
+<span class="i0">Nous ont harassés.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Allons, Jean du Mayne,<span class='pagenum'><a id='Page_423' name='Page_423'>[423]</a></span><br /></span>
+<span class="i0">Les Rois sont passés<a name='FA_39' id='FA_39' href='#FN_39' class='fnanchor'>[39]</a>.</span>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Les bandes effrayantes qui hurlaient
+ces paroles traversèrent les quais et le
+Pont-Neuf, froissant, contre les hautes
+maisons qui les couvraient alors, quelques
+bourgeois paisibles, attirés par la curiosité.
+Deux jeunes gens enveloppés dans
+des manteaux furent jetés l’un contre
+l’autre et se reconnurent à la lueur d’une
+torche placée au pied de la statue de
+Henri IV, nouvellement élevée, sous
+laquelle ils se trouvaient.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! encore à Paris, monsieur?
+dit Corneille à Milton; je vous croyais à
+Londres.
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous ce peuple, monsieur?
+l’entendez-vous? quel est ce refrain
+terrible:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Les Rois sont passés?</span>
+</div>
+
+<p>
+—Ce n’est rien encore, monsieur;
+faites attention à leurs propos.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_424' name='Page_424'>[424]</a></span>
+—Le Parlement est mort, disait l’un
+des hommes, les seigneurs sont morts:
+dansons, nous sommes les maîtres; le
+vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que
+le Roi et nous.
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous ce misérable, monsieur?
+reprit Corneille; tout est là, toute
+notre époque est dans ce mot.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! est-ce là l’œuvre de ce
+ministre que l’on appelle <i>grand</i> parmi
+vous, et même chez les autres peuples?
+Je ne comprends pas cet homme.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’expliquerai tout à l’heure,
+lui répondit Corneille; mais, avant cela,
+écoutez la fin de cette lettre que j’ai
+reçue aujourd’hui. Approchons-nous de
+cette lanterne, sous la statue du feu
+roi... Nous sommes seuls, la foule est
+passée, écoutez:
+</p>
+
+<p>
+«...... C’est par une de ces imprévoyances
+qui empêchent l’accomplissement
+des plus généreuses entreprises que
+nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars
+et de Thou. Nous eussions dû
+<span class='pagenum'><a id='Page_425' name='Page_425'>[425]</a></span>
+penser que, préparés à la mort par
+de longues méditations, ils refuseraient
+nos secours; mais cette idée ne vint à
+aucun de nous; dans la précipitation de
+nos mesures, nous fîmes encore la faute
+de nous trop disséminer dans la foule,
+ce qui nous ôta le moyen de prendre
+une résolution subite. J’étais placé, pour
+mon malheur, près de l’échafaud, et je
+vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux
+amis, qui soutenaient le pauvre
+abbé Quillet, destiné à voir mourir son
+élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait
+et n’avait que la force de baiser les
+mains des deux amis. Nous nous avançâmes
+tous, prêts à nous élancer sur les
+gardes au signal convenu; mais je vis
+avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son
+chapeau loin de lui d’un air de dédain. On
+avait remarqué notre mouvement, et la
+garde catalane fut doublée autour de
+l’échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais
+j’entendais pleurer. Après les trois coups
+de trompette ordinaires, le greffier criminel
+de Lyon, étant à cheval assez près
+de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni
+<span class='pagenum'><a id='Page_426' name='Page_426'>[426]</a></span>
+l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou
+dit à M. de Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—«Eh bien! cher ami, qui mourra
+le premier? Vous souvient-il de saint
+Gervais et de saint Protais?
+</p>
+
+<p>
+—«Ce sera celui que vous jugerez à
+propos, répondit Cinq-Mars.»
+</p>
+
+<p>
+«Le second confesseur, prenant la
+parole, dit à M. de Thou:
+</p>
+
+<p>
+—«Vous êtes le plus âgé.
+</p>
+
+<p>
+—«Il est vrai, dit M. de Thou, qui,
+s’adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous
+êtes le plus généreux, vous voulez
+bien me montrer le chemin de la gloire
+du ciel?
+</p>
+
+<p>
+—«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai
+ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous
+dans la mort généreusement,
+et nous surgirons dans la gloire et le
+bonheur du ciel.»
+</p>
+
+<p>
+«Après quoi il l’embrassa et monta
+l’échafaud avec une adresse et une légèreté
+merveilleuses. Il fit un tour sur
+l’échafaud, et considéra haut et bas
+toute cette grande assemblée, d’un
+visage assuré et qui ne témoignait
+<span class='pagenum'><a id='Page_427' name='Page_427'>[427]</a></span>
+aucune peur, et d’un maintien grave et
+gracieux; puis il fit un autre tour,
+saluant le peuple de tous côtés, sans
+paraître reconnaître aucun de nous,
+mais avec une face majestueuse et charmante;
+puis il se mit à genoux, levant
+les yeux au ciel, adorant Dieu et lui
+recommandant sa fin: comme il baisait
+le crucifix, le père cria au peuple de
+prier Dieu pour lui, et M. le Grand,
+ouvrant les bras, joignant les mains,
+tenant toujours son crucifix, fit la même
+demande au peuple. Puis il s’alla jeter
+de bonne grâce à genoux devant le bloc,
+embrassa le poteau, mit le cou dessus,
+leva les yeux au ciel, et demanda au
+confesseur: «Mon père, serai-je bien
+ainsi?» Puis, tandis que l’on coupait ses
+cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit
+en soupirant: «Mon Dieu, qu’est-ce
+que ce monde? mon Dieu, je vous offre
+mon supplice en satisfaction de mes
+péchés.»
+</p>
+
+<p>
+—«Qu’attends-tu? que fais-tu là? dit-il
+ensuite à l’exécuteur qui était là et
+n’avait pas encore tiré son couperet d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_428' name='Page_428'>[428]</a></span>
+méchant sac qu’il avait apporté. Son
+confesseur, s’étant approché, lui donna
+une médaille; et lui, d’une tranquillité
+d’esprit incroyable, pria le père de tenir
+le crucifix devant ses yeux, qu’il ne
+voulut point avoir bandés. J’aperçus les
+deux mains tremblantes du vieil abbé
+Quillet, qui élevait le crucifix. En ce
+moment, une voix claire et pure comme
+celle d’un ange entonna l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave, maris
+stella</i>. Dans le silence universel, je
+reconnus la voix de M. de Thou, qui
+attendait au pied de l’échafaud; le
+peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars
+embrassa plus étroitement le
+poteau, et je vis s’élever une hache faite
+à la façon des haches d’Angleterre. Un
+cri effroyable du peuple, jeté de la place,
+des fenêtres et des tours, m’avertit
+qu’elle était retombée et que la tête
+avait roulé jusqu’à terre; j’eus encore la
+force, heureusement, de penser à son
+âme et de commencer une prière pour
+lui: je la mêlai avec celle que j’entendais
+prononcer à haute voix par notre
+malheureux et pieux ami de Thou. Je
+<span class='pagenum'><a id='Page_429' name='Page_429'>[429]</a></span>
+me relevai, et le vis s’élancer sur
+l’échafaud avec tant de promptitude,
+qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui
+récitèrent les psaumes; il les disait avec
+une ardeur de séraphin, comme si son
+âme eût emporté son corps vers le ciel;
+puis, s’agenouillant, il baisa le sang de
+Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et
+devint plus martyr lui-même. Je ne sais
+si Dieu voulut lui accorder cette grâce;
+mais je vis avec horreur le bourreau,
+effrayé sans doute du premier coup qu’il
+avait porté, le frapper sur le haut de la
+tête, où le malheureux jeune homme
+porta la main; le peuple poussa un
+long gémissement, et s’avança contre le
+bourreau: ce misérable, tout troublé, lui
+porta un second coup, qui ne fit encore
+que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre,
+où l’exécuteur se roula sur lui pour
+l’achever. Un événement étrange effrayait
+le peuple autant que l’horrible
+spectacle. Le vieux domestique de M. de
+Cinq-Mars, tenant son cheval comme à
+un convoi funèbre, s’était arrêté au pied
+de l’échafaud, et, semblable à un homme
+<span class='pagenum'><a id='Page_430' name='Page_430'>[430]</a></span>
+paralysé, regarda son maître jusqu’à la
+fin, puis tout à coup, comme frappé de
+la même hache, tomba mort sous le
+coup qui avait fait tomber la tête.
+</p>
+
+<p>
+«Je vous écris à la hâte ces tristes
+détails à bord d’une galère de Gênes,
+où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues,
+Beauvau, du Lude, moi et tous les
+conjurés, sommes retirés. Nous allons
+en Angleterre attendre que le temps ait
+délivré la France du tyran que nous
+n’avons pu détruire. J’abandonne pour
+toujours le service du lâche prince qui
+nous a trahis.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Montrésor.</span>»
+</p>
+
+<p>
+Telle vient d’être, poursuivit Corneille,
+la fin de ces deux jeunes gens que vous
+vîtes naguère si puissants. Leur dernier
+soupir a été celui de l’ancienne monarchie;
+il ne peut plus régner ici qu’une
+cour dorénavant; les Grands et les Sénats
+sont anéantis<a name='FA_40' id='FA_40' href='#FN_40' class='fnanchor'>[40]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_431' name='Page_431'>[431]</a></span>
+—Et voilà donc ce prétendu grand
+homme! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu
+faire? Il veut donc créer des républiques
+dans l’avenir, puisqu’il détruit les bases
+de votre monarchie?
+</p>
+
+<p>
+—Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille;
+il n’a voulu que régner jusqu’à
+la fin de sa vie. Il a travaillé pour le
+moment, et non pour l’avenir; il a continué
+l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni
+l’autre n’ont su ce qu’ils faisaient.
+</p>
+
+<p>
+L’Anglais se prit à rire.
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais, dit-il, je croyais que le
+vrai génie avait une autre marche. Cet
+homme a ébranlé ce qu’il devait soutenir,
+et on l’admire! Je plains votre nation.
+</p>
+
+<p>
+—Ne la plaignez pas! s’écria vivement
+Corneille; un homme passe, mais un
+peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur,
+est doué d’une immortelle énergie que
+rien ne peut éteindre: souvent son imagination
+l’égarera, mais une raison supérieure
+finira toujours par dominer ses
+désordres.
+</p>
+
+<p>
+Les deux jeunes et déjà grands hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_432' name='Page_432'>[432]</a></span>
+se promenaient en parlant ainsi sur
+cet emplacement qui sépare la statue de
+Henri IV de la place Dauphine, au milieu
+de laquelle ils s’arrêtèrent un moment.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, poursuivit Corneille,
+je vois tous les soirs avec quelle vitesse
+une pensée généreuse retentit dans les
+cœurs français, et tous les soirs je me
+retire heureux de l’avoir vu. La reconnaissance
+prosterne les pauvres devant
+cette statue d’un bon roi; qui sait quel
+autre monument élèverait une autre passion
+auprès de celui-ci? qui sait jusqu’où
+l’amour de la gloire conduirait
+notre peuple? qui sait si, au lieu même
+où nous sommes, ne s’élèvera pas une
+pyramide arrachée à l’Orient?
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont les secrets de l’avenir, dit
+Milton; j’admire, comme vous, votre
+peuple passionné; mais je le crains pour
+lui-même; je le comprends mal aussi,
+et je ne reconnais pas son esprit, quand
+je le vois prodiguer son admiration à
+des hommes tels que celui qui vous
+gouverne. L’amour du pouvoir est bien
+<span class='pagenum'><a id='Page_433' name='Page_433'>[433]</a></span>
+puéril, et cet homme en est dévoré sans
+avoir la force de le saisir tout entier.
+Chose risible! il est tyran sous un maître.
+Ce colosse, toujours sans équilibre,
+vient d’être presque renversé sous le
+doigt d’un enfant. Est-ce là le génie?
+non, non! Lorsqu’il daigne quitter ses
+hautes régions pour une passion humaine
+du moins doit-il l’envahir. Puisque ce
+Richelieu ne voulait que le pouvoir, que
+ne l’a-t-il donc pris par le sommet au
+lieu de l’emprunter à une faible tête de
+Roi qui tourne et qui fléchit? Je vais
+trouver un homme qui n’a pas encore
+paru, et que je vois dominé par cette
+misérable ambition; mais je crois qu’il
+ira plus loin. Il se nomme Cromwell.
+</p>
+
+<p class="i2 sep2">
+Écrit en 1826.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep4">
+FIN DE CINQ-MARS
+</p>
+
+<h2 id="notes2">
+<span class="xlarge">NOTES</span><br />
+<span class="small">ET</span><br />
+<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_342">PAGE 342.</a>
+</p>
+
+<p>
+Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit,
+etc., etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri.
+En cette ville, où quantité de noblesse l’attendoit,
+entre autres M. le comte de Suze, Monseigneur
+de Viviers le salua à la sortie de son
+bateau; mais il fallut attendre de lui parler
+jusques à ce qu’il fust au logis qu’on lui avoit
+préparé dans la ville. Quand son bateau abordoit
+la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau
+alloit au bord de la rivière; après qu’on avoit
+vu s’il s’estoit bien assuré, on sortoit le lit dans
+lequel ledit seigneur estoit couché, car il estoit
+malade d’une douleur ou ulcère au bras. Il y
+avoit six puissants hommes qui portoient le lit
+avec deux barres; et les liens où les hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_436' name='Page_436'>[436]</a></span>
+mettoient les mains estoient rembourrés et garnis
+de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et
+autour du cou certaines trapointes garnies en
+dedans de coton, et la main couverte de buffle;
+si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient
+au cou estoient comme une étole qui descendoit
+jusques aux barres dans lesquelles elles estoient
+passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et ledit
+seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles
+il devoit loger. Mais ce dont tout le
+monde estoit étonné, c’est qu’il entroit dans les
+maisons par les fenêtres; car auparavant qu’il
+arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les
+croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures
+aux murailles des chambres où il devoit loger,
+et en après on faisait un pont de bois qui venoit
+de la rue jusqu’aux fenêtres ou ouvertures de
+son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il
+passoit par les rues, et on le passoit sur le
+pont jusque dans un autre lit qui lui estoit
+préparé dans sa chambre, que ses officiers
+avoient tapissée de damas incarnat et violet,
+avec des ameublements très-riches. Il logea
+à Viviers dans la maison de Montarguy, qui
+est à présent à l’université de notre église. On
+abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue
+sur la place, et le pont de bois pour y monter
+venoit depuis la boutique de Noël de Viel, sous
+la maison d’Ales, du côté nord, jusques à l’ouverture
+des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut
+porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit
+gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès
+côtés et sur le dessus des logements où il couchoit.
+</p>
+
+<p>
+Sa cour ou suite était composée de gens d’importance;
+<span class='pagenum'><a id='Page_437' name='Page_437'>[437]</a></span>
+la civilité, affabilité et courtoisie
+estoient avec eux. La dévotion y estoit très-grande;
+car les soldats, qui sont ordinairement
+indévôts et impies, firent de grandes dévotions.
+Le lendemain de son arrivée, qui estoit un dimanche,
+plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent
+avec démonstration de grande piété;
+ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant
+quasi comme des pucelles. La noblesse
+aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit
+sur le Rhône, quoiqu’il y eust quantité de bateliers,
+tant dans les barques qu’après les chevaux,
+on n’osait jamais blasphémer, qu’est quasi un
+miracle que de telles gens demeurassent dans une
+telle rétention; on ne leur voyait proférer que
+les mots qui leur estoient nécessaires pour la conduite
+de leurs barques, mais si modestement,
+que tout le monde en estoit ravi.
+</p>
+
+<p>
+Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé.
+On avoit préparé la maison de M. Panisse
+pour monseigneur le cardinal Mazarin;
+mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la
+poste pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25,
+ledit seigneur fut reporté dans son bateau avec
+le même ordre. (<i>Extrait du journal manuscrit
+de J. de Banne.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars
+et de Thou, et leurs actes de dévotion.</i>
+</p>
+
+<p>
+La bravoure de M. de Cinq-Mars était
+froide, noble et élégante. Il n’y en a pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_438' name='Page_438'>[438]</a></span>
+de mieux attestée. Si, après tant de détails
+historiques résumés dans le livre,
+il en fallait de nouvelles preuves, j’ajouterais,
+pour les confirmer, cette lettre de
+M. de Marca, et des fragments du rapport
+qui les suit, où l’on pourra remarquer
+ce passage:
+</p>
+
+<p>
+«C’est une merveille incroyable qu’il
+ne témoigna jamais aucune peur, ni
+trouble, ni aucune émotion, etc.»
+</p>
+
+<p>
+Le recueil intitulé: <i>Journal de M. le
+Cardinal-Duc de Richelieu, qu’il a faict
+durant le grand orage de la court, en l’an
+1642, tirés de ses Mémoires qu’il a écrits
+de sa main</i>, porte ces paroles à la relation
+de l’instruction du procès:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage,
+ny de parole; toujours les mêmes douceur, modération
+et assurance.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Tallemant des Réaux dit dans ses <i>Mémoires</i>,
+tome I, page 418, etc., etc.:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. le Grand fut ferme, et le combat qu’il
+souffroit en luy-même ne parut point au dehors.—Il
+mourut avec une grandeur de courage
+<span class='pagenum'><a id='Page_439' name='Page_439'>[439]</a></span>
+étonnante, et ne s’amusa point à haranguer. Il
+ne voulut point de bandeau. Il avoit les yeux
+ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si
+ferme, qu’on eut de la peine à en retirer ses bras.
+Il estoit plein de cœur et mourut en galant
+homme. Quoiqu’on eût résolu de ne point lui donner
+la question, comme portoit la sentence, on
+ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha,
+mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il
+défaisoit déjà son pourpoint quand on lui fit
+lever la main seul.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Plusieurs rapports ajoutent que, conduit
+à la chambre de la torture, il s’écria:—<i>Où
+me menez-vous?</i>—<i>Qu’il sent
+mauvais ici!</i> en portant son mouchoir à
+son nez. Ce dédain me semble un de ces
+traits de <i>bravoure moqueuse</i> dont notre
+histoire fourmille.
+</p>
+
+<p>
+Il rappelle le mot d’un gentilhomme
+qui, conduit à l’échafaud de 1793, dit au
+charretier du tombereau: «Postillon,
+mène-nous bien, tu auras <i>pour boire</i>.»
+Les Français se vengent de la mort en
+se moquant d’elle.
+
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_440' name='Page_440'>[440]</a></span>
+<i>Fragment d’une lettre de Monsieur de
+Marca, conseiller d’Estat, à Monsieur
+de Brienne, secrétaire d’Estat, laquelle
+fait mention de tout ce qui s’est passé
+à l’instruction du procez de Messieurs
+de Cinq-Mars et de Thou.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="i6">
+<span class='smcap'>Monsieur</span>,
+</p>
+
+<p>
+J’ay creu que vous auriez pour agréable d’estre
+informé des choses principales qui se sont passées
+au jugement qui a esté rendu contre Messieurs
+le Grand et de Thou; c’est pourquoi j’ay
+pris la liberté de vous en donner connoissance
+par celle-cy. Monsieur le Chancelier commença
+par la déposition de Monsieur le duc d’Orléans,
+laquelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche
+en Beau-Jolois, ou estoit lors Monsieur,
+dont lecture luy fut faite en présence de sept commissaires
+qui assistoient Monsieur le Chancelier.
+En cette action il déclara que Monsieur le Grand
+l’avoit sollicité de faire une liaison avec luy et
+avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec
+l’Espagne; ce qu’ils auroient résolu eux trois
+dans l’hostel de Venise, au faubourg Saint-Germain,
+environ la feste des Rois dernière.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où
+il arresta le traité avec le Comte-Duc, par lequel
+le Roy d’Espagne promettoit de fournir douze
+mille hommes de pied et cinq mille chevaux de
+<span class='pagenum'><a id='Page_441' name='Page_441'>[441]</a></span>
+vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur
+pour faire nouvelles levées, etc., etc. . . . . .
+</p>
+
+<p>
+La confession du traité, sans l’avoir révélé,
+jointe aux preuves qui sont au procez, des entremises
+pour la liaison des complices, et le temps
+de six semaines ou plus que M. de Thou avoit
+demeuré près de M. le Grand, logeant dans sa
+maison près de Perpignan, le conseillant en ses
+affaires, après avoir eu connoissance que ledit
+sieur le Grand avoit traité avec l’Espagne, et
+partant qu’il estoit criminel de lèze-majesté; tout
+cela joint ensemble porta les juges à le condamner,
+suivant les lois et l’ordonnance qui sont expressément
+contre ceux qui ont sceu une conspiration
+contre l’Estat et ne l’ont pas révélée,
+encore que leur silence ne soit point accompagné
+de tant d’autres circonstances qu’estoient en l’affaire
+dudit sieur de Thou. <i>Il est mort en vray
+chrestien, en homme de courage</i>, cela mérite un
+grand discours particulier. Monsieur le Grand a
+aussi témoigné <i>une fermeté toujours égale, et
+fort résolue à la mort, avec une froideur admirable,
+une constance et une dévotion chrestienne</i>.
+Je vous supplie que je quitte ce discours funeste,
+pour vous asseurer que je continue dans les
+respects que je dois, et le désir de paroistre par
+les effets que je suis,
+</p>
+
+<p class="i6">
+<span class='smcap'>Monsieur</span>,
+</p>
+
+<p class="i2">
+Votre-très humble et obéissant serviteur,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>Marca</span>.
+</p>
+
+<p class="i4">
+De Lyon, ce 16 septembre 1642.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_442' name='Page_442'>[442]</a></span>
+A la suite de cette lettre de M. de
+Marca fut imprimé, en <span class='smcap'>M. DC. LXV</span>, un
+journal qui, depuis peu, a été attribué
+légèrement à un greffier de la ville de
+Lyon. Ce rapport fut très répandu
+et publié, comme on voit, <i>il y a cent
+soixante-douze ans</i>. Une partie des détails
+a été reproduite, en 1826, par moi, en
+le citant, et ses traits principaux sont
+épars, et, pour ainsi dire, semés dans le
+cours de la composition. Cependant
+quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient
+y trouver place, furent à dessein
+laissés de côté, et ont été omis dans les
+réimpressions qui ont été faites de ce
+rapport. Il ne sera pas inutile de les
+reproduire ici. Ils complètent la peinture
+des caractères de ce livre, et montrent
+que j’ai été religieusement fidèle
+à l’histoire, et n’ai pas permis à l’imagination
+de se jouer hors du cercle
+tracé par la vérité:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Nous avons vu le favori du plus grand et
+du plus juste des rois laisser sa tête sur l’échafaud,
+à l’âge de vingt-deux ans, mais avec une
+constance qui trouvera à peine sa pareille dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_443' name='Page_443'>[443]</a></span>
+nos histoires. Nous avons vu un conseiller d’Estat
+mourir comme un saint, après un crime que les
+hommes ne peuvent pardonner avec justice.—Il
+n’y a personne au monde qui, sçachant leur
+conspiration contre l’Estat, ne les juge dignes de
+mort, et il y aura peu de gens qui, ayant connoissance
+de leur condition et de leurs belles qualités
+naturelles, ne plaignent leur malheur.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le
+quatriesme septembre de la présente année 1642,
+sur les deux heures après midy, dans un carrosse
+traisné par quatre chevaux, dans lequel il y
+avoit quatre Gardes du corps, ayant le mousquet
+sur le bras, et entouré de gardes à pied au
+nombre de cent qui estoient à Monsieur le
+Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents
+cavaliers, la pluspart Catalans, et estoient suivis
+de trois cents autres bien montez.
+</p>
+
+<p>
+«M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande,
+couleur de musc, tout couvert de dentelle d’or,
+avec un manteau d’écarlate à gros boutons d’argent
+à queue, lequel estant sur le pont du Rosne,
+avant que d’entrer dans la ville, demanda à
+Monsieur de Ceton, lieutenant des gardes écossoises,
+s’il agréoit qu’on fermast le carrosse; ce
+qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont
+Saint-Jean; de là au Change; et puis par la rue
+de Flandre jusqu’au pied du chasteau de Pierre-Encise,
+se montrant par les rues incessamment
+par l’une et l’autre portière, saluant tout le monde
+avec une face riante, sortant demi corps du
+carrosse, et mesme recogneut beaucoup de personnes
+qu’il salua, les appelant par leurs noms.
+</p>
+
+<p>
+«Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris
+<span class='pagenum'><a id='Page_444' name='Page_444'>[444]</a></span>
+quand on luy dit qu’il falloit descendre, et monter
+à cheval par le dehors de la ville, pour
+atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière
+que je feray, dit-il, s’estant imaginé qu’on avoit
+donné l’ordre de le conduire au bois de Vincennes.
+Il avoit souvent demandé aux gardes si
+on ne luy permettroit pas d’aller à la chasse
+quand il y seroit.
+</p>
+
+<p>
+«Sa prison estoit au pied de la grande tour
+du chasteau, qui n’avoit pas d’autre vue que deux
+petites fenestres qui tomboient dans un petit
+jardin, au bas desquelles il y avoit corps de
+garde, dans la chambre aussi, où Monsieur de
+Ceton couchoit avec quatre gardes dans l’arrière-chambre,
+et à toutes les portes il en estoit de
+mesme.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le
+lendemain cinquiesme, et lui demanda s’il luy
+agréoit qu’on luy envoyast quelqu’un avec qui il
+se pust divertir dans sa prison. Il respondit
+qu’il en seroit très aise, mais qu’il ne méritoit
+pas que personne prist cette peine.
+</p>
+
+<p>
+«En suite de quoi Monsieur le Cardinal de
+Lyon fit appeler le Père Malavalete, jésuite,
+auquel il donna commission de l’aller voir puisqu’il
+le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq
+heures du matin, où il demeura jusques à huit
+heures. Il le trouva dans un lit de damas
+incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle
+et débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans
+son esprit, qu’il le demanda encore sur le soir,
+puis continua à le voir soir et matin pendant
+tous les jours de sa prison: lequel rendit
+compte puis après à Messieurs les Cardinaux-Ducs
+<span class='pagenum'><a id='Page_445' name='Page_445'>[445]</a></span>
+et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier, de
+tout ce qu’il avait dit, et demeura ce mesme
+père longtemps en conférence avec Son Eminence
+Ducale, encore qu’elle ne se laissoit voir
+pour lors à personne.
+</p>
+
+<p>
+«Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut
+visiter Monsieur de Cinq-Mars, et le traita fort
+civilement, lui disant qu’il n’avoit point sujet
+d’appréhender, mais bien d’espérer toute chose à
+son advantage, qu’il sçavoit bien qu’il avoit
+affaire à un bon juge, qui n’avoit garde d’estre
+mesconnoissant des faveurs qu’il avoit receues
+<i>de son bienfaiteur</i>; qu’il sçavoit très-bien que
+c’estoit par bontez et son pouvoir que le Roy ne
+l’avoit pas dépossédé de sa charge; que cette
+faveur estoit si grande qu’elle ne méritoit pas
+seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances
+infinies: et que c’estoit dans les
+occasions qu’il les y feroit paroistre. Le sujet de
+ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le
+Grand avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit
+en grande colère contre Monsieur le Chancelier;
+mais la véritable raison de ces civilitez estoit la
+crainte qu’il avoit qu’il ne le refusast pour juge,
+et qu’il n’appelast au Parlement de Paris pour
+<i>estre délivré par le peuple qui l’aymoit passionnément</i>.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le Grand luy respondit que cette
+civilité le remplissoit de honte et de confusion;
+mais pourtant, dit-il, je voy bien que de la façon
+que l’on procède à mon affaire l’on en veut à
+ma vie; <i>c’est fait de moy, monsieur, le Roy m’a
+abandonné. Je ne me considère que comme une
+victime qu’on va immoler à la passion de mes
+<span class='pagenum'><a id='Page_446' name='Page_446'>[446]</a></span>
+ennemis et à la facilité du Roy.</i> A quoy Monsieur
+le Chancelier repartit que ses sentiments
+n’estoient pas justes, et qu’il en avoit des expériences
+toutes contraires.—Dieu le veuille, dit
+Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.
+</p>
+
+<p>
+«Le 8, Monsieur le Chancelier l’alla voyr,
+accompagné de six maistres des requestes, de
+deux Présidents et de six Conseillers de Grenoble,
+duquel après l’avoir interrogé depuis les sept heures
+du matin jusques à deux heures de l’après midy,
+ils ne purent jamais rien tirer des cas à lui
+imposez.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Ce rapport qui, ainsi que je l’ai dit,
+fut imprimé à la suite de la lettre de
+M. de Marca, donne encore ce trait
+curieux, qui atteste la présence d’esprit
+incroyable de M. de Thou:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Après sa confession, il fut visité par le père
+Jean Terrasse, gardien du couvent de l’Observatoire
+de Saint-François de Tarascon, qui l’avoit
+visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il
+fut bien aise de le voir, il se promena avec lui
+quelque temps dans un entretien spirituel. Ce
+père estoit venu à l’occasion d’un vœu que
+M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance,
+qui estoit de fonder une chapelle de trois
+cents livres de rente annuelle dans l’église des
+pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il
+donna ordre pour cette fondation, voulant
+s’acquitter de son vœu, puisque Dieu, disoit-il,
+<span class='pagenum'><a id='Page_447' name='Page_447'>[447]</a></span>
+le délivroit non-seulement d’une prison de pierre,
+mais encore de la prison de son corps; demanda
+de l’encre et du papier, et écrivit judicieusement
+cette belle inscription qu’il voulut estre mise en
+cette chapelle:
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">Christo liberatori,<br />
+votum in carcere pro libertate<br />
+conceptum</i>
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">Fran. August. Thuanus<br />
+e carcere vitæ jam jam<br />
+liberandus merito solvit.</i>
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">XII Septembr. M. D. C. XLII<br />
+Confitebor tibi, Domine, quoniam<br />
+exaudisti me, et factus es mihi<br />
+in salutem.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Cette inscription fera admirer la présence et
+la netteté de son esprit, et fera avouer à ceux
+qui la considéreront que l’appréhension de la
+mort n’avoit pas eu le pouvoir de lui causer
+aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment
+de sa part à M. le Cardinal de Lyon, et
+lui témoigna que s’il eust plu à Dieu de le sortir
+de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde
+et de se donner entièrement au service de Dieu.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_448' name='Page_448'>[448]</a></span>
+«Il écrivit deux lettres qui furent portées
+ouvertes à M. le Chancelier, et puis remises
+entre les mains de son confesseur pour les faire
+tenir; ces lettres étant fermées, il dit: <i>Voilà la
+dernière pensée que je veux avoir pour le monde,
+partons au paradis</i>. Et dès lors il reprit sans
+interruption ses discours spirituels et se confessa
+une seconde fois. Il demandoit parfois si l’heure
+de partir pour aller au supplice approchoit,
+quand on le devoit lier, et prioit qu’on l’avertist
+quand l’exécuteur de la justice seroit là, afin de
+l’embrasser, mais il ne le vit que sur l’échafaud.»
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Sur la paraphrase que fit M. de Thou.</i>
+</p>
+
+<p>
+Le père Montbrun, confesseur de
+M. de Thou, est cité dans ce rapport, et
+donne ces détails:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Thou, étant sur l’échafaud, à genoux,
+récita aussi le <i>Psaume 115</i>, et le paraphrasa
+en français presque tout du long, d’une voix
+assez haute et d’une action assez vigoureuse, avec
+une ferveur indicible, mêlée d’une sainte joie,
+incroyable à ceux qui ne l’auroient point vue.
+Voici la paraphrase qu’il en fit, et que je voudrais
+pouvoir accompagner de l’action avec
+laquelle il la disoit; j’ai tâché de retenir ses
+propres paroles.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus sum.</i> Mon
+Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>; je l’ai cru et je crois fermement,
+que vous êtes mon créateur et mon bon père,
+<span class='pagenum'><a id='Page_449' name='Page_449'>[449]</a></span>
+que vous avez souffert pour moi, que vous
+m’avez racheté au prix de votre sang, vous
+m’avez ouvert le paradis: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je vous
+demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de
+cette foi vive, qui enflammoit les cœurs des premiers
+chrétiens: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus
+sum</i>. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas
+seulement des lèvres, mais que mon cœur
+s’accorde à toutes mes paroles, et que ma volonté
+ne démente point ma bouche: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je ne vous
+adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis
+pas assez éloquent; mais je vous adore d’esprit,
+oui, d’esprit, mon Dieu, je vous adore en esprit
+et en vérité! Ah! ah! <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>. Je me suis fié en
+vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre
+miséricorde après tant de grâces que vous m’avez
+faites, <i lang="la" xml:lang="la">propter quod locutus sum</i>; et, dans cette
+confiance, j’ai parlé, j’ai tout dit, je me suis
+accusé.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Ego autem humiliatus sum nimis.</i> Il est vrai,
+Seigneur, me voilà extrêmement humilié, mais
+non pas encore comme je le mérite. <i lang="la" xml:lang="la">Ego dixi in
+excessu meo: Omnis homo mendax.</i> Ah! qu’il
+n’est que trop vrai que tout ce monde n’est que
+mensonge, que folie, que vanité, Ah! qu’il est
+vrai: <i lang="la" xml:lang="la">Omnis homo mendax! Quid retribuam
+Domino pro omnibus quæ retribuit mihi?</i> Il
+répétoit ceci d’une grande véhémence: <i lang="la" xml:lang="la">Calicem
+salutis accipiam</i>. Mon père, il faut boire courageusement
+ce calice de la mort; oui, et je le
+reçois d’un grand cœur, et je suis prêt à le boire
+tout entier.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Et nomen Domini invocabo.</i> Vous m’aiderez,
+mon père, à implorer l’assistance divine, afin
+<span class='pagenum'><a id='Page_450' name='Page_450'>[450]</a></span>
+qu’il plaise à Dieu de fortifier ma foiblesse, et
+me donner du courage autant qu’il en faut pour
+avaler ce calice que le bon Dieu m’a préparé
+pour mon salut.»
+</p>
+
+<p>
+Il passa les deux versets qui suivent dans ce
+<i>Psalme</i>, et s’écria d’une voix forte et animée:
+«<i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i> Ah! mon Dieu,
+que vous avez fait un grand coup! vous avez
+brisé ces liens qui me tenoient si fort attaché au
+monde! Il falloit une puissance divine pour m’en
+dégager. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i>»
+Voici les propres mots qu’il dit ici: «Que ceux
+qui m’ont amené ici m’ont fait un grand plaisir!
+que je leur ai d’obligations! Ah! qu’ils m’ont
+fait un grand bien, puisqu’ils m’ont tiré de ce
+monde pour me loger dans le ciel.»
+</p>
+
+<p>
+Ici son confesseur lui dit qu’il falloit tout
+oublier, qu’il ne falloit pas avoir de ressentiment
+contre eux. A cette parole il se tourna vers
+le père tout à genoux, comme il estoit, et d’une
+belle action: «Quoi! mon père, dit-il, des
+ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu m’est
+témoin que je les aime de tout mon cœur, et qu’il
+n’y a dans mon âme aucune aversion pour qui
+que ce soit au monde. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula
+mea: tibi sacrificabo hostiam laudis.</i> La voilà
+l’hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la
+voilà cette hostie qui vous doit être maintenant
+immolée: <i lang="la" xml:lang="la">Tibi sacrificabo hostiam laudis, et
+nomen Domini invocabo. Vota mea Domino
+reddam</i> (étendant les deux bras et la vue de tous
+côtés, d’un agréable mouvement, le visage enflammé)
+<i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis populi ejus</i>. Oui, Seigneur,
+je veux vous rendre mes vœux, mon esprit,
+<span class='pagenum'><a id='Page_451' name='Page_451'>[451]</a></span>
+mon cœur, mon âme, ma vie, <i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis
+populi ejus</i>, devant tout ce peuple, devant toute
+cette assemblée! <i lang="la" xml:lang="la">In atriis domus Domini, in medio
+tui Jerusalem. In atriis domus Domini.</i> Nous y
+voici à l’entrée de la maison du Seigneur. Oui,
+c’est d’ici, c’est de Lyon, de Lyon qu’il faut monter
+là-haut (élevant les bras vers le ciel). Lyon,
+que je t’ai bien plus d’obligation qu’au lieu de
+ma naissance, qui m’a seulement donné une vie
+misérable, et tu me donnes aujourd’hui une vie
+éternelle! <i lang="la" xml:lang="la">in medio tui Jerusalem</i>. Il est vrai que
+j’ai trop de passion pour cette mort. N’y a-t-il
+point de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant,
+se tournant à côté vers le père. J’ai trop
+d’aise. N’y a-t-il point de vanité? Pour moi je
+n’en veux point.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Détails du supplice de M. de Cinq-Mars.</i>
+</p>
+
+<p class="center noindent small">
+(Fragment du même rapport.)
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna
+jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune
+émotion, ains parut toujours gai, assuré, inébranlable,
+et témoigna une si grande fermeté d’esprit,
+que tous ceux qui le virent en sont encore dans
+l’étonnement.
+</p>
+
+<p>
+M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés,
+posa <i>fort proprement</i> son col, dit le narrateur,
+sur le poteau, tenant le visage droit, tourné vers
+le devant de l’échafaud, et embrassant fortement
+de ses deux bras le poteau; il ferma les yeux et
+la bouche, et attendit le coup que l’exécuteur lui
+vint donner assez pesamment et lentement, et
+s’étant mis à gauche et tenant son couperet des
+<span class='pagenum'><a id='Page_452' name='Page_452'>[452]</a></span>
+deux mains. En recevant le coup, il poussa une
+voix forte, comme: Ah! qui fut étouffée dans
+son sang; il leva les genoux de dessus le bloc,
+comme pour se lever, et retomba en la même assiette
+qu’il estoit. La tête n’estant pas entièrement
+séparée du corps par ce coup, l’exécuteur passa
+à sa droite par derrière, et, prenant la tête par
+les cheveux de la main droite, de la gauche il
+scia avec son couperet une partie de la trachée-artère
+et de la peau du cou, qui n’estoit pas coupée;
+après quoi il jeta la tête sur l’échafaud, qui
+de là bondit à terre, où l’on <i>remarqua soigneusement
+qu’elle fit encore un demi-tour et palpita
+assez-longtemps</i>. Elle avoit le visage tourné vers
+les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la
+tête vers l’échafaud, les yeux ouverts. Son corps
+demeura droit contre le poteau, qu’il tenoit toujours
+embrassé, tant que l’exécuteur le tira pour
+le dépouiller, ce qu’il fit, et puis le couvrit d’un
+drap et mit son manteau par-dessus; la tête
+ayant été rendue sur l’échafaud, elle fut mise
+auprès du corps, sous le même drap.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+L’exécution de M. de Thou ressemble
+comme celle de M. de Cinq-Mars, à un
+assassinat; la voici telle que la donne
+ce même journal, et plus horriblement
+minutieux que la lettre de Montrésor.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+L’exécuteur vint pour lui bander les yeux avec
+le mouchoir; mais comme il lui faisoit fort mal,
+mettant les coins du mouchoir en bas, qui couvroient
+sa bouche, il le retroussa et s’accommoda
+<span class='pagenum'><a id='Page_453' name='Page_453'>[453]</a></span>
+mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre
+la tête sur le poteau. Il baisa le sang de M. de
+Cinq-Mars qui y estoit resté. Après, il mit son col
+sur le poteau, qu’un frère jésuite avait torché de
+son mouchoir, parce qu’il estoit tout mouillé de
+sang, et demanda à ce frère s’il estoit bien, qui
+lui dit qu’il falloit qu’il avançast mieux sa tête
+sur le devant, ce qu’il fit. En même temps, l’exécuteur,
+s’apercevant que les cordons de sa chemise
+n’estoient point déliés et qu’ils lui tenoient le cou
+serré, lui porta la main au col pour les dénouer:
+ce qu’ayant senti, il demanda: «Qu’y a-t-il?
+faut-il encore oster la chemise?» et se disposoit
+déjà à l’oster. On lui dit que non, qu’il falloit seulement
+dénouer les cordons; ce qu’ayant fait il
+tira sa chemise pour découvrir son col et ses
+épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il
+prononça ses dernières paroles, qui furent: <i lang="la" xml:lang="la">Maria,
+mater gratiæ, mater misericordiæ</i>...; puis
+<i lang="la" xml:lang="la">In manus tuas</i>... et lors ses bras commencèrent
+à trembloter en attendant le coup, qui lui fut
+donné tout en haut du col, trop près de la tête,
+duquel coup son col n’étant coupé qu’à demi, le
+corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse,
+le visage contre le ciel, remuant les jambes
+et haussant foiblement les mains. Le bourreau le
+voulut renverser pour achever par où il avoit
+commencé; mais effrayé des cris que l’on faisoit
+contre lui, il lui donna trois ou quatre coups sur
+la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura
+sur l’échafaud.
+</p>
+
+<p>
+L’exécuteur, l’ayant dépouillé, porta son corps,
+couvert d’un drap, dans le carrosse qui les avoit
+amenés; puis il y mit aussi celui de M. de Cinq-Mars
+<span class='pagenum'><a id='Page_454' name='Page_454'>[454]</a></span>
+et leurs têtes, qui avoient encore toutes
+deux les yeux ouverts, particulièrement celle de
+M. de Thou, qui sembloit être vivante. De là, ils
+furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-Mars
+fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre
+de ladite église, par la bonté et autorité de M. du
+Gay, trésorier de France en la généralité de Lyon.
+M. de Thou a été embaumé par le soin de madame
+sa sœur et mis dans un cercueil de plomb,
+pour être transporté en sa sépulture.
+</p>
+
+<p>
+Telle fut la fin de ces deux personnes, qui
+certes, doivent laisser à la postérité une autre
+mémoire que celle de leur mort. Je laisse à chacun
+d’en faire tel jugement qu’il lui plaira, et me
+contente de dire que ce nous est une grande
+leçon de l’inconstance des choses de ce monde et
+de la fragilité de notre nature.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Les dernières volontés de ces deux
+nobles jeunes gens nous sont demeurées
+par des lettres qu’ils écrivirent après la
+prononciation de leur arrêt. Celle de
+M. de Cinq-Mars à la maréchale d’Effiat,
+sa mère, peut paraître froide à quelques
+personnes, par la difficulté de se reporter
+à cette époque où, dans les plus
+graves circonstances, on s’attachait à
+contenir plus qu’à exprimer chaleureusement
+ses émotions, et où le grand
+monde, dans les écrits et les discours,
+<span class='pagenum'><a id='Page_455' name='Page_455'>[455]</a></span>
+fuyait le <i>pathétique</i> autant que nous le
+cherchons.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Lettre de M. le Grand à madame sa
+mère, la marquise d’Effiat.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Madame ma très-chère et très-honorée mère, je
+vous escris, puisqu’il ne m’est plus permis de vous
+voir, pour vous conjurer, madame, de me rendre
+deux marques de votre dernière bonté: l’une,
+madame, en donnant à mon âme le plus de
+prières qu’il vous sera possible, ce qui sera pour
+mon salut: l’autre, soit que vous obteniez du Roy
+le bien que j’ai employé dans ma charge de
+grand-escuyer, et ce que j’en pouvois avoir
+d’autre part auparavant qu’il fust confisqué, ou
+soit que cette grâce ne vous soit pas accordée,
+que vous ayez assez de générosité pour satisfaire
+à mes créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune
+est si peu de chose, que vous ne devez pas
+me refuser cette dernière supplication, que je
+vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi,
+madame, en cela plutôt que vos sentiments s’ils
+répugnent en mon souhait, puisque, ne faisant
+plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis
+plus capable que qui que ce soit de juger de la
+valeur des choses du monde. Adieu, madame, et
+me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée
+au temps que j’ai vescu, et vous assurez que
+je meurs,
+</p>
+
+<p class="i6">
+Ma très-chère et très-honorée mère,
+</p>
+<p class="i2">
+Votre très-humble et très-obéissant
+</p>
+<p class="i4">
+et très-obligé fils et serviteur,
+</p>
+<p class="right10">
+Henri <span class='smcap'>d’Effiat de Cinq-Mars</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_456' name='Page_456'>[456]</a></span>
+Le manuscrit original est à la Bibliothèque
+royale de Paris, manusc. n<sup>o</sup> 9327,
+écrit d’une main ferme et calme.
+</p>
+
+<p class="sep2 hang2" id="lettre_thou">
+<i>Sur la dernière lettre de M. François-Auguste
+de Thou.</i>
+</p>
+
+<p>
+On a vu que, laissé seul un moment
+dans sa prison, M. de Thou écrivit une
+lettre qui fut remise à son confesseur.
+<i>Voilà</i>, disait-il, <i>la dernière pensée que je
+veux avoir pour ce monde</i>. On a vu ses
+efforts pour se détacher de cette dernière
+pensée, et ce redoublement de prières
+ferventes qu’il prononce en se frappant
+la poitrine. Il prie Dieu d’avoir pitié de
+lui; il repousse tout le monde; il s’enveloppe
+déjà dans son linceul. Cette dernière
+pensée était déjà la plus cruelle qui
+puisse faire saigner le cœur d’un homme;
+c’était un dernier regard jeté sur une
+femme aimée; c’était un adieu à sa maîtresse,
+la princesse de Guéménée. Le ton
+est grave, et le respect du rang ne s’y
+perd pas, non plus que celui de sa dignité
+personnelle et du moment solennel
+qui s’approche. J’ai retrouvé dernièrement
+<span class='pagenum'><a id='Page_457' name='Page_457'>[457]</a></span>
+cette lettre précieuse. (Bibliothèque
+royale de Paris, manuscrit n<sup>o</sup> 9276,
+page 223.) La voici:
+</p>
+
+<p class="sep2 hang2">
+<i>Copie de la lettre de M. de Thou, escrite
+à madame la princesse de Guémenée
+après la prononciation de l’arrest.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="i6">
+Madame,
+</p>
+
+<p>
+Je ne vous ay jamais eu de l’obligation en
+toute ma vie qu’aujourd’huy qu’estant près de
+la quitter, je la pers avec moins de peyne parce
+que vous <i>me l’avez rendue assés malheureuse</i>;
+j’espère que celle de l’autre monde sera bien différente
+pour moy de celle-cy, et que j’y trouveray
+des félicités autant pardessus l’imagination
+des hommes qu’elles doivent estre dans leur espérance:
+la mienne, madame, n’est fondée que
+sur la bonté de Dieu et le mérite de la passion de
+son Filz, seule capable d’effacer mes péchez dont
+j’estois redevable à sa justice, et qui sont à un
+tel excez qu’il n’y a rien qui les surpasse que
+celuy de sa miséricorde. Je vous demande pardon
+de tout mon cœur, madame, de toutes les
+choses que j’ay faictes qui vous ont pu desplaire
+et fais la mesme prière <i>à toutes les personnes que
+j’ay haïes à vostre occasion</i>, vous protestant,
+madame, qu’autant que la fidélité que je doibs à
+mon Dieu me le doit permettre, je meurs <i>trop
+asseurément</i>, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>De Thou</span>.
+</p>
+
+<p class="i2">
+De Lion ce 12<sup>e</sup> septembre 1642.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_458' name='Page_458'>[458]</a></span>
+Quel reproche amer et quel mélancolique
+retour sur sa vie! Si cette femme
+était digne de lui, comment reçut-elle
+une telle lettre sans en mourir? Fut-elle
+jamais consolée de mériter un tel adieu?
+</p>
+
+<p>
+La vie de madame la princesse de Guéménée
+ne permet guère de penser que
+ses rigueurs aient causé tant de tristesse
+et une douleur si profonde. Tallemant
+des Réaux dit, en plusieurs endroits, que
+M. de Thou était son amant. <i>On dit</i>,
+ajoute-t-il (t. I, p. 418), <i>qu’il lui écrivit
+après avoir été condamné</i>. C’est cette lettre
+qu’on vient de lire. Elle me semble écrite
+par un homme tel que le misanthrope
+de Molière, avec plus de pitié, et ces
+mots: <i>toutes les personnes que j’ai haïes
+à votre occasion</i>, ressemblent douloureusement
+à:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.</span>
+</div>
+
+<p>
+Mais ne cherchons pas à devancer des
+peines que rien ne trahit, si ce n’est ce
+dernier soupir au pied de l’échafaud. Le
+souvenir de M. de Thou nous doit représenter
+une autre pensée et conduit à
+<span class='pagenum'><a id='Page_459' name='Page_459'>[459]</a></span>
+d’autres réflexions. Elles suivront la copie
+de ce traité avec l’Espagne qui fait
+la base du procès criminel.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Articles du traité fait entre le Comte-Duc
+pour le Roy d’Espagne et monsieur de
+Fontrailles pour et au nom de Monsieur,
+à Madrid, le 13 mars 1642, dont
+Monsieur fait mention dans sa déclaration
+du 7 juillet dudit an. Au tome 1<sup>er</sup>
+des Mémoires de Fontrailles.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par
+monseigneur le duc d’Orléans vers le Roy d’Espagne
+avec lettres de Son Altesse pour Sa Majesté
+Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar,
+datées de Paris, du 20 janvier, a proposé,
+en vertu du pouvoir à luy donné, que Son Altesse,
+désirant le bien général et particulier de la
+France, de voir la noblesse et le peuple de ce
+royaume délivré des oppressions qu’ils souffrent
+depuis longtemps par une si sanglante guerre,
+pour faire cesser la cause d’icelle, et pour establir
+une paix générale et raisonnable entre l’Empereur
+et les deux couronnes, au bénéfice de la
+chrestienté, prendroit volontiers les armes à cette
+fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir
+de son costé avec les moyens possibles pour avancer
+leurs affaires. Et après avoir déclaré le particulier
+de sa commission en ce qui est des offres
+et demandes que font les seigneurs d’Orléans et
+<span class='pagenum'><a id='Page_460' name='Page_460'>[460]</a></span>
+ceux de son party, a esté accordé et conclu par
+ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Majestez
+Impériale et Catholique, et au nom de Son Altesse
+par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:
+</p>
+
+<p>
+1. Comme le principal but de ce traité est de
+faire une juste paix entre les deux couronnes d’Espagne
+et de France, pour leur bien commun et
+de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement
+qu’on ne prétend en cecy aucune chose contre le
+Roy très-chrestien et au préjudice de ses Estats,
+ny contre les droits et authoritez de la Reine
+très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire
+on aura soin de la maintenir en tout ce qui lui
+appartient.
+</p>
+
+<p>
+2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000
+hommes de pied et 5,000 chevaux effectifs de
+vieilles troupes, le tout venant d’Allemagne, ou
+de l’empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que
+si par accident il manquoit de ce nombre 2,000
+ou 3,000 hommes, on n’entend point pour cela
+qu’on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu
+qu’on les fournira le plus tost qu’il sera possible.
+</p>
+
+<p>
+3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur
+le duc d’Orléans se trouvera dans la place de
+seureté où il dit estre en état de pouvoir lever
+des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera
+quatre cens mil escus comptant, payables au consentement
+de Son Altesse, pour estre emploiez
+en levées et autres frais utiles pour le bien commun.
+</p>
+
+<p>
+4. Sa Majesté Catholique donnera le train d’artillerie
+avec les munitions de guerre propres à un
+corps d’armée, avec les vivres pour toutes les
+<span class='pagenum'><a id='Page_461' name='Page_461'>[461]</a></span>
+troupes, jusques à ce qu’elles soient entrées en
+France, là où Son Altesse entretiendra les siens,
+et Sa Majesté Catholique les autres, comme il sera
+spécifié plus bas.
+</p>
+
+<p>
+5. Les places qui seront prises en France,
+soit par l’armée de Sa Majesté Catholique, ou
+celles de Son Altesse, seront mises ès mains de
+Son Altesse et de ceux, de son party.
+</p>
+
+<p>
+6. Il sera donné audit seigneur d’Orléans,
+douze mil escus par mois de pension, outre ce
+que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à
+la duchesse d’Orléans, sa femme.
+</p>
+
+<p>
+7. Est arresté que cette armée et les troupes
+d’icelle obéiront absolument audit seigneur duc
+d’Orléans; et néanmoins, attendu que ladite armée
+est levée des deniers de Sa Majesté Catholique,
+les officiers d’icelle presteront le serment
+de fidélité à Son Altesse de servir aux fins du
+présent traité, et arrivant faute de Son Altesse,
+s’il y a quelque prince du sang de France dans
+le traité, il commandera en la manière qu’il avoit
+esté arresté dans le traité fait avec monseigneur
+le comte de Soissons. Et en cas que l’archiduc
+Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent
+de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur
+pour Sadite Majesté Catholique en Flandres,
+comme il sera là, par mesme moyen, général de
+ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant
+de part en ce lieu: est accordé que le seigneur
+duc d’Orléans et ceux de son party de quelque
+qualité et condition qu’ils soient, aiant esgard à
+ces considérations, tiendront bonne correspondance
+avec ledit seigneur archiduc ou autre que
+dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera,
+<span class='pagenum'><a id='Page_462' name='Page_462'>[462]</a></span>
+en recevant tous ensemble <i>les ordres de
+l’Empereur, de Sa Majesté Catholique</i>, tant
+pour ce qui concerne la guerre que pour les
+plaiges de cette armée, et tous les progrez.
+</p>
+
+<p>
+8. Et d’autant que Son Altesse a deux personnes
+propres à estre mareschaux de camp en
+cette armée, que ledit sieur de Fontrailles déclarera
+après la conclusion du présent traité. Sa
+Majesté Catholique se charge d’obtenir de l’Empereur
+deux lettres-patentes de mareschaux de
+camp pour eux.
+</p>
+
+<p>
+9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique
+donnera quatre-vingt mille ducas de pension à
+répartir par mois aux seigneurs susdits.
+</p>
+
+<p>
+10. Comme aussi on donnera dans trois mois
+cent mil livres pour pourvoir et munir la place
+que Son Altesse a pour sa seureté en France. Et
+si celuy qui baille la place n’est pas satisfait de
+cela, on baillera ladite somme contant, et de
+plus cinq cents quintaux de poudre et vingt-cinq
+mil livres par mois, pour l’entretien de la garnison.
+</p>
+
+<p>
+11. Il est accordé de part et d’autre qu’il ne se
+fera point d’accommodement en général ny en
+particulier avec la couronne de France, si ce
+n’est d’un commun consentement, et qu’on rendra
+toutes les places et pays qu’on aura pris en
+France, sans se servir contre cela d’aucuns prétextes,
+toutesfois et quantes que la <i>France rendra
+les places qu’elle a gagnées</i>, en quelque
+pays que ce soit, mesme qu’elle a <i>achetées et
+qui sont occupées par les armées qui ont serment
+à la France</i>. Et ledit seigneur duc d’Orléans et
+ceux de son party se déclarent dès maintenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_463' name='Page_463'>[463]</a></span>
+pour <i>ennemis des Suédois et de tous autres
+ennemis de Leurs Majestez Impériales et Catholique</i>,
+et de tous ceux qui leur donnent et donneront
+faveur, ayde et protection. Et pour les
+détruire, Son Altesse et ceux de son party donneront
+toutes les assistances possibles.
+</p>
+
+<p>
+12. Il est convenu que les armées de Flandres,
+et celle que doit commander Son Altesse, ainsi
+que dit est, agiront de commune main à mesme
+fin, avec bonne correspondance.
+</p>
+
+<p>
+13. On taschera de faire que les troupes soient
+prestes au plutost, et que ce soit à la fin de may;
+sur quoy Sa Majesté Catholique fera escrire au
+gouverneur de Luxembourg afin qu’il die à celuy
+qui luy portera un blanc signé de Son Altesse ou
+de quelqu’un des deux seigneurs, le temps auquel
+tout pourra estre en estat. Lequel blanc signé,
+Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner
+temps si les choses sont pressées; ou si elles ne
+le sont point encore lorsque la personne arrivera,
+elle s’en retournera à la place de seureté.
+</p>
+
+<p>
+14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes
+de Son Altesse, un mois après qu’elles seront
+dans le service et ensuite, <i>cent mil livres par
+mois</i>, pour leur entretien et pour les autres affaires
+de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de
+déclarer après le nombre des hommes qu’il aura
+dans la place de seureté, et celuy de ses troupes
+s’il trouve bon: demeurant dès maintenant
+accordé que les logements et les contributions se
+distribueront également entre les deux armées.
+</p>
+
+<p>
+15. L’argent qui se tirera du royaume de
+France sera à la disposition de Son Altesse, et
+sera départy également entre les deux armées,
+<span class='pagenum'><a id='Page_464' name='Page_464'>[464]</a></span>
+comme il est dit en l’article précédent, et est
+déclaré qu’on ne pourra imposer aucuns tributs
+que par l’ordre de Son Altesse.
+</p>
+
+<p>
+16. Au cas que ledit seigneur duc d’Orléans
+soit obligé de sortir de France et qu’il entre dans
+la Franche-Comté ou autre part, Sa Majesté
+Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et
+les deux autres grands du party soient receus
+dans tous ses Estats, et pour les faire conduire de
+là dans la place de seureté.
+</p>
+
+<p>
+17. D’autant que ledit seigneur duc d’Orléans
+désire un pouvoir de Sa Majesté Catholique pour
+donner la paix ou neutralité aux villes et provinces
+de France qui la demanderont, il y aura
+auprès de Son Altesse un ambassadeur de Sa
+Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté accorde
+à cela.
+</p>
+
+<p>
+18. S’il arrive faute, ce que Dieu ne veuille,
+dudit seigneur duc d’Orléans, Sa Majesté Catholique
+promet de conserver <i>les mêmes pensions
+auxdits seigneurs, et à un seul d’eux si le parti
+subsiste</i>, ou qu’ils demeurent au service de Sa
+Majesté Catholique.
+</p>
+
+<p>
+19. Ledit seigneur duc d’Orléans asseure, et en
+son nom ledit sieur de Fontrailles, qu’à mesme
+temps que Son Altesse se découvrira, il lui fera
+livrer une place des meilleures de France pour
+sa seureté, laquelle sera déclarée à la conclusion
+du présent traité: et au cas qu’elle ne soit trouvée
+suffisante, ledit traité demeurera nul, comme
+aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits
+deux seigneurs pour lesquels on demande pensions
+susdites dont Sa Majesté demeure d’accord.
+</p>
+
+<p>
+20. Finalement est accordé que tout le contenu
+<span class='pagenum'><a id='Page_465' name='Page_465'>[465]</a></span>
+de ces articles sera approuvé et ratifié par Sa
+Majesté Catholique et ledit seigneur duc d’Orléans,
+en la manière ordinaire et accoustumée en
+semblables traitez. Le Comte-Duc le promet
+ainsi au nom de Sa Majesté, et ledit sieur de
+Fontrailles au nom de Son Altesse, s’obligeant
+respectivement à cela, comme de leur chef ils
+l’approuvent dès à présent, le ratifient et le
+signent.—A Madrid, le 13 mars 1642. Signé:
+Dom <span class='smcap'>Gaspar de Gusman</span>, et, par supposition de
+nom: <span class='smcap'>Clermont</span>, pour <span class='smcap'>Fontrailles</span>.
+</p>
+
+<p>
+Nous <span class='smcap'>Gaston</span>, fils de France, frère unique du
+Roy, duc d’Orléans, certifions que le contenu cy-dessus
+est la vraie copie de l’original du traité
+que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur
+le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de
+quoy nous avons signé la présente de nostre
+main, et icelle fait signer par nostre secrétaire,
+le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé <span class='smcap'>Gaston</span>,
+et plus bas: <span class='smcap'>Goulas</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Contre-lettre.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+D’autant que par le traité que j’ay signé aujourd’hui,
+pour et au nom de Sa Majesté Catholique,
+je suis obligé de déclarer le nom des deux
+personnes qui sont comprises par Son Altesse
+dans ledit traité, et la place qu’elle a prise pour
+sa seureté, je déclare et asseure au nom de Son
+Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu’il die à
+Sa Majesté Catholique <i>que les deux personnes
+sont le seigneur duc de Bouillon</i>, et le <i>seigneur
+de Cinq-Mars, grand Escuyer</i> de France: et la
+place de seureté qui est asseurée à Son Altesse
+<span class='pagenum'><a id='Page_466' name='Page_466'>[466]</a></span>
+<i>est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy
+met entre les mains</i>. En foy de quoy j’ai signé
+cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par
+supposition de nom: <span class='smcap'>Clermont</span>.
+</p>
+
+<p>
+Nous Gaston, fils de France, frère unique du
+Roy, duc d’Orléans, reconnoissons, que le contenu
+cy-dessus est la vraie copie de la déclaration que
+monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous
+soubsignez avons donné pouvoir au sieur de
+Fontrailles de faire des noms de <i>ces sieurs de
+Bouillon et le Grand</i>, à monsieur le <i>duc de San
+Lucar</i> après qu’il auroit passé le traitté avec lui,
+auquel traitté ils ne sont compris que sous le
+titre de <i>deux grands seigneurs de France</i>. En
+témoin de quoy nous avons signé la présente
+certification de nostre main, et icelle fait contre-signer
+par nostre secrétaire.
+</p>
+
+<p class="right10">
+<i>Signé</i>: <span class='smcap'>Gaston</span>.
+</p>
+
+<p class="i2">A Villefranche, le 29 aoust 1642.</p>
+
+<p class="right10">
+<i>Et plus bas</i>: <span class='smcap'>Goulas</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Sur la non-révélation</i>
+</p>
+
+<p>
+La vie de tout homme célèbre a un
+sens unique et précis, visible surtout, et
+dès le premier regard, pour ceux qui
+savent juger les grandes choses du
+passé, et qui, j’espère, est demeuré
+dans l’esprit des lecteurs attentifs du
+<span class='pagenum'><a id='Page_467' name='Page_467'>[467]</a></span>
+livre de <i>Cinq-Mars</i>, le sang de François-Auguste
+de Thou a coulé au nom d’une
+idée sacrée, et qui demeurera telle tant
+que la <i>religion de l’honneur vivra
+parmi nous; c’est l’impossibilité de la
+dénonciation sur les lèvres de l’homme
+de bien</i>.
+</p>
+
+<p>
+Les hommes d’État de tous les temps
+qui ont voulu acclimater la dénonciation
+en France y ont échoué jusqu’ici, à
+l’honneur de notre pays. C’est déjà une
+assez grande tache sur cette entreprise
+que le premier qui l’ait formée soit
+Louis XI, dont la bassesse était le caractère
+et la trahison le génie; mais cet
+arbre du mal qu’il planta au Plessis-lès-Tours
+ne porta point ses fruits empoisonnés;
+et l’on ne vit personne dénoncer
+un citoyen.
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Et, sa tête à la main, demander son salaire.</span>
+</div>
+
+<p>
+Le salaire était cependant stipulé
+dans l’édit de Louis XI; et, pour que
+nulle autorité ne manque à l’examen
+d’une question aussi grave, j’en vais
+citer le point important.
+</p>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class='pagenum'><a id='Page_468' name='Page_468'>[468]</a></span>
+<i>Edit contre la non-révélation des
+crimes de lèse-majesté</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à
+sçavoir faisons à tous présens et advenir que,
+comme par cy-devant maintes conjurations, conspirations
+damnables et pernicieuses entreprises
+ayant été faictes, conspirées et machinées, tant
+par grands personnages que par moyens et petits,
+à l’encontre d’aucuns nos progéniteurs Roys de
+France, et mesmement depuis notre advenement
+à la couronne:
+</p>
+
+<p>
+Disons, déclarons, constituons et ordonnons
+par lettres, édict, ordonnance et constitution
+perpétuelle, irrévocable et durable à toujours,
+que toutes personnes quelconques qui dores en
+avant sçauront ou auront connaissance de quelques
+traités, machinations, conspirations et entreprises
+qui se fairont à l’encontre de notre personne,
+de notre très chère et amée compagne la
+Royne, de notre très-cher et amé fils le Dauphin
+de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes
+de France, et de leurs enfants, aussi à l’encontre
+de l’Estat et seureté de nous ou d’eux et de la
+chose publique de notre royaume, soient tenus
+et réputés crimineux de lèze-majesté, et punis
+de semblable peine et de pareille punition que
+doivent estre les principaux aucteurs, conspirateurs
+et fauteurs et conducteurs desdits crimes,
+sans exception ni réservation de personnes quelconques,
+de quelque estat, condition, qualité,
+dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou
+prérogative que ce soit ou puisse estre, à cause
+<span class='pagenum'><a id='Page_469' name='Page_469'>[469]</a></span>
+de notre sang ou autrement en quelque manière
+que ce soit, s’ils ne le revellent ou envoyent
+reveller à nous ou à nos principaux juges et
+officiers des pays où ils seront, le plustot que
+possible leur sera appris, qu’ils en auront eu
+connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront
+ou enverront reveller, <i>ils ne seront en
+aucuns dangers des punitions desdits crimes;
+mais seront dignes de rémunération entre nous
+et la chose publique</i>. Toutefois, en autre chose,
+nous voulons et entendons les anciennes lois,
+constitutions et ordonnances qui par nos prédécesseurs
+ou de droict sont introduites, et les
+usages qui d’ancienneté ont esté gardés et observés
+en notre royaume, demeurer à leur force et
+vertu sans aucunement y déroger par ces présentes.
+Si nous donnons et mandons à nos amés
+et féaux gens de notre grand conseil, gens de
+nos parlemens, et à nos autres justiciers, officiers
+et subjects qui à présent sont et qui seront pour
+le temps advenir et à chacun d’eux, sy comme à
+luy appartiendra, que cette présente notre loy,
+constitution et ordonnance ils facent publier
+par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction
+accoutumés, de faire cris et proclamations
+publiques, les lire publiquement et enregistrer en
+leurs cours et auditoires, et, selon icelle loy et
+constitution, jugent, sententient et déterminent
+dores en avant, perpétuellement, sans quelconque
+difficulté, toutes les fois que les cas
+adviendront. Et afin que soit chose ferme et
+stable à toujours, nous avons fait mettre notre
+scel à cesdites présentes. Et pour ce que ces présentes
+l’on pourra avoir à besogner à plusieurs
+<span class='pagenum'><a id='Page_470' name='Page_470'>[470]</a></span>
+et divers lieux, nous voulons que au <i lang="la" xml:lang="la">vidimus</i>
+d’icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée
+comme à ce présent original.
+</p>
+
+<p class="hang2">
+<i>Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième
+jour de décembre mil quatre cent
+soixante-dix-sept, et de notre règne le dix-septième.</i>
+</p>
+
+<p class="i6">
+<i lang="la" xml:lang="la">Sic signatum supra plicam.</i>
+</p>
+
+<p class="i4">
+<i>Par le Roy en son conseil</i>,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>L. Texier</span>.
+</p>
+
+<p>
+<i lang="la" xml:lang="la">Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato,
+Parisiis, in parlemento, decima quintà
+die novembris, anno millesimo quadragintesimo
+septuagesimo nono.</i>
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Certes il est facile de comprendre
+que cet édit ait été rendu par Louis XI
+en 1477, c’est-à-dire lorsque le comte de
+La Marche, Jacques d’Armagnac, venait
+d’avoir la tête tranchée pour crime de
+lèse-majesté, et quand ses terres et ses
+biens immenses avaient été impudemment
+distribués à ses juges<a name='FA_41' id='FA_41' href='#FN_41' class='fnanchor'>[41]</a>, héritage
+<span class='pagenum'><a id='Page_471' name='Page_471'>[471]</a></span>
+monstrueux et inouï depuis les Tibère
+et les Néron, et qui s’accomplissait pendant
+que l’on forçait les enfants du
+condamné à recevoir goutte à goutte le
+sang de leur père qui tombait de son
+échafaud sur leur front. Après ce coup
+fameux, il pouvait poursuivre et se
+croire en droit de mépriser assez la
+France pour lui jeter un tel édit et lui
+proposer de nouvelles infamies. Accoutumé
+qu’il était à faire un perpétuel
+marché des consciences, à beaux deniers
+comptants, n’allant jamais en avant
+qu’une bourse dans une main et une
+hache dans l’autre, il suivait le vieil
+axiome, qui n’est pas un grand effort
+de génie et que Machiavel a trop fait
+valoir, de placer les hommes entre l’espérance
+et la crainte. Louis XI jouait
+finement son jeu, mais enfin la France
+se releva et joua noblement le sien
+en lui montrant qu’elle avait d’autres
+<span class='pagenum'><a id='Page_472' name='Page_472'>[472]</a></span>
+hommes que son barbier. Malgré le
+mot de son invention, car il faut
+le lui restituer en toute loyauté, malgré
+la traduction adoucie de <i>dénonciation</i>
+par <i>révélation</i>, personne de propos délibéré
+ne sortit de chez soi pour aller répéter
+une confidence surprise dans l’abandon
+de l’amitié, échappée à la table
+ou au foyer. La vile ordonnance tomba
+en oubli jusqu’au jour où le cardinal
+de Richelieu donna le signal de sa résurrection.
+M. de Thou n’avait point d’échange
+de place forte à faire contre sa
+grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa
+mort devait ajouter à la terreur qu’inspirait
+celle de M. de Cinq-Mars; s’il
+était absous, ce serait au moins un censeur
+jeune et vertueux que conserverait
+M. de Richelieu; destiné à survivre au
+vieux ministre, il écrirait peut-être
+comme son père une histoire du cardinal,
+et serait un juge à son tour, juge
+inflexible et irrité par la mort de M. le
+Grand, son ami. M. de Richelieu pensait
+à tout, et ces motifs qui ne m’échappent
+pas ne sauraient lui avoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_473' name='Page_473'>[473]</a></span>
+échappé. Oublions, pour plus d’impartialité,
+son mot sur le président de
+Thou: <i>Il a mis mon nom dans son histoire,
+je mettrai le sien dans la mienne</i>.
+Faisons-lui la grâce de l’esprit de vengeance,
+il reste une dureté inflexible<a name='FA_42' id='FA_42' href='#FN_42' class='fnanchor'>[42]</a>,
+une mauvaise foi profonde et le plus
+immoral égoïsme. La vie sévère de M. de
+Thou, qui pouvait devenir utile à un
+Etat où tout se corrompait, était importune
+et dangereuse au ministre; il n’hésita
+pas: n’hésitons pas non plus à juger
+cette justice. Il faut à tout prix
+connaître le fond de ces <i>raisons d’Etat</i>
+si célébrées et dont on a fait une sorte
+d’arche sainte impossible à toucher.
+Les mauvaises actions nous laissent le
+germe des mauvaises lois, et il n’est
+pas un passager ministre qui ne cherche
+à les faire poindre pour conserver la
+<span class='pagenum'><a id='Page_474' name='Page_474'>[474]</a></span>
+source de son pouvoir d’emprunt par
+amour de ce douteux éclat. Une chose
+peut, il est vrai, rassurer: c’est que
+toutes les fois qu’une pareille idée se
+porte au cerveau d’un homme politique
+la gestation en est pesante et pénible,
+l’enfantement en serait probablement
+mortel, et l’avortement est un bonheur
+public.
+</p>
+
+<hr class="nodisp" />
+
+<p>
+Je ne pense pas qu’il se rencontre
+dans l’histoire un fait qui soit plus
+propre que le jugement d’Auguste de
+Thou à déposer contre cette fatale idée,
+en cas que le mauvais génie de la
+France voulût jamais que la proposition
+fût renouvelée d’une loi de non-révélation.
+</p>
+
+<hr class="nodisp" />
+
+<p>
+Comme rien n’inspire mieux les réponses
+les plus sûres et ne les présente
+avec de plus nettes expressions qu’un
+danger extrême chez un homme supérieur,
+je vois que dès l’abord M. de
+Thou alla au fond de la question de
+droit et de possibilité avec sa raison, et
+au fond de la question de sentiment et
+<span class='pagenum'><a id='Page_475' name='Page_475'>[475]</a></span>
+d’honneur, avec son noble cœur; écoutons-le:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars<a name='FA_43' id='FA_43' href='#FN_43' class='fnanchor'>[43]</a>,
+il dit: «Qu’après avoir beaucoup considéré
+dans son esprit, sçavoir, s’il devoit déclarer
+au Roy (le voyant tous les jours au camp de
+Perpignan) la cognoissance qu’il avoit eue de ce
+traité, il résolut en luy-même pour plusieurs raisons
+de n’en point parler: 1<sup>o</sup> Il eut fallu se rendre
+délateur d’un crime d’Estat de Monsieur, frère
+unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur
+le Grand, <i>qui estoient tous beaucoup plus
+puissants</i> et plus accrédités que luy, et qu’il y
+avoit certitude qu’il succomberoit en cette action,
+dont il <i>n’avoit aucune preuve</i> pour le vérifier.—Je
+n’aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de
+Fontrailles, qui estoit absent, et Monsieur le
+Grand auroit peut-être nié alors qu’il m’en eust
+parlé. J’aurois donc passé pour un calomniateur,
+et mon honneur, qui me sera toujours plus cher
+que ma propre vie, estoit perdu sans ressource.»
+</p>
+
+<p>
+2<sup>o</sup> Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute
+ces paroles déjà fidèlement rapportées (p. 361) et
+d’une beauté incomparable par leur simplicité
+antique, j’oserai presque dire évangélique:
+</p>
+
+<p>
+—«Il m’a cru son amy unique et fidèle, et
+je ne l’ai pas voulu trahir.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Quelle que puisse être l’entreprise
+secrète que l’on suppose, ou contre une
+<span class='pagenum'><a id='Page_476' name='Page_476'>[476]</a></span>
+tête couronnée, ou contre la constitution
+d’un Etat démocratique, ou contre les
+corps qui représentent une nation;
+quelle que soit la nature de l’exécution
+du complot, ou assassinat, ou expulsion
+à main armée, ou émeute du peuple,
+ou corruption ou soulèvement de troupes
+soldées, la situation sera la même entre
+le conjuré et celui qui aura reçu sa confidence.
+Sa première pensée sera la
+perte irréparable, éternelle de son honneur
+et de son nom, soit comme calomniateur
+s’il ne donne pas de preuves,
+soit comme lâche délateur s’il les donne:
+puni dans le premier cas par des peines
+infamantes, puni dans le second par la
+vindicte publique, qui le montre du doigt
+tout souillé du sang de ses amis.
+</p>
+
+<p>
+Ce premier motif de silence, lorsque
+M. de Thou daigna l’exprimer, je crois
+que ce fut pour se mettre à la portée
+des esprits qui le jugeaient, et pour entrer
+dans le ton général du procès et
+dans les termes précis des lois, qui ne
+se supposent jamais faites que pour les
+âmes les plus basses, qu’elles circonscrivent
+<span class='pagenum'><a id='Page_477' name='Page_477'>[477]</a></span>
+et pressent par des barrières
+grossières et une nécessité inexorable
+et uniforme. Il démontre qu’il n’eût pas
+pu être délateur quand même il l’eût
+voulu. Il sous-entend: Si j’eusse été un
+infâme, je n’aurais pu même accomplir
+mon infamie, on ne m’eût pas cru.—Mais
+après ce peu de mots sur l’impossibilité
+matérielle, il ajoute le motif de
+l’impossibilité morale, motif vrai et
+d’une vérité éternelle, immuable, que
+tous les cultes ont reconnue et sanctionnée,
+que tous les peuples ont mise
+en honneur:
+</p>
+
+<p>
+<i>Il m’a cru son amy.</i>
+</p>
+
+<p>
+Non seulement il ne l’a pas trahi,
+mais on remarquera que dans tous ses
+interrogatoires<a name='FA_44' id='FA_44' href='#FN_44' class='fnanchor'>[44]</a>, ses confrontations avec
+M. de Bouillon et M. de Cinq-Mars, il
+ne nomme et ne compromet personne.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit
+Fontrailles dans ses Mémoires, il me dit le voyage
+que je venois de faire en Espagne, et qui me
+surprit fort, car je croyois qu’il luy eust été célé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_478' name='Page_478'>[478]</a></span>
+conformément à la délibération qui en avoit
+esté prise.—Quand je luy demanday comme
+quoy il l’avoit appris, il me déclara en confiance
+fort franchement qu’il le <i>sçavoit de la Royne</i> et
+qu’elle le tenoit de Monsieur.
+</p>
+
+<p>
+«Je n’ignorois pas que Sa Majesté eust fort
+souhaité une cabale et y avoit contribué de tout
+son pouvoir<a name='FA_45' id='FA_45' href='#FN_45' class='fnanchor'>[45]</a>.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+M. de Thou pouvait donc s’appuyer
+sur cette autorité; mais il sait qu’il fera
+persécuter la reine Anne d’Autriche, et
+il se tait. Il se tait aussi sur le Roi lui-même
+et ne daigne pas répéter ce qu’il
+a dit au Cardinal dans son entretien
+particulier. Il ne veut pas de la vie à ce
+prix.
+</p>
+
+<p>
+Quant à M. de Cinq-Mars, il n’a qu’une
+raison à donner:
+</p>
+
+<p>
+<i>Il m’a cru son amy.</i>
+</p>
+
+<p>
+Quand même, au lieu d’être un ami
+éprouvé, il n’eût été qu’un homme uni
+à M. de Cinq-Mars par des relations
+passagères, <i>il l’a cru son amy</i>, il a eu
+foi en lui, <i>il ne l’a pas voulu trahir</i>.
+Tout est là.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque la religion chrétienne a institué
+<span class='pagenum'><a id='Page_479' name='Page_479'>[479]</a></span>
+la confession, elle a, je l’ai dit ailleurs,
+divinisé la confidence; comme on
+aurait pu se défier du confident, elle
+s’est hâtée de déclarer criminel et digne
+de la mort éternelle le prêtre qui révèlerait
+l’aveu fait à son oreille. Il ne fallait
+pas moins que cela pour transformer
+tout à coup un étranger en ami,
+en frère, pour faire qu’un chrétien pût
+aller ouvrir son âme au premier venu,
+à l’inconnu qu’il ne reverra jamais, et
+dormir le soir en paix dans son lit, sûr
+de son secret comme s’il l’eût dit à
+Dieu.
+</p>
+
+<p>
+Donc, tout ce qu’a pu faire le confesseur
+à l’aide de sa foi et de l’autorité de
+l’Eglise, a été d’arriver à être considéré
+par le pénitent comme un ami, de parvenir
+à faire naître ces épanchements
+salutaires, ces larmes sacrées, ces récits
+complets, ces abandons sans réserve
+que l’amitié grave et bonne avait seule
+le droit de recevoir avant la confession,
+l’amitié, la sainte amitié, qui rend en
+vertueux conseils ce qu’elle reçoit en
+coupables aveux.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_480' name='Page_480'>[480]</a></span>
+Si donc le confesseur prétend à la
+tendresse de cœur, à la bonté suprême de
+l’ami, quel ami ne doit regarder comme
+le premier devoir l’infaillible sûreté du
+secret déposé en lui comme dans le tabernacle
+du confesseur?
+</p>
+
+<p>
+Mais ce n’est pas seulement de l’ami
+ancien et éprouvé qu’il s’agit, c’est encore
+de tout homme traité en ami, de
+tout <i>premier venu</i> qui, la main dans la
+main, a reçu une confidence sérieuse.
+Le droit de l’hospitalité est aussi ancien
+que la famille et la race humaine: nulle
+tribu, nulle horde, si sauvage qu’elle
+soit, ne conçoit qu’il soit possible de
+livrer son hôte. Un secret est un hôte
+qui vient se cacher dans le cœur de l’honnête
+homme comme dans son inviolable
+asile. Quiconque le livre et le vend est
+hors la loi des nations.
+</p>
+
+<p>
+Ce serait une bien grande honte pour
+les pauvres règnes qui ne pourraient
+avoir un peu de durée qu’au prix de ces
+lois barbares, et se tenir debout qu’avec
+de si noirs appuis. Mais voulût-on en
+faire usage, on ne le pourrait pas. Il
+<span class='pagenum'><a id='Page_481' name='Page_481'>[481]</a></span>
+faudrait, pour que ce fût praticable, que
+la civilisation eût marché d’un pied et
+non de l’autre. Or on est venu partout
+à une sorte de délicatesse générale de
+sentiment qui fait que telles actions
+publiques ne sont pas même proposables.
+On ne sait comment, il se fait
+que telles choses, utiles il y a des siècles,
+ne se peuvent faire, ne se peuvent dire,
+ne se peuvent même nommer sérieusement
+par aucun homme vivant, et
+cela, sans que jamais on les ait abolies.
+Ce sont les véritables changements de
+mœurs qui forcent à naître les véritables
+et durables lois. Qui nous dira où est le
+pays si reculé qui oserait aujourd’hui
+donner à l’homme juge la dépouille de
+l’homme jugé! Toutes les lois ne sont
+pas de main humaine... La loi qui défend
+cet héritage sanglant n’a pas été écrite,
+elle est venue s’asseoir parmi nous. A
+ses côtés s’est posée celle qui dit: <i>Tu
+ne dénonceras pas!</i> et le plus humble
+journalier n’oserait, de nos jours, se
+placer à la table de son voisin s’il y avait
+manqué.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_482' name='Page_482'>[482]</a></span>
+Pour moi, s’il fallait absolument aux
+hommes politiques quelques vieux ustensiles
+des temps barbares, j’aimerais mieux
+leur voir dérouiller, restaurer, et mettre
+en scène et en usage les chevalets et les
+outils de la torture; car ils ne souilleraient
+du moins que le corps et non
+l’âme de la créature de Dieu. Ils feraient
+parler peut-être la chair souffrante; mais
+le cri des nerfs et des os sous la tenaille
+est moins vil que la froide vente d’une
+tête sur un comptoir, et il n’y a pas encore
+eu de nom qui ait été inscrit plus
+bas que le nom de <span class='smcap'>Judas</span>.
+</p>
+
+<p>
+Oui, mieux vaut le danger d’un prince
+que la démoralisation de l’espèce entière.
+Mieux vaudrait la fin d’une dynastie
+et d’une forme de gouvernement, mieux
+vaudrait même celle d’une nation, car
+tout cela se remplace et peut renaître,
+que la mort de toute vertu parmi les
+hommes.
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h2 id="tdm2">
+<span class="xlarge">TABLE</span>
+</h2>
+
+<hr class="c10" />
+
+<table id="tdm" summary="" class="sep2">
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’émeute</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_14">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’alcôve</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_15">33</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La confusion</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_16">63</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La toilette</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_17">80</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le secret</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_18">108</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La partie de chasse</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_19">122</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La lecture</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_20">175</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le confessionnal</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_21">216</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’orage</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_22">238</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’absence</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_23">266</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le travail</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_24">283</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les prisonniers</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_25">339</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXVI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La fête</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_26">398</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#notes2">435</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<hr class="c25 sep4" />
+
+<p class="center noindent">
+Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span>
+</p>
+
+<div class='footnotes newpage'>
+
+<h2>Notes de bas de page</h2>
+
+<div class='footnote' id='FN_1'>
+<p>
+<a href='#FA_1'>[1]</a> Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un
+caractère trop ferme, qui fut son seul crime.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_2'>
+<p>
+<a href='#FA_2'>[2]</a> On nommait ainsi par abréviation le grand
+écuyer Cinq-Mars. Ce nom reviendra souvent dans
+le cours du récit.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_3'>
+<p>
+<a href='#FA_3'>[3]</a> Dans le long siège de cette ville, on donna ce
+nom à M. de Richelieu pour tourner en ridicule
+son obstination à commander comme général en
+chef et s’attribuer le mérite de la prise de la Rochelle.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_4'>
+<p>
+<a href='#FA_4'>[4]</a> Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices,
+ni l’espoir de l’or du Cardinal ne lui arrachèrent
+un mot des secrets de la Reine.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_5'>
+<p>
+<a href='#FA_5'>[5]</a> Lisez l’<cite>Astrée</cite> (s’il est possible).
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_6'>
+<p>
+<a href='#FA_6'>[6]</a> Un édit de 1639 avait déterminé le costume
+de la cour. Il était simple et noir.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_7'>
+<p>
+<a href='#FA_7'>[7]</a> Milton passa en cette année même à Paris,
+en retournant d’Italie en Angleterre. (Voyez
+<i>Teland’s Life of Milton</i>.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_8'>
+<p>
+<a href='#FA_8'>[8]</a> Lisez la <cite>Clélie</cite>, t. I.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_9'>
+<p>
+<a href='#FA_9'>[9]</a> Termes des ligueurs.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_10'>
+<p>
+<a href='#FA_10'>[10]</a> D’Olivarès, comte-duc de San-Lucar.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_11'>
+<p>
+<a href='#FA_11'>[11]</a> Cette sorte de prédiction en calembours fut
+publique trois mois avant la conjuration.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_12'>
+<p>
+<a href='#FA_12'>[12]</a>
+</p>
+
+<div class="left5">
+<div class="poem small">
+<span class="i0">Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,<br /></span>
+<span class="i0">Qui de sa voix touchante écoutais les accents:<br /></span>
+<span class="i0">Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l’encens,<br /></span>
+<span class="i0">Que ses pieds délicats ont doucement pressées.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Pétrarque</span>, trad. de Saint-Geniez.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_13'>
+<p>
+<a href='#FA_13'>[13]</a> La fille.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_14'>
+<p>
+<a href='#FA_14'>[14]</a> Petit bonnet de laine.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_15'>
+<p>
+<a href='#FA_15'>[15]</a> Noms des chemins qui mènent d’Espagne en
+France par les Pyrénées.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_16'>
+<p>
+<a href='#FA_16'>[16]</a> Exclamation et jurement habituel et intraduisible.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_17'>
+<p>
+<a href='#FA_17'>[17]</a> Sorte de ballade.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_18'>
+<p>
+<a href='#FA_18'>[18]</a> Servante.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_19'>
+<p>
+<a href='#FA_19'>[19]</a> Aucune expression française ne peut représenter
+la précision énergique de cette romance
+espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix
+nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et
+nonchalante tour à tour de quelque Andalous
+qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes
+d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une
+danse, et les pensées celles d’un chant de guerre.
+</p>
+
+<div class="poem left5 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Yo que soy contrabandista<br /></span>
+<span class="i0">Y campo por mi respecto,<br /></span>
+<span class="i0">A todos los désafio<br /></span>
+<span class="i0">Pues a nadie tengo miedo.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Ay, jaleo! Muchachas.<br /></span>
+<span class="i0">Quien me marca un hilo negro?<br /></span>
+<span class="i0">Mi caballo esta cansado,<br /></span>
+<span class="i0">Y yo me marcho corriendo.</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_20'>
+<p>
+<a href='#FA_20'>[20]</a>
+</p>
+
+<div class="poem left5 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Ay! ay! que viene la ronda,<br /></span>
+<span class="i0">Y se mueve el tiroteo;<br /></span>
+<span class="i0">Ay! ay! cavallito mio,<br /></span>
+<span class="i0">Ay! saca me deste aprieto.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Viva, viva mi cavallo,<br /></span>
+<span class="i0">Cavallo mio carreto:<br /></span>
+<span class="i0">Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_21'>
+<p>
+<a href='#FA_21'>[21]</a> «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne
+voilà-t-il pas une punition divine dans la famille
+de ce juge, pour expier en quelque façon la mort
+cruelle et impitoyable de ce pauvre <i>Grandier</i>,
+dont le sang crie vengeance?» (<span class='smcap'>Patin</span>, lettre LXV,
+du 22 décembre 1631.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_22'>
+<p>
+<a href='#FA_22'>[22]</a> Le 19 mai 1632.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_23'>
+<p>
+<a href='#FA_23'>[23]</a> Voyez les Mémoires de Richelieu, <i>Collection
+des Mémoires</i>, t. XXVIII. p. 139.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_24'>
+<p>
+<a href='#FA_24'>[24]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent">
+COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE
+MONSIEUR ET DU CARDINAL DE RICHELIEU.
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>A Monsieur de Chavigny.</i>
+</p>
+
+<p class="i2">
+«Monsieur de Chavigny,
+</p>
+
+<p>
+«Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait
+de moy, et que véritablement vous en ayez
+sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler
+à mon accommodement avec Son Eminence, et
+d’attendre cet effet de la véritable affection que
+vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus
+grande que votre colère. Vous sçavez le besoin
+que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis.
+Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son
+Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière
+fois que je vous donnerai de pareils employs.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Gaston d’Orléans.</span>»
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_25'>
+<p>
+<a href='#FA_25'>[25]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent">
+<i>A Son Excellence le Cardinal-Duc.</i>
+</p>
+
+<p class="i6">
+«Mon Cousin,
+</p>
+
+<p>
+«Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du
+monde le plus coupable de vous avoir dépleu;
+les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont
+toujours fait garder de lui et de tous ses artifices;
+mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve
+mon estime et mon amitié tout entière... Je suis
+touché d’un véritable repentir d’avoir encore
+manqué à la fidélité que je dois au Roy, mon seigneur,
+et je prends Dieu à témoin de la sincérité
+avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle
+de vos amis, et avec la mesme passion que je
+suis,
+</p>
+
+<p class="i4">
+«Mon Cousin,
+</p>
+
+<p class="right10">
+«Votre affectionné Cousin,<br />
+«<span class='smcap'>Gaston</span>.»
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_26'>
+<p>
+<a href='#FA_26'>[26]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent"><i>Réponse du Cardinal.</i></p>
+
+<p class="i6">
+«Monsieur,
+</p>
+
+<p>
+«Puisque Dieu veut que les hommes aient recours
+à une ingénue et entière confession pour
+être absous de leurs fautes en ce monde, je vous
+enseigne le chemin que vous devez tenir pour
+vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé,
+c’est à elle d’achever. C’est tout ce que je
+puis vous dire.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_27'>
+<p>
+<a href='#FA_27'>[27]</a> En 1638, le prince Thomas ayant fait lever
+le siége d’Hesdin, le Cardinal en fut très peiné.
+Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire
+avait dit que la victoire seroit au Roy, et le
+père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le
+Ciel protégeoit le ministre.
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<i>Mémoires pour l’histoire du Cardinal
+de Richelieu.</i>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_28'>
+<p>
+<a href='#FA_28'>[28]</a> En 1639, le Roi consulta son conseil sur la
+supplique de sa mère exilée pour rentrer en
+France; Richelieu répondit:
+</p>
+
+<p>
+«Qui peut douter qu’il ne soit permis à un
+prince de se séparer d’une mère pour des considérations
+importantes?... Le Fils de Dieu
+n’a point fait difficulté de se séparer un temps
+de sa mère et de la laisser en peine quelques
+jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle
+s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui
+Dieu a commis le soin du bien général d’un
+royaume doivent toujours le préférer à toutes les
+obligations particulières.»
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<i>Relation de M. de Fontrailles.</i>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_29'>
+<p>
+<a href='#FA_29'>[29]</a> Les articles de ce traité sont rapportés en détail
+dans la <i>Relation de Fontrailles</i>. V. les notes.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_30'>
+<p>
+<a href='#FA_30'>[30]</a> <cite>Mémoires de Sully</cite>, 1595.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_31'>
+<p>
+<a href='#FA_31'>[31]</a> <cite>Manuscrit de Pointis</cite>, 1642, n<sup>o</sup> 183.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_32'>
+<p>
+<a href='#FA_32'>[32]</a> <cite>Mémoires d’Anne d’Autriche</cite>, 1642.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_33'>
+<p>
+<a href='#FA_33'>[33]</a> Maison qui appartenait à un abbé d’Esnay,
+frère de M. de Villeroy, dit Montrésor.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_34'>
+<p>
+<a href='#FA_34'>[34]</a> Voir la <a href="#lettre_thou">copie de cette lettre</a> à M<sup>me</sup> la princesse
+de Guéménée, dans les notes à la fin du
+volume.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_35'>
+<p>
+<a href='#FA_35'>[35]</a> Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est
+conservé dans le musée de Versailles.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_36'>
+<p>
+<a href='#FA_36'>[36]</a> Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une
+garde de deux cents Arquebusiers; en 1632,
+quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638,
+deux compagnies de Gens d’armes et de Chevau-légers
+furent formées par lui.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_37'>
+<p>
+<a href='#FA_37'>[37]</a> Il avait donné au Roi, sous réserve d’usufruit
+durant sa vie, ce palais avec ses dépendances,
+comme aussi sa magnifique chapelle de diamants,
+avec son grand buffet d’argent ciselé,
+pesant trois mille marcs, et son grand diamant
+en forme de cœur, pesant plus de vingt carats;
+M. de Chavigny accepta cette donation pour le
+Roi.
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_38'>
+<p>
+<a href='#FA_38'>[38]</a> Cette gravure existe encore.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_39'>
+<p>
+<a href='#FA_39'>[39]</a> Chant des guerres civiles. (Voy. <cite>Mém. de
+la Ligue</cite>.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_40'>
+<p>
+<a href='#FA_40'>[40]</a> On appelait le Parlement <i>Sénat</i>. Il existe des
+lettres adressées à <i>Monseigneur de Harlay</i>,
+prince du Sénat de Paris et premier juge du
+royaume.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_41'>
+<p>
+<a href='#FA_41'>[41]</a> Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche
+(l’arrêt avait été prononcé en son nom); le chevalier de
+Bonsile, le comté de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat;
+Louis de Graville, les villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne;
+le seigneur de l’Isle eut la vicomté de Murat, etc.;
+et l’on regrette de voir, parmi les autres noms de ceux
+qui eurent part à la proie, Philippe de Comines partageant
+avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Tournaisis,
+qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu’ils venaient
+de condamner à mort.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_42'>
+<p>
+<a href='#FA_42'>[42]</a> Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque
+l’exempt lui apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait
+l’arrêt:
+</p>
+
+<p>
+«Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de
+satisfaction. M. le Chancelier m’a délivré d’un grand fardeau.
+Mais, Picaut, ils n’ont point de bourreau!»—On
+voit s’il pensait à tout.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_43'>
+<p>
+<a href='#FA_43'>[43]</a> Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre
+1612), Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main
+(p. 190).
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_44'>
+<p>
+<a href='#FA_44'>[44]</a> Voir l’interrogatoire et procès-verbaux instruits par
+M. le Chancelier, etc., 1612.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_45'>
+<p>
+<a href='#FA_45'>[45]</a> Relation de M. de Fontrailles.
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p>
+
+<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p>
+
+<ul>
+<li>p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII»
+ («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi
+ mentionné en page 120);</li>
+<li>p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» («et tentait de cacher la surprise»);</li>
+<li>p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» («N’est-ce pas, d’Aubijoux?»);</li>
+<li>p. 272, second «de» manquant ajouté dans «l’avis de la Reine-mère et de la cour»;</li>
+<li>p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» («Les diamants ne vont bien qu’aux
+cheveux noirs»);</li>
+<li>p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);</li>
+<li>p. 332, «même» corrigé en «mêmes» («dans les ressources mêmes qu’il inventait.»);</li>
+<li>p. 379, «même» corrigé en «mêmes» («ceux mêmes qui doivent affliger»);</li>
+<li>p. 450, «aimée» corrigé en «animée» («une voix forte et animée»).</li>
+</ul>
+
+<p>
+Les variations dans l’orthographe et l’accentuation des mots n’ont pas été corrigées.
+</p>
+
+<p>
+Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland’s Life of Milton»
+est vraisemblablement une erreur pour «Toland’s Life of Milton».
+</p>
+
+</div>
+
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 44199 ***</div>
+</body>
+</html>
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+The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Cinq-Mars, (Tome II of 2)
+ ou, Une conjuration sous Louis XIII
+
+Author: Alfred de Vigny
+
+Illustrator: Pierre Georges Jeanniot
+
+Release Date: November 16, 2013 [EBook #44199]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/American Libraries.)
+
+
+
+
+
+Note de transcription:
+
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L'orthographe n'a pas été harmonisée.
+
+Il y a une note plus détaillée à la fin de ce livre.
+
+
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+
+ PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+
+ CINQ-MARS
+ OU
+ UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
+
+ PAR LE COMTE
+ ALFRED DE VIGNY
+
+ AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+ _Reproduits en fac simile._
+
+ TOME SECOND
+
+ PARIS
+ G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+ ÉDITEURS
+
+ 1882
+
+
+
+
+CINQ-MARS
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+L'ÉMEUTE
+
+ Le danger, Sire, est pressant et universel, et au delà de tous
+ les calculs de la prudence humaine.
+
+ MIRABEAU, _Adresse au Roi_.
+
+
+«_Que d'une vitesse égale à celle de la pensée, la scène vole sur une
+aile imaginaire_», s'écrie l'immortel Shakspeare avec le choeur de
+l'une de ses tragédies, «_figurez-vous le roi sur l'Océan, suivi de
+sa belle flotte; voyez-le, suivez-le_». Avec ce poétique mouvement
+il traverse le temps et l'espace, et transporte à son gré l'assemblée
+attentive dans les lieux de ses sublimes scènes.
+
+Nous allons user des mêmes droits sans avoir le même génie, nous ne
+voulons pas nous asseoir plus que lui sur le trépied des unités, et,
+jetant les yeux sur Paris et sur le vieux et noir palais du Louvre,
+nous passerons tout à coup l'espace de deux cents lieues et le temps de
+deux années.
+
+Deux années! que de changements elles peuvent apporter sur le front
+des hommes, dans leurs familles, et surtout dans cette grande famille
+si troublée des nations, dont un jour brise les alliances, dont une
+naissance apaise les guerres, dont une mort détruit la paix! Nos yeux
+ont vu des rois rentrer dans leur demeure un jour de printemps; ce
+jour-là même un vaisseau partit pour une traversée de deux ans; le
+navigateur revint; ils étaient sur leur trône: rien ne semblait s'être
+passé dans son absence; et pourtant Dieu leur avait ôté cent jours de
+règne.
+
+Mais rien n'était changé pour la France en 1642, époque à laquelle nous
+passons, si ce n'était ses craintes et ses espérances. L'avenir seul
+avait changé d'aspect. Avant de revoir nos personnages, il importe de
+contempler en grand l'état du royaume.
+
+La puissante unité de la monarchie était plus imposante encore par le
+malheur des États voisins; les révoltes de l'Angleterre et celles de
+l'Espagne et du Portugal faisaient admirer d'autant plus le calme dont
+jouissait la France; Strafford et Olivarès, renversés ou ébranlés,
+grandissaient l'immuable Richelieu.
+
+Six armées formidables, reposées sur leurs armes triomphantes,
+servaient de rempart au royaume; celles du Nord, liguées avec la
+Suède, avaient fait fuir les Impériaux, poursuivis encore par l'ombre
+de Gustave-Adolphe; celles qui regardaient l'Italie recevaient dans
+le Piémont les clefs des villes qu'avait défendues le prince Thomas:
+et celles qui redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient la
+Catalogne révoltée, et frémissaient encore devant Perpignan, qu'il ne
+leur était pas permis de prendre. L'intérieur n'était pas heureux, mais
+tranquille. Un invisible génie semblait avoir maintenu ce calme; car le
+Roi, mortellement malade, languissait à Saint-Germain près d'un jeune
+favori; et le Cardinal, disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques
+morts pourtant trahissaient sa vie, et de loin en loin des hommes
+tombaient comme frappés par un souffle empoisonné, et rappelaient la
+puissance invisible.
+
+Saint-Preuil, l'un des ennemis de Richelieu, venait de porter _sa tête
+de fer_[1] sur l'échafaud, _sans honte ni peur_, comme il le dit en y
+montant.
+
+ [1] Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un caractère trop ferme,
+ qui fut son seul crime.
+
+Cependant la France semblait gouvernée par elle-même; car le prince et
+le ministre étaient séparés depuis longtemps: et, de ces deux malades,
+qui se haïssaient mutuellement, l'un n'avait jamais tenu les rênes de
+son Etat, l'autre n'y faisait plus sentir sa main; on ne l'entendait
+plus nommer dans les actes publics, il ne paraissait plus dans le
+gouvernement, s'effaçait partout; il dormait comme l'araignée au centre
+de ses filets.
+
+S'il s'était passé quelques événements et quelques révolutions durant
+ces deux années, ce devait donc être dans les coeurs; ce devait être
+quelques-uns de ces changements occultes, d'où naissent, dans les
+monarchies sans base, des bouleversements effroyables et de longues et
+sanglantes dissensions.
+
+Pour en être éclaircis, portons nos yeux sur le vieux et noir bâtiment
+du Louvre inachevé, et prêtons l'oreille aux propos de ceux qui
+l'habitent et qui l'environnent.
+
+On était au mois de décembre; un hiver rigoureux avait attristé Paris,
+où la misère et l'inquiétude du peuple étaient extrêmes; cependant sa
+curiosité l'aiguillonnait encore, et il était avide des spectacles que
+lui donnait la cour. Sa pauvreté lui était moins pesante lorsqu'il
+contemplait les agitations de la richesse; ses larmes moins amères
+à la vue des combats de la puissance; et le sang des grands, qui
+arrosait ses rues et semblait alors le seul digne d'être répandu,
+lui faisait bénir son obscurité. Déjà quelques scènes tumultueuses,
+quelques assassinats éclatants, avaient fait sentir l'affaiblissement
+du monarque, l'absence et la fin prochaine du ministre, et, comme
+une sorte de prologue à la sanglante comédie de la Fronde, venaient
+aiguiser la malice et même allumer les passions des Parisiens. Ce
+désordre ne leur déplaisait pas; indifférents aux causes des querelles,
+fort abstraites pour eux, ils ne l'étaient point aux individus,
+et commençaient déjà à prendre les chefs de parti en affection ou
+en haine, non à cause de l'intérêt qu'ils leur supposaient pour le
+bien-être de leur classe, mais tout simplement parce qu'ils plaisaient
+ou déplaisaient comme des acteurs.
+
+Une nuit surtout, des coups de pistolet et de fusil avaient été
+entendus fréquemment dans la Cité: les patrouilles nombreuses des
+Suisses et des gardes du corps venaient même d'être attaquées et de
+rencontrer quelques barricades dans les rues tortueuses de l'île
+Notre-Dame; des charrettes enchaînées aux bornes et couvertes de
+tonneaux, avaient empêché les cavaliers d'y pénétrer, et quelques coups
+de mousquet avaient blessé des chevaux et des hommes. Cependant la
+ville dormait encore, excepté le quartier qui environnait le Louvre,
+habité dans ce moment par la Reine et MONSIEUR, duc d'Orléans. Là, tout
+annonçait une expédition nocturne d'une nature très grave.
+
+Il était deux heures du matin; il gelait, et l'ombre était épaisse,
+lorsqu'un nombreux rassemblement s'arrêta sur le quai, à peine
+pavé alors, et occupa lentement et par degrés, le terrain sablé qui
+descendait en pente jusqu'à la Seine. Deux cents hommes, à peu près,
+semblaient composer cet attroupement; ils étaient enveloppés de grands
+manteaux, relevés par le fourreau des longues épées à l'espagnole
+qu'ils portaient. Se promenant sans ordre, en long et en large, ils
+semblaient attendre les événements plutôt que les chercher. Beaucoup
+d'entre eux s'assirent, les bras croisés, sur les pierres éparses du
+parapet commencé; ils observaient le plus grand silence. Après quelques
+minutes cependant, un homme, qui paraissait sortir d'une porte voûtée
+du Louvre, s'approcha lentement avec une lanterne sourde, dont il
+portait les rayons au visage de chaque individu, et qu'il souffla,
+ayant démêlé celui qu'il cherchait entre tous: il lui parla de cette
+façon, à demi-voix, en lui serrant la main:
+
+--Eh bien, Olivier, que vous a dit M. le Grand[2]? Cela va-t-il bien?
+
+ [2] On nommait ainsi par abréviation le grand écuyer Cinq-Mars. Ce
+ nom reviendra souvent dans le cours du récit.
+
+--Oui, oui, je l'ai vu hier à Saint-Germain; le vieux chat est bien
+malade à Narbonne, il va s'en aller _ad patres_; mais il faut mener
+nos affaires rondement, car ce n'est pas la première fois qu'il fait
+l'engourdi. Avez-vous vu du monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
+
+--Soyez tranquille, Montrésor va venir avec une centaine de
+gentilshommes de MONSIEUR; vous le reconnaîtrez; il sera déguisé en
+maître maçon, une règle à la main. Mais n'oubliez pas surtout les mots
+d'ordre: les savez-vous bien tous, vous et vos amis?
+
+--Oui, tous, excepté l'abbé de Gondi, qui n'est pas arrivé encore;
+mais, Dieu me pardonne, je crois que le voilà lui-même. Qui diable
+l'aurait reconnu?
+
+En effet, un petit homme sans soutane, habillé en soldat des gardes
+françaises, et portant de très noires et fausses moustaches, se glissa
+entre eux. Il sautait d'un pied sur l'autre avec un air de joie, et se
+frottait les mains.
+
+--Vive Dieu! tout va bien; mon ami Fiesque ne faisait pas mieux.
+Et se levant sur la pointe des pieds pour frapper sur l'épaule
+d'Olivier:--Savez-vous que, pour un homme qui sort presque des pages,
+vous ne vous conduisez pas mal, sire Olivier d'Entraigues? vous serez
+dans nos hommes illustres, si nous trouvons un Plutarque. Tout est
+bien organisé, vous arrivez à point; ni plus tôt, ni plus tard, comme
+un vrai chef de parti. Fontrailles, ce jeune homme ira loin, je vous
+le prédis. Mais dépêchons-nous; il nous viendra dans deux heures
+des paroissiens de mon oncle l'archevêque de Paris; je les ai bien
+échauffés, et ils crieront: _Vive Monsieur! vive la Régence! et plus
+de Cardinal!_ comme des enragés. Ce sont de bonnes dévotes, tout à moi,
+qui leur ont monté la tête. Le roi est fort mal. Oh! tout va bien, très
+bien. Je viens de Saint-Germain; j'ai vu l'ami Cinq-Mars; il est bon,
+très bon, toujours ferme comme un roc. Ah! voilà ce que j'appelle un
+homme! Comme il les a joués avec son air mélancolique et insouciant!
+Il est le maître de la cour à présent. C'est fini, le roi va, dit-on,
+le faire duc et pair, il en est fortement question; mais il hésite
+encore: il faut décider cela par notre mouvement de ce soir: _le voeu
+du peuple!_ il faut faire _le voeu du peuple_ absolument; nous allons
+le faire entendre. Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous? Surtout,
+c'est la haine pour lui qui doit dominer dans les cris, car c'est là
+l'essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston, qui flotte toujours,
+n'est-ce pas?
+
+--Eh! que peut-il faire autre chose? dit Fontrailles; s'il prenait une
+résolution aujourd'hui en notre faveur, ce serait bien fâcheux.
+
+--Et pourquoi?
+
+--Parce que nous serions bien sûrs que demain, au jour, il serait
+contre.
+
+--N'importe, reprit l'abbé, la reine a de la tête.
+
+--Et du coeur aussi, dit Olivier; cela me donne de l'espoir pour
+Cinq-Mars, qui me semble avoir osé faire le boudeur quelquefois en la
+regardant.
+
+--Enfant que vous êtes! que vous connaissez encore mal la cour!
+Rien ne peut le soutenir que la main du roi, qui l'aime comme son
+fils; et, pour la reine, si son coeur bat, c'est de souvenir et non
+d'avenir. Mais il ne s'agit pas de ces fadaises-là; dites-moi, mon
+cher, êtes-vous bien sûr de votre jeune avocat que je vois rôder là?
+pense-t-il bien?
+
+--Parfaitement; c'est un excellent Royaliste; il jetterait le Cardinal
+à la rivière tout à l'heure: d'ailleurs c'est Fournier, de Loudun,
+c'est tout dire.
+
+--Bien, bien; voilà comme nous les aimons. Mais garde à vous,
+messieurs: on vient de la rue Saint-Honoré.
+
+--Qui va là? crièrent les premiers de la troupe à des hommes qui
+venaient. Royalistes ou Cardinalistes?
+
+--_Gaston_ et _le Grand_, répondirent tout bas les nouveaux venus.
+
+--C'est Montrésor avec les gens de MONSIEUR, dit Fontrailles; nous
+pourrons bientôt commencer.
+
+--Oui, par la corbleu! dit l'arrivant; car les Cardinalistes vont
+passer à trois heures; on nous en a instruits tout à l'heure.
+
+--Où vont-ils? dit Fontrailles.
+
+--Ils sont plus de deux cents pour conduire M. de Chavigny, qui va voir
+le vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont cru plus sûr de longer le
+Louvre.
+
+--Eh bien, nous allons leur faire patte de velours, dit l'abbé.
+
+Comme il achevait, un bruit de carrosses et de chevaux se fit entendre.
+Plusieurs hommes à manteaux roulèrent une énorme pierre au milieu du
+pavé. Les premiers cavaliers passèrent rapidement à travers la foule
+et le pistolet à la main, se doutant bien de quelque chose; mais le
+postillon qui guidait les chevaux de la première voiture s'embarrassa
+dans la pierre et s'abattit.
+
+--Quel est donc ce carrosse qui écrase les piétons? crièrent à la fois
+tous les hommes en manteau. C'est bien tyrannique! Ce ne peut être
+qu'un ami du Cardinal de _La Rochelle_[3].
+
+ [3] Dans le long siège de cette ville, on donna ce nom à M. de
+ Richelieu pour tourner en ridicule son obstination à commander
+ comme général en chef et s'attribuer le mérite de la prise de la
+ Rochelle.
+
+--C'est quelqu'un qui ne craint pas les amis du petit _le Grand_,
+s'écria une voix à la portière ouverte, d'où un homme s'élança sur un
+cheval.
+
+--Rangez ces Cardinalistes jusque dans la rivière! dit une voix aigre
+et perçante.
+
+Ce fut le signal des coups de pistolet qui s'échangèrent avec
+fureur de chaque côté, et qui prêtèrent une lumière à cette scène
+tumultueuse et sombre; le cliquetis des épées et le piétinement des
+chevaux n'empêchaient pas de distinguer les cris, d'un côté: «A bas le
+ministre! vive le Roi! vive MONSIEUR et monsieur le Grand! à bas les
+_bas rouges_!» de l'autre: «Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal!
+mort aux factieux! vive le Roi!» car le nom du Roi présidait à toutes
+les haines comme à toutes les affections, à cette étrange époque.
+
+Cependant les hommes à pied avaient réussi à placer les deux carrosses
+à travers du quai, de manière à s'en faire un rempart contre les
+chevaux de Chavigny, et de là, entre les roues, par les portières et
+sous les ressorts, les accablaient de coups de pistolet et en avaient
+démonté plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque les portes du
+Louvre s'ouvrirent tout à coup, et deux escadrons des gardes du corps
+sortirent au trot; la plupart avaient des torches à la main pour
+éclairer ceux qu'ils allaient attaquer et eux-mêmes. La scène changea.
+A mesure que les gardes arrivaient à l'un des hommes à pied, on voyait
+cet homme s'arrêter, ôter son chapeau, se faire reconnaître et se
+nommer, et le garde se retirait, quelquefois en saluant, d'autres
+fois en lui serrant la main. Ce secours aux carrosses de Chavigny fut
+donc à peu près inutile et ne servit qu'à augmenter la confusion. Les
+gardes du corps, comme pour l'acquit de leur conscience, parcouraient
+la foule des duellistes en disant mollement: «Allons, messieurs, de la
+modération.»
+
+Mais, lorsque les deux gentilshommes avaient bien _engagé le fer_ et se
+trouvaient bien acharnés, le garde qui les voyait s'arrêtait pour juger
+des coups, et quelquefois même favorisait celui qu'il pensait être de
+son opinion; car ce corps, comme toute la France, avait ses Royalistes
+et ses Cardinalistes.
+
+Les fenêtres du Louvre s'éclairaient peu à peu, et l'on y voyait
+beaucoup de têtes de femmes derrière les petits carreaux en losanges,
+attentives à contempler le combat.
+
+De nombreuses patrouilles de Suisses sortirent avec des flambeaux; on
+distinguait ces soldats à leur étrange uniforme. Ils portaient le bras
+droit rayé de bleu et de rouge, et le bas de soie de leur jambe droite
+était rouge; le côté gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et le bas
+blanc et rouge. On avait espéré sans doute, au château royal, que cette
+troupe étrangère pourrait dissiper l'attroupement; mais on se trompa.
+Ces impassibles soldats, suivant froidement, exactement et sans les
+dépasser, les ordres qu'on leur avait donnés, circulèrent avec symétrie
+entre les groupes armés qu'ils divisaient un moment, vinrent se réunir
+devant la grille avec une précision parfaite, et rentrèrent en ordre
+comme à la manoeuvre, sans s'informer si les ennemis à travers lesquels
+ils étaient passés s'étaient rejoints ou non.
+
+Mais le bruit, un instant apaisé, redevint général à force
+d'explications particulières. On entendait partout des appels, des
+injures et des imprécations; il ne semblait pas que rien pût faire
+cesser ce combat que la destruction de l'un des deux partis, lorsque
+des cris, ou plutôt des hurlements affreux, vinrent mettre le comble
+au tumulte. L'abbé de Gondi, alors occupé à tirer un cavalier par son
+manteau pour le faire tomber, s'écria:--Voilà mes gens! Fontrailles,
+vous allez en voir de belles; voyez, voyez déjà comme cela court! c'est
+charmant, vraiment!
+
+Et il lâcha prise et monta sur une pierre pour considérer la manoeuvre
+de ses troupes, croisant ses bras avec l'importance d'un général
+d'armée. Le jour commençait à poindre, et l'on vit que du bout de
+l'île Saint-Louis accourait, en effet, une foule d'hommes, de femmes
+et d'enfants de la lie du peuple, poussant au ciel et vers le Louvre
+d'étranges vociférations. Des filles portaient de longues épées, des
+enfants traînaient d'immenses hallebardes et des piques damasquinées
+du temps de la Ligue; des vieilles en haillons tiraient après elles,
+avec des cordes, des charrettes pleines d'anciennes armes rouillées
+et rompues; des ouvriers de tous les métiers, ivres pour la plupart,
+les suivaient avec des bâtons, des fourches, des lances, des pelles,
+des torches, des pieux, des crocs, des leviers, des sabres et des
+broches aiguës; ils chantaient et hurlaient tour à tour, contrefaisant
+avec des rires atroces les miaulements du chat, et portant, comme un
+drapeau, un de ces animaux pendu au bout d'une perche et enveloppé dans
+un lambeau rouge, figurant ainsi le Cardinal, dont le goût pour les
+chats était connu généralement. Des crieurs publics couraient, tout
+rouges et haletants, semer sur les ruisseaux et les pavés, coller sur
+les parapets, les bornes, les murs des maisons et du palais même, de
+longues histoires satiriques en petits vers, faites sur les personnages
+du temps; des garçons bouchers et mariniers portant de larges coutelas,
+battaient la charge sur des chaudrons, et traînaient dans la boue un
+porc nouvellement égorgé, coiffé de la calotte rouge d'un enfant de
+choeur. De jeunes et vigoureux drôles, vêtus en femmes et enluminés
+d'un grossier vermillon, criaient d'une voix forcenée: «_Nous sommes
+des mères de famille ruinées par Richelieu: mort au Cardinal!_» Ils
+portaient dans leurs bras des nourrissons de paille qu'ils faisaient le
+geste de jeter à la rivière, et les y jetaient en effet.
+
+Lorsque cette dégoûtante cohue eut inondé les quais de ses milliers
+d'individus infernaux, elle produisit un effet étrange sur les
+combattants, et tout à fait contraire à ce qu'en attendait leur patron.
+Les ennemis de chaque faction abaissèrent leurs armes et se séparèrent.
+Ceux de MONSIEUR et de Cinq-Mars furent révoltés de se voir secourus
+par de tels auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les gentilshommes du
+Cardinal à remonter à cheval et en voiture, leurs valets à y porter les
+blessés, donnèrent des rendez-vous particuliers à leurs adversaires
+pour vider leur querelle sur un terrain plus secret et plus digne
+d'eux. Rougissant de la supériorité du nombre et des ignobles troupes
+qu'ils semblaient commander, entrevoyant, peut-être pour la première
+fois, les funestes conséquences de leurs jeux politiques, et voyant
+quel était le limon qu'ils venaient de remuer, ils se divisèrent pour
+se retirer, enfonçant leurs chapeaux larges sur leurs yeux, jetant
+leurs manteaux sur leurs épaules, et redoutant le jour.
+
+--Vous avez tout dérangé, mon cher abbé, avec cette canaille, dit
+Fontrailles, en frappant du pied, à Gondi, qui se trouvait assez
+interdit; votre bonhomme d'oncle a là de jolis paroissiens!
+
+--Ce n'est pas ma faute, reprit cependant Gondi, d'un ton mutin; c'est
+que ces idiots sont arrivés une heure trop tard; s'ils fussent venus à
+la nuit, on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte un peu, à dire le
+vrai (car j'avoue que le grand jour leur fait tort), et on n'aurait
+entendu que la voix du peuple: _Vox populi, vox Dei_. D'ailleurs, il
+n'y a pas tant de mal; ils vont nous donner, par leur foule, les moyens
+de nous évader sans être reconnus, et, au bout du compte, notre tâche
+est finie; nous ne voulions pas la mort du pécheur: Chavigny et les
+siens sont de braves gens que j'aime beaucoup; s'il n'est qu'un peu
+blessé, tant mieux. Adieu, je vais voir M. de Bouillon, qui arrive
+d'Italie.
+
+--Olivier, dit Fontrailles, partez donc pour Saint-Germain avec
+Fournier et Ambrosio; je vais rendre compte à MONSIEUR, avec Montrésor.
+
+Tout se sépara, et le dégoût fit sur ces gens bien élevés ce que la
+force n'avait pu faire.
+
+Ainsi se termina cette échauffourée, qui semblait pouvoir enfanter de
+grands malheurs; personne n'y fut tué; les cavaliers, avec quelques
+égratignures de plus, et quelques-uns avec leur bourse de moins, à
+leur grande surprise, reprirent leur route près des carrosses par
+des rues détournées; les autres s'évadèrent, un à un, à travers la
+populace qu'ils avaient soulevée. Les misérables qui la composaient,
+dénués de chefs de troupes, restèrent encore deux heures à pousser les
+mêmes cris, jusqu'à ce que leur vin fût cuvé et que le froid éteignît
+ensemble le feu de leur sang et de leur enthousiasme. On voyait aux
+fenêtres des maisons du quai de la Cité et le long des murs le sage et
+véritable peuple de Paris, regardant d'un air triste et dans un morne
+silence ces préludes de désordre; tandis que le corps des marchands,
+vêtu de noir, précédé de ses échevins et de ses prévôts, s'acheminait
+lentement et courageusement, à travers la populace, vers le _Palais
+de Justice_ où devait s'assembler le parlement, et allait lui porter
+plainte de ces effrayantes scènes nocturnes.
+
+Cependant les appartements de Gaston d'Orléans étaient dans une
+grande rumeur. Ce prince occupait alors l'aile du Louvre parallèle
+aux Tuileries, et ses fenêtres donnaient d'un côté sur la cour, et
+de l'autre sur un amas de petites maisons et de rues étroites qui
+couvraient la place presque en entier. Il s'était levé précipitamment,
+réveillé en sursaut par le bruit des armes à feu, avait jeté ses pieds
+dans de larges _mules_ carrées, à hauts talons, et, enveloppé dans
+une vaste robe de chambre de soie couverte de dessins d'or brodés en
+relief, se promenait en long et en large dans sa chambre à coucher,
+envoyant, de minute en minute, un laquais nouveau pour demander ce qui
+se passait, et s'écriant qu'on courût chercher l'abbé de La Rivière,
+son conseil accoutumé; mais, par malheur, il était sorti de Paris.
+A chaque coup de pistolet, ce prince timide courait aux fenêtres,
+sans rien voir autre chose que quelques flambeaux que l'on portait en
+courant; on avait beau lui dire que les cris qu'il entendait étaient en
+sa faveur, il ne cessait de se promener par les appartements, dans le
+plus grand désordre, ses longs cheveux noirs et ses yeux bleus ouverts
+et agrandis par l'inquiétude et l'effroi; il était moitié nu lorsque
+Montrésor et Fontrailles arrivèrent enfin, et le trouvèrent se frappant
+la poitrine et répétant mille fois: «_Mea culpa, mea culpa._»
+
+--Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il de loin, courant au-devant
+d'eux; arrivez donc enfin! que se passe-t-il? que fait-on là? quels
+sont ces assassins? quels sont ces cris?
+
+--On crie: «Vive MONSIEUR.»
+
+Gaston, sans faire semblant d'entendre, et tenant un instant la porte
+de sa chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât jusque dans les
+galeries où étaient les gens de sa maison, continua en criant de toute
+sa force et en gesticulant:
+
+--Je ne sais rien de tout ceci et n'ai rien autorisé; je ne veux rien
+entendre, je ne veux rien savoir; je n'entrerai jamais dans aucun
+projet; ce sont des factieux qui font tout ce bruit: ne m'en parlez pas
+si vous voulez être bien vus ici; je ne suis l'ennemi de personne, je
+déteste de telles scènes...
+
+Fontrailles, qui savait à quel homme il avait affaire, ne répondit
+rien, et entra avec son ami, mais sans se presser, afin que MONSIEUR
+eût le temps de jeter son premier feu; et, quand tout fut dit et la
+porte fermée avec soin, il prit la parole:
+
+--Monseigneur, dit-il, nous venons vous demander mille pardons de
+l'impertinence de ce peuple, qui ne cesse de crier qu'il veut la mort
+de votre ennemi, et qu'il voudrait même vous voir Régent si nous avions
+le malheur de perdre Sa Majesté; oui, le peuple est toujours libre dans
+ses propos; mais il était si nombreux, que tous nos efforts n'ont pu
+le contenir: c'était le cri du coeur dans toute sa vérité; c'était une
+explosion d'amour que la froide raison n'a pu réprimer, et qui sortait
+de toutes les règles.
+
+--Mais enfin, que s'est-il passé? reprit Gaston un peu calmé:
+qu'ont-ils fait depuis quatre heures que je les entends?
+
+--Cet amour, continua froidement Montrésor, comme M. de Fontrailles a
+l'honneur de vous le dire, sortait tellement des règles et des bornes,
+qu'il nous a entraînés nous-mêmes, et nous nous sommes sentis saisis de
+cet enthousiasme qui nous transporte toujours au nom seul de MONSIEUR,
+et qui nous a portés à des choses que nous n'avions pas préméditées.
+
+--Mais enfin, qu'avez-vous fait? reprit le prince...
+
+--Ces choses, reprit Fontrailles, dont M. de Montrésor a l'honneur de
+parler à MONSIEUR, sont précisément de celles que je prévoyais ici même
+hier au soir, quand j'eus l'honneur de l'entretenir.
+
+--Il ne s'agit pas de cela, interrompit Gaston; vous ne pourrez pas
+dire que j'aie rien ordonné ni autorisé; je ne me mêle de rien, je
+n'entends rien au gouvernement...
+
+--Je conviens, poursuivit Fontrailles, que Votre Altesse n'a rien
+ordonné; mais elle m'a permis de lui dire que je prévoyais que cette
+nuit serait troublée vers les deux heures, et j'espérais que son
+étonnement serait moins grand.
+
+Le prince, se remettant peu à peu, et voyant qu'il n'effrayait pas
+les deux champions; ayant d'ailleurs dans sa conscience et lisant
+dans leurs yeux le souvenir du consentement qu'il leur avait donné
+la veille, s'assit sur le bord de son lit, croisa les bras, et, les
+regardant d'un air de juge, leur dit encore avec une voix imposante:
+
+--Mais enfin, qu'avez-vous donc fait?
+
+--Eh! presque rien, monseigneur, dit Fontrailles; le hasard nous a
+fait rencontrer dans la foule quelques-uns de nos amis qui avaient
+eu une querelle avec le cocher de M. de Chavigny qui les écrasait; il
+s'en est suivi quelques propos un peu vifs, quelques petits gestes un
+peu brusques, quelques égratignures qui ont fait rebrousser chemin au
+carrosse, et voilà tout.
+
+--Absolument tout, répéta Montrésor.
+
+--Comment, tout! s'écria Gaston très ému et sautant dans la chambre; et
+n'est-ce donc rien que d'arrêter la voiture d'un ami du Cardinal-Duc?
+Je n'aime point les scènes, je vous l'ai déjà dit; je ne hais point
+le Cardinal; c'est un grand politique, certainement, un très grand
+politique; vous me compromettez horriblement; on sait que Montrésor est
+à moi; si on l'a reconnu, on dira que je l'ai envoyé...
+
+--Le hasard, répondit Montrésor, m'a fait trouver cet habit du peuple
+que MONSIEUR peut voir sous mon manteau, et que j'ai préféré à tout
+autre par ce motif.
+
+Gaston respira.
+
+--Vous êtes bien sûr qu'on ne vous a pas reconnu? dit-il; c'est que
+vous sentez, mon cher ami, combien ce serait pénible... convenez-en
+vous-même...
+
+--Si j'en suis sûr, ô ciel! s'écria le gentilhomme du prince: je
+gagerais ma tête et ma part du Paradis que personne n'a vu mes traits
+et ne m'a appelé par mon nom.
+
+--Eh bien, continua Gaston, se rasseyant sur son lit et prenant un air
+plus calme, et même où brillait une légère satisfaction, contez-moi
+donc un peu ce qui s'est passé.
+
+Fontrailles se chargea du récit, où, comme l'on pense, le peuple jouait
+un grand rôle et les gens de MONSIEUR aucun; et, dans sa péroraison,
+il ajouta, entrant dans les détails:--On a pu voir, de vos fenêtres
+mêmes, monseigneur, de respectables mères de famille, poussées par le
+désespoir, jeter leurs enfants dans la Seine en maudissant Richelieu.
+
+--Ah! c'est épouvantable! s'écria le prince indigné ou feignant de
+l'être et de croire à ces excès. Il est donc bien vrai qu'il est
+détesté si généralement? mais il faut convenir qu'il le mérite! Quoi!
+son ambition et son avarice ont réduit là ces bons habitants de Paris
+que j'aime tant!
+
+--Oui, monseigneur, reprit l'orateur; et ici ce n'est pas Paris
+seulement, c'est la France entière qui vous supplie avec nous de vous
+décider à la délivrer de ce tyran; tout est prêt; il ne faut qu'un
+signe de votre tête auguste pour anéantir ce pygmée, qui a tenté
+l'abaissement de la maison royale elle-même.
+
+--Hélas! Dieu m'est témoin que je lui pardonne cette injure, reprit
+Gaston en levant les yeux; mais je ne puis entendre plus longtemps les
+cris du peuple; oui, j'irai à son secours!...
+
+--Ah! nous tombons à vos genoux! s'écria Montrésor s'inclinant...
+
+--C'est-à-dire, reprit le prince en reculant, autant que ma dignité ne
+sera pas compromise et que l'on ne verra nulle part mon nom.
+
+--Et c'est justement lui que nous voudrions! s'écria Fontrailles, un
+peu plus à son aise... Tenez, monseigneur, il y a déjà quelques noms à
+mettre à la suite du vôtre, et qui ne craignent pas de s'inscrire, je
+vous les dirai sur-le-champ si vous voulez...
+
+--Mais, mais, mais... dit le duc d'Orléans avec un peu d'effroi,
+savez-vous que c'est une conjuration que vous me proposez là tout
+simplement?...
+
+--Fi donc! fi donc! monseigneur, des gens d'honneur comme nous! une
+conjuration! ah! du tout! une ligue, tout au plus; un petit accord pour
+donner la direction au voeu unanime de la nation et de la cour: voilà
+tout!
+
+--Mais... mais cela n'est pas clair, car enfin cette affaire ne
+serait ni générale ni publique: donc ce serait une conjuration; vous
+n'avoueriez pas que vous en êtes?
+
+--Moi, monseigneur? pardonnez-moi, à toute la terre, puisque tout le
+royaume en est déjà, et je suis du royaume. Eh! qui ne mettrait son nom
+après celui de MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...
+
+--Après, peut-être, mais avant? dit Gaston en fixant ses regards sur
+Fontrailles, et plus finement qu'il ne s'y attendait.
+
+Celui-ci sembla hésiter un moment...
+
+--Eh bien, que ferait MONSIEUR, si je lui disais des noms après
+lesquels il pût mettre le sien?
+
+--Ah! ah! voilà qui est plaisant, reprit le prince en riant; savez-vous
+qu'au-dessus du mien il n'y en a pas beaucoup? Je n'en vois qu'un.
+
+--Enfin, s'il y en a un, monseigneur nous promet-il de signer celui de
+Gaston au-dessous?
+
+--Ah! parbleu, de tout mon coeur, je ne risque rien, car je ne vois que
+le Roi, qui n'est sûrement pas de la partie.
+
+--Eh bien, à dater de ce moment, permettez, dit Montrésor, que nous
+vous prenions au mot, et veuillez bien consentir à présent à deux
+choses seulement: voir M. de Bouillon chez la Reine, et M. le grand
+écuyer chez le Roi.
+
+--Tope! dit MONSIEUR gaiement et frappant l'épaule de Montrésor, j'irai
+dès aujourd'hui à la toilette de ma belle-soeur, et je prierai mon
+frère de venir courre un cerf à Chambord avec moi.
+
+Les deux amis n'en demandaient pas plus, et furent surpris eux-mêmes
+de leur ouvrage; jamais ils n'avaient vu tant de résolution à leur
+chef. Aussi, de peur de le mettre sur une voie qui pût le détourner
+de la route qu'il venait de prendre, ils se hâtèrent de jeter la
+conversation sur d'autres sujets, et se retirèrent charmés, en laissant
+pour derniers mots dans son oreille qu'ils comptaient sur ses dernières
+promesses.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+L'ALCOVE
+
+ Les reines ont été vues pleurant comme de simples femmes.
+
+ CHATEAUBRIAND.
+
+ Qu'il est doux d'être belle alors qu'on est aimée.
+
+ DELPHINE GAY.
+
+
+Tandis qu'un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui
+l'entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être
+contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus
+isolée par l'indifférence de son mari, plus faible par sa nature et
+par la timidité qui vient de l'absence du bonheur, donnait de son côté
+l'exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation,
+et raffermissait sa suite effrayée: c'était la Reine. A peine endormie
+depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes
+et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes
+de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée
+dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit,
+suivie de quatre dames d'atours et de trois femmes de chambre. Ses
+pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu'elle s'était
+blessée en courant; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu'un
+coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l'avait
+blessée; qu'elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se
+trouvait plus tranquille que dans un pays où l'on voulait l'assassiner
+parce qu'elle était l'amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans
+un grand désordre et tombant jusqu'à ses pieds: c'était sa principale
+beauté, et la jeune Reine pensa qu'il y avait dans cette toilette moins
+de hasard que l'on ne l'eût pu croire.
+
+--Eh! ma chère, qu'arrive-t-il donc? lui dit-elle avec assez de
+sang-froid; vous avez l'air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant
+le repentir. Il est probable que si l'on en veut à quelqu'un ici, c'est
+à moi; tranquillisez-vous.
+
+--Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi! c'est ce Richelieu qui me
+poursuit! j'en suis certaine.
+
+Le bruit des pistolets qui s'entendit alors plus distinctement,
+convainquit la Reine que les terreurs de Mme de Chevreuse n'étaient pas
+vaines.
+
+--Venez m'habiller, madame de Motteville, cria-t-elle.
+
+Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces
+immenses coffres d'ébène qui servaient d'armoire alors, en tirait une
+cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l'écoutait
+pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches,
+et, s'imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux,
+les dentelles, les vases d'or, jusqu'aux porcelaines, dans des draps
+qu'elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint
+Mme de Guémenée, un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse,
+mais ayant pris la chose plus au tragique encore; l'effroi qu'elle
+avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et
+paisible qu'on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un
+spectre, et dit avec volubilité:
+
+--Madame, il est temps de nous confesser; on attaque le Louvre, et tout
+le peuple arrive de la Cité, m'a-t-on dit.
+
+La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre.
+
+--Nous allons mourir! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à
+genoux. Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée en Angleterre! Oui,
+confessons-nous; je me confesse hautement: j'ai aimé... j'ai été aimée
+de...
+
+--C'est bon, c'est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d'entendre
+jusqu'à la fin; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers,
+dont vous ne vous occupez guère.
+
+Le sang-froid d'Anne d'Autriche et cette seconde réponse sévère
+rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se
+releva confuse, et s'aperçut du désordre de sa toilette, qu'elle alla
+réparer le mieux qu'elle put dans un cabinet voisin.
+
+--Dona Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole
+qu'elle eût conservée auprès d'elle, allez chercher le capitaine des
+gardes: il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j'entende
+quelque chose de raisonnable.
+
+Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue
+qu'elles ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre.
+
+La camériste disait son chapelet; mais elle se leva du coin de
+l'alcôve où elle s'était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa
+maîtresse.
+
+Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur
+devenaient plus distincts au-dessous et dans l'intérieur. On entendait
+dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde,
+les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine,
+qu'on attelait pour fuir s'il le fallait, le bruit des chaînes de
+fer que l'on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas
+d'attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d'hommes
+qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple
+qui s'élevaient et s'éteignaient, s'éloignaient et se rapprochaient
+comme le bruit des vagues et des vents.
+
+La porte s'ouvrit encore, et cette fois c'était pour introduire un
+charmant personnage.
+
+--Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la
+duchesse de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure que nous toutes,
+vous venez parée pour être vue de toute la cour.
+
+--Je n'étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de
+Gonzague en baissant les yeux, j'ai vu tout ce peuple par mes fenêtres.
+Oh! madame, fuyez! je vous supplie de vous sauver par les escaliers
+secrets, et de nous permettre de rester à votre place; on pourra
+prendre l'une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une
+larme, je viens d'entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame! je
+n'ai pas de trône à perdre! vous êtes fille, femme et mère de rois,
+sauvez-vous et laissez-nous ici.
+
+--Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse,
+et, j'espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et
+lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le
+veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j'accepte de
+vous, belle enfant, c'est de m'apporter ici dans mon lit cette petite
+cassette d'or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui
+contient ce que j'ai de plus précieux.
+
+Puis, en la recevant, elle ajouta à l'oreille de Marie:
+
+--S'il m'arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la
+jeter dans la Seine.
+
+--Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde
+mère, dit-elle en pleurant.
+
+Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux
+de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont
+on entendait l'explosion. Le capitaine des gardes et celui des Suisses
+firent demander des ordres par dona Stephania.
+
+--Je leur permets d'entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté,
+mesdames; je suis homme dans ce moment, et je dois l'être.
+
+Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s'adressant
+aux deux officiers:--Messieurs, souvenez-vous d'abord que vous répondez
+sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez,
+monsieur de Guitaut?
+
+--Je couche en travers de leur porte, madame; mais ce mouvement ne
+menace ni eux ni Votre Majesté.
+
+--C'est bien, ne pensez à moi qu'après eux, interrompit la Reine, et
+protégez indistinctement tous ceux que l'on menace. Vous m'entendez
+aussi, vous monsieur de Bassompierre; vous êtes gentilhomme; oubliez
+que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près
+des petits-fils du feu Roi son ami.
+
+C'était un jeune homme d'un visage franc et ouvert.
+
+--Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je
+n'oublie que ma famille, et non la sienne.
+
+Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient
+d'être coupés.
+
+--J'ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec
+Guitaut.
+
+La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse
+de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de
+Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l'entrouvrit, appuyée sur
+l'épaule de la duchesse de Mantoue.
+
+--Qu'entends-je? dit-elle; en effet, on crie: «Vive le Roi!... Vive la
+Reine!»
+
+Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et
+l'on entendit: «A bas le Cardinal! Vive M. le Grand!»
+
+Marie tressaillit.
+
+--Qu'avez-vous! lui dit la Reine en l'observant.
+
+Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette
+bonne et douce princesse ne parut pas s'en apercevoir, et prêtant la
+plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle
+exagéra même une inquiétude qu'elle n'avait plus depuis le premier nom
+arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu'on vint lui dire que la
+foule n'attendait qu'un geste de sa main pour se retirer, elle le donna
+gracieusement et avec un air de satisfaction; mais cette joie était
+loin d'être complète, car le fond de son coeur était troublé par bien
+des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle
+se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les
+scènes révoltantes que le jour naissant n'éclairait que trop: l'effroi
+rentrait dans son coeur à mesure qu'il lui devenait plus nécessaire de
+paraître calme et confiante, et son âme s'attristait de l'enjouement
+de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle
+se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu'elle aurait
+peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de
+quelqu'un et appeler ses Reines.
+
+Elle salua donc.
+
+Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre
+princesse, comme elle née du sang d'Autriche, et Reine de France. La
+monarchie, sans base, telle que Richelieu l'avait faite, naquit et
+mourut entre ces deux comparutions.
+
+Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier
+sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres
+bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui
+était odieux; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les
+candélabres en forme de bras d'or qui sortaient des tapisseries
+encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester
+seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l'enceinte que
+formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée
+de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le
+front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied
+de velours, tenait l'une de ses mains dans les siennes, et sans oser
+parler la première, y appuyait sa tête en tremblant; car, jusque-là
+jamais on n'avait vu une larme dans les yeux de la Reine.
+
+Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la
+princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi:
+
+--Ne t'afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer; cela fait tant de
+bien quand on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu'il me
+donne la force de ne pas haïr l'ennemi qui me poursuit partout, et qui
+perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition
+démesurée; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le
+vois dans ces tumultueuses révoltes.
+
+--Eh quoi! madame, n'est-il pas à Narbonne? car c'est le Cardinal
+dont vous parlez, sans doute? et n'avez-vous pas entendu que ces cris
+étaient pour vous et contre lui?
+
+--Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie
+fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c'est qu'il
+les a permis; si ces hommes se sont assemblés, c'est qu'ils n'ont
+pas atteint l'heure qu'il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le
+connais, et j'ai payé cher la science de cette âme perverse; il m'en
+a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les
+affections de ma famille, et jusqu'au coeur de mon mari; il m'a isolée
+du monde entier; il m'enferme à présent dans une barrière d'honneurs
+et de respects; et naguère il a osé, au scandale de la France entière,
+me mettre en accusation moi-même; on a visité mes papiers, on m'a
+interrogée; on m'a fait signer que j'étais coupable et demander pardon
+au Roi d'une faute que j'ignorais; enfin, j'ai dû au dévouement et à la
+prison, peut-être éternelle, d'un fidèle domestique[4], la conservation
+de cette cassette que tu m'as sauvée. Je vois dans tes regards que tu
+me crois trop effrayée; mais ne t'y trompe pas, comme toute la cour le
+fait à présent, ma chère fille; sois sûre que cet homme est partout, et
+qu'il sait jusqu'à nos pensées.
+
+ [4] Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices, ni l'espoir
+ de l'or du Cardinal ne lui arrachèrent un mot des secrets de la
+ Reine.
+
+--Quoi! madame, saurait-il tout ce qu'ont crié ces gens sous vos
+fenêtres et le nom de ceux qui les envoient!
+
+--Oui, sans doute, il le sait d'avance ou le prévoit; il le permet, il
+l'autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir séparé de
+moi; il veut achever de m'humilier.
+
+--Mais cependant le Roi ne l'aime plus depuis deux ans; c'est un autre
+qu'il aime.
+
+La Reine sourit; elle contempla quelques instants en silence les traits
+naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui
+se levait sur elle languissamment; elle écarta les boucles noires qui
+voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant
+cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau; elle baisa
+sa joue et reprit:
+
+--Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité: c'est que le
+Roi n'aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont
+les plus près d'être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit
+et dévore tout.
+
+--Ah! mon Dieu! que me dites-vous?
+
+--Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit la Reine d'une voix plus
+basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y
+faire entrer la sienne; sais-tu la fin de ses favoris? T'a-t-on conté
+l'exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La
+Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un
+enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés,
+proscrits ou empoisonnés, tous ont disparu sous un souffle, par un seul
+ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends
+pour de l'amitié, leur vie eût été paisible; mais cette faveur est
+mortelle, c'est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente
+Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme; son
+attachement dévore comme ce feu qui l'éblouit et la brûle.
+
+Mais la jeune duchesse n'était plus en état d'entendre la Reine; elle
+continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu'un voile de larmes
+obscurcissaient; ses mains tremblaient dans celles d'Anne d'Autriche,
+et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.
+
+--Je suis bien cruelle, n'est-ce pas, Marie? poursuivit la Reine avec
+une voix d'une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont
+on veut tirer un aveu; oh! oui, sans doute, je suis bien méchante,
+notre coeur est bien gros; vous n'en pouvez plus, mon enfant. Allons,
+parlez-moi; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars?
+
+A ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux
+pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne
+princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des
+mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu'il
+semblait que son coeur dût se briser. La Reine attendit longtemps la
+fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour
+apaiser sa douleur, et répétant souvent:--Ma fille, allons, ma fille,
+ne t'afflige pas ainsi!
+
+--Ah! madame, s'écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous; mais
+je n'ai pas compté sur ce coeur-là! J'ai eu bien tort, j'en serai
+peut-être bien punie! Mais, hélas! comment aurais-je osé vous parler,
+madame? Ce n'était pas d'ouvrir mon âme qui m'était difficile; c'était
+de vous avouer que j'avais besoin d'y faire lire.
+
+La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en
+mettant son doigt sur ses lèvres.
+
+--Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie,
+c'est toujours le premier mot qu'il est difficile de nous dire, et cela
+nous perd souvent: mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait
+bien près de manquer de dignité. Ah! qu'il est difficile de régner!
+Aujourd'hui, voilà que je veux descendre dans votre coeur, et j'arrive
+trop tard pour vous faire du bien.
+
+Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre.
+
+--Faut-il vous encourager à parler? reprit la Reine; faut-il vous
+rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée; qu'après
+avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le
+trône de Pologne? faut-il plus, Marie? Oui, il faut plus; je le ferai
+pour toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton coeur, je
+t'ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d'or: voici la clef;
+ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi.
+
+La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre
+ciselé un couteau d'une forme grossière dont la poignée était de fer
+et la lame très rouillée; il était posé sur quelques lettres ployées
+avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les
+soulever, Anne d'Autriche l'arrêta.
+
+--Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle; c'est là tout le trésor
+de la Reine... C'en est un, car c'est le sang d'un homme qui ne vit
+plus, mais qui a vécu pour moi: il était le plus beau, le plus brave,
+le plus illustre des grands de l'Europe; il se couvrit des diamants
+de la couronne d'Angleterre pour me plaire; il fit naître une guerre
+sanglante et arma des flottes, qu'il commanda lui-même, pour le bonheur
+de combattre une fois celui qui était mon mari; il traversa les mers
+pour cueillir une fleur sur laquelle j'avais marché, et courut le
+risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit,
+en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui, je te le dis
+à toi, je l'ai aimé, je l'aime encore dans le passé plus qu'on ne peut
+aimer d'amour. Eh bien! il ne l'a jamais su, jamais deviné: ce visage,
+ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon coeur brûlait et
+se brisait de douleur; mais j'étais Reine de France...
+
+Ici Anne d'Autriche serra fortement le bras de Marie.
+
+--Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n'as pas pu me
+parler d'amour; et ose te taire quand je viens de te dire de telles
+choses!
+
+--Ah! oui, madame, j'oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes
+pour moi...
+
+--Une amie, une femme, interrompit la Reine; j'ai été femme par mon
+effroi, qui t'a fait savoir un secret inconnu au monde entier; j'ai été
+femme, tu le vois, par un amour qui survit à l'homme que j'aimais...
+Parle, parle-moi, il est temps...
+
+--Il n'est plus temps, au contraire, reprit Marie avec un sourire
+forcé; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours.
+
+--Pour toujours! s'écria la Reine; y pensez-vous? et votre rang, votre
+nom, votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous ce désespoir à
+votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague?
+
+--Depuis plus de quatre ans j'y pense et j'y suis résolue; et depuis
+dix jours nous sommes fiancés...
+
+--Fiancés! s'écria la Reine en frappant ses mains; on vous a trompée,
+Marie. Qui l'eût osé sans l'ordre du Roi? C'est une intrigue que je
+veux savoir; je suis sûre qu'on vous a entraînée et trompée.
+
+Marie se recueillit un moment et dit:
+
+--Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J'habitais,
+vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale
+d'Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m'y étais retirée pour pleurer
+mon père, et bientôt il arriva qu'il eut lui-même à regretter le sien.
+Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui
+fut aussi profonde que la mienne: tout ce qu'il disait je l'avais déjà
+pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les
+trouvâmes toutes semblables. Comme j'avais été la première malheureuse,
+je me connaissais mieux en tristesse, et j'essayais de le consoler
+en lui disant ce que j'avais souffert, de sorte qu'en me plaignant il
+s'oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez,
+naquit presque entre deux tombeaux.
+
+--Dieu veuille, ma chère, qu'il ait une fin heureuse! dit la Reine.
+
+--Je l'espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit
+Marie; d'ailleurs, tout me sourit à présent; mais alors j'étais bien
+malheureuse! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal
+appelait M. de Cinq-Mars à l'armée; il me sembla que l'on m'enlevait
+encore une fois l'un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais
+M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort; je
+me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit.
+Je crus d'abord que mes larmes coulaient encore pour le passé; mais
+je m'aperçus que c'était pour l'avenir, et je sentis bien que ce ne
+pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.
+
+Quelque temps se passa dans l'attente de ce départ; je le voyais tous
+les jours, et je le plaignais de partir, parce qu'il me disait à chaque
+instant qu'il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là,
+dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu'au jour
+de son départ, parce qu'il ne savait pas s'il était... je n'ose dire à
+Votre Majesté...
+
+Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant...
+
+--Allons, dit la Reine, s'il était aimé, n'est-ce pas?
+
+--Et le soir, madame, il partit ambitieux.
+
+--On s'en est aperçu, en effet. Mais enfin il partit, dit Anne
+d'Autriche soulagée d'un peu d'inquiétude; mais il est revenu depuis
+deux ans et vous l'avez vu?
+
+--Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et
+toujours dans une église et en présence d'un prêtre, devant qui j'ai
+promis de n'être qu'à M. de Cinq-Mars.
+
+--Est-ce bien là un mariage? a-t-on bien osé le faire? je m'en
+informerai. Mais, bon Dieu! que de fautes, que de fautes, mon enfant,
+dans le peu de mots que j'entends! Laissez-moi y rêver.
+
+Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et
+la tête baissés, dans l'attitude de la réflexion:
+
+--Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait: le passé
+n'est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien
+par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées; je l'ai
+observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c'était
+pour Marie... Il se conduit bien; il est digne, oui, il est digne
+d'elle à mes yeux; mais, à ceux de l'Europe, non. Il faut qu'il s'élève
+davantage encore: la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé
+moins qu'un prince. Il faudrait qu'il le fût. Pour moi, je n'y peux
+rien; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il
+n'y a que le Cardinal, l'éternel Cardinal... et il est son ennemi, et
+peut-être cette émeute...
+
+--Hélas! c'est le commencement de la guerre entre eux, je l'ai trop vu
+tout à l'heure.
+
+--Il est donc perdu! s'écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon
+enfant, je te déchire le coeur; mais nous devons tout voir et tout dire
+aujourd'hui; oui, il est perdu s'il ne renverse lui-même ce méchant
+homme, car le Roi n'y renoncera pas; la force seule...
+
+--Il le renversera, madame; il le fera si vous l'aidez. Vous êtes comme
+la divinité de la France; oh! je vous en conjure! protégez l'ange
+contre le démon; c'est votre cause, celle de votre royale famille,
+celle de toute votre nation...
+
+La Reine sourit.
+
+--C'est ta cause surtout, ma fille, n'est-il pas vrai? et c'est comme
+telle que je l'embrasserai de tout mon pouvoir; il n'est pas grand, je
+te l'ai dit; mais, tel qu'il est, je te le prête tout entier: pourvu
+cependant que cet _ange_ ne descende pas jusqu'à des péchés mortels,
+ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse; j'ai entendu prononcer
+son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.
+
+--Oh! madame, je jurerais qu'il n'en savait rien!
+
+--Ah! mon enfant, ne parlons pas d'affaires d'Etat, tu n'es pas bien
+savante encore; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l'heure
+de ma toilette; j'ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.
+
+En disant ces mots, l'aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller
+qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s'endormir à force
+de fatigue. Elle se leva alors, et, s'asseyant sur un grand fauteuil
+de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses
+genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse: consolée par
+l'aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur
+elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes
+les bénédictions que l'amour prodigue toujours à ceux qui le protègent;
+baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si,
+par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l'âme toutes les pensées
+favorables à sa pensée continuelle.
+
+Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait.
+Cependant elle se souvint qu'à dix heures elle devait paraître à la
+toilette royale devant toute la cour; elle voulut cesser de réfléchir
+pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une
+table marquetée d'émail et de médaillons: c'était l'_Astrée_, de M.
+_d'Urfé_, ouvrage _de belle galanterie_, adoré des belles prudes de
+la cour. L'esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces
+amours pastorales; elle était trop simple pour comprendre les bergers
+du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leurs discours, et trop
+passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce
+roman lui en imposait tellement qu'elle voulut se forcer à y prendre
+intérêt, et, s'accusant intérieurement chaque fois qu'elle éprouvait
+l'ennui qu'exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec
+impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter:
+une gravure l'arrêta; elle représentait la bergère Astrée avec des
+talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s'élevant sur la
+pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon,
+qui se noyait du désespoir d'avoir été reçu un peu froidement dans
+la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des
+faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler
+les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention; elle vit
+celui de _druide_. --Ah! voilà un grand caractère, se dit-elle; je vais
+voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne,
+m'a-t-on dit, conserve encore les pierres levées; mais je le verrai
+sacrifiant des hommes: ce sera un spectacle d'horreur; cependant
+lisons.
+
+En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et
+presque en tremblant ce qui suit:
+
+«[5]Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamon
+et Clidamant, arrivés tout nouvellement de Calais: Cette aventure
+ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d'amour. L'esprit,
+lorsqu'il aime, se transforme en l'objet aimé; c'est pour figurer ceci
+que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine,
+la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amazis
+va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette
+idée. Allez donc, gentils bergers; si vos désirs sont bien réglés, ils
+ne vous causeront point de tourments; et, s'ils ne le sont pas, vous
+en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon
+et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les
+montagnes d'Auvergne et qui donna son nom au tendre pays des Gaules;
+ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme
+le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un
+enchantement...»
+
+ [5] Lisez l'_Astrée_ (s'il est possible).
+
+L'enchantement de la _grande nymphe_ fut complet sur la princesse,
+qui eut à peine assez de force pour chercher d'une main défaillante,
+vers la fin du livre, que le druide Adamas était une _ingénieuse
+allégorie_, figurant le lieutenant général de _Montbrison, de la
+famille des Papon_; ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre
+glissa sur sa robe jusqu'au coussin de velours où s'appuyaient ses
+pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon,
+moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément
+endormie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+LA CONFUSION
+
+ Il faut, en France, beaucoup de fermeté et une grande étendue
+ d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir
+ ainsi à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne, presque,
+ n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez
+ de fonds pour remplir le rôle du temps, sans ce que le vulgaire
+ appelle les _affaires_.
+
+ Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur
+ nom, et que méditer, parler, lire et être tranquille, s'appelât
+ travailler.
+
+ LA BRUYÈRE.
+
+
+Pendant cette même matinée dont nous avons vu les effets divers chez
+Gaston d'Orléans et chez la Reine, le calme et le silence de l'étude
+régnaient dans un cabinet modeste d'une grande maison voisine du Palais
+de Justice. Une lampe de cuivre d'une forme gothique y luttait avec le
+jour naissant, et jetait sa lumière rougeâtre sur un amas de papiers
+et de livres qui couvraient une grande table; elle éclairait le buste
+de L'Hospital, celui de Montaigne, du président de Thou l'historien,
+et du roi Louis XIII; une cheminée assez haute pour qu'un homme pût
+y entrer et même s'y asseoir, était remplie par un grand feu brûlant
+sur d'énormes chenets de fer. Sur l'un de ces chenets était appuyé le
+pied du studieux de Thou, qui, déjà levé, examinait avec attention
+les oeuvres nouvelles de Descartes et de Grotius; il écrivait, sur
+son genou, ses notes sur ces livres de philosophie et de politique
+qui faisaient alors le sujet de toutes les conversations; mais en ce
+moment les _Méditations métaphysiques_ absorbaient toute son attention;
+le philosophe de la Touraine enchantait le jeune conseiller. Souvent,
+dans son enthousiasme, il frappait sur le livre en jetant des cris
+d'admiration; quelquefois il prenait une sphère placée près de lui,
+et, la tournant longtemps sous ses doigts, s'enfonçait dans les plus
+profondes rêveries de la science; puis, conduit par leur profondeur
+à une élévation plus grande, se jetait à genoux tout à coup devant le
+crucifix placé sur la cheminée, parce qu'aux bornes de l'esprit humain
+il avait rencontré Dieu. En d'autres instants, il s'enfonçait dans les
+bras de son grand fauteuil de manière à être presque assis sur le dos,
+et, mettant ses deux mains sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace
+des raisonnements de René Descartes, depuis cette idée de la première
+méditation:
+
+«Supposons que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités,
+savoir: que nous ouvrons les yeux, remuons la tête, étendons les bras,
+ne sont que de fausses illusions...»
+
+Jusqu'à cette sublime conclusion de la troisième:
+
+«Il ne reste à dire qu'une chose: c'est que, semblable à l'idée de
+moi-même, celle de Dieu est née et produite avec moi dès lors que
+j'ai été créé. Et, certes, on ne doit pas trouver étrange que Dieu,
+en me créant, ait mis en moi cette idée pour être comme la marque de
+l'ouvrier empreinte sur son ouvrage.»
+
+Ces pensées occupaient entièrement l'âme du jeune conseiller, lorsqu'un
+grand bruit se fit entendre sous ses fenêtres; il crut que le feu d'une
+maison excitait ces cris prolongés, et se hâta de regarder vers l'aile
+du bâtiment occupée par sa mère et ses soeurs; mais tout y paraissait
+dormir, et les cheminées ne laissaient même échapper aucune fumée qui
+attestât le réveil des habitants: il en bénit le ciel; et, courant à
+une autre fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons les exploits
+se presser vers les rues étroites qui mènent au quai. Après avoir
+examiné cette cohue de femmes et d'enfants, l'enseigne ridicule qui les
+guidait, et les grossiers travestissements des hommes: «C'est quelque
+fête populaire ou quelque comédie de carnaval», se dit-il; et s'étant
+placé de nouveau au coin de son feu, il prit un grand almanach sur la
+table et se mit à chercher avec beaucoup de soin quel saint on fêtait
+ce jour-là. Il regarda la colonne du mois de décembre, et, trouvant au
+quatrième jour de ce mois le nom de _sainte Barbe_, il se rappela qu'il
+venait de voir passer des espèces de petits canons et caissons, et
+parfaitement satisfait de l'explication qu'il se donnait à lui-même, se
+hâta de chasser l'idée qui venait de le distraire, et se renfonça dans
+sa douce étude, se levant seulement quelquefois pour aller prendre un
+livre aux rayons de sa bibliothèque, et, après y avoir lu une phrase,
+une ligne ou seulement un mot, le jetait près de lui sur sa table ou
+sur le parquet, encombré ainsi de papiers qu'il se gardait bien de
+mettre à leur place, de crainte de rompre le fil de ses rêveries.
+
+Tout à coup on annonça, en ouvrant brusquement la porte, un nom
+qu'il avait distingué parmi tous ceux du barreau, et un homme
+que ses relations dans la magistrature lui avaient fait connaître
+particulièrement.
+
+--Eh! par quel hasard, à cinq heures du matin, vois-je entrer M.
+Fournier? s'écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux à défendre,
+quelques familles à nourrir des fruits de son talent? a-t-il quelque
+erreur à détruire parmi nous, quelques vertus à réveiller dans nos
+coeurs? car ce sont là de ses oeuvres accoutumées. Vous venez peut-être
+m'apprendre quelque nouvelle humiliation de notre parlement; hélas!
+les chambres secrètes de l'Arsenal sont plus puissantes que l'antique
+magistrature contemporaine de Clovis; le parlement s'est mis à genoux,
+tout est perdu, à moins qu'il ne se remplisse tout à coup d'hommes
+semblables à vous.
+
+--Monsieur, je ne mérite pas vos éloges, dit l'avocat en entrant
+accompagné d'un homme âgé, enveloppé comme lui d'un grand manteau: je
+mérite au contraire tout votre blâme, et j'en suis presque au repentir,
+ainsi que M. le comte du Lude, que voici. Nous venons vous demander
+asile pour la journée.
+
+--Asile! et contre qui? dit de Thou en les faisant asseoir.
+
+--Contre le plus bas peuple de Paris qui nous veut pour chefs, et
+que nous fuyons; il est odieux: la vue, l'odeur, l'ouïe et le contact
+surtout sont par trop blessés, dit M. du Lude avec une gravité comique:
+c'est trop fort.
+
+--Ah! ah! vous dites donc que c'est trop fort? dit de Thou très étonné,
+mais ne voulant pas en faire semblant.
+
+--Oui, reprit l'avocat; vraiment, entre nous, M. le Grand va trop loin.
+
+--Oui, il pousse trop vite les choses; il fera avorter nos projets,
+ajouta son compagnon.
+
+--Ah! ah! vous dites donc qu'il va trop loin? répondit, en se frottant
+le menton, de Thou toujours plus surpris.
+
+Il y avait trois mois que son ami Cinq-Mars ne l'était venu voir,
+et lui, sans s'inquiéter beaucoup, le sachant à Saint-Germain, fort
+en faveur et ne quittant pas le Roi, était très reculé pour les
+nouvelles de la cour. Livré à ses graves études, il ne savait jamais
+les événements publics que lorsqu'on l'y obligeait à force de bruit;
+il n'était au courant de la vie qu'à la dernière extrémité, et donnait
+souvent un spectacle assez divertissant à ses amis intimes par ses
+étonnements naïfs, d'autant plus que, par un petit amour-propre
+mondain, il voulait avoir l'air de s'entendre aux choses publiques, et
+tentait de cacher la surprise qu'il éprouvait à chaque nouvelle. Cette
+fois il était encore dans ce cas, et à cet amour-propre se joignait
+celui de l'amitié; il ne voulait pas laisser croire que Cinq-Mars y
+eût manqué à son égard, et, pour l'honneur même de son ami, voulait
+paraître instruit de ses projets.
+
+--Vous savez bien où nous en sommes? continua l'avocat.
+
+--Oui, sans doute; poursuivez.
+
+--Lié comme vous l'êtes avec lui, vous n'ignorez pas que tout
+s'organise depuis un an...
+
+--Certainement... tout s'organise... mais allez toujours...
+
+--Vous conviendrez avec nous, monsieur, que M. le Grand est dans son
+tort...
+
+--Ah! ah! c'est selon; mais expliquez-vous, je verrai...
+
+--Eh bien, vous savez de quoi on était convenu à la dernière conférence
+dont il vous a rendu compte?
+
+--Ah! c'est-à-dire... pardonnez-moi, je vois bien à peu près; mais
+remettez-moi sur la voie...
+
+--C'est inutile; vous n'avez pas oublié sans doute ce que lui-même nous
+recommanda chez Marion de Lorme?
+
+--De n'ajouter personne à notre liste, dit M. du Lude.
+
+--Ah! oui, oui, j'entends, dit de Thou, cela me semble raisonnable,
+fort raisonnable, en vérité.
+
+--Eh bien, poursuivit Fournier, c'est lui-même qui a enfreint cette
+convention; car, ce matin, outre les drôles que ce furet de Gondi nous
+a amenés, on a vu je ne sais quel vagabond _capitan_ qui, pendant la
+nuit, frappait à coups d'épée et de poignard des gentilshommes des deux
+partis en criant à tue-tête. «A moi, d'Aubijoux! tu m'as gagné trois
+mille ducats, voilà trois coups d'épée. A moi, La Chapelle! j'aurai
+dix gouttes de ton sang en échange de mes dix pistoles»; et je l'ai
+vu de mes yeux attaquer ces messieurs et plusieurs autres encore des
+deux partis, assez loyalement, il est vrai, car il ne les frappait
+qu'en face et bien en garde, mais avec beaucoup de bonheur et une
+impartialité révoltante.
+
+--Oui, monsieur, et j'allais lui en dire mon avis, reprit du Lude,
+quand je l'ai vu s'évader dans la foule comme un écureuil; et riant
+beaucoup avec quelques inconnus à figures basanées. Je ne doute
+pas cependant que M. de Cinq-Mars ne l'ait envoyé, car il donnait
+des ordres à cet Ambrosio, que vous devez connaître, ce prisonnier
+espagnol, ce vaurien qu'il a pris pour domestique. Ma foi, je suis
+dégoûté de cela, et je ne suis point fait pour être confondu avec cette
+canaille.
+
+--Ceci, monsieur, reprit Fournier, est fort différent de l'affaire de
+Loudun. Le peuple ne fit que se soulever, sans se révolter réellement:
+dans ce pays, c'était la partie saine et estimable de la population,
+indignée d'un assassinat, et non animée par le vin et l'argent. C'était
+un cri jeté contre un bourreau, cri dont on pouvait être l'organe
+honorablement, et non pas ces hurlements de l'hypocrisie factieuse et
+d'un amas de gens sans aveu, sortis de la boue de Paris et vomis par
+ses égouts. J'avoue que je suis très las de ce que je vois, et je suis
+venu aussi pour vous prier d'en parler à M. le Grand.
+
+De Thou était fort embarrassé pendant ces deux discours, et cherchait
+en vain à comprendre ce que Cinq-Mars pouvait avoir à démêler avec le
+peuple, qui lui avait semblé se réjouir: d'un autre côté, il persistait
+à ne pas vouloir faire l'aveu de son ignorance; elle était totale
+cependant, car, la dernière fois qu'il avait vu son ami, il ne parlait
+que des chevaux et des écuries du Roi, de la chasse au faucon et de
+l'importance du grand veneur dans les affaires de l'État, ce qui ne
+semblait pas annoncer de vastes projets où le peuple pût entrer. Enfin
+il se hasarda timidement à leur dire:
+
+--Messieurs, je vous promets de faire votre commission; en attendant,
+je vous offre ma table et des lits pour le temps que vous voudrez. Mais
+pour vous dire mon avis dans cette occasion, cela m'est difficile. Ah
+çà, dites-moi un peu, on n'a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
+
+--La Sainte-Barbe! dit Fournier.
+
+--La Sainte-Barbe! dit du Lude.
+
+--Oui, oui, on a brûlé de la poudre; c'est ce que veut dire M. de Thou,
+reprit le premier en riant. Ah! c'est fort drôle! fort drôle! Oui,
+effectivement, je crois que c'est aujourd'hui la Sainte-Barbe.
+
+Cette fois de Thou fut confondu de leur étonnement et réduit au
+silence; pour eux, voyant qu'ils ne s'entendaient pas avec lui, ils
+prirent le parti de se taire de même.
+
+Ils se taisaient encore, lorsque la porte s'ouvrit à l'ancien
+gouverneur de Cinq-Mars, l'abbé Quillet, qui entra en boitant un peu.
+Il avait l'air soucieux, et n'avait rien conservé de son ancienne
+gaieté dans son air et ses propos; seulement son regard était vif et sa
+parole très brusque.
+
+--Pardon, pardon, mon cher de Thou, si je vous trouble si tôt dans vos
+occupations; c'est étonnant, n'est-ce pas, de la part d'un goutteux?
+Ah! c'est que le temps s'avance; il y a deux ans je ne boitais pas;
+j'étais, au contraire, fort ingambe lors de mon voyage en Italie; il
+est vrai que la peur donne des jambes.
+
+En disant cela, il se jeta au fond d'une croisée, et, faisant signe à
+de Thou d'y venir lui parler, il continua tout bas:
+
+--Que je vous dise, mon ami, à vous qui êtes dans leurs secrets; je les
+ai fiancés il y a quinze jours, comme ils vous l'ont raconté.
+
+--Oui, vraiment! dit le pauvre de Thou, tombant de Charybde en Scylla
+dans un autre étonnement.
+
+--Allons, faites donc le surpris! vous savez bien qui, continua l'abbé.
+Mais, ma foi, je crains d'avoir eu trop de complaisance pour eux,
+quoique ces deux enfants soient vraiment intéressants par leur amour.
+J'ai peur de lui plus que d'elle; je crois qu'il fait des sottises,
+d'après l'émeute de ce matin. Nous devrions nous consulter là-dessus.
+
+--Mais, dit de Thou très gravement, je ne sais pas, d'honneur, ce que
+vous voulez dire. Qui donc fait des sottises?
+
+--Allons donc, mon cher! voulez-vous faire encore le mystérieux avec
+moi? C'est injurieux, dit le bonhomme, commençant à se fâcher.
+
+--Non, vraiment! Mais qui avez-vous fiancé?
+
+--Encore! fi donc, monsieur!
+
+--Mais quelle est donc cette émeute de ce matin?
+
+--Vous vous jouez de moi. Je sors, dit l'abbé en se levant.
+
+--Je vous jure que je ne comprends rien à tout ce qu'on me dit
+aujourd'hui. Est-ce M. de Cinq-Mars?
+
+--A la bonne heure, monsieur, vous me traitez en Cardinaliste; eh bien,
+quittons-nous, dit l'abbé Quillet furieux.
+
+Et il reprit sa canne à béquille et sortit très vite, sans écouter de
+Thou, qui le poursuivit jusqu'à sa voiture en cherchant à l'apaiser,
+mais sans y réussir, parce qu'il n'osait nommer son ami sur l'escalier
+devant ses gens et ne pouvait s'expliquer. Il eut le déplaisir de
+voir s'en aller son vieux abbé encore tout en colère, et lui cria:--A
+demain! pendant que le cocher partait, et sans qu'il y répondît.
+
+Il lui fut utile, cependant, d'être descendu jusqu'au bas des degrés
+de sa maison, car il vit des groupes hideux de gens du peuple qui
+revenaient du Louvre, et fut à même alors de juger de l'importance de
+leur mouvement dans la matinée; il entendit des voix grossières crier
+comme en triomphe:
+
+--Elle a paru tout de même, la petite Reine!--Vive le bon duc de
+Bouillon, qui nous arrive! Il a cent mille hommes avec lui, qui
+viennent en radeau sur la Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle est
+mort.--Vive le Roi! vive M. le Grand!
+
+Les cris redoublèrent à l'arrivée d'une voiture à quatre chevaux dont
+les gens portaient la livrée du Roi, et qui s'arrêta devant la porte
+du conseiller. Il reconnut l'équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio
+descendit ouvrir les grands rideaux, comme les avaient les carrosses
+de cette époque. Le peuple s'était jeté entre le marchepied et les
+premiers degrés de la porte, de sorte qu'il lui fallut de véritables
+efforts pour descendre et se débarrasser des femmes de la Halle, qui
+voulaient l'embrasser en criant:
+
+--Te voilà donc, mon coeur, mon petit ami! Tu arrives donc, mon mignon!
+Voyez comme il est joli, c't amour avec sa grande collerette! Ça ne
+vaut-il pas mieux que c't autre avec sa moustache blanche? Viens, mon
+fils, apporte-nous du bon vin comme ce matin.
+
+Henri d'Effiat serra en rougissant la main de son ami, qui se hâta de
+faire fermer ses portes.
+
+--Cette faveur populaire est un calice qu'il faut boire, dit-il en
+entrant...
+
+--Il me semble, répondit gravement de Thou, que vous le buvez jusqu'à
+la lie.
+
+--Je vous expliquerai ce bruit, répondit Cinq-Mars un peu embarrassé.
+A présent, si vous m'aimez, habillez-vous pour m'accompagner à la
+toilette de la Reine.
+
+--Je vous ai promis bien de l'aveuglement, dit le conseiller; cependant
+il ne peut se prolonger plus longtemps, en bonne foi...
+
+--Encore une fois, je vous parlerai longuement en revenant de chez la
+Reine. Mais dépêchez-vous, il est dix heures bientôt.
+
+--J'y vais avec vous, dit de Thou en le faisant entrer dans son
+cabinet, où se trouvaient le comte du Lude et Fournier.
+
+Et il passa lui-même dans un autre appartement.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+LA TOILETTE
+
+ Nous allons chercher, comme dans les abîmes, les anciennes
+ prérogatives de cette Noblesse qui, depuis onze siècles, est
+ couverte de poussière, de sang et de sueur.
+
+ MONTESQUIEU.
+
+
+La voiture du Grand-Écuyer roulait rapidement vers le Louvre, lorsque,
+fermant les rideaux dont elle était garnie, il prit la main de son ami,
+et lui dit avec émotion:
+
+--Cher de Thou, j'ai gardé de grands secrets sur mon coeur, et croyez
+qu'ils y ont été bien pesants; mais deux craintes m'ont forcé au
+silence: celle de vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos conseils.
+
+--Vous savez cependant bien, dit de Thou, que je méprise les premiers,
+et je pensais que vous ne méprisiez pas les autres.
+
+--Non; mais je les redoutais, je les crains encore; je ne veux point
+être arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un mot, je vous en conjure,
+avant d'avoir entendu et vu ce qui va se passer. Je vous ramène
+chez vous en sortant du Louvre; là, je vous écoute, et je pars pour
+continuer mon ouvrage, car rien ne m'ébranlera, je vous en avertis; je
+l'ai dit à ces messieurs chez vous tout à l'heure.
+
+Cinq-Mars n'avait rien dans son accent de la rudesse que supposeraient
+ces paroles: sa voix était caressante, son regard doux, amical et
+affectueux, son air tranquille et déterminé dès longtemps; rien
+n'annonçait le moindre effort sur soi-même. De Thou le remarqua et en
+gémit.
+
+--Hélas! dit-il en descendant de sa voiture avec lui.
+
+Et il le suivit, en soupirant, dans le grand escalier du Louvre.
+
+Lorsqu'ils entrèrent chez la Reine, annoncés par des huissiers vêtus
+de noir et portant une verge d'ébène, elle était assise à sa toilette.
+C'était une sorte de table d'un bois noir, plaquée d'écaille, de
+nacre et de cuivre incrustés, et formant une infinité de dessins
+d'assez mauvais goût, mais qui donnaient à tous les meubles un air
+de grandeur qu'on y admire encore; un miroir arrondi par le haut, et
+que les femmes du monde trouveraient aujourd'hui petit et mesquin,
+était seulement posé au milieu de la table; des bijoux et des colliers
+épars la couvraient. Anne d'Autriche, assise devant et placée sur un
+grand fauteuil de velours cramoisi à longues franges d'or, restait
+immobile et grave comme sur un trône, tandis que dona Stephania et
+Mme de Motteville donnaient de chaque côté quelques coups de peigne
+fort légers, comme pour achever la coiffure de la Reine, qui était
+cependant en fort bon état, et déjà entremêlée de perles tressées
+avec ses cheveux blonds. Sa longue chevelure avait des reflets d'une
+beauté singulière, qui annonçaient qu'elle devait avoir au toucher la
+finesse et la douceur de la soie. Le jour tombait sans voile sur son
+front; il ne devait point redouter cet éclat, et en jetait un presque
+égal par sa surprenante blancheur, qu'elle se plaisait à faire briller
+ainsi; ses yeux bleus mêlés de vert étaient grands et réguliers, et
+sa bouche, très fraîche, avait cette lèvre inférieure des princesses
+d'Autriche, un peu avancée et fendue légèrement en forme de cerise, que
+l'on peut remarquer encore dans tous les portraits de cette époque. Il
+semble que leurs peintres aient pris à tâche d'imiter la bouche de la
+Reine, pour plaire peut-être aux femmes de sa suite, dont la prétention
+devait être de lui ressembler. Les vêtements noirs, adoptés alors
+par la cour et dont la forme fut même fixée par un édit, relevaient
+encore l'ivoire de ses bras, découverts jusqu'au coude et ornés d'une
+profusion de dentelles qui sortaient de ses larges manches. De grosses
+perles pendaient à ses oreilles et un bouquet d'autres perles plus
+grandes se balançait sur sa poitrine et se rattachait à sa ceinture.
+Tel était l'aspect de la Reine en ce moment. A ses pieds, sur deux
+coussins de velours, un enfant de quatre ans jouait avec un petit
+canon qu'il brisait: c'était le Dauphin, depuis Louis XIV. La duchesse
+Marie de Mantoue était assise à sa droite sur un tabouret, la princesse
+de Guéménée, la duchesse de Chevreuse et Mlle de Montbazon, Mlles de
+Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes belles ou brillantes de jeunesse,
+étaient placées derrière la Reine, et debout. Dans l'embrasure d'une
+croisée, MONSIEUR, le chapeau sous le bras, causait à voix basse avec
+un homme d'une taille élevée, assez gros, rouge de visage et l'oeil
+fixe et hardi: c'était le duc de Bouillon. Un officier, d'environ
+vingt-cinq ans, d'une tournure svelte et d'une figure agréable, venait
+de remettre plusieurs papiers au prince; le duc de Bouillon paraissait
+les lui expliquer.
+
+M. de Thou, après avoir salué la Reine, qui lui dit quelques mots,
+aborda la princesse de Guéménée et lui parla à demi-voix avec une
+intimité affectueuse; mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller
+tout ce qui touchait son ami, et tremblant en secret que sa destinée ne
+fût confiée à un être moins digne qu'il ne l'eût désiré, il examina la
+princesse Marie avec cette attention scrupuleuse, cet oeil scrutateur
+d'une mère sur la jeune personne qu'elle choisirait pour compagne de
+son fils; car il pensait qu'elle n'était pas étrangère aux entreprises
+de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement que sa parure, extrêmement
+brillante, semblait lui donner plus de vanité que cela n'eût dû être
+pour elle et dans un tel moment. Elle ne cessait de replacer sur
+son front et d'entre-mêler avec ses boucles de cheveux les rubis qui
+paraient sa tête, et n'égalaient pas l'éclat et les couleurs animées
+de son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars, mais c'était plutôt
+le regard de la coquetterie que celui de l'amour, et souvent ses yeux
+étaient attirés vers les glaces de la toilette, où elle veillait à la
+symétrie de sa beauté. Ces observations du conseiller commencèrent à
+lui persuader qu'il s'était trompé en faisant tomber ses soupçons sur
+elle, et surtout quand il vit qu'elle semblait éprouver quelque plaisir
+à s'asseoir près de la Reine, tandis que les duchesses étaient debout
+derrière elle, et qu'elle les regardait souvent avec hauteur.--Dans ce
+coeur de dix-neuf ans, se dit-il, l'amour serait seul, et aujourd'hui
+surtout: donc... ce n'est pas elle.
+
+La Reine fit un signe de tête presque imperceptible à Mme de Guéménée
+après que les deux amis eurent parlé à voix basse un moment avec
+chacun; et, à ce signe, toutes les femmes, excepté Marie de Gonzague,
+sortirent de l'appartement sans parler, avec de profondes révérences,
+comme si c'eût été convenu d'avance. Alors la Reine, retournant son
+fauteuil elle-même, dit à MONSIEUR:
+
+--Mon frère, je vous prie de vouloir bien venir vous asseoir près de
+moi. Nous allons nous consulter sur ce que je vous ai dit. La princesse
+Marie ne sera point de trop, je l'ai priée de rester. Nous n'aurons
+aucune interruption à redouter d'ailleurs.
+
+La Reine semblait plus libre dans ses manières et dans son langage;
+et, ne gardant plus sa sévère et cérémonieuse immobilité, elle fit aux
+autres assistants un geste qui les invitait à s'approcher d'elle.
+
+Gaston d'Orléans, un peu inquiet de ce début solennel, vint
+nonchalamment s'asseoir à sa droite, et dit avec un demi-sourire et
+un air négligent, jouant avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit
+pendante à son cou:
+
+--Je pense bien, madame, que nous ne fatiguerons pas les oreilles
+d'une si jeune personne par une longue conférence; elle aimerait mieux
+entendre parler de danse et de mariage, d'un électeur ou du roi de
+Pologne, par exemple.
+
+Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars fronça le sourcil.
+
+--Pardonnez-moi, répondit la Reine en la regardant, je vous assure
+que la politique du moment l'intéresse beaucoup. Ne cherchez pas à
+nous échapper, mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je vous tiens
+aujourd'hui! C'est bien la moindre chose que nous écoutions M. de
+Bouillon.
+
+Celui-ci s'approcha, tenant par la main le jeune officier dont nous
+avons parlé.
+
+--Je dois d'abord, dit-il, présenter à Votre Majesté le baron de
+Beauvau, qui arrive d'Espagne.
+
+--D'Espagne? dit la Reine avec émotion; il y a du courage à cela. Vous
+avez vu ma famille?
+
+--Il vous en parlera, ainsi que du comte-duc d'Olivarès. Quant au
+courage, ce n'est pas la première fois qu'il en montre; vous savez
+qu'il commandait les cuirassiers du comte de Soissons.
+
+--Comment! si jeune, monsieur! vous aimez bien les guerres politiques!
+
+--Au contraire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit-il, car
+je servais avec les _princes de la Paix_.
+
+Anne d'Autriche se rappela le nom qu'avaient pris les vainqueurs de la
+Marfée, et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant le moment d'entamer
+la grande question qu'il avait en vue, quitta Cinq-Mars, auquel il
+venait de donner la main avec une effusion d'amitié, et, s'approchant
+avec lui de la Reine:--Il est miraculeux, madame, lui dit-il, que cette
+époque fasse encore jaillir de son sein quelques grands caractères
+comme ceux-ci (et il montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau et M. de
+Thou): ce n'est qu'en eux que nous pouvons espérer désormais, ils sont
+à présent bien rares, car le grand niveleur a passé sur la France une
+longue faux.
+
+--Est-ce du Temps que vous voulez parler, dit la Reine, ou d'un
+personnage réel?
+
+--Trop réel, trop vivant, trop longtemps vivant, madame, répondit le
+duc plus animé; cette ambition démesurée, cet égoïsme colossal, ne
+peuvent plus se supporter. Tout ce qui porte un grand coeur s'indigne
+de ce joug, et dans ce moment, plus que jamais, on entrevoit toutes les
+infortunes de l'avenir. Il faut le dire, madame; oui, ce n'est plus le
+temps des ménagements: la maladie du Roi est très grave; le moment de
+penser et de résoudre est arrivé, car le temps d'agir n'est pas loin.
+
+Le ton sévère et brusque de M. de Bouillon ne surprit pas Anne
+d'Autriche; mais elle l'avait toujours trouvé plus calme, et fut un
+peu émue de l'inquiétude qu'il témoignait: aussi, quittant le ton de la
+plaisanterie qu'elle avait d'abord voulu prendre:
+
+--Eh bien, quoi? que craignez-vous, et que voulez-vous faire?
+
+--Je ne crains rien pour moi, madame, car l'armée d'Italie ou Sedan me
+mettront toujours à l'abri; mais je crains pour vous-même, et peut-être
+pour les princes vos fils.
+
+--Pour mes enfants, monsieur le duc, pour les fils de France?
+L'entendez-vous, mon frère, l'entendez-vous? et vous ne paraissez pas
+étonné?
+
+La Reine était fort agitée en parlant.
+
+--Non, madame, dit Gaston d'Orléans fort paisiblement; vous savez que
+je suis accoutumé à toutes les persécutions; je m'attends à tout de la
+part de cet homme; il est le maître, il faut se résigner.
+
+--Il est le maître! reprit la Reine; et de qui tient-il son pouvoir, si
+ce n'est du Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra, s'il vous
+plaît! qui l'empêchera de retomber dans le néant? sera-ce vous ou moi?
+
+--Ce sera lui-même, interrompit M. de Bouillon, car il veut se faire
+nommer régent, et je sais qu'à l'heure qu'il est il médite de vous
+enlever vos enfants, et demande au Roi que leur garde lui soit confiée.
+
+--Me les enlever! s'écria la mère, saisissant involontairement le
+Dauphin et le prenant dans ses bras.
+
+L'enfant, debout entre les genoux de la Reine, regarda les hommes qui
+l'entouraient avec une gravité singulière à cet âge, et, voyant sa mère
+tout en larmes, mit la main sur la petite épée qu'il portait.
+
+--Ah! monseigneur, dit le duc de Bouillon en se baissant à demi pour
+lui adresser ce qu'il voulait faire entendre à la princesse, ce n'est
+pas contre nous qu'il faut tirer votre épée, mais contre celui qui
+déracine votre trône; il vous prépare une grande puissance, sans doute;
+vous aurez un sceptre absolu; mais il a rompu le faisceau d'armes qui
+le soutenait. Ce faisceau-là, c'était votre vieille Noblesse, qu'il
+a décimée. Quand vous serez roi, vous serez un grand roi, j'en ai le
+pressentiment; mais vous n'aurez que des sujets et point d'amis, car
+l'amitié n'est que dans l'indépendance et une sorte d'égalité qui
+naît de la force. Vos ancêtres avaient leurs _pairs_, et vous n'aurez
+pas les vôtres. Que Dieu vous soutienne alors, monseigneur, car les
+hommes ne le pourront pas ainsi sans les institutions. Soyez grand;
+mais surtout qu'après vous, grand homme, il en vienne toujours d'aussi
+forts; car, en cet état de choses, si l'un d'eux trébuche, toute la
+monarchie s'écroulera.
+
+Le duc de Bouillon avait une chaleur d'expression et une assurance qui
+captivaient toujours ceux qui l'entendaient; sa valeur, son coup d'oeil
+dans les combats, la profondeur de ses vues politiques, sa connaissance
+des affaires d'Europe, son caractère réfléchi et décidé tout à la fois
+le rendaient l'un des hommes les plus capables et les plus imposants
+de son temps, le seul même que redoutât réellement le Cardinal-Duc. La
+Reine l'écoutait toujours avec confiance, et lui laissait prendre une
+sorte d'empire sur elle. Cette fois elle fut plus fortement émue que
+jamais.
+
+--Ah! plût à Dieu, s'écria-t-elle, que mon fils eût l'âme ouverte à vos
+discours et le bras assez fort pour en profiter! Jusque-là pourtant
+j'entendrai, j'agirai pour lui; c'est moi qui dois être et c'est moi
+qui serai régente, je n'abandonnerai ce droit qu'avec la vie: s'il
+faut faire une guerre, nous la ferons, car je veux tout, excepté la
+honte et l'effroi de livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné!
+Oui, dit-elle en rougissant et serrant fortement le bras du jeune
+Dauphin; oui, mon frère, et vous, messieurs, conseillez-moi: parlez,
+où en sommes-nous? Faut-il que je parte? dites-le ouvertement. Comme
+femme, comme épouse, j'étais prête à pleurer, tant ma situation était
+douloureuse; mais à présent, voyez, comme mère je ne pleure pas; je
+suis prête à vous donner des ordres s'il le faut!
+
+Jamais Anne d'Autriche n'avait semblé si belle qu'en ce moment, et cet
+enthousiasme qui paraissait en elle électrisa tous les assistants, qui
+ne demandaient qu'un mot de sa bouche pour parler. Le duc de Bouillon
+jeta un regard rapide sur MONSIEUR, qui se décida à prendre la parole.
+
+--Ma foi, dit-il d'un air assez délibéré, si vous donnez des ordres,
+ma soeur, je veux être votre capitaine des gardes, sur mon honneur;
+car je suis las aussi des tourments que m'a causés ce misérable, qui
+ose encore me poursuivre pour rompre mon mariage, et tient toujours
+mes amis à la Bastille ou les fait assassiner de temps en temps; et
+d'ailleurs je suis indigné, dit-il en se reprenant et baissant les yeux
+d'un air solennel, je suis indigné de la misère du peuple.
+
+--Mon frère, reprit vivement la princesse, je vous prends au mot, car
+il faut faire ainsi avec vous, et j'espère qu'à nous deux nous serons
+assez forts; faites seulement comme M. le comte de Soissons, et ensuite
+survivez à votre victoire; rangez-vous avec moi comme vous fîtes avec
+M. de Montmorency, mais sautez le fossé.
+
+Gaston sentit l'épigramme; il se rappela son trait trop connu, lorsque
+l'infortuné révolté de Castelnaudary franchit presque seul un large
+fossé et trouva de l'autre côté dix-sept blessures, la prison et la
+mort, à la vue de MONSIEUR, immobile comme son armée. Dans la rapidité
+de la prononciation de la Reine, il n'eut pas le temps d'examiner si
+elle avait employé cette expression proverbialement ou avec intention;
+mais dans tous les cas, il prit le parti de ne pas le relever, et en
+fut empêché par elle-même, qui reprit en regardant Cinq-Mars:
+
+--Mais, avant tout, pas de terreur panique: sachons bien où nous en
+sommes. Monsieur le Grand, vous quittez le Roi; avons-nous de telles
+craintes?
+
+D'Effiat n'avait pas cessé d'observer Marie de Mantoue, dont la
+physionomie expressive peignait pour lui toutes ses idées plus
+rapidement et aussi sûrement que la parole; il y lut le désir de
+l'entendre parler, l'intention de faire décider MONSIEUR et la Reine;
+un mouvement d'impatience de son pied lui donna l'ordre d'en finir et
+de régler enfin toute la conjuration. Son front devint pâle et plus
+pensif; il se recueillit un moment, car il sentait que là étaient
+toutes ses destinées. De Thou le regarda et frémit, parce qu'il le
+connaissait; il eût voulu lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars
+avait déjà relevé la tête et parla ainsi:
+
+--Je ne crois point, madame, que le Roi soit aussi malade qu'on vous
+l'a pu dire; Dieu nous conservera longtemps encore ce prince, je
+l'espère, j'en suis certain même. Il souffre, il est vrai, il souffre
+beaucoup; mais son âme surtout est malade, et d'un mal que rien ne peut
+guérir, d'un mal que l'on ne souhaiterait pas à son plus grand ennemi
+et qui le ferait plaindre de tout l'univers si on le connaissait.
+Cependant la fin de ses malheurs, je veux dire de sa vie, ne lui sera
+pas donnée encore de longtemps. Sa langueur est toute morale; il se
+fait dans son coeur une grande révolution; il voudrait l'accomplir et
+ne le peut pas: il a senti depuis longues années s'amasser en lui les
+germes d'une juste haine contre un homme auquel il croit devoir de
+la reconnaissance, et c'est ce combat intérieur entre sa bonté et sa
+colère qui le dévore. Chaque année qui s'est écoulée a déposé à ses
+pieds, d'un côté les travaux de cet homme, et de l'autre ses crimes.
+Voici qu'aujourd'hui ceux-ci l'emportent dans la balance; le Roi voit
+et s'indigne: il veut punir; mais tout à coup il s'arrête et le pleure
+d'avance. Si vous pouviez le contempler ainsi, madame, il vous ferait
+pitié. Je l'ai vu saisir la plume qui devait tracer son exil, la
+noircir d'une main hardie, et s'en servir pour quoi? Pour le féliciter
+par une lettre. Alors il s'applaudit de sa bonté comme chrétien; il se
+maudit comme juge souverain; il se méprise comme Roi; il cherche un
+refuge dans la prière et se plonge dans les méditations de l'avenir;
+mais il se lève épouvanté, parce qu'il a entrevu les flammes que mérite
+cet homme, et que personne ne sait aussi bien que lui les secrets de sa
+damnation. Il faut l'entendre en cet instant s'accuser d'une coupable
+faiblesse et s'écrier qu'il sera puni lui-même de n'avoir pas su le
+punir! On dirait quelquefois qu'il y a des ombres qui lui ordonnent de
+frapper, car son bras se lève en dormant. Enfin, madame, l'orage gronde
+dans son coeur, mais ne brûle que lui; la foudre n'en peut pas sortir.
+
+--Eh bien, qu'on la fasse donc éclater! s'écria le duc de Bouillon.
+
+--Celui qui la touchera peut en mourir, dit MONSIEUR.
+
+--Mais quel beau dévoûment! dit la Reine.
+
+--Que je l'admirerais! dit Marie à demi-voix.
+
+--Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
+
+--Ce sera nous, dit M. de Thou à son oreille.
+
+Le jeune Beauvau s'était rapproché du duc de Bouillon.
+
+--Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la suite?
+
+--Non, pardieu, je ne l'oublie pas! répondit tout bas celui-ci. Et
+s'adressant à la Reine:--Acceptez, madame, l'offre de M. le Grand, il
+est à portée de décider le Roi plus que vous et nous; mais tenez-vous
+prête à tout, car le Cardinal est trop habile pour s'endormir. Je
+ne crois pas à sa maladie, je ne crois point à son silence et à son
+immobilité, qu'il veut nous persuader depuis deux ans; je ne croirais
+point à sa mort même, que je n'eusse porté sa tête dans la mer, comme
+celle du géant de l'Arioste. Attendez-vous à tout, hâtons-nous sur
+toutes choses. J'ai fait montrer mes plans à MONSIEUR tout à l'heure;
+je vais vous en faire l'abrégé: je vous offre Sedan, madame, pour
+vous et messeigneurs vos fils. L'armée d'Italie est à moi; je la fais
+rentrer s'il le faut. M. le Grand-Écuyer est maître de la moitié du
+camp de Perpignan; tous les vieux huguenots de La Rochelle et du Midi
+sont prêts au premier signe à le venir trouver: tout est organisé
+depuis un an par mes soins en cas d'événements.
+
+--Je n'hésite point, dit la Reine, à me mettre dans vos mains pour
+sauver mes enfants s'il arrivait quelque malheur au Roi. Mais dans ce
+plan général vous oubliez Paris.
+
+--Il est à nous par tous les points: le peuple par l'archevêque, sans
+qu'il s'en doute, et par M. de Beaufort, qui est son roi; les troupes
+par vos gardes et ceux de MONSIEUR, qui commandera tout, s'il le veut
+bien.
+
+--Moi! moi! oh! cela ne se peut pas absolument! je n'ai pas assez de
+monde et il me faut une retraite plus forte que Sedan, dit Gaston.
+
+--Mais elle suffit à la Reine, reprit M. de Bouillon.
+
+--Ah! cela peut bien être, mais ma soeur ne risque pas autant qu'un
+homme qui tire l'épée. Savez-vous que c'est très hardi ce que nous
+faisons là?
+
+--Quoi! même ayant le Roi pour nous? dit Anne d'Autriche.
+
+--Oui, madame, oui, on ne sait pas combien cela peut durer: il faut
+prendre ses sûretés, et je ne fais rien sans le traité avec l'Espagne.
+
+--Ne faites donc rien, dit la Reine en rougissant; car certes je n'en
+entendrai jamais parler.
+
+--Ah! madame, ce serait pourtant plus sage, et MONSIEUR a raison, dit
+le duc de Bouillon; car le comte-duc de San-Lucar nous offre dix-sept
+mille hommes de vieilles troupes et cinq cent mille écus comptant.
+
+--Quoi! dit la Reine étonnée, on a osé aller jusque-là sans mon
+consentement! déjà des accords avec l'étranger!
+
+--L'étranger, ma soeur! devions-nous supposer qu'une princesse
+d'Espagne se servirait de ce mot? répondit Gaston.
+
+Anne d'Autriche se leva en prenant le Dauphin par la main, et,
+s'appuyant sur Marie:
+
+--Oui, MONSIEUR, dit-elle, je suis Espagnole; mais je suis petite-fille
+de Charles-Quint, et je sais que la patrie d'une reine est autour de
+son trône. Je vous quitte, messieurs; poursuivez sans moi; je ne sais
+plus rien désormais.
+
+Elle fit quelques pas pour sortir, et, voyant Marie tremblante et
+inondée de larmes, elle revint.
+
+--Je vous promets cependant solennellement un inviolable secret, mais
+rien de plus.
+
+Tous furent un peu déconcertés, hormis le duc de Bouillon, qui, ne
+voulant rien perdre de ses avantages, lui dit en s'inclinant avec
+respect:
+
+--Nous sommes reconnaissants de cette promesse, madame, et nous n'en
+voulons pas plus, persuadés qu'après le succès vous serez tout à fait
+des nôtres.
+
+Ne voulant plus s'engager dans une guerre de mots, la Reine salua un
+peu sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa tomber sur Cinq-Mars un
+de ces regards qui renferment à la fois toutes les émotions de l'âme.
+Il crut lire dans ses beaux yeux le dévouement éternel et malheureux
+d'une femme donnée pour toujours, et il sentit que, s'il avait jamais
+eu la pensée de reculer dans son entreprise, il se serait regardé comme
+le dernier des hommes. Sitôt qu'on quitta les deux princesses:
+
+--Là, là, là, je vous l'avais bien dit, Bouillon, vous fâchez la Reine,
+dit MONSIEUR; vous avez été trop loin aussi. On ne m'accusera pas
+certainement d'avoir faibli ce matin; j'ai montré, au contraire, plus
+de résolution que je n'aurais dû.
+
+--Je suis plein de joie et de reconnaissance pour Sa Majesté, répondit
+M. de Bouillon d'un air triomphant; nous voilà sûrs de l'avenir.
+Qu'allez vous faire à présent, monsieur de Cinq-Mars?
+
+--Je vous l'ai dit, monsieur, je ne recule jamais; quelles qu'en
+puissent être les suites pour moi, je verrai le Roi; je m'exposerai à
+tout pour arracher ses ordres.
+
+--Et le traité d'Espagne!
+
+--Oui, je le...
+
+De Thou saisit le bras de Cinq-Mars, et, s'avançant tout à coup, dit
+d'un air solennel:
+
+--Nous avons décidé que ce serait après l'entrevue avec le Roi qu'on le
+signerait; car, si la juste sévérité de Sa Majesté envers le Cardinal
+vous en dispense, il vaut mieux, avons-nous pensé, ne pas s'exposer à
+la découverte d'un si dangereux traité.
+
+M. de Bouillon fronça le sourcil.
+
+--Si je ne connaissais M. de Thou, dit-il, je prendrais ceci pour une
+défaite; mais de sa part...
+
+--Monsieur, reprit le conseiller, je crois pouvoir m'engager sur
+l'honneur à faire ce que fera M. le Grand; nous sommes inséparables.
+
+Cinq-Mars regarda son ami, et s'étonna de voir sur sa figure douce
+l'expression d'un sombre désespoir; il en fut si frappé qu'il n'eut pas
+la force de le contredire.
+
+--Il a raison, messieurs, dit-il seulement avec un sourire froid,
+mais gracieux, le Roi nous épargnera peut-être bien des choses; on est
+très fort avec lui. Du reste, monseigneur, et vous, monsieur le duc,
+ajouta-t-il avec une inébranlable fermeté, ne craignez pas que jamais
+je recule; j'ai brûlé tous les ponts derrière moi: il faut que je
+marche en avant; la puissance du Cardinal tombera ou ce sera ma tête.
+
+--C'est singulier! fort singulier! dit MONSIEUR; je remarque que tout
+le monde ici est plus avancé que je ne le croyais dans la conjuration.
+
+--Point du tout, MONSIEUR, dit le duc de Bouillon; on n'a préparé que
+ce que vous voudrez accepter. Remarquez qu'il n'y a rien d'écrit, et
+que vous n'avez qu'à parler pour que rien n'existe et n'ait existé;
+selon votre ordre, tout ceci sera un rêve ou un volcan.
+
+--Allons, allons, je suis content, puisqu'il en est ainsi, dit Gaston;
+occupons-nous de choses plus agréables. Grâce à Dieu, nous avons un
+peu de temps devant nous: moi j'avoue que je voudrais que tout fût déjà
+fini; je ne suis point né pour les émotions violentes, cela prend sur
+ma santé, ajouta-t-il, s'emparant du bras de M. de Beauvau: dites-nous
+plutôt si les Espagnoles sont toujours jolies, jeune homme. On vous dit
+fort galant. Tudieu! je suis sûr qu'on a parlé de vous là-bas. On dit
+que les femmes portent des vertugadins énormes! Eh bien, je n'en suis
+pas ennemi du tout. En vérité cela fait paraître le pied plus petit et
+plus joli; je suis sûr que la femme de don Louis de Haro n'est pas plus
+belle que Mme de Guéménée, n'est-il pas vrai? Allons, soyez franc, on
+m'a dit qu'elle avait l'air d'une religieuse. Ah!... vous ne répondez
+pas, vous êtes embarrassé... elle vous a donné dans l'oeil... ou bien
+vous craignez d'offenser notre ami M. de Thou en la comparant à la
+belle Guéménée. Eh bien, parlons des usages: le roi a un nain charmant,
+n'est-ce pas? on le met dans un pâté. Qu'il est heureux, le roi
+d'Espagne! je n'en ai jamais pu trouver un comme cela. Et la Reine, on
+la sert à genoux toujours, n'est-il pas vrai? oh! c'est un bon usage;
+nous l'avons perdu; c'est malheureux, plus malheureux qu'on ne croit.
+
+Gaston d'Orléans eut le courage de parler sur ce ton près d'une
+demi-heure de suite à ce jeune homme, dont le caractère sérieux ne
+s'accommodait point de cette conversation, et qui, tout rempli encore
+de l'importance de la scène dont il venait d'être témoin et des grands
+intérêts qu'on avait traités, ne répondit rien à ce flux de paroles
+oiseuses: il regardait le duc de Bouillon d'un air étonné, comme pour
+lui demander si c'était bien là cet homme que l'on allait mettre à
+la tête de la plus audacieuse entreprise conçue depuis longtemps,
+tandis que le prince, sans vouloir s'apercevoir qu'il restait sans
+réponses, les faisait lui-même souvent, et parlait avec volubilité en
+se promenant et l'entraînant avec lui dans la chambre. Il craignait
+que l'un des assistants ne s'avisât de renouer la conversation terrible
+du traité; mais aucun n'en était tenté, sinon le duc de Bouillon qui,
+cependant, garda le silence de la mauvaise humeur. Pour Cinq-Mars il
+fut entraîné par de Thou, qui lui fit faire sa retraite à l'abri de ce
+bavardage, sans que MONSIEUR eût l'air de l'avoir vu sortir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+LE SECRET
+
+ Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle
+ Nos deux noms fraternels serviront de modèle.
+
+ A. SOUMET, _Clytemnestre_.
+
+
+De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées
+avec soin, et l'ordre donné de ne recevoir personne et de l'excuser
+auprès des deux réfugiés s'il les laissait partir sans les revoir; et
+les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole.
+
+Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément.
+Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d'un air sérieux et
+triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et
+croisant les bras, lui dit d'une voix sombre:
+
+--Voilà donc où vous en êtes venu! voilà donc les conséquences de
+votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme,
+et introduire en France une armée étrangère; je vais donc vous voir
+assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé
+jusque-là? par quels degrés êtes-vous descendu si bas?
+
+--Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement
+Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je
+la voulais et je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon âme
+tout entière, je le veux. J'avais eu d'abord une autre pensée, une
+pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de
+l'amitié, l'amitié, qui est la seconde chose de la terre.
+
+Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette
+divinité.
+
+--Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche
+pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans
+vous, et ne vous montrer cette oeuvre qu'achevée; je voulais toujours
+vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma
+faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j'ai à mourir:
+à présent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non
+celle de la vôtre: c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout.
+
+--Quoi! et sans cette pensée vous auriez eu le courage de vous cacher
+toujours de moi! Ah! cher Henri, que vous ai-je fait pour prendre ce
+soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre,
+si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années
+entières; vous ne m'avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous
+n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois
+paré d'une faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût bien coupable ou
+bien vertueux!
+
+--Ne voyez dans mon âme que ce qu'elle renferme. Oui, je vous ai
+trompé; mais c'était la seule joie paisible que j'eusse au monde.
+Pardonnez-moi d'avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si
+brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais
+le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant
+le détruire et me montrer tel que j'étais. Écoutez-moi, je ne serai
+pas long: c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un coeur
+passionné. Autrefois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque
+je fus blessé: mon secret fut près de m'échapper; c'eût été un bonheur
+peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les
+aurais pas suivis; enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime.
+
+--Quoi! celle qui va être reine de Pologne?
+
+--Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez:
+pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et
+c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir.
+
+--Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je
+pleurais sur la tristesse de votre victoire!
+
+--Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe
+de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas
+vu jusqu'au fond de mon destin! Je lutte contre lui, mais il est le
+plus fort, je le sens; j'ai entrepris une tâche au-dessus des forces
+humaines, je succomberai.
+
+--Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les
+affaires du monde?
+
+--A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause,
+à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on
+a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le renverser ou en
+être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup; ne m'y suis-je pas
+engagé devant vous tout à l'heure?
+
+--Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle
+confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie?
+N'avez-vous pas lu leurs pensées secrètes?
+
+--Je les connais toutes; j'ai lu leur espérance à travers leur feinte
+colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant: je sais qu'ils sont déjà
+prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi
+de les soutenir et de décider le Roi: il le faut, car Marie est ma
+fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
+
+C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que
+je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me
+faut l'arracher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce
+moment le plaisir d'avoir rompu toute incertitude. Eh quoi! vous ne
+rougissez pas de m'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce
+Cardinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais
+satisfait? Je le suis, ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime,
+et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli
+mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en
+souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles
+sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je? ces vagues projets
+du perfectionnement des sociétés corrompues me semblent ramper encore
+bien loin au-dessous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout
+entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner
+aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les hauteurs mêmes de
+la terre sont au-dessous du ciel.
+
+De Thou baissa la tête.
+
+--Que vous répondre? dit-il. Je ne vous comprends pas; vous raisonnez
+le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur.
+
+--Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur
+les a développées; vous l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente
+m'a conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la
+main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne l'aurais pas fait. Tout
+était bien jusqu'ici: mais une barrière invisible m'arrête: il faut
+la rompre, cette barrière; c'est Richelieu. Je l'ai entrepris tout à
+l'heure devant vous, mais peut-être me suis-je trop hâté: je le crois à
+présent. Qu'il se réjouisse; il m'attendait. Sans doute il a prévu que
+ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi,
+il a bien joué. Cependant, sans l'amour qui m'a précipité, j'aurais été
+plus fort que lui, quoique vertueux.
+
+Ici, un changement presque subit se fît sur les traits de Cinq-Mars; il
+rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme
+des lignes bleues tracées par une main invisible.
+
+--Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant ses mains avec une force
+qui annonçait un violent désespoir concentré dans son coeur, tous
+les supplices dont l'amour peut torturer ses victimes, je les porte
+dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des
+empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d'un prince (et
+qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut
+encore être à moi. Elle m'appartient devant Dieu, et je lui parais
+étranger; que dis-je? il faut que j'entende discuter chaque jour,
+devant moi, lequel des trônes de l'Europe lui conviendra le mieux,
+dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une
+opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels
+on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore
+devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à
+travers les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en
+public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans l'ombre,
+son serviteur au grand jour! C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il
+faut faire le dernier pas, qu'il m'élève ou me précipite.
+
+--Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez renverser un État!
+
+--Le bonheur de l'État s'accorde avec le mien. Je le fais en passant,
+si je détruis le tyran du Roi. L'horreur que m'inspire cet homme est
+passée dans mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je rencontrai
+sur mes pas son plus grand crime, l'assassinat et la torture d'Urbain
+Grandier; il est le génie du mal pour le malheureux Roi, je le
+conjurerai: j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII; c'était
+une des pensées de Marie, sa pensée la plus chère. Mais je crois que je
+ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi.
+
+--Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.
+
+--Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques
+heures, j'ai gagné; c'est un dernier calcul auquel est suspendue ma
+destinée.
+
+--Et celle de votre Marie!
+
+--L'avez-vous cru! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il
+m'abandonne, je signe le traité d'Espagne et la guerre.
+
+--Ah! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre
+civile! et l'alliance avec l'étranger!
+
+--Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d'y
+prendre part?
+
+--Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? ne
+savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon
+coeur la place de toutes les passions? Puis-je survivre non seulement à
+votre mort? mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi
+vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon
+seul ami! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides,
+n'assassinons pas notre patrie! Je dis nous, car jamais je ne me
+séparerai de vos actions; conservez-moi l'estime de moi-même, pour
+laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je
+vous ai vouées.
+
+De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus
+la force de conserver sa froideur affectée, se jeta dans ses bras en
+le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix
+étouffée:
+
+--Eh! pourquoi m'aimer autant, aussi? Qu'avez-vous fait, ami? Pourquoi
+m'aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas
+une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est
+nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m'aimer? Que
+vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à
+présent qu'elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi,
+nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont
+corrompu: je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté: je médite le
+malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi;
+je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos
+périls?
+
+--En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou.
+Savez-vous qu'il y va de partager votre patrie? savez-vous que si vous
+livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous
+que votre nom sera l'horreur de la postérité? savez-vous que les mères
+françaises le maudiront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs
+enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez.
+
+Et il l'entraîna devant le buste de Louis XIII.
+
+--Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais
+signer cet infâme traité.
+
+Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec une inébranlable ténacité, répondit,
+quoique en rougissant:
+
+--Je vous l'ai dit: si l'on m'y force, je signerai.
+
+De Thou pâlit et quitta sa main; il fit deux tours dans sa chambre,
+les bras croisés, dans une inexprimable angoisse. Enfin il s'avança
+solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre
+placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut:
+
+_Je pense donc que M. de Ligneboeuf fut justement condamné à mort
+par le parlement de Rouen pour n'avoir pas révélé la conjuration de
+Catteville contre l'Etat._
+
+Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant
+l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires:
+
+--Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être
+criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne
+dénoncerai pas le traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il
+est mon ami, et qu'il est malheureux.
+
+Puis, s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main:
+
+--Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien
+de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.
+
+Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du coeur de cette scène, parce qu'il
+sentait tout ce que devait souffrir son ami en le repoussant. Il prit
+cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses
+yeux, et répondit en l'embrassant:
+
+--Ah! de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait; oui, vous me
+rendez service en vous éloignant de moi, car si votre sort eût été lié
+au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité
+à la sacrifier s'il le faut; mais je le ferai assurément à présent;
+et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec
+l'Espagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+LA PARTIE DE CHASSE
+
+ On a bien des grâces à rendre à son étoile quand on peut quitter
+ les hommes sans être obligé de leur faire du mal et de se
+ déclarer leur ennemi.
+
+ CH. NODIER, _Jean Sbogar_.
+
+
+Cependant la maladie du Roi jetait la France dans un trouble que
+ressentent toujours les Etats mal affermis aux approches de la mort des
+princes. Quoique Richelieu fût le centre de la monarchie, il ne régnait
+pourtant qu'au nom de Louis XIII, et comme enveloppé de l'éclat de ce
+nom qu'il avait agrandi. Tout absolu qu'il était sur son maître, il le
+craignait néanmoins; et cette crainte rassurait la nation contre ses
+désirs ambitieux, dont le Roi même était l'immuable barrière. Mais, ce
+prince mort, que ferait l'impérieux ministre? où s'arrêterait cet homme
+qui avait tant osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui l'empêcherait de
+le porter toujours, et d'inscrire son nom seul au bas des lois que seul
+il avait dictées? Ces terreurs agitaient tous les esprits. Le peuple
+cherchait en vain sur toute la surface du royaume ces colosses de la
+Noblesse aux pieds desquels il avait coutume de se mettre à l'abri dans
+les orages politiques, il ne voyait plus que leurs tombeaux récents;
+les Parlements étaient muets, et l'on sentait que rien ne s'opposerait
+au monstrueux accroissement de ce pouvoir usurpateur. Personne n'était
+déçu complétement par les souffrances affectées du ministre: nul
+n'était touché de cette hypocrite agonie, qui avait trop souvent trompé
+l'espoir public, et l'éloignement n'empêchait pas de sentir partout le
+doigt de l'effrayant parvenu.
+
+L'amour du peuple se réveillait aussi pour le fils d'Henri IV; on
+courait dans les églises, on priait, et même on pleurait beaucoup.
+Les princes malheureux sont toujours aimés. La mélancolie de Louis
+et sa douleur mystérieuse intéressaient toute la France, et, vivant
+encore, on le regrettait déjà, comme si chacun eût désiré de recevoir
+la confidence de ses peines avant qu'il n'emportât avec lui le grand
+secret de ce que souffrent ces hommes placés si haut, qu'ils ne voient
+dans leur avenir que leur tombe.
+
+Le Roi, voulant rassurer la nation entière, fit annoncer le
+rétablissement momentané de sa santé, et voulut que la cour se préparât
+à une grande partie de chasse donnée à Chambord, domaine royal où son
+frère, le duc d'Orléans, le priait de revenir.
+
+Ce beau séjour était la retraite favorite du Roi, sans doute parce que,
+en harmonie avec sa personne, il unissait comme elle la grandeur à la
+tristesse. Souvent il y passait des mois entiers sans voir qui que ce
+fût, lisant et relisant sans cesse des papiers mystérieux, écrivant des
+choses inconnues, qu'il enfermait dans un coffre de fer dont lui seul
+avait le secret. Il se plaisait quelquefois à n'être servi que par un
+seul domestique, à s'oublier ainsi lui-même par l'absence de sa suite,
+et à vivre pendant plusieurs jours comme un homme pauvre ou comme un
+citoyen exilé, aimant à se figurer la misère ou la persécution pour
+respirer de la royauté. Un autre jour, changeant tout à coup de pensée,
+il voulait vivre dans une solitude plus absolue; et, lorsqu'il avait
+interdit son approche à tout être humain, revêtu de l'habit d'un moine,
+il courait s'enfermer dans la chapelle voûtée; là, relisant la vie de
+Charles-Quint, il se croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même
+cette messe de la mort qui, dit-on, la fit descendre autrefois sur
+la tête de l'empereur espagnol. Mais, au milieu de ces chants et de
+ces méditations mêmes, son faible esprit était poursuivi et distrait
+par des images contraires. Jamais le monde et la vie ne lui avaient
+paru plus beaux que dans la solitude et près de la tombe. Entre ses
+yeux et les pages qu'il s'efforçait de lire, passaient de brillants
+cortèges, des armées victorieuses, des peuples transportés d'amour; il
+se voyait puissant, combattant, triomphateur, adoré; et, si un rayon
+du soleil, échappé des vitraux, venait à tomber sur lui, se levant
+tout à coup du pied de l'autel, il se sentait emporté par une soif du
+jour ou du grand air qui l'arrachait de ces lieux sombres et étouffés;
+mais, revenu à la vie, il y retrouvait le dégoût et l'ennui, car les
+premiers hommes qu'il rencontrait lui rappelaient sa puissance par
+leurs respects. C'était alors qu'il croyait à l'amitié et l'appelait à
+ses côtés; mais à peine était-il sûr de sa possession véritable, qu'un
+grand scrupule s'emparait tout à coup de son âme: c'était celui d'un
+attachement trop fort pour la créature qui le détournait de l'adoration
+divine, ou, plus souvent encore, le reproche secret de s'éloigner trop
+des affaires d'Etat; l'objet de son affection momentanée lui semblait
+alors un être despotique, dont la puissance l'arrachait à ses devoirs;
+il se créait une chaîne imaginaire et se plaignait intérieurement
+d'être opprimé; mais, pour le malheur de ses favoris, il n'avait pas
+la force de manifester contre eux ses ressentiments par une colère
+qui les eût avertis; et, continuant à les caresser, il attisait, par
+cette contrainte, le feu secret de son coeur, et le poussait jusqu'à la
+haine; il y avait des moments où il était capable de tout contre eux.
+
+Cinq-Mars connaissait parfaitement la faiblesse de cet esprit, qui ne
+pouvait se tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse de ce coeur,
+qui ne pouvait ni aimer ni haïr complètement; aussi la position du
+favori, enviée de la France entière, et l'objet de la jalousie même
+du grand ministre, était-elle si chancelante et si douloureuse, que,
+sans son amour pour Marie, il eût brisé sa chaîne d'or avec plus de
+joie qu'un forçat n'en ressent dans son coeur lorsqu'il voit tomber le
+dernier anneau qu'il a limé pendant deux années avec un ressort d'acier
+caché dans sa bouche. Cette impatience d'en finir avec le sort qu'il
+voyait de si près hâta l'explosion de cette mine patiemment creusée,
+comme il l'avait avoué à son ami; mais sa situation était alors celle
+d'un homme qui, placé à côté du livre de vie, verrait tout le jour y
+passer la main qui doit tracer sa damnation ou son salut. Il partit
+avec Louis XIII pour Chambord, décidé à choisir la première occasion
+favorable à son dessein. Elle se présenta.
+
+Le matin même du jour fixé pour la chasse, le Roi lui fit dire qu'il
+l'attendait à l'escalier du Lis; il ne sera peut-être pas inutile de
+parler de cette étonnante construction.
+
+A quatre lieues de Blois, à une heure de la Loire, dans une petite
+vallée fort basse, entre des marais fangeux et un bois de grands
+chênes, loin de toutes les routes, on rencontre tout à coup un château
+royal, ou plutôt magique. On dirait que, contraint par quelque lampe
+merveilleuse, un génie de l'Orient l'a enlevé pendant une des mille
+nuits, et l'a dérobé aux pays du soleil pour le cacher dans ceux du
+brouillard avec les amours d'un beau prince. Ce palais est enfoui comme
+un trésor; mais à ses dômes bleus, à ses élégants minarets, arrondis
+sur de larges murs ou élancés dans l'air, à ses longues terrasses qui
+dominent les bois, à ses flèches légères que le vent balance, à ses
+croissants entrelacés partout sur les colonnades, on se croirait dans
+les royaumes de Bagdad ou de Cachemire, si les murs noircis, leur
+tapis de mousse et de lierre, et la couleur pâle et mélancolique du
+ciel, n'attestaient un pays pluvieux. Ce fut bien un génie qui éleva
+ces bâtiments; mais il vint d'Italie et se nomma le Primatice; ce fut
+bien un beau prince dont les amours s'y cachèrent; mais il était Roi,
+et se nommait François Ier. Sa salamandre y jette ses flammes partout;
+elle étincelle mille fois sur les voûtes, et y multiplie ses flammes
+comme les étoiles d'un ciel; elle soutient les chapiteaux avec sa
+couronne ardente; elle colore les vitraux de ses feux; elle serpente
+avec les escaliers secrets, et partout semble dévorer de ses regards
+flamboyants les triples croissants d'une Diane mystérieuse, cette
+Diane de Poitiers, deux fois déesse et deux fois adorée dans ces bois
+voluptueux.
+
+Mais la base de cet étrange monument est comme lui pleine d'élégance
+et de mystère: c'est un double escalier qui s'élève en deux spirales
+entrelacées depuis les fondements les plus lointains de l'édifice
+jusqu'au-dessus des plus hauts clochers et se termine par une lanterne
+ou cabinet à jour, couronnée d'une fleur de lis colossale, aperçue de
+bien loin; deux hommes peuvent y monter en même temps sans se voir.
+
+Cet escalier seul lui semble un petit temple isolé; comme nos églises,
+il est soutenu et protégé par les arcades de ses ailes minces,
+transparentes, et, pour ainsi dire, brodées à jour. On croirait que la
+pierre docile s'est ployée sous le doigt de l'architecte; elle paraît,
+si l'on peut le dire, pétrie selon les caprices de son imagination.
+On conçoit à peine comment les plans en furent tracés, et dans quels
+termes les ordres furent expliqués aux ouvriers; cela semble une pensée
+fugitive, une rêverie brillante qui aurait pris tout à coup un corps
+durable; c'est un songe réalisé.
+
+Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire
+auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure
+qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à
+écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à
+ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper
+son oreille. Il reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix
+triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il
+semblait essayer l'une de ses romances qu'il composait lui-même, et
+répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On
+distinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques
+mots d'_abandon_, d'_ennui du monde_ et de _belle flamme_.
+
+Le jeune favori haussa les épaules en écoutant:
+
+--Quel nouveau chagrin te domine? dit-il; voyons, lisons encore une
+fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose.
+
+Il entra dans l'étroit cabinet.
+
+Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes
+appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes
+de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le Grand-Écuyer, et,
+levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps
+sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique:
+
+--Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre
+conduite? Que vous me faites de peine en oubliant tous mes conseils!!
+vous avez noué une coupable intrigue; était-ce de vous que je devais
+attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient
+tant attaché!
+
+Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit
+découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais,
+parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter:
+
+--Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous
+ouvrir mon âme.
+
+--Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougissant et pâlissant comme
+sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé souiller mes oreilles
+de ces affreuses confidences, monsieur! et vous êtes si calme en
+parlant de vos désordres! Allez, vous mériteriez d'être condamné aux
+galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez
+commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J'aimerais mieux que
+vous fussiez faux-monnayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des
+croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre
+famille et la mémoire du maréchal, votre père.
+
+Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure contenance qu'il put, et
+dit avec un air résigné:
+
+--Eh bien, Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort; mais
+épargnez-moi vos reproches.
+
+--Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je
+sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les
+hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.
+
+--Ma foi, Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait
+choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous
+méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? je vais y aller,
+je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y
+tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable,
+ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu
+en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des
+espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute
+à moi? Et pourquoi m'avez-vous fait Grand-Écuyer, si je ne devais pas
+aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis,
+ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de
+Luynes, que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des faucons?
+Pourquoi ne suis-je pas admis au conseil? j'y parlerais aussi bien que
+toutes vos vieilles têtes à collerettes; j'ai des idées neuves et un
+meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché
+de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le
+déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Richelieu eût
+été devant lui; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait!
+
+D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frappait du pied en
+parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant
+contre l'une des petites colonnes de la lanterne.
+
+Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable
+épouvantait toujours, lui prit la main.
+
+O faiblesse du pouvoir! caprice du coeur humain! c'était par ces
+emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme
+gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce
+prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si
+emporté devait être sincère, et ses colères même ne le fâchaient pas.
+Celle-ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véritables, et
+il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de
+son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de
+l'attachement, et qu'il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars
+le savait et avait voulu s'échapper par là, préparant ainsi le Roi
+à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme
+la conséquence de son amitié pour lui; mais le danger n'était pas si
+grand; il respira quand le prince lui dit:
+
+--Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous;
+mais c'est votre conduite scandaleuse que je vous reproche et que
+j'aurai bien de la peine à vous pardonner. Quoi! monsieur, j'apprends
+qu'au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai
+habitué, quand je vous crois au _Salut_ ou à l'_Angelus_, vous partez
+de Saint-Germain et vous allez passer une partie de la nuit... chez
+qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation,
+qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de
+votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme,
+enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez!
+
+Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la
+colonne, Cinq-Mars répondit:
+
+--Est-on donc si coupable de quitter des occupations graves pour
+d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion de Lorme, c'est
+pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien
+n'est plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se
+prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent
+qu'élever l'âme, bien loin de la corrompre. D'ailleurs vous ne m'avez
+jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je
+vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu.
+
+--Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la confiance? N'en sentez-vous pas
+le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme
+doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon coeur.
+
+La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant
+par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et
+résigné à l'écouter.
+
+--Que de fois vous m'avez trompé! poursuivit le Roi; puis-je me fier
+à vous? ne sont-ce pas des galants et des damerets que vous voyez chez
+cette femme? N'y a-t-il pas d'autres courtisanes?
+
+--Eh! mon Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un
+gentilhomme de Touraine, nommé René Descartes.
+
+--Descartes! je connais ce nom-là; oui, c'est un officier qui se
+distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire; il a une
+bonne réputation de piété, mais il est lié avec des Barreaux, qui est
+un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beaucoup de gens qui
+ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens
+sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la
+dernière fois?
+
+--Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en
+cherchant les yeux en l'air; quelquefois, je ne les demande pas...
+C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un
+Hollandais.
+
+--Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension.
+Je l'aimais assez, mais le Card... mais on m'a dit qu'il était
+religionnaire exalté...
+
+--Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton: c'est un jeune homme qui
+vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas.
+
+--Inconnu, parfaitement inconnu; mais je suis sûr que c'est encore
+quelque religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?
+
+--Ce jeune homme qui a fait le _Cinna_, et qu'on a refusé trois fois à
+l'_Académie éminente_; il était fâché que du Ryer y fût à sa place. Il
+s'appelle Corneille...
+
+--Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air
+de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là?
+Est-ce dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir?
+
+Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son
+amour-propre, et dit en s'approchant du Roi:
+
+--Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux
+à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort;
+d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon,
+M. d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de
+Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences,
+comme Mairet, Colletet, Desmarets, auteur de l'_Ariane_; Faret, Doujat,
+Charpentier, qui a écrit la belle _Cyropédie_; Giry, Bessons et Baro,
+continuateur de l'_Astrée_, tous académiciens.
+
+--Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d'un vrai mérite, reprit
+Louis; à cela il n'y a rien à dire; on ne peut que gagner. Ce sont des
+réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous, touchez
+là, enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me
+trompez plus; vous voyez que je sais tout. Regardez ceci.
+
+En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le
+mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine.
+Sur l'un était écrit _Baradas_, sur l'autre, _d'Hautefort_, sur un
+troisième, _La Fayette_, et enfin _Cinq-Mars_. Il s'arrêta à celui-là,
+et poursuivit:
+
+--Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes
+continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que
+je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations.
+Asseyez-vous.
+
+Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience d'écouter pendant
+deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience
+d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa
+bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il
+fallait rapporter ces dialogues, que l'on trouva parfaitement en ordre
+à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il
+finit ainsi:
+
+--Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours:
+je vous parlais du vol de l'émerillon et des connaissances de vénerie
+qui vous manquent; je vous disais, d'après la _Chasse royale_, ouvrage
+du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à
+suivre une bête, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois,
+et qu'il ne faut ni le lancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans
+le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne
+faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y
+mettre le nez.
+
+Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien
+cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que
+des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moquerait de vous et
+de moi si on savait de quoi nous nous occupons.» Et le 8... attendez,
+oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre,
+vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une
+impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber:
+péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous: _Mensonge_, souligné.
+On ne me trompe jamais, je vous le disais bien.
+
+--Mais, Sire...
+
+--Un moment, un moment. Le soir, vous avez dit du Cardinal qu'il avait
+fait brûler un homme injustement et par haine personnelle.
+
+--Et je le répète, et je le soutiens, et je le prouverai, Sire; c'est
+le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui
+vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun:
+Urbain Grandier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque
+vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que
+je vous en donnai alors.
+
+Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à
+Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant:
+
+--Quelles horreurs! comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me
+fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles
+horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de
+la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler,
+brûler vivant! sans preuves! par vengeance! Un homme, un peuple ont
+invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que
+les rois sont malheureux!
+
+Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.
+
+--Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que vous versez, s'écria
+Cinq-Mars avec une sincère admiration: que toute la France n'est-elle
+ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu'elle aurait peine à
+croire.
+
+--S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas?
+
+--Non, Sire, dit d'Effiat avec franchise, personne ne vous connaît;
+et moi-même je vous accuse souvent de froideur et d'une indifférence
+générale contre tout le monde.
+
+--De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me
+suis immolé à leurs intérêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié,
+jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que
+j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à
+porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte
+que la mienne; j'ai supporté le mal qu'il me faisait à moi-même, en
+songeant qu'il faisait du bien à mes peuples: j'ai dévoré mes larmes
+pour tarir les leurs; et je vois que mon sacrifice a été plus grand
+même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont
+cru incapable parce que j'étais timide, et sans force parce que je me
+défiais des miennes; mais n'importe, Dieu me voit et me connaît.
+
+--Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes: reprenez
+votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte
+n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône.
+
+--Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des
+travaux du pouvoir suprême.
+
+--Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôte vos forces. Il est temps
+enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler
+leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre
+que le règne de la vertu va commencer avec votre règne; et dès lors
+ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant
+un mot sorti de votre coeur. On n'a pas encore calculé tout ce que la
+bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que
+l'imagination et la chaleur de l'âme entraînent si vite vers tout ce
+qui est beau, et que tous les genres de dévouement trouvent prêt. Le
+Roi votre père nous conduisait par un sourire; que ne ferait pas une de
+vos larmes! Il ne s'agit que de nous parler.
+
+Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit souvent, toussa et donna
+des signes d'un grand embarras, comme toutes les fois qu'on voulait lui
+arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une conversation
+d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit
+l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine
+en fronçant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de
+se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement,
+soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se
+troubler, avec une solennité qui en imposait à Louis. Celui-ci, forcé
+dans ses derniers retranchements, lui dit:
+
+--Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui depuis dix-huit
+ans m'a entouré de ses créatures?
+
+--Il n'est pas si puissant, reprit le Grand-Écuyer; et ses amis seront
+ses plus cruels adversaires si vous faites un signe de tête. Toute
+l'ancienne ligue des _princes de la Paix_ existe encore, Sire, et
+ce n'est que le respect dû au choix de Votre Majesté qui l'empêche
+d'éclater.
+
+--Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je
+ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste.
+Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de
+tout mon coeur.
+
+--Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de
+Bouillon; tous les Royalistes le demandent.
+
+--Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son
+fauteuil, je ne le hais point du tout, quoique un peu factieux.
+Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression
+favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais-tu qu'il descend de
+saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc
+de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans
+sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été
+mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai
+jamais dit cela, jamais.
+
+--Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, MONSIEUR et lui vous
+expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont
+les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels
+sont les mestres-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter
+contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que
+le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, MONSIEUR, la Noblesse
+et les Parlements sont de notre parti, et c'est une affaire faite dès
+que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître
+Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui.
+
+--Comme Concini! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas.. je ne le veux
+vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés.
+Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien: tu peux en parler à
+tes amis, j'y songerai de mon côté.
+
+Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme
+s'il venait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté.
+Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se
+répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cependant il crut à ses
+dernières paroles, surtout lorsque après des plaintes interminables
+Louis ajouta:
+
+--Enfin, croirais-tu que depuis deux ans que je pleure ma mère,
+depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour en
+me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je
+ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France avec mes pères? Il a
+exilé jusqu'à sa cendre.
+
+En ce moment Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier: le Roi
+rougit un peu.
+
+--Va-t-en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à
+cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
+
+Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui
+l'avait introduit.
+
+Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point
+échappé.
+
+Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il
+crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie
+de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta,
+on s'arrêta; il remonta, il lui semblait qu'on descendait; il savait
+qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se
+décida à sortir, impatienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu
+pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à
+peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes,
+qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea
+de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge, ou de recevoir des
+respects, des confidences, des sollicitations, des présentations, des
+recommandations, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles
+qui entourent un favori, et pour lesquelles il faut une attention
+présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de
+grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite circonstance
+qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une
+sorte d'apothéose continuelle, monta à cheval dans la grande cour,
+servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes.
+
+Bientôt MONSIEUR arriva suivi des siens, et une heure ne s'était pas
+écoulée, que le Roi parut, pâle, languissant et appuyé sur quatre
+hommes. Cinq-Mars, mettant pied à terre, l'aida à monter dans une
+sorte de petite voiture fort basse, que l'on appelait _brouette_, et
+dont Louis XIII conduisait lui-même les chevaux très dociles et très
+paisibles. Les piqueurs à pied, aux portières, tenaient les chiens
+en laisse; au bruit du cor, des centaines de jeunes gens montèrent à
+cheval, et tout partit pour le rendez-vous de la chasse.
+
+C'était à une ferme nommée l'Ormage que le Roi l'avait fixé, et toute
+la cour, accoutumée à ses usages, se répandit dans les allées du
+parc, tandis que le Roi suivait lentement un sentier isolé ayant à sa
+portière le Grand-Écuyer et quatre personnages auxquels il avait fait
+signe de s'approcher.
+
+L'aspect de cette partie de plaisir était sinistre: l'approche de
+l'hiver avait fait tomber presque toutes les feuilles des grands chênes
+du parc, et les branches noires se détachaient sur un ciel gris comme
+les branches de candélabres funèbres; un léger brouillard semblait
+annoncer une pluie prochaine; à travers le bois éclairci et les tristes
+rameaux, on voyait passer lentement les pesants carrosses de la cour,
+remplis de femmes vêtues de noir uniformément[6], et condamnées
+à attendre le résultat d'une chasse qu'elles ne voyaient pas; les
+meutes donnaient des _voix_ éloignées, et le cor se faisait entendre
+quelquefois comme un soupir; un vent froid et piquant obligeait chacun
+à se couvrir; et quelques femmes, mettant sur leur visage un voile ou
+un masque de velours noir pour se préserver de l'air que n'arrêtaient
+pas les rideaux de leurs carrosses (car ils n'avaient point de glaces
+encore), semblaient porter le costume que nous appelons _domino_.
+
+ [6] Un édit de 1639 avait déterminé le costume de la cour. Il était
+ simple et noir.
+
+Tout était languissant et triste. Seulement quelques groupes de jeunes
+gens, emportés par la chasse, traversaient comme le vent l'extrémité
+d'une allée en jetant des cris ou donnant du cor; puis tout retombait
+dans le silence, comme, après la fusée du feu d'artifice, le ciel
+paraît plus sombre.
+
+Dans un sentier parallèle à celui que suivait lentement le Roi,
+s'étaient réunis quelques courtisans enveloppés dans leur manteau.
+Paraissant s'occuper fort peu du chevreuil, ils marchaient à cheval à
+la hauteur de la brouette du Roi, et ne la perdaient pas de vue. Ils
+parlaient à demi-voix.
+
+--C'est bien, Fontrailles, c'est bien; victoire! Le Roi lui prend le
+bras à tout moment. Voyez-vous comme il lui sourit? Voilà M. le Grand
+qui descend de cheval et monte sur le siége à côté de lui. Allons,
+allons, le vieux matois est perdu cette fois!
+
+--Ah! ce n'est rien encore que cela! n'avez-vous pas vu comme le Roi
+a touché la main à MONSIEUR? Il vous a fait signe, Montrésor; Gondi,
+regardez donc.
+
+--Eh! regardez! c'est bien aisé à dire; mais je n'y vois pas avec
+mes yeux, moi; je n'ai que ceux de la foi et les vôtres. Eh bien,
+qu'est-ce qu'ils font? Je voudrais bien ne pas avoir la vue si basse.
+Racontez-moi cela, qu'est-ce qu'ils font?
+
+Montrésor reprit:
+
+--Voici le Roi qui se penche à l'oreille du duc de Bouillon et qui lui
+parle... Il parle encore; il gesticule, il ne cesse pas. Oh! il va être
+ministre.
+
+--Il sera ministre, dit Fontrailles.
+
+--Il sera ministre, dit le comte du Lude.
+
+--Ah! ce n'est pas douteux, reprit Montrésor.
+
+--J'espère que celui-là me donnera un régiment, et j'épouserai ma
+cousine! s'écria Olivier d'Entraigues d'un ton de page.
+
+L'abbé de Gondi, en ricanant et regardant au ciel, se mit à chanter un
+air de chasse:
+
+ Les étourneaux ont le vent bon,
+ Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
+
+... Je crois, messieurs, que vous y voyez plus trouble que moi, ou
+qu'il se fait des miracles dans l'an de grâce 1642; car M. de Bouillon
+n'est pas plus près d'être premier ministre que moi, quand le Roi
+l'embrasserait. Il a de grandes qualités, mais il ne parviendra pas,
+parce qu'il est tout d'une pièce; cependant j'en fais grand cas pour sa
+vaste et sotte ville de Sedan; c'est un foyer, c'est un bon foyer pour
+nous.
+
+Montrésor et les autres étaient trop attentifs à tous les gestes du
+prince pour répondre, et ils continuèrent:
+
+--Voilà M. le Grand qui prend les rênes des chevaux et qui conduit.
+
+L'abbé reprit sur le même air:
+
+ Si vous conduisez ma brouette,
+ Ne versez pas, beau postillon,
+ Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.
+
+--Ah! l'abbé, vos chansons me rendront fou! dit Fontrailles; vous avez
+donc des airs pour tous les événements de la vie?
+
+--Je vous fournirai aussi des événements qui iront sur tous les airs,
+reprit Gondi.
+
+--Ma foi, l'air de ceux-ci me plaît, répondit Fontrailles plus bas;
+je ne serai pas obligé par MONSIEUR de porter à Madrid son diable
+de traité, et je n'en suis point fâché; c'est une commission assez
+scabreuse: les Pyrénées ne se passent point si facilement qu'il le
+croit, et le Cardinal est sur la route.
+
+--Ah! ah! ah! s'écria Montrésor.
+
+--Ah! ah! dit Olivier.
+
+--Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi; qu'avez-vous donc découvert de si
+beau?
+
+--Ma foi, pour le coup, le Roi a touché la main de MONSIEUR; Dieu soit
+loué, messieurs! Nous voilà défaits du Cardinal: le vieux sanglier est
+forcé. Qui se chargera de l'expédier? Il faut le jeter dans la mer.
+
+--C'est trop beau pour lui, dit Olivier; il faut le juger.
+
+--Certainement, dit l'abbé; comment donc! nous ne manquerons pas de
+chefs d'accusation contre un insolent qui a osé congédier un page;
+n'est-il pas vrai?
+
+Puis, arrêtant son cheval et laissant marcher Olivier et Montrésor, il
+se pencha du côté de M. du Lude, qui parlait à deux personnages plus
+sérieux, et dit:
+
+--En vérité, je suis tenté de mettre mon valet de chambre aussi dans
+le secret; on n'a jamais vu traiter une conjuration aussi légèrement.
+Les grandes entreprises veulent du mystère; celle-ci serait admirable
+si l'on s'en donnait la peine. Notre partie est plus belle qu'aucune
+que j'aie lue dans l'histoire; il y aurait là de quoi renverser trois
+royaumes si l'on voulait, et les étourderies gâteront tout. C'est
+vraiment dommage; j'en aurais un regret mortel. Par goût, je suis
+porté à ces sortes d'affaires, et je suis attaché de coeur à celle-ci,
+qui a de la grandeur; vraiment, on ne peut pas le nier. N'est-ce pas,
+d'Aubijoux? n'est-il pas vrai, Montmort?
+
+Pendant ces discours, plusieurs grands et pesants carrosses, à six
+et quatre chevaux, suivaient la même allée à deux cents pas de ces
+messieurs; les rideaux étaient ouverts du côté gauche pour voir le Roi.
+Dans le premier était la Reine: elle était seule dans le fond, vêtue
+de noir et voilée. Sur le devant était la maréchale d'Effiat, et aux
+pieds de la Reine était placée la princesse Marie. Assise de côté, sur
+un tabouret, sa robe et ses pieds sortaient de la voiture et étaient
+appuyés sur un marchepied doré, car il n'y avait point de portières,
+comme nous l'avons déjà dit; elle cherchait à voir aussi, à travers
+les arbres, les gestes du Roi, et se penchait souvent, importunée du
+passage continuel des chevaux du prince Palatin et de sa suite.
+
+Ce prince du Nord était envoyé par le roi de Pologne pour négocier de
+grandes affaires en apparence, mais, au fond, pour préparer la duchesse
+de Mantoue à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il déployait à la
+cour de France tout le luxe de la sienne, appelée alors _barbare_ et
+_scythe_ à Paris, et justifiait ces noms par des costumes étranges
+et orientaux. Le Palatin de Posnanie était fort beau, et portait,
+ainsi que les gens de sa suite, une barbe longue, épaisse, la tête
+rasée à la turque, et couverte d'un bonnet fourré, une veste courte
+et enrichie de diamants et de rubis; son cheval était peint en rouge
+et chargé de plumes. Il avait à sa suite une compagnie de gardes
+polonais habillés de rouge et de jaune, portant de grands manteaux à
+manches longues qu'ils laissaient pendre négligemment sur l'épaule.
+Les seigneurs polonais qui l'escortaient étaient vêtus de brocart d'or
+et d'argent, et l'on voyait flotter derrière leur tête rasée une seule
+mèche de cheveux qui leur donnait un aspect asiatique et tartare aussi
+inconnu de la cour de Louis XIII que celui des Moscovites. Les femmes
+trouvaient tout cela un peu sauvage et assez effrayant.
+
+Marie de Gonzague était importunée des saluts profonds et des grâces
+orientales de cet étranger et de sa suite. Toutes les fois qu'il
+passait devant elle, il se croyait obligé de lui adresser un compliment
+à moitié français, où il mêlait gauchement quelques mots d'espérance et
+de royauté. Elle ne trouva d'autre moyen de s'en défaire que de porter
+plusieurs fois son mouchoir à son nez en disant assez haut à la Reine:
+
+--En vérité, madame, ces messieurs ont une odeur sur eux qui fait mal
+au coeur.
+
+--Il faudra bien raffermir votre coeur, cependant, et vous accoutumer à
+eux, répondit Anne d'Autriche, un peu sèchement.
+
+Puis tout à coup, craignant de l'avoir affligée:
+
+--Vous vous y accoutumerez comme nous, continua-t-elle avec gaieté; et
+vous savez qu'en fait d'odeurs je suis fort difficile. M. Mazarin m'a
+dit l'autre jour que ma punition en purgatoire serait d'en respirer de
+mauvaises et de coucher dans des draps de toile de Hollande.
+
+Malgré quelques mots enjoués, la Reine fut cependant fort grave, et
+retomba dans le silence. S'enfonçant dans son carrosse, enveloppée
+de sa mante, et ne prenant en apparence aucun intérêt à tout ce qui
+se passait autour d'elle, elle se laissait aller au balancement de
+la voiture. Marie, toujours occupée du Roi, parlait à demi-voix à la
+maréchale d'Effiat; toutes deux cherchaient à se donner des espérances
+qu'elles n'avaient pas, et se trompaient par amitié.
+
+--Madame, je vous félicite; M. le Grand est assis près du Roi; jamais
+on n'a été si loin, disait Marie.
+
+Puis elle se taisait longtemps, et la voiture roulait tristement sur
+des feuilles mortes et desséchées.
+
+--Oui, je le vois avec une grande joie; Le Roi est si bon! répondait la
+maréchale.
+
+Et elle soupirait profondément.
+
+Un long et morne silence succéda encore; toutes deux se regardèrent et
+se trouvèrent mutuellement les yeux en larmes. Elles n'osèrent plus se
+parler, et Marie, baissant la tête, ne vit plus que la terre brune et
+humide qui fuyait sous les roues. Une triste rêverie occupait son âme;
+et, quoiqu'elle eût sous les yeux le spectacle de la première cour de
+l'Europe aux pieds de celui qu'elle aimait, tout lui faisait peur, et
+de noirs pressentiments la troublaient involontairement.
+
+Tout à coup un cheval passa devant elle comme le vent; elle leva
+les yeux, et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars. Il ne la
+regardait pas; il était pâle comme un cadavre, et ses yeux se cachaient
+sous ses sourcils froncés et l'ombre de son chapeau abaissé. Elle
+le suivit du regard en tremblant; elle le vit s'arrêter au milieu du
+groupe des cavaliers qui précédaient les voitures, et qui le reçurent
+le chapeau bas. Un moment après, il s'enfonça dans un taillis avec l'un
+d'entre eux, la regarda de loin, et la suivit des yeux jusqu'à ce que
+la voiture fût passée; puis il lui sembla qu'il donnait à cet homme
+un rouleau de papiers en disparaissant dans le bois. Le brouillard
+qui tombait l'empêcha de le voir plus loin. C'était une de ces brumes
+si fréquentes aux bords de la Loire. Le soleil parut d'abord comme
+une petite lune sanglante, enveloppée dans un linceul déchiré, et se
+cacha en une demi-heure sous un voile si épais, que Marie distinguait à
+peine les premiers chevaux du carrosse, et que les hommes qui passaient
+à quelques pas de lui semblaient des ombres grisâtres. Cette vapeur
+glacée devint une pluie pénétrante et en même temps un nuage d'une
+odeur fétide. La Reine fit asseoir la belle princesse près d'elle
+et voulut rentrer; on retourna vers Chambord en silence et au pas.
+Bientôt on entendit les cors qui sonnaient le retour et rappelaient
+les meutes égarées; des chasseurs passèrent rapidement près de la
+voiture, cherchant leur chemin dans le brouillard et s'appelant à haute
+voix. Marie ne voyait souvent que la tête d'un cheval ou un corps
+sombre sortant de la triste vapeur des bois, et cherchait en vain à
+distinguer quelques paroles. Cependant son coeur battit; on appelait
+M. de Cinq-Mars. _Le Roi demande M. le Grand_, répétait-on; _où peut
+être allé M. le Grand-Écuyer?_ Une voix dit en passant près d'elle:
+_Il s'est perdu tout à l'heure_. Et ces paroles bien simples la firent
+frissonner, car son esprit affligé leur donnait un sens terrible. Cette
+pensée la suivit jusqu'au château et dans ses appartements, où elle
+courut s'enfermer. Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée du Roi
+et de MONSIEUR, puis, dans la forêt, quelques coups de fusil dont on ne
+voyait pas la lumière. Elle regardait en vain aux étroits vitraux; ils
+semblaient tendus au dehors d'un drap blanc qui ôtait le jour.
+
+Cependant à l'extrémité de la forêt, vers Montfrault, s'étaient égarés
+deux cavaliers; fatigués de chercher la route du château dans la
+monotone similitude des arbres et des sentiers, ils allaient s'arrêter
+près d'un étang, lorsque huit ou dix hommes environ, sortant des
+taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu'ils eussent le temps de
+s'armer, se pendirent à leurs jambes, à leurs bras et à la bride de
+leurs chevaux, de manière à les tenir immobiles. En même temps une voix
+rauque, partant du brouillard, s'écria:
+
+--Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes? Criez: Vive le Grand! ou vous
+êtes morts.
+
+--Vils coquins! répondit le premier cavalier en cherchant à ouvrir les
+fontes de ses pistolets, je vous ferai pendre pour abuser de mon nom!
+
+--_Dios el Senor!_ cria la même voix.
+
+Aussitôt tous ces hommes lâchèrent leur proie et s'enfuirent dans les
+bois; un éclat de rire sauvage retentit, et un homme seul s'approcha de
+Cinq-Mars.
+
+--_Amigo_, ne me reconnaissez-vous pas? C'est une plaisanterie de
+Jacques, le capitaine espagnol.
+
+Fontrailles se rapprocha et dit tout bas au Grand-Écuyer:
+
+--Monsieur, voilà un gaillard entreprenant; je vous conseille de
+l'employer; il ne faut rien négliger.
+
+--Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont, et parlons vite. Je ne
+suis pas un faiseur de phrases comme mon père, moi. Je me souviens que
+vous m'avez rendu quelques bons offices, et dernièrement encore vous
+m'avez été utile, comme vous l'êtes toujours, sans le savoir; car j'ai
+un peu réparé ma fortune dans vos petites émeutes. Si vous voulez, je
+puis vous rendre un important service: je commande quelques braves.
+
+--Quel service? dit Cinq-Mars; nous verrons.
+
+--Je commence par un avis. Ce matin, pendant que vous descendiez de
+chez le Roi par un côté de l'escalier, le père Joseph y montait par
+l'autre.
+
+--O ciel! voilà donc le secret de son changement subit et inexplicable!
+Se peut-il? un Roi de France! et il nous a laissés lui confier tous nos
+projets!
+
+--Eh bien! voilà tout! vous ne me dites rien? Vous savez que j'ai une
+vieille affaire à démêler avec le capucin.
+
+--Que m'importe?
+
+Et il baissa la tête, absorbé dans une rêverie profonde.
+
+--Cela vous importe beaucoup, puisque, si vous dites un mot, je vous
+déferai de lui avant trente-six heures d'ici, quoiqu'il soit à présent
+bien près de Paris. Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si l'on
+voulait.
+
+--Laissez-moi: je ne veux point de poignards, dit Cinq-Mars.
+
+--Ah! oui, je vous comprends, reprit Jacques, vous avez raison: vous
+aimez mieux qu'on le dépêche à coups d'épée. C'est juste, il en vaut la
+peine, on doit cela au rang. Il convient mieux que ce soient des grands
+seigneurs qui s'en chargent, et que celui qui l'expédiera soit en passe
+d'être maréchal. Moi je suis sans prétention; il ne faut pas avoir trop
+d'orgueil, quelque mérite qu'on puisse avoir dans sa profession: je ne
+dois pas toucher au Cardinal, c'est un morceau de Roi.
+
+--Ni à d'autres, dit le Grand-Écuyer.
+
+--Ah! laissez-nous le capucin, reprit en insistant le capitaine Jacques.
+
+--Si vous refusez cette offre, vous avez tort, dit Fontrailles; on n'en
+fait pas d'autres tous les jours. Vitry a commencé sur Concini, et
+on l'a fait maréchal. Nous voyons des gens fort bien en cour qui ont
+tué leurs ennemis de leur propre main dans les rues de Paris, et vous
+hésitez à vous défaire d'un misérable? Richelieu a bien ses coquins, il
+faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois pas vos scrupules.
+
+--Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques brusquement; je connais cela,
+j'ai pensé comme lui étant enfant, avant de raisonner. Je n'aurais pas
+tué seulement un moine; mais je vais lui parler, moi.
+
+Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:
+
+--Écoutez: quand on conspire, c'est qu'on veut la mort ou tout au moins
+la perte de quelqu'un... Hein?
+
+Et il fit une pause.
+
+--Or, dans ce cas-là, on est brouillé avec le bon Dieu et d'accord avec
+le diable... Hein?
+
+«_Secundo_, comme on dit à la Sorbonne, il n'en coûte pas plus, quand
+on est damné, de l'être pour beaucoup que pour peu... Hein?
+
+«_Ergo_, il est indifférent d'en tuer mille ou d'en tuer un. Je vous
+défie de répondre à cela.
+
+--On ne peut pas mieux dire, docteur en estoc, répondit Fontrailles en
+riant à demi, et je vois que vous serez un bon compagnon de voyage. Je
+vous mène avec moi en Espagne, si vous voulez.
+
+--Je sais bien que vous y allez porter le traité, reprit Jacques,
+et je vous conduirai dans les Pyrénées par des chemins inconnus aux
+hommes; mais je n'en aurai pas moins un chagrin mortel de n'avoir pas
+tordu le cou, avant de partir, à ce vieux bouc que nous laissons en
+arrière, comme un cavalier au milieu d'un jeu d'échecs. Encore une
+fois, monseigneur, continua t-il d'un air de componction en s'adressant
+de nouveau à Cinq-Mars, si vous avez de la religion, ne vous y refusez
+plus; et souvenez-vous des paroles de nos pères théologiens, Hurtado
+de Mendoza et Sanchez, qui ont prouvé qu'on peut tuer en cachette son
+ennemi, puisque l'on évite par ce moyen deux péchés: celui d'exposer
+sa vie, et celui de se battre en duel. C'est d'après ce grand principe
+consolateur que j'ai toujours agi.
+
+--Laissez-moi, laissez-moi, dit encore Cinq-Mars d'une voix étouffée
+par la fureur; je pense à d'autres choses.
+
+--A quoi de plus important? dit Fontrailles; cela peut être d'un grand
+poids dans la balance de nos destins.
+
+--Je cherche combien y pèse le coeur d'un Roi, reprit Cinq-Mars.
+
+--Vous m'épouvantez moi-même, répondit le gentilhomme; nous n'en
+demandons pas tant.
+
+--Je n'en dis pas tant non plus que vous croyez, monsieur, continua
+d'Effiat d'une voix sévère; ils se plaignent quand un sujet les trahit:
+c'est à quoi je songe. Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres civiles,
+guerres étrangères, que vos fureurs s'allument! puisque je tiens la
+flamme, je vais l'attacher aux mines. Périsse l'État, périssent vingt
+royaumes s'il le faut! il ne doit pas arriver des malheurs ordinaires
+lorsque le Roi trahit le sujet. Écoutez-moi.
+
+Et il emmena Fontrailles à quelques pas.
+
+--Je ne vous avais chargé que de préparer notre retraite et nos secours
+en cas d'abandon de la part du Roi. Tout à l'heure je l'avais pressenti
+à cause de ses amitiés forcées, et je m'étais décidé à vous faire
+partir, parce qu'il a fini sa conversation par nous annoncer son départ
+pour Perpignan. Je craignais Narbonne; je vois à présent qu'il y va se
+rendre comme prisonnier au Cardinal. Partez, et partez sur-le-champ.
+J'ajoute aux lettres que je vous ai données le traité que voici; il est
+sous des noms supposés, mais voici la contre-lettre; elle est signée
+de MONSIEUR, du duc de Bouillon et de moi. Le comte-duc d'Olivarès ne
+désire que cela. Voici encore des _blancs_ du duc d'Orléans que vous
+remplirez comme vous le voudrez. Partez, dans un mois je vous attends à
+Perpignan, et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept mille Espagnols sortis
+de Flandre.
+
+Puis marchant vers l'aventurier qui l'attendait:
+
+--Pour vous, mon brave, puisque vous voulez faire le _capitan_, je
+vous charge d'escorter ce gentilhomme jusqu'à Madrid; vous en serez
+récompensé largement.
+
+Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:
+
+--Vous n'êtes pas dégoûté en m'employant! vous faites preuve de tact
+et de bon goût. Savez-vous que la grande reine Christine de Suède m'a
+fait demander, et voulait m'avoir près d'elle en qualité d'homme de
+confiance! Elle a été élevée au son du canon par le _Lion du Nord_,
+Gustave Adolphe, son père. Elle aime l'odeur de la poudre et les
+hommes courageux: mais je n'ai pas voulu la servir parce qu'elle est
+huguenote et que j'ai de certains principes, moi, dont je ne m'écarte
+pas. Ainsi, par exemple, je vous jure ici, par saint Jacques, de faire
+passer monsieur par les ports des Pyrénées à Oloron aussi sûrement
+que dans ces bois, et de le défendre contre le diable s'il le faut,
+ainsi que vos papiers, que nous vous rapporterons sans une tache ni
+une déchirure. Pour les récompenses, je n'en veux point; je les trouve
+toujours dans l'action même. D'ailleurs, je ne reçois jamais d'argent,
+car je suis gentilhomme. Les Laubardemont sont très anciens et très
+bons.
+
+--Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars, partez.
+
+Après avoir serré la main à Fontrailles, il s'enfonça en gémissant dans
+les bois pour retourner au château de Chambord.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+LA LECTURE
+
+ Les circonstances dévoilent pour ainsi dire la royauté du génie,
+ dernière ressource des peuples éteints. Les grands écrivains...
+ ces rois qui n'en ont pas le nom, mais qui règnent véritablement
+ par la force du caractère et la grandeur des pensées, sont élus
+ par les événements auxquels ils doivent commander. Sans ancêtres
+ et sans postérité, seuls de leur race, leur mission remplie, ils
+ disparaissent en laissant à l'avenir des ordres qu'il exécutera
+ fidèlement.
+
+ F. DE LAMENNAIS.
+
+
+A peu de temps de là, un soir, au coin de la place Royale, près d'une
+petite maison assez jolie, on vit s'arrêter beaucoup de carrosses et
+s'ouvrir souvent une petite porte où l'on montait par trois degrés
+de pierre. Les voisins se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres pour
+se plaindre du bruit qui se faisait encore à cette heure de la nuit,
+malgré la crainte des voleurs, et les gens du guet s'étonnèrent et
+s'arrêtèrent souvent, ne se retirant que lorsqu'ils voyaient auprès de
+chaque voiture dix ou douze valets de pied, armés de bâtons et portant
+des torches. Un jeune gentilhomme, suivi de trois laquais, entra en
+demandant mademoiselle de Lorme; il portait une longue rapière ornée
+de rubans roses; d'énormes noeuds de la même couleur, placés sur ses
+souliers à talons hauts, cachaient presque entièrement ses pieds, qu'il
+tournait fort en dehors, selon la mode. Il retroussait souvent une
+petite moustache frisée, et peignait avant d'entrer, sa barbe légère et
+pointue. Ce ne fut qu'un cri lorsqu'on l'annonça.
+
+--Enfin le voilà donc! s'écria une voix jeune et éclatante; il s'est
+bien fait attendre, cet aimable des Barreaux. Allons, vite un siège;
+placez-vous près de cette table, et lisez.
+
+Celle qui parlait était une femme de vingt-quatre ans environ, grande,
+belle, malgré des cheveux noirs très crépus et un teint olivâtre.
+Elle avait dans les manières quelque chose de mâle qu'elle semblait
+tenir de son cercle, composé d'hommes uniquement; elle leur prenait
+le bras assez brusquement en parlant avec une liberté qu'elle leur
+communiquait. Ses propos étaient animés plutôt qu'enjoués; souvent
+ils excitaient le rire autour d'elle, mais c'était à force d'esprit
+qu'elle faisait de la gaieté (si l'on peut s'exprimer ainsi); car sa
+figure, toute passionnée qu'elle était, semblait incapable de se ployer
+au sourire; et ses yeux grands et bleus, sous des cheveux de jais, lui
+donnaient d'abord un aspect étrange.
+
+Des Barreaux lui baisa la main d'un air galant et cavalier; puis il
+fit avec elle, en lui parlant toujours, le tour d'un salon assez
+grand où étaient assemblés trente personnages à peu près; les uns
+assis sur de grands fauteuils, les autres debout sous la voûte de
+l'immense cheminée, d'autres causant dans l'embrasure des croisées,
+sous de larges tapisseries. Les uns étaient des hommes obscurs, fort
+illustres à présent; les autres, des hommes illustres, fort obscurs
+pour nous, postérité. Ainsi, parmi ces derniers, il salua profondément
+MM. d'Aubijoux, de Brion, de Montmort, et d'autres gentilshommes très
+brillants, qui se trouvaient là pour juger; serra la main tendrement
+et avec estime à MM. de Monteruel, de Sirmond, de Malleville, Baro,
+Gombauld, et d'autres savants, presque tous appelés grands hommes
+dans les annales de l'Académie, dont ils étaient fondateurs, et
+nommée elle-même alors tantôt l'_Académie des beaux esprits_, tantôt
+l'_Académie éminente_. Mais M. des Barreaux fit à peine un signe de
+tête protecteur au jeune Corneille, qui parlait dans un coin avec un
+étranger et un adolescent qu'il présentait à la maîtresse de la maison
+sous le nom de M. Poquelin, fils du valet de chambre tapissier du Roi.
+L'un était Molière, et l'autre Milton[7].
+
+ [7] Milton passa en cette année même à Paris, en retournant
+ d'Italie en Angleterre. (Voyez _Teland's Life of Milton_.)
+
+Avant la lecture que l'on attendait du jeune sybarite, une grande
+contestation s'éleva entre lui et d'autres poètes ou prosateurs du
+temps; ils parlaient entre eux avec beaucoup de facilité, échangeant de
+vives répliques, un langage inconcevable pour un honnête homme qui fût
+tombé tout à coup parmi eux sans être initié, se serrant vivement la
+main avec d'affectueux compliments et des allusions sans nombre à leurs
+ouvrages.
+
+--Ah! vous voilà donc, illustre Baro! s'écria le nouveau venu; j'ai
+lu votre dernier sixain. Ah! quel sixain! comme il est poussé dans le
+galant et le tendre!
+
+--Que dites-vous du Tendre? interrompit Marion de Lorme. Avez-vous
+jamais connu ce pays? Vous vous êtes arrêté au village de Grand-Esprit
+et à celui de Jolis-Vers, mais vous n'avez pas été plus loin. Si
+monsieur le gouverneur de Notre-Dame de la Garde veut nous montrer sa
+nouvelle carte, je vous dirai où vous en êtes.
+
+Scudéry se leva d'un air fanfaron et pédantesque, et, déroulant sur
+la table une sorte de carte géographique ornée de rubans bleus, il
+démontra lui-même les lignes d'encre rose qu'il y avait tracées.
+
+--Voici le plus beau morceau de la _Clélie_, dit-il; on trouve
+généralement cette carte fort galante, mais ce n'est qu'un simple
+enjouement de l'esprit, pour plaire à notre petite _cabale_
+littéraire. Cependant, comme il y a d'étranges personnes par le
+monde, j'appréhende que tous ceux qui la verront n'aient pas l'esprit
+assez bien tourné pour l'entendre. Ceci est le chemin que l'on doit
+suivre pour aller de _Nouvelle Amitié_ à _Tendre_; et remarquez,
+messieurs, que comme on dit Cumes sur la mer d'Ionie, Cumes sur la
+mer Tyrrhène, on dira _Tendre-sur-Inclination_, _Tendre-sur-Estime_
+et _Tendre-sur-Reconnaissance_. Il faudra commencer par habiter les
+villages de _Grand-Coeur_, _Générosité_, _Exactitude_, _Petits-Soins_,
+_Billet-Galant_, puis _Billet-Doux_!...
+
+--Oh! c'est du dernier ingénieux! criaient Vaugelas, Colletet et tous
+les autres.
+
+--Et remarquez, poursuivait l'auteur, enflé de ce succès, qu'il faut
+passer par _Complaisance_ et _Sensibilité_, et que, si l'on ne prend
+cette route, on court le risque de s'égarer jusqu'à _Tiédeur_, _Oubli_,
+et l'on tombe dans le lac d'_Indifférence_.
+
+--Délicieux! délicieux! galant _au suprême_! s'écriaient tous les
+auditeurs. On n'a pas plus de génie!
+
+--Eh bien, madame, reprenait Scudéry, je le déclare chez vous: cet
+ouvrage, imprimé sous mon nom, est de ma soeur; c'est elle qui a
+traduit _Sapho_ d'une manière si agréable. Et, sans en être prié, il
+déclama d'un ton emphatique des vers qui finissaient par ceux-ci:
+
+ L'amour est un mal agréable[8]
+ Dont mon coeur ne saurait guérir;
+ Mais quand il serait guérissable,
+ Il est bien plus doux d'en mourir.
+
+ [8] Lisez la _Clélie_, t. I.
+
+--Comment! cette Grecque avait tant d'esprit que cela? Je ne puis le
+croire! s'écria Marion de Lorme; combien Mlle de Scudéry lui était
+supérieure! Cette idée lui appartient; qu'elle les mette dans _Clélie_,
+je vous en prie, ces vers charmants; que cela figurera bien dans cette
+histoire romaine!
+
+--A merveille! c'est parfait, dirent tous les savants: Horace, Arunce
+et l'aimable Porsenna sont des amants si galants!
+
+Ils étaient tous penchés sur la carte de Tendre, et leurs doigts se
+croisaient et se heurtaient en suivant tous les détours des fleuves
+amoureux. Le jeune Poquelin osa élever une voix timide et son regard
+mélancolique et fin, et leur dit:
+
+--A quoi cela sert-il? est-ce à donner du bonheur ou du plaisir?
+Monsieur ne me semble pas bien heureux, et je ne me sens pas bien gai.
+
+Il n'obtint pour réponse que des regards de dédain, et se consola en
+méditant _les Précieuses ridicules_.
+
+Des Barreaux se préparait à lire un sonnet pieux qu'il s'accusait
+d'avoir fait dans sa maladie; il paraissait honteux d'avoir songé un
+moment à Dieu en voyant le tonnerre, et rougissait de cette faiblesse;
+la maîtresse de la maison l'arrêta:
+
+--Il n'est pas temps encore de dire vos beaux vers; vous seriez
+interrompu; nous attendons M. le Grand-Écuyer et d'autres
+gentilshommes; ce serait un meurtre que de laisser parler un grand
+esprit pendant ce bruit et ces dérangements. Mais voici un jeune
+Anglais qui vient de voyager en Italie et retourne à Londres. On m'a
+dit qu'il composait un poëme, je ne sais lequel; il va nous en dire
+quelques vers. Beaucoup de ces messieurs de la Compagnie Eminente
+savent l'anglais; et, pour les autres, il a fait traduire, par un
+ancien secrétaire du duc de Buckingham, les passages qu'il nous lira,
+et en voici des copies en français sur cette table.
+
+En parlant ainsi, elle les prit et les distribua à tous ses érudits.
+On s'assit, et l'on fit silence. Il fallut quelque temps pour décider
+le jeune étranger à parler et à quitter l'embrasure de la croisée, où
+il semblait s'entendre fort bien avec Corneille. Il s'avança enfin
+jusqu'au fauteuil placé près de la table; il semblait d'une santé
+faible, et tomba sur ce siège plutôt qu'il ne s'y assit. Il appuya son
+coude sur la table, et de sa main couvrit ses yeux grands et beaux,
+mais à demi fermés et rougis par des veilles ou des larmes. Il dit ses
+fragments de mémoire; ses auditeurs défiants le regardaient d'un air de
+hauteur ou du moins de protection; d'autres parcouraient nonchalamment
+la traduction de ses vers.
+
+Sa voix, d'abord étouffée, s'épura par le cours même de son harmonieux
+récit; le souffle de l'inspiration poétique l'enleva bientôt à
+lui-même, et son regard, élevé au ciel, devint sublime comme celui du
+jeune évangéliste qu'inventa Raphaël, car la lumière s'y réfléchissait
+encore. Il annonça dans ses vers la première désobéissance de l'homme,
+et invoqua le Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples un coeur
+simple et pur, qui sait tout, et qui assistait à la naissance du Temps.
+
+Un profond silence accueillit ce début, et un léger murmure s'éleva
+après la dernière pensée. Il n'entendait pas, il ne voyait qu'à travers
+un nuage, il était dans le monde de sa création; il poursuivit.
+
+Il dit l'esprit infernal attaché dans un feu vengeur par des chaînes
+de diamants; le Temps partageant neuf fois le jour et la nuit aux
+mortels pendant sa chute; l'obscurité visible des prisons éternelles
+et l'océan flamboyant où flottaient les anges déchus; sa voix tonnante
+commença le discours du prince des démons: «Es-tu, disait-il, es-tu
+celui qu'entourait une lumière éblouissante dans les royaumes fortunés
+du jour? Oh! combien tu es déchu!... Viens avec moi... Et qu'importe
+ce champ de nos célestes batailles? tout est-il perdu? Une indomptable
+volonté, l'esprit immuable de la vengeance, une haine mortelle, un
+courage qui ne sera jamais ployé, conserver cela, n'est-ce pas une
+victoire?»
+
+Ici un laquais annonça d'une voix éclatante MM. de Montrésor et
+d'Entraigues. Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les fauteuils,
+et s'établirent enfin. Les auditeurs en profitèrent pour entamer dix
+conversations particulières; on n'y entendait guère que des paroles
+de blâme et des reproches de mauvais goût; quelques hommes d'esprit,
+engourdis par la routine, s'écriaient qu'ils ne comprenaient pas, que
+c'était au-dessus de leur intelligence (ne croyant pas dire si vrai),
+et par cette fausse humilité s'attiraient un compliment, et au poëte
+une injure: double avantage. Quelques voix prononcèrent même le mot de
+_profanation_.
+
+Le poëte, interrompu, mit sa tête dans ses deux mains et ses coudes
+sur la table pour ne pas entendre tout ce bruit de politesses et de
+critiques. Trois hommes seuls se rapprochèrent de lui: c'étaient un
+officier, Poquelin et Corneille; celui-ci dit à l'oreille de Milton:
+
+--Changez de tableau, je vous le conseille; vos auditeurs ne sont pas à
+la hauteur de celui-ci.
+
+L'officier serra la main du poëte anglais, et lui dit:
+
+--Je vous admire de toute la puissance de mon âme.
+
+L'Anglais, étonné, le regarda et vit un visage spirituel, passionné et
+malade.
+
+Il lui fit un signe de tête, et chercha à se recueillir pour continuer.
+Sa voix reprit une expression très douce à l'oreille et un accent
+paisible; il parlait du bonheur chaste des deux plus belles créatures;
+il peignit leur majestueuse nudité, la candeur et l'autorité de leur
+regard, puis leur marche au milieu des tigres et des lions qui se
+jouaient encore à leurs pieds; il dit aussi la pureté de leur prière
+matinale, leurs sourires enchanteurs, les folâtres abandons de leur
+jeunesse et l'amour de leurs propos si douloureux au prince des démons.
+
+De douces larmes bien involontaires coulaient des yeux de la belle
+Marion de Lorme: la nature avait saisi son coeur malgré son esprit; la
+poésie la remplit de pensées graves et religieuses dont l'enivrement
+des plaisirs l'avait toujours détournée, l'idée de l'amour dans la
+vertu lui apparut pour la première fois avec toute sa beauté, et elle
+demeura comme frappée d'une baguette magique et changée en une pâle et
+belle statue.
+
+Corneille, son jeune ami et l'officier étaient pleins d'une silencieuse
+admiration qu'ils n'osaient exprimer, car des voix assez élevées
+couvrirent celle du poëte surpris.
+
+--On n'y tient pas! s'écriait des Barreaux: c'est d'un fade à faire mal
+au coeur!
+
+--Et quelle absence de gracieux, de galant et de belle flamme! disait
+froidement Scudéry.
+
+--Ce n'est pas là notre immortel d'Urfé! disait Baro le continuateur.
+
+--Où est l'_Ariane_? où est l'_Astrée_? s'écriait en gémissant Godeau
+l'annotateur.
+
+Toute l'assemblée se soulevait ainsi avec d'obligeantes remarques, mais
+faites de manière à n'être entendues du poëte que comme un murmure
+dont le sens était incertain pour lui; il comprit pourtant qu'il ne
+produisait pas d'enthousiasme, et se recueillit avant de toucher une
+autre corde de sa lyre.
+
+En ce moment on annonça le conseiller de Thou, qui, saluant
+modestement, se glissa en silence derrière l'auteur, près de Corneille,
+de Poquelin et du jeune officier. Milton reprit ses chants.
+
+Il raconta l'arrivée d'un hôte céleste dans les jardins d'Éden, comme
+une seconde aurore au milieu du jour; secouant les plumes de ses ailes
+divines, il remplissait les airs d'une odeur ineffable, et venait
+révéler à l'homme l'histoire des cieux; la révolte de Lucifer revêtu
+d'une armure de diamant, élevé sur un char brillant comme le soleil,
+gardé par d'étincelants chérubins, et marchant contre l'Éternel. Mais
+Emmanuel paraît sur le char vivant du Seigneur, et les deux mille
+tonnerres de sa main droite roulent jusqu'à l'enfer, avec un bruit
+épouvantable, l'armée maudite confondue sous les immenses décombres du
+ciel démantelé.
+
+Cette fois on se leva, et tout fut interrompu, car les scrupules
+religieux étaient venus se liguer avec le faux goût; on n'entendait
+que des exclamations qui obligèrent la maîtresse de la maison à se
+lever aussi pour s'efforcer de les cacher à l'auteur. Ce ne fut pas
+difficile, car il était tout entier absorbé par la hauteur de ses
+pensées; son génie n'avait plus rien de commun avec la terre dans ce
+moment; et, quand il rouvrit ses yeux sur ceux qui l'entouraient,
+il trouva près de lui quatre admirateurs dont la voix se fit mieux
+entendre que celle de l'assemblée.
+
+Corneille lui dit cependant:
+
+--Écoutez-moi. Si vous voulez la gloire présente, ne l'espérez pas d'un
+aussi bel ouvrage. La poésie pure est sentie par bien peu d'âmes; il
+faut, pour le vulgaire des hommes, qu'elle s'allie à l'intérêt presque
+physique du drame. J'avais été tenté de faire un poëme de _Polyeucte_;
+mais je couperai ce sujet: j'en retrancherai les cieux, et ce ne sera
+qu'une tragédie.
+
+--Que m'importe la gloire du moment! répondit Milton; je ne songe
+point au succès: je chante parce que je me sens poëte; je vais où
+l'inspiration m'entraîne; ce qu'elle produit est toujours bien. Quand
+on ne devrait lire ces vers que cent ans après ma mort, je les ferais
+toujours.
+
+--Ah! moi, je les admire avant qu'ils ne soient écrits, dit le jeune
+officier; j'y vois le Dieu dont j'ai trouvé l'image innée dans mon
+coeur.
+
+--Qui me parle donc d'une manière si affable? dit le poëte.
+
+--Je suis René Descartes, reprit doucement le militaire.
+
+--Quoi! monsieur! s'écria de Thou, seriez-vous assez heureux pour
+appartenir à l'auteur des _Principes_?
+
+--J'en suis l'auteur, dit-il.
+
+--Vous, monsieur! mais... cependant... pardonnez-moi... mais...
+n'êtes-vous pas homme d'épée? dit le conseiller rempli d'étonnement.
+
+--Eh! monsieur, qu'a de commun la pensée avec l'habit du corps? Oui, je
+porte l'épée, et j'étais au siège de La Rochelle; j'aime la profession
+des armes, parce qu'elle soutient l'âme dans une région d'idées nobles
+par le sentiment continuel du sacrifice de la vie; cependant elle
+n'occupe pas tout un homme; on ne peut pas y appliquer ses pensées
+continuellement: la paix les assoupit. D'ailleurs on a aussi à craindre
+de les voir interrompues par un coup obscur ou un accident ridicule
+et intempestif; et si l'homme est tué au milieu de l'exécution de son
+plan, la postérité conserve de lui l'idée qu'il n'en avait pas, ou en
+avait conçu un mauvais; et c'est désespérant.
+
+De Thou sourit de plaisir en entendant ce langage simple de l'homme
+supérieur, celui qu'il aimait le mieux après le langage du coeur; il
+serra la main du jeune sage de la Touraine, et l'entraîna dans un
+cabinet voisin avec Corneille, Milton et Molière, et là ils eurent
+de ces conversations qui font regarder comme perdu le temps qui les
+précéda et le temps qui doit les suivre.
+
+Il y avait deux heures qu'ils s'enchantaient de leurs discours, lorsque
+le bruit de la musique, des guitares et des flûtes, qui jouaient des
+menuets, des sarabandes, des allemandes et des danses espagnoles que
+la jeune Reine avait mises à la mode, le passage continuel des groupes
+de jeunes femmes et leurs éclats de rire, tout annonça qu'un bal
+commençait. Une très jeune et belle personne, tenant un grand éventail
+comme un sceptre, et entourée de dix jeunes gens, entra dans leur
+petit salon retiré, avec sa cour brillante, qu'elle dirigeait comme une
+reine, et acheva de mettre en déroute les studieux causeurs.
+
+--Adieu, messieurs, dit de Thou: je cède la place à mademoiselle de
+Lenclos et à ses mousquetaires.
+
+--Vraiment, messieurs, dit la jeune Ninon, vous faisons-nous peur? vous
+ai-je troublés? vous avez l'air de conspirateurs!
+
+--Nous le sommes peut-être plus que ces messieurs tout en dansant! dit
+Olivier d'Entraigues qui lui donnait la main.
+
+--Oh! votre conjuration est contre moi, monsieur le page, répondit
+Ninon, tout en regardant un autre chevau-léger et abandonnant à un
+troisième le bras qui lui restait, tandis que les autres cherchaient à
+se placer sur le chemin des oeillades errantes; car elle promenait sur
+eux ses regards brillants comme la flamme légère que l'on voit courir
+sur l'extrémité des flambeaux qu'elle allume tour à tour.
+
+De Thou s'esquiva sans que personne songeât à l'arrêter, et descendait
+le grand escalier, lorsqu'il y vit monter le petit abbé de Gondi, tout
+rouge, en sueur et essoufflé, qui l'arrêta brusquement avec un air
+animé et joyeux.
+
+--Eh bien! Eh bien! où allez-vous donc? laissez aller les étrangers
+et les savants, vous êtes des nôtres. J'arrive un peu tard, mais notre
+belle Aspasie me pardonnera. Pourquoi donc vous en allez-vous? est-ce
+que tout est fini?
+
+--Mais il paraît que oui; puisque l'on danse, la lecture est faite.
+
+--La lecture, oui; mais les serments? dit tout bas l'abbé.
+
+--Quels serments? dit de Thou.
+
+--M. le Grand n'est-il pas venu?
+
+--Je croyais le voir; mais je pense qu'il n'est pas venu ou qu'il est
+parti.
+
+--Non, non, venez avec moi, dit l'étourdi, vous êtes des nôtres,
+parbleu! il est impossible que vous n'en soyez pas, venez.
+
+De Thou, n'osant refuser et avoir l'air de renier ses amis, même pour
+des parties de plaisirs qui lui déplaisaient, le suivit, ouvrit deux
+cabinets et descendit un petit escalier dérobé. A chaque pas qu'il
+faisait, il entendait plus distinctement des voix d'hommes assemblés.
+Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu s'offrit à ses yeux.
+
+La chambre où il entrait, éclairée par un demi-jour mystérieux,
+semblait l'asile des plus voluptueux rendez-vous; on voyait d'un côté
+un lit doré, chargé d'un dais de tapisseries, empanaché de plumes,
+couvert de dentelles et d'ornements; tous les meubles, ciselés et
+dorés, étaient d'une soie grisâtre richement brodée, des carreaux
+de velours s'étendaient aux pieds de chaque fauteuil sur d'épais
+tapis. De petits miroirs, unis l'un à l'autre par des ornements
+d'argent, simulaient une glace entière, perfection alors inconnue,
+et multipliaient partout leurs facettes étincelantes. Nul bruit
+extérieur ne pouvait parvenir dans ce lieu de délices; mais les gens
+qu'il rassemblait paraissaient bien éloignés des pensées qu'il pouvait
+donner. Une foule d'hommes, qu'il reconnut pour des personnages de
+la cour ou des armées, se pressaient à l'entrée de cette chambre et
+se répandaient dans un appartement voisin qui paraissait plus vaste;
+attentifs, ils dévoraient des yeux le spectacle qu'offrait le premier
+salon. Là dix jeunes gens debout et tenant à la main leurs épées nues,
+dont la pointe était baissée vers la terre, étaient rangés autour d'une
+table: leurs visages tournés du côté de Cinq-Mars annonçaient qu'ils
+venaient de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer était seul,
+devant la cheminée, les bras croisés et l'air profondément absorbé dans
+ses réflexions. Debout près de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie,
+semblait lui avoir présenté ces gentilshommes.
+
+Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il se précipita vers la porte qu'il
+ouvrait, en jetant un regard irrité à Gondi, et saisit de Thou par les
+deux bras en l'arrêtant sur le dernier degré:
+
+--Que faites-vous ici? lui dit-il d'une voix étouffée, qui vous amène?
+que me voulez-vous? vous êtes perdu si vous entrez.
+
+--Que faites-vous vous-même? que vois-je dans cette maison?
+
+--Les conséquences de ce que vous savez; retirez-vous, vous dis-je; cet
+air est empoisonné pour tous ceux qui sont ici.
+
+--Il n'est plus temps, on m'a déjà vu; que dirait-on si je me retirais?
+je les découragerais, vous seriez perdu.
+
+Tout ce dialogue s'était dit à demi-voix et précipitamment; au dernier
+mot, de Thou, poussant son ami, entra, et d'un pas ferme traversa
+l'appartement pour aller vers la cheminée.
+
+Cinq-Mars, profondément blessé, vint reprendre sa place, baissa
+la tête, se recueillit, et, relevant bientôt un visage plus calme,
+continua un discours que l'entrée de son ami avait interrompu:
+
+--Soyez donc des nôtres, messieurs; mais il n'est plus besoin de tant
+de mystères; souvenez-vous que lorsqu'un esprit ferme embrasse une
+idée, il doit la suivre dans toutes ses conséquences. Vos courages
+vont avoir un plus vaste champ que celui d'une intrigue de cour.
+Remerciez-moi: en échange d'une conjuration, je vous donne une
+guerre. M. de Bouillon est parti pour se mettre à la tête de son
+armée d'Italie; dans deux jours, et avant le Roi, je quitte Paris pour
+Perpignan; venez-y tous, les Royalistes de l'armée nous y attendent.
+
+Ici, il jeta autour de lui des regards confiants et calmes; il vit
+des éclairs de joie et d'enthousiasme dans tous les yeux de ceux
+qui l'entouraient. Avant de laisser gagner son propre coeur par la
+contagieuse émotion qui précède les grandes entreprises, il voulut
+s'assurer d'eux encore, et répéta d'un air grave:
+
+--Oui, la guerre, messieurs, songez-y, une guerre ouverte. La Rochelle
+et la Navarre se préparent au grand réveil de leurs religionnaires,
+l'armée d'Italie entrera d'un côté, le frère du Roi viendra nous
+joindre de l'autre: l'homme sera entouré, vaincu, écrasé. Les
+Parlements marcheront à notre arrière-garde, apportant leur supplique
+au Roi, arme aussi forte que nos épées; et, après la victoire, nous
+nous jetterons aux pieds de Louis XIII, notre maître, pour qu'il
+nous fasse grâce et nous pardonne de l'avoir délivré d'un ambitieux
+sanguinaire et de hâter sa résolution.
+
+Ici, regardant autour de lui, il vit encore une assurance croissante
+dans les regards et l'attitude de ses complices.
+
+--Quoi! reprit-il, croisant ses bras et contenant encore avec effort
+sa propre émotion, vous ne reculez pas devant cette résolution qui
+paraîtrait une révolte à d'autres hommes qu'à vous? Ne pensez-vous
+pas que j'aie abusé des pouvoirs que vous m'aviez remis? J'ai porté
+loin les choses; mais il est des temps où les rois veulent être servis
+comme malgré eux. Tout est prévu, vous le savez. Sedan nous ouvrira ses
+portes, et nous sommes assurés de l'Espagne.
+
+Douze mille hommes de vieilles troupes entreront avec nous jusqu'à
+Paris. Aucune place pourtant ne sera livrée à l'étranger; elles auront
+toutes garnison française, et seront prises au nom du Roi.
+
+--Vive le Roi! vive l'Union! la nouvelle Union, la sainte Ligue!
+s'écrièrent tous les jeunes gens de l'assemblée.
+
+--Le voici venu, s'écria Cinq-Mars avec enthousiasme, le voici, le plus
+beau jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse, toujours nommée imprévoyante
+et légère de siècle en siècle! de quoi t'accuse-t-on aujourd'hui? Avec
+un chef de vingt-deux ans s'est conçue, mûrie, et va s'exécuter la
+plus vaste, la plus juste, la plus salutaire des entreprises. Amis,
+qu'est-ce qu'une grande vie, sinon une pensée de la jeunesse exécutée
+par l'âge mûr? La jeunesse regarde fixement l'avenir de son oeil
+d'aigle, y trace un large plan, y jette une pierre fondamentale; et
+tout ce que peut faire notre existence entière, c'est d'approcher de ce
+premier dessein. Ah! quand pourraient naître les grands projets, sinon
+lorsque le coeur bat fortement dans la poitrine? L'esprit n'y suffirait
+pas, il n'est rien qu'un instrument.
+
+Une nouvelle explosion de joie suivait ces paroles, lorsqu'un vieillard
+à barbe blanche sortit de la foule.
+
+--Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà le vieux chevalier de Guise qui
+va radoter et nous refroidir.
+
+En effet, le vieillard, serrant la main de Cinq-Mars, dit lentement et
+péniblement, après s'être placé près de lui:
+
+--Oui, mon enfant, et vous, mes enfants, je vois avec joie que mon
+vieil ami Bassompierre sera délivré par vous, et que vous allez venger
+le comte de Soissons et le jeune Montmorency... Mais il convient à la
+jeunesse, tout ardente qu'elle est, d'écouter ceux qui ont beaucoup
+vu. J'ai vu la Ligue, mes enfants, et je vous dis que vous ne pourrez
+pas prendre cette fois, comme on fit alors, le titre de _sainte
+Ligue_, _sainte Union_, de _Protecteurs de saint Pierre_ et _Piliers
+de l'Église_, parce que je vois que vous comptez sur l'appui des
+_huguenots_; vous ne pourrez pas non plus mettre sur votre grand sceau
+de cire verte un trône vide, puisqu'il est occupé par un roi.
+
+--Vous pouvez dire par deux, interrompit Gondi en riant.
+
+--Il est pourtant d'une grande importance, poursuivit le vieux Guise
+au milieu de ces jeunes gens en tumulte, il est pourtant d'une grande
+importance de prendre un nom auquel s'attache le peuple; celui de
+_Guerre du bien public_ a été pris autrefois, _Princes de la paix_
+dernièrement; il faudrait en trouver un...
+
+--Eh bien, la _Guerre du Roi_, dit Cinq-Mars...
+
+--Oui, c'est cela! _Guerre du Roi_, dirent Gondi et tous les jeunes
+gens.
+
+--Mais, reprit encore le vieux ligueur, il serait essentiel aussi de se
+faire approuver par la Faculté théologique de Sorbonne, qui sanctionna
+autrefois même les _haut-gourdiers_ et les _sorgueurs_[9], et remettre
+en vigueur sa deuxième proposition: qu'il est permis au peuple de
+désobéir aux magistrats et de les pendre.
+
+ [9] Termes des ligueurs.
+
+--Hé! chevalier, s'écria Gondi, il ne s'agit plus de cela; laissez
+parler M. le Grand; nous ne pensons pas plus à la Sorbonne à présent
+qu'à votre saint Jacques Clément.
+
+On rit, et Cinq-Mars reprit:
+
+--J'ai voulu, messieurs, ne vous rien cacher des projets de MONSIEUR,
+de ceux du duc de Bouillon et des miens, parce qu'il est juste qu'un
+homme qui joue sa vie sache à quel jeu; mais je vous ai mis sous
+les yeux les chances les plus malheureuses, et je ne vous ai pas
+détaillé nos forces, parce qu'il n'est pas un de vous qui n'en sache
+le secret. Est-ce à vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal,
+que j'apprendrai les richesses que MONSIEUR met à notre disposition?
+Est-ce à vous, monsieur d'Aignan, monsieur de Mouy, que je dirai
+combien de jeunes gentilshommes ont voulu s'adjoindre à vos compagnies
+de gens d'armes et de chevau-légers, pour combattre les Cardinalistes?
+combien en Touraine et dans l'Auvergne, où sont les terres de la
+maison d'Effiat, et d'où vont sortir deux mille seigneurs avec leurs
+vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je redire le zèle et la valeur
+des cuirassiers que vous donnâtes au malheureux comte de Soissons,
+dont la cause était la nôtre, et que vous vîtes assassiner au milieu
+de son triomphe par celui qu'il avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces
+messieurs la joie du Comte-Duc[10] à la nouvelle de nos dispositions,
+et les lettres du Cardinal-Infant au duc de Bouillon? Parlerai-je
+de Paris à l'abbé de Gondi, à d'Entraigues, et à vous, messieurs,
+qui voyez tous les jours son malheur, son indignation et son besoin
+d'éclater? Tandis que tous les royaumes étrangers demandent la paix,
+que le cardinal de Richelieu détruit toujours par sa mauvaise foi
+(comme il l'a fait en rompant le traité de Ratisbonne), tous les ordres
+de l'État gémissent de ses violences et redoutent cette colossale
+ambition, qui ne tend pas moins qu'au trône temporel et même spirituel
+de la France.
+
+ [10] D'Olivarès, comte-duc de San-Lucar.
+
+Un murmure approbateur interrompit Cinq-Mars. On se tut un moment, et
+l'on entendit le son des instruments à vent et le trépignement mesuré
+du pied des danseurs.
+
+Ce bruit causa un instant de distraction et quelques rires dans les
+plus jeunes gens de l'assemblée.
+
+Cinq-Mars en profita, et levant les yeux:
+
+--Plaisirs de la jeunesse, s'écria-t-il, amours, musique, danses
+joyeuses, que ne remplissez-vous seuls nos loisirs! que n'êtes-vous
+nos seules ambitions! Qu'il nous faut de ressentiments pour que nous
+venions faire entendre nos cris d'indignation à travers les éclats de
+joie, nos redoutables confidences dans l'asile des entretiens du coeur,
+et nos serments de guerre et de mort au milieu de l'enivrement des
+fêtes de la vie!
+
+Malheur à celui qui attriste la jeunesse d'un peuple! Quand les rides
+sillonnent le front de l'adolescent, on peut dire hardiment que le
+doigt d'un tyran les a creusées. Les autres peines du jeune âge lui
+donnent le désespoir, et non la consternation. Voyez passer en silence,
+chaque matin, ces étudiants tristes et mornes, dont le front est
+jauni, dont la démarche est lente et la voix basse; on croirait qu'ils
+craignent de vivre et de faire un pas vers l'avenir. Qu'y a-t-il donc
+en France? Un homme de trop.
+
+Oui, continua-t-il, j'ai suivi pendant deux années la marche insidieuse
+et profonde de son ambition. Ses étranges procédures, ses commissions
+secrètes, ses assassinats juridiques, vous sont connus: princes, pairs,
+maréchaux, tout a été écrasé par lui; il n'y a pas une famille de
+France qui ne puisse montrer quelque trace douloureuse de son passage.
+S'il nous regarde tous comme ennemis de son autorité, c'est qu'il ne
+veut laisser en France que sa maison, qui ne tenait, il y a vingt ans,
+qu'un des plus petits fiefs du Poitou.
+
+Les Parlements humiliés n'ont plus de voix; les présidents de Mesmes,
+de Novion, de Bellièvre, vous ont-ils révélé leur courageuse mais
+inutile résistance pour condamner à mort le duc de La Valette?
+
+Les présidents et conseils des cours souveraines ont été emprisonnés,
+chassés, interdits, chose inouïe! lorsqu'ils ont parlé pour le Roi ou
+pour le public.
+
+Les premières charges de justice, qui les remplit? des hommes infâmes
+et corrompus qui sucent le sang et l'or du pays. Paris et les villes
+maritimes taxées; les campagnes ruinées et désolées par les soldats,
+sergents et gardes du scel; les paysans réduits à la nourriture et à
+la litière des animaux tués par la peste ou la faim, se sauvant en pays
+étranger: tel est l'ouvrage de cette nouvelle justice. Il est vrai que
+ces dignes agents ont fait battre monnaie à l'effigie du Cardinal-Duc.
+Voici de ses pièces royales.
+
+Ici le grand écuyer jeta sur le tapis une vingtaine de doublons en
+or où Richelieu était représenté. Un nouveau murmure de haine pour le
+Cardinal s'éleva dans la salle.
+
+--Et croyez-vous le clergé moins avili et moins mécontent? Non. Les
+évêques ont été jugés contre les lois de l'État et le respect dû à
+leurs personnes sacrées. On a vu des corsaires d'Alger commandés par un
+archevêque. Des gens de néant ont été élevés au cardinalat. Le ministre
+même, dévorant les choses les plus saintes, s'est fait élire général
+des ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré, jetant dans les prisons les
+religieux qui lui refusaient leurs voix. Jésuites, Carmes, Cordeliers,
+Augustins, Jacobins ont été forcés d'élire en France des vicaires
+généraux pour ne plus communiquer à Rome avec leurs propres supérieurs,
+parce qu'il veut être patriarche en France et chef de l'Église
+gallicane.
+
+--C'est un schismatique, un monstre! s'écrièrent plusieurs voix.
+
+--Sa marche est donc visible, messieurs; il est prêt à saisir le
+pouvoir temporel et spirituel; il s'est cantonné, peu à peu, contre
+le Roi même, dans les plus fortes places de la France; saisi des
+embouchures des principales rivières, des meilleurs ports de l'Océan,
+des salines et de toutes les sûretés du royaume; c'est donc le Roi
+qu'il faut délivrer de cette oppression. _Le Roi et la Paix_ sera notre
+cri. Le reste à la Providence.
+
+Cinq-Mars étonna beaucoup toute l'assemblée et de Thou lui-même par ce
+discours. Personne ne l'avait entendu jusque-là parler longtemps de
+suite, même dans les conversations familières; et jamais il n'avait
+laissé entrevoir par un seul mot la moindre aptitude à connaître les
+affaires publiques; il avait, au contraire, affecté une insouciance
+très grande aux yeux même de ceux qu'il disposait à servir ses projets,
+ne leur montrant qu'une indignation vertueuse contre les violences du
+ministre, mais affectant de ne mettre en avant aucune de ses propres
+idées, pour ne pas faire voir son ambition personnelle comme but de
+ses travaux. La confiance qu'on lui témoignait reposait sur sa faveur
+et sur sa bravoure. La surprise fut donc assez grande pour causer un
+moment de silence; ce silence fut bientôt rompu par tous ces transports
+communs aux Français, jeunes ou vieux, lorsqu'on leur présente un
+avenir de combats, quel qu'il soit.
+
+Parmi tous ceux qui vinrent serrer la main du jeune chef de parti,
+l'abbé de Gondi bondissait comme un chevreau.
+
+--J'ai déjà enrôlé mon régiment! cria-t-il, j'ai des hommes superbes!
+
+Puis, s'adressant à Marion de Lorme:
+
+--Parbleu, mademoiselle, je veux porter vos couleurs: votre ruban gris
+de lin et votre ordre de l'_Allumette_. La devise en est charmante:
+
+ Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
+
+et je voudrais que vous pussiez voir tout ce que nous ferons de beau,
+si par bonheur on en vient aux mains.
+
+La belle Marion, qui l'aimait peu, se mit à parler par dessus sa tête à
+M. de Thou, mortification qui exaspérait toujours le petit abbé; aussi
+la quitta-t-il brusquement en se redressant et relevant dédaigneusement
+sa moustache.
+
+Tout à coup un mouvement de silence subit se fit dans l'assemblée: un
+papier roulé avait frappé le plafond et était venu tomber aux pieds de
+Cinq-Mars. Il le ramassa et le déplia, après avoir regardé vivement
+autour de lui; on chercha en vain d'où il pouvait être venu; tous
+ceux qui s'avancèrent n'avaient sur le visage que l'expression de
+l'étonnement et d'une grande curiosité.
+
+--Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
+
+ A CINQ-MARCS.
+
+ CENTURIE DE NOSTRADAMUS.
+
+ Quand _bonnet rouge_ passera par la fenêtre
+ A _quarante onces_ on coupera la tête,
+ Et _tout_ finira[11].
+
+ [11] Cette sorte de prédiction en calembours fut publique trois
+ mois avant la conjuration.
+
+Il y a un traître parmi nous, messieurs, ajouta-t-il en jetant ce
+papier. Mais que nous importe? Nous ne sommes pas gens à nous effrayer
+de ces sanglants jeux de mots.
+
+--Il faut le chercher et le jeter par la fenêtre! dirent les jeunes
+gens.
+
+Cependant l'assemblée avait éprouvé une sensation fâcheuse, on ne
+se parlait plus qu'à l'oreille, et chacun regardait son voisin avec
+méfiance. Quelques personnes se retirèrent: la réunion s'éclaircit.
+Marion de Lorme ne cessait de dire à chacun qu'elle chasserait ses
+gens, qui seuls devaient être soupçonnés. Malgré ses efforts, il régna
+dans cet instant quelque froideur dans la salle. Les premières phrases
+du discours de Cinq-Mars laissaient aussi de l'incertitude sur les
+intentions du Roi, et cette franchise intempestive avait un peu ébranlé
+les caractères les moins fermes.
+
+Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
+
+--Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi, j'ai étudié avec soin les
+conspirations et les assemblées; il y a des choses purement mécaniques
+qu'il faut savoir; suivez mon avis ici. Je suis vraiment devenu assez
+fort dans cette partie. Il leur faut encore un petit mot, et employez
+l'esprit de contradiction; cela réussit toujours en France; vous les
+réchaufferez ainsi. Ayez l'air de ne pas vouloir les retenir malgré
+eux, ils resteront.
+
+Le Grand-Ecuyer trouva la recette bonne, et s'avançant vers ceux qu'il
+savait les plus engagés, leur dit:
+
+--Du reste, messieurs, je ne veux forcer personne à me suivre; assez de
+braves nous attendent à Perpignan, et la France entière est de notre
+opinion. Si quelqu'un veut s'assurer une retraite, qu'il parle; nous
+lui donnerons les moyens de se mettre dès à présent en sûreté.
+
+Nul ne voulut entendre parler de cette proposition, et le mouvement
+qu'elle occasionna fit renouveler les serments de haine contre le
+Cardinal-Duc.
+
+Cinq-Mars continua pourtant à interroger quelques personnes qu'il
+choisissait bien, car il finit par Montrésor qui cria qu'il se
+passerait son épée à travers le corps s'il en avait eu la seule pensée,
+et par Gondi, qui, se dressant fièrement sur les talons, dit:
+
+--Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite à moi, c'est l'archevêché de
+Paris et l'île Notre-Dame; j'en ferai une place assez forte pour qu'on
+ne m'enlève pas.
+
+--La vôtre? dit-il à de Thou.
+
+--A vos côtés, répondit celui-ci doucement en baissant les yeux, ne
+voulant pas même donner de l'importance à sa résolution par la fermeté
+du regard.
+
+--Vous le voulez? eh bien, j'accepte, dit Cinq-Mars; mon sacrifice est
+plus grand que le vôtre en cela.
+
+Puis, se retournant vers l'assemblée:
+
+--Messieurs, dit-il, je vois en vous les derniers hommes de la France;
+car, après les Montmorency et les Soissons, vous seuls osez encore
+lever une tête libre et digne de notre vieille franchise. Si Richelieu
+triomphe, les antiques monuments de la monarchie crouleront avec nous;
+la cour régnera seule à la place des Parlements, antiques barrières
+et en même temps puissants appuis de l'autorité royale; mais soyons
+vainqueurs, et la France nous devra la conservation de ses anciennes
+moeurs et de ses sûretés. Du reste, messieurs, il serait fâcheux
+de gâter un bal pour cela; vous entendez la musique; ces dames vous
+attendent; allons danser.
+
+--Le Cardinal payera les violons, ajouta Gondi.
+
+Les jeunes gens applaudirent en riant, et tous remontèrent vers la
+salle de danse comme ils auraient été se battre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+LE CONFESSIONNAL
+
+ C'est pour vous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu
+ terrible!
+
+ LEWIS, _le Moine_.
+
+
+C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de
+Lorme. Une neige épaisse couvrait les toits de Paris, et fondait dans
+ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en monceaux
+grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots.
+
+Il était huit heures du soir et la nuit était sombre; la ville du
+tumulte était silencieuse à cause de l'épais tapis que l'hiver y
+avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre,
+et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui
+serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme,
+enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à
+distinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il
+s'asseyait sur l'une des bornes de l'église, se mettant à l'abri de la
+fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent
+du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la
+ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s'abattre, ont reployé
+leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses
+bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour
+se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal
+du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin,
+il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait
+contre la muraille.
+
+--Ah! santa Maria! quels vilains pays que ceux du Nord! dit une petite
+voix en tremblant. Ah! le _duzé di_ Mantoue, que ze voudrais y être
+encore, mon vieux Grandchamp.
+
+--Allons! Allons! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux
+domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout
+les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mon maître l'attendait à
+la porte.
+
+--Oui, oui, elle est entrée dans l'église.
+
+--Taisez-vous, dit Grandchamp, le son de l'horloge est fêlé, c'est
+mauvais signe.
+
+--Cette horloge a sonné l'heure d'un rendez-vous.
+
+--Pour moi elle sonne une agonie. Mais, taisez-vous, Laura, voici trois
+manteaux qui passent.
+
+Ils laissèrent passer trois hommes. Grandchamp les suivit, s'assura du
+chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément.
+
+--La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien
+pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais
+pendant qu'il fait l'amour. C'est bon pour vous de porter des poulets
+et des petits rubans, et des portraits et autres fariboles pareilles;
+pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et M. le
+maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter
+une maison.
+
+--Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, _caro amico_?
+
+--Et _cara! caro!_ laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que
+nous gelions quand vous êtes arrivées toutes les deux; j'aurais eu le
+temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez
+voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quelqu'un de suspect;
+puisqu'il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ.
+
+--Ah? _Signor Jesu!_ n'avoir personne à qui dire une parole amicale
+quand il fait si froid? Et ma pauvre maîtresse? venir à pied depuis
+l'hôtel de Nevers. Ah? _Amore qui regna, amore!_
+
+--Allons? Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende
+plus avec ta langue de musique.
+
+--Ah! Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp? vous étiez bien plus
+aimable à Chaumont, dans la _Turena_, quand vous me parliez de _miei
+occhi_ noirs.
+
+--Tais-toi, bavarde! encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux
+baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants.
+
+--Ah? _Italia mia!_ Grandchamp, écoutez-moi, et vous entendrez le
+langage de la Divinité. Si vous étiez un galant _uomo_, comme celui qui
+a fait ceci pour une Laura comme moi...
+
+Et elle se mit à chanter à demi-voix:
+
+ Lieti fiori e felici, e ben nate erbe
+ Che Madona pensanda premer sole;
+ Piagga ch'ascolti su dolci parole
+ E del bel piede alcun vestigio serbe[12].
+
+ [12]
+ Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,
+ Qui de sa voix touchante écoutais les accents:
+ Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens,
+ Que ses pieds délicats ont doucement pressées.
+
+ PÉTRARQUE, trad. de Saint-Geniez.
+
+Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix d'une jeune fille; et,
+en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu'il prenait en
+lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et
+la mauvaise humeur. Cependant cette fois, en faveur de la chanson
+italienne, il sembla s'attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui
+était chez lui un signe d'embarras et de détresse; il fit entendre même
+un bruit rauque assez semblable au rire, et dit:
+
+--C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casal; mais
+tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela
+m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et
+depuis longtemps...
+
+Laura, qui avait peur d'être envoyée seule sur la place Saint-Eustache,
+lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure
+et continua:
+
+ Ombrose selve, ove percote il sole
+ Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe.
+
+--Hon! dit en grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et
+une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tête et la mort dans
+le coeur, et tu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes
+et de l'amour: tais-toi!
+
+Et, s'enfonçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber
+sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et
+immobile. Laura n'osa plus lui parler.
+
+Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp,
+la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte
+battante de l'église; elle avait rencontré là Cinq-Mars, debout,
+déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu
+qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de
+velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal,
+tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait
+franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors et vint après
+elle s'agenouiller, comme d'habitude, dans le lieu de la pénitence.
+Arrivé une heure avant elle, avec son vieux valet, il avait trouvé
+cette porte ouverte, signe certain et convenu que l'abbé Quillet, son
+gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait
+d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée
+jusqu'à l'arrivée de Marie: heureux de voir l'exactitude du bon abbé,
+il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier.
+C'était un second père pour lui, à cela près de l'autorité, et il
+agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie.
+
+La vieille paroisse de Saint-Eustache était obscure; seulement, avec
+la lampe perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux de cire jaune, qui,
+attachés au-dessus des bénitiers, contre les principaux piliers,
+jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique
+déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des
+ailes du pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles, et la plus sombre,
+était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée
+de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la
+croix de bois. Là, s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie
+de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peine, et trouvèrent que, selon
+son usage, l'abbé Quillet, assis entre eux, les avait entendus depuis
+longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages,
+l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lentement; il
+venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée.
+Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant
+une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait
+entrepris son immense ouvrage. Il allait éprouver sa foi et tremblait.
+
+Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut agenouillée en face
+de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet
+ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa
+parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête
+dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses
+espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne
+pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une
+enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et
+qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait
+faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan
+condamné aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux
+combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et
+violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes
+et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses
+progrès dans sa carrière avec les transports de plaisir d'un enfant,
+mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si pesants que l'on
+fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il
+serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût
+demandé quand il viendrait au carrousel, et si le temps était serein.
+Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance,
+pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et
+accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire naturelles et trouvées
+autour d'elle en venant à la vie; mais à cette heure, il fit de plus
+sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque
+de l'assemblée imposante des conspirateurs, représentants de tous les
+ordres du royaume, son oreille où résonnaient encore les voix mâles qui
+avaient juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières
+paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la
+première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne
+s'étendît jusqu'au coeur: il résolut de l'approfondir.
+
+--Dieu! que j'ai peur, Henri! dit-elle en entrant dans le
+confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses;
+je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de
+Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable?
+La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en
+parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui
+me fait toujours pleurer; j'ai bien peur.
+
+Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir.
+
+--Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
+
+--Sont-ce bien là toutes vos terreurs! dit Cinq-Mars avec amertume.
+
+--Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle
+voix me parlez-vous! êtes-vous fâché par ce que je suis venue trop
+tard?
+
+--Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez
+entendre, car je vous en vois bien éloignée.
+
+Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à
+pleurer.
+
+--Hélas! mon Dieu! qu'ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous
+m'appeliez madame et me traitiez si durement?
+
+--Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie.
+En effet, vous n'êtes pas coupable; mais je le suis, je suis seul à
+l'être; ce n'est pas envers vous, mais pour vous.
+
+--Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous ordonné la mort de quelqu'un?
+Oh! non, j'en suis bien sûre, vous êtes si bon!
+
+--Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je
+mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne
+sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était-ce un
+grand amour pour Richelieu? cette admiration que vous promettiez à
+celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un
+mensonge que tout cela?
+
+Marie fondait en larmes.
+
+--Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit-elle: je ne l'ai
+point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration effrayante,
+croyez-vous que je l'oublie? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse?
+avez-vous besoin de voir mes pleurs? les voilà. J'en verse assez en
+secret, Henri; croyez que si j'ai évité, dans nos dernières entrevues,
+ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre: ai-je
+une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais-je pas bien que
+c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour
+moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non moins cruelles?
+Plus heureux que moi, vous n'avez à combattre que la haine, tandis
+que je lutte contre l'amitié: le Cardinal vous opposera des hommes et
+des armes; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de
+tendres conseils, des caresses, et quelquefois des larmes.
+
+--Touchante et invincible contrainte, dit Cinq-Mars avec amertume,
+pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de
+quelques efforts contre de telles séductions; mais avant, madame, il
+importe de vous délier de vos serments.
+
+--Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous?
+
+--Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère;
+le Roi m'a trompé.
+
+L'abbé s'agita dans le confessionnal. Marie s'écria:
+
+--Voilà ce que je pressentais; voilà le malheur que j'entrevoyais.
+Est-ce moi qui l'ai causé?
+
+--Il m'a trompé en me serrant la main, poursuivit Cinq-Mars; il m'a
+trahi par le vil Joseph qu'on m'offre de poignarder.
+
+L'abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du
+confessionnal.
+
+--Ah! mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève
+ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que
+je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir
+à remplir, un devoir sacré: voyez votre enfant s'immoler devant vous.
+Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur: je viens le détruire
+peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré.
+
+Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son
+vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant,
+avança le camail sur son front.
+
+--Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau
+nuptial à la duchesse de Mantoue; je ne puis le garder qu'elle ne me
+le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même qu'elle promit
+d'épouser.
+
+Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des
+losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna
+Cinq-Mars.
+
+--Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous aussi changé?
+
+Cependant Marie ne pleurait plus; mais élevant sa voix angélique qui
+éveilla un faible écho le long des ogives du temple, comme le plus doux
+soupir de l'orgue, elle dit:
+
+--O mon ami! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas;
+pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous
+quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus,
+du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal,
+puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous
+croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer
+de son vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié;
+oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir,
+j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avez-vous donc,
+mon ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime,
+et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau,
+puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le
+Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu!
+que cette partie de chasse fut triste pour moi!
+
+--Il m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu
+croire lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son
+frère à moi et au duc de Bouillon, qu'il se faisait instruire des
+moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait
+Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient
+sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie). Le
+Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cependant
+Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous
+l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée;
+j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait
+en voyant la vérité quitter le coeur d'un roi. Je voyais s'écrouler
+tout notre édifice: une heure encore, et la conjuration s'évanouissait;
+je vous perdais pour toujours; un moyen me restait, je l'ai employé.
+
+--Lequel? dit Marie.
+
+--Le traité d'Espagne était dans ma main, je l'ai signé.
+
+--O ciel! déchirez-le.
+
+--Il est parti.
+
+--Qui le porte?
+
+--Fontrailles.
+
+--Rappelez-le.
+
+--Il doit avoir déjà dépassé les défilés d'Oloron, dit Cinq-Mars,
+se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées
+m'attendent, Marie; des armées! et Richelieu est au milieu d'elles! Il
+chancelle, il ne faut plus qu'un seul coup pour le renverser, et vous
+êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant!
+
+--A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
+
+--Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! Rebelle, criminel,
+digne de l'échafaud, je le sais! s'écria ce jeune homme passionné en
+retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon
+épée va conquérir enfin tout entière.
+
+--Hélas! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas
+un poignard?
+
+--Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m'abandonnent, que des
+guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore: mais je serai
+vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir
+est passé pour moi; oui, je suis criminel, c'est pourquoi j'hésite à
+me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet
+anneau.
+
+--Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez.
+
+--Vous l'entendez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur;
+bénissez cette seconde union, c'est celle du dévouement, plus belle
+encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai!
+
+Sans répondre, l'abbé ouvrit la porte du confessionnal, sortit
+brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps
+de se lever pour le suivre.
+
+--Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il.
+
+Mais personne ne paraissait et ne se faisait entendre.
+
+--Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans
+doute entendu quelqu'un dans l'église.
+
+Mais troublé et sans lui répondre, d'Effiat, s'élançant sous les
+arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il
+trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église et, arrivant
+à l'entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta.
+
+--Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue.
+
+Et des chevaux partirent au galop.
+
+--Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.
+
+--A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé
+Quillet.
+
+--Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand-Écuyer
+s'approchant de lui.
+
+Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la
+neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre.
+
+--Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélérats! les assassins!
+ils m'ont empêché d'appeler, ils m'ont serré les lèvres avec un
+mouchoir!
+
+A ce bruit Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un
+homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de
+sa maîtresse; tous rentrèrent précipitamment pour rassurer Marie, et
+entourèrent le vieil abbé.
+
+--Les scélérats! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils
+étaient plus de vingt; ils m'ont pris la clef de cette porte de
+l'église.
+
+--Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars; et pourquoi nous quittiez-vous?
+
+--Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent.
+
+--Deux heures! s'écria Henri effrayé.
+
+--Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, j'ai dormi
+pendant le danger de mon maître! c'est la première fois!
+
+--Vous n'étiez donc pas avec nous dans le confessionnal? poursuivit
+Cinq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre
+son bras.
+
+--Eh quoi! dit l'abbé, n'avez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont
+donné ma clef?
+
+--Non! qui? dirent-ils tous à la fois.
+
+--Le père Joseph! répondit le bon prêtre.
+
+--Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+L'ORAGE
+
+ Blow, blow, thou winter wind
+ Thou art not so unkind
+ As man's ingratitude:
+ Thy touth is not so keen,
+ Because thou art not seen
+ Altho thy breath be rude.
+ Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,
+ Most friendship is feigning; most loving mere folly.
+
+ SHAKSPEARE.
+
+ Souffle, souffle, vent d'hiver:
+ Tu n'es pas si cruel
+ Que l'ingratitude de l'homme;
+ Ta dent n'est pas si pénétrante,
+ Car tu es invisible,
+ Quoique ton souffle soit rude.
+ Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.
+ La plupart des amis sont faux, les amants fous.
+
+
+Au milieu de cette longue et superbe chaîne des Pyrénées qui forme
+l'isthme crénelé de la Péninsule au centre de ces pyramides bleues
+chargées de neige, de forêts et de gazons, s'ouvre un étroit défilé,
+un sentier taillé dans le lit desséché d'un torrent perpendiculaire;
+il circule parmi les rocs, se glisse sous les ponts de neige épaissie,
+serpente au bord des précipices inondés, pour escalader les montagnes
+voisines d'Urdoz et d'Oloron, et, s'élevant enfin sur leur dos inégal,
+laboure leur cime nébuleuse; pays nouveau qui a encore ses monts et ses
+profondeurs, tourne à droite, quitte la France et descend en Espagne.
+Jamais le fer relevé de la mule n'a laissé sa trace dans ses détours;
+l'homme peut à peine s'y tenir debout; il lui faut la chaussure
+de corde qui ne peut pas glisser, et le trèfle du bâton ferré qui
+s'enfonce dans les fentes des rochers.
+
+Dans les beaux mois de l'été, le _pastour_, vêtu de sa cape brune,
+et le bélier noir à la longue barbe, y conduisent des troupeaux dont
+la laine tombante balaye le gazon. On n'entend plus dans ces lieux
+escarpés que le bruit des grosses clochettes que portent les moutons,
+et dont les tintements inégaux produisent des accords imprévus, des
+gammes fortuites, qui étonnent le voyageur et réjouissent leur berger
+sauvage et silencieux. Mais, lorsque vient le long mois de septembre,
+un linceul de neige se déroule de la cime des monts jusqu'à leur base,
+et ne respecte que ce sentier profondément creusé, quelques gorges
+ouvertes par les torrents, et quelques rocs de granit qui allongent
+leur forme bizarre comme les ossements d'un monde enseveli.
+
+C'est alors qu'on voit accourir de légers troupeaux d'isards qui,
+renversant sur leur dos leurs cornes recourbées, s'élancent de rocher
+en rocher, comme si le vent les faisait bondir devant lui, et prennent
+possession de leur désert aérien; des volées de corbeaux et de
+corneilles tournent sans cesse dans les gouffres et les puits naturels,
+qu'elles transforment en ténébreux colombiers, tandis que l'ours brun,
+suivi de sa famille velue qui se joue et se roule autour de lui sur
+la neige, descend avec lenteur de sa retraite envahie par les frimas.
+Mais ce ne sont là ni les plus sauvages ni les plus cruels habitants
+que ramène l'hiver dans ces montagnes; le contrebandier rassuré se
+hasarde jusqu'à se construire une demeure de bois sur la barrière même
+de la nature et de la politique; là des traités inconnus, des échanges
+occultes, se font entre les deux Navarres, au milieu des brouillards et
+des vents.
+
+Ce fut dans cet étroit sentier, sur le _versant_ de la France,
+qu'environ deux mois après les scènes que nous avons vues se passer
+à Paris, deux voyageurs venant d'Espagne s'arrêtèrent à minuit,
+fatigués et pleins d'épouvante. On entendait des coups de fusil dans la
+montagne.
+
+--Les coquins! comme ils nous ont poursuivis! dit l'un d'eux; je n'en
+puis plus! sans vous j'étais pris.
+
+--Et vous le serez encore, ainsi que ce damné papier, si vous perdez
+votre temps en paroles; voilà un second coup de feu sur le roc de
+Saint-Pierre-de-l'Aigle; ils nous croient partis par la côte du
+Limaçon; mais, en bas, ils s'apercevront du contraire. Descendez. C'est
+une ronde, sans doute, qui chasse les contrebandiers. Descendez!
+
+--Eh! comment? je n'y vois pas.
+
+--Descendez toujours, et prenez-moi le bras.
+
+--Soutenez-moi; je glisse avec mes bottes, dit le premier voyageur,
+s'accrochant aux pointes du roc pour s'assurer de la solidité du
+terrain avant d'y poser le pied.
+
+--Allez donc, allez donc! lui dit l'autre en le poussant; voilà un de
+ces drôles qui passe sur notre tête.
+
+En effet, l'ombre d'un homme armé d'un long fusil se dessina sur
+la neige. Les deux aventuriers se tinrent immobiles. Il passa; ils
+continuèrent à descendre.
+
+--Ils nous prendront! dit celui qui soutenait l'autre, nous sommes
+tournés. Donnez-moi votre diable de parchemin; je porte l'habit des
+contrebandiers, et je me ferai passer pour tel en cherchant asile chez
+eux; mais vous n'auriez pas de ressource avec votre habit galonné.
+
+--Vous avez raison, dit son compagnon en s'arrêtant sur une pointe de
+roc.
+
+Et, restant suspendu au milieu de la pente, il lui donna un rouleau de
+bois creux.
+
+Un coup de fusil partit, et une balle vint s'enterrer en sifflant et en
+frissonnant dans la neige à leurs pieds.
+
+--Averti! dit le premier. Roulez en bas; si vous n'êtes pas mort, vous
+suivrez la route. A gauche du Gave est Sainte-Marie; mais tournez à
+droite, traversez Oloron, et vous êtes sur le chemin de Pau et sauvé.
+Allons, roulez.
+
+En parlant, il poussa son camarade, et, sans daigner le regarder, ne
+voulant ni monter ni descendre, se mit à suivre horizontalement le
+front du mont, en s'accrochant aux pierres, aux branches, aux plantes
+même, avec une adresse de chat sauvage, et bientôt se trouva sur un
+tertre solide, devant une petite case de planches à jour, à travers
+lesquelles on voyait une lumière. L'aventurier tourna tout autour comme
+un loup affamé autour d'un parc, et, appliquant son oeil à l'une des
+ouvertures, vit des choses qui le décidèrent apparemment, car, sans
+hésiter, il poussa la porte chancelante que ne fermait pas même un
+faible loquet. La case entière s'ébranla au coup de poing qu'il avait
+donné; il vit alors qu'elle était divisée en deux cellules par une
+cloison. Un grand flambeau de cire jaune éclairait la première; là, une
+jeune fille, pâle et d'une effroyable maigreur, était accroupie dans un
+coin sur la terre humide où coulait la neige fondue sous les planches
+de la chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et couverts de poussière,
+mais très longs, tombaient en désordre sur son vêtement de bure
+brune; le capuchon rouge des Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules;
+elle baissait les yeux et filait une petite quenouille attachée à sa
+ceinture. L'entrée d'un homme ne la troubla pas.
+
+--Eh! eh! la _moza_[13], lève-toi et donne-moi à boire; je suis las et
+j'ai soif.
+
+ [13] La fille.
+
+La jeune fille ne répondit pas, et, sans lever les yeux, continua de
+filer avec application.
+
+--Entends-tu? dit l'étranger la poussant avec le pied; va dire au
+patron, que j'ai vu là, qu'un ami vient le voir, et donne-moi à boire
+avant. Je coucherai ici.
+
+Elle répondit d'une voix enrouée en filant toujours:
+
+--Je bois la neige qui fond sur le rocher, ou l'écume verte qui nage
+sur l'eau des marais; mais, quand j'ai bien filé, on me donne l'eau de
+la source de fer.
+
+Quand je dors, le lézard froid passe sur mon visage; mais lorsque j'ai
+bien lavé une mule, on jette le foin; le foin est chaud; le foin est
+bon et chaud; je le mets sur mes pieds de marbre.
+
+--Quelle histoire me fais-tu là? dit Jacques; je ne parle pas de toi.
+
+Elle poursuivit:
+
+--On me fait tenir un homme pendant qu'on le tue. Oh! que j'ai eu du
+sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne si cela se peut. Ils m'ont
+fait tenir sa tête et le baquet rempli d'une eau rouge. O ciel! moi
+qui étais l'épouse de Dieu! on jette leurs corps dans l'abîme de neige;
+mais le vautour les trouve; il tapisse son nid avec leurs cheveux. Je
+te vois à présent plein de vie, je te verrai sanglant, pâle et mort.
+
+L'aventurier, haussant les épaules, se mit à siffler en entrant, et
+poussa la seconde porte; il trouva l'homme qu'il avait vu par les
+fentes de la cabane: il portait le _berret_[14] bleu des Basques sur
+l'oreille, et, couvert d'un ample manteau, assis sur un bât de mulet,
+courbé sur un large brasier de fonte, fumait un cigare et vidait une
+outre placée à son côté. La lueur de la braise éclairait son visage
+gras et jaune, ainsi que la chambre où étaient rangées des selles de
+mulet autour du _brasero_ comme des sièges. Il souleva la tête sans se
+déranger.
+
+ [14] Petit bonnet de laine.
+
+--Ah! ah! c'est toi, Jacques? dit-il, c'est bien toi? Quoiqu'il y ait
+quatre ans que je ne t'ai vu, je te reconnais, tu n'es pas changé,
+brigand; c'est toujours ta grande face de vaurien. Mets-toi là et
+buvons un coup.
+
+--Oui, me voilà encore ici; mais comment diable y es-tu, toi? Je te
+croyais juge, Houmain!
+
+--Et moi, donc, je te croyais bien capitaine espagnol, Jacques!
+
+--Ah! je l'ai été quelque temps, c'est vrai, et puis prisonnier; mais
+je m'en suis tiré assez joliment, et j'ai repris l'ancien état, l'état
+libre, la bonne vieille contrebande.
+
+--Viva! viva! _jaleo!_ s'écria Houmain; nous autres braves, nous sommes
+bons à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours passé par les autres
+_ports_[15]? car je ne t'ai pas revu depuis que j'ai repris le métier.
+
+ [15] Noms des chemins qui mènent d'Espagne en France par les
+ Pyrénées.
+
+--Oui, oui, j'ai passé par où tu ne passeras pas, va! dit Jacques.
+
+--Et qu'apportes-tu?
+
+--Une marchandise inconnue; mes mules viendront demain.
+
+--Sont-ce les ceintures de soie, les cigares ou la laine?
+
+--Tu le sauras plus tard, amigo, dit le spadassin; donne-moi l'outre,
+j'ai soif.
+
+--Tiens, bois, c'est du vrai valdepenas!... Nous sommes si heureux ici,
+nous autres bandoleros! Ai! _jaleo! jaleo[16]!_ bois donc, les amis
+vont venir.
+
+ [16] Exclamation et jurement habituel et intraduisible.
+
+--Quels amis? dit Jacques laissant retomber l'outre.
+
+--Ne t'inquiète pas, bois toujours; je vais te conter ça, et puis nous
+chanterons la Tirana[17] andalouse!
+
+ [17] Sorte de ballade.
+
+L'aventurier prit l'outre et fit semblant de boire tranquillement.
+
+--Quelle est donc cette grande diablesse que j'ai vue à ta porte?
+reprit-il; elle a l'air à moitié morte.
+
+--Non, non; elle n'est que folle; bois toujours, je te conterai ça.
+
+Et, prenant à sa ceinture rouge le long poignard dentelé de chaque côté
+en manière de scie, Houmain s'en servit pour retourner et enflammer la
+braise, et dit d'un air grave:
+
+--Tu sauras d'abord, si tu ne le sais pas, que là-bas (il montrait le
+côté de la France) ce vieux loup de Richelieu les mène tambour battant.
+
+--Ah! ah! dit Jacques.
+
+--Oui; on l'appelle le _roi du Roi_. Tu sais? Cependant il y a un petit
+jeune homme qui est à peu près aussi fort que lui, et qu'on appelle M.
+le Grand. Ce petit bonhomme commande presque toute l'armée de Perpignan
+dans ce moment-ci, et il est arrivé il y a un mois; mais le vieux est
+toujours à Narbonne, et il est bien fin. Pour le Roi, il est tantôt
+comme ci, tantôt comme çà (en parlant, Houmain retournait sa main sur
+le dos et du côté de la paume); oui, entre le zist et le zest. Mais
+en attendant qu'il se décide, moi je suis pour le zist, c'est à dire
+Cardinaliste, et j'ai toujours fait les affaires de monseigneur, depuis
+la première qu'il me donna il y a bientôt trois ans. Je vais te la
+conter.
+
+Il avait besoin de gens de caractère et d'esprit pour une petite
+expédition, et me fit chercher pour être lieutenant criminel.
+
+--Ah! ah! c'est un joli poste, on me l'a dit.
+
+--Oui, c'est un trafic comme le nôtre, où l'on vend la corde au lieu
+du fil; c'est moins honnête, car on tue plus souvent, mais aussi c'est
+plus solide: chaque chose a son prix.
+
+--C'est juste, dit Jacques.
+
+--Me voilà donc en robe rouge; je servis à en donner une jaune en
+soufre à un grand beau garçon qui était curé à Loudun, et qui était
+dans un couvent de nonnes comme un loup dans la bergerie: aussi il lui
+en cuisit.
+
+--Ah! ah! ah! c'est fort drôle! s'écria Jacques en riant.
+
+--Bois toujours, continua Houmain. Oui, je t'assure, Jago, que je
+l'ai vu, après l'affaire, réduit en petits tas noirs comme ce charbon,
+tiens, ce charbon-là au bout de mon poignard. Ce que c'est que de nous!
+voilà comme nous serons chez le diable.
+
+--Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit l'autre très gravement; vous
+savez bien que moi j'ai de la religion.
+
+--Ah! je ne dis pas non: cela peut être, reprit Houmain du même ton.
+Richelieu est bien cardinal! mais, enfin, n'importe. Tu sauras que,
+comme j'étais rapporteur, cela me rapporta...
+
+--Ah! de l'esprit, coquin!
+
+--Oui, toujours un peu! Je dis donc que cela me rapporta cinq cents
+piastres; car Armand Duplessis paye bien son monde; il n'y a rien à
+dire, si ce n'est que l'argent n'est pas à lui; mais nous faisons tous
+comme cela. Alors, ma foi, j'ai voulu placer cet argent dans notre
+ancien négoce; je suis revenu ici. Le métier va bien, heureusement: il
+y a peine de mort contre nous, et la marchandise renchérit.
+
+--Qu'est-ce que je vois là? s'écria Jacques; un éclair dans ce mois-ci!
+
+--Oui, les orages vont commencer: il y en a déjà eu deux. Nous sommes
+dans le nuage; entends-tu les roulements? Mais ce n'est rien; va, bois
+toujours. Il est une heure du matin à peu près, nous achèverons l'outre
+et la nuit ensemble. Je te disais donc que je fis connaissance avec
+notre président, un grand drôle nommé Laubardemont. Je ne sais pas si
+tu le connais.
+
+--Oui, oui, un peu, dit Jacques; c'est un fier avare; mais c'est égal,
+parle.
+
+--Eh bien, comme nous n'avions rien de caché l'un pour l'autre, je
+lui dis mes petits projets de commerce, et lui recommandai, quand
+l'occasion des bonnes affaires se présenterait, de penser à son
+camarade du tribunal. Il n'y a pas manqué, je n'ai pas à me plaindre.
+
+--Ah! ah! dit Jacques. Et qu'a-t-il fait?
+
+--D'abord il y a deux ans qu'il m'a amené lui-même, en croupe, sa
+nièce, que tu as vue à la porte.
+
+--Sa nièce! dit Jacques en se levant, et tu la traites comme une
+esclave! _Demonio!_
+
+--Bois toujours, continua Houmain en attisant doucement la braise avec
+son poignard; c'est lui-même qui l'a désiré. Rassieds-toi.
+
+Jacques se rassit.
+
+--Je crois, poursuivit le contrebandier, qu'il n'aurait pas même été
+fâché de la savoir... tu m'entends. Il aurait mieux aimé la savoir sous
+la neige que dessus, mais il ne voulait pas l'y mettre lui-même, parce
+qu'il est bon parent, comme il le dit.
+
+--Et comme je le sais, dit le nouveau venu, mais va...
+
+--On conçoit qu'un homme comme lui, qui vit à la cour, n'aime pas
+avoir une nièce folle chez lui. C'est tout simple. Si j'avais continué
+aussi mon rôle d'homme de robe, j'en aurais fait autant en pareil cas.
+Mais ici nous ne représentons pas, comme tu vois, et je l'ai prise
+pour _criada_[18]: elle a montré plus de bon sens que je n'aurais cru,
+quoiqu'elle n'ait presque jamais dit qu'un seul mot, et qu'elle ait
+fait la délicate d'abord. A présent, elle brosse un mulet comme un
+garçon. Elle a un peu de fièvre depuis quelques jours cependant; mais
+ça finira de manière ou d'autre. Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont
+qu'elle vit encore: il croirait que c'est par économie que je l'ai
+gardée pour servante.
+
+ [18] Servante.
+
+--Comment! est-ce qu'il est ici? s'écria Jacques.
+
+--Bois toujours, reprit le flegmatique Houmain, qui donnait lui-même
+un grand exemple de cette leçon, sa phrase favorite, et commençait
+à fermer à demi les yeux d'un air tendre. C'est, vois-tu, la seconde
+affaire que j'ai avec ce petit bon Lombard dimon, démon, des monts,
+comme tu voudras. Je l'aime comme mes yeux, et je veux que nous buvions
+à sa santé ce petit vin de Jurançon que voici; c'est le vin d'un luron,
+du feu roi Henri. Que nous sommes heureux ici! L'Espagne dans la main
+droite, la France dans la gauche, entre l'outre et la bouteille! La
+bouteille! j'ai quitté tout pour elle!
+
+Et il fit sauter le goulot d'une bouteille de vin blanc. Après en
+avoir pris des longues gorgées, il continua, tandis que l'étranger le
+dévorait des yeux:
+
+--Oui, il est ici, et il doit avoir froid aux pieds, car il court la
+montagne depuis la fin du jour avec des gardes à lui et nos camarades,
+tu sais, nos _bandoleros_, les vrais _contrabandistas_.
+
+--Et pourquoi courent-ils? dit Jacques.
+
+--Ah! voilà le plaisant de l'affaire! dit l'ivrogne. C'est pour arrêter
+deux coquins qui veulent apporter ici soixante mille soldats espagnols
+en papier dans leur poche. Tu ne comprends pas peut-être à demi-mot,
+croquant! hein! eh bien, c'est pourtant comme je te dis, dans leur
+propre poche!
+
+--Si, si, je comprends! dit Jacques en tâtant son poignard dans sa
+ceinture et regardant la porte.
+
+--Eh bien, enfant du diable, chantons la Tirana; prends ta bouteille,
+jette ton cigare, et chante.
+
+A ces mots l'hôte, chancelant, se mit à chanter en espagnol,
+entrecoupant ses chants de rasades qu'il jetait dans son gosier en se
+renversant, tandis que Jacques, toujours assis, le regardait d'un oeil
+sombre à la lueur du brasier, et méditait ce qu'il allait faire.
+
+ Moi qui suis contrebandier et qui n'ai peur de rien, me voilà. Je
+ les défie tous, je veille sur moi-même, et on me respecte[19].
+
+ _Ai, ai, ai, jaleo!_ Jeunes filles, jeunes filles, qui veut
+ m'acheter du fil noir?
+
+ [19] Aucune expression française ne peut représenter la précision
+ énergique de cette romance espagnole. Il faut l'entendre chanter
+ par la voix nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et
+ nonchalante tour à tour de quelque Andalous qui caresse de
+ l'extrémité des doigts les cordes d'une petite guitare. Le
+ mouvement est celui d'une danse, et les pensées celles d'un chant
+ de guerre.
+
+ Yo que soy contrabandista
+ Y campo por mi respecto,
+ A todos los désafio
+ Pues a nadie tengo miedo.
+
+ Ay, jaleo! Muchachas.
+ Quien me marca un hilo negro?
+ Mi caballo esta cansado,
+ Y yo me marcho corriendo.
+
+La lueur d'un éclair entra par une petite lucarne, et remplit la
+chambre d'une odeur de soufre; une effroyable détonation le suivit de
+près: la cabane trembla, et une poutre tomba en dehors.
+
+--Oh! eh! la maison! s'écria le buveur; le diable est chez nous! les
+amis ne viennent donc pas?
+
+--Chantons, dit Jacques en rapprochant le bât sur lequel il était assis
+de celui de Houmain.
+
+Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:
+
+ _Jaleo! jaleo!_ mon cheval est fatigué! et moi je
+ marche en courant près de lui.
+ Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s'élève
+ dans la montagne.
+ Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce
+ danger.
+ Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le
+ chanfrein blanc!
+ Jeunes filles, _jaleo!_ jeunes filles, achetez-moi
+ du fil noir[20]!
+
+ [20]
+ Ay! ay! que viene la ronda,
+ Y se mueve el tiroteo;
+ Ay! ay! cavallito mio, Ay!
+ saca me deste aprieto.
+
+ Viva, viva mi cavallo,
+ Cavallo mio carreto:
+ Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...
+
+En achevant, il sentit son siège vaciller, et tomba à la renverse;
+Jacques, après s'en être débarrassé ainsi, s'élançait vers la porte,
+lorsqu'elle s'ouvrit, et son visage se heurta contre la figure pâle et
+glacée de la folle. Il recula.
+
+--Le juge! dit-elle en entrant.
+
+Et elle tomba étendue sur la terre froide.
+
+Jacques avait déjà passé un pied par-dessus elle; mais une autre figure
+apparut, livide et surprise, celle d'un homme de grande taille, couvert
+d'un manteau ruisselant de neige. Il recula encore, et rit d'horreur et
+de rage. C'était Laubardemont suivi d'hommes armés; ils se regardèrent.
+
+--Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin! dit Houmain, se relevant avec
+peine, serais-tu royaliste, par hasard?
+
+Mais lorsqu'il vit ces deux hommes qui semblaient pétrifiés l'un par
+l'autre, il se tut comme eux, ayant la conscience de son ivresse, et
+s'approcha en trébuchant pour relever la folle, toujours étendue entre
+le juge et le capitaine. Le premier prit la parole.
+
+--N'êtes-vous pas celui que nous poursuivions tout à l'heure?
+
+--C'est lui, dirent les gens de sa suite tout d'une voix, l'autre est
+échappé.
+
+Jacques recula jusqu'aux planches fendues qui formaient le mur
+chancelant de la case: s'enveloppant dans son manteau comme un ours
+acculé contre un arbre par une meute nombreuse, et voulant faire
+diversion et s'assurer un moment de réflexion, il répondit avec une
+voix forte et sombre:
+
+--Le premier qui passera ce brasier et le corps de cette fille est un
+homme mort!
+
+Et il tira un long poignard de son manteau. En ce moment, Houmain,
+agenouillé, retourna la tête de la jeune femme; les yeux en étaient
+fermés; il l'approcha du brasier, dont la lueur l'éclaira.
+
+--Ah! grand Dieu! s'écria Laubardemont s'oubliant par effroi, Jeanne
+encore!
+
+--Soyez tranquille, mon... on... seigneur, dit Houmain en essayant
+de soulever les longues paupières noires qui retombaient, et la
+tête qui se renversait comme un lin mouillé; soi...yez tranquille;
+ne...e...vou...ous fâchez pas, elle est bien morte, très morte.
+
+Jacques posa le pied sur ce corps comme sur une barrière, et, se
+courbant avec un rire féroce sous le visage de Laubardemont, lui dit à
+demi-voix:
+
+--Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai pas, courtisan; je ne te
+dirai pas qu'elle fut ta nièce et que je suis ton fils.
+
+Laubardemont se recueillit, regarda ses gens qui se pressaient autour
+de lui avec des carabines avancées, et leur faisant signe de se retirer
+à quelques pas, il répondit d'une voix très basse:
+
+--Livre-moi le traité, et tu passeras.
+
+--Le voilà dans ma ceinture; mais si l'on y touche, je t'appellerai mon
+père tout haut. Que dira ton maître?
+
+--Donne-le-moi, et je te pardonnerai ta vie.
+
+--Laisse-moi passer, et je te pardonnerai de me l'avoir donnée.
+
+--Toujours le même, brigand?
+
+--Oui, assassin!
+
+--Que t'importe un enfant qui conspire? dit le juge.
+
+--Que t'importe un vieillard qui règne? répondit l'autre.
+
+--Donne-moi ce papier; j'ai fait serment de l'avoir.
+
+--Laisse-le-moi, j'ai juré de le reporter.
+
+--Quel peut être ton serment et ton Dieu? dit Laubardemont.
+
+--Et le tien, reprit Jacques, est-ce le crucifix de fer rouge?
+
+Mais, se levant entre eux, Houmain, riant et chancelant, dit au juge en
+lui frappant sur l'épaule:
+
+--Vous êtes bien longtemps à vous expliquer, l'...ami; est-ce que vous
+le connaîtriez d'ancienne date? C'est... est un bon garçon.
+
+--Moi! non! s'écria Laubardemont à haute voix, je ne l'ai jamais vu.
+
+Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient l'ivrogne et la
+petitesse de la chambre embarrassée, s'élança avec violence contre les
+faibles planches qui formaient le mur, d'un coup de talon en jeta deux
+dehors et passa par l'espace qu'elles avaient laissé. Tout ce côté de
+la cabane fut brisé, elle chancela tout entière: le vent y entra avec
+violence.
+
+--Eh! eh! Demonio! santo Demonio! où vas-tu? s'écria le contrebandier;
+tu casses ma maison! et c'est le côté du Gave.
+
+Tous s'approchèrent avec précaution, arrachèrent les planches qui
+restaient, et se penchèrent sur l'abîme. Ils contemplèrent un spectacle
+étrange: l'orage était dans toute sa force, et c'était un orage des
+Pyrénées; d'immenses éclairs partaient ensemble des quatre points de
+l'horizon, et leurs feux se succédaient si vite qu'on n'en voyait pas
+l'intervalle, et qu'ils paraissaient immobiles et durables: seulement
+la voûte flamboyante s'éteignait quelquefois tout à coup, puis
+reprenait ses lueurs constantes. Ce n'était plus la flamme qui semblait
+étrangère à cette nuit, c'était l'obscurité. L'on eût dit que, dans ce
+ciel naturellement lumineux, il se faisait des éclipses d'un moment:
+tant les éclairs étaient longs et tant leur absence était rapide! Les
+pics allongés et les rochers blanchis se détachaient sur ce fond rouge
+comme des blocs de marbre sur une coupole d'airain brûlant et simulant
+au milieu des frimas les prodiges du volcan; les eaux jaillissaient
+comme des flammes, les neiges s'écoulaient comme une lave éblouissante.
+
+Dans leur amas mouvant se débattait un homme, et ses efforts le
+faisaient entrer plus en avant dans le gouffre tournoyant et liquide;
+ses genoux ne se voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé un
+énorme glaçon pyramidal et transparent, que les éclairs faisaient
+briller comme un rocher de cristal; ce glaçon même fondait par sa base
+et glissait lentement sur la pente du rocher. On entendait sous la
+nappe de neige le bruit des quartiers de granit qui se heurtaient, en
+tombant, à des profondeurs immenses. Cependant on aurait pu le sauver
+encore; l'espace de quatre pieds à peine le séparait de Laubardemont.
+
+--J'enfonce! s'écria-t-il; tends-moi quelque chose et tu auras le
+traité.
+
+--Donne-le-moi, et je te tendrai ce mousquet, dit le juge.
+
+--Le voilà, dit le spadassin, puisque le diable est pour Richelieu.
+
+Et, lâchant d'une main son glissant appui, il jeta un rouleau de bois
+dans la cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant sur le traité
+comme un loup sur sa proie. Jacques avait en vain étendu son bras; on
+le vit glisser lentement avec le bloc énorme et dégelé qui croulait sur
+lui, et s'enfoncer sans bruit dans les neiges.
+
+--Ah! misérable! tu m'as trompé! s'écria-t-il; mais on ne m'a pas pris
+le traité... je te l'ai donné... entends-tu... mon père!
+
+Il disparut sous la couche épaisse et blanche de la neige; on ne vit
+plus à sa place que cette nappe éblouissante que sillonnait la foudre
+en s'y éteignant; on n'entendit plus que les roulements du tonnerre et
+le sifflement des eaux qui tourbillonnaient contre les rochers, car les
+hommes groupés autour d'un cadavre et d'un scélérat, dans la chambre à
+demi-brisée, se taisaient glacés par l'horreur, et craignaient que Dieu
+ne vînt à diriger la foudre[21].
+
+ [21] «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne voilà-t-il pas une
+ punition divine dans la famille de ce juge, pour expier en quelque
+ façon la mort cruelle et impitoyable de ce pauvre _Grandier_, dont
+ le sang crie vengeance?» (PATIN, lettre LXV, du 22 décembre 1631.)
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+L'ABSENCE
+
+ L'absence est le plus grand des maux,
+ Non pas pour vous, cruelle!
+
+ LA FONTAINE.
+
+
+Qui de nous n'a trouvé du charme à suivre des yeux les nuages du ciel?
+Qui ne leur a envié la liberté de leurs voyages au milieu des airs,
+soit lorsque, roulés en masse par les vents et colorés par le soleil,
+ils s'avancent paisiblement comme une flotte de sombres navires dont
+la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés en légers groupes,
+ils glissent avec vitesse, sveltes et allongés comme des oiseaux de
+passage, transparents comme de vastes opales détachées du trésor des
+cieux, ou bien éblouissants de blancheur comme les neiges des monts que
+les vents emportent sur leurs ailes? L'homme est un lent voyageur qui
+envie ces passagers rapides, rapides moins encore que son imagination;
+ils ont vu pourtant, en un seul jour, tous les lieux qu'il aime par le
+souvenir ou l'espérance, ceux qui furent témoins de son bonheur ou de
+ses peines, et ces pays si beaux que l'on ne connaît pas, et où l'on
+croit tout rencontrer à la fois. Il n'est pas un endroit de la terre,
+sans doute, un rocher sauvage, une plaine aride où nous passons avec
+indifférence, qui n'ait été consacré dans la vie d'un homme et ne
+se peigne dans ses souvenirs; car, pareils à des vaisseaux délabrés,
+avant de trouver l'infaillible naufrage, nous laissons un débris de
+nous-mêmes sur tous les écueils.
+
+Où vont-ils les nuages bleus et sombres de cet orage des Pyrénées?
+C'est le vent d'Afrique qui les pousse devant lui avec une haleine
+enflammée; ils volent, ils roulent sur eux-mêmes en grondant, jettent
+des éclairs devant eux, comme leurs flambeaux, et laissent pendre
+à leur suite une longue traînée de pluie comme une robe vaporeuse.
+Dégagés avec efforts des défilés de rochers qui avaient un moment
+arrêté leur course, ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque
+patrimoine de Henri IV; en Guienne, les conquêtes de Charles VII;
+dans la Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles de Charles V et
+de Philippe-Auguste, et, se ralentissant enfin au-dessus du vieux
+domaine de Hugues Capet, s'arrêtèrent en murmurant sur les tours de
+Saint-Germain.
+
+--Oh! madame, disait Marie de Mantoue à la Reine, voyez-vous quel orage
+vient du Midi?
+
+--Vous regardez souvent de ce côté, ma chère, répondit Anne d'Autriche,
+appuyée sur le balcon.
+
+--C'est le côté du soleil, madame.
+
+--Et des tempêtes, dit la Reine, vous le voyez; croyez en mon amitié,
+mon enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien vu d'heureux pour vous.
+J'aimerais mieux vous voir tourner les yeux vers le côté de la Pologne.
+Regardez à quel beau peuple vous pourriez commander.
+
+En ce moment, pour éviter la pluie qui commençait, le prince Palatin
+passait rapidement sous les fenêtres de la Reine avec une suite
+nombreuse de jeunes Polonais à cheval; leurs vestes turques, couvertes
+de boutons de diamants, d'émeraudes et de rubis, leurs manteaux
+verts et gris de lin, les hautes plumes de leurs chevaux et leur air
+d'aventure les faisaient briller d'un singulier éclat auquel la cour
+s'était habituée sans peine. Ils s'arrêtèrent un moment, et le prince
+salua deux fois, pendant que le léger animal qu'il montait marchait
+de côté, tournant toujours le front vers les princesses; se cabrant
+et hennissant, il agitait les crins de son cou et semblait saluer en
+mettant sa tête entre ses jambes; toute sa suite répéta cette même
+évolution en passant. La princesse Marie s'était d'abord jetée en
+arrière, de peur que l'on ne distinguât les larmes de ses yeux; mais ce
+spectacle brillant et flatteur la fit revenir sur le balcon, et elle ne
+put s'empêcher de s'écrier:
+
+--Que le Palatin monte avec grâce ce joli cheval! Il semble n'y pas
+songer.
+
+La Reine sourit:
+
+--Il songe à celle qui serait sa reine demain si elle voulait faire
+un signe de tête et laisser tomber sur ce trône un regard de ses
+grands yeux noirs en amande, au lieu d'accueillir toujours ces pauvres
+étrangers avec ce petit air boudeur, et en faisant la moue comme à
+présent.
+
+Anne d'Autriche donnait en parlant un petit coup d'éventail sur
+les lèvres de Marie, qui ne put s'empêcher de sourire aussi; mais à
+l'instant elle baissa la tête en se le reprochant, et se recueillit
+pour reprendre sa tristesse qui commençait à lui échapper. Elle eut
+même besoin de contempler encore les gros nuages qui planaient sur le
+château.
+
+--Pauvre enfant, continua la Reine, tu fais tout ce que tu peux pour
+être bien fidèle et te bien maintenir dans la mélancolie de ton roman;
+tu te fais mal en ne dormant plus pour pleurer et en cessant de manger
+à table; tu passes la nuit à rêver ou à écrire; mais, je t'en avertis,
+tu ne réussiras à rien, si ce n'est à maigrir, à être moins belle et à
+n'être pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit ambitieux qui s'est perdu.
+
+Voyant Marie cacher sa tête dans son mouchoir pour pleurer encore, Anne
+d'Autriche rentra un moment dans sa chambre en la laissant au balcon,
+et feignit de s'occuper à chercher des bijoux dans sa toilette; elle
+revint bientôt lentement et gravement se remettre à la fenêtre; Marie
+était plus calme, et regardait tristement la campagne, les collines de
+l'horizon, et l'orage qui s'étendait peu à peu.
+
+La Reine reprit avec un ton plus grave:
+
+--Dieu a eu plus de bonté pour vous que vos imprudences ne le
+méritaient peut-être, Marie; il vous a sauvée d'un grand péril; vous
+aviez voulu faire de grands sacrifices, mais heureusement ils ne se
+sont pas accomplis comme vous l'aviez cru. L'innocence vous a sauvée de
+l'amour; vous êtes comme une personne qui, croyant se donner un poison
+mortel, n'aurait pris qu'une eau pure et sans danger.
+
+--Hélas! madame, que voulez-vous me dire? Ne suis-je pas assez
+malheureuse?
+
+--Ne m'interrompez pas, dit la Reine; vous allez voir avec d'autres
+yeux votre position présente. Je ne veux point vous accuser
+d'ingratitude envers le Cardinal; j'ai trop de raisons de ne pas
+l'aimer! j'ai moi-même vu naître la conjuration. Cependant vous
+pourriez, ma chère, vous rappeler qu'il fut le seul en France à
+vouloir, contre l'avis de la Reine-mère et de la cour, la guerre du
+duché de Mantoue, qu'il arracha à l'Empire et à l'Espagne et rendit au
+duc de Nevers votre père; ici, dans ce château même de Saint-Germain,
+fut signé le traité qui renversait le duc de Guastalla[22]. Vous étiez
+bien jeune alors... On a dû vous l'apprendre pourtant. Voici toutefois
+que, par amour uniquement (je veux le croire comme vous), un jeune
+homme de vingt-deux ans est prêt à le faire assassiner...
+
+ [22] Le 19 mai 1632.
+
+--Oh! madame, il en est incapable. Je vous jure qu'il l'a refusé...
+
+--Je vous ai priée, Marie, de me laisser parler. Je sais qu'il est
+généreux et loyal; je veux croire que, contre l'usage de notre temps,
+il ait assez de modération pour ne pas aller jusque-là, et le tuer
+froidement, comme le chevalier de Guise a tué le vieux baron de Luz,
+dans la rue. Mais sera-t-il le maître de l'empêcher s'il le fait
+prendre à force ouverte? c'est ce que nous ne pouvons savoir plus que
+lui! Dieu seul sait l'avenir. Du moins est-il sûr que pour vous il
+l'attaque, et, pour le renverser, prépare la guerre civile, qui éclate
+peut-être à l'heure même où nous parlons, une guerre sans succès! De
+quelque manière qu'elle tourne, il ne peut réussir qu'à faire du mal,
+car MONSIEUR va abandonner la conjuration.
+
+--Quoi! madame...
+
+--Ecoutez-moi, vous dis-je, j'en suis certaine, je n'ai pas besoin de
+m'expliquer davantage. Que fera le Grand-Ecuyer? Le Roi, il l'a bien
+jugé, est allé consulter le Cardinal. Le consulter, c'est lui céder;
+mais le traité d'Espagne a été signé: s'il est découvert, que fera
+seul M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi, nous le sauverons, nous
+sauverons ses jours, je vous le promets; il en est temps... j'espère...
+
+--Ah! madame, vous espérez! je suis perdue! s'écria Marie affaiblie et
+s'évanouissant à moitié.
+
+--Asseyons-nous, dit la Reine.
+
+Et, se plaçant près de Marie, à l'entrée de la chambre, elle poursuivit:
+
+--Sans doute MONSIEUR traitera pour tous les conjurés en traitant pour
+lui, mais l'exil sera leur moindre peine, l'exil perpétuel. Voilà donc
+la duchesse de Nevers et de Mantoue, la princesse Marie de Gonzague,
+femme de M. Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!
+
+--Eh bien, madame! je le suivrai dans l'exil: c'est mon devoir, je suis
+sa femme!... s'écria Marie en sanglotant; je voudrais déjà l'y savoir
+en sûreté.
+
+--Rêves de dix-huit ans! dit la Reine en soutenant Marie.
+Réveillez-vous, enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne veux nier
+aucune des qualités de M. de Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un
+esprit vaste, un grand courage; mais il ne peut plus être rien pour
+vous, et heureusement vous n'êtes ni sa femme ni même sa fiancée.
+
+--Je suis à lui, madame, à lui seul...
+
+--Mais sans bénédiction, reprit Anne d'Autriche, sans mariage enfin:
+aucun prêtre ne l'eût osé; le vôtre même ne l'a pas fait, et me l'a
+dit. Taisez-vous, ajouta-t-elle en posant ses deux belles mains sur la
+bouche de Marie, taisez-vous! Vous allez me dire que Dieu a entendu
+vos serments, que vous ne pouvez vivre sans lui, que vos destinées
+sont inséparables, que la mort seule peut briser votre union: propos
+de votre âge, délicieuses chimères d'un moment dont vous sourirez un
+jour, heureuse de ne pas avoir à les pleurer toute votre vie. De toutes
+ces jeunes femmes si brillantes que vous voyez autour de moi, à la
+cour, il n'en est pas une qui n'ait eu, à votre âge, quelque beau songe
+d'amour comme le vôtre, qui n'ait formé de ces liens que l'on croit
+indissolubles, et n'ait fait en secret d'éternels serments. Eh bien,
+ces songes sont évanouis, ces noeuds rompus, ces serments oubliés;
+et pourtant vous les voyez femmes et mères heureuses, entourées des
+honneurs de leur rang; elles viennent rire et danser tous les soirs...
+Je devine encore ce que vous voulez me dire... Elles n'aimaient pas
+autant que vous, n'est-ce pas? Eh bien, vous vous trompez, ma chère
+enfant; elles aimaient autant et ne pleuraient pas moins. Mais c'est
+ici que je dois vous apprendre à connaître ce grand mystère qui fait
+votre désespoir, parce que vous ignorez le mal qui vous dévore. Notre
+existence est double, mon amie: notre vie intérieure, celle de nos
+sentiments, nous travaille avec violence, tandis que la vie extérieure
+nous domine malgré nous. On n'est jamais indépendante des hommes, et
+surtout dans une condition élevée. Seule, on se croit maîtresse de
+sa destinée; mais la vue de trois personnes qui surviennent nous rend
+toutes nos chaînes en nous rappelant notre rang et notre entourage. Que
+dis-je? soyez enfermée et livrée à tout ce que les passions vous feront
+naître de résolutions courageuses et extraordinaires, vous suggèreront
+de sacrifices merveilleux, il suffira d'un laquais qui viendra vous
+demander vos ordres pour rompre le charme et vous rappeler votre
+existence réelle. C'est ce combat entre vos projets et votre position
+qui vous tue; vous vous en voulez intérieurement, vous vous faites
+d'amers reproches.
+
+Marie détourna la tête.
+
+--Oui, vous vous croyez bien criminelle. Pardonnez-vous, Marie: tous
+les hommes sont des êtres tellement relatifs et dépendants les uns
+des autres, que je ne sais si les grandes retraites du monde, que
+nous voyons quelquefois, ne sont pas faites pour le monde même: le
+désespoir a sa recherche et la solitude sa coquetterie. On prétend
+que les plus sombres ermites n'ont pu se retenir de s'informer de ce
+qu'on disait d'eux. Ce besoin de l'opinion générale est un bien, en ce
+qu'il combat presque toujours victorieusement ce qu'il y a de déréglé
+dans notre imagination, et vient à l'aide des devoirs que l'on oublie
+trop aisément. On éprouve, vous le sentirez, j'espère, en reprenant
+son sort tel qu'il doit être, après le sacrifice de ce qui détournait
+de la raison, la satisfaction d'un exilé qui rentre dans sa famille,
+d'un malade qui revoit le jour et le soleil après une nuit troublée
+par le cauchemar. C'est ce sentiment d'un être revenu, pour ainsi
+dire, à son état naturel, qui donne le calme que vous voyez dans bien
+des yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car il est peu de femmes qui
+n'aient connu les vôtres. Vous vous trouveriez parjure en renonçant
+à Cinq-Mars? Mais rien ne vous lie; vous vous êtes plus qu'acquittée
+envers lui en refusant, durant plus de deux années, les mains royales
+qui vous étaient présentées. Eh! qu'a-t-il fait, après tout, cet amant
+si passionné? Il s'est élevé pour vous atteindre; mais l'ambition, qui
+vous semble ici avoir aidé l'amour, ne pourrait-elle pas s'être aidée
+de lui? Ce jeune homme me semble être bien profond, bien calme dans ses
+ruses politiques, bien indépendant dans ses vastes résolutions, dans
+ses monstrueuses entreprises, pour que je le croie uniquement occupé
+de sa tendresse. Si vous n'aviez été qu'un moyen au lieu d'un but, que
+diriez-vous?
+
+--Je l'aimerais encore, répondit Marie. Tant qu'il vivra, je lui
+appartiendrai, madame.
+
+--Mais tant que je vivrai, moi, dit la Reine avec fermeté, je m'y
+opposerai.
+
+A ces derniers mots, la pluie et la grêle tombèrent sur le balcon avec
+violence; la Reine en profita pour quitter brusquement la porte et
+rentrer dans les appartements, où la duchesse de Chevreuse, Mazarin,
+Mme de Guémenée et le prince Palatin attendaient depuis un moment. La
+Reine marcha au-devant d'eux. Marie se plaça dans l'ombre près d'un
+rideau, afin qu'on ne vît pas la rougeur de ses yeux. Elle ne voulut
+point d'abord se mêler à la conversation trop enjouée; cependant
+quelques mots attirèrent son attention. La Reine montrait à la
+princesse de Guémenée des diamants qu'elle venait de recevoir de Paris.
+
+--Quant à cette couronne, elle ne m'appartient pas, le Roi a voulu la
+faire préparer pour la future Reine de Pologne; on ne sait qui ce sera.
+
+Puis, se tournant vers le prince Palatin:
+
+--Nous vous avons vu passer, prince; chez qui donc alliez-vous?
+
+--Chez Mlle la duchesse de Rohan, répondit le Polonais.
+
+L'insinuant Mazarin, qui profitait de tout pour chercher à deviner les
+secrets et à se rendre nécessaire par des confidences arrachées, dit en
+s'approchant de la Reine:
+
+--Cela vient à propos quand nous parlions de la couronne de Pologne.
+
+Marie, qui écoutait, ne put soutenir ce mot devant elle, et dit à Mme
+de Guémenée, qui était à ses côtés:
+
+--Est-ce que M. de Chabot est roi de Pologne!
+
+La Reine entendit ce mot, et se réjouit de ce léger mouvement
+d'orgueil. Pour en développer le germe, elle affecta une attention
+approbative pour la conversation qui suivit et qu'elle encourageait.
+
+La princesse de Guémenée se récriait:
+
+--Conçoit-on un semblable mariage? on ne peut le lui ôter de la tête.
+Enfin, cette même Mlle de Rohan, que nous vîmes toutes si fière,
+après avoir refusé le comte de Soissons, le duc de Weymar et le duc de
+Nemours, n'épouser qu'un gentilhomme! cela fait pitié, en vérité! Où
+allons-nous? on ne sait ce que cela deviendra.
+
+Mazarin ajoutait d'un ton équivoque:
+
+--Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer! à la cour! un amour véritable,
+profond! cela peut-il se croire?
+
+Pendant ceci, la Reine continuait à fermer et rouvrir, en jouant, la
+nouvelle couronne.
+
+--Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs, dit-elle; voyons,
+donnez votre front, Marie...
+
+Mais elle va à ravir, continua-t-elle.
+
+--On la croirait faite pour madame la princesse, dit le Cardinal.
+
+--Je donnerais tout mon sang pour qu'elle demeurât sur ce front, dit le
+prince Palatin.
+
+Marie laissa voir, à travers les larmes qu'elle avait encore sur les
+joues, un sourire enfantin et involontaire, comme un rayon de soleil à
+travers la pluie; puis, tout à coup, devenant d'une excessive rougeur,
+elle se sauva en courant dans les appartements.
+
+On riait. La Reine la suivit des yeux, sourit, donna sa main à baiser à
+l'ambassadeur polonais, et se retira pour écrire une lettre.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+LE TRAVAIL
+
+ Peu d'espérance doiuent auoir les pauures et menues gens au
+ fait de ce monde, puisque si grand Roy a tant souffert et tant
+ trauaillé.
+
+ PHILIPPE DE COMINES.
+
+
+Un soir, devant Perpignan, il se passa une chose inaccoutumée. Il était
+dix heures et tout dormait. Les opérations lentes et presque suspendues
+du siège avaient engourdi le camp et la ville. Chez les Espagnols on
+s'occupait peu des Français, toutes les communications étant libres
+vers la Catalogne, comme en temps de paix; et dans l'armée française
+tous les esprits étaient travaillés par cette secrète inquiétude qui
+annonce les grands événements. Cependant tout était calme en apparence;
+on n'entendait que le bruit des pas mesurés des sentinelles. On ne
+voyait, dans la nuit sombre, que la petite lumière rouge de la mèche
+toujours fumante de leurs fusils, lorsque tout à coup les trompettes
+des Mousquetaires, des Chevau-légers et des Gens d'armes sonnèrent
+presque en même temps le _boute selle_ et _à cheval_. Tous les
+factionnaires crièrent aux armes, et on vit les sergents de bataille,
+portant des flambeaux, aller de tente en tente, une longue pique à la
+main, pour réveiller les soldats, les ranger en ligne et les compter.
+De longs pelotons marchaient dans un sombre silence, circulaient
+dans les rues du camp et venaient prendre leur place de bataille;
+on entendait le choc des bottes pesantes et le bruit du trot des
+escadrons, annonçant que la cavalerie faisait les mêmes dispositions.
+Après une demi-heure de mouvements, les bruits cessèrent, les flambeaux
+s'éteignirent et tout rentra dans le calme; seulement l'armée était
+debout.
+
+Des flambeaux intérieurs faisaient briller comme une étoile l'une des
+dernières tentes du camp; on distinguait, en approchant, cette petite
+pyramide blanche et transparente; sur sa toile se dessinaient deux
+ombres qui allaient et venaient. Dehors plusieurs hommes à cheval
+attendaient; dedans étaient de Thou et Cinq-Mars.
+
+A voir ainsi levé et armé à cette heure le pieux et sage de Thou, on
+l'aurait pris pour un des chefs de la révolte. Mais en examinant de
+plus près sa contenance sévère et ses regards mornes, on aurait compris
+bientôt qu'il la blâmait et s'y laissait conduire et compromettre par
+une résolution extraordinaire qui l'aidait à surmonter l'horreur qu'il
+avait de l'entreprise en elle-même. Depuis le jour où Henri d'Effiat
+lui avait ouvert son coeur et confié tout son secret, il avait vu
+clairement que toute remontrance était inutile auprès d'un jeune homme
+aussi fortement résolu. Il avait même compris plus que M. de Cinq-Mars
+ne lui avait dit, il avait vu dans l'union secrète de son ami avec la
+princesse Marie un de ces liens d'amour dont les fautes mystérieuses et
+fréquentes, les abandons voluptueux et involontaires, ne peuvent être
+trop tôt épurés par les publiques bénédictions. Il avait compris ce
+supplice impossible à supporter plus longtemps d'un amant, maître adoré
+de cette jeune personne, et qui chaque jour était condamné à paraître
+devant elle en étranger et à recevoir les confidences politiques des
+mariages que l'on préparait pour elle. Le jour où il avait reçu son
+entière confession, il avait tout tenté pour empêcher Cinq-Mars d'aller
+dans ses projets jusqu'à l'alliance étrangère. Il avait évoqué les plus
+graves souvenirs et les meilleurs sentiments, sans autre résultat que
+de rendre plus rude vis-à-vis de lui la résolution invincible de son
+ami. Cinq-Mars, on s'en souvient, lui avait dit durement: «_Eh! vous
+ai-je prié de prendre part à la conjuration?_» et lui, il n'avait voulu
+promettre que de ne pas le dénoncer, et il avait rassemblé toutes ses
+forces contre l'amitié pour dire: «_N'attendez rien de plus de ma part
+si vous signez ce traité._» Cependant Cinq-Mars avait signé le traité,
+et de Thou était encore là, près de lui.
+
+L'habitude de discuter familièrement les projets de son ami les lui
+avait peut-être rendus moins odieux; son mépris pour les vices du
+Cardinal-Duc, son indignation de l'asservissement des Parlements,
+auxquels tenait sa famille, et de la corruption de la justice; les
+noms puissants et surtout les nobles caractères des personnages qui
+dirigeaient l'entreprise, tout avait contribué à adoucir sa première
+et douloureuse impression. Ayant une fois promis le secret à M.
+de Cinq-Mars, il se considérait comme pouvant accepter en détail
+toutes les confidences secondaires; et, depuis l'événement fortuit
+qui l'avait compromis chez Marion de Lorme parmi les conjurés, il se
+regardait comme lié par l'honneur avec eux, et engagé à un silence
+inviolable. Depuis ce temps il avait vu Monsieur, le duc de Bouillon
+et Fontrailles; ils s'étaient accoutumés à parler devant lui sans
+crainte, et lui à les entendre sans colère. A présent les dangers de
+son ami l'entraînaient dans leur tourbillon comme un aimant invincible.
+Il souffrait dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars partout où
+il allait, sans vouloir, par délicatesse excessive, hasarder désormais
+une seule réflexion qui eût pu ressembler à une crainte personnelle.
+Il avait donné sa vie tacitement, et eût jugé indigne de tous deux de
+faire signe de la vouloir reprendre.
+
+Le Grand-Écuyer était couvert de sa cuirasse, armé, et chaussé de
+larges bottes. Un énorme pistolet était posé sur sa table, entre deux
+flambeaux, avec sa mèche allumée; une montre pesante dans sa boîte
+de cuivre devant le pistolet. De Thou, couvert d'un manteau noir, se
+tenait immobile, les bras croisés; Cinq-Mars se promenait, les bras
+derrière le dos, regardant de temps à autre l'aiguille trop lente à son
+gré; il entr'ouvrit sa tente et regarda le ciel, puis revint:
+
+--Je ne vois pas mon étoile en haut, dit-il, mais n'importe! elle est
+là, dans mon coeur.
+
+--Le temps est sombre, dit de Thou.
+
+--Dites que le temps s'avance. Il marche, mon ami, il marche; encore
+vingt minutes, et tout sera fait. L'armée attend le coup de pistolet
+pour commencer.
+
+De Thou tenait à la main un crucifix d'ivoire, et portait ses regards
+tantôt sur la croix, tantôt au ciel.
+
+--Voici l'heure, disait-il, d'accomplir le sacrifice; je ne me repens
+pas, mais que la coupe du péché a d'amertume pour mes lèvres! J'avais
+voué mes jours à l'innocence et aux travaux de l'esprit, et me voici
+prêt à commettre le crime et à saisir l'épée.
+
+Mais, prenant avec force la main de Cinq-Mars:
+
+--C'est pour vous, c'est pour vous, ajouta-t-il avec l'élan d'un coeur
+aveuglément dévoué; je m'applaudis de mes erreurs si elles tournent à
+votre gloire, je ne vois que votre bonheur dans ma faute. Pardonnez-moi
+un moment de retour vers les idées habituelles de toute ma vie.
+
+Cinq-Mars le regardait fixement, et une larme coulait lentement sur sa
+joue.
+
+--Vertueux ami, dit-il, puisse votre faute ne retomber que sur ma tête!
+Mais espérons que Dieu, qui pardonne à ceux qui aiment, sera pour nous;
+car nous sommes criminels: moi par amour, et vous par amitié.
+
+Mais tout à coup, regardant la montre, il prit le long pistolet dans
+ses mains, et considéra la mèche fumante d'un air farouche. Ses longs
+cheveux tombaient sur son visage comme la crinière d'un jeune lion.
+
+--Ne te consume pas, s'écria-t-il, brûle lentement! Tu vas allumer un
+incendie que toutes les vagues de l'Océan ne sauraient éteindre; la
+flamme va bientôt éclairer la moitié d'un monde, et il se peut qu'on
+aille jusqu'au bois des trônes. Brûle lentement, flamme précieuse,
+les vents qui t'agiteront sont violents et redoutables: l'amour et la
+haine. Conserve-toi, ton explosion va retentir au loin, et trouvera
+des échos dans la chaumière du pauvre et dans le palais du Roi. Brûle,
+brûle, flamme chétive, tu es pour moi le sceptre et la foudre.
+
+De Thou, tenant toujours la petite croix d'ivoire, disait à voix basse:
+
+--Seigneur, pardonnez-nous le sang qui sera versé; nous combattrons le
+méchant et l'impie!
+
+Puis, élevant la voix:
+
+--Mon ami, la cause de la vertu triomphera, dit-il, elle triomphera
+seule. C'est Dieu qui a permis que le traité coupable ne nous parvînt
+pas: ce qui faisait le crime est anéanti, sans doute; nous combattrons
+sans l'étranger, et peut-être même ne combattrons-nous pas; Dieu
+changera le coeur du roi.
+
+--Voici l'heure, voici l'heure! dit Cinq-Mars les yeux attachés sur la
+montre avec une sorte de rage joyeuse: encore quelques minutes, et les
+Cardinalistes du camp seront écrasés; nous marcherons sur Narbonne, il
+est là... Donnez ce pistolet.
+
+A ces mots, il ouvrit brusquement sa tente et prit la mèche du
+pistolet.
+
+--Courrier de Paris! courrier de la cour! cria une voix au dehors.
+
+Et un homme couvert de sueur, haletant de fatigue, se jeta en bas de
+son cheval, entra, et remit une petite lettre à Cinq-Mars.
+
+--De la Reine, monseigneur, dit-il.
+
+Cinq-Mars pâlit, et lut:
+
+
+ «MONSIEUR LE MARQUIS DE CINQ-MARS,
+
+ «Je vous fais cette lettre pour vous conjurer et prier de rendre à
+ ses devoirs notre bien-aimée fille adoptive et amie, la princesse
+ Marie de Gonzague, que votre affection détourne seule du royaume
+ de Pologne à elle offert. J'ai sondé son âme; elle est bien
+ jeune encore, et _j'ai lieu de croire_ qu'elle accepterait la
+ couronne avec _moins d'efforts et de douleur que vous ne le pensez
+ peut-être_.
+
+ «C'est pour elle que vous avez entrepris une guerre qui va mettre à
+ feu et à sang mon beau et cher pays de France; je vous conjure et
+ supplie d'agir en gentilhomme, et de délier noblement la duchesse
+ de Mantoue des promesses qu'elle aura pu vous faire. Rendez ainsi
+ le repos à son âme et la paix à notre cher pays.
+
+ «La Reine, qui se jette à vos pieds, s'il le faut.
+
+ «ANNE.»
+
+
+Cinq-Mars remit avec calme le pistolet sur la table; son premier
+mouvement avait fait tourner le canon contre lui-même; cependant il le
+remit, et, saisissant vite un crayon, il écrivit sur le revers de la
+même lettre:
+
+
+ «MADAME,
+
+ «Marie de Gonzague étant ma femme, ne peut être reine de Pologne
+ qu'après ma mort; je meurs.
+
+ «CINQ-MARS.»
+
+
+Et comme s'il n'eût pas voulu se donner un instant de réflexion, la
+mettant de force dans la main du courrier:
+
+--A cheval! à cheval! lui dit-il d'un ton furieux: si tu demeures un
+instant de plus, tu es mort.
+
+Il le vit partir et rentra.
+
+Seul avec son ami, il resta un instant debout mais pâle, mais l'oeil
+fixe et regardant la terre comme un insensé. Il se sentit chanceler.
+
+--De Thou! s'écria-t-il.
+
+--Que voulez-vous, ami, cher ami? je suis près de vous. Vous venez
+d'être grand, bien grand! sublime!
+
+--De Thou! cria-t-il encore d'une voix étouffée.
+
+Et il tomba la face contre terre, comme tombe un arbre déraciné.
+
+Les vastes tempêtes prennent différents aspects, selon les climats
+où elles passent; celles qui avaient une étendue terrible dans les
+pays du nord se rassemblent, dit-on, en un seul nuage sous la zone
+torride, d'autant plus redoutables qu'elles laissent à l'horizon toute
+sa pureté, et que les vagues en fureur réfléchissent encore l'azur du
+ciel en se teignant du sang de l'homme. Il en est de même des grandes
+passions: elles prennent d'étranges aspects, selon nos caractères;
+mais qu'elles sont terribles dans les coeurs vigoureux qui ont conservé
+leur force sous le voile des formes sociales! Quand la jeunesse et le
+désespoir viennent à se réunir, on ne peut dire à quelles fureurs ils
+se porteront, ou quelle sera leur résignation subite; on ne sait si
+le volcan va faire éclater la montagne, ou s'il s'éteindra tout à coup
+dans ses entrailles.
+
+De Thou épouvanté releva son ami, le sang ruisselait par ses narines et
+ses oreilles; il l'aurait cru mort si des torrents de larmes n'eussent
+coulé de ses yeux; c'était le seul signe de sa vie: mais tout à coup
+il rouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, avec une force de
+tête extraordinaire, reprit toutes ses pensées et la puissance de sa
+volonté.
+
+--Je suis en présence des hommes, dit-il, il faut en finir avec eux.
+Mon ami, il est onze heures et demie; l'heure du signal est passée;
+donnez pour moi l'ordre de rentrer dans les quartiers; c'était une
+fausse alerte que j'expliquerai ce soir même.
+
+De Thou avait déjà senti l'importance de cet ordre: il sortit et revint
+sur-le-champ; il retrouva Cinq-Mars assis, calme, et cherchant à faire
+disparaître le sang de son visage.
+
+--De Thou, dit-il en le regardant fixement, retirez-vous, vous me gênez.
+
+--Je ne vous quitte pas, répondit celui-ci.
+
+--Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne sont pas loin. Je ne sais plus
+parler longtemps, même pour vous; mais si vous restez avec moi vous
+mourrez, je vous en avertis.
+
+--Je reste, dit encore de Thou.
+
+--Que Dieu vous préserve donc! reprit Cinq-Mars, car je n'y pourrai
+rien, ce moment passé. Je vous laisse ici. Appelez Fontrailles et
+tous les conjurés, distribuez-leur ces passeports, qu'ils s'enfuient
+sur-le-champ; dites-leur que tout est manqué et que je les remercie.
+Pour vous, encore une fois, partez avec eux, je vous le demande; mais,
+quoi que vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez pas. Je vous jure de
+ne point me frapper moi-même.
+
+A ces mots, serrant la main de son ami sans le regarder, il s'élança
+brusquement hors de sa tente.
+
+Cependant à quelques lieues de là se tenaient d'autres discours. A
+Narbonne, dans le même cabinet où nous vîmes autrefois Richelieu régler
+avec Joseph les intérêts de l'État, étaient encore assis ces deux
+hommes, à peu près les mêmes; le ministre, cependant fort vieilli par
+trois ans de souffrances, et le capucin aussi effrayé du résultat de
+ses voyages que son maître était tranquille.
+
+Le Cardinal, assis dans sa chaise longue et les jambes liées et
+entourées d'étoffes chaudes et fourrées, tenait sur ses genoux trois
+jeunes chats qui se roulaient et se culbutaient sur sa robe rouge;
+de temps en temps il en prenait un, et le plaçait sur les autres pour
+perpétuer leurs jeux; il riait en les regardant; sur ses pieds était
+couchée leur mère, comme un énorme manchon et une fourrure vivante.
+
+Joseph, assis près de lui, renouvelait le récit de tout ce qu'il avait
+entendu dans le confessionnal; pâlissant encore du danger qu'il avait
+couru d'être découvert ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:
+
+--Enfin, monseigneur, je ne puis m'empêcher d'être troublé jusqu'au
+fond du coeur lorsque je me rappelle les périls qui menaçaient et
+menacent encore Votre Eminence. Des spadassins s'offraient pour vous
+poignarder; je vois en France toute la cour soulevée contre vous,
+la moitié de l'armée et deux provinces; à l'étranger, l'Espagne et
+l'Autriche prêtes à fournir des troupes; partout des pièges ou des
+combats, des poignards ou des canons!...
+
+Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser son jeu, et dit:
+
+--C'est un bien joli animal qu'un chat! c'est un tigre de salon: quelle
+souplesse! quelle finesse extraordinaire! Voyez ce petit jaune qui fait
+semblant de dormir pour que l'autre rayé ne prenne pas garde à lui,
+et tombe sur son frère; et celui-là, comme il le déchire! voyez comme
+il lui enfonce ses griffes dans le côté! Il le tuerait, je crois, il
+le mangerait, s'il était plus fort! C'est très plaisant! quels jolis
+animaux!
+
+Il toussa, éternua assez longtemps, puis reprit:
+
+--Messire Joseph, je vous ai fait dire de ne me parler d'affaires
+qu'après mon souper; j'ai faim maintenant et ce n'est pas mon heure;
+mon médecin Chicot m'a recommandé la régularité, et j'ai ma douleur au
+côté. Voici quelle sera ma soirée, ajouta-t-il en regardant l'horloge:
+à neuf heures, nous règlerons les affaires de M. le Grand; à dix, je me
+ferai porter autour du jardin pour prendre l'air au clair de la lune;
+ensuite je dormirai une heure ou deux; à minuit, le Roi viendra, et
+à quatre heures vous pourrez repasser pour prendre les divers ordres
+d'arrestations, condamnations ou autres que j'aurai à vous donner pour
+les provinces, Paris ou les armées de Sa Majesté.
+
+Richelieu dit tout ceci avec le même son de voix et une prononciation
+uniforme, altérée seulement par l'affaiblissement de sa poitrine et la
+perte de plusieurs dents.
+
+Il était sept heures du soir; le capucin se retira. Le Cardinal soupa
+avec la plus grande tranquillité, et quand l'horloge frappa huit heures
+et demie, il fit appeler Joseph, et lui dit lorsqu'il fut assis près de
+la table:
+
+--Voilà donc tout ce qu'ils ont pu faire contre moi pendant plus de
+deux années! Ce sont de pauvres gens, en vérité! Le duc de Bouillon
+même, que je croyais assez capable, se perd tout à fait dans mon esprit
+par ce trait; je l'ai suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il fait
+un pas digne d'un véritable homme d'Etat? Le Roi, MONSIEUR, et tous
+les autres, n'ont fait que se monter la tête ensemble contre moi, et
+ne m'ont seulement pas enlevé un homme. Il n'y a que ce petit Cinq-Mars
+qui ait de la suite dans les idées; tout ce qu'il a fait était conduit
+d'une manière surprenante: il faut lui rendre justice, il avait
+des dispositions; j'en aurais fait mon élève sans la roideur de son
+caractère; mais il m'a rompu en visière, j'en suis bien fâché pour lui.
+Je les ai tous laissés nager plus de deux ans en pleine eau; à présent
+tirons le filet.
+
+--Il en est temps, monseigneur, dit Joseph, qui souvent frémissait
+involontairement en parlant: savez-vous que de Perpignan à Narbonne le
+trajet est court? savez-vous que, si vous avez ici une forte armée, vos
+troupes du camp sont faibles et incertaines? que cette jeune noblesse
+est furieuse, et que le Roi n'est pas sûr?
+
+Le Cardinal regarda l'horloge.
+
+--Il n'est encore que huit heures et demie, mons Joseph; je vous ai
+déjà dit que je ne m'occuperais de cette affaire qu'à neuf heures.
+En attendant, comme il faut que justice se fasse, vous allez écrire
+ce que j'ai à vous dicter, car j'ai la mémoire fort bonne. Il reste
+encore au monde, je le vois sur mes notes, quatre des juges d'Urbain
+Grandier; c'était un homme d'un vrai génie que cet Urbain Grandier,
+ajouta-t-il avec méchanceté (Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres
+juges sont morts misérablement; il reste Houmain, qui sera pendu comme
+contrebandier; nous pouvons le laisser tranquille: mais voici cet
+horrible Lactance, qui vit en paix avec Barré et Mignon. Prenez une
+plume et écrivez à M. l'évêque de Poitiers:
+
+
+ «MONSEIGNEUR,
+
+ «Le bon plaisir de Sa Majesté est que les pères Barré et Mignon
+ soient remplacés dans leurs cures, et envoyés dans le plus court
+ délai dans la ville de Lyon, ainsi que le père Lactance, capucin,
+ pour y être traduits devant un tribunal spécial, comme prévenus de
+ quelques criminelles intentions envers l'Etat.»
+
+
+Joseph écrivait aussi froidement qu'un Turc fait tomber une tête au
+geste de son maître.
+
+Le Cardinal lui dit en signant la lettre:
+
+--Je vous ferai savoir comment je veux qu'ils disparaissent; car il
+est important d'effacer toutes les traces de cet ancien procès. La
+Providence m'a bien servi en enlevant tous ces hommes; j'achève son
+ouvrage. Voici tout ce qu'en saura la postérité.
+
+Et il lut au capucin cette page de ses Mémoires où il raconte la
+possession et les sortilèges du magicien[23].
+
+ [23] Voyez les Mémoires de Richelieu, _Collection des Mémoires_, t.
+ XXVIII. p. 139.
+
+Pendant sa lente lecture, Joseph ne pouvait s'empêcher de regarder
+l'horloge.
+
+--Il te tarde d'en venir à M. le Grand, dit enfin le Cardinal; eh
+bien, pour te faire plaisir, passons-y. Tu crois donc que je n'ai pas
+mes raisons pour être tranquille? Tu crois que j'ai laissé aller ces
+pauvres conspirateurs trop loin? Non. Voici de petits papiers qui te
+rassureraient si tu les connaissais. D'abord, dans ce rouleau de bois
+creux, est le traité avec l'Espagne, saisi à Oloron. Je suis très
+satisfait de Laubardemont: c'est un habile homme!
+
+Le feu d'une féroce jalousie brilla sous les épais sourcils de Joseph.
+
+--Ah! monseigneur, dit-il, ignore à quel homme il l'a arraché; il
+est vrai qu'il l'a laissé mourir, et sous ce rapport on n'a pas à se
+plaindre; mais enfin il était l'agent de la conjuration: c'était son
+fils.
+
+--Dites-vous la vérité? dit le Cardinal d'un air sévère; oui, car vous
+n'oseriez pas mentir avec moi. Comment l'avez-vous su?
+
+--Par les gens de sa suite, monseigneur: voici leurs rapports; ils
+comparaîtront.
+
+Le Cardinal examina ces papiers nouveaux et ajouta:
+
+--Donc nous allons l'employer encore à juger nos conjurés, et ensuite
+vous en ferez ce que vous voudrez; je vous le donne.
+
+Joseph, joyeux, reprit ses précieuses dénonciations et continua:
+
+--Son Éminence parle de juger des hommes encore armés et à cheval?
+
+--Ils n'y sont pas tous. Lis cette lettre de MONSIEUR à Chavigny; il
+demande grâce, il en a assez. Il n'osait même pas s'adresser à moi le
+premier jour, et n'élevait pas sa prière plus haut que les genoux d'un
+de mes serviteurs[24].
+
+ [24] COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE MONSIEUR ET DU
+ CARDINAL DE RICHELIEU.
+
+ _A Monsieur de Chavigny._
+
+ «Monsieur de Chavigny,
+
+ «Encore que je croie que vous n'êtes pas satisfait de moy, et
+ que véritablement vous en ayez sujet, je ne laisse pas de vous
+ prier de travailler à mon accommodement avec Son Eminence, et
+ d'attendre cet effet de la véritable affection que vous avez
+ pour moy, qui, je crois, sera encore plus grande que votre
+ colère. Vous sçavez le besoin que j'ai que vous me tiriez de la
+ peine où je suis. Vous l'avez déjà fait deux fois auprès de Son
+ Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière fois que je vous
+ donnerai de pareils employs.
+
+ «GASTON D'ORLÉANS.»
+
+Mais le lendemain il a repris courage et m'a envoyé celle-ci à
+moi-même[25], et une troisième pour le Roi.
+
+ [25] _A Son Excellence le Cardinal-Duc._
+
+ «Mon Cousin,
+
+ «Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du monde le plus
+ coupable de vous avoir dépleu; les grâces qu'il recevoit de
+ Sa Majesté m'ont toujours fait garder de lui et de tous ses
+ artifices; mais c'est pour vous, mon Cousin, que je conserve
+ mon estime et mon amitié tout entière... Je suis touché d'un
+ véritable repentir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
+ dois au Roy, mon seigneur, et je prends Dieu à témoin de la
+ sincérité avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle de
+ vos amis, et avec la mesme passion que je suis,
+
+ «Mon Cousin,
+
+ «Votre affectionné Cousin,
+
+ «GASTON.»
+
+Son projet l'étouffait, il n'a pas pu le garder. Mais on ne m'apaise
+pas à si peu de frais, il me faut une confession détaillée, ou bien je
+le chasserai du royaume. Je lui ai fait écrire ce matin[26].
+
+ [26] _Réponse du Cardinal._
+
+ «Monsieur,
+
+ «Puisque Dieu veut que les hommes aient recours à une ingénue
+ et entière confession pour être absous de leurs fautes en ce
+ monde, je vous enseigne le chemin que vous devez tenir pour
+ vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé, c'est à
+ elle d'achever. C'est tout ce que je puis vous dire.
+
+Quant au magnifique et puissant duc de Bouillon, seigneur souverain de
+Sedan et général en chef des armées d'Italie, il vient d'être saisi par
+ses officiers au milieu de ses soldats, et s'était caché dans une botte
+de paille. Il reste donc encore seulement mes deux jeunes voisins.
+Ils s'imaginèrent avoir le camp tout entier à leurs ordres, et il ne
+leur demeure attaché que les Compagnies rouges; tout le reste, étant
+à MONSIEUR, n'agira pas, et mes régiments les arrêteront. Cependant
+j'ai permis qu'on eût l'air de leur obéir. S'ils donnent le signal à
+onze heures et demie, ils seront arrêtés aux premiers pas, sinon le Roi
+me les livrera ce soir... N'ouvre pas tes yeux étonnés; il va me les
+livrer, te dis-je, entre minuit et une heure. Vous voyez que tout s'est
+fait sans vous, Joseph; nous nous en passons fort bien, et, pendant
+ce temps-là, je ne vois pas que nous ayons reçu de grands services de
+vous; vous vous négligez.
+
+--Ah! monseigneur, si vous saviez ce qu'il m'a fallu de peines pour
+découvrir le chemin des messagers du traité! Je ne l'ai su qu'en
+risquant ma vie entre ces deux jeunes gens...
+
+Ici le Cardinal se mit à rire d'un air moqueur du fond de son fauteuil.
+
+--Tu devais être bien ridicule et avoir bien peur dans cette boîte,
+Joseph, et je pense que c'est la première fois de ta vie que tu aies
+entendu parler d'amour. Aimes-tu ce langage-là, père Joseph? et,
+dis-moi, le comprends-tu bien clairement? Je ne crois pas que tu t'en
+fasses une idée très belle.
+
+Richelieu, les bras croisés, regardait avec plaisir son capucin
+interdit, et poursuivit du ton persifleur d'un grand seigneur qu'il
+prenait quelquefois, se plaisant à faire passer les plus nobles
+expressions par les lèvres les plus impures:
+
+--Voyons, Joseph, fais-moi une définition de l'amour selon tes idées.
+Qu'est-ce que cela peut être? car enfin, tu vois que cela existe
+ailleurs que dans les romans. Ce bon jeune homme n'a fait toutes ces
+petites conjurations que par amour. Tu l'as entendu toi-même de tes
+oreilles indignes. Voyons, qu'est-ce que l'amour? Moi, d'abord, je n'en
+sais rien.
+
+Cet homme fut anéanti et regarda le parquet avec l'oeil stupide de
+quelque animal ignoble. Après avoir cherché longtemps, il répondit
+enfin d'une voix traînante et nasillarde:
+
+--Ce doit être quelque fièvre maligne qui égare le cerveau; mais, en
+vérité, monseigneur, je vous avoue que je n'y avais jamais réfléchi
+jusqu'ici, et j'ai toujours été embarrassé pour parler à une femme;
+je voudrais qu'on pût les retrancher de la société, car je ne vois
+pas à quoi elles servent, si ce n'est à faire découvrir des secrets,
+comme la petite duchesse ou comme Marion de Lorme, que je ne puis
+trop recommander à Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et a jeté
+avec beaucoup d'adresse notre petite prophétie au milieu de ces
+conspirateurs. Nous n'avons pas manqué le _merveilleux_[27], cette
+fois, comme pour le siège d'Hesdin; il ne s'agira plus que de trouver
+une fenêtre par laquelle vous passerez le jour de l'exécution.
+
+ [27] En 1638, le prince Thomas ayant fait lever le siége d'Hesdin,
+ le Cardinal en fut très peiné. Une religieuse du couvent du
+ Mont-Calvaire avait dit que la victoire seroit au Roy, et le
+ père Joseph vouloit ainsi que l'on crût que le Ciel protégeoit le
+ ministre.
+
+ (_Mémoires pour l'histoire du Cardinal de Richelieu._)
+
+--Voilà encore de vos sottises, monsieur! dit le Cardinal; vous me
+rendrez aussi ridicule que vous, si vous continuez. Je suis trop
+fort pour me servir du ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne vous
+occupez que des gens que je vous donne: je vous ai fait votre part
+tout à l'heure. Quand le Grand-Écuyer sera pris, vous le ferez juger
+et exécuter à Lyon. Je ne veux plus m'en mêler, cette affaire est trop
+petite pour moi: c'est un caillou sous mes pieds, auquel je n'aurais
+pas dû penser si longtemps.
+
+Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre cet homme qui, entouré
+d'ennemis armés, parlait de l'avenir comme d'un présent à sa
+disposition, et du présent comme d'un passé qu'il ne craignait plus. Il
+ne savait s'il devait le croire fou ou prophète, inférieur ou supérieur
+à l'humanité.
+
+Sa surprise redoubla lorsque Chavigny entra précipitamment, et,
+heurtant ses bottes fortes contre le tabouret du Cardinal, de manière à
+courir les risques de tomber, s'écria d'un air fort troublé:
+
+--Monseigneur, un de vos domestiques arrive de Perpignan, et il a vu le
+camp en rumeur et vos ennemis à cheval...
+
+--Ils mettront pied à terre, monsieur, répondit Richelieu en replaçant
+son tabouret; vous me paraissez manquer de calme.
+
+--Mais... mais... monseigneur, ne faut-il pas avertir M. de Fabert?
+
+--Laissez-le dormir, et allez vous coucher vous-même, ainsi que Joseph.
+
+--Monseigneur, une autre chose extraordinaire: le Roi vient.
+
+--En effet, c'est extraordinaire, dit le ministre en regardant
+l'horloge; je ne l'attendais que dans deux heures. Sortez tous deux.
+
+Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait
+l'arrivée du prince. On ouvrit les deux battants; les gardes du
+Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi
+parut.
+
+Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de
+l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Sirmond, qui se retira
+et le laissa avec le Cardinal. Celui-ci s'était levé avec la plus
+grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses
+jambes malades étaient enveloppées. Il fit le geste d'aider le prince à
+s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand
+fauteuil garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé
+pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait
+sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et
+seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante:
+
+--Je m'en vais, mon cher Cardinal; je sens que je m'en vais à Dieu: je
+m'affaiblis de jour en jour; ni l'été ni l'air du Midi ne m'ont rendu
+mes forces.
+
+--Je précèderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà
+conquis mes jambes, vous le voyez; mais tant qu'il me restera la tête
+pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.
+
+--Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter: le coeur pour
+m'aimer, dit le Roi.
+
+--Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant
+le sourcil et se mordant les lèvres par l'impatience que lui donnait ce
+début.
+
+--Quelquefois j'en doute, répondit le prince; tenez, j'ai besoin de
+vous parler à coeur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il
+y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans: jamais
+je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret, et même, si
+quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions
+contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir.
+
+C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles,
+qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils
+n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion
+par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il
+avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin
+de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune; et, pour faciliter
+l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations
+qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi.
+
+--Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous
+ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours
+à l'esprit, et dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne
+puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain
+Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre
+haine pour ma malheureuse mère et même contre sa cendre.
+
+--N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu. Sont-ce là mes seules
+fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait
+être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles
+et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art, qui ne peut
+être regardé comme coupable, à nommer _magie_ des crimes dont le nom
+révolte la pudeur, dont le récit eût révélé à l'innocence de dangereux
+mystères; ce fut une sainte ruse, pour dérober aux yeux des peuples ces
+impuretés...
+
+--Assez, c'en est assez, Cardinal, dit Louis XIII, détournant la tête
+et baissant les yeux en rougissant; je ne puis en entendre davantage;
+je vous conçois, ces tableaux m'offenseraient; j'approuve vos motifs,
+c'est bon. On ne m'avait pas dit cela; on m'avait caché ces vices
+affreux. Vous êtes-vous assuré des preuves de ces crimes?
+
+--Je les eus toutes entre les mains, Sire; et quant à la glorieuse
+Reine Marie de Médicis, je suis étonné que Votre Majesté oublie combien
+je lui fus attaché. Oui, je ne crains pas de l'avouer, c'est à elle
+que je dus toute mon élévation; elle daigna la première jeter les
+yeux sur l'évêque de Luçon, qui n'avait alors que vingt-deux ans, pour
+l'approcher d'elle. Combien j'ai souffert lorsqu'elle me força de la
+combattre dans l'intérêt de Votre Majesté! Mais, comme ce sacrifice fut
+fait pour vous, je n'en eus et n'en aurai jamais aucun scrupule.
+
+--Vous, à la bonne heure; mais moi! dit le prince avec amertume.
+
+--Eh! Sire, s'écria le Cardinal, le Fils de Dieu[28] lui-même vous en
+donna l'exemple; c'est sur le modèle de toutes les perfections que nous
+réglâmes nos avis; et si les monuments dus aux précieux restes de votre
+mère ne sont pas encore élevés, Dieu m'est témoin que ce fut dans la
+crainte d'affliger votre coeur et de vous rappeler sa mort, que nous
+en retardâmes les travaux. Mais béni soit ce jour où il m'est permis
+de vous en parler! je dirai moi-même la première messe à Saint-Denis,
+quand nous l'y verrons déposée, si la Providence m'en laisse la force.
+
+ [28] En 1639, le Roi consulta son conseil sur la supplique de sa
+ mère exilée pour rentrer en France; Richelieu répondit:
+
+ «Qui peut douter qu'il ne soit permis à un prince de se séparer
+ d'une mère pour des considérations importantes?... Le Fils de Dieu
+ n'a point fait difficulté de se séparer un temps de sa mère et de
+ la laisser en peine quelques jours. La réponse qu'il fit à sa mère,
+ lorsqu'elle s'en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui Dieu
+ a commis le soin du bien général d'un royaume doivent toujours le
+ préférer à toutes les obligations particulières.»
+
+ (_Relation de M. de Fontrailles._)
+
+Ici le Roi prit un visage un peu plus affable, mais toujours froid,
+et le Cardinal, jugeant qu'il n'irait pas plus loin pour ce soir dans
+la persuasion, se résolut tout à coup à faire la plus puissante des
+diversions et à attaquer l'ennemi en face. Continuant donc à regarder
+fixement le Roi, il dit froidement:
+
+--Est-ce donc pour cela que vous avez permis ma mort?
+
+--Moi? dit le Roi: on vous a trompé; j'ai bien entendu parler de
+conjuration, et je voulais vous en dire quelque chose; mais je n'ai
+rien ordonné contre vous.
+
+--Ce n'est pas ce que disent les conjurés, Sire; cependant j'en dois
+croire Votre Majesté, et je suis bien aise pour elle que l'on se soit
+trompé. Mais quel avis daignez-vous me donner?
+
+--Je... voulais vous dire franchement entre nous que vous feriez bien
+de prendre garde à MONSIEUR...
+
+--Ah! Sire, je ne puis le croire à présent, car voici une lettre qu'il
+vient de m'envoyer pour vous, et il semblerait avoir été coupable
+envers Votre Majesté même.
+
+Le Roi, étonné, lut:
+
+ «MONSEIGNEUR,
+
+ «Je suis au désespoir d'avoir encore manqué à la fidélité que je
+ dois à Votre Majesté; je la supplie très humblement d'agréer que
+ je lui en demande un million de pardons, avec un compliment de
+ soumission et de repentance.
+
+ «Votre très humble sujet,
+
+ «GASTON.»
+
+--Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria Louis; osaient-ils s'armer
+contre moi-même aussi?
+
+--_Aussi!_ dit tout bas le Cardinal, se mordant les lèvres; puis il
+reprit:--Oui, Sire, aussi; c'est ce que me ferait croire jusqu'à un
+certain point ce petit rouleau de papiers.
+
+Et il tirait, en parlant, un parchemin roulé d'un morceau de bois de
+sureau creux, et le déployait sous les yeux du Roi.
+
+--C'est tout simplement un traité avec l'Espagne, auquel, par exemple,
+je ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit. Vous pouvez en voir les
+vingt articles bien en règle[29]. Tout est prévu, la place de sûreté,
+le nombre des troupes, les secours d'hommes et d'argent.
+
+ [29] Les articles de ce traité sont rapportés en détail dans la
+ _Relation de Fontrailles_. V. les notes.
+
+--Les traîtres! s'écria Louis agité. Il faut les faire saisir: mon
+frère renonce et se repent; mais faites arrêter le duc de Bouillon...
+
+--Oui, Sire.
+
+--Ce sera difficile au milieu de son armée d'Italie.
+
+--Je réponds de son arrestation sur ma tête, Sire: mais ne reste-t-il
+pas un autre nom?
+
+--Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit le Roi en balbutiant.
+
+--Précisément, Sire, dit le Cardinal.
+
+--Je le vois bien... Mais je crois que l'on pourrait...
+
+--Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu d'une voix tonnante, il faut
+que tout finisse aujourd'hui. Votre favori est à cheval à la tête de
+son parti; choisissez entre lui et moi. Livrez l'enfant à l'homme ou
+l'homme à l'enfant, il n'y a pas de milieu.
+
+--Eh! que voulez-vous donc si je vous favorise? dit le Roi.
+
+--Sa tête et celle de son confident.
+
+--Jamais... c'est impossible! reprit le Roi avec horreur et tombant
+dans la même irrésolution où il était avec Cinq-Mars contre Richelieu.
+Il est mon ami aussi bien que vous; mon coeur souffre de l'idée de sa
+mort. Pourquoi aussi n'étiez-vous pas d'accord tous les deux? pourquoi
+cette division? C'est ce qui l'a amené jusque-là. Vous avez fait mon
+désespoir: vous et lui, vous me rendez le plus malheureux des hommes!
+
+Louis cachait sa tête dans ses deux mains en parlant et peut-être
+versait-il des larmes; mais l'inflexible ministre le suivait des yeux
+comme on regarde sa proie, et sans pitié, sans lui accorder un moment
+pour respirer, profita au contraire de ce trouble pour parler plus
+longtemps.
+
+--Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole dure et froide, que vous
+vous rappelez les commandements que Dieu même vous a faits par la
+bouche de votre confesseur? Vous me dites un jour que l'Église vous
+ordonnait expressément de révéler à votre premier ministre tout ce
+que vous entendriez contre lui, et je n'ai jamais rien su par vous
+de ma mort prochaine. Il a fallu que des amis plus fidèles vinssent
+m'apprendre la conjuration, que les coupables eux-mêmes, par un coup
+de la Providence, se livrassent à moi pour me faire l'aveu de leurs
+fautes. Un seul, le plus endurci, le moindre de tous, résiste encore;
+et c'est lui qui a tout conduit, c'est lui qui livre la France à
+l'étranger, qui renverse en un jour l'ouvrage de mes vingt années,
+soulève les Huguenots du Midi, appelle aux armes tous les ordres de
+l'État, ressuscite des prétentions écrasées, et rallume enfin la Ligue
+éteinte par votre père; car c'est elle, ne vous y trompez pas, c'est
+elle qui relève toutes ses têtes contre vous. Êtes-vous prêt au combat?
+où donc est votre massue?
+
+Le Roi, anéanti, ne répondait pas et cachait toujours sa tête dans ses
+mains. Le Cardinal, inexorable, croisa les bras et poursuivit:
+
+--Je crains qu'il ne vous vienne à l'esprit que c'est pour moi que
+je parle. Croyez-vous vraiment que je ne me juge pas, et qu'un tel
+adversaire m'importe beaucoup? En vérité, je ne sais à quoi il tient
+que je vous laisse faire, et mettre cet immense fardeau de l'État
+dans la main de ce jouvenceau. Vous pensez bien que depuis vingt ans
+que je connais votre cour je ne suis pas sans m'être assuré quelque
+retraite où, malgré vous-même, je pourrais aller, de ce pas, achever
+les six mois peut-être qu'il me reste de vie. Ce serait un curieux
+spectacle pour moi que celui d'un tel règne! Que répondrez-vous, par
+exemple, lorsque tous ces petits potentats, se relevant dès que je ne
+pèserai plus sur eux, viendront à la suite de votre frère vous dire,
+comme ils l'osèrent à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous tous
+les grands gouvernements à titres héréditaires et de souveraineté,
+nous serons contents[30]!» Vous le ferez, je n'en doute pas, et c'est
+la moindre chose que vous puissiez accorder à ceux qui vous auront
+délivré de Richelieu; et ce sera plus heureux peut-être, car pour
+gouverner l'Ile-de-France, qu'ils vous laisseront sans doute comme
+domaine originaire, votre nouveau ministre n'aura pas besoin de tant de
+papiers.
+
+ [30] _Mémoires de Sully_, 1595.
+
+En parlant, il poussa avec colère la vaste table qui remplissait
+presque la chambre, et que surchargeaient des papiers et des
+portefeuilles sans nombre.
+
+Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de
+ce discours; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une
+résolution par crainte d'en prendre une autre.
+
+--Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai que je veux régner par moi
+seul.
+
+--A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les
+affaires du moment sont difficiles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon
+travail ordinaire.
+
+--Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je
+donnerai mes ordres.
+
+--Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous
+arrête, vous m'appellerez.
+
+Il sonna: à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal,
+quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil
+et sa personne dans un autre appartement; car, nous l'avons dit, il ne
+pouvait plus marcher. En passant dans la chambre où travaillaient les
+secrétaires, il dit à haute voix:
+
+--Qu'on prenne les ordres de Sa Majesté.
+
+Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et fier d'avoir une
+fois résisté, il voulut sur-le-champ se mettre à l'ouvrage politique.
+Il fit le tour de l'immense table, et vit autant de portefeuilles que
+l'on comptait alors d'Empires, de Royaumes et de Cercles dans l'Europe;
+il en ouvrit un et le trouva divisé en cases dont le nombre égalait
+celui des subdivisions de tout le pays auquel il était destiné. Tout
+était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui, parce que chaque
+note ne renfermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut
+parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment
+avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour
+Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout
+était confusion: sur des édits de bannissements et d'expropriation
+des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec
+Gustave-Adolphe et les Huguenots du Nord contre l'Empire; des notes
+sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert,
+étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la
+cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils
+renfermaient et la double interprétation qu'on eût pu donner à chaque
+phrase de ses billets. Sur la marge de l'un d'eux étaient ces mots:
+«_Sur quatre lignes de l'écriture d'un homme, on peut lui faire un
+procès criminel_». Plus loin étaient entassés les dénonciations contre
+les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés; la
+division de la France en Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef;
+le sceau de cet Etat projeté y était joint représentant un ange appuyé
+sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son
+front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés
+autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se
+trouvait le marquis de Bédémar, ambassadeur et conspirateur à Venise.
+
+Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre
+époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et
+propres à lui montrer son véritable noeud et ce que l'on avait tenté
+contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une figure olivâtre, d'une
+taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le
+cabinet: c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en
+saluant:
+
+--Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal? dit-il.
+
+--D'Espagne, par conséquent, dit Louis; le Portugal est une province
+d'Espagne.
+
+--De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons
+à l'instant. Et il lut:
+
+«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portugal, des Algarves,
+royaumes deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation
+et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»
+
+--Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi?
+
+--Le duc de Bragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il
+y a quelque temps, Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur
+le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.
+
+--La Catalogne se révolte aussi? Le roi Philippe IV n'a donc plus pour
+premier ministre le Comte-Duc?
+
+--Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la
+déclaration des Etats-généraux catalans à Sa Majesté Catholique,
+contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes
+_sacrilèges_ et _excommuniées_. Le roi de Portugal...
+
+--Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un
+révolté.
+
+--Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller
+d'Etat, envoie à la PRINCIPAUTÉ de Catalogne son neveu, D. Ignace
+de Mascarenas, pour s'emparer de la protection de ce pays (et de sa
+souveraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de
+reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.
+
+--Eh bien, qu'importe? dit Louis.
+
+--Les Catalans ont le coeur plus français que portugais, Sire, et
+il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de
+Portugal.
+
+--Moi, soutenir des rebelles! vous osez!
+
+--C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat;
+l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M.
+d'Olivarès n'a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à
+nos Huguenots.
+
+--C'est bon; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi.
+
+--Sire, les Etats-généraux de Catalogne sont pressés, les troupes
+d'Aragon marchent contre eux...
+
+--Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis
+XIII.
+
+Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécontent et découragé.
+A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes
+britanniques.
+
+--Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des ordres pour les affaires
+d'Angleterre. Les parlementaires, sous le commandement du comte
+d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince
+Rupert a livré à Newbury une bataille désastreuse et peu profitable
+à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui
+les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne.
+Le roi Charles Ier demande des secours que la Reine ne trouve plus en
+Hollande.
+
+--Il faut envoyer des troupes à mon frère d'Angleterre, dit Louis. Mais
+il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du
+Cardinal, il trouva que, sur une première demande du Roi d'Angleterre,
+il avait écrit de sa main:
+
+«Faut réfléchir longtemps et attendre:--les Communes sont fortes;--le
+Roi Charles compte sur les Ecossais; ils le vendront.
+
+«Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir
+Vincennes, et a dit qu'on «_ne devrait jamais frapper les princes qu'à
+la tête_. REMARQUABLE», ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce
+mot, y substituant: «REDOUTABLE».
+
+Et plus bas:
+
+«Cet homme domine Fairfax;--il fait l'inspiré; ce sera un grand
+homme.--Secours refusé;--argent perdu.»
+
+Le Roi dit alors:--Non, non, ne précipitez rien, j'attendrai.
+
+--Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier
+retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d'un
+an.
+
+--En sont-ils là? demanda Louis.
+
+--Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la
+main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit.
+
+--Mais un moment de bonheur peut tout sauver!
+
+--Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny
+respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.
+
+--Laissez-moi, dit le Roi d'un ton d'humeur.
+
+Le secrétaire d'Etat sortit lentement.
+
+Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant
+qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de
+papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant partout
+des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les
+ressources mêmes qu'il inventait. Il se leva et, changeant de place, se
+courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y
+trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son
+royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Euménides; sous
+chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre
+les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur
+des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre
+sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tête malade
+fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son coeur.
+
+--Richelieu! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette;
+qu'on appelle le Cardinal!
+
+Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
+
+Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et
+les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un
+instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses
+paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre
+avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme
+le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait ses yeux
+étincelants et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put
+l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue:
+
+--Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez-vous?
+
+Louis, renversé sur l'oreiller, entr'ouvrit les yeux et le regarda,
+puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux
+yeux flamboyants et terminée par une barbe aiguë et blanchâtre; cette
+calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui
+représentait un esprit infernal.
+
+--Régnez, dit-il d'une voix faible.
+
+--Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou? poursuivit l'implacable
+ministre en s'approchant pour lire dans les yeux éteints du prince,
+comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières
+lueurs de la volonté d'un mourant.
+
+--Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.
+
+--Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte: «Ceci est ma volonté,
+de les prendre morts ou vifs».
+
+Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa
+tomber sa main sur le papier fatal, et signa.
+
+--Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il.
+
+--Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand
+politique; je ne suis pas sûr de vous; il me faut dorénavant des
+garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte.
+
+«Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne
+quitteront pas les armes; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses
+gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté[31].»
+
+ [31] _Manuscrit de Pointis_, 1642, no 183.
+
+De plus:
+
+«Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage
+entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son
+attachement[32].»
+
+ [32] _Mémoires d'Anne d'Autriche_, 1642.
+
+--Mes enfants! s'écria Louis relevant sa tête, vous osez...
+
+--Aimez-vous mieux que je me retire? dit Richelieu.
+
+Le roi signa.
+
+--Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémissement.
+
+Ce n'était pas fini: une autre douleur lui était réservée.
+
+La porte s'ouvrit brusquement et l'on vit entrer Cinq-Mars. Ce fut,
+cette fois, le Cardinal qui trembla.
+
+--Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisissant la sonnette pour
+appeler.
+
+Le Grand-Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans
+daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis
+XIII. Celui-ci le regarda comme regarde un homme qui vient de recevoir
+sa sentence de mort.
+
+[Illustration: Jeanniot del. Héliogr. Dujardin.]
+
+--Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car
+j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus
+douce.
+
+--Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait
+de telles choses?
+
+--Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée, car vous
+venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux
+pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.
+
+Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume, parce qu'il
+n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec
+mépris:
+
+--Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas
+vaincu.
+
+Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit.
+
+--Et quels sont vos complices? dit-il.
+
+Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et entr'ouvrit les lèvres pour
+parler... Le Roi baissa la tête et souffrit en cet instant un supplice
+inconnu à tous les hommes.
+
+--Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.
+
+Et il sortit de l'appartement.
+
+Il s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et
+Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci et lui dit:
+
+--Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter.
+
+Tous se regardèrent sans oser l'approcher.
+
+--Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis
+sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.
+
+--Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez
+vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne.
+
+--Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce
+dévouement je le devine.
+
+--Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant
+et se jetant dans ses bras.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+LES PRISONNIERS
+
+ J'ai trouvé dans mon coeur le dessein de mon frère.
+
+ PICHALD, _Léonidas_.
+
+ Mourir sans vider mon carquois!
+ Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
+ Ces bourreaux barbouilleurs de lois!
+
+ ANDRÉ CHÉNIER.
+
+
+Parmi ces vieux châteaux dont la France se dépouille à regret chaque
+année, comme des fleurons de sa couronne, il y en avait un d'un aspect
+sombre et sauvage sur la rive gauche de la Saône. Il semblait une
+sentinelle formidable placée à l'une des portes de Lyon, et tenait
+son nom de l'énorme rocher de Pierre-Encise, qui s'élève à pic comme
+une sorte de pyramide naturelle, et dont la cime, recourbée sur la
+route et penchée jusque sur le fleuve, se réunissait jadis, dit-on,
+à d'autres roches que l'on voit sur la rive opposée, formant comme
+l'arche naturelle d'un pont; mais le temps, les eaux et la main des
+hommes n'ont laissé debout que le vieux amas de granit qui servait de
+piédestal à la forteresse, détruite aujourd'hui. Les archevêques de
+Lyon l'avaient élevée autrefois, comme seigneurs temporels de la ville,
+et y faisaient leur résidence; depuis, elle devint place de guerre, et,
+sous Louis XIII, une prison d'État. Une seule tour colossale, où le
+jour ne pouvait pénétrer que par trois longues meurtrières, dominait
+l'édifice; et quelques bâtiments irréguliers l'entouraient de leurs
+épaisses murailles, dont les lignes et les angles suivaient les formes
+de la roche immense et perpendiculaire.
+
+Ce fut là que le Cardinal de Richelieu, avare de sa proie, voulut
+bientôt incarcérer et conduire lui-même ses jeunes ennemis. Laissant
+Louis le précéder à Paris, il les enleva de Narbonne, les traînant à
+sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône
+à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir
+de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux; étalant
+aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec
+lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries
+et de ses couleurs, couché dans la première et remorquant ses deux
+victimes dans la seconde, au bout d'une longue chaîne.
+
+Souvent le soir, lorsque la chaleur était passée, les deux nacelles
+étaient dépouillées de leur tente, et l'on voyait dans l'une Richelieu,
+pâle et décharné, assis sur la poupe; dans celle qui suivait, les
+deux jeunes prisonniers, debout, le front calme, appuyés l'un sur
+l'autre, et regardant s'écouler les flots rapides du fleuve. Jadis les
+soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir
+l'inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor
+et Pollux: des chrétiens n'eurent pas même l'audace de réfléchir et d'y
+voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau: c'était le premier
+ministre qui passait.
+
+En effet, il passa, les laissant en garde à cette ville même où les
+conjurés avaient proposé de le faire périr. Il aimait à se jouer ainsi,
+en face, de la destinée, et à planter un trophée où elle avait voulu
+mettre sa tombe.
+
+«Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit de cette année,
+contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l'on avait bâti une
+chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le
+fond étant d'or. Dans le bateau, il y avait une antichambre de même
+façon; à la proue et à l'arrière du bateau, il y avait quantité de
+soldats de ses gardes portant la casaque écarlate, en broderie d'or,
+d'argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son
+Éminence était dans un lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur le
+cardinal Bigny et messeigneurs les évêques de Nantes et de Chartres y
+étaient avec quantité d'abbés et de gentilshommes en d'autres bateaux.
+Au-devant du sien, une frégate faisait la découverte des passagers,
+et après montait un autre bateau chargé d'arquebusiers et d'officiers
+pour les commander. Lorsqu'on abordait en quelque île, on mettait des
+soldats en icelle, pour voir s'il y avait des gens suspects; et n'y en
+rencontrant point, ils en gardaient les bords, jusques à ce que deux
+bateaux qui suivaient eussent passé; ils étaient remplis de noblesse et
+de soldats bien armés.
+
+«Et après venait le bateau de Son Eminence, à la queue duquel était
+attaché un petit bateau dans lequel étaient MM. de Thou et Cinq-Mars,
+gardés par un exempt des gardes du Roi et douze gardes de Son Eminence.
+Après les bateaux venaient trois barques où étaient les hardes et la
+vaisselle d'argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et
+soldats.
+
+«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchaient deux compagnies de
+chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais;
+il y avait un très beau régiment de gens de pied qui entrait dans les
+villes où Son Eminence devait entrer ou coucher. Il y avait plaisir
+d'ouïr les trompettes qui jouaient en Dauphiné avec les réponses de
+celles du Vivarais, et les redits des échos de nos rochers; on eût dit
+que tout jouait à mieux faire.»
+
+ * * * * *
+
+Au milieu d'une nuit du mois de septembre 1642, tandis que tout
+semblait sommeiller dans l'inexpugnable tour des prisonniers, la porte
+de leur première chambre tourna sans bruit sur ses gonds, et sur le
+seuil parut un homme vêtu d'une robe brune ceinte d'une corde, ses
+pieds chaussés de sandales, et un paquet de grosses clefs à la main:
+c'était Joseph. Il regarda avec précaution sans avancer, et contempla
+en silence l'appartement du Grand-Ecuyer. D'épais tapis, de larges et
+splendides tentures voilaient les murs de la prison; un lit de damas
+rouge était préparé, mais le captif n'y était pas; assis près d'une
+haute cheminée, dans un grand fauteuil, vêtu d'une longue robe grise
+de la forme de celle des prêtres, la tête baissée, les yeux fixés
+sur une petite croix d'or, à la lueur tremblante d'une lampe, il
+était absorbé par une méditation si profonde, que le capucin eut le
+loisir d'approcher jusqu'à lui et de se placer debout face à face du
+prisonnier avant qu'il s'en aperçût. Enfin il leva la tête et s'écria:
+
+--Que viens-tu faire ici, misérable?
+
+--Jeune homme, vous êtes emporté, répondit d'une voix très basse le
+mystérieux visiteur; deux mois de prison auraient pu vous calmer. Je
+viens pour vous dire d'importantes choses: écoutez-moi; j'ai beaucoup
+pensé à vous, et je ne vous hais pas tant que vous croyez. Les moments
+sont précieux: je vous dirai tout en peu de mots. Dans deux heures on
+va venir vous interroger, vous juger et vous mettre à mort avec votre
+ami: cela ne peut manquer parce qu'il faut que tout se termine le même
+jour.
+
+--Je le sais, dit Cinq-Mars, et j'y compte.
+
+--Eh bien! je puis encore vous tirer d'affaire, car j'ai beaucoup
+réfléchi, comme je vous l'ai dit, et je viens vous proposer des choses
+qui vous seront agréables. Le Cardinal n'a pas six mois à vivre; ne
+faisons pas les mystérieux, entre nous il faut être francs: vous voyez
+où je vous ai amené pour lui, et vous pouvez juger par là du point où
+je le conduirai pour vous si vous voulez; nous pouvons lui retrancher
+ces six mois qui lui restent. Le Roi vous aime et vous rappellera près
+de lui avec transport quand il vous saura vivant; vous êtes jeune, vous
+serez longtemps heureux et puissant; vous me protégerez, vous me ferez
+cardinal.
+
+L'étonnement rendit muet le jeune prisonnier, qui ne pouvait comprendre
+un tel langage et semblait avoir de la peine à y descendre de la
+hauteur de ses méditations. Tout ce qu'il put dire fut:
+
+--Votre bienfaiteur! Richelieu!
+
+Le capucin sourit et poursuivit tout bas en se rapprochant de lui:
+
+--Il n'y a point de bienfaits en politique, il y a des intérêts,
+voilà tout. Un homme employé par un ministre ne doit pas être plus
+reconnaissant qu'un cheval monté par un écuyer ne l'est d'être préféré
+aux autres. Mon allure lui a convenu, j'en suis bien aise. A présent il
+me convient de le jeter à terre.
+
+«Oui, cet homme n'aime que lui-même; il m'a trompé, je le vois bien,
+en reculant toujours mon élévation; mais encore une fois, j'ai des
+moyens sûrs de vous faire évader sans bruit; je peux tout ici. Je
+ferai mettre à la place des hommes sur lesquels il compte, d'autres
+hommes qu'il destinait à la mort, et qui sont ici près, dans la tour du
+Nord, la tour des oubliettes, qui s'avance là-bas au-dessus de l'eau.
+Ses créatures iront remplacer ces gens-là. J'envoie un médecin, un
+empirique qui m'appartient, au glorieux Cardinal, que les plus savants
+de Paris ont abandonné; si vous vous entendez avec moi, il lui portera
+un remède universel et éternel.
+
+--Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi, religieux infernal! aucun
+homme n'est semblable à toi; tu n'es pas un homme! tu marches d'un
+pas furtif et silencieux dans les ténèbres, tu traverses les murailles
+pour présider à des crimes secrets; tu te places entre les coeurs des
+amants pour les séparer éternellement. Qui es-tu? tu ressembles à l'âme
+tourmentée d'un damné.
+
+--Romanesque enfant! dit Joseph; vous auriez eu de grandes qualités
+sans vos idées fausses. Il n'y a peut-être ni damnation ni âme. Si
+celles des morts revenaient se plaindre, j'en aurais mille autour de
+moi, et je n'en ai jamais vu, même en songe.
+
+--Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.
+
+--Voilà encore des mots, reprit Joseph; il n'y a point de monstre ni
+d'homme vertueux. Vous et M. de Thou, qui vous piquez de ce que vous
+nommez vertu, vous avez manqué de causer la mort de cent mille hommes
+peut-être, en masse et au grand jour, pour rien, tandis que Richelieu
+et moi nous en avons fait périr beaucoup moins, en détail, et la nuit,
+pour fonder un grand pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne faut
+point se mêler d'agir sur les hommes, ou plutôt ce qu'il y a de plus
+raisonnable est de voir ce qui est, et de se dire comme moi: Il est
+possible que l'âme n'existe pas: nous sommes les fils du hasard; mais,
+relativement aux autres hommes, nous avons des passions qu'il faut
+satisfaire.
+
+--Je respire! s'écria Cinq-Mars, il ne croit pas en Dieu!
+
+Joseph poursuivit:
+
+--Or, Richelieu, vous et moi, sommes nés ambitieux; il fallait donc
+tout sacrifier à cette idée!
+
+--Malheureux! ne me confondez pas avec vous!
+
+--C'est la vérité pure cependant, reprit le capucin; et seulement vous
+voyez à présent que notre système valait mieux que le vôtre.
+
+--Misérable! c'était par amour...
+
+--Non! non! non! non!... Ce n'est point cela. Voici encore des mots;
+vous l'avez cru peut-être vous-même, mais c'était pour vous; je vous
+ai entendu parler à cette jeune fille, vous ne pensiez qu'à vous-mêmes
+tous les deux; vous ne vous aimiez ni l'un ni l'autre: elle ne songeait
+qu'à son rang, et vous à votre ambition. C'est pour s'entendre dire
+qu'on est parfait et se voir adorer qu'on veut être aimé, c'est encore
+et toujours là le saint égoïsme qui est mon Dieu.
+
+--Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n'était-ce pas assez de nous faire
+mourir? pourquoi viens-tu jeter tes venins sur la vie que tu nous ôtes;
+quel démon t'a enseigné ton horrible analyse des coeurs?
+
+--La haine de tout ce qui m'est supérieur, dit Joseph avec un rire bas
+et faux, et le désir de fouler aux pieds tous ceux que je hais, m'ont
+rendu ambitieux et ingénieux à trouver le côté faible de vos rêves. Il
+y a un ver qui rampe au coeur de tous ces beaux fruits.
+
+--Grand Dieu! l'entends-tu? s'écria Cinq-Mars, se levant et étendant
+ses bras vers le ciel.
+
+La solitude de sa prison, les pieuses conversations de son ami, et
+surtout la présence de la mort, qui vient comme la lumière d'un astre
+inconnu donner d'autres couleurs à tous les objets accoutumés de nos
+regards; les méditations de l'éternité, et (le dirons-nous?) de grands
+efforts pour changer ses regrets déchirants en espérances immortelles
+et pour diriger vers Dieu toute cette force d'aimer qui l'avait égaré
+sur la terre; tout avait fait en lui-même une étrange révolution; et,
+semblable à ces épis que mûrit subitement un seul coup de soleil, son
+âme acquit de plus vives lumières, exaltée par l'influence mystérieuse
+de la mort.
+
+--Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci et son maître sont des hommes,
+suis-je un homme aussi? Contemple, contemple deux ambitions réunies,
+l'une égoïste et sanglante, l'autre dévouée et sans tache; la leur
+soufflée par la haine, la nôtre inspirée par l'amour. Regarde,
+Seigneur, regarde, juge et pardonne. Pardonne, car nous fûmes bien
+criminels de marcher un seul jour dans la même voie à laquelle on ne
+donne qu'un nom sur la terre, quel que soit le but où elle conduise.
+
+Joseph l'interrompit durement en frappant du pied.
+
+--Quand vous aurez fini votre prière, dit-il, vous m'apprendrez si vous
+voulez m'aider, et je vous sauverai à l'instant.
+
+--Jamais, scélérat impur, jamais, dit Henri d'Effiat, je ne
+m'associerai à toi et à un assassinat! Je l'ai refusé quand j'étais
+puissant, et sur toi-même.
+
+--Vous avez eu tort: vous seriez maître à présent.
+
+--Eh! quel bonheur aurais-je de mon pouvoir, partagé qu'il serait avec
+une femme qui ne me comprit pas, m'aima faiblement et me préféra une
+couronne? Après son abandon je n'ai pas voulu devoir ce qu'on nomme
+l'Autorité à la victoire; juge si je la recevrai du crime!
+
+--Inconcevable folie! dit le capucin en riant.
+
+--Tout avec elle, rien sans elle: c'était là toute mon âme.
+
+--C'est par entêtement et par vanité que vous persistez; c'est
+impossible! reprit Joseph: ce n'est pas dans la nature.
+
+--Toi qui veux nier le dévouement, reprit Cinq-Mars, comprends-tu du
+moins celui de mon ami?
+
+--Il n'existe pas davantage; il a voulu vous suivre parce que...
+
+Ici le capucin, un peu embarrassé, chercha un instant.
+
+--Parce que... parce que... il vous a formé, vous êtes son oeuvre...
+il tient à vous par amour-propre d'auteur... Il était habitué à vous
+sermonner, et il sent qu'il ne trouverait plus d'élève si docile à
+l'écouter et à l'applaudir... La coutume constante lui a persuadé
+que sa vie tenait à la vôtre... c'est quelque chose comme cela... il
+vous accompagne par routine... D'ailleurs ce n'est pas fini... nous
+verrons la suite et l'interrogatoire; il niera sûrement qu'il ait su la
+conjuration.
+
+--Il ne le niera pas! s'écria impétueusement Cinq-Mars.
+
+--Il la savait donc? vous l'avouez, dit Joseph triomphant; vous n'en
+aviez pas encore dit si long.
+
+--O ciel! qu'ai-je fait? soupira Cinq-Mars en se cachant la tête.
+
+--Calmez-vous: il est sauvé malgré cet aveu, si vous acceptez mon offre.
+
+D'Effiat fut quelque temps sans répondre... le capucin poursuivit:
+
+--Sauvez votre ami... la faveur du Roi vous attend, et peut-être
+l'amour égaré un moment...
+
+--Homme, ou qui que tu sois, si tu as quelque chose en toi de semblable
+à un coeur, répondit le prisonnier, sauve-le; c'est le plus pur des
+êtres créés. Mais fais le emporter loin d'ici pendant son sommeil, car,
+s'il s'éveille, tu ne le pourras pas.
+
+--A quoi cela me serait-il bon? dit en riant le capucin; c'est vous et
+votre faveur qu'il me faut.
+
+L'impétueux Cinq-Mars se leva, et, saisissant le bras de Joseph, qu'il
+regardait d'un air terrible:
+
+--Je l'abaissais en te priant pour lui: viens, scélérat! dit-il en
+soulevant une tapisserie qui séparait l'appartement de son ami du sien;
+viens et doute du dévouement et de l'immortalité des âmes... Compare
+l'inquiétude de ton triomphe au calme de notre défaite, la bassesse de
+ton règne à la grandeur de notre captivité, et ta veille sanglante au
+sommeil du juste.
+
+Une lampe solitaire éclairait de Thou. Ce jeune homme était à genoux
+encore devant un prie-Dieu surmonté d'un vaste crucifix d'ébène; il
+semblait s'être endormi en priant; sa tête, penchée en arrière, était
+élevée encore vers la croix; ses lèvres souriaient d'un sourire calme
+et divin, et son corps affaissé reposait sur les tapis et le coussin du
+siège.
+
+--Jésus! comme il dort! dit le capucin stupéfait, mêlant par oubli
+à ses affreux propos le nom céleste qu'il prononçait habituellement
+chaque jour.
+
+Puis tout à coup il se retira brusquement, en portant la main à ses
+yeux, comme ébloui par une vision du ciel...
+
+--Brou... brr... brr... dit-il en secouant la tête et se passant la
+main sur le visage... Tout cela est un enfantillage: cela me gagnerait
+si j'y pensais... Ces idées-là peuvent être bonnes, comme l'opium pour
+calmer...
+
+Mais il ne s'agit pas de cela: dites oui ou non.
+
+--Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la porte par l'épaule; je ne veux
+point de la vie et ne me repens pas d'avoir perdu une seconde fois de
+Thou, car il n'en aurait pas voulu au prix d'un assassinat: et quand il
+s'est livré à Narbonne, ce n'était pas pour reculer à Lyon.
+
+--Réveillez-le donc car voici les juges, dit d'une voix aigre et riante
+le capucin furieux.
+
+En ce moment entrèrent, à la lueur des flambeaux et précédés par
+un détachement de Gardes écossaises, quatorze juges vêtus de leurs
+longues robes, et dont on distinguait mal les traits. Ils se rangèrent
+et s'assirent en silence à droite et à gauche de la vaste chambre;
+c'étaient les commissaires délégués par le Cardinal-Duc pour cette
+sombre et solennelle affaire.--Tous hommes sûrs et de _confiance_
+pour le Cardinal de Richelieu, qui, de Tarascon, les avait choisis
+et inscrits. Il avait voulu que le chancelier Séguier vînt à Lyon
+lui-même, _pour éviter_, dit-il dans les instructions ou ordres
+qu'il envoie au Roi Louis XIII par Chavigny, «_pour éviter toutes les
+accroches qui arriveront s'il n'y est point. M. Marillac_, ajoutait-il,
+_fut à Nantes au procès de Chalais_. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
+à la mort de M. de Montmorency; et M. de Bellièvre, à Paris, au procès
+de M. de Biron. L'autorité et l'intelligence qu'ont ces messieurs des
+formes de justice est tout à fait nécessaire.»
+
+Le chancelier Séguier vint donc à la hâte; mais en ce moment on annonça
+qu'il avait ordre de ne point paraître, de peur d'être influencé par le
+souvenir de son ancienne amitié pour le prisonnier, qu'il ne vit que
+seul à seul. Les commissaires et lui avaient d'abord, et rapidement,
+reçu les lâches dépositions du duc d'Orléans, à Villefranche, en
+Beaujolais, puis à _Vivey_[33], à deux lieues de Lyon, où ce triste
+prince avait eu ordre de se rendre, tout suppliant et tremblant au
+milieu de ses gens, qu'on lui laissait par pitié, bien surveillé par
+les Gardes françaises et suisses. Le Cardinal avait fait dicter à
+Gaston son rôle et ses réponses mot pour mot; et, moyennant cette
+docilité, on l'avait exempté en forme des confrontations trop
+pénibles avec MM. de Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier et
+les commissaires avaient préparé M. de Bouillon, et, forts de leur
+travail préliminaire, venaient tomber de tout leur poids sur les
+jeunes coupables que l'on ne voulait pas sauver.--L'histoire ne nous a
+conservé que les noms des conseillers d'État qui accompagnèrent Pierre
+Séguier, mais non ceux des autres commissaires, dont il est seulement
+dit qu'ils étaient six du Parlement de Grenoble et deux présidents.
+Le rapporteur conseiller d'État Laubardemont, qui les avait dirigés en
+tout, était à leur tête. Joseph leur parla souvent à l'oreille avec une
+politesse révérencieuse, tout en regardant en dessous Laubardemont avec
+une ironie féroce.
+
+ [33] Maison qui appartenait à un abbé d'Esnay, frère de M. de
+ Villeroy, dit Montrésor.
+
+Il fut convenu que le fauteuil servirait de sellette, et l'on se tut
+pour écouter la réponse du prisonnier.
+
+Il parla d'une voix douce et calme.
+
+--Dites à M. le chancelier que j'aurais le droit d'en appeler au
+Parlement de Paris et de récuser mes juges, parce qu'il y a parmi
+eux deux de mes ennemis, et à leur tête un de mes amis, M. Séguier
+lui-même, que j'ai conservé dans sa charge; mais je vous épargnerai
+bien des peines, Messieurs, en me reconnaissant coupable de toute la
+conjuration, par moi seul conçue et ordonnée. Ma volonté est de mourir.
+Je n'ai donc rien à ajouter pour moi; mais, si vous voulez être justes,
+vous laisserez la vie à celui que le Roi même a nommé le plus honnête
+homme de France, et qui ne meurt que pour moi.
+
+--Qu'on l'introduise, dit Laubardemont.
+
+Deux gardes entrèrent chez M. de Thou, et l'amenèrent.
+
+Il entra et salua gravement avec un sourire angélique sur les lèvres,
+et embrassant Cinq-Mars:
+
+--Voici donc enfin le jour de notre gloire! dit-il; nous allons gagner
+le ciel et le bonheur éternel.
+
+--Nous apprenons, monsieur, dit Laubardemont, nous apprenons par la
+bouche même de M. de Cinq-Mars, que vous avez su la conjuration.
+
+De Thou répondit à l'instant et sans aucun trouble, toujours avec un
+demi-sourire et les yeux baissés:
+
+--Messieurs, j'ai passé ma vie à étudier les lois humaines, et je sais
+que le témoignage d'un accusé ne peut condamner l'autre. Je pourrais
+répéter aussi ce que j'ai déjà dit, que l'on ne m'aurait pas cru si
+j'avais dénoncé sans preuve le frère du Roi. Vous voyez donc que ma vie
+et ma mort sont entre vos mains. Pourtant, lorsque j'ai bien envisagé
+l'une et l'autre, j'ai connu clairement que, de quelque vie que je
+puisse jamais jouir, elle ne pourrait être que malheureuse après la
+perte de M. de Cinq-Mars; j'avoue donc et confesse que j'ai su sa
+conspiration; j'ai fait mon possible pour l'en détourner.--Il m'a
+cru son ami unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu trahir; c'est
+pourquoi je me condamne par les lois qu'a rapportées mon père lui-même,
+qui me pardonne, j'espère.
+
+A ces mots, les deux amis se jetèrent dans les bras l'un de l'autre.
+
+Cinq-Mars s'écriait:
+
+--Ami! ami! que je regrette ta mort que j'ai causée! Je t'ai trahi deux
+fois, mais tu sauras comment.
+
+Mais de Thou l'embrassant et le consolant, répondait en levant les yeux
+en haut:
+
+--Ah! que nous sommes heureux de finir de la sorte! Humainement parlant
+je pourrais me plaindre de vous, monsieur, mais Dieu sait combien je
+vous aime! Qu'avons-nous fait qui nous mérite la grâce du martyre et le
+bonheur de mourir ensemble?
+
+Les juges n'étaient pas préparés à cette douceur, et se regardaient
+avec surprise.
+
+--Ah! si l'on me donnait seulement une pertuisane, dit une voix enrouée
+(c'était le vieux Grandchamp, qui s'était glissé dans la chambre, et
+dont les yeux étaient rouges de fureur), je déferais bien monseigneur
+de tous ces hommes noirs! disait-il.
+
+Deux hallebardiers vinrent se mettre auprès de lui en silence; il se
+tut, et, pour se consoler, se mit à une fenêtre du côté de la rivière
+où le soleil ne se montrait pas encore, et il sembla ne plus faire
+attention à ce qui se passait dans la chambre.
+
+Cependant Laubardemont, craignant que les juges ne vinssent à
+s'attendrir, dit à haute voix:
+
+--Actuellement, d'après l'ordre de monseigneur le Cardinal, on va
+mettre ces deux messieurs à la gêne, c'est-à-dire la question ordinaire
+et extraordinaire.
+
+Cinq-Mars rentra dans son caractère par indignation, et, croisant les
+bras, fit, vers Laubardemont et Joseph, deux pas qui les épouvantèrent.
+Le premier porta involontairement la main à son front.
+
+--Sommes-nous ici à Loudun? s'écria le prisonnier.
+
+Mais de Thou, s'approchant, lui prit la main et la serra; il se tut, et
+reprit d'un ton calme en regardant les juges:
+
+--Messieurs, cela me semble bien rude; un homme de mon âge et de ma
+condition ne devrait pas être sujet à toutes ces formalités. J'ai
+tout dit et je dirai tout encore. Je prends la mort à gré et de grand
+coeur: la question n'est donc point nécessaire. Ce n'est point à
+des âmes comme les nôtres que l'on peut arracher des secrets par les
+souffrances du corps. Nous sommes devenus prisonniers par notre volonté
+et à l'heure marquée par nous-mêmes; nous avons dit seulement ce qu'il
+fallait pour nous faire mourir, vous ne sauriez rien de plus; nous
+avons ce que nous voulons.
+
+--Que faites-vous, ami? interrompit de Thou?... Il se trompe,
+messieurs; nous ne refusons pas le martyre que Dieu nous offre, nous le
+demandons.
+
+--Mais, disait Cinq-Mars, qu'avez-vous besoin de ces tortures infâmes
+pour conquérir le ciel? vous, martyr déjà, martyr volontaire de
+l'amitié! Messieurs moi seul je puis avoir d'importants secrets:
+mettez-moi seul à la question, si nous devons être traités comme les
+plus vils malfaiteurs.
+
+--Par charité, messieurs, reprenait de Thou, ne me privez pas des
+mêmes douleurs que lui; je ne l'ai pas suivi si loin pour l'abandonner
+à cette heure précieuse, et ne pas faire tous mes efforts pour
+l'accompagner jusque dans le ciel.
+
+Pendant ce débat, il s'en était engagé un autre entre Laubardemont
+et Joseph; celui-ci, craignant que la douleur n'arrachât le récit
+de son entretien, n'était pas d'avis de donner la question; l'autre
+ne trouvant pas son triomphe complété par la mort, l'exigeait
+impérieusement. Les juges entouraient et écoutaient ces deux ministres
+secrets du grand ministre; cependant, plusieurs choses leur ayant fait
+soupçonner que le crédit du capucin était plus puissant que celui du
+juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent à l'humanité quand il
+finit par ces paroles prononcées à voix basse:
+
+--Je connais leurs secrets; nous n'avons pas besoin de les savoir,
+parce qu'ils sont inutiles et qu'ils visent trop haut. M. le Grand
+n'a à dénoncer que le Roi, et l'autre la Reine; c'est ce qu'il vaut
+mieux ignorer. D'ailleurs, ils ne parleraient pas; je les connais, ils
+se tairaient, l'un par orgueil, l'autre par piété. Laissons-les: la
+torture les blessera; ils seront défigurés et ne pourront plus marcher;
+cela gâtera toute la cérémonie; il faut les conserver pour paraître.
+
+Cette dernière considération prévalut; les juges se séparèrent
+pour aller délibérer avec le chancelier. En sortant, Joseph dit à
+Laubardemont:
+
+--Je vous ai laissé assez de plaisir ici: maintenant vous allez encore
+avoir celui de délibérer, et vous irez interroger trois prévenus dans
+la tour du Nord.
+
+C'étaient les trois juges d'Urbain Grandier.
+
+Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier, poussant devant lui le
+maître des requêtes ébahi.
+
+A peine le sombre tribunal eut-il défilé, que Grandchamp, délivré de
+ses deux estafiers, se précipita vers son maître, et, lui saisissant la
+main, lui dit:
+
+--Au nom du ciel, venez sur la terrasse, monseigneur, je vous montrerai
+quelque chose; au nom de votre mère, venez...
+
+Mais la porte s'ouvrit au vieil abbé Quillet presque dans le même
+instant.
+
+--Mes enfants! mes pauvres enfants! criait le vieillard en pleurant;
+hélas! pourquoi ne m'a-t-on permis d'entrer qu'aujourd'hui? Cher Henri,
+votre mère, votre frère, votre soeur, sont ici cachés...
+
+--Taisez-vous, monsieur l'abbé, disait Grandchamp; venez sur la
+terrasse, monseigneur.
+
+Mais le vieux prêtre retenait son élève en l'embrassant.
+
+--Nous espérons, nous espérons beaucoup la grâce.
+
+--Je la refuserais, dit Cinq-Mars.
+
+--Nous n'espérons que les grâces de Dieu, reprit de Thou.
+
+--Taisez-vous, interrompit encore Grandchamp, les juges viennent.
+
+En effet, la porte s'ouvrit encore à la sinistre procession, où Joseph
+et Laubardemont manquaient.
+
+--Messieurs, s'écria le bon abbé s'adressant aux commissaires, je suis
+heureux de vous dire que je viens de Paris, que personne ne doute de la
+grâce de tous les conjurés. J'ai vu chez Sa Majesté, MONSIEUR lui-même.
+Et quant au duc de Bouillon, son interrogatoire n'est pas défav...
+
+--Silence! dit M. de Ceton, lieutenant des Gardes écossaises.
+
+Et les quatorze commissaires rentrèrent et se rangèrent de nouveau dans
+la chambre.
+
+M. de Thou, entendant que l'on appelait le greffier criminel
+du présidial de Lyon pour prononcer l'arrêt, laissa éclater
+involontairement un de ces transports de joie religieuse qui ne se
+virent jamais que dans les martyrs et les saints aux approches de la
+mort; et s'avançant au devant de cet homme, il s'écria:
+
+--_Quam speciosi pedes evangelizantium pacem, evangelizantium bona!_
+
+Puis, prenant la main de Cinq-Mars il se mit à genoux et tête nue pour
+entendre l'arrêt, ainsi qu'il était ordonné. D'Effiat demeura debout,
+mais on n'osa le contraindre.
+
+L'arrêt leur fut prononcé en ces mots:
+
+«Entre le procureur général du Roi demandeur en cas de crime de
+lèse-majesté, d'une part;
+
+«Et messire Henri d'Effiat de Cinq-Mars, Grand-Écuyer de France, âgé
+de vingt-deux ans; et François-Auguste de Thou, âgé de trente-cinq
+ans, conseiller du Roi en ses conseils; prisonniers au château de
+Pierre-Encise de Lyon, défendeurs et accusés, d'autre part;
+
+«Vu le procès extraordinairement fait à la requête dudit procureur
+général du Roi, à l'encontre desdits d'Effiat et de Thou, informations,
+interrogation, confessions, dénégations et confrontations, et copies
+reconnues du traité fait avec l'Espagne; considérant, la chambre
+déléguée:
+
+«1º Que celui qui attente à la personne des ministres, des princes,
+est regardé par les lois anciennes et constitutions des Empereurs comme
+criminel de lèse-majesté;
+
+«2º Que la troisième ordonnance du roi Louis XI porte peine de mort
+contre quiconque ne révèle pas une conjuration contre l'État;
+
+«Les commissaires députés par Sa Majesté ont déclaré lesdits d'Effiat
+et de Thou atteints et convaincus de crime de lèse-majesté, savoir:
+
+«Ledit d'Effiat de Cinq-Mars pour les conspirations et entreprises,
+ligues et traités faits par lui avec les étrangers contre l'Etat;
+
+«Et ledit de Thou, pour avoir eu connaissance desdites entreprises;
+
+«Pour réparation desquels crimes, les ont privés de tous honneurs et
+dignités, et les ont condamnés et condamnent à avoir la tête tranchée
+sur un échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé en la place des
+Terreaux de cette ville;
+
+«Ont déclaré et déclarent tous et un chacun de leur biens, meubles
+et immeubles, acquis et confisqués au Roi; et iceux par eux tenus
+immédiatement de la couronne, réunis au domaine d'icelle; sur iceux
+préalablement prise la somme de 60,000 livres applicables à oeuvres
+pies.»
+
+Après la prononciation de l'arrêt, M. de Thou dit à haute voix:
+
+--Dieu soit béni! Dieu soit loué!
+
+--La mort ne m'a jamais fait peur, dit froidement Cinq-Mars.
+
+Ce fut alors que, suivant les formes, M. de Ceton, le lieutenant des
+Gardes écossaises, vieillard de soixante-six ans, déclara avec émotion
+qu'il remettait les prisonniers entre les mains du sieur Thomé, prévôt
+des marchands du Lyonnais, prit congé d'eux, et ensuite tous les gardes
+du corps, silencieux et les larmes aux yeux.
+
+--Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars, les larmes sont inutiles;
+mais plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous que je ne crains pas
+la mort.
+
+Il leur serrait la main, et de Thou les embrassait. Après quoi ces
+gentilshommes sortirent les yeux humides de larmes et se couvrant le
+visage de leurs manteaux.
+
+--Les cruels! dit l'abbé Quillet, pour trouver des armes contre eux,
+il leur a fallu fouiller dans l'arsenal des tyrans. Pourquoi me laisser
+entrer en ce moment?...
+
+--Comme confesseur, monsieur, dit à voix basse un commissaire; car,
+depuis deux mois, aucun étranger n'a eu permission d'entrer ici...
+
+ * * * * *
+
+Dès que les grandes portes furent refermées et les portières abaissées:
+
+--Sur la terrasse, au nom du ciel! s'écria encore Grandchamp. Et il
+y entraîna son maître et de Thou. Le vieux gouverneur les suivit en
+boitant.
+
+--Que nous veux-tu dans un moment semblable? dit Cinq-Mars avec une
+gravité pleine d'indulgence.
+
+--Regardez les chaînes de la ville, dit le fidèle domestique.
+
+Le soleil naissant colorait le ciel depuis un instant à peine. Il
+paraissait à l'horizon une ligne éclatante et jaune, sur laquelle les
+montagnes découpaient durement leurs formes d'un bleu foncé; les vagues
+de la Saône et les chaînes de la ville, tendues d'un bord à l'autre,
+étaient encore voilées par une légère vapeur qui s'élevait aussi de
+Lyon et dérobait à l'oeil le toit des maisons. Les premiers jets de la
+lumière matinale ne coloraient encore que les points les plus élevés
+du magnifique paysage. Dans la cité, les clochers de l'hôtel de ville
+et de Saint-Nizier, sur les collines environnantes, les monastères des
+Carmes et de Sainte-Marie, et la forteresse entière de Pierre-Encise,
+étaient dorés de tous les feux de l'aurore. On entendait le bruit des
+carillons joyeux des villages. Les murs seuls de la prison étaient
+silencieux.
+
+--Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous faut-il voir? est-ce la beauté des
+plaines ou la richesse des villes? est-ce la paix de ces villages? Ah!
+mes amis, il y a partout là des passions et des douleurs comme celles
+qui nous ont amenés ici!
+
+Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent sur le parapet de la terrasse
+pour regarder du côté de la rivière.
+
+--Le brouillard est trop épais: on ne voit rien encore, dit l'abbé.
+
+--Que notre dernier soleil est lent à paraître! disait de Thou.
+
+--N'apercevez-vous pas en bas, au pied des rochers, sur l'autre rive,
+une petite maison blanche entre la porte d'Halincourt et le boulevard
+Saint-Jean? dit l'abbé.
+
+--Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars, qu'un amas de murailles
+grisâtres.
+
+--Ce maudit brouillard est épais! reprenait Grandchamp toujours penché
+en avant, comme un marin qui s'appuie sur la dernière planche d'une
+jetée pour apercevoir une voile à l'horizon.
+
+--Chut! dit l'abbé, on parle près de nous.
+
+En effet, un murmure confus, sourd et inexplicable, se faisait entendre
+dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse.
+Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers
+l'avaient à peine remarquée jusque-là.
+
+--Vient-on déjà nous chercher? dit Cinq-Mars.
+
+--Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est
+la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort,
+et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par
+semaine. Pensons à notre affaire: je vois une lumière à la fenêtre
+là-bas.
+
+Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à
+jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de leur situation.
+Elle s'avançait, en effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus
+d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source
+inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une
+profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un
+moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement
+semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait
+tout à coup comme par ressort en frappant contre la pierre des murs: et
+trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire
+rejaillir en écume à une grande hauteur.
+
+--Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant.
+
+--J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillonnaient en l'air, dit
+Grandchamp; ce sont des amis du Cardinal.
+
+Un cri terrible partit de la tour avec un jurement impie.
+
+La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit
+un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges
+rayons fut brisé et un homme embarrassé dans les poutres vermoulues
+parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois
+en criant, et s'engloutit. C'était Laubardemont.
+
+Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula.
+
+--Il y a une Providence, dit Grandchamp: Urbain Grandier l'avait
+ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux; messieurs,
+ne restez pas là immobiles. Que ce soit lui ou non, je n'en serais pas
+étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais
+tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le
+signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci,
+monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont
+préparés.
+
+L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna
+du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards.
+
+--Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il: apprenez qu'aucun des conjurés
+n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus
+à Lyon, travestis en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez
+d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour
+vous délivrer. Le moment choisi est celui où l'on vous conduira au
+supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête
+quand il faudra commencer.
+
+Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que,
+lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel
+secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y
+savait le lieu de la détention du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient
+exilé; et, lorsque l'on avait su l'accommodement de MONSIEUR et du duc
+de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres
+ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette affaire, qui
+compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était
+même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et
+son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres d'_abolition_
+accordées à M. de Bouillon reconnu innocent, comme MONSIEUR; que le
+résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du
+Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on,
+avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait
+évader Cinq-Mars et de Thou, s'occupant généreusement de leur retraite
+en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageusement au milieu
+du camp de Perpignan.
+
+A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'empêcher d'oublier sa
+résignation; et, serrant la main de son ami:
+
+--_Arrêter!_ s'écria-t-il; faut-il renoncer même à l'honneur de nous
+être livrés volontairement? Faut-il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion
+de la postérité?
+
+--C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur
+sa bouche; mais chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout.
+
+Le gouverneur, ne doutant pas que le calme des deux jeunes gens ne vînt
+de la joie qu'ils ressentaient de leur fuite assurée, et voyant que le
+soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans
+contrainte à ce plaisir involontaire qu'éprouvent les vieillards en
+racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il
+leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de
+son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même
+prononcer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris
+l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la Reine elle-même, qui avait
+daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat
+et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour
+délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer
+beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour
+aider à ce dernier coup.
+
+--La bonne Reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis,
+et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver;
+elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle
+lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas.
+Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver,
+ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des remords
+éternels.
+
+--N'a-t-elle rien dit de plus? interrompit de Thou, qui soutenait
+Cinq-Mars pâlissant.
+
+--Rien de plus, dit le vieillard.
+
+--Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand-Écuyer.
+
+--Personne, dit l'abbé.
+
+--Encore, si elle m'eût écrit! dit Henri à demi-voix.
+
+--Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme
+confesseur, reprit de Thou.
+
+Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant
+par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix
+entrecoupée:
+
+--Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les
+voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...
+
+--Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.
+
+--Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous
+pas? Votre mère, vos soeurs, votre frère.
+
+En effet, le jour entièrement venu lui fit voir dans l'éloignement
+des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs: l'une d'elles, vêtue de
+noir, étendait ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme
+pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait
+et ouvrait les bras, ou posait sa main sur son coeur.
+
+Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent
+un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura.
+
+--Combien de fois me faudra-t-il donc mourir? dit-il.
+
+Puis, répondant du haut de la tour par un geste de sa main à ceux de sa
+famille:
+
+--Descendons vite, mon père, répondit-il au vieil abbé; vous allez me
+dire au tribunal de la pénitence, et devant Dieu, si le reste de ma vie
+vaut encore que je fasse verser du sang pour la conquérir.
+
+Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu ce que lui seul et Marie de
+Mantoue ont connu de leurs secrètes et malheureuses amours. «Il remit
+à son confesseur, dit le P. Daniel, un portrait d'une grande dame tout
+entouré de diamants, lesquels durent être vendus, pour l'argent être
+employé en oeuvres pieuses.»
+
+Pour M. de Thou, après s'être aussi confessé, il écrivit une
+lettre[34]. «Après quoi (selon le récit de son confesseur) il me dit:
+«_Voilà la dernière pensée que je veux avoir pour ce monde: partons en
+paradis._» Et, se promenant dans la chambre à grands pas, il récitoit
+à haute voix le psaume _Miserere mei, Deus_, etc., avec une ardeur
+d'esprit incroyable, et des tressaillements de tout son corps si
+violents qu'on eust dit qu'il ne touchoit pas la terre et qu'il alloit
+sortir de luy-mesme. Les gardes étoient muets à ce spectacle, qui les
+faisoit tous frémir de respect et d'horreur.»
+
+ [34] Voir la copie de cette lettre à Mme la princesse de Guéménée,
+ dans les notes à la fin du volume.
+
+ * * * * *
+
+Cependant tout était calme le 12 du même mois de septembre 1642 dans
+la ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement de ses habitants, on
+vit arriver dès le point du jour, par toutes ses portes, des troupes
+d'infanterie et de cavalerie que l'on savait campées et cantonnées
+fort loin de là. Les Gardes françaises et suisses, les régiments de
+Pompadour, les Gens d'armes de Maurevert et les Carabins de La Roque,
+tous défilèrent en silence; la cavalerie, portant le mousquet appuyé
+sur le pommeau de la selle, vint se ranger autour du château de
+Pierre-Encise; l'infanterie forma la haie sur les bords de la Saône,
+depuis la porte du fort jusqu'à la place des Terreaux. C'était le lieu
+ordinaire des exécutions.
+
+Quatre compagnies des bourgeois de Lyon, que l'on appelle _Pennonnage_,
+faisant environ onze ou douze cents hommes, «furent rangées, dit le
+journal de Montrésor, au milieu de la place des Terreaux, en sorte
+qu'elles enfermoient un espace d'environ quatre-vingts pas de chaque
+côté, dans lequel on ne laissoit entrer personne, sinon ceux qui
+étoient nécessaires.
+
+«Au milieu de cet espace fut dressé un échafaud de sept pieds de haut
+et environ neuf pieds en quarré, au milieu duquel, un peu plus sur le
+devant, s'élevoit un poteau de la hauteur de trois pieds ou environ,
+devant lequel on coucha un bloc de la hauteur d'un demi-pied, si que
+la principale façade ou le devant de l'échafaud regardoit vers la
+boucherie des Terreaux, du côté de la Saône; contre lequel échafaud
+on dressa une petite échelle de huit échelons du côté des Dames de
+Saint-Pierre.»
+
+Rien n'avait transpiré dans la ville sur le nom des prisonniers, les
+murs inaccessibles de la forteresse ne laissaient rien sortir ni rien
+pénétrer que dans la nuit, et les cachots profonds avaient quelquefois
+renfermé le père et le fils durant des années entières, à quatre pieds
+l'un de l'autre, sans qu'ils s'en doutassent. La surprise fut extrême à
+cet appareil éclatant, et la foule accourut, ne sachant s'il s'agissait
+d'une fête ou d'un supplice.
+
+Ce même secret qu'avaient gardé les agents du ministre avait été aussi
+soigneusement caché par les conjurés, car leur tête en répondait.
+
+Montrésor, Fontrailles, le baron de Beauvau, Olivier d'Entraigues,
+Gondi, le comte du Lude et l'avocat Fournier, déguisés en soldats,
+en ouvriers et en baladins, armés de poignards sous leurs habits,
+avaient jeté et partagé dans la foule plus de cinq cents gentilshommes
+et domestiques déguisés comme eux; des chevaux étaient préparés sur
+la route d'Italie, et des barques sur le Rhône avaient été payées
+d'avance. Le jeune marquis d'Effiat, frère aîné de Cinq-Mars, habillé
+en chartreux, parcourait la foule, allait et venait sans cesse de la
+place des Terreaux à la petite maison où sa mère et sa soeur étaient
+enfermées avec la présidente de Pontac, soeur du malheureux de Thou. Il
+les rassurait, leur donnait un peu d'espérance, et revenait trouver les
+conjurés et s'assurer que chacun d'eux était disposé à l'action.
+
+Chaque soldat formant la haie avait à ses côtés un homme prêt à le
+poignarder.
+
+La foule innombrable entassée derrière la ligne des gardes les poussait
+en avant, débordait leur alignement, et leur faisait perdre du terrain.
+Ambrosio, domestique espagnol, qu'avait conservé Cinq-Mars, s'était
+chargé du capitaine des piquiers, et déguisé en musicien catalan, avait
+entamé une dispute avec lui, feignant de ne pas vouloir cesser de jouer
+de la vielle. Chacun était à son poste.
+
+L'abbé de Gondi, Olivier d'Entraigues et le marquis d'Effiat étaient au
+milieu d'un groupe de poissardes et d'écaillères qui se disputaient et
+jetaient de grands cris. Elles disaient des injures à l'une d'elles,
+plus jeune et plus timide que ses mâles compagnes. Le frère de
+Cinq-Mars approcha pour écouter leur querelle.
+
+--Eh! pourquoi, disait-elle aux autres, voulez-vous que Jean Le Roux,
+qui est un honnête homme, aille couper la tête à deux chrétiens, parce
+qu'il est boucher de son état? Tant que je serai sa femme, je ne le
+souffrirai pas, j'aimerais mieux...
+
+--Eh bien! tu as tort, répondaient ses compagnes; qu'est-ce que cela te
+fait que la viande qu'il coupe se mange ou ne se mange pas? Il n'en est
+pas moins vrai que tu aurais cent écus pour faire habiller tes trois
+enfants à neuf. T'es trop heureuse d'être _l'épouse_ d'un boucher.
+Profite donc, ma mignonne, de ce que Dieu t'envoie par la grâce de Son
+Éminence.
+
+--Laissez-moi tranquille, reprenait la première, je ne veux pas
+accepter. J'ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre, ils ont l'air
+doux comme des agneaux.
+
+--Eh bien, est-ce qu'on ne tue pas tes agneaux et tes veaux? reprenait
+la femme Le Bon. Qu'il arrive donc du bonheur à une petite femme comme
+ça! Quelle pitié! quand c'est de la part du révérend capucin, encore!
+
+--Que la gaieté du peuple est horrible! s'écria Olivier d'Entraigues
+étourdiment.
+
+Toutes ces femmes l'entendirent et commencèrent à murmurer contre lui.
+
+--_Du peuple!_ disaient-elles; et d'où est donc ce petit maçon avec ce
+plâtre sur ses habits?
+
+--Ah! interrompit une autre, tu ne vois pas que c'est quelque
+gentilhomme déguisé? Regarde ses mains blanches: ça n'a jamais
+travaillé.
+
+--Oui, oui, c'est quelque petit conspirateur dameret; j'ai bien envie
+d'aller chercher M. le Chevalier du Guet pour le faire arrêter.
+
+L'abbé Gondi sentit tout le danger de cette situation, et, se
+jetant d'un air de colère sur Olivier, avec toutes les manières d'un
+menuisier dont il avait pris le costume et le tablier, il s'écria en le
+saisissant au collet:
+
+--Vous avez raison: c'est un petit drôle qui ne travaille jamais.
+Depuis deux ans que mon père l'a mis en apprentissage, il n'a fait
+que peigner ses cheveux blonds pour plaire aux petites filles. Allons,
+rentre à la maison!
+
+Et, lui donnant des coups de latte, il lui fit percer la foule et
+revint se placer sur un autre point de la haie. Après avoir tancé le
+page étourdi il lui demanda la lettre qu'il disait avoir à remettre à
+M. de Cinq-Mars quand il serait évadé. Olivier l'avait depuis deux mois
+dans sa poche, et la lui donna.
+
+--C'est d'un prisonnier à un autre, dit-il; car le chevalier de Jars,
+en sortant de la Bastille, me l'a envoyée de la part d'un de ses
+compagnons de captivité.
+
+--Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir quelque secret important pour
+notre ami; je la décachette, vous auriez dû y penser plus tôt.
+
+--Ah! bah! c'est du vieux Bassompierre. Lisons.
+
+«MON CHER ENFANT,
+
+«J'apprends du fond de la Bastille, où je suis encore, que vous
+voulez conspirer contre ce tyran de Richelieu, qui ne cesse d'humilier
+notre bonne vieille Noblesse et les Parlements, et de saper dans ses
+fondements l'édifice sur lequel reposait l'Etat. J'apprends que les
+Nobles sont mis à la taille, et condamnés par de petits juges contre
+les privilèges de leur condition, forcés à l'arrière-ban contre les
+pratiques anciennes...»
+
+--Ah! le vieux radoteur! interrompit le page en riant aux éclats.
+
+--Pas si sot que vous croyez; seulement il est un peu reculé pour notre
+affaire.
+
+«Je ne puis qu'approuver ce généreux projet, et je vous prie de me
+bailler advis de tout...»
+
+--Ah! le vieux langage du dernier règne! dit Olivier; il ne savait pas
+écrire: _me faire expert de toutes choses_, comme on dit à présent.
+
+--Laissez-moi lire, pour Dieu, dit l'abbé; dans cent ans on se moquera
+ainsi de nos phrases.
+
+Il poursuivit:
+
+«Je puis bien vous conseiller nonobstant mon grand âge, en vous
+racontant ce qui m'advint en 1560.»
+
+--Ah! ma foi, je n'ai pas le temps de m'ennuyer à lire tout. Voyons la
+fin.
+
+«Quand je me rappelle mon dîner chez madame la maréchale d'Effiat,
+votre mère, et que je me demande ce que sont devenus tous les
+convives, je m'afflige véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens est mort
+à Vincennes, de chagrin d'être oublié par MONSIEUR dans cette prison;
+de Launay tué en duel, et j'en suis marri; car, malgré que je fusse
+mal satisfait de mon arrestation, il y mit de la courtoisie, et je
+l'ai toujours tenu pour un galant homme. Pour moi, me voilà sous clef
+jusqu'à la fin de la vie de M. le Cardinal; aussi, mon enfant nous
+étions treize à table: il ne faut pas se moquer des vieilles croyances.
+Remerciez Dieu de ce que vous êtes le seul auquel il ne soit pas arrivé
+malencontre...»
+
+--Encore un à-propos! dit Olivier en riant de tout son coeur; et, cette
+fois, l'abbé de Gondi ne put tenir son sérieux malgré ses efforts.
+
+Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne pas prolonger encore la
+détention du pauvre maréchal si elle était trouvée, et se rapprochèrent
+de la place des Terreaux et de la haie des gardes qu'ils devaient
+attaquer lorsque le signal du chapeau serait donné par le jeune
+prisonnier.
+
+Ils virent avec satisfaction tous leurs amis à leur poste, et prêts
+à jouer des couteaux, selon leur propre expression. Le peuple, en se
+pressant autour d'eux, les favorisait sans le vouloir. Il survint près
+de l'abbé une troupe de jeunes demoiselles vêtues de blanc et voilées;
+elles allaient à l'église pour communier, et les religieuses qui les
+conduisaient, croyant comme tout le peuple que ce cortège était destiné
+à rendre les honneurs à quelque grand personnage, leur permirent de
+monter sur de larges pierres de taille accumulées derrière les soldats.
+Là elles se groupèrent avec la grâce de cet âge, comme vingt belles
+statues sur un seul piédestal. On eût dit ces vestales que l'antiquité
+conviait aux sanglants spectacles des gladiateurs. Elles se parlaient
+à l'oreille en regardant autour d'elles, riaient et rougissaient
+ensemble, comme font les enfants.
+
+L'abbé de Gondi vit avec humeur qu'Olivier allait encore oublier
+son rôle de conspirateur et son costume de maçon pour leur lancer
+des oeillades et prendre un maintien trop élégant et des gestes trop
+civilisés pour l'état qu'on devait lui supposer: il commençait déjà à
+s'approcher d'elles en bouclant ses cheveux avec ses doigts, lorsque
+Fontrailles et Montrésor survinrent par bonheur sous un habit de
+soldats suisses; un groupe de gentilshommes, déguisés en mariniers, les
+suivait avec des bâtons ferrés à la main; ils avaient sur le visage une
+pâleur qui n'annonçait rien de bon. On entendit une marche sonnée par
+des trompettes.
+
+--Restons ici, dit l'un d'eux à sa suite; c'est ici.
+
+L'air sombre et le silence de ces spectateurs contrastaient
+singulièrement avec les regards enjoués et curieux des jeunes filles et
+leurs propos enfantins.
+
+--Ah! le beau cortège! criaient-elles: voilà au moins cinq cents hommes
+avec des cuirasses et des habits rouges, sur de beaux chevaux; ils ont
+des plumes jaunes sur leurs grands chapeaux.--Ce sont des étrangers,
+des Catalans, dit un garde-française.--Qui conduisent-ils donc?--Ah!
+voici un beau carrosse doré! mais il n'y a personne dedans.
+
+--Ah! je vois trois hommes à pied: où vont-ils?
+
+--A la mort! dit Fontrailles d'une voix sinistre qui fit taire
+toutes les voix. On n'entendit plus que les pas lents des chevaux
+qui s'arrêtèrent tout à coup par un de ces retards qui arrivent dans
+la marche de tout cortège. On vit alors un douloureux et singulier
+spectacle. Un vieillard à la tête tonsurée marchait avec peine en
+sanglotant, soutenu par deux jeunes gens d'une figure intéressante
+et charmante, qui se donnaient une main derrière ses épaules voûtées,
+tandis que de l'autre chacun d'eux tenait l'un de ses bras. Celui qui
+marchait à sa gauche était vêtu de noir; il était grave et baissait
+les yeux. L'autre beaucoup plus jeune, était revêtu d'une parure
+éclatante[35]: un pourpoint de drap de Hollande, couvert de larges
+dentelles d'or et portant des manches bouffantes et brodées, le
+couvrait du cou à la ceinture, habillement assez semblable au corset
+des femmes; le reste de ses vêtements en velours noir brodé de palmes
+d'argent, des bottines grisâtres à talons rouges, où s'attachaient
+des éperons d'or; un manteau d'écarlate chargé de boutons d'or, tout
+rehaussait la grâce de sa taille élégante et souple. Il saluait à
+droite et à gauche de la haie avec un sourire mélancolique.
+
+ [35] Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est conservé dans le
+ musée de Versailles.
+
+Un vieux domestique, avec des moustaches et une barbe blanches,
+suivait, le front baissé, tenant en main deux chevaux de bataille
+caparaçonnés.
+
+Les jeunes demoiselles se taisaient; mais elles ne purent retenir leurs
+sanglots en les voyant.
+
+--C'est donc ce pauvre vieillard qu'on mène à la mort?
+s'écrièrent-elles; ses enfants le soutiennent.
+
+--A genoux! mesdames, dit une religieuse, et priez pour lui.
+
+--A genoux! cria Gondi, et prions que Dieu les sauve.
+
+Tous les conjurés répétèrent:--A genoux! à genoux! et donnèrent
+l'exemple au peuple qui les imita en silence.
+
+--Nous pouvons mieux voir ses mouvements à présent, dit tout bas Gondi
+à Montrésor: levez-vous; que fait-il?
+
+--Il est arrêté et parle de notre côté en nous saluant; je crois qu'il
+nous reconnaît.
+
+Toutes les maisons, les fenêtres, les murailles, les toits, les
+échafauds dressés, tout ce qui avait vue sur la place était chargé de
+personnes de toute condition et de tout âge.
+
+Le silence le plus profond régnait sur la foule immense; on eût entendu
+les ailes du moucheron des fleuves, le souffle du moindre vent, le
+passage des grains de poussière qu'il soulève; mais l'air était calme,
+le soleil brillant, le ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On était
+proche de la place des Terreaux; on entendit des coups de marteau sur
+les planches, puis la voix de Cinq-Mars.
+
+Un jeune chartreux avança sa tête pâle entre deux gardes; tous les
+conjurés se levèrent au-dessus du peuple à genoux, chacun d'eux portant
+la main à sa ceinture ou dans son sein et serrant de près le soldat
+qu'il devait poignarder.
+
+--Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il son chapeau sur la tête?
+
+--Il jette son chapeau à terre loin de lui, dit paisiblement
+l'arquebusier qu'il interrogeait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+LA FÊTE
+
+ Mon Dieu! qu'est-ce que ce monde?
+
+ (_Dernières paroles de M. de Cinq-Mars._)
+
+
+Le jour même du cortège sinistre de Lyon, et durant les scènes que
+nous venons de voir, une fête magnifique se donnait à Paris, avec tout
+le luxe et le mauvais goût du temps. Le puissant Cardinal avait voulu
+remplir à la fois de ses pompes les deux premières villes de France.
+
+Sous le nom d'ouverture du Palais-Cardinal, on annonça cette fête
+donnée au Roi et à toute la cour. Maître de l'empire par la force, il
+voulut encore l'être des esprits par la séduction, et, las de dominer,
+il espéra plaire. La tragédie de _Mirame_ allait être représentée dans
+une salle construite exprès pour ce grand jour: ce qui éleva les frais
+de cette soirée, dit Pélisson, à trois cent mille écus.
+
+La garde entière du premier ministre[36] était sous les armes; ses
+quatre compagnies de Mousquetaires et de Gens d'armes étaient rangées
+en haie sur les vastes escaliers et à l'entrée des longues galeries du
+Palais-Cardinal[37]. Ce brillant _Pandemonium_, où les péchés mortels
+ont un temple à chaque étage, n'appartint ce jour-là qu'à l'orgueil,
+qui l'occupait de haut en bas. Sur chaque marche était posté l'un des
+arquebusiers de la garde du Cardinal, tenant une torche à la main
+et une longue carabine dans l'autre; la foule de ses gentilshommes
+circulait entre ces candélabres vivants, tandis que dans le grand
+jardin, entouré d'épais marronniers, remplacés aujourd'hui par les
+arcades, deux compagnies de Chevau-légers à cheval, le mousquet au
+poing, se tenaient prêtes au premier ordre et à la première crainte de
+leur maître.
+
+ [36] Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une garde de deux cents
+ Arquebusiers; en 1632, quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638,
+ deux compagnies de Gens d'armes et de Chevau-légers furent formées
+ par lui.
+
+ [37] Il avait donné au Roi, sous réserve d'usufruit durant sa vie,
+ ce palais avec ses dépendances, comme aussi sa magnifique chapelle
+ de diamants, avec son grand buffet d'argent ciselé, pesant trois
+ mille marcs, et son grand diamant en forme de coeur, pesant plus de
+ vingt carats; M. de Chavigny accepta cette donation pour le Roi.
+
+ (_Histoire du père Joseph._)
+
+Le Cardinal, porté et suivi par ses trente-huit pages, vint se placer
+dans sa loge tendue de pourpre, en face de celle où le Roi était couché
+à demi derrière des rideaux verts qui le préservaient de l'éclat des
+flambeaux. Toute la cour était entassée dans les loges, et se leva
+lorsqu'il parut; la musique commença une ouverture brillante, et l'on
+ouvrit le parterre à tous les hommes de la ville et de l'armée qui se
+présentèrent. Trois flots impétueux de spectateurs s'y précipitèrent et
+le remplirent en un instant; ils étaient debout et tellement pressés,
+que le mouvement d'un bras suffisait pour causer sur toute la foule le
+balancement d'un champ de blé. On vit tel homme dont la tête décrivait
+ainsi un cercle assez étendu, comme celle d'un compas, sans que ses
+pieds eussent quitté le point où ils étaient fixés, et on emporta
+quelques jeunes gens évanouis. Le ministre, contre sa coutume, avança
+sa tête décharnée hors de sa tribune, et salua l'assemblée d'un air
+qui voulait être gracieux. Cette grimace n'obtint de réponse qu'aux
+loges, le parterre fut silencieux. Richelieu avait voulu montrer qu'il
+ne craignait pas le jugement public pour son ouvrage et avait permis
+que l'on introduisît sans choix tous ceux qui se présenteraient.
+Il commençait à s'en repentir, mais trop tard. En effet, cette
+impartiale assemblée fut aussi froide que la _tragédie-pastorale_
+l'était elle-même; en vain les _bergères_ du théâtre, couvertes de
+pierreries, exhaussées sur des talons rouges, portant du bout des
+doigts des houlettes ornées de rubans et suspendant des guirlandes de
+fleurs sur leurs robes que soulevaient les _vertugadins_, se mouraient
+d'amour en longues tirades de deux cents vers langoureux; en vain des
+_amants parfaits_ (car c'était le beau idéal de l'époque) se laissaient
+dépérir de faim dans un antre solitaire, et déploraient leur mort avec
+emphase, en attachant à leurs cheveux des rubans de la couleur favorite
+de leur belle; en vain les femmes de la cour donnaient des signes
+de ravissement, penchées au bord de leurs loges, et tentaient même
+l'évanouissement le plus flatteur: le morne parterre ne donnait d'autre
+signe de vie que le balancement perpétuel des têtes noires à longs
+cheveux. Le Cardinal mordait ses lèvres et faisait le distrait pendant
+le premier acte et le second; le silence avec lequel s'écoulèrent le
+troisième et le quatrième fit une telle blessure à son coeur paternel,
+qu'il se fit soulever à demi hors de son balcon, et, dans cette immonde
+et ridicule attitude, faisait signe à ses amis de la cour de remarquer
+les plus beaux endroits, et donnait le signal des applaudissements; on
+y répondait de quelques loges, mais l'impassible parterre était plus
+silencieux que jamais; laissant la scène se passer entre le théâtre et
+les régions supérieures, il s'obstinait à demeurer neutre. Le maître de
+l'Europe et de la France, jetant alors un regard de feu sur ce petit
+amas d'hommes qui osaient ne pas admirer son oeuvre, sentit dans son
+coeur le voeu de Néron, et pensa un moment combien il serait heureux
+qu'il n'y eût là qu'une tête.
+
+Tout à coup cette masse noire et immobile s'anima, et des salves
+interminables d'applaudissements éclatèrent, au grand étonnement
+des loges, et surtout du ministre. Il se pencha, saluant avec
+reconnaissance; mais il s'arrêta en remarquant que les battements de
+mains interrompaient les acteurs toutes les fois qu'ils voulaient
+recommencer. Le Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés,
+jusque-là, pour voir ce qui excitait tant d'enthousiasme; toute la
+cour se pencha hors des colonnes: on aperçut alors dans la foule des
+spectateurs assis sur le théâtre, un jeune homme humblement vêtu, qui
+venait de se placer avec peine; tous les regards se portaient sur lui.
+Il en paraissait fort embarrassé, et cherchait à se couvrir de son
+petit manteau noir trop court. _Le Cid! Le Cid!_ cria le parterre, ne
+cessant d'applaudir. Corneille, effrayé, se sauva dans les coulisses,
+et tout retomba dans le silence.
+
+Le Cardinal, hors de lui, fit fermer les rideaux de sa loge et se fit
+emporter dans ses galeries.
+
+Ce fut là que s'exécuta une autre scène préparée dès longtemps par les
+soins de Joseph, qui avait sur ce point endoctriné les gens de sa suite
+avant de quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s'écriant qu'il était
+plus prompt de faire passer Son Éminence par une longue fenêtre vitrée
+qui ne s'élevait qu'à deux pieds de terre et conduisait de sa loge aux
+appartements, la fit ouvrir, et les pages y firent passer le fauteuil.
+Aussitôt cent voix s'élevèrent pour dire et proclamer l'accomplissement
+de la grande prophétie de Nostradamus. On se disait à demi-voix: «Le
+_bonnet rouge_, c'est Monseigneur; _quarante onces_, c'est Cinq-Mars;
+_tout_ finira, c'était de Thou: quel heureux coup du ciel! Son Éminence
+règne sur l'avenir comme sur le présent».
+
+Il s'avançait ainsi sur son trône ambulant dans de longues et
+resplendissantes galeries, écoutant ce doux murmure d'une flatterie
+nouvelle; mais, insensible à ce bruit des voix qui divinisaient son
+génie, il eût donné tous leurs propos pour un seul mot, un seul geste
+de ce public immobile et inflexible, quand même ce mot eût été un
+cri de haine; car on étouffe les clameurs, mais comment se venger
+du silence? On empêche un peuple de frapper, mais qui l'empêchera
+d'attendre? Poursuivi par le fantôme importun de l'opinion publique,
+le sombre ministre ne se crut en sûreté qu'arrivé au fond de son
+palais, au milieu de sa cour tremblante et flatteuse, dont les
+adorations lui firent bientôt oublier que quelques hommes avaient
+osé ne pas l'admirer. Il se fit placer comme un roi au milieu de ses
+vastes appartements, et, regardant autour de lui, se mit à compter
+attentivement les hommes puissants et soumis qui l'entouraient: il
+les compta et s'admira. Les chefs de toutes les grandes familles,
+les princes de l'Église, les présidents de tous les parlements, les
+gouverneurs des provinces, les maréchaux et les généraux en chef des
+armées, le nonce, les ambassadeurs de tous les royaumes, les députés
+et les sénateurs des républiques, étaient immobiles, soumis et rangés
+autour de lui, comme attendant ses ordres. Plus un regard qui osât
+soutenir son regard, plus une parole qui osât s'élever sans sa volonté,
+plus un projet qu'on osât former dans le repli le plus secret du
+coeur, plus une pensée qui ne procédât de la sienne. L'Europe muette
+l'écoutait par représentants. De loin en loin il élevait une voix
+impérieuse, et jetait une parole satisfaite au milieu de ce cercle
+pompeux, comme un denier dans la foule des pauvres. On pouvait alors
+reconnaître, à l'orgueil qui s'allumait dans ses regards et à la joie
+de sa contenance, celui des princes sur qui venait de tomber une telle
+faveur; celui-là se trouvait même transformé tout à coup en un autre
+homme, et semblait avoir fait un pas dans la hiérarchie des pouvoirs,
+tant on entourait d'adorations inespérées et de soudaines caresses ce
+fortuné courtisan, dont le Cardinal n'apercevait pas même le bonheur
+obscur. Le frère du Roi et le duc de Bouillon étaient debout dans la
+foule, d'où le ministre ne daigna pas les tirer; seulement il affecta
+de dire qu'il serait bon de démanteler quelques places fortes, parla
+longuement de la nécessité des pavés et des quais dans les rues de
+Paris, et dit en deux mots à Turenne qu'on pourrait l'envoyer à l'armée
+d'Italie, près du prince Thomas, pour chercher son bâton de maréchal.
+
+Tandis que Richelieu ballottait ainsi dans ses mains puissantes les
+plus grandes et les moindres choses de l'Europe, au milieu d'une fête
+bruyante dans son magnifique palais, on avertissait la Reine au Louvre
+que l'heure était venue de se rendre chez le Cardinal, où le Roi
+l'attendait après la tragédie. La sérieuse Anne d'Autriche n'assistait
+à aucun spectacle; mais elle n'avait pu refuser la fête du premier
+ministre. Elle était dans son oratoire, prête à partir et couverte
+de perles, sa parure favorite; debout près d'une grande glace avec
+Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer la toilette de la jeune
+princesse, qui, vêtue d'une longue robe rose, contemplait elle-même
+avec attention, mais un peu d'ennui et d'un air boudeur, l'ensemble de
+sa toilette.
+
+La Reine considérait son propre ouvrage dans Marie, et, plus troublée
+qu'elle, songeait avec crainte au moment où cesserait cette éphémère
+tranquillité, malgré la profonde connaissance qu'elle avait du
+caractère sensible mais léger de Marie. Depuis la conversation de
+Saint-Germain, depuis la lettre fatale, elle n'avait pas quitté un seul
+instant la jeune princesse, et avait donné tous ses soins à conduire
+son esprit dans la voie qu'elle avait tracée d'avance; car le trait
+le plus prononcé du caractère d'Anne d'Autriche était une invincible
+obstination dans ses calculs, auxquels elle eût voulu soumettre tous
+les événements et toutes les passions avec une exactitude géométrique,
+et c'est sans doute à cet esprit positif et sans mobilité que l'on
+doit attribuer tous les malheurs de sa régence. La sinistre réponse
+de Cinq-Mars, son arrestation, son jugement, tout avait été caché à
+la princesse Marie, dont la faute première, il est vrai, avait été un
+mouvement d'amour-propre et un instant d'oubli. Cependant la Reine
+était bonne, et s'était amèrement repentie de sa précipitation à
+écrire de si décisives paroles, dont les conséquences avaient été si
+graves, et tous ses efforts avaient tendu à en atténuer les suites. En
+envisageant son action dans ses rapports avec le bonheur de la France,
+elle s'applaudissait d'avoir étouffé ainsi tout à coup le germe d'une
+guerre civile qui eût ébranlé l'État jusque dans ses fondements; mais
+lorsqu'elle s'approchait de sa jeune amie et considérait cet être
+charmant qu'elle brisait dans sa fleur, et qu'un vieillard sur un trône
+ne dédommagerait pas de la perte qu'elle avait faite pour toujours;
+quand elle songeait à l'entier dévouement, à cette totale abnégation de
+soi-même qu'elle venait de voir dans un jeune homme de vingt-deux ans,
+d'un si grand caractère et presque maître du royaume, elle plaignait
+Marie, et admirait du fond de l'âme l'homme qu'elle avait si mal jugé.
+
+Elle aurait voulu du moins faire connaître tout ce qu'il valait à
+celle qu'il avait tant aimée, et qui ne le savait pas; mais elle
+espérait encore en ce moment que tous les conjurés, réunis à Lyon,
+parviendraient à le sauver, et, une fois le sachant en pays étranger,
+elle pourrait alors tout dire à sa chère Marie.
+
+Quant à celle-ci, elle avait d'abord redouté la guerre; mais, entourée
+de gens de la Reine, qui n'avaient laissé parvenir jusqu'à elle que des
+nouvelles dictées par cette princesse, elle avait su ou cru savoir que
+la conjuration n'avait pas eu d'exécution; que le Roi et le Cardinal
+étaient d'abord revenus à Paris presque ensemble: que MONSIEUR,
+éloigné quelque temps, avait reparu à la cour; que le duc de Bouillon,
+moyennant la cession de Sedan, était aussi rentré en grâce; et que, si
+le Grand-Écuyer ne paraissait pas encore, le motif en était la haine
+plus prononcée du Cardinal contre lui et la grande part qu'il avait
+dans la conjuration. Mais le simple bon sens et le sentiment naturel
+de la justice disaient assez que, n'ayant agi que sous les ordres du
+frère du Roi, son pardon devait suivre celui du prince. Tout avait
+donc calmé l'inquiétude première de son coeur, tandis que rien n'avait
+adouci une sorte de ressentiment orgueilleux qu'elle avait contre
+Cinq-Mars, assez indifférent pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa
+retraite, ignoré de la Reine même et de toute la cour, tandis qu'elle
+n'avait songé qu'à lui, disait-elle. Depuis deux mois, d'ailleurs, les
+bals et les carrousels s'étaient si rapidement succédé, et tant de
+_devoirs_ impérieux l'avaient entraînée, qu'il lui restait à peine,
+pour s'attrister et se plaindre, le temps de sa toilette, où elle
+était presque seule. Elle commençait bien chaque soir cette réflexion
+générale sur l'ingratitude et l'inconstance des hommes, pensée profonde
+et nouvelle, qui ne manque jamais d'occuper la tête d'une jeune
+personne à l'âge du premier amour; mais le sommeil ne lui permettait
+jamais de l'achever; et la fatigue de la danse fermait ses grands yeux
+noirs avant que ses idées eussent trouvé le temps de se classer dans
+sa mémoire et de lui présenter des images bien nettes du passé. Dès son
+réveil, elle se voyait entourée des jeunes princesses de la cour, et à
+peine en état de paraître, elle était forcée de passer chez la Reine,
+où l'attendaient les éternels, mais moins désagréables hommages du
+prince Palatin; les Polonais avaient eu le temps d'apprendre à la cour
+de France cette réserve mystérieuse et ce silence éloquent qui plaisent
+tant aux femmes, parce qu'ils accroissent l'importance des secrets
+toujours cachés, et rehaussent les êtres que l'on respecte assez pour
+ne pas oser même souffrir en leur présence. On regardait Marie comme
+accordée au roi Uladislas; et elle-même, il faut le confesser, s'était
+si bien faite à cette idée, que le trône de Pologne occupé par une
+autre reine lui eût paru une chose monstrueuse: elle ne voyait pas avec
+bonheur le moment d'y monter, mais avait cependant pris possession
+des hommages qu'on lui rendait d'avance. Aussi, sans se l'avouer à
+elle-même, exagérait-elle beaucoup les prétendus torts de Cinq-Mars que
+la Reine lui avait dévoilés à Saint-Germain.
+
+--Vous êtes fraîche comme les roses de ce bouquet, dit la Reine;
+allons, ma chère enfant, êtes-vous prête? Quel est ce petit air
+boudeur? Venez, que je referme cette boucle d'oreilles... N'aimez-vous
+pas ces topazes? Voulez-vous une autre parure?
+
+--Oh! non, madame, je pense que je ne devrais pas me parer, car
+personne ne sait mieux que vous combien je suis malheureuse. Les hommes
+sont bien cruels envers nous! Je réfléchis encore à tout ce que vous
+m'avez dit, et tout m'est bien prouvé actuellement. Oui, il est bien
+vrai qu'il ne m'aimait pas; car enfin, s'il m'avait aimée, d'abord
+il eût renoncé à une entreprise qui me faisait tant de peine, comme
+je le lui avais dit; je me rappelle même, ce qui est bien plus fort,
+ajouta-t-elle d'un air important et même solennel, que je lui dis qu'il
+serait rebelle; oui, madame, _rebelle_, je le lui dis à Saint-Eustache.
+Mais je vois que Votre Majesté avait bien raison: je suis bien
+malheureuse! il avait plus d'ambition que d'amour.
+
+Ici une larme de dépit s'échappa de ses yeux et roula vite et seule sur
+sa joue, comme une perle sur une rose.
+
+--Oui, c'est bien certain... continua-t-elle en attachant ses
+bracelets; et la plus grande preuve, c'est que depuis deux mois qu'il
+a renoncé à son entreprise (comme vous m'avez dit que vous l'aviez fait
+sauver), il aurait bien pu me faire savoir où il s'est retiré. Et moi,
+pendant ce temps-là, je pleurais, j'implorais toute votre puissance
+en sa faveur; je mendiais un mot qui m'apprît une de ses actions; je
+ne pensais qu'à lui; et encore à présent je refuse tous les jours le
+trône de Pologne, parce que je veux prouver jusqu'à la fin que je suis
+constante, que vous-même ne pouvez me faire manquer à mon attachement,
+bien plus sérieux que le sien, et que nous valons mieux que les hommes;
+mais du moins, je crois que je puis bien aller ce soir à cette fête,
+puisque ce n'est pas un bal.
+
+--Oui, oui, ma chère enfant, venez vite, dit la Reine, voulant faire
+cesser ce langage enfantin qui l'affligeait, et dont elle avait causé
+les erreurs ingénues; venez, vous verrez l'union qui règne entre les
+princes et le Cardinal, et nous apprendrons peut-être quelques bonnes
+nouvelles.
+
+Elles partirent.
+
+Lorsque les deux princesses entrèrent dans les longues galeries du
+Palais-Cardinal, elles furent reçues et saluées froidement par le Roi
+et le ministre, qui, entourés et pressés par une foule de courtisans
+silencieux, jouaient aux échecs sur une table étroite et basse. Toutes
+les femmes qui entrèrent avec la Reine, ou après elle, se répandirent
+dans les appartements, et bientôt une musique fort douce s'éleva
+dans l'une des salles, comme un accompagnement à mille conversations
+particulières qui s'engagèrent autour des tables de jeu.
+
+Auprès de la Reine passèrent, en saluant, deux jeunes et nouveaux
+mariés, l'heureux Chabot et la belle duchesse de Rohan; ils semblaient
+éviter la foule et chercher à l'écart le moment de se parler
+d'eux-mêmes. Tout le monde les accueillait en souriant et les voyait
+avec envie: leur félicité se lisait sur le visage des autres autant que
+sur le leur.
+
+Marie les suivit des yeux:--Ils sont heureux pourtant, dit-elle à la
+Reine, se rappelant le blâme que l'on avait voulu jeter sur eux.
+
+Mais, sans lui répondre, Anne d'Autriche craignant que, dans la foule,
+un mot inconsidéré ne vînt apprendre quelque funeste événement à sa
+jeune amie, se plaça derrière le Roi avec elle. Bientôt MONSIEUR, le
+prince Palatin et le duc de Bouillon vinrent lui parler d'un air libre
+et enjoué. Cependant le second, jetant sur Marie un regard sévère et
+scrutateur, lui dit: «Madame la princesse, vous êtes ce soir d'une
+beauté et d'une gaieté _surprenantes_.»
+
+Elle fut interdite de ces paroles, et de le voir s'éloigner d'un air
+sombre; elle parla au duc d'Orléans, qui ne répondit pas et sembla ne
+pas entendre. Marie regarda la Reine, et crut remarquer de la pâleur et
+de l'inquiétude sur ses traits. Cependant personne n'osait approcher
+le Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses coups d'échecs; Mazarin
+seul, appuyé sur le bras de son fauteuil et suivant les coups avec une
+attention servile, faisait des gestes d'admiration toutes les fois
+que le Cardinal avait joué. L'application sembla dissiper un moment
+le nuage qui couvrait le front du ministre: il venait d'avancer une
+_tour_ qui mettait le _roi_ de Louis XIII dans cette fausse position
+qu'on nomme _Pat_, situation où ce roi d'ébène, sans être attaqué
+personnellement, ne peut cependant ni reculer ni avancer dans aucun
+sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda son adversaire, et se
+mit à sourire d'un côté des lèvres seulement, ne pouvant peut-être
+s'interdire un secret rapprochement. Puis, en voyant les yeux éteints
+et la figure mourante du prince, il se pencha à l'oreille de Mazarin,
+et lui dit:
+
+--Je crois, ma foi, qu'il partira avant moi; il est bien changé.
+
+En même temps, il lui prit une longue et violente toux; souvent il
+sentait en lui cette douleur aiguë et persévérante; à cet avertissement
+sinistre il porta à sa bouche un mouchoir qu'il en retira sanglant;
+mais, pour le cacher, il le jeta sous la table, et sourit en regardant
+sévèrement autour de lui, comme pour défendre l'inquiétude.
+
+Louis XIII, parfaitement insensible, ne fit pas le plus léger mouvement
+et rangea ses pièces pour une autre partie avec une main décharnée et
+tremblante. Ces deux mourants semblaient tirer au sort leur dernière
+heure.
+
+En cet instant une horloge sonna minuit. Le roi leva la tête:
+
+--Ah! ah! dit-il froidement, ce matin, à la même heure, M. le Grand,
+notre cher ami, a passé un mauvais moment.
+
+Un cri perçant partit auprès de lui; il frémit et se jeta de l'autre
+côté, renversant le jeu. Marie de Mantoue, sans connaissance, était
+dans les bras de la Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit à
+l'oreille du Roi:
+
+--Ah! Sire, vous avez une hache à deux tranchants!
+
+Elle donnait ensuite des soins et des baisers maternels à la jeune
+princesse, qui, entourée de toutes les femmes de la cour, ne revint
+de son évanouissement que pour verser des torrents de larmes. Sitôt
+qu'elle rouvrit les yeux:
+
+--Hélas! oui, mon enfant, lui dit Anne d'Autriche, ma pauvre enfant,
+vous êtes reine de Pologne.
+
+ * * * * *
+
+Il est arrivé souvent que le même événement qui faisait couler des
+larmes dans le palais des rois a répandu l'allégresse au dehors; car
+le peuple croit toujours que la joie habite avec les fêtes. Il y eut
+cinq jours de réjouissances pour le retour du ministre, et chaque
+soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal et sous celles du Louvre, se
+pressaient les habitants de Paris; les dernières émeutes les avaient,
+pour ainsi dire, mis en goût pour les mouvements publics; ils couraient
+d'une rue à l'autre avec une curiosité quelquefois insultante et
+hostile, tantôt marchant en processions silencieuses, tantôt poussant
+de longs éclats de rire ou des huées prolongées dont on ignorait le
+sens. Des bandes de jeunes hommes se battaient dans les carrefours
+et dansaient en rond sur les places publiques, comme pour manifester
+quelque espérance inconnue de plaisir et quelque joie insensée qui
+serrait le coeur. Il était remarquable que le silence le plus triste
+régnait justement dans les lieux que les ordres du ministre avaient
+préparés pour les réjouissances, et que l'on passait avec dédain devant
+les façades illuminées de son palais. Si quelques voix s'élevaient,
+c'était pour lire et relire sans cesse avec ironie les légendes et
+les inscriptions dont l'idiote flatterie de quelques écrivains obscurs
+avait entouré le portrait du Cardinal-Duc. L'une de ces images était
+gardée par des arquebusiers qui ne la garantissaient pas des pierres
+que lui lançaient de loin des mains inconnues. Elle représentait le
+Cardinal généralissime portant un casque entouré de lauriers. On lisait
+au-dessus:
+
+ Grand Duc! c'est justement que la France t'honore;
+ Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t'adore[38].
+
+ [38] Cette gravure existe encore.
+
+Ces belles choses ne persuadaient pas au peuple qu'il fût heureux; et
+en effet il n'adorait pas plus le Cardinal que le dieu Mars, mais il
+acceptait ses fêtes à titre de désordre. Tout Paris était en rumeur, et
+des hommes à longue barbe, portant des torches, des pots remplis de vin
+et des verres d'étain qu'ils choquaient à grand bruit, se tenaient sous
+le bras et chantaient à l'unisson, avec des voix rudes et grossières,
+une ancienne ronde de la Ligue:
+
+ Reprenons la danse,
+ Allons, c'est assez:
+ Le printemps commence,
+ Les Rois sont passés.
+
+ Prenons quelque trève,
+ Nous sommes lassés;
+ Les Rois de la fève
+ Nous ont harassés.
+
+ Allons, Jean du Mayne,
+ Les Rois sont passés[39].
+
+ [39] Chant des guerres civiles. (Voy. _Mém. de la Ligue_.)
+
+Les bandes effrayantes qui hurlaient ces paroles traversèrent les
+quais et le Pont-Neuf, froissant, contre les hautes maisons qui
+les couvraient alors, quelques bourgeois paisibles, attirés par la
+curiosité. Deux jeunes gens enveloppés dans des manteaux furent jetés
+l'un contre l'autre et se reconnurent à la lueur d'une torche placée au
+pied de la statue de Henri IV, nouvellement élevée, sous laquelle ils
+se trouvaient.
+
+--Quoi! encore à Paris, monsieur? dit Corneille à Milton; je vous
+croyais à Londres.
+
+--Entendez-vous ce peuple, monsieur? l'entendez-vous? quel est ce
+refrain terrible:
+
+ Les Rois sont passés?
+
+--Ce n'est rien encore, monsieur; faites attention à leurs propos.
+
+--Le Parlement est mort, disait l'un des hommes, les seigneurs sont
+morts: dansons, nous sommes les maîtres; le vieux Cardinal s'en va, il
+n'y a plus que le Roi et nous.
+
+--Entendez-vous ce misérable, monsieur? reprit Corneille; tout est là,
+toute notre époque est dans ce mot.
+
+--Eh quoi! est-ce là l'oeuvre de ce ministre que l'on appelle _grand_
+parmi vous, et même chez les autres peuples? Je ne comprends pas cet
+homme.
+
+--Je vous l'expliquerai tout à l'heure, lui répondit Corneille; mais,
+avant cela, écoutez la fin de cette lettre que j'ai reçue aujourd'hui.
+Approchons-nous de cette lanterne, sous la statue du feu roi... Nous
+sommes seuls, la foule est passée, écoutez:
+
+«...... C'est par une de ces imprévoyances qui empêchent
+l'accomplissement des plus généreuses entreprises que nous n'avons
+pu sauver MM. de Cinq-Mars et de Thou. Nous eussions dû penser que,
+préparés à la mort par de longues méditations, ils refuseraient nos
+secours; mais cette idée ne vint à aucun de nous; dans la précipitation
+de nos mesures, nous fîmes encore la faute de nous trop disséminer
+dans la foule, ce qui nous ôta le moyen de prendre une résolution
+subite. J'étais placé, pour mon malheur, près de l'échafaud, et je vis
+s'avancer jusqu'au pied nos malheureux amis, qui soutenaient le pauvre
+abbé Quillet, destiné à voir mourir son élève, qu'il avait vu naître.
+Il sanglotait et n'avait que la force de baiser les mains des deux
+amis. Nous nous avançâmes tous, prêts à nous élancer sur les gardes
+au signal convenu; mais je vis avec douleur M. de Cinq-Mars jeter
+son chapeau loin de lui d'un air de dédain. On avait remarqué notre
+mouvement, et la garde catalane fut doublée autour de l'échafaud. Je
+ne pouvais plus voir; mais j'entendais pleurer. Après les trois coups
+de trompette ordinaires, le greffier criminel de Lyon, étant à cheval
+assez près de l'échafaud, lut l'arrêt de mort que ni l'un ni l'autre
+n'écoutèrent. M. de Thou dit à M. de Cinq-Mars:
+
+--«Eh bien! cher ami, qui mourra le premier? Vous souvient-il de saint
+Gervais et de saint Protais?
+
+--«Ce sera celui que vous jugerez à propos, répondit Cinq-Mars.»
+
+«Le second confesseur, prenant la parole, dit à M. de Thou:
+
+--«Vous êtes le plus âgé.
+
+--«Il est vrai, dit M. de Thou, qui, s'adressant à M. le Grand, lui
+dit:--Vous êtes le plus généreux, vous voulez bien me montrer le chemin
+de la gloire du ciel?
+
+--«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai ouvert celui du précipice; mais
+précipitons-nous dans la mort généreusement, et nous surgirons dans la
+gloire et le bonheur du ciel.»
+
+«Après quoi il l'embrassa et monta l'échafaud avec une adresse et une
+légèreté merveilleuses. Il fit un tour sur l'échafaud, et considéra
+haut et bas toute cette grande assemblée, d'un visage assuré et qui
+ne témoignait aucune peur, et d'un maintien grave et gracieux; puis
+il fit un autre tour, saluant le peuple de tous côtés, sans paraître
+reconnaître aucun de nous, mais avec une face majestueuse et charmante;
+puis il se mit à genoux, levant les yeux au ciel, adorant Dieu et
+lui recommandant sa fin: comme il baisait le crucifix, le père cria
+au peuple de prier Dieu pour lui, et M. le Grand, ouvrant les bras,
+joignant les mains, tenant toujours son crucifix, fit la même demande
+au peuple. Puis il s'alla jeter de bonne grâce à genoux devant le
+bloc, embrassa le poteau, mit le cou dessus, leva les yeux au ciel, et
+demanda au confesseur: «Mon père, serai-je bien ainsi?» Puis, tandis
+que l'on coupait ses cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit en
+soupirant: «Mon Dieu, qu'est-ce que ce monde? mon Dieu, je vous offre
+mon supplice en satisfaction de mes péchés.»
+
+--«Qu'attends-tu? que fais-tu là? dit-il ensuite à l'exécuteur qui
+était là et n'avait pas encore tiré son couperet d'un méchant sac
+qu'il avait apporté. Son confesseur, s'étant approché, lui donna
+une médaille; et lui, d'une tranquillité d'esprit incroyable, pria
+le père de tenir le crucifix devant ses yeux, qu'il ne voulut point
+avoir bandés. J'aperçus les deux mains tremblantes du vieil abbé
+Quillet, qui élevait le crucifix. En ce moment, une voix claire et
+pure comme celle d'un ange entonna l'_Ave, maris stella_. Dans le
+silence universel, je reconnus la voix de M. de Thou, qui attendait au
+pied de l'échafaud; le peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars
+embrassa plus étroitement le poteau, et je vis s'élever une hache
+faite à la façon des haches d'Angleterre. Un cri effroyable du peuple,
+jeté de la place, des fenêtres et des tours, m'avertit qu'elle était
+retombée et que la tête avait roulé jusqu'à terre; j'eus encore la
+force, heureusement, de penser à son âme et de commencer une prière
+pour lui: je la mêlai avec celle que j'entendais prononcer à haute
+voix par notre malheureux et pieux ami de Thou. Je me relevai, et le
+vis s'élancer sur l'échafaud avec tant de promptitude, qu'on eût dit
+qu'il volait. Le père et lui récitèrent les psaumes; il les disait avec
+une ardeur de séraphin, comme si son âme eût emporté son corps vers
+le ciel; puis, s'agenouillant, il baisa le sang de Cinq-Mars, comme
+celui d'un martyr, et devint plus martyr lui-même. Je ne sais si Dieu
+voulut lui accorder cette grâce; mais je vis avec horreur le bourreau,
+effrayé sans doute du premier coup qu'il avait porté, le frapper sur
+le haut de la tête, où le malheureux jeune homme porta la main; le
+peuple poussa un long gémissement, et s'avança contre le bourreau: ce
+misérable, tout troublé, lui porta un second coup, qui ne fit encore
+que l'écorcher et l'abattre sur le théâtre, où l'exécuteur se roula sur
+lui pour l'achever. Un événement étrange effrayait le peuple autant
+que l'horrible spectacle. Le vieux domestique de M. de Cinq-Mars,
+tenant son cheval comme à un convoi funèbre, s'était arrêté au pied
+de l'échafaud, et, semblable à un homme paralysé, regarda son maître
+jusqu'à la fin, puis tout à coup, comme frappé de la même hache, tomba
+mort sous le coup qui avait fait tomber la tête.
+
+«Je vous écris à la hâte ces tristes détails à bord d'une galère de
+Gênes, où Fontrailles, Gondi, d'Entraigues, Beauvau, du Lude, moi et
+tous les conjurés, sommes retirés. Nous allons en Angleterre attendre
+que le temps ait délivré la France du tyran que nous n'avons pu
+détruire. J'abandonne pour toujours le service du lâche prince qui nous
+a trahis.
+
+«MONTRÉSOR.»
+
+Telle vient d'être, poursuivit Corneille, la fin de ces deux jeunes
+gens que vous vîtes naguère si puissants. Leur dernier soupir a été
+celui de l'ancienne monarchie; il ne peut plus régner ici qu'une cour
+dorénavant; les Grands et les Sénats sont anéantis[40].
+
+ [40] On appelait le Parlement _Sénat_. Il existe des lettres
+ adressées à _Monseigneur de Harlay_, prince du Sénat de Paris et
+ premier juge du royaume.
+
+--Et voilà donc ce prétendu grand homme! reprit Milton. Qu'a-t-il voulu
+faire? Il veut donc créer des républiques dans l'avenir, puisqu'il
+détruit les bases de votre monarchie?
+
+--Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille; il n'a voulu que régner
+jusqu'à la fin de sa vie. Il a travaillé pour le moment, et non pour
+l'avenir; il a continué l'oeuvre de Louis XI, et ni l'un ni l'autre
+n'ont su ce qu'ils faisaient.
+
+L'Anglais se prit à rire.
+
+--Je croyais, dit-il, je croyais que le vrai génie avait une autre
+marche. Cet homme a ébranlé ce qu'il devait soutenir, et on l'admire!
+Je plains votre nation.
+
+--Ne la plaignez pas! s'écria vivement Corneille; un homme passe, mais
+un peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur, est doué d'une immortelle
+énergie que rien ne peut éteindre: souvent son imagination l'égarera,
+mais une raison supérieure finira toujours par dominer ses désordres.
+
+Les deux jeunes et déjà grands hommes se promenaient en parlant ainsi
+sur cet emplacement qui sépare la statue de Henri IV de la place
+Dauphine, au milieu de laquelle ils s'arrêtèrent un moment.
+
+--Oui, monsieur, poursuivit Corneille, je vois tous les soirs avec
+quelle vitesse une pensée généreuse retentit dans les coeurs français,
+et tous les soirs je me retire heureux de l'avoir vu. La reconnaissance
+prosterne les pauvres devant cette statue d'un bon roi; qui sait quel
+autre monument élèverait une autre passion auprès de celui-ci? qui sait
+jusqu'où l'amour de la gloire conduirait notre peuple? qui sait si,
+au lieu même où nous sommes, ne s'élèvera pas une pyramide arrachée à
+l'Orient?
+
+--Ce sont les secrets de l'avenir, dit Milton; j'admire, comme
+vous, votre peuple passionné; mais je le crains pour lui-même; je le
+comprends mal aussi, et je ne reconnais pas son esprit, quand je le
+vois prodiguer son admiration à des hommes tels que celui qui vous
+gouverne. L'amour du pouvoir est bien puéril, et cet homme en est
+dévoré sans avoir la force de le saisir tout entier. Chose risible! il
+est tyran sous un maître. Ce colosse, toujours sans équilibre, vient
+d'être presque renversé sous le doigt d'un enfant. Est-ce là le génie?
+non, non! Lorsqu'il daigne quitter ses hautes régions pour une passion
+humaine du moins doit-il l'envahir. Puisque ce Richelieu ne voulait
+que le pouvoir, que ne l'a-t-il donc pris par le sommet au lieu de
+l'emprunter à une faible tête de Roi qui tourne et qui fléchit? Je
+vais trouver un homme qui n'a pas encore paru, et que je vois dominé
+par cette misérable ambition; mais je crois qu'il ira plus loin. Il se
+nomme Cromwell.
+
+
+Écrit en 1826.
+
+
+FIN DE CINQ-MARS
+
+
+
+
+NOTES
+
+ET
+
+DOCUMENTS HISTORIQUES
+
+
+PAGE 342.
+
+Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit, etc., etc.
+
+ Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri. En cette ville,
+ où quantité de noblesse l'attendoit, entre autres M. le comte de
+ Suze, Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau;
+ mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu'il fust
+ au logis qu'on lui avoit préparé dans la ville. Quand son bateau
+ abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit
+ au bord de la rivière; après qu'on avoit vu s'il s'estoit bien
+ assuré, on sortoit le lit dans lequel ledit seigneur estoit couché,
+ car il estoit malade d'une douleur ou ulcère au bras. Il y avoit
+ six puissants hommes qui portoient le lit avec deux barres; et
+ les liens où les hommes mettoient les mains estoient rembourrés et
+ garnis de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et autour du
+ cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la main
+ couverte de buffle; si bien que les sangles ou surfaix qu'ils
+ mettoient au cou estoient comme une étole qui descendoit jusques
+ aux barres dans lesquelles elles estoient passées. Ainsi ces hommes
+ portoient le lit et ledit seigneur dans les villes ou aux maisons
+ auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde estoit
+ étonné, c'est qu'il entroit dans les maisons par les fenêtres; car
+ auparavant qu'il arrivât, les maçons qu'il menoit abattoient les
+ croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures aux murailles
+ des chambres où il devoit loger, et en après on faisait un pont
+ de bois qui venoit de la rue jusqu'aux fenêtres ou ouvertures de
+ son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il passoit par les
+ rues, et on le passoit sur le pont jusque dans un autre lit qui lui
+ estoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée
+ de damas incarnat et violet, avec des ameublements très-riches. Il
+ logea à Viviers dans la maison de Montarguy, qui est à présent à
+ l'université de notre église. On abattit la croisée de la chambre,
+ qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit
+ depuis la boutique de Noël de Viel, sous la maison d'Ales, du côté
+ nord, jusques à l'ouverture des fenêtres, où le seigneur Cardinal
+ fut porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit gardée de
+ tous côtés, tant sous les voûtes qu'ès côtés et sur le dessus des
+ logements où il couchoit.
+
+ Sa cour ou suite était composée de gens d'importance; la civilité,
+ affabilité et courtoisie estoient avec eux. La dévotion y estoit
+ très-grande; car les soldats, qui sont ordinairement indévôts et
+ impies, firent de grandes dévotions. Le lendemain de son arrivée,
+ qui estoit un dimanche, plusieurs d'iceux se confessèrent et
+ communièrent avec démonstration de grande piété; ils ne firent
+ aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles.
+ La noblesse aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit
+ sur le Rhône, quoiqu'il y eust quantité de bateliers, tant dans
+ les barques qu'après les chevaux, on n'osait jamais blasphémer,
+ qu'est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une
+ telle rétention; on ne leur voyait proférer que les mots qui leur
+ estoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si
+ modestement, que tout le monde en estoit ravi.
+
+ Monseigneur le cardinal Bigni logea à l'archidiaconé. On avoit
+ préparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal
+ Mazarin; mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la poste
+ pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25, ledit seigneur fut
+ reporté dans son bateau avec le même ordre. (_Extrait du journal
+ manuscrit de J. de Banne._)
+
+
+_Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars et de Thou, et leurs
+actes de dévotion._
+
+La bravoure de M. de Cinq-Mars était froide, noble et élégante.
+Il n'y en a pas de mieux attestée. Si, après tant de détails
+historiques résumés dans le livre, il en fallait de nouvelles preuves,
+j'ajouterais, pour les confirmer, cette lettre de M. de Marca, et des
+fragments du rapport qui les suit, où l'on pourra remarquer ce passage:
+
+«C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune peur,
+ni trouble, ni aucune émotion, etc.»
+
+Le recueil intitulé: _Journal de M. le Cardinal-Duc de Richelieu, qu'il
+a faict durant le grand orage de la court, en l'an 1642, tirés de ses
+Mémoires qu'il a écrits de sa main_, porte ces paroles à la relation de
+l'instruction du procès:
+
+ M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage, ny de parole; toujours
+ les mêmes douceur, modération et assurance.
+
+Tallemant des Réaux dit dans ses _Mémoires_, tome I, page 418, etc.,
+etc.:
+
+ M. le Grand fut ferme, et le combat qu'il souffroit en luy-même
+ ne parut point au dehors.--Il mourut avec une grandeur de courage
+ étonnante, et ne s'amusa point à haranguer. Il ne voulut point de
+ bandeau. Il avoit les yeux ouverts quand on le frappa, et tenoit
+ le billot si ferme, qu'on eut de la peine à en retirer ses bras.
+ Il estoit plein de coeur et mourut en galant homme. Quoiqu'on
+ eût résolu de ne point lui donner la question, comme portoit la
+ sentence, on ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha,
+ mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il défaisoit déjà
+ son pourpoint quand on lui fit lever la main seul.
+
+Plusieurs rapports ajoutent que, conduit à la chambre de la torture, il
+s'écria:--_Où me menez-vous?_--_Qu'il sent mauvais ici!_ en portant son
+mouchoir à son nez. Ce dédain me semble un de ces traits de _bravoure
+moqueuse_ dont notre histoire fourmille.
+
+Il rappelle le mot d'un gentilhomme qui, conduit à l'échafaud de 1793,
+dit au charretier du tombereau: «Postillon, mène-nous bien, tu auras
+_pour boire_.» Les Français se vengent de la mort en se moquant d'elle.
+
+
+_Fragment d'une lettre de Monsieur de Marca, conseiller d'Estat, à
+Monsieur de Brienne, secrétaire d'Estat, laquelle fait mention de tout
+ce qui s'est passé à l'instruction du procez de Messieurs de Cinq-Mars
+et de Thou._
+
+ MONSIEUR,
+
+ J'ay creu que vous auriez pour agréable d'estre informé des choses
+ principales qui se sont passées au jugement qui a esté rendu contre
+ Messieurs le Grand et de Thou; c'est pourquoi j'ay pris la liberté
+ de vous en donner connoissance par celle-cy. Monsieur le Chancelier
+ commença par la déposition de Monsieur le duc d'Orléans, laquelle
+ il receut en forme judiciaire à Ville-Franche en Beau-Jolois, ou
+ estoit lors Monsieur, dont lecture luy fut faite en présence de
+ sept commissaires qui assistoient Monsieur le Chancelier. En cette
+ action il déclara que Monsieur le Grand l'avoit sollicité de faire
+ une liaison avec luy et avec Monsieur de Bouillon, et de traiter
+ avec l'Espagne; ce qu'ils auroient résolu eux trois dans l'hostel
+ de Venise, au faubourg Saint-Germain, environ la feste des Rois
+ dernière.
+
+ Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où il arresta le
+ traité avec le Comte-Duc, par lequel le Roy d'Espagne promettoit
+ de fournir douze mille hommes de pied et cinq mille chevaux de
+ vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur pour faire
+ nouvelles levées, etc., etc. . . . . .
+
+ La confession du traité, sans l'avoir révélé, jointe aux preuves
+ qui sont au procez, des entremises pour la liaison des complices,
+ et le temps de six semaines ou plus que M. de Thou avoit demeuré
+ près de M. le Grand, logeant dans sa maison près de Perpignan,
+ le conseillant en ses affaires, après avoir eu connoissance que
+ ledit sieur le Grand avoit traité avec l'Espagne, et partant qu'il
+ estoit criminel de lèze-majesté; tout cela joint ensemble porta
+ les juges à le condamner, suivant les lois et l'ordonnance qui
+ sont expressément contre ceux qui ont sceu une conspiration contre
+ l'Estat et ne l'ont pas révélée, encore que leur silence ne soit
+ point accompagné de tant d'autres circonstances qu'estoient en
+ l'affaire dudit sieur de Thou. _Il est mort en vray chrestien,
+ en homme de courage_, cela mérite un grand discours particulier.
+ Monsieur le Grand a aussi témoigné _une fermeté toujours égale, et
+ fort résolue à la mort, avec une froideur admirable, une constance
+ et une dévotion chrestienne_. Je vous supplie que je quitte ce
+ discours funeste, pour vous asseurer que je continue dans les
+ respects que je dois, et le désir de paroistre par les effets que
+ je suis,
+
+ MONSIEUR,
+
+ Votre-très humble et obéissant serviteur,
+
+ MARCA.
+
+ De Lyon, ce 16 septembre 1642.
+
+
+A la suite de cette lettre de M. de Marca fut imprimé, en M. DC. LXV,
+un journal qui, depuis peu, a été attribué légèrement à un greffier
+de la ville de Lyon. Ce rapport fut très répandu et publié, comme on
+voit, _il y a cent soixante-douze ans_. Une partie des détails a été
+reproduite, en 1826, par moi, en le citant, et ses traits principaux
+sont épars, et, pour ainsi dire, semés dans le cours de la composition.
+Cependant quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient y trouver
+place, furent à dessein laissés de côté, et ont été omis dans les
+réimpressions qui ont été faites de ce rapport. Il ne sera pas inutile
+de les reproduire ici. Ils complètent la peinture des caractères de ce
+livre, et montrent que j'ai été religieusement fidèle à l'histoire, et
+n'ai pas permis à l'imagination de se jouer hors du cercle tracé par la
+vérité:
+
+ «Nous avons vu le favori du plus grand et du plus juste des
+ rois laisser sa tête sur l'échafaud, à l'âge de vingt-deux ans,
+ mais avec une constance qui trouvera à peine sa pareille dans
+ nos histoires. Nous avons vu un conseiller d'Estat mourir comme
+ un saint, après un crime que les hommes ne peuvent pardonner
+ avec justice.--Il n'y a personne au monde qui, sçachant leur
+ conspiration contre l'Estat, ne les juge dignes de mort, et il y
+ aura peu de gens qui, ayant connoissance de leur condition et de
+ leurs belles qualités naturelles, ne plaignent leur malheur.
+
+ «Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le quatriesme septembre
+ de la présente année 1642, sur les deux heures après midy, dans
+ un carrosse traisné par quatre chevaux, dans lequel il y avoit
+ quatre Gardes du corps, ayant le mousquet sur le bras, et entouré
+ de gardes à pied au nombre de cent qui estoient à Monsieur le
+ Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents cavaliers, la pluspart
+ Catalans, et estoient suivis de trois cents autres bien montez.
+
+ «M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande, couleur de musc, tout
+ couvert de dentelle d'or, avec un manteau d'écarlate à gros boutons
+ d'argent à queue, lequel estant sur le pont du Rosne, avant que
+ d'entrer dans la ville, demanda à Monsieur de Ceton, lieutenant
+ des gardes écossoises, s'il agréoit qu'on fermast le carrosse; ce
+ qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont Saint-Jean; de là
+ au Change; et puis par la rue de Flandre jusqu'au pied du chasteau
+ de Pierre-Encise, se montrant par les rues incessamment par l'une
+ et l'autre portière, saluant tout le monde avec une face riante,
+ sortant demi corps du carrosse, et mesme recogneut beaucoup de
+ personnes qu'il salua, les appelant par leurs noms.
+
+ «Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris quand on luy
+ dit qu'il falloit descendre, et monter à cheval par le dehors de
+ la ville, pour atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière que
+ je feray, dit-il, s'estant imaginé qu'on avoit donné l'ordre de le
+ conduire au bois de Vincennes. Il avoit souvent demandé aux gardes
+ si on ne luy permettroit pas d'aller à la chasse quand il y seroit.
+
+ «Sa prison estoit au pied de la grande tour du chasteau, qui
+ n'avoit pas d'autre vue que deux petites fenestres qui tomboient
+ dans un petit jardin, au bas desquelles il y avoit corps de garde,
+ dans la chambre aussi, où Monsieur de Ceton couchoit avec quatre
+ gardes dans l'arrière-chambre, et à toutes les portes il en estoit
+ de mesme.
+
+ «Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le lendemain cinquiesme,
+ et lui demanda s'il luy agréoit qu'on luy envoyast quelqu'un avec
+ qui il se pust divertir dans sa prison. Il respondit qu'il en
+ seroit très aise, mais qu'il ne méritoit pas que personne prist
+ cette peine.
+
+ «En suite de quoi Monsieur le Cardinal de Lyon fit appeler le Père
+ Malavalete, jésuite, auquel il donna commission de l'aller voir
+ puisqu'il le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq heures du
+ matin, où il demeura jusques à huit heures. Il le trouva dans un
+ lit de damas incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle et
+ débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans son esprit, qu'il le
+ demanda encore sur le soir, puis continua à le voir soir et matin
+ pendant tous les jours de sa prison: lequel rendit compte puis
+ après à Messieurs les Cardinaux-Ducs et de Lyon, et à Monsieur le
+ Chancelier, de tout ce qu'il avait dit, et demeura ce mesme père
+ longtemps en conférence avec Son Eminence Ducale, encore qu'elle ne
+ se laissoit voir pour lors à personne.
+
+ «Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut visiter Monsieur de
+ Cinq-Mars, et le traita fort civilement, lui disant qu'il n'avoit
+ point sujet d'appréhender, mais bien d'espérer toute chose à son
+ advantage, qu'il sçavoit bien qu'il avoit affaire à un bon juge,
+ qui n'avoit garde d'estre mesconnoissant des faveurs qu'il avoit
+ receues _de son bienfaiteur_; qu'il sçavoit très-bien que c'estoit
+ par bontez et son pouvoir que le Roy ne l'avoit pas dépossédé de sa
+ charge; que cette faveur estoit si grande qu'elle ne méritoit pas
+ seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances infinies:
+ et que c'estoit dans les occasions qu'il les y feroit paroistre.
+ Le sujet de ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le Grand
+ avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit en grande colère contre
+ Monsieur le Chancelier; mais la véritable raison de ces civilitez
+ estoit la crainte qu'il avoit qu'il ne le refusast pour juge, et
+ qu'il n'appelast au Parlement de Paris pour _estre délivré par le
+ peuple qui l'aymoit passionnément_.
+
+ «Monsieur le Grand luy respondit que cette civilité le remplissoit
+ de honte et de confusion; mais pourtant, dit-il, je voy bien
+ que de la façon que l'on procède à mon affaire l'on en veut à ma
+ vie; _c'est fait de moy, monsieur, le Roy m'a abandonné. Je ne me
+ considère que comme une victime qu'on va immoler à la passion de
+ mes ennemis et à la facilité du Roy._ A quoy Monsieur le Chancelier
+ repartit que ses sentiments n'estoient pas justes, et qu'il en
+ avoit des expériences toutes contraires.--Dieu le veuille, dit
+ Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.
+
+ «Le 8, Monsieur le Chancelier l'alla voyr, accompagné de six
+ maistres des requestes, de deux Présidents et de six Conseillers de
+ Grenoble, duquel après l'avoir interrogé depuis les sept heures du
+ matin jusques à deux heures de l'après midy, ils ne purent jamais
+ rien tirer des cas à lui imposez.»
+
+Ce rapport qui, ainsi que je l'ai dit, fut imprimé à la suite de la
+lettre de M. de Marca, donne encore ce trait curieux, qui atteste la
+présence d'esprit incroyable de M. de Thou:
+
+ «Après sa confession, il fut visité par le père Jean Terrasse,
+ gardien du couvent de l'Observatoire de Saint-François de Tarascon,
+ qui l'avoit visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il fut
+ bien aise de le voir, il se promena avec lui quelque temps dans un
+ entretien spirituel. Ce père estoit venu à l'occasion d'un voeu que
+ M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance, qui estoit
+ de fonder une chapelle de trois cents livres de rente annuelle
+ dans l'église des pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il
+ donna ordre pour cette fondation, voulant s'acquitter de son voeu,
+ puisque Dieu, disoit-il, le délivroit non-seulement d'une prison de
+ pierre, mais encore de la prison de son corps; demanda de l'encre
+ et du papier, et écrivit judicieusement cette belle inscription
+ qu'il voulut estre mise en cette chapelle:
+
+ _Christo liberatori,
+ votum in carcere pro libertate
+ conceptum_
+
+ _Fran. August. Thuanus
+ e carcere vitæ jam jam
+ liberandus merito solvit._
+
+ _XII Septembr. M. D. C. XLII
+ Confitebor tibi, Domine, quoniam
+ exaudisti me, et factus es mihi
+ in salutem._
+
+ «Cette inscription fera admirer la présence et la netteté de
+ son esprit, et fera avouer à ceux qui la considéreront que
+ l'appréhension de la mort n'avoit pas eu le pouvoir de lui causer
+ aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment de sa part à M.
+ le Cardinal de Lyon, et lui témoigna que s'il eust plu à Dieu de le
+ sortir de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde et de se
+ donner entièrement au service de Dieu.
+
+ «Il écrivit deux lettres qui furent portées ouvertes à M. le
+ Chancelier, et puis remises entre les mains de son confesseur
+ pour les faire tenir; ces lettres étant fermées, il dit: _Voilà
+ la dernière pensée que je veux avoir pour le monde, partons au
+ paradis_. Et dès lors il reprit sans interruption ses discours
+ spirituels et se confessa une seconde fois. Il demandoit parfois
+ si l'heure de partir pour aller au supplice approchoit, quand on
+ le devoit lier, et prioit qu'on l'avertist quand l'exécuteur de la
+ justice seroit là, afin de l'embrasser, mais il ne le vit que sur
+ l'échafaud.»
+
+
+_Sur la paraphrase que fit M. de Thou._
+
+Le père Montbrun, confesseur de M. de Thou, est cité dans ce rapport,
+et donne ces détails:
+
+ M. de Thou, étant sur l'échafaud, à genoux, récita aussi le
+ _Psaume 115_, et le paraphrasa en français presque tout du long,
+ d'une voix assez haute et d'une action assez vigoureuse, avec une
+ ferveur indicible, mêlée d'une sainte joie, incroyable à ceux qui
+ ne l'auroient point vue. Voici la paraphrase qu'il en fit, et que
+ je voudrais pouvoir accompagner de l'action avec laquelle il la
+ disoit; j'ai tâché de retenir ses propres paroles.
+
+ «_Credidi, propter quod locutus sum._ Mon Dieu, _credidi_; je l'ai
+ cru et je crois fermement, que vous êtes mon créateur et mon bon
+ père, que vous avez souffert pour moi, que vous m'avez racheté
+ au prix de votre sang, vous m'avez ouvert le paradis: _Credidi_.
+ Je vous demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de cette foi
+ vive, qui enflammoit les coeurs des premiers chrétiens: _Credidi,
+ propter quod locutus sum_. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle
+ pas seulement des lèvres, mais que mon coeur s'accorde à toutes mes
+ paroles, et que ma volonté ne démente point ma bouche: _Credidi_.
+ Je ne vous adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis pas assez
+ éloquent; mais je vous adore d'esprit, oui, d'esprit, mon Dieu, je
+ vous adore en esprit et en vérité! Ah! ah! _credidi_. Je me suis
+ fié en vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre miséricorde
+ après tant de grâces que vous m'avez faites, _propter quod locutus
+ sum_; et, dans cette confiance, j'ai parlé, j'ai tout dit, je me
+ suis accusé.
+
+ «_Ego autem humiliatus sum nimis._ Il est vrai, Seigneur, me voilà
+ extrêmement humilié, mais non pas encore comme je le mérite. _Ego
+ dixi in excessu meo: Omnis homo mendax._ Ah! qu'il n'est que trop
+ vrai que tout ce monde n'est que mensonge, que folie, que vanité,
+ Ah! qu'il est vrai: _Omnis homo mendax! Quid retribuam Domino
+ pro omnibus quæ retribuit mihi?_ Il répétoit ceci d'une grande
+ véhémence: _Calicem salutis accipiam_. Mon père, il faut boire
+ courageusement ce calice de la mort; oui, et je le reçois d'un
+ grand coeur, et je suis prêt à le boire tout entier.
+
+ «_Et nomen Domini invocabo._ Vous m'aiderez, mon père, à implorer
+ l'assistance divine, afin qu'il plaise à Dieu de fortifier ma
+ foiblesse, et me donner du courage autant qu'il en faut pour avaler
+ ce calice que le bon Dieu m'a préparé pour mon salut.»
+
+ Il passa les deux versets qui suivent dans ce _Psalme_, et s'écria
+ d'une voix forte et animée: «_Dirupisti, Domine, vincula mea!_
+ Ah! mon Dieu, que vous avez fait un grand coup! vous avez brisé
+ ces liens qui me tenoient si fort attaché au monde! Il falloit
+ une puissance divine pour m'en dégager. _Dirupisti, Domine,
+ vincula mea!_» Voici les propres mots qu'il dit ici: «Que ceux
+ qui m'ont amené ici m'ont fait un grand plaisir! que je leur ai
+ d'obligations! Ah! qu'ils m'ont fait un grand bien, puisqu'ils
+ m'ont tiré de ce monde pour me loger dans le ciel.»
+
+ Ici son confesseur lui dit qu'il falloit tout oublier, qu'il ne
+ falloit pas avoir de ressentiment contre eux. A cette parole il se
+ tourna vers le père tout à genoux, comme il estoit, et d'une belle
+ action: «Quoi! mon père, dit-il, des ressentiments? Ah! Dieu le
+ sait, Dieu m'est témoin que je les aime de tout mon coeur, et qu'il
+ n'y a dans mon âme aucune aversion pour qui que ce soit au monde.
+ _Dirupisti, Domine, vincula mea: tibi sacrificabo hostiam laudis._
+ La voilà l'hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la voilà cette
+ hostie qui vous doit être maintenant immolée: _Tibi sacrificabo
+ hostiam laudis, et nomen Domini invocabo. Vota mea Domino reddam_
+ (étendant les deux bras et la vue de tous côtés, d'un agréable
+ mouvement, le visage enflammé) _in conspectu omnis populi ejus_.
+ Oui, Seigneur, je veux vous rendre mes voeux, mon esprit, mon
+ coeur, mon âme, ma vie, _in conspectu omnis populi ejus_, devant
+ tout ce peuple, devant toute cette assemblée! _In atriis domus
+ Domini, in medio tui Jerusalem. In atriis domus Domini._ Nous y
+ voici à l'entrée de la maison du Seigneur. Oui, c'est d'ici, c'est
+ de Lyon, de Lyon qu'il faut monter là-haut (élevant les bras vers
+ le ciel). Lyon, que je t'ai bien plus d'obligation qu'au lieu de
+ ma naissance, qui m'a seulement donné une vie misérable, et tu me
+ donnes aujourd'hui une vie éternelle! _in medio tui Jerusalem_. Il
+ est vrai que j'ai trop de passion pour cette mort. N'y a-t-il point
+ de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant, se tournant à côté
+ vers le père. J'ai trop d'aise. N'y a-t-il point de vanité? Pour
+ moi je n'en veux point.
+
+
+_Détails du supplice de M. de Cinq-Mars._
+
+ (Fragment du même rapport.)
+
+ C'est une merveille incroyable qu'il ne témoigna jamais aucune
+ peur, ni trouble, ni aucune émotion, ains parut toujours gai,
+ assuré, inébranlable, et témoigna une si grande fermeté d'esprit,
+ que tous ceux qui le virent en sont encore dans l'étonnement.
+
+ M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés, posa _fort proprement_
+ son col, dit le narrateur, sur le poteau, tenant le visage droit,
+ tourné vers le devant de l'échafaud, et embrassant fortement de ses
+ deux bras le poteau; il ferma les yeux et la bouche, et attendit le
+ coup que l'exécuteur lui vint donner assez pesamment et lentement,
+ et s'étant mis à gauche et tenant son couperet des deux mains.
+ En recevant le coup, il poussa une voix forte, comme: Ah! qui fut
+ étouffée dans son sang; il leva les genoux de dessus le bloc, comme
+ pour se lever, et retomba en la même assiette qu'il estoit. La tête
+ n'estant pas entièrement séparée du corps par ce coup, l'exécuteur
+ passa à sa droite par derrière, et, prenant la tête par les cheveux
+ de la main droite, de la gauche il scia avec son couperet une
+ partie de la trachée-artère et de la peau du cou, qui n'estoit pas
+ coupée; après quoi il jeta la tête sur l'échafaud, qui de là bondit
+ à terre, où l'on _remarqua soigneusement qu'elle fit encore un
+ demi-tour et palpita assez-longtemps_. Elle avoit le visage tourné
+ vers les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la tête vers
+ l'échafaud, les yeux ouverts. Son corps demeura droit contre le
+ poteau, qu'il tenoit toujours embrassé, tant que l'exécuteur le
+ tira pour le dépouiller, ce qu'il fit, et puis le couvrit d'un
+ drap et mit son manteau par-dessus; la tête ayant été rendue sur
+ l'échafaud, elle fut mise auprès du corps, sous le même drap.
+
+L'exécution de M. de Thou ressemble comme celle de M. de Cinq-Mars,
+à un assassinat; la voici telle que la donne ce même journal, et plus
+horriblement minutieux que la lettre de Montrésor.
+
+ L'exécuteur vint pour lui bander les yeux avec le mouchoir; mais
+ comme il lui faisoit fort mal, mettant les coins du mouchoir en
+ bas, qui couvroient sa bouche, il le retroussa et s'accommoda
+ mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre la tête sur le
+ poteau. Il baisa le sang de M. de Cinq-Mars qui y estoit resté.
+ Après, il mit son col sur le poteau, qu'un frère jésuite avait
+ torché de son mouchoir, parce qu'il estoit tout mouillé de sang,
+ et demanda à ce frère s'il estoit bien, qui lui dit qu'il falloit
+ qu'il avançast mieux sa tête sur le devant, ce qu'il fit. En même
+ temps, l'exécuteur, s'apercevant que les cordons de sa chemise
+ n'estoient point déliés et qu'ils lui tenoient le cou serré,
+ lui porta la main au col pour les dénouer: ce qu'ayant senti,
+ il demanda: «Qu'y a-t-il? faut-il encore oster la chemise?» et
+ se disposoit déjà à l'oster. On lui dit que non, qu'il falloit
+ seulement dénouer les cordons; ce qu'ayant fait il tira sa chemise
+ pour découvrir son col et ses épaules, et, ayant mis sa tête sur
+ le poteau, il prononça ses dernières paroles, qui furent: _Maria,
+ mater gratiæ, mater misericordiæ_...; puis _In manus tuas_... et
+ lors ses bras commencèrent à trembloter en attendant le coup, qui
+ lui fut donné tout en haut du col, trop près de la tête, duquel
+ coup son col n'étant coupé qu'à demi, le corps tomba du costé
+ gauche du poteau, à la renverse, le visage contre le ciel, remuant
+ les jambes et haussant foiblement les mains. Le bourreau le voulut
+ renverser pour achever par où il avoit commencé; mais effrayé des
+ cris que l'on faisoit contre lui, il lui donna trois ou quatre
+ coups sur la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura sur
+ l'échafaud.
+
+ L'exécuteur, l'ayant dépouillé, porta son corps, couvert d'un drap,
+ dans le carrosse qui les avoit amenés; puis il y mit aussi celui de
+ M. de Cinq-Mars et leurs têtes, qui avoient encore toutes deux les
+ yeux ouverts, particulièrement celle de M. de Thou, qui sembloit
+ être vivante. De là, ils furent portés aux Feuillans, où M. de
+ Cinq-Mars fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre de
+ ladite église, par la bonté et autorité de M. du Gay, trésorier de
+ France en la généralité de Lyon. M. de Thou a été embaumé par le
+ soin de madame sa soeur et mis dans un cercueil de plomb, pour être
+ transporté en sa sépulture.
+
+ Telle fut la fin de ces deux personnes, qui certes, doivent laisser
+ à la postérité une autre mémoire que celle de leur mort. Je laisse
+ à chacun d'en faire tel jugement qu'il lui plaira, et me contente
+ de dire que ce nous est une grande leçon de l'inconstance des
+ choses de ce monde et de la fragilité de notre nature.
+
+
+Les dernières volontés de ces deux nobles jeunes gens nous sont
+demeurées par des lettres qu'ils écrivirent après la prononciation
+de leur arrêt. Celle de M. de Cinq-Mars à la maréchale d'Effiat, sa
+mère, peut paraître froide à quelques personnes, par la difficulté de
+se reporter à cette époque où, dans les plus graves circonstances, on
+s'attachait à contenir plus qu'à exprimer chaleureusement ses émotions,
+et où le grand monde, dans les écrits et les discours, fuyait le
+_pathétique_ autant que nous le cherchons.
+
+
+_Lettre de M. le Grand à madame sa mère, la marquise d'Effiat._
+
+ Madame ma très-chère et très-honorée mère, je vous escris,
+ puisqu'il ne m'est plus permis de vous voir, pour vous conjurer,
+ madame, de me rendre deux marques de votre dernière bonté:
+ l'une, madame, en donnant à mon âme le plus de prières qu'il
+ vous sera possible, ce qui sera pour mon salut: l'autre, soit que
+ vous obteniez du Roy le bien que j'ai employé dans ma charge de
+ grand-escuyer, et ce que j'en pouvois avoir d'autre part auparavant
+ qu'il fust confisqué, ou soit que cette grâce ne vous soit pas
+ accordée, que vous ayez assez de générosité pour satisfaire à mes
+ créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune est si peu de chose,
+ que vous ne devez pas me refuser cette dernière supplication, que
+ je vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi, madame, en cela
+ plutôt que vos sentiments s'ils répugnent en mon souhait, puisque,
+ ne faisant plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis plus
+ capable que qui que ce soit de juger de la valeur des choses du
+ monde. Adieu, madame, et me pardonnez si je ne vous ay pas assez
+ respectée au temps que j'ai vescu, et vous assurez que je meurs,
+
+ Ma très-chère et très-honorée mère,
+ Votre très-humble et très-obéissant
+ et très-obligé fils et serviteur,
+
+ Henri D'EFFIAT DE CINQ-MARS.
+
+
+Le manuscrit original est à la Bibliothèque royale de Paris, manusc. no
+9327, écrit d'une main ferme et calme.
+
+
+_Sur la dernière lettre de M. François-Auguste de Thou._
+
+On a vu que, laissé seul un moment dans sa prison, M. de Thou écrivit
+une lettre qui fut remise à son confesseur. _Voilà_, disait-il, _la
+dernière pensée que je veux avoir pour ce monde_. On a vu ses efforts
+pour se détacher de cette dernière pensée, et ce redoublement de
+prières ferventes qu'il prononce en se frappant la poitrine. Il prie
+Dieu d'avoir pitié de lui; il repousse tout le monde; il s'enveloppe
+déjà dans son linceul. Cette dernière pensée était déjà la plus cruelle
+qui puisse faire saigner le coeur d'un homme; c'était un dernier regard
+jeté sur une femme aimée; c'était un adieu à sa maîtresse, la princesse
+de Guéménée. Le ton est grave, et le respect du rang ne s'y perd pas,
+non plus que celui de sa dignité personnelle et du moment solennel
+qui s'approche. J'ai retrouvé dernièrement cette lettre précieuse.
+(Bibliothèque royale de Paris, manuscrit no 9276, page 223.) La voici:
+
+
+_Copie de la lettre de M. de Thou, escrite à madame la princesse de
+Guémenée après la prononciation de l'arrest._
+
+ Madame,
+
+ Je ne vous ay jamais eu de l'obligation en toute ma vie
+ qu'aujourd'huy qu'estant près de la quitter, je la pers avec moins
+ de peyne parce que vous _me l'avez rendue assés malheureuse_;
+ j'espère que celle de l'autre monde sera bien différente pour
+ moy de celle-cy, et que j'y trouveray des félicités autant
+ pardessus l'imagination des hommes qu'elles doivent estre dans
+ leur espérance: la mienne, madame, n'est fondée que sur la bonté
+ de Dieu et le mérite de la passion de son Filz, seule capable
+ d'effacer mes péchez dont j'estois redevable à sa justice, et qui
+ sont à un tel excez qu'il n'y a rien qui les surpasse que celuy de
+ sa miséricorde. Je vous demande pardon de tout mon coeur, madame,
+ de toutes les choses que j'ay faictes qui vous ont pu desplaire
+ et fais la mesme prière _à toutes les personnes que j'ay haïes
+ à vostre occasion_, vous protestant, madame, qu'autant que la
+ fidélité que je doibs à mon Dieu me le doit permettre, je meurs
+ _trop asseurément_, madame, votre très-humble et très-obéissant
+ serviteur,
+
+ DE THOU.
+
+ De Lion ce 12e septembre 1642.
+
+
+Quel reproche amer et quel mélancolique retour sur sa vie! Si cette
+femme était digne de lui, comment reçut-elle une telle lettre sans en
+mourir? Fut-elle jamais consolée de mériter un tel adieu?
+
+La vie de madame la princesse de Guéménée ne permet guère de penser que
+ses rigueurs aient causé tant de tristesse et une douleur si profonde.
+Tallemant des Réaux dit, en plusieurs endroits, que M. de Thou était
+son amant. _On dit_, ajoute-t-il (t. I, p. 418), _qu'il lui écrivit
+après avoir été condamné_. C'est cette lettre qu'on vient de lire.
+Elle me semble écrite par un homme tel que le misanthrope de Molière,
+avec plus de pitié, et ces mots: _toutes les personnes que j'ai haïes à
+votre occasion_, ressemblent douloureusement à:
+
+ C'est que tout l'univers est bien reçu de vous.
+
+Mais ne cherchons pas à devancer des peines que rien ne trahit, si
+ce n'est ce dernier soupir au pied de l'échafaud. Le souvenir de M.
+de Thou nous doit représenter une autre pensée et conduit à d'autres
+réflexions. Elles suivront la copie de ce traité avec l'Espagne qui
+fait la base du procès criminel.
+
+
+_Articles du traité fait entre le Comte-Duc pour le Roy d'Espagne et
+monsieur de Fontrailles pour et au nom de Monsieur, à Madrid, le 13
+mars 1642, dont Monsieur fait mention dans sa déclaration du 7 juillet
+dudit an. Au tome 1er des Mémoires de Fontrailles._
+
+ Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par monseigneur le duc
+ d'Orléans vers le Roy d'Espagne avec lettres de Son Altesse pour
+ Sa Majesté Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar,
+ datées de Paris, du 20 janvier, a proposé, en vertu du pouvoir à
+ luy donné, que Son Altesse, désirant le bien général et particulier
+ de la France, de voir la noblesse et le peuple de ce royaume
+ délivré des oppressions qu'ils souffrent depuis longtemps par une
+ si sanglante guerre, pour faire cesser la cause d'icelle, et pour
+ establir une paix générale et raisonnable entre l'Empereur et les
+ deux couronnes, au bénéfice de la chrestienté, prendroit volontiers
+ les armes à cette fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir
+ de son costé avec les moyens possibles pour avancer leurs affaires.
+ Et après avoir déclaré le particulier de sa commission en ce qui
+ est des offres et demandes que font les seigneurs d'Orléans et ceux
+ de son party, a esté accordé et conclu par ledit seigneur Comte-Duc
+ pour Leurs Majestez Impériale et Catholique, et au nom de Son
+ Altesse par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:
+
+ 1. Comme le principal but de ce traité est de faire une juste paix
+ entre les deux couronnes d'Espagne et de France, pour leur bien
+ commun et de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement qu'on
+ ne prétend en cecy aucune chose contre le Roy très-chrestien et au
+ préjudice de ses Estats, ny contre les droits et authoritez de la
+ Reine très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire on aura soin
+ de la maintenir en tout ce qui lui appartient.
+
+ 2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000 hommes de pied et 5,000
+ chevaux effectifs de vieilles troupes, le tout venant d'Allemagne,
+ ou de l'empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que si par accident
+ il manquoit de ce nombre 2,000 ou 3,000 hommes, on n'entend point
+ pour cela qu'on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu qu'on les
+ fournira le plus tost qu'il sera possible.
+
+ 3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur le duc d'Orléans
+ se trouvera dans la place de seureté où il dit estre en état de
+ pouvoir lever des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera
+ quatre cens mil escus comptant, payables au consentement de Son
+ Altesse, pour estre emploiez en levées et autres frais utiles pour
+ le bien commun.
+
+ 4. Sa Majesté Catholique donnera le train d'artillerie avec les
+ munitions de guerre propres à un corps d'armée, avec les vivres
+ pour toutes les troupes, jusques à ce qu'elles soient entrées en
+ France, là où Son Altesse entretiendra les siens, et Sa Majesté
+ Catholique les autres, comme il sera spécifié plus bas.
+
+ 5. Les places qui seront prises en France, soit par l'armée de Sa
+ Majesté Catholique, ou celles de Son Altesse, seront mises ès mains
+ de Son Altesse et de ceux, de son party.
+
+ 6. Il sera donné audit seigneur d'Orléans, douze mil escus par mois
+ de pension, outre ce que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à
+ la duchesse d'Orléans, sa femme.
+
+ 7. Est arresté que cette armée et les troupes d'icelle obéiront
+ absolument audit seigneur duc d'Orléans; et néanmoins, attendu
+ que ladite armée est levée des deniers de Sa Majesté Catholique,
+ les officiers d'icelle presteront le serment de fidélité à Son
+ Altesse de servir aux fins du présent traité, et arrivant faute
+ de Son Altesse, s'il y a quelque prince du sang de France dans le
+ traité, il commandera en la manière qu'il avoit esté arresté dans
+ le traité fait avec monseigneur le comte de Soissons. Et en cas
+ que l'archiduc Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent
+ de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur pour Sadite
+ Majesté Catholique en Flandres, comme il sera là, par mesme moyen,
+ général de ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant de part
+ en ce lieu: est accordé que le seigneur duc d'Orléans et ceux de
+ son party de quelque qualité et condition qu'ils soient, aiant
+ esgard à ces considérations, tiendront bonne correspondance avec
+ ledit seigneur archiduc ou autre que dit est, et luy communiqueront
+ tout ce qui se présentera, en recevant tous ensemble _les ordres de
+ l'Empereur, de Sa Majesté Catholique_, tant pour ce qui concerne la
+ guerre que pour les plaiges de cette armée, et tous les progrez.
+
+ 8. Et d'autant que Son Altesse a deux personnes propres à estre
+ mareschaux de camp en cette armée, que ledit sieur de Fontrailles
+ déclarera après la conclusion du présent traité. Sa Majesté
+ Catholique se charge d'obtenir de l'Empereur deux lettres-patentes
+ de mareschaux de camp pour eux.
+
+ 9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique donnera quatre-vingt
+ mille ducas de pension à répartir par mois aux seigneurs susdits.
+
+ 10. Comme aussi on donnera dans trois mois cent mil livres pour
+ pourvoir et munir la place que Son Altesse a pour sa seureté en
+ France. Et si celuy qui baille la place n'est pas satisfait de
+ cela, on baillera ladite somme contant, et de plus cinq cents
+ quintaux de poudre et vingt-cinq mil livres par mois, pour
+ l'entretien de la garnison.
+
+ 11. Il est accordé de part et d'autre qu'il ne se fera point
+ d'accommodement en général ny en particulier avec la couronne de
+ France, si ce n'est d'un commun consentement, et qu'on rendra
+ toutes les places et pays qu'on aura pris en France, sans se
+ servir contre cela d'aucuns prétextes, toutesfois et quantes que
+ la _France rendra les places qu'elle a gagnées_, en quelque pays
+ que ce soit, mesme qu'elle a _achetées et qui sont occupées par
+ les armées qui ont serment à la France_. Et ledit seigneur duc
+ d'Orléans et ceux de son party se déclarent dès maintenant pour
+ _ennemis des Suédois et de tous autres ennemis de Leurs Majestez
+ Impériales et Catholique_, et de tous ceux qui leur donnent et
+ donneront faveur, ayde et protection. Et pour les détruire, Son
+ Altesse et ceux de son party donneront toutes les assistances
+ possibles.
+
+ 12. Il est convenu que les armées de Flandres, et celle que doit
+ commander Son Altesse, ainsi que dit est, agiront de commune main à
+ mesme fin, avec bonne correspondance.
+
+ 13. On taschera de faire que les troupes soient prestes au plutost,
+ et que ce soit à la fin de may; sur quoy Sa Majesté Catholique
+ fera escrire au gouverneur de Luxembourg afin qu'il die à celuy qui
+ luy portera un blanc signé de Son Altesse ou de quelqu'un des deux
+ seigneurs, le temps auquel tout pourra estre en estat. Lequel blanc
+ signé, Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner temps si les
+ choses sont pressées; ou si elles ne le sont point encore lorsque
+ la personne arrivera, elle s'en retournera à la place de seureté.
+
+ 14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes de Son Altesse, un
+ mois après qu'elles seront dans le service et ensuite, _cent mil
+ livres par mois_, pour leur entretien et pour les autres affaires
+ de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de déclarer après le
+ nombre des hommes qu'il aura dans la place de seureté, et celuy de
+ ses troupes s'il trouve bon: demeurant dès maintenant accordé que
+ les logements et les contributions se distribueront également entre
+ les deux armées.
+
+ 15. L'argent qui se tirera du royaume de France sera à la
+ disposition de Son Altesse, et sera départy également entre les
+ deux armées, comme il est dit en l'article précédent, et est
+ déclaré qu'on ne pourra imposer aucuns tributs que par l'ordre de
+ Son Altesse.
+
+ 16. Au cas que ledit seigneur duc d'Orléans soit obligé de sortir
+ de France et qu'il entre dans la Franche-Comté ou autre part, Sa
+ Majesté Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et les deux
+ autres grands du party soient receus dans tous ses Estats, et pour
+ les faire conduire de là dans la place de seureté.
+
+ 17. D'autant que ledit seigneur duc d'Orléans désire un pouvoir de
+ Sa Majesté Catholique pour donner la paix ou neutralité aux villes
+ et provinces de France qui la demanderont, il y aura auprès de Son
+ Altesse un ambassadeur de Sa Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté
+ accorde à cela.
+
+ 18. S'il arrive faute, ce que Dieu ne veuille, dudit seigneur
+ duc d'Orléans, Sa Majesté Catholique promet de conserver _les
+ mêmes pensions auxdits seigneurs, et à un seul d'eux si le parti
+ subsiste_, ou qu'ils demeurent au service de Sa Majesté Catholique.
+
+ 19. Ledit seigneur duc d'Orléans asseure, et en son nom ledit sieur
+ de Fontrailles, qu'à mesme temps que Son Altesse se découvrira, il
+ lui fera livrer une place des meilleures de France pour sa seureté,
+ laquelle sera déclarée à la conclusion du présent traité: et au
+ cas qu'elle ne soit trouvée suffisante, ledit traité demeurera
+ nul, comme aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits
+ deux seigneurs pour lesquels on demande pensions susdites dont Sa
+ Majesté demeure d'accord.
+
+ 20. Finalement est accordé que tout le contenu de ces articles sera
+ approuvé et ratifié par Sa Majesté Catholique et ledit seigneur duc
+ d'Orléans, en la manière ordinaire et accoustumée en semblables
+ traitez. Le Comte-Duc le promet ainsi au nom de Sa Majesté, et
+ ledit sieur de Fontrailles au nom de Son Altesse, s'obligeant
+ respectivement à cela, comme de leur chef ils l'approuvent dès à
+ présent, le ratifient et le signent.--A Madrid, le 13 mars 1642.
+ Signé: Dom GASPAR DE GUSMAN, et, par supposition de nom: CLERMONT,
+ pour FONTRAILLES.
+
+ Nous GASTON, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
+ certifions que le contenu cy-dessus est la vraie copie de
+ l'original du traité que Fontrailles a passé en nostre nom avec
+ monsieur le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de quoy nous avons
+ signé la présente de nostre main, et icelle fait signer par nostre
+ secrétaire, le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé GASTON, et plus
+ bas: GOULAS.
+
+
+_Contre-lettre._
+
+ D'autant que par le traité que j'ay signé aujourd'hui, pour et au
+ nom de Sa Majesté Catholique, je suis obligé de déclarer le nom
+ des deux personnes qui sont comprises par Son Altesse dans ledit
+ traité, et la place qu'elle a prise pour sa seureté, je déclare
+ et asseure au nom de Son Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin
+ qu'il die à Sa Majesté Catholique _que les deux personnes sont
+ le seigneur duc de Bouillon_, et le _seigneur de Cinq-Mars, grand
+ Escuyer_ de France: et la place de seureté qui est asseurée à Son
+ Altesse _est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy met entre
+ les mains_. En foy de quoy j'ai signé cet escrit à Madrid, le 13
+ mars 1642. Signé, par supposition de nom: CLERMONT.
+
+ Nous Gaston, fils de France, frère unique du Roy, duc d'Orléans,
+ reconnoissons, que le contenu cy-dessus est la vraie copie de la
+ déclaration que monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous
+ soubsignez avons donné pouvoir au sieur de Fontrailles de faire
+ des noms de _ces sieurs de Bouillon et le Grand_, à monsieur le
+ _duc de San Lucar_ après qu'il auroit passé le traitté avec lui,
+ auquel traitté ils ne sont compris que sous le titre de _deux
+ grands seigneurs de France_. En témoin de quoy nous avons signé la
+ présente certification de nostre main, et icelle fait contre-signer
+ par nostre secrétaire.
+
+ _Signé_: GASTON.
+
+ A Villefranche, le 29 aoust 1642.
+
+ _Et plus bas_: GOULAS.
+
+
+_Sur la non-révélation_
+
+La vie de tout homme célèbre a un sens unique et précis, visible
+surtout, et dès le premier regard, pour ceux qui savent juger
+les grandes choses du passé, et qui, j'espère, est demeuré dans
+l'esprit des lecteurs attentifs du livre de _Cinq-Mars_, le sang de
+François-Auguste de Thou a coulé au nom d'une idée sacrée, et qui
+demeurera telle tant que la _religion de l'honneur vivra parmi nous;
+c'est l'impossibilité de la dénonciation sur les lèvres de l'homme de
+bien_.
+
+Les hommes d'État de tous les temps qui ont voulu acclimater la
+dénonciation en France y ont échoué jusqu'ici, à l'honneur de notre
+pays. C'est déjà une assez grande tache sur cette entreprise que le
+premier qui l'ait formée soit Louis XI, dont la bassesse était le
+caractère et la trahison le génie; mais cet arbre du mal qu'il planta
+au Plessis-lès-Tours ne porta point ses fruits empoisonnés; et l'on ne
+vit personne dénoncer un citoyen.
+
+ Et, sa tête à la main, demander son salaire.
+
+Le salaire était cependant stipulé dans l'édit de Louis XI; et, pour
+que nulle autorité ne manque à l'examen d'une question aussi grave,
+j'en vais citer le point important.
+
+
+_Edit contre la non-révélation des crimes de lèse-majesté_
+
+ Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à sçavoir faisons à tous
+ présens et advenir que, comme par cy-devant maintes conjurations,
+ conspirations damnables et pernicieuses entreprises ayant été
+ faictes, conspirées et machinées, tant par grands personnages que
+ par moyens et petits, à l'encontre d'aucuns nos progéniteurs Roys
+ de France, et mesmement depuis notre advenement à la couronne:
+
+ Disons, déclarons, constituons et ordonnons par lettres, édict,
+ ordonnance et constitution perpétuelle, irrévocable et durable
+ à toujours, que toutes personnes quelconques qui dores en avant
+ sçauront ou auront connaissance de quelques traités, machinations,
+ conspirations et entreprises qui se fairont à l'encontre de notre
+ personne, de notre très chère et amée compagne la Royne, de notre
+ très-cher et amé fils le Dauphin de Viennois, et de nos successeurs
+ Roys et Roynes de France, et de leurs enfants, aussi à l'encontre
+ de l'Estat et seureté de nous ou d'eux et de la chose publique de
+ notre royaume, soient tenus et réputés crimineux de lèze-majesté,
+ et punis de semblable peine et de pareille punition que doivent
+ estre les principaux aucteurs, conspirateurs et fauteurs et
+ conducteurs desdits crimes, sans exception ni réservation de
+ personnes quelconques, de quelque estat, condition, qualité,
+ dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou prérogative que
+ ce soit ou puisse estre, à cause de notre sang ou autrement en
+ quelque manière que ce soit, s'ils ne le revellent ou envoyent
+ reveller à nous ou à nos principaux juges et officiers des pays
+ où ils seront, le plustot que possible leur sera appris, qu'ils en
+ auront eu connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront ou
+ enverront reveller, _ils ne seront en aucuns dangers des punitions
+ desdits crimes; mais seront dignes de rémunération entre nous et
+ la chose publique_. Toutefois, en autre chose, nous voulons et
+ entendons les anciennes lois, constitutions et ordonnances qui par
+ nos prédécesseurs ou de droict sont introduites, et les usages qui
+ d'ancienneté ont esté gardés et observés en notre royaume, demeurer
+ à leur force et vertu sans aucunement y déroger par ces présentes.
+ Si nous donnons et mandons à nos amés et féaux gens de notre
+ grand conseil, gens de nos parlemens, et à nos autres justiciers,
+ officiers et subjects qui à présent sont et qui seront pour le
+ temps advenir et à chacun d'eux, sy comme à luy appartiendra,
+ que cette présente notre loy, constitution et ordonnance ils
+ facent publier par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction
+ accoutumés, de faire cris et proclamations publiques, les lire
+ publiquement et enregistrer en leurs cours et auditoires, et, selon
+ icelle loy et constitution, jugent, sententient et déterminent
+ dores en avant, perpétuellement, sans quelconque difficulté, toutes
+ les fois que les cas adviendront. Et afin que soit chose ferme et
+ stable à toujours, nous avons fait mettre notre scel à cesdites
+ présentes. Et pour ce que ces présentes l'on pourra avoir à
+ besogner à plusieurs et divers lieux, nous voulons que au _vidimus_
+ d'icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée comme à ce
+ présent original.
+
+ _Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième jour de
+ décembre mil quatre cent soixante-dix-sept, et de notre règne
+ le dix-septième._
+
+ _Sic signatum supra plicam._
+
+ _Par le Roy en son conseil_,
+
+ L. TEXIER.
+
+ _Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato, Parisiis,
+ in parlemento, decima quintà die novembris, anno millesimo
+ quadragintesimo septuagesimo nono._
+
+
+Certes il est facile de comprendre que cet édit ait été rendu par
+Louis XI en 1477, c'est-à-dire lorsque le comte de La Marche, Jacques
+d'Armagnac, venait d'avoir la tête tranchée pour crime de lèse-majesté,
+et quand ses terres et ses biens immenses avaient été impudemment
+distribués à ses juges[41], héritage monstrueux et inouï depuis les
+Tibère et les Néron, et qui s'accomplissait pendant que l'on forçait
+les enfants du condamné à recevoir goutte à goutte le sang de leur père
+qui tombait de son échafaud sur leur front. Après ce coup fameux, il
+pouvait poursuivre et se croire en droit de mépriser assez la France
+pour lui jeter un tel édit et lui proposer de nouvelles infamies.
+Accoutumé qu'il était à faire un perpétuel marché des consciences,
+à beaux deniers comptants, n'allant jamais en avant qu'une bourse
+dans une main et une hache dans l'autre, il suivait le vieil axiome,
+qui n'est pas un grand effort de génie et que Machiavel a trop fait
+valoir, de placer les hommes entre l'espérance et la crainte. Louis
+XI jouait finement son jeu, mais enfin la France se releva et joua
+noblement le sien en lui montrant qu'elle avait d'autres hommes que son
+barbier. Malgré le mot de son invention, car il faut le lui restituer
+en toute loyauté, malgré la traduction adoucie de _dénonciation_ par
+_révélation_, personne de propos délibéré ne sortit de chez soi pour
+aller répéter une confidence surprise dans l'abandon de l'amitié,
+échappée à la table ou au foyer. La vile ordonnance tomba en oubli
+jusqu'au jour où le cardinal de Richelieu donna le signal de sa
+résurrection. M. de Thou n'avait point d'échange de place forte à faire
+contre sa grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa mort devait ajouter
+à la terreur qu'inspirait celle de M. de Cinq-Mars; s'il était absous,
+ce serait au moins un censeur jeune et vertueux que conserverait M. de
+Richelieu; destiné à survivre au vieux ministre, il écrirait peut-être
+comme son père une histoire du cardinal, et serait un juge à son tour,
+juge inflexible et irrité par la mort de M. le Grand, son ami. M.
+de Richelieu pensait à tout, et ces motifs qui ne m'échappent pas ne
+sauraient lui avoir échappé. Oublions, pour plus d'impartialité, son
+mot sur le président de Thou: _Il a mis mon nom dans son histoire,
+je mettrai le sien dans la mienne_. Faisons-lui la grâce de l'esprit
+de vengeance, il reste une dureté inflexible[42], une mauvaise foi
+profonde et le plus immoral égoïsme. La vie sévère de M. de Thou, qui
+pouvait devenir utile à un Etat où tout se corrompait, était importune
+et dangereuse au ministre; il n'hésita pas: n'hésitons pas non plus
+à juger cette justice. Il faut à tout prix connaître le fond de ces
+_raisons d'Etat_ si célébrées et dont on a fait une sorte d'arche
+sainte impossible à toucher. Les mauvaises actions nous laissent le
+germe des mauvaises lois, et il n'est pas un passager ministre qui ne
+cherche à les faire poindre pour conserver la source de son pouvoir
+d'emprunt par amour de ce douteux éclat. Une chose peut, il est vrai,
+rassurer: c'est que toutes les fois qu'une pareille idée se porte au
+cerveau d'un homme politique la gestation en est pesante et pénible,
+l'enfantement en serait probablement mortel, et l'avortement est un
+bonheur public.
+
+ [41] Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche (l'arrêt
+ avait été prononcé en son nom); le chevalier de Bonsile, le comté
+ de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat; Louis de Graville, les
+ villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne; le seigneur de l'Isle
+ eut la vicomté de Murat, etc.; et l'on regrette de voir, parmi
+ les autres noms de ceux qui eurent part à la proie, Philippe de
+ Comines partageant avec Jean de Daillon les biens de Tournai et
+ du Tournaisis, qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu'ils
+ venaient de condamner à mort.
+
+ [42] Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque l'exempt lui
+ apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait l'arrêt:
+
+ «Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de satisfaction.
+ M. le Chancelier m'a délivré d'un grand fardeau. Mais, Picaut, ils
+ n'ont point de bourreau!»--On voit s'il pensait à tout.
+
+
+Je ne pense pas qu'il se rencontre dans l'histoire un fait qui soit
+plus propre que le jugement d'Auguste de Thou à déposer contre cette
+fatale idée, en cas que le mauvais génie de la France voulût jamais que
+la proposition fût renouvelée d'une loi de non-révélation.
+
+
+Comme rien n'inspire mieux les réponses les plus sûres et ne les
+présente avec de plus nettes expressions qu'un danger extrême chez un
+homme supérieur, je vois que dès l'abord M. de Thou alla au fond de la
+question de droit et de possibilité avec sa raison, et au fond de la
+question de sentiment et d'honneur, avec son noble coeur; écoutons-le:
+
+ Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars[43], il dit:
+ «Qu'après avoir beaucoup considéré dans son esprit, sçavoir,
+ s'il devoit déclarer au Roy (le voyant tous les jours au camp de
+ Perpignan) la cognoissance qu'il avoit eue de ce traité, il résolut
+ en luy-même pour plusieurs raisons de n'en point parler: 1º Il eut
+ fallu se rendre délateur d'un crime d'Estat de Monsieur, frère
+ unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur le Grand,
+ _qui estoient tous beaucoup plus puissants_ et plus accrédités que
+ luy, et qu'il y avoit certitude qu'il succomberoit en cette action,
+ dont il _n'avoit aucune preuve_ pour le vérifier.--Je n'aurois pu
+ citer, dit-il, le tesmoignage de Fontrailles, qui estoit absent,
+ et Monsieur le Grand auroit peut-être nié alors qu'il m'en eust
+ parlé. J'aurois donc passé pour un calomniateur, et mon honneur,
+ qui me sera toujours plus cher que ma propre vie, estoit perdu sans
+ ressource.»
+
+ 2º Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute ces paroles déjà
+ fidèlement rapportées (p. 361) et d'une beauté incomparable par
+ leur simplicité antique, j'oserai presque dire évangélique:
+
+ --«Il m'a cru son amy unique et fidèle, et je ne l'ai pas voulu
+ trahir.»
+
+ [43] Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre 1612),
+ Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main (p. 190).
+
+Quelle que puisse être l'entreprise secrète que l'on suppose, ou contre
+une tête couronnée, ou contre la constitution d'un Etat démocratique,
+ou contre les corps qui représentent une nation; quelle que soit la
+nature de l'exécution du complot, ou assassinat, ou expulsion à main
+armée, ou émeute du peuple, ou corruption ou soulèvement de troupes
+soldées, la situation sera la même entre le conjuré et celui qui aura
+reçu sa confidence. Sa première pensée sera la perte irréparable,
+éternelle de son honneur et de son nom, soit comme calomniateur s'il
+ne donne pas de preuves, soit comme lâche délateur s'il les donne: puni
+dans le premier cas par des peines infamantes, puni dans le second par
+la vindicte publique, qui le montre du doigt tout souillé du sang de
+ses amis.
+
+Ce premier motif de silence, lorsque M. de Thou daigna l'exprimer,
+je crois que ce fut pour se mettre à la portée des esprits qui le
+jugeaient, et pour entrer dans le ton général du procès et dans les
+termes précis des lois, qui ne se supposent jamais faites que pour
+les âmes les plus basses, qu'elles circonscrivent et pressent par
+des barrières grossières et une nécessité inexorable et uniforme.
+Il démontre qu'il n'eût pas pu être délateur quand même il l'eût
+voulu. Il sous-entend: Si j'eusse été un infâme, je n'aurais pu même
+accomplir mon infamie, on ne m'eût pas cru.--Mais après ce peu de mots
+sur l'impossibilité matérielle, il ajoute le motif de l'impossibilité
+morale, motif vrai et d'une vérité éternelle, immuable, que tous les
+cultes ont reconnue et sanctionnée, que tous les peuples ont mise en
+honneur:
+
+_Il m'a cru son amy._
+
+Non seulement il ne l'a pas trahi, mais on remarquera que dans tous ses
+interrogatoires[44], ses confrontations avec M. de Bouillon et M. de
+Cinq-Mars, il ne nomme et ne compromet personne.
+
+ «Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit Fontrailles dans ses
+ Mémoires, il me dit le voyage que je venois de faire en Espagne,
+ et qui me surprit fort, car je croyois qu'il luy eust été célé,
+ conformément à la délibération qui en avoit esté prise.--Quand
+ je luy demanday comme quoy il l'avoit appris, il me déclara en
+ confiance fort franchement qu'il le _sçavoit de la Royne_ et
+ qu'elle le tenoit de Monsieur.
+
+ «Je n'ignorois pas que Sa Majesté eust fort souhaité une cabale et
+ y avoit contribué de tout son pouvoir[45].»
+
+ [44] Voir l'interrogatoire et procès-verbaux instruits par M. le
+ Chancelier, etc., 1612.
+
+ [45] Relation de M. de Fontrailles.
+
+M. de Thou pouvait donc s'appuyer sur cette autorité; mais il sait
+qu'il fera persécuter la reine Anne d'Autriche, et il se tait. Il se
+tait aussi sur le Roi lui-même et ne daigne pas répéter ce qu'il a dit
+au Cardinal dans son entretien particulier. Il ne veut pas de la vie à
+ce prix.
+
+Quant à M. de Cinq-Mars, il n'a qu'une raison à donner:
+
+_Il m'a cru son amy._
+
+Quand même, au lieu d'être un ami éprouvé, il n'eût été qu'un homme uni
+à M. de Cinq-Mars par des relations passagères, _il l'a cru son amy_,
+il a eu foi en lui, _il ne l'a pas voulu trahir_. Tout est là.
+
+Lorsque la religion chrétienne a institué la confession, elle a, je
+l'ai dit ailleurs, divinisé la confidence; comme on aurait pu se défier
+du confident, elle s'est hâtée de déclarer criminel et digne de la mort
+éternelle le prêtre qui révèlerait l'aveu fait à son oreille. Il ne
+fallait pas moins que cela pour transformer tout à coup un étranger en
+ami, en frère, pour faire qu'un chrétien pût aller ouvrir son âme au
+premier venu, à l'inconnu qu'il ne reverra jamais, et dormir le soir en
+paix dans son lit, sûr de son secret comme s'il l'eût dit à Dieu.
+
+Donc, tout ce qu'a pu faire le confesseur à l'aide de sa foi et
+de l'autorité de l'Eglise, a été d'arriver à être considéré par le
+pénitent comme un ami, de parvenir à faire naître ces épanchements
+salutaires, ces larmes sacrées, ces récits complets, ces abandons sans
+réserve que l'amitié grave et bonne avait seule le droit de recevoir
+avant la confession, l'amitié, la sainte amitié, qui rend en vertueux
+conseils ce qu'elle reçoit en coupables aveux.
+
+Si donc le confesseur prétend à la tendresse de coeur, à la bonté
+suprême de l'ami, quel ami ne doit regarder comme le premier devoir
+l'infaillible sûreté du secret déposé en lui comme dans le tabernacle
+du confesseur?
+
+Mais ce n'est pas seulement de l'ami ancien et éprouvé qu'il s'agit,
+c'est encore de tout homme traité en ami, de tout _premier venu_ qui,
+la main dans la main, a reçu une confidence sérieuse. Le droit de
+l'hospitalité est aussi ancien que la famille et la race humaine: nulle
+tribu, nulle horde, si sauvage qu'elle soit, ne conçoit qu'il soit
+possible de livrer son hôte. Un secret est un hôte qui vient se cacher
+dans le coeur de l'honnête homme comme dans son inviolable asile.
+Quiconque le livre et le vend est hors la loi des nations.
+
+Ce serait une bien grande honte pour les pauvres règnes qui ne
+pourraient avoir un peu de durée qu'au prix de ces lois barbares, et
+se tenir debout qu'avec de si noirs appuis. Mais voulût-on en faire
+usage, on ne le pourrait pas. Il faudrait, pour que ce fût praticable,
+que la civilisation eût marché d'un pied et non de l'autre. Or on est
+venu partout à une sorte de délicatesse générale de sentiment qui fait
+que telles actions publiques ne sont pas même proposables. On ne sait
+comment, il se fait que telles choses, utiles il y a des siècles,
+ne se peuvent faire, ne se peuvent dire, ne se peuvent même nommer
+sérieusement par aucun homme vivant, et cela, sans que jamais on les
+ait abolies. Ce sont les véritables changements de moeurs qui forcent
+à naître les véritables et durables lois. Qui nous dira où est le pays
+si reculé qui oserait aujourd'hui donner à l'homme juge la dépouille
+de l'homme jugé! Toutes les lois ne sont pas de main humaine... La loi
+qui défend cet héritage sanglant n'a pas été écrite, elle est venue
+s'asseoir parmi nous. A ses côtés s'est posée celle qui dit: _Tu ne
+dénonceras pas!_ et le plus humble journalier n'oserait, de nos jours,
+se placer à la table de son voisin s'il y avait manqué.
+
+Pour moi, s'il fallait absolument aux hommes politiques quelques vieux
+ustensiles des temps barbares, j'aimerais mieux leur voir dérouiller,
+restaurer, et mettre en scène et en usage les chevalets et les outils
+de la torture; car ils ne souilleraient du moins que le corps et non
+l'âme de la créature de Dieu. Ils feraient parler peut-être la chair
+souffrante; mais le cri des nerfs et des os sous la tenaille est moins
+vil que la froide vente d'une tête sur un comptoir, et il n'y a pas
+encore eu de nom qui ait été inscrit plus bas que le nom de JUDAS.
+
+Oui, mieux vaut le danger d'un prince que la démoralisation de l'espèce
+entière. Mieux vaudrait la fin d'une dynastie et d'une forme de
+gouvernement, mieux vaudrait même celle d'une nation, car tout cela se
+remplace et peut renaître, que la mort de toute vertu parmi les hommes.
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ Chapitre XIV. -- L'émeute 1
+ Chapitre XV. -- L'alcôve 33
+ Chapitre XVI. -- La confusion 63
+ Chapitre XVII. -- La toilette 80
+ Chapitre XVIII. -- Le secret 108
+ Chapitre XIX. -- La partie de chasse 122
+ Chapitre XX. -- La lecture 175
+ Chapitre XXI. -- Le confessionnal 216
+ Chapitre XXII. -- L'orage 238
+ Chapitre XXIII. -- L'absence 266
+ Chapitre XXIV. -- Le travail 283
+ Chapitre XXV. -- Les prisonniers 339
+ Chapitre XXVI. -- La fête 398
+ Notes et documents historiques 435
+
+
+ * * * * *
+
+ Évreux, imprimerie de CH. HÉRISSEY
+
+
+
+
+Note de transcription détaillée:
+
+Cette version électronique comporte les corrections suivantes:
+
+ p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII»
+ («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi
+ mentionné en page 120);
+ p. 70, «tenait» corrigé en «tentait»
+ («et tentait de cacher la surprise»);
+ p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux»
+ («N'est-ce pas, d'Aubijoux?»);
+ p. 272, second «de» manquant ajouté dans
+ «l'avis de la Reine-mère et de la cour»;
+ p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux»
+ («Les diamants ne vont bien qu'aux cheveux noirs»);
+ p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);
+ p. 332, «même» corrigé en «mêmes»
+ («dans les ressources mêmes qu'il inventait.»);
+ p. 379, «même» corrigé en «mêmes»
+ («ceux mêmes qui doivent affliger»);
+ p. 450, «aimée» corrigé en «animée»
+ («une voix forte et animée»).
+
+Les variations dans l'orthographe et l'accentuation des mots n'ont
+pas été corrigées.
+
+Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland's Life
+of Milton» est vraisemblablement une erreur pour «Toland's Life of
+Milton».
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) ***
+
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+
+
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+works. See paragraph 1.E below.
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+Foundation
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+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
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+ Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII (Tome II),
+ Par le comte Alfred De Vigny
+ — Un livre du Project Gutenberg.
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Cinq-Mars, (Tome II of 2)
+ ou, Une conjuration sous Louis XIII
+
+Author: Alfred de Vigny
+
+Illustrator: Pierre Georges Jeanniot
+
+Release Date: November 16, 2013 [EBook #44199]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Bibimbop and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive/American Libraries.)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent">— Note de transcription —</p>
+
+<p>
+Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées. L’orthographe n’a pas été harmonisée.
+</p>
+
+<p>
+Il y a une <a href="#note2">note plus détaillée</a>
+à la fin de ce livre.
+</p>
+
+<p>La Table des matières se trouve <a href="#tdm2">ici</a>.</p>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h1 class="sep2">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span><br />
+<span class="medium">OU</span><br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</h1>
+
+<div class="newpage">
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_004.jpg">
+ <img src='images/illus_004-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+</div>
+
+<p class="newpage center noindent large">
+PETITE BIBLIOTHÈQUE CHARPENTIER
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class="xxlarge">CINQ-MARS</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+OU<br />
+<span class="xlarge">UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+PAR LE COMTE<br />
+<span class="xlarge">ALFRED DE VIGNY</span>
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+AVEC DEUX DESSINS DE JEANNIOT
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>Reproduits en fac simile.</i>
+</p>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="large center noindent">
+TOME SECOND
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<p class="large center noindent sep2 xlarge">
+PARIS
+</p>
+
+<p class="large center noindent">
+G. CHARPENTIER | CALMANN LÉVY
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+ÉDITEURS
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+1882
+</p>
+
+<p class="xxlarge center noindent newpage">
+CINQ-MARS
+</p>
+
+<hr class="c50" />
+
+<h2 id="chap_14" class="no-break">
+CHAPITRE XIV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ÉMEUTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Le danger, Sire, est pressant et
+universel, et au delà de tous les calculs
+de la prudence humaine.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Mirabeau</span>, <i>Adresse au Roi</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+«<i>Que d’une vitesse égale à celle de la
+pensée, la scène vole sur une aile imaginaire</i>»,
+s’écrie l’immortel Shakspeare
+avec le chœur de l’une de ses tragédies,
+«<i>figurez-vous le roi sur l’Océan, suivi de
+sa belle flotte; voyez-le, suivez-le</i>». Avec
+ce poétique mouvement il traverse le
+<span class='pagenum'><a id='Page_2' name='Page_2'>[2]</a></span>
+temps et l’espace, et transporte à son
+gré l’assemblée attentive dans les lieux
+de ses sublimes scènes.
+</p>
+
+<p>
+Nous allons user des mêmes droits
+sans avoir le même génie, nous ne voulons
+pas nous asseoir plus que lui sur le trépied
+des unités, et, jetant les yeux sur
+Paris et sur le vieux et noir palais du
+Louvre, nous passerons tout à coup l’espace
+de deux cents lieues et le temps de
+deux années.
+</p>
+
+<p>
+Deux années! que de changements
+elles peuvent apporter sur le front des
+hommes, dans leurs familles, et surtout
+dans cette grande famille si troublée des
+nations, dont un jour brise les alliances,
+dont une naissance apaise les guerres,
+dont une mort détruit la paix! Nos yeux
+ont vu des rois rentrer dans leur demeure
+un jour de printemps; ce jour-là même
+un vaisseau partit pour une traversée de
+deux ans; le navigateur revint; ils étaient
+sur leur trône: rien ne semblait s’être
+passé dans son absence; et pourtant
+Dieu leur avait ôté cent jours de règne.
+</p>
+
+<p>
+Mais rien n’était changé pour la France
+<span class='pagenum'><a id='Page_3' name='Page_3'>[3]</a></span>
+en 1642, époque à laquelle nous passons,
+si ce n’était ses craintes et ses espérances.
+L’avenir seul avait changé d’aspect.
+Avant de revoir nos personnages, il importe
+de contempler en grand l’état du
+royaume.
+</p>
+
+<p>
+La puissante unité de la monarchie
+était plus imposante encore par le malheur
+des États voisins; les révoltes de
+l’Angleterre et celles de l’Espagne et du
+Portugal faisaient admirer d’autant plus
+le calme dont jouissait la France; Strafford
+et Olivarès, renversés ou ébranlés,
+grandissaient l’immuable Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Six armées formidables, reposées sur
+leurs armes triomphantes, servaient de
+rempart au royaume; celles du Nord,
+liguées avec la Suède, avaient fait fuir
+les Impériaux, poursuivis encore par
+l’ombre de Gustave-Adolphe; celles qui
+regardaient l’Italie recevaient dans le
+Piémont les clefs des villes qu’avait défendues
+le prince Thomas: et celles qui
+redoublaient la chaîne des Pyrénées soutenaient
+la Catalogne révoltée, et frémissaient
+encore devant Perpignan, qu’il ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_4' name='Page_4'>[4]</a></span>
+leur était pas permis de prendre. L’intérieur
+n’était pas heureux, mais tranquille.
+Un invisible génie semblait avoir
+maintenu ce calme; car le Roi, mortellement
+malade, languissait à Saint-Germain
+près d’un jeune favori; et le Cardinal,
+disait-on, se mourait à Narbonne. Quelques
+morts pourtant trahissaient sa vie,
+et de loin en loin des hommes tombaient
+comme frappés par un souffle empoisonné,
+et rappelaient la puissance
+invisible.
+</p>
+
+<p>
+Saint-Preuil, l’un des ennemis de Richelieu,
+venait de porter <i>sa tête de fer</i><a name='FA_1' id='FA_1' href='#FN_1' class='fnanchor'>[1]</a> sur
+l’échafaud, <i>sans honte ni peur</i>, comme
+il le dit en y montant.
+</p>
+
+<p>
+Cependant la France semblait gouvernée
+par elle-même; car le prince et le
+ministre étaient séparés depuis longtemps:
+et, de ces deux malades, qui se
+haïssaient mutuellement, l’un n’avait jamais
+tenu les rênes de son Etat, l’autre
+n’y faisait plus sentir sa main; on ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_5' name='Page_5'>[5]</a></span>
+l’entendait plus nommer dans les actes
+publics, il ne paraissait plus dans le
+gouvernement, s’effaçait partout; il dormait
+comme l’araignée au centre de ses
+filets.
+</p>
+
+<p>
+S’il s’était passé quelques événements
+et quelques révolutions durant ces deux
+années, ce devait donc être dans les
+cœurs; ce devait être quelques-uns de
+ces changements occultes, d’où naissent,
+dans les monarchies sans base, des bouleversements
+effroyables et de longues et
+sanglantes dissensions.
+</p>
+
+<p>
+Pour en être éclaircis, portons nos yeux
+sur le vieux et noir bâtiment du Louvre
+inachevé, et prêtons l’oreille aux propos
+de ceux qui l’habitent et qui l’environnent.
+</p>
+
+<p>
+On était au mois de décembre; un
+hiver rigoureux avait attristé Paris, où
+la misère et l’inquiétude du peuple étaient
+extrêmes; cependant sa curiosité l’aiguillonnait
+encore, et il était avide des
+spectacles que lui donnait la cour. Sa
+pauvreté lui était moins pesante lorsqu’il
+contemplait les agitations de la
+<span class='pagenum'><a id='Page_6' name='Page_6'>[6]</a></span>
+richesse; ses larmes moins amères à la
+vue des combats de la puissance; et le
+sang des grands, qui arrosait ses rues
+et semblait alors le seul digne d’être répandu,
+lui faisait bénir son obscurité.
+Déjà quelques scènes tumultueuses, quelques
+assassinats éclatants, avaient fait
+sentir l’affaiblissement du monarque, l’absence
+et la fin prochaine du ministre,
+et, comme une sorte de prologue à la
+sanglante comédie de la Fronde, venaient
+aiguiser la malice et même allumer les
+passions des Parisiens. Ce désordre ne
+leur déplaisait pas; indifférents aux causes
+des querelles, fort abstraites pour
+eux, ils ne l’étaient point aux individus,
+et commençaient déjà à prendre les
+chefs de parti en affection ou en haine,
+non à cause de l’intérêt qu’ils leur supposaient
+pour le bien-être de leur classe,
+mais tout simplement parce qu’ils plaisaient
+ou déplaisaient comme des acteurs.
+</p>
+
+<p>
+Une nuit surtout, des coups de pistolet
+et de fusil avaient été entendus fréquemment
+dans la Cité: les patrouilles
+<span class='pagenum'><a id='Page_7' name='Page_7'>[7]</a></span>
+nombreuses des Suisses et des gardes
+du corps venaient même d’être attaquées
+et de rencontrer quelques barricades
+dans les rues tortueuses de l’île Notre-Dame;
+des charrettes enchaînées aux
+bornes et couvertes de tonneaux, avaient
+empêché les cavaliers d’y pénétrer, et
+quelques coups de mousquet avaient
+blessé des chevaux et des hommes. Cependant
+la ville dormait encore, excepté
+le quartier qui environnait le Louvre,
+habité dans ce moment par la Reine et
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, duc d’Orléans. Là, tout annonçait
+une expédition nocturne d’une nature
+très grave.
+</p>
+
+<p>
+Il était deux heures du matin; il
+gelait, et l’ombre était épaisse, lorsqu’un
+nombreux rassemblement s’arrêta sur le
+quai, à peine pavé alors, et occupa lentement
+et par degrés, le terrain sablé qui
+descendait en pente jusqu’à la Seine.
+Deux cents hommes, à peu près, semblaient
+composer cet attroupement; ils
+étaient enveloppés de grands manteaux,
+relevés par le fourreau des longues épées
+à l’espagnole qu’ils portaient. Se promenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_8' name='Page_8'>[8]</a></span>
+sans ordre, en long et en large, ils
+semblaient attendre les événements plutôt
+que les chercher. Beaucoup d’entre
+eux s’assirent, les bras croisés, sur les
+pierres éparses du parapet commencé;
+ils observaient le plus grand silence.
+Après quelques minutes cependant, un
+homme, qui paraissait sortir d’une porte
+voûtée du Louvre, s’approcha lentement
+avec une lanterne sourde, dont il portait
+les rayons au visage de chaque individu,
+et qu’il souffla, ayant démêlé celui qu’il
+cherchait entre tous: il lui parla de cette
+façon, à demi-voix, en lui serrant la main:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, Olivier, que vous a dit
+M. le Grand<a name='FA_2' id='FA_2' href='#FN_2' class='fnanchor'>[2]</a>? Cela va-t-il bien?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, je l’ai vu hier à Saint-Germain;
+le vieux chat est bien malade
+à Narbonne, il va s’en aller <i lang="la" xml:lang="la">ad patres</i>;
+mais il faut mener nos affaires rondement,
+car ce n’est pas la première fois
+qu’il fait l’engourdi. Avez-vous vu du
+monde pour ce soir, mon cher Fontrailles?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_9' name='Page_9'>[9]</a></span>
+—Soyez tranquille, Montrésor va venir
+avec une centaine de gentilshommes de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>; vous le reconnaîtrez; il sera
+déguisé en maître maçon, une règle à la
+main. Mais n’oubliez pas surtout les mots
+d’ordre: les savez-vous bien tous, vous
+et vos amis?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, tous, excepté l’abbé de Gondi,
+qui n’est pas arrivé encore; mais, Dieu
+me pardonne, je crois que le voilà lui-même.
+Qui diable l’aurait reconnu?
+</p>
+
+<p>
+En effet, un petit homme sans soutane,
+habillé en soldat des gardes françaises,
+et portant de très noires et fausses
+moustaches, se glissa entre eux. Il sautait
+d’un pied sur l’autre avec un air de
+joie, et se frottait les mains.
+</p>
+
+<p>
+—Vive Dieu! tout va bien; mon ami
+Fiesque ne faisait pas mieux. Et se levant
+sur la pointe des pieds pour frapper sur
+l’épaule d’Olivier:—Savez-vous que,
+pour un homme qui sort presque des
+pages, vous ne vous conduisez pas mal,
+sire Olivier d’Entraigues? vous serez
+dans nos hommes illustres, si nous trouvons
+un Plutarque. Tout est bien organisé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_10' name='Page_10'>[10]</a></span>
+vous arrivez à point; ni plus tôt,
+ni plus tard, comme un vrai chef de
+parti. Fontrailles, ce jeune homme ira
+loin, je vous le prédis. Mais dépêchons-nous;
+il nous viendra dans deux heures
+des paroissiens de mon oncle l’archevêque
+de Paris; je les ai bien échauffés, et ils
+crieront: <i>Vive Monsieur! vive la Régence!
+et plus de Cardinal!</i> comme des enragés.
+Ce sont de bonnes dévotes, tout à
+moi, qui leur ont monté la tête. Le roi
+est fort mal. Oh! tout va bien, très bien.
+Je viens de Saint-Germain; j’ai vu l’ami
+Cinq-Mars; il est bon, très bon, toujours
+ferme comme un roc. Ah! voilà ce que
+j’appelle un homme! Comme il les a joués
+avec son air mélancolique et insouciant!
+Il est le maître de la cour à présent. C’est
+fini, le roi va, dit-on, le faire duc et pair,
+il en est fortement question; mais il
+hésite encore: il faut décider cela par
+notre mouvement de ce soir: <i>le vœu du
+peuple!</i> il faut faire <i>le vœu du peuple</i>
+absolument; nous allons le faire entendre.
+Ce sera la mort de Richelieu, savez-vous?
+Surtout, c’est la haine pour lui qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_11' name='Page_11'>[11]</a></span>
+doit dominer dans les cris, car c’est là
+l’essentiel. Cela décidera enfin notre Gaston,
+qui flotte toujours, n’est-ce pas?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! que peut-il faire autre chose?
+dit Fontrailles; s’il prenait une résolution
+aujourd’hui en notre faveur, ce serait bien
+fâcheux.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi?
+</p>
+
+<p>
+—Parce que nous serions bien sûrs
+que demain, au jour, il serait contre.
+</p>
+
+<p>
+—N’importe, reprit l’abbé, la reine a
+de la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Et du cœur aussi, dit Olivier; cela
+me donne de l’espoir pour Cinq-Mars,
+qui me semble avoir osé faire le boudeur
+quelquefois en la regardant.
+</p>
+
+<p>
+—Enfant que vous êtes! que vous
+connaissez encore mal la cour! Rien ne
+peut le soutenir que la main du roi, qui
+l’aime comme son fils; et, pour la reine,
+si son cœur bat, c’est de souvenir et non
+d’avenir. Mais il ne s’agit pas de ces
+fadaises-là; dites-moi, mon cher, êtes-vous
+bien sûr de votre jeune avocat que
+je vois rôder là? pense-t-il bien?
+</p>
+
+<p>
+—Parfaitement; c’est un excellent
+<span class='pagenum'><a id='Page_12' name='Page_12'>[12]</a></span>
+Royaliste; il jetterait le Cardinal à la rivière
+tout à l’heure: d’ailleurs c’est Fournier,
+de Loudun, c’est tout dire.
+</p>
+
+<p>
+—Bien, bien; voilà comme nous les
+aimons. Mais garde à vous, messieurs:
+on vient de la rue Saint-Honoré.
+</p>
+
+<p>
+—Qui va là? crièrent les premiers de
+la troupe à des hommes qui venaient.
+Royalistes ou Cardinalistes?
+</p>
+
+<p>
+—<i>Gaston</i> et <i>le Grand</i>, répondirent
+tout bas les nouveaux venus.
+</p>
+
+<p>
+—C’est Montrésor avec les gens de
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, dit Fontrailles; nous pourrons
+bientôt commencer.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, par la corbleu! dit l’arrivant;
+car les Cardinalistes vont passer à trois
+heures; on nous en a instruits tout à
+l’heure.
+</p>
+
+<p>
+—Où vont-ils? dit Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Ils sont plus de deux cents pour
+conduire M. de Chavigny, qui va voir le
+vieux chat à Narbonne, dit-on; ils ont
+cru plus sûr de longer le Louvre.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, nous allons leur faire patte
+de velours, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+Comme il achevait, un bruit de carrosses
+<span class='pagenum'><a id='Page_13' name='Page_13'>[13]</a></span>
+et de chevaux se fit entendre. Plusieurs
+hommes à manteaux roulèrent une
+énorme pierre au milieu du pavé. Les
+premiers cavaliers passèrent rapidement
+à travers la foule et le pistolet à la main,
+se doutant bien de quelque chose; mais
+le postillon qui guidait les chevaux de la
+première voiture s’embarrassa dans la
+pierre et s’abattit.
+</p>
+
+<p>
+—Quel est donc ce carrosse qui écrase
+les piétons? crièrent à la fois tous les
+hommes en manteau. C’est bien tyrannique!
+Ce ne peut être qu’un ami du
+Cardinal de <i>La Rochelle</i><a name='FA_3' id='FA_3' href='#FN_3' class='fnanchor'>[3]</a>.
+</p>
+
+<p>
+—C’est quelqu’un qui ne craint pas
+les amis du petit <i>le Grand</i>, s’écria une
+voix à la portière ouverte, d’où un homme
+s’élança sur un cheval.
+</p>
+
+<p>
+—Rangez ces Cardinalistes jusque
+dans la rivière! dit une voix aigre et
+perçante.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_14' name='Page_14'>[14]</a></span>
+Ce fut le signal des coups de pistolet
+qui s’échangèrent avec fureur de chaque
+côté, et qui prêtèrent une lumière à cette
+scène tumultueuse et sombre; le cliquetis
+des épées et le piétinement des
+chevaux n’empêchaient pas de distinguer
+les cris, d’un côté: «A bas le ministre!
+vive le Roi! vive <span class='smcap'>Monsieur</span> et monsieur le
+Grand! à bas les <i>bas rouges</i>!» de l’autre:
+«Vive Son Éminence! vive le grand Cardinal!
+mort aux factieux! vive le Roi!»
+car le nom du Roi présidait à toutes les
+haines comme à toutes les affections, à
+cette étrange époque.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les hommes à pied avaient
+réussi à placer les deux carrosses à travers
+du quai, de manière à s’en faire un
+rempart contre les chevaux de Chavigny,
+et de là, entre les roues, par les portières
+et sous les ressorts, les accablaient de
+coups de pistolet et en avaient démonté
+plusieurs. Le tumulte était affreux, lorsque
+les portes du Louvre s’ouvrirent tout
+à coup, et deux escadrons des gardes du
+corps sortirent au trot; la plupart avaient
+des torches à la main pour éclairer ceux
+<span class='pagenum'><a id='Page_15' name='Page_15'>[15]</a></span>
+qu’ils allaient attaquer et eux-mêmes.
+La scène changea. A mesure que les
+gardes arrivaient à l’un des hommes à
+pied, on voyait cet homme s’arrêter, ôter
+son chapeau, se faire reconnaître et se
+nommer, et le garde se retirait, quelquefois
+en saluant, d’autres fois en lui
+serrant la main. Ce secours aux carrosses
+de Chavigny fut donc à peu près inutile
+et ne servit qu’à augmenter la confusion.
+Les gardes du corps, comme pour l’acquit
+de leur conscience, parcouraient
+la foule des duellistes en disant mollement:
+«Allons, messieurs, de la modération.»
+</p>
+
+<p>
+Mais, lorsque les deux gentilshommes
+avaient bien <i>engagé le fer</i> et se trouvaient
+bien acharnés, le garde qui les
+voyait s’arrêtait pour juger des coups, et
+quelquefois même favorisait celui qu’il
+pensait être de son opinion; car ce corps,
+comme toute la France, avait ses Royalistes
+et ses Cardinalistes.
+</p>
+
+<p>
+Les fenêtres du Louvre s’éclairaient
+peu à peu, et l’on y voyait beaucoup de
+têtes de femmes derrière les petits carreaux
+<span class='pagenum'><a id='Page_16' name='Page_16'>[16]</a></span>
+en losanges, attentives à contempler
+le combat.
+</p>
+
+<p>
+De nombreuses patrouilles de Suisses
+sortirent avec des flambeaux; on distinguait
+ces soldats à leur étrange uniforme.
+Ils portaient le bras droit rayé
+de bleu et de rouge, et le bas de soie de
+leur jambe droite était rouge; le côté
+gauche rayé de bleu, rouge et blanc, et
+le bas blanc et rouge. On avait espéré
+sans doute, au château royal, que cette
+troupe étrangère pourrait dissiper l’attroupement;
+mais on se trompa. Ces
+impassibles soldats, suivant froidement,
+exactement et sans les dépasser, les
+ordres qu’on leur avait donnés, circulèrent
+avec symétrie entre les groupes
+armés qu’ils divisaient un moment, vinrent
+se réunir devant la grille avec une
+précision parfaite, et rentrèrent en ordre
+comme à la manœuvre, sans s’informer
+si les ennemis à travers lesquels ils
+étaient passés s’étaient rejoints ou non.
+</p>
+
+<p>
+Mais le bruit, un instant apaisé, redevint
+général à force d’explications particulières.
+On entendait partout des appels,
+<span class='pagenum'><a id='Page_17' name='Page_17'>[17]</a></span>
+des injures et des imprécations; il ne
+semblait pas que rien pût faire cesser
+ce combat que la destruction de l’un
+des deux partis, lorsque des cris, ou
+plutôt des hurlements affreux, vinrent
+mettre le comble au tumulte. L’abbé de
+Gondi, alors occupé à tirer un cavalier
+par son manteau pour le faire tomber,
+s’écria:—Voilà mes gens! Fontrailles,
+vous allez en voir de belles; voyez, voyez
+déjà comme cela court! c’est charmant,
+vraiment!
+</p>
+
+<p>
+Et il lâcha prise et monta sur une
+pierre pour considérer la manœuvre de
+ses troupes, croisant ses bras avec l’importance
+d’un général d’armée. Le jour
+commençait à poindre, et l’on vit que
+du bout de l’île Saint-Louis accourait, en
+effet, une foule d’hommes, de femmes
+et d’enfants de la lie du peuple, poussant
+au ciel et vers le Louvre d’étranges
+vociférations. Des filles portaient de
+longues épées, des enfants traînaient
+d’immenses hallebardes et des piques
+damasquinées du temps de la Ligue; des
+vieilles en haillons tiraient après elles,
+<span class='pagenum'><a id='Page_18' name='Page_18'>[18]</a></span>
+avec des cordes, des charrettes pleines
+d’anciennes armes rouillées et rompues;
+des ouvriers de tous les métiers, ivres
+pour la plupart, les suivaient avec des
+bâtons, des fourches, des lances, des
+pelles, des torches, des pieux, des crocs,
+des leviers, des sabres et des broches
+aiguës; ils chantaient et hurlaient tour
+à tour, contrefaisant avec des rires
+atroces les miaulements du chat, et portant,
+comme un drapeau, un de ces
+animaux pendu au bout d’une perche
+et enveloppé dans un lambeau rouge,
+figurant ainsi le Cardinal, dont le goût
+pour les chats était connu généralement.
+Des crieurs publics couraient, tout rouges
+et haletants, semer sur les ruisseaux et
+les pavés, coller sur les parapets, les
+bornes, les murs des maisons et du
+palais même, de longues histoires satiriques
+en petits vers, faites sur les personnages
+du temps; des garçons bouchers
+et mariniers portant de larges coutelas,
+battaient la charge sur des chaudrons,
+et traînaient dans la boue un porc nouvellement
+égorgé, coiffé de la calotte
+<span class='pagenum'><a id='Page_19' name='Page_19'>[19]</a></span>
+rouge d’un enfant de chœur. De jeunes et
+vigoureux drôles, vêtus en femmes et
+enluminés d’un grossier vermillon,
+criaient d’une voix forcenée: «<i>Nous
+sommes des mères de famille ruinées
+par Richelieu: mort au Cardinal!</i>» Ils
+portaient dans leurs bras des nourrissons
+de paille qu’ils faisaient le geste de
+jeter à la rivière, et les y jetaient en
+effet.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque cette dégoûtante cohue eut
+inondé les quais de ses milliers d’individus
+infernaux, elle produisit un effet
+étrange sur les combattants, et tout à
+fait contraire à ce qu’en attendait leur
+patron. Les ennemis de chaque faction
+abaissèrent leurs armes et se séparèrent.
+Ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span> et de Cinq-Mars furent
+révoltés de se voir secourus par de tels
+auxiliaires, et, aidant eux-mêmes les
+gentilshommes du Cardinal à remonter
+à cheval et en voiture, leurs valets à y
+porter les blessés, donnèrent des rendez-vous
+particuliers à leurs adversaires
+pour vider leur querelle sur un terrain
+plus secret et plus digne d’eux. Rougissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_20' name='Page_20'>[20]</a></span>
+de la supériorité du nombre et des
+ignobles troupes qu’ils semblaient commander,
+entrevoyant, peut-être pour la
+première fois, les funestes conséquences
+de leurs jeux politiques, et voyant quel
+était le limon qu’ils venaient de remuer,
+ils se divisèrent pour se retirer, enfonçant
+leurs chapeaux larges sur leurs yeux,
+jetant leurs manteaux sur leurs épaules,
+et redoutant le jour.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez tout dérangé, mon cher
+abbé, avec cette canaille, dit Fontrailles,
+en frappant du pied, à Gondi, qui se
+trouvait assez interdit; votre bonhomme
+d’oncle a là de jolis paroissiens!
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas ma faute, reprit cependant
+Gondi, d’un ton mutin; c’est
+que ces idiots sont arrivés une heure
+trop tard; s’ils fussent venus à la nuit,
+on ne les aurait pas vus, ce qui les gâte
+un peu, à dire le vrai (car j’avoue que
+le grand jour leur fait tort), et on n’aurait
+entendu que la voix du peuple:
+<i lang="la" xml:lang="la">Vox populi, vox Dei</i>. D’ailleurs, il n’y a
+pas tant de mal; ils vont nous donner,
+par leur foule, les moyens de nous évader
+<span class='pagenum'><a id='Page_21' name='Page_21'>[21]</a></span>
+sans être reconnus, et, au bout du
+compte, notre tâche est finie; nous ne
+voulions pas la mort du pécheur:
+Chavigny et les siens sont de braves
+gens que j’aime beaucoup; s’il n’est
+qu’un peu blessé, tant mieux. Adieu, je
+vais voir M. de Bouillon, qui arrive
+d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+—Olivier, dit Fontrailles, partez donc
+pour Saint-Germain avec Fournier et
+Ambrosio; je vais rendre compte à
+<span class='smcap'>Monsieur</span>, avec Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+Tout se sépara, et le dégoût fit sur
+ces gens bien élevés ce que la force
+n’avait pu faire.
+</p>
+
+<p>
+Ainsi se termina cette échauffourée,
+qui semblait pouvoir enfanter de grands
+malheurs; personne n’y fut tué; les
+cavaliers, avec quelques égratignures de
+plus, et quelques-uns avec leur bourse
+de moins, à leur grande surprise, reprirent
+leur route près des carrosses par
+des rues détournées; les autres s’évadèrent,
+un à un, à travers la populace
+qu’ils avaient soulevée. Les misérables
+<span class='pagenum'><a id='Page_22' name='Page_22'>[22]</a></span>
+qui la composaient, dénués de chefs de
+troupes, restèrent encore deux heures à
+pousser les mêmes cris, jusqu’à ce que
+leur vin fût cuvé et que le froid éteignît
+ensemble le feu de leur sang et de leur
+enthousiasme. On voyait aux fenêtres
+des maisons du quai de la Cité et le
+long des murs le sage et véritable peuple
+de Paris, regardant d’un air triste et
+dans un morne silence ces préludes de
+désordre; tandis que le corps des marchands,
+vêtu de noir, précédé de ses
+échevins et de ses prévôts, s’acheminait
+lentement et courageusement, à travers
+la populace, vers le <i>Palais de Justice</i> où
+devait s’assembler le parlement, et allait
+lui porter plainte de ces effrayantes
+scènes nocturnes.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les appartements de Gaston
+d’Orléans étaient dans une grande rumeur.
+Ce prince occupait alors l’aile du
+Louvre parallèle aux Tuileries, et ses
+fenêtres donnaient d’un côté sur la cour,
+et de l’autre sur un amas de petites
+maisons et de rues étroites qui couvraient
+la place presque en entier. Il
+<span class='pagenum'><a id='Page_23' name='Page_23'>[23]</a></span>
+s’était levé précipitamment, réveillé en
+sursaut par le bruit des armes à feu, avait
+jeté ses pieds dans de larges <i>mules</i> carrées,
+à hauts talons, et, enveloppé dans
+une vaste robe de chambre de soie couverte
+de dessins d’or brodés en relief, se
+promenait en long et en large dans sa
+chambre à coucher, envoyant, de minute
+en minute, un laquais nouveau
+pour demander ce qui se passait, et
+s’écriant qu’on courût chercher l’abbé
+de La Rivière, son conseil accoutumé;
+mais, par malheur, il était sorti de
+Paris. A chaque coup de pistolet, ce
+prince timide courait aux fenêtres, sans
+rien voir autre chose que quelques flambeaux
+que l’on portait en courant; on
+avait beau lui dire que les cris qu’il entendait
+étaient en sa faveur, il ne cessait
+de se promener par les appartements,
+dans le plus grand désordre, ses
+longs cheveux noirs et ses yeux bleus
+ouverts et agrandis par l’inquiétude et
+l’effroi; il était moitié nu lorsque Montrésor
+et Fontrailles arrivèrent enfin, et
+le trouvèrent se frappant la poitrine et
+<span class='pagenum'><a id='Page_24' name='Page_24'>[24]</a></span>
+répétant mille fois: «<i lang="la" xml:lang="la">Mea culpa, mea
+culpa.</i>»
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, arrivez donc! leur cria-t-il
+de loin, courant au-devant d’eux; arrivez
+donc enfin! que se passe-t-il? que
+fait-on là? quels sont ces assassins?
+quels sont ces cris?
+</p>
+
+<p>
+—On crie: «Vive <span class='smcap'>Monsieur</span>.»
+</p>
+
+<p>
+Gaston, sans faire semblant d’entendre,
+et tenant un instant la porte de sa
+chambre ouverte, pour que sa voix pénétrât
+jusque dans les galeries où étaient
+les gens de sa maison, continua en
+criant de toute sa force et en gesticulant:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais rien de tout ceci et n’ai
+rien autorisé; je ne veux rien entendre,
+je ne veux rien savoir; je n’entrerai jamais
+dans aucun projet; ce sont des factieux
+qui font tout ce bruit: ne m’en parlez
+pas si vous voulez être bien vus ici; je
+ne suis l’ennemi de personne, je déteste
+de telles scènes...
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles, qui savait à quel homme
+il avait affaire, ne répondit rien, et entra
+avec son ami, mais sans se presser, afin
+<span class='pagenum'><a id='Page_25' name='Page_25'>[25]</a></span>
+que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût le temps de jeter son
+premier feu; et, quand tout fut dit et la
+porte fermée avec soin, il prit la parole:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, dit-il, nous venons
+vous demander mille pardons de l’impertinence
+de ce peuple, qui ne cesse de
+crier qu’il veut la mort de votre ennemi,
+et qu’il voudrait même vous voir
+Régent si nous avions le malheur de
+perdre Sa Majesté; oui, le peuple est
+toujours libre dans ses propos; mais il
+était si nombreux, que tous nos efforts
+n’ont pu le contenir: c’était le cri du
+cœur dans toute sa vérité; c’était une
+explosion d’amour que la froide raison
+n’a pu réprimer, et qui sortait de toutes
+les règles.
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, que s’est-il passé? reprit
+Gaston un peu calmé: qu’ont-ils fait
+depuis quatre heures que je les entends?
+</p>
+
+<p>
+—Cet amour, continua froidement
+Montrésor, comme M. de Fontrailles a
+l’honneur de vous le dire, sortait tellement
+des règles et des bornes, qu’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_26' name='Page_26'>[26]</a></span>
+nous a entraînés nous-mêmes, et nous
+nous sommes sentis saisis de cet enthousiasme
+qui nous transporte toujours au
+nom seul de <span class='smcap'>Monsieur</span>, et qui nous a
+portés à des choses que nous n’avions
+pas préméditées.
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, qu’avez-vous fait? reprit
+le prince...
+</p>
+
+<p>
+—Ces choses, reprit Fontrailles, dont
+M. de Montrésor a l’honneur de parler
+à <span class='smcap'>Monsieur</span>, sont précisément de celles
+que je prévoyais ici même hier au soir,
+quand j’eus l’honneur de l’entretenir.
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit pas de cela, interrompit
+Gaston; vous ne pourrez pas dire que
+j’aie rien ordonné ni autorisé; je ne me
+mêle de rien, je n’entends rien au gouvernement...
+</p>
+
+<p>
+—Je conviens, poursuivit Fontrailles,
+que Votre Altesse n’a rien ordonné;
+mais elle m’a permis de lui dire que je
+prévoyais que cette nuit serait troublée
+vers les deux heures, et j’espérais que
+son étonnement serait moins grand.
+</p>
+
+<p>
+Le prince, se remettant peu à peu, et
+voyant qu’il n’effrayait pas les deux
+<span class='pagenum'><a id='Page_27' name='Page_27'>[27]</a></span>
+champions; ayant d’ailleurs dans sa
+conscience et lisant dans leurs yeux le
+souvenir du consentement qu’il leur
+avait donné la veille, s’assit sur le bord
+de son lit, croisa les bras, et, les regardant
+d’un air de juge, leur dit encore
+avec une voix imposante:
+</p>
+
+<p>
+—Mais enfin, qu’avez-vous donc
+fait?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! presque rien, monseigneur, dit
+Fontrailles; le hasard nous a fait rencontrer
+dans la foule quelques-uns de
+nos amis qui avaient eu une querelle
+avec le cocher de M. de Chavigny qui
+les écrasait; il s’en est suivi quelques propos
+un peu vifs, quelques petits gestes
+un peu brusques, quelques égratignures
+qui ont fait rebrousser chemin au carrosse,
+et voilà tout.
+</p>
+
+<p>
+—Absolument tout, répéta Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—Comment, tout! s’écria Gaston
+très ému et sautant dans la chambre;
+et n’est-ce donc rien que d’arrêter la
+voiture d’un ami du Cardinal-Duc? Je
+n’aime point les scènes, je vous l’ai déjà
+dit; je ne hais point le Cardinal; c’est
+<span class='pagenum'><a id='Page_28' name='Page_28'>[28]</a></span>
+un grand politique, certainement, un
+très grand politique; vous me compromettez
+horriblement; on sait que Montrésor
+est à moi; si on l’a reconnu, on dira
+que je l’ai envoyé...
+</p>
+
+<p>
+—Le hasard, répondit Montrésor,
+m’a fait trouver cet habit du peuple que
+<span class='smcap'>Monsieur</span> peut voir sous mon manteau,
+et que j’ai préféré à tout autre par ce
+motif.
+</p>
+
+<p>
+Gaston respira.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes bien sûr qu’on ne vous
+a pas reconnu? dit-il; c’est que vous
+sentez, mon cher ami, combien ce serait
+pénible... convenez-en vous-même...
+</p>
+
+<p>
+—Si j’en suis sûr, ô ciel! s’écria le
+gentilhomme du prince: je gagerais ma
+tête et ma part du Paradis que personne
+n’a vu mes traits et ne m’a appelé par
+mon nom.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, continua Gaston, se rasseyant
+sur son lit et prenant un air
+plus calme, et même où brillait une légère
+satisfaction, contez-moi donc un peu
+ce qui s’est passé.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles se chargea du récit, où,
+<span class='pagenum'><a id='Page_29' name='Page_29'>[29]</a></span>
+comme l’on pense, le peuple jouait un
+grand rôle et les gens de <span class='smcap'>Monsieur</span> aucun;
+et, dans sa péroraison, il ajouta,
+entrant dans les détails:—On a pu
+voir, de vos fenêtres mêmes, monseigneur,
+de respectables mères de famille,
+poussées par le désespoir, jeter leurs
+enfants dans la Seine en maudissant
+Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est épouvantable! s’écria le
+prince indigné ou feignant de l’être et
+de croire à ces excès. Il est donc bien
+vrai qu’il est détesté si généralement?
+mais il faut convenir qu’il le mérite!
+Quoi! son ambition et son avarice ont
+réduit là ces bons habitants de Paris
+que j’aime tant!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monseigneur, reprit l’orateur;
+et ici ce n’est pas Paris seulement, c’est
+la France entière qui vous supplie avec
+nous de vous décider à la délivrer de ce
+tyran; tout est prêt; il ne faut qu’un
+signe de votre tête auguste pour anéantir
+ce pygmée, qui a tenté l’abaissement
+de la maison royale elle-même.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Dieu m’est témoin que je lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_30' name='Page_30'>[30]</a></span>
+pardonne cette injure, reprit Gaston en
+levant les yeux; mais je ne puis entendre
+plus longtemps les cris du peuple;
+oui, j’irai à son secours!...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! nous tombons à vos genoux!
+s’écria Montrésor s’inclinant...
+</p>
+
+<p>
+—C’est-à-dire, reprit le prince en
+reculant, autant que ma dignité ne sera
+pas compromise et que l’on ne verra
+nulle part mon nom.
+</p>
+
+<p>
+—Et c’est justement lui que nous
+voudrions! s’écria Fontrailles, un peu
+plus à son aise... Tenez, monseigneur,
+il y a déjà quelques noms à mettre à la
+suite du vôtre, et qui ne craignent pas
+de s’inscrire, je vous les dirai sur-le-champ
+si vous voulez...
+</p>
+
+<p>
+—Mais, mais, mais... dit le duc
+d’Orléans avec un peu d’effroi, savez-vous
+que c’est une conjuration que vous
+me proposez là tout simplement?...
+</p>
+
+<p>
+—Fi donc! fi donc! monseigneur, des
+gens d’honneur comme nous! une conjuration!
+ah! du tout! une ligue, tout au
+plus; un petit accord pour donner la
+<span class='pagenum'><a id='Page_31' name='Page_31'>[31]</a></span>
+direction au vœu unanime de la nation
+et de la cour: voilà tout!
+</p>
+
+<p>
+—Mais... mais cela n’est pas clair,
+car enfin cette affaire ne serait ni générale
+ni publique: donc ce serait une
+conjuration; vous n’avoueriez pas que
+vous en êtes?
+</p>
+
+<p>
+—Moi, monseigneur? pardonnez-moi,
+à toute la terre, puisque tout le royaume
+en est déjà, et je suis du royaume. Eh!
+qui ne mettrait son nom après celui de
+MM. de Bouillon et de Cinq-Mars?...
+</p>
+
+<p>
+—Après, peut-être, mais avant? dit
+Gaston en fixant ses regards sur Fontrailles,
+et plus finement qu’il ne s’y
+attendait.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci sembla hésiter un moment...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, que ferait <span class='smcap'>Monsieur</span>, si je
+lui disais des noms après lesquels il pût
+mettre le sien?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! voilà qui est plaisant,
+reprit le prince en riant; savez-vous
+qu’au-dessus du mien il n’y en a pas
+beaucoup? Je n’en vois qu’un.
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, s’il y en a un, monseigneur
+<span class='pagenum'><a id='Page_32' name='Page_32'>[32]</a></span>
+nous promet-il de signer celui de Gaston
+au-dessous?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! parbleu, de tout mon cœur, je
+ne risque rien, car je ne vois que le
+Roi, qui n’est sûrement pas de la
+partie.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, à dater de ce moment, permettez,
+dit Montrésor, que nous vous
+prenions au mot, et veuillez bien consentir
+à présent à deux choses seulement:
+voir M. de Bouillon chez la Reine,
+et M. le grand écuyer chez le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Tope! dit <span class='smcap'>Monsieur</span> gaiement et
+frappant l’épaule de Montrésor, j’irai
+dès aujourd’hui à la toilette de ma belle-sœur,
+et je prierai mon frère de venir
+courre un cerf à Chambord avec moi.
+</p>
+
+<p>
+Les deux amis n’en demandaient pas
+plus, et furent surpris eux-mêmes de
+leur ouvrage; jamais ils n’avaient vu
+tant de résolution à leur chef. Aussi, de
+peur de le mettre sur une voie qui pût
+le détourner de la route qu’il venait de
+prendre, ils se hâtèrent de jeter la conversation
+sur d’autres sujets, et se retirèrent
+<span class='pagenum'><a id='Page_33' name='Page_33'>[33]</a></span>
+charmés, en laissant pour derniers
+mots dans son oreille qu’ils comptaient
+sur ses dernières promesses.
+</p>
+
+<h2 id="chap_15">
+CHAPITRE XV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ALCOVE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Les reines ont été vues pleurant
+comme de simples femmes.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Chateaubriand.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Qu’il est doux d’être belle alors qu’on est aimée.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Delphine Gay.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Tandis qu’un prince était ainsi rassuré
+avec peine par ceux qui l’entouraient,
+et leur laissait voir un effroi qui pouvait
+être contagieux pour eux, une princesse,
+plus exposée aux accidents, plus
+isolée par l’indifférence de son mari,
+plus faible par sa nature et par la timidité
+qui vient de l’absence du bonheur,
+donnait de son côté l’exemple du courage
+<span class='pagenum'><a id='Page_34' name='Page_34'>[34]</a></span>
+le plus calme et de la plus pieuse
+résignation, et raffermissait sa suite
+effrayée: c’était la Reine. A peine
+endormie depuis une heure, elle avait
+entendu des cris aigus derrière les portes
+et les épaisses tapisseries de sa
+chambre. Elle ordonna à ses femmes de
+faire entrer, et la duchesse de Chevreuse,
+en chemise et enveloppée dans un grand
+manteau, vint tomber presque évanouie
+au pied de son lit, suivie de quatre
+dames d’atours et de trois femmes de
+chambre. Ses pieds délicats étaient nus,
+et ils saignaient, parce qu’elle s’était
+blessée en courant; elle criait, en pleurant
+comme un enfant, qu’un coup de
+pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux,
+et l’avait blessée; qu’elle suppliait
+la Reine de la renvoyer en exil, où
+elle se trouvait plus tranquille que dans
+un pays où l’on voulait l’assassiner parce
+qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle
+avait ses cheveux dans un grand désordre
+et tombant jusqu’à ses pieds: c’était
+sa principale beauté, et la jeune Reine
+pensa qu’il y avait dans cette toilette
+<span class='pagenum'><a id='Page_35' name='Page_35'>[35]</a></span>
+moins de hasard que l’on ne l’eût pu
+croire.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ma chère, qu’arrive-t-il donc?
+lui dit-elle avec assez de sang-froid;
+vous avez l’air de Madeleine, mais dans
+sa jeunesse, avant le repentir. Il est
+probable que si l’on en veut à quelqu’un
+ici, c’est à moi; tranquillisez-vous.
+</p>
+
+<p>
+—Non, madame, sauvez-moi; protégez-moi!
+c’est ce Richelieu qui me poursuit!
+j’en suis certaine.
+</p>
+
+<p>
+Le bruit des pistolets qui s’entendit
+alors plus distinctement, convainquit la
+Reine que les terreurs de M<sup>me</sup> de Chevreuse
+n’étaient pas vaines.
+</p>
+
+<p>
+—Venez m’habiller, madame de Motteville,
+cria-t-elle.
+</p>
+
+<p>
+Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement,
+et, ouvrant un de ces immenses
+coffres d’ébène qui servaient d’armoire
+alors, en tirait une cassette de diamants
+de la princesse pour la sauver, et ne
+l’écoutait pas. Les autres femmes avaient
+vu sur une fenêtre la lueur des torches,
+et, s’imaginant que le feu était au palais,
+précipitaient les bijoux, les dentelles, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_36' name='Page_36'>[36]</a></span>
+vases d’or, jusqu’aux porcelaines, dans
+des draps qu’elles voulaient jeter ensuite
+par la fenêtre. En même temps survint
+M<sup>me</sup> de Guémenée, un peu plus habillée
+que la duchesse de Chevreuse,
+mais ayant pris la chose plus au tragique
+encore; l’effroi qu’elle avait en donna un
+peu à la Reine, à cause du caractère
+cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait.
+Elle entra sans saluer, pâle
+comme un spectre, et dit avec volubilité:
+</p>
+
+<p>
+—Madame, il est temps de nous
+confesser; on attaque le Louvre, et tout
+le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit.
+</p>
+
+<p>
+La stupeur fit taire et rendit immobile
+toute la chambre.
+</p>
+
+<p>
+—Nous allons mourir! cria la duchesse
+de Chevreuse, toujours à genoux.
+Ah! mon Dieu! que ne suis-je restée
+en Angleterre! Oui, confessons-nous; je
+me confesse hautement: j’ai aimé... j’ai
+été aimée de...
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon, c’est bon, dit la Reine,
+je ne me charge pas d’entendre jusqu’à
+la fin; ce ne serait peut-être pas le
+<span class='pagenum'><a id='Page_37' name='Page_37'>[37]</a></span>
+moindre de mes dangers, dont vous ne
+vous occupez guère.
+</p>
+
+<p>
+Le sang-froid d’Anne d’Autriche et
+cette seconde réponse sévère rendirent
+pourtant un peu de calme à cette belle
+personne, qui se releva confuse, et
+s’aperçut du désordre de sa toilette,
+qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put
+dans un cabinet voisin.
+</p>
+
+<p>
+—Dona Stephania, dit la Reine à une
+de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle
+eût conservée auprès d’elle, allez chercher
+le capitaine des gardes: il est
+temps que je voie des hommes, enfin,
+et que j’entende quelque chose de raisonnable.
+</p>
+
+<p>
+Elle dit ceci en espagnol, et le mystère
+de cet ordre, dans une langue
+qu’elles ne comprenaient pas, fit rentrer
+le bon sens dans la chambre.
+</p>
+
+<p>
+La camériste disait son chapelet;
+mais elle se leva du coin de l’alcôve où
+elle s’était réfugiée, et sortit en courant
+pour obéir à sa maîtresse.
+</p>
+
+<p>
+Cependant les signes de la révolte et
+les symptômes de la terreur devenaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_38' name='Page_38'>[38]</a></span>
+plus distincts au-dessous et dans l’intérieur.
+On entendait dans la grande cour
+du Louvre le piétinement des chevaux
+de la garde, les commandements des
+chefs, le roulement des carrosses de la
+Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le
+fallait, le bruit des chaînes de fer que
+l’on traînait sur le pavé pour former les
+barricades en cas d’attaque, les pas précipités,
+le choc des armes, des troupes
+d’hommes qui couraient dans les corridors,
+les cris sourds et confus du peuple
+qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient
+et se rapprochaient comme le
+bruit des vagues et des vents.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit encore, et cette fois
+c’était pour introduire un charmant personnage.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous attendais, chère Marie, dit
+la Reine, tendant les bras à la duchesse
+de Mantoue: vous avez eu plus de bravoure
+que nous toutes, vous venez parée
+pour être vue de toute la cour.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’étais pas couchée, heureusement,
+répondit la princesse de Gonzague
+en baissant les yeux, j’ai vu tout
+<span class='pagenum'><a id='Page_39' name='Page_39'>[39]</a></span>
+ce peuple par mes fenêtres. Oh! madame,
+fuyez! je vous supplie de vous
+sauver par les escaliers secrets, et de
+nous permettre de rester à votre place;
+on pourra prendre l’une de nous pour
+la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une
+larme, je viens d’entendre des cris de
+mort. Sauvez-vous, madame! je n’ai pas
+de trône à perdre! vous êtes fille,
+femme et mère de rois, sauvez-vous et
+laissez-nous ici.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez à perdre plus que moi,
+mon amie, en beauté, en jeunesse, et,
+j’espère, en bonheur, dit la Reine avec
+un sourire gracieux et lui donnant sa
+belle main à baiser. Restez dans mon
+alcôve, je le veux bien, mais nous y serons
+deux. Le seul service que j’accepte
+de vous, belle enfant, c’est de m’apporter
+ici dans mon lit cette petite cassette
+d’or que ma pauvre Motteville a laissée
+par terre, et qui contient ce que j’ai de
+plus précieux.
+</p>
+
+<p>
+Puis, en la recevant, elle ajouta à
+l’oreille de Marie:
+</p>
+
+<p>
+—S’il m’arrivait quelque malheur,
+<span class='pagenum'><a id='Page_40' name='Page_40'>[40]</a></span>
+jure-moi que tu la prendras pour la jeter
+dans la Seine.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous obéirai, madame, comme
+à ma bienfaitrice et à ma seconde mère,
+dit-elle en pleurant.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le bruit du combat redoublait
+sur les quais, et les vitraux de la
+chambre réfléchissaient souvent la lueur
+des coups de feu dont on entendait l’explosion.
+Le capitaine des gardes et celui
+des Suisses firent demander des ordres
+par dona Stephania.
+</p>
+
+<p>
+—Je leur permets d’entrer, dit la
+princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames;
+je suis homme dans ce moment,
+et je dois l’être.
+</p>
+
+<p>
+Puis, soulevant les rideaux de son lit,
+elle continua en s’adressant aux deux
+officiers:—Messieurs, souvenez-vous
+d’abord que vous répondez sur votre
+tête de la vie des princes mes enfants,
+vous le savez, monsieur de Guitaut?
+</p>
+
+<p>
+—Je couche en travers de leur porte,
+madame; mais ce mouvement ne menace
+ni eux ni Votre Majesté.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, ne pensez à moi qu’après
+<span class='pagenum'><a id='Page_41' name='Page_41'>[41]</a></span>
+eux, interrompit la Reine, et protégez
+indistinctement tous ceux que l’on menace.
+Vous m’entendez aussi, vous monsieur
+de Bassompierre; vous êtes gentilhomme;
+oubliez que votre oncle est
+encore à la Bastille, et faites votre devoir
+près des petits-fils du feu Roi son
+ami.
+</p>
+
+<p>
+C’était un jeune homme d’un visage
+franc et ouvert.
+</p>
+
+<p>
+—Votre Majesté, dit-il avec un léger
+accent allemand, peut voir que je n’oublie
+que ma famille, et non la sienne.
+</p>
+
+<p>
+Et il montra sa main gauche, où il
+manquait deux doigts qui venaient
+d’être coupés.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai encore une autre main, dit-il en
+saluant et se retirant avec Guitaut.
+</p>
+
+<p>
+La Reine émue se leva aussitôt, et,
+malgré les prières de la princesse de
+Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague
+et les cris de M<sup>me</sup> de Chevreuse,
+voulut se mettre à la fenêtre et l’entrouvrit,
+appuyée sur l’épaule de la duchesse
+de Mantoue.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’entends-je? dit-elle; en effet,
+<span class='pagenum'><a id='Page_42' name='Page_42'>[42]</a></span>
+on crie: «Vive le Roi!... Vive la Reine!»
+</p>
+
+<p>
+Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla
+de cris en ce moment, et l’on entendit:
+«A bas le Cardinal! Vive M. le
+Grand!»
+</p>
+
+<p>
+Marie tressaillit.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’avez-vous! lui dit la Reine en
+l’observant.
+</p>
+
+<p>
+Mais, comme elle ne répondait pas et
+tremblait de tout son corps, cette bonne
+et douce princesse ne parut pas s’en
+apercevoir, et prêtant la plus grande
+attention aux cris du peuple et à ses
+mouvements, elle exagéra même une inquiétude
+qu’elle n’avait plus depuis le
+premier nom arrivé à son oreille. Une
+heure après, lorsqu’on vint lui dire que
+la foule n’attendait qu’un geste de sa
+main pour se retirer, elle le donna gracieusement
+et avec un air de satisfaction;
+mais cette joie était loin d’être
+complète, car le fond de son cœur était
+troublé par bien des choses et surtout
+par le pressentiment de la régence.
+Plus elle se penchait hors de la fenêtre
+pour se montrer, plus elle voyait les
+<span class='pagenum'><a id='Page_43' name='Page_43'>[43]</a></span>
+scènes révoltantes que le jour naissant
+n’éclairait que trop: l’effroi rentrait
+dans son cœur à mesure qu’il lui devenait
+plus nécessaire de paraître calme
+et confiante, et son âme s’attristait de
+l’enjouement de ses paroles et de son
+visage. Exposée à tous ces regards,
+elle se sentait femme, et frémissait en
+voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être
+bientôt à gouverner, et qui savait
+déjà demander la mort de quelqu’un et
+appeler ses Reines.
+</p>
+
+<p>
+Elle salua donc.
+</p>
+
+<p>
+Cent cinquante ans après, ce salut a
+été répété par une autre princesse,
+comme elle née du sang d’Autriche, et
+Reine de France. La monarchie, sans
+base, telle que Richelieu l’avait faite,
+naquit et mourut entre ces deux comparutions.
+</p>
+
+<p>
+Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres
+et se hâta de congédier sa suite
+timide. Les épais rideaux retombèrent
+sur les vitres bariolées, et la chambre
+ne fut plus éclairée par un jour qui lui
+était odieux; de gros flambeaux de cire
+<span class='pagenum'><a id='Page_44' name='Page_44'>[44]</a></span>
+blanche brûlaient dans les candélabres
+en forme de bras d’or qui sortaient des
+tapisseries encadrées et fleurdelisées
+dont le mur était garni. Elle voulut
+rester seule avec Marie de Mantoue, et,
+rentrée avec elle dans l’enceinte que
+formait la balustrade royale, elle tomba
+assise sur son lit, fatiguée de son courage
+et de ses sourires, et se mit à
+fondre en larmes, le front appuyé contre
+son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied
+de velours, tenait l’une de ses
+mains dans les siennes, et sans oser
+parler la première, y appuyait sa tête
+en tremblant; car, jusque-là jamais on
+n’avait vu une larme dans les yeux de
+la Reine.
+</p>
+
+<p>
+Elles restèrent ainsi pendant quelques
+minutes. Après quoi la princesse, se soulevant
+péniblement, lui parla ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi
+pleurer; cela fait tant de bien quand
+on règne! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui
+qu’il me donne la force de ne
+pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout,
+et qui perdra la famille royale de
+<span class='pagenum'><a id='Page_45' name='Page_45'>[45]</a></span>
+France et la monarchie par son ambition
+démesurée; je le reconnais encore dans
+ce qui vient de se passer, je le vois dans
+ces tumultueuses révoltes.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! madame, n’est-il pas à
+Narbonne? car c’est le Cardinal dont vous
+parlez, sans doute? et n’avez-vous pas
+entendu que ces cris étaient pour vous
+et contre lui?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon amie, il est à trois cents
+lieues de nous, mais son génie fatal veille
+à cette porte. Si ces cris ont été jetés,
+c’est qu’il les a permis; si ces hommes
+se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas
+atteint l’heure qu’il a marquée pour les
+perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai
+payé cher la science de cette âme perverse;
+il m’en a coûté toute la puissance
+de mon rang, les plaisirs de mon âge,
+les affections de ma famille, et jusqu’au
+cœur de mon mari; il m’a isolée du monde
+entier; il m’enferme à présent dans une
+barrière d’honneurs et de respects; et
+naguère il a osé, au scandale de la France
+entière, me mettre en accusation moi-même;
+on a visité mes papiers, on m’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_46' name='Page_46'>[46]</a></span>
+interrogée; on m’a fait signer que j’étais
+coupable et demander pardon au Roi
+d’une faute que j’ignorais; enfin, j’ai dû
+au dévouement et à la prison, peut-être
+éternelle, d’un fidèle domestique<a name='FA_4' id='FA_4' href='#FN_4' class='fnanchor'>[4]</a>, la
+conservation de cette cassette que tu m’as
+sauvée. Je vois dans tes regards que tu
+me crois trop effrayée; mais ne t’y trompe
+pas, comme toute la cour le fait à présent,
+ma chère fille; sois sûre que cet
+homme est partout, et qu’il sait jusqu’à
+nos pensées.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! madame, saurait-il tout ce
+qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et
+le nom de ceux qui les envoient!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, sans doute, il le sait d’avance
+ou le prévoit; il le permet, il l’autorise,
+pour me compromettre aux yeux du Roi
+et le tenir séparé de moi; il veut achever
+de m’humilier.
+</p>
+
+<p>
+—Mais cependant le Roi ne l’aime plus
+depuis deux ans; c’est un autre qu’il
+aime.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_47' name='Page_47'>[47]</a></span>
+La Reine sourit; elle contempla quelques
+instants en silence les traits naïfs
+et purs de la belle Marie, et son regard
+plein de candeur qui se levait sur elle
+languissamment; elle écarta les boucles
+noires qui voilaient ce beau front, et parut
+reposer ses yeux et son âme en voyant
+cette innocence ravissante exprimée sur
+un visage si beau; elle baisa sa joue et
+reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange,
+une triste vérité: c’est que le Roi n’aime
+personne, et que ceux qui paraissent le
+plus en faveur sont les plus près d’être
+abandonnés par lui et jetés à celui qui
+engloutit et dévore tout.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon Dieu! que me dites-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Sais-tu combien il en a perdu? poursuivit
+la Reine d’une voix plus basse et
+regardant ses yeux comme pour y lire
+toute sa pensée et y faire entrer la sienne;
+sais-tu la fin de ses favoris? T’a-t-on
+conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon,
+le couvent de M<sup>lle</sup> de La Fayette,
+la honte de M<sup>me</sup> de Hautefort, la mort de
+M. de Chalais, un enfant, le plus jeune
+<span class='pagenum'><a id='Page_48' name='Page_48'>[48]</a></span>
+et le premier de tous ceux qui furent
+suppliciés, proscrits ou empoisonnés,
+tous ont disparu sous un souffle, par un
+seul ordre de Richelieu à son maître, et,
+sans cette faveur que tu prends pour de
+l’amitié, leur vie eût été paisible; mais
+cette faveur est mortelle, c’est un poison.
+Tiens, vois cette tapisserie qui représente
+Sémêlé; les favoris de Louis XIII ressemblent
+à cette femme; son attachement
+dévore comme ce feu qui l’éblouit
+et la brûle.
+</p>
+
+<p>
+Mais la jeune duchesse n’était plus en
+état d’entendre la Reine; elle continuait
+à fixer sur elle de grands yeux noirs,
+qu’un voile de larmes obscurcissaient;
+ses mains tremblaient dans celles d’Anne
+d’Autriche, et une agitation convulsive
+faisait frémir ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis bien cruelle, n’est-ce pas,
+Marie? poursuivit la Reine avec une voix
+d’une douceur extrême et en la caressant
+comme un enfant dont on veut tirer
+un aveu; oh! oui, sans doute, je suis
+bien méchante, notre cœur est bien gros;
+vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons,
+<span class='pagenum'><a id='Page_49' name='Page_49'>[49]</a></span>
+parlez-moi; où en êtes-vous avec
+M. de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+A ce mot, la douleur se fit un passage,
+et, toujours à genoux aux pieds de la
+Reine, Marie versa à son tour sur le sein
+de cette bonne princesse un déluge de
+pleurs avec des sanglots enfantins et des
+mouvements si violents dans sa tête et
+ses belles épaules, qu’il semblait que son
+cœur dût se briser. La Reine attendit
+longtemps la fin de ce premier mouvement
+en la berçant dans ses bras comme
+pour apaiser sa douleur, et répétant souvent:—Ma
+fille, allons, ma fille, ne
+t’afflige pas ainsi!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, s’écria-t-elle, je suis
+bien coupable envers vous; mais je n’ai
+pas compté sur ce cœur-là! J’ai eu bien
+tort, j’en serai peut-être bien punie!
+Mais, hélas! comment aurais-je osé vous
+parler, madame? Ce n’était pas d’ouvrir
+mon âme qui m’était difficile; c’était de
+vous avouer que j’avais besoin d’y faire
+lire.
+</p>
+
+<p>
+La Reine réfléchit un moment, comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_50' name='Page_50'>[50]</a></span>
+pour rentrer en elle-même, en mettant
+son doigt sur ses lèvres.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison, reprit-elle ensuite,
+vous avez bien raison, Marie, c’est toujours
+le premier mot qu’il est difficile de
+nous dire, et cela nous perd souvent:
+mais il le faut, et, sans cette étiquette,
+on serait bien près de manquer de dignité.
+Ah! qu’il est difficile de régner!
+Aujourd’hui, voilà que je veux descendre
+dans votre cœur, et j’arrive trop tard pour
+vous faire du bien.
+</p>
+
+<p>
+Marie de Mantoue baissa la tête sans
+répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Faut-il vous encourager à parler?
+reprit la Reine; faut-il vous rappeler que
+je vous ai presque adoptée comme ma
+fille aînée; qu’après avoir cherché à vous
+faire épouser le frère du Roi je vous préparais
+le trône de Pologne? faut-il plus,
+Marie? Oui, il faut plus; je le ferai pour
+toi: si ensuite tu ne me fais pas connaître
+tout ton cœur, je t’ai mal jugée.
+Ouvre de ta main cette cassette d’or: voici
+la clef; ouvre-la hardiment, ne tremble
+pas comme moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_51' name='Page_51'>[51]</a></span>
+La duchesse de Mantoue obéit en hésitant,
+et vit dans ce petit coffre ciselé
+un couteau d’une forme grossière dont
+la poignée était de fer et la lame très
+rouillée; il était posé sur quelques lettres
+ployées avec soin sur lesquelles était le
+nom de Buckingham. Elle voulut les soulever,
+Anne d’Autriche l’arrêta.
+</p>
+
+<p>
+—Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle;
+c’est là tout le trésor de la Reine...
+C’en est un, car c’est le sang d’un homme
+qui ne vit plus, mais qui a vécu pour
+moi: il était le plus beau, le plus brave,
+le plus illustre des grands de l’Europe;
+il se couvrit des diamants de la couronne
+d’Angleterre pour me plaire; il fit
+naître une guerre sanglante et arma des
+flottes, qu’il commanda lui-même, pour
+le bonheur de combattre une fois celui
+qui était mon mari; il traversa les mers
+pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais
+marché, et courut le risque de la mort
+pour baiser et tremper de larmes les
+pieds de ce lit, en présence de deux
+femmes de ma cour. Dirai-je plus? oui,
+je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime
+<span class='pagenum'><a id='Page_52' name='Page_52'>[52]</a></span>
+encore dans le passé plus qu’on ne peut
+aimer d’amour. Eh bien! il ne l’a jamais
+su, jamais deviné: ce visage, ces yeux,
+ont été de marbre pour lui, tandis que
+mon cœur brûlait et se brisait de douleur;
+mais j’étais Reine de France...
+</p>
+
+<p>
+Ici Anne d’Autriche serra fortement le
+bras de Marie.
+</p>
+
+<p>
+—Ose te plaindre à présent, continua-t-elle,
+si tu n’as pas pu me parler d’amour;
+et ose te taire quand je viens de
+te dire de telles choses!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, madame, j’oserai vous
+confier ma douleur, puisque vous êtes
+pour moi...
+</p>
+
+<p>
+—Une amie, une femme, interrompit
+la Reine; j’ai été femme par mon effroi,
+qui t’a fait savoir un secret inconnu au
+monde entier; j’ai été femme, tu le vois,
+par un amour qui survit à l’homme que
+j’aimais... Parle, parle-moi, il est temps...
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est plus temps, au contraire,
+reprit Marie avec un sourire forcé; M. de
+Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour
+toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Pour toujours! s’écria la Reine; y
+<span class='pagenum'><a id='Page_53' name='Page_53'>[53]</a></span>
+pensez-vous? et votre rang, votre nom,
+votre avenir, tout est-il perdu? Réserveriez-vous
+ce désespoir à votre frère le
+duc de Rethel et à tous les Gonzague?
+</p>
+
+<p>
+—Depuis plus de quatre ans j’y pense
+et j’y suis résolue; et depuis dix jours
+nous sommes fiancés...
+</p>
+
+<p>
+—Fiancés! s’écria la Reine en frappant
+ses mains; on vous a trompée, Marie.
+Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi? C’est
+une intrigue que je veux savoir; je suis
+sûre qu’on vous a entraînée et trompée.
+</p>
+
+<p>
+Marie se recueillit un moment et dit:
+</p>
+
+<p>
+—Rien ne fut plus simple, madame,
+que notre attachement. J’habitais, vous
+le savez, le vieux château de Chaumont,
+chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de
+Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour
+pleurer mon père, et bientôt il arriva
+qu’il eut lui-même à regretter le sien.
+Dans cette nombreuse famille affligée, je
+ne vis que sa douleur qui fut aussi profonde
+que la mienne: tout ce qu’il disait
+je l’avais déjà pensé, et lorsque nous
+vînmes à nous parler de nos peines,
+nous les trouvâmes toutes semblables.
+<span class='pagenum'><a id='Page_54' name='Page_54'>[54]</a></span>
+Comme j’avais été la première malheureuse,
+je me connaissais mieux en
+tristesse, et j’essayais de le consoler en
+lui disant ce que j’avais souffert, de sorte
+qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut
+le commencement de notre amour, qui,
+vous le voyez, naquit presque entre deux
+tombeaux.
+</p>
+
+<p>
+—Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une
+fin heureuse! dit la Reine.
+</p>
+
+<p>
+—Je l’espère, madame, puisque vous
+priez pour moi, poursuivit Marie; d’ailleurs,
+tout me sourit à présent; mais
+alors j’étais bien malheureuse! La nouvelle
+arriva un jour au château que le
+Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à
+l’armée; il me sembla que l’on m’enlevait
+encore une fois l’un des miens,
+et pourtant nous étions étrangers. Mais
+M. de Bassompierre ne cessait de parler
+de batailles et de mort; je me retirais
+chaque soir toute troublée, et je pleurais
+dans la nuit. Je crus d’abord que mes
+larmes coulaient encore pour le passé;
+mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir,
+et je sentis bien que ce ne pouvait
+<span class='pagenum'><a id='Page_55' name='Page_55'>[55]</a></span>
+plus être les mêmes pleurs, puisque je
+désirais les cacher.
+</p>
+
+<p>
+Quelque temps se passa dans l’attente
+de ce départ; je le voyais tous les jours,
+et je le plaignais de partir, parce qu’il
+me disait à chaque instant qu’il aurait
+voulu vivre éternellement, comme dans
+ce temps-là, dans son pays et avec nous.
+Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour
+de son départ, parce qu’il ne savait pas
+s’il était... je n’ose dire à Votre Majesté...
+</p>
+
+<p>
+Marie, rougissant, baissait des yeux
+humides en souriant...
+</p>
+
+<p>
+—Allons, dit la Reine, s’il était aimé,
+n’est-ce pas?
+</p>
+
+<p>
+—Et le soir, madame, il partit ambitieux.
+</p>
+
+<p>
+—On s’en est aperçu, en effet. Mais
+enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée
+d’un peu d’inquiétude; mais il est
+revenu depuis deux ans et vous l’avez
+vu?
+</p>
+
+<p>
+—Rarement, madame, dit la jeune
+duchesse avec un peu de fierté, et toujours
+dans une église et en présence d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_56' name='Page_56'>[56]</a></span>
+prêtre, devant qui j’ai promis de n’être
+qu’à M. de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce bien là un mariage? a-t-on
+bien osé le faire? je m’en informerai.
+Mais, bon Dieu! que de fautes, que de
+fautes, mon enfant, dans le peu de mots
+que j’entends! Laissez-moi y rêver.
+</p>
+
+<p>
+Et, se parlant tout haut à elle-même,
+la Reine poursuivit, les yeux et la tête
+baissés, dans l’attitude de la réflexion:
+</p>
+
+<p>
+—Les reproches sont inutiles et cruels
+si le mal est fait: le passé n’est plus à
+nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars
+est bien par lui-même, brave, spirituel,
+profond même dans ses idées; je
+l’ai observé, il a fait en deux ans bien
+du chemin, et je vois que c’était pour
+Marie... Il se conduit bien; il est digne,
+oui, il est digne d’elle à mes yeux; mais,
+à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il
+s’élève davantage encore: la princesse
+de Mantoue ne peut pas avoir épousé
+moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le
+fût. Pour moi, je n’y peux rien; je ne
+suis point la Reine, je suis la femme
+négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal,
+<span class='pagenum'><a id='Page_57' name='Page_57'>[57]</a></span>
+l’éternel Cardinal... et il est son ennemi,
+et peut-être cette émeute...
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! c’est le commencement de
+la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout
+à l’heure.
+</p>
+
+<p>
+—Il est donc perdu! s’écria la Reine en
+embrassant Marie. Pardon, mon enfant,
+je te déchire le cœur; mais nous devons
+tout voir et tout dire aujourd’hui; oui,
+il est perdu s’il ne renverse lui-même ce
+méchant homme, car le Roi n’y renoncera
+pas; la force seule...
+</p>
+
+<p>
+—Il le renversera, madame; il le fera
+si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité
+de la France; oh! je vous en conjure!
+protégez l’ange contre le démon;
+c’est votre cause, celle de votre royale
+famille, celle de toute votre nation...
+</p>
+
+<p>
+La Reine sourit.
+</p>
+
+<p>
+—C’est ta cause surtout, ma fille,
+n’est-il pas vrai? et c’est comme telle
+que je l’embrasserai de tout mon pouvoir;
+il n’est pas grand, je te l’ai dit;
+mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier:
+pourvu cependant que cet <i>ange</i>
+ne descende pas jusqu’à des péchés mortels,
+<span class='pagenum'><a id='Page_58' name='Page_58'>[58]</a></span>
+ajouta-t-elle avec un regard plein
+de finesse; j’ai entendu prononcer son
+nom cette nuit par des voix bien indignes
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, je jurerais qu’il n’en
+savait rien!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon enfant, ne parlons pas
+d’affaires d’Etat, tu n’es pas bien savante
+encore; laisse-moi dormir un peu, si je
+le puis, avant l’heure de ma toilette;
+j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi
+peut-être.
+</p>
+
+<p>
+En disant ces mots, l’aimable Reine
+pencha sa tête sur son oreiller qui couvrait
+la cassette, et bientôt Marie la vit
+s’endormir à force de fatigue. Elle se
+leva alors, et, s’asseyant sur un grand
+fauteuil de tapisserie à bras et de forme
+carrée, joignit les mains sur ses genoux
+et se mit à rêver à sa situation douloureuse:
+consolée par l’aspect de sa douce
+protectrice, elle reportait souvent ses
+yeux sur elle pour surveiller son sommeil,
+et lui envoyait, en secret, toutes
+les bénédictions que l’amour prodigue
+toujours à ceux qui le protègent; baisant
+<span class='pagenum'><a id='Page_59' name='Page_59'>[59]</a></span>
+quelquefois les boucles de ses cheveux
+blonds, comme si, par ce baiser,
+elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes
+les pensées favorables à sa pensée continuelle.
+</p>
+
+<p>
+Le sommeil de la Reine se prolongeait,
+et Marie pensait et pleurait.
+Cependant elle se souvint qu’à dix heures
+elle devait paraître à la toilette royale
+devant toute la cour; elle voulut cesser
+de réfléchir pour arrêter ses larmes, et
+prit un gros volume in-folio placé sur
+une table marquetée d’émail et de médaillons:
+c’était l’<cite>Astrée</cite>, de M. <i>d’Urfé</i>,
+ouvrage <i>de belle galanterie</i>, adoré des
+belles prudes de la cour. L’esprit naïf,
+mais juste, de Marie ne put entrer dans
+ces amours pastorales; elle était trop
+simple pour comprendre les bergers du
+Lignon, trop spirituelle pour se plaire à
+leurs discours, et trop passionnée pour
+sentir leur tendresse. Cependant la
+grande vogue de ce roman lui en imposait
+tellement qu’elle voulut se forcer à
+y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement
+chaque fois qu’elle éprouvait
+<span class='pagenum'><a id='Page_60' name='Page_60'>[60]</a></span>
+l’ennui qu’exhalaient les pages de son
+livre, elle le parcourut avec impatience
+pour trouver ce qui devait lui plaire et
+la transporter: une gravure l’arrêta; elle
+représentait la bergère Astrée avec des
+talons hauts, un corset et un immense
+vertugadin, s’élevant sur la pointe du
+pied pour regarder passer dans le fleuve
+le tendre Céladon, qui se noyait du
+désespoir d’avoir été reçu un peu froidement
+dans la matinée. Sans se rendre
+compte des motifs de son dégoût et des
+faussetés accumulées de ce tableau, elle
+chercha, en faisant rouler les pages sous
+son pouce, un mot qui fixât son attention;
+elle vit celui de <i>druide</i>.—Ah! voilà
+un grand caractère, se dit-elle; je vais
+voir sans doute un de ces mystérieux
+sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on
+dit, conserve encore les pierres levées;
+mais je le verrai sacrifiant des hommes:
+ce sera un spectacle d’horreur; cependant
+lisons.
+</p>
+
+<p>
+En se disant cela, Marie lut avec répugnance,
+en fronçant le sourcil et presque
+en tremblant ce qui suit:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_61' name='Page_61'>[61]</a></span>
+«<a name='FA_5' id='FA_5' href='#FN_5' class='fnanchor'>[5]</a>Le druide Adamas appela délicatement
+les bergers Pimandre, Ligdamon et
+Clidamant, arrivés tout nouvellement de
+Calais: Cette aventure ne peut finir, leur
+dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit,
+lorsqu’il aime, se transforme en l’objet
+aimé; c’est pour figurer ceci que mes
+enchantements agréables vous font voir,
+dans cette fontaine, la nymphe Sylvie,
+que vous aimez tous trois. Le grand
+prêtre Amazis va venir de Montbrison,
+et vous expliquera la délicatesse de
+cette idée. Allez donc, gentils bergers;
+si vos désirs sont bien réglés, ils ne
+vous causeront point de tourments;
+et, s’ils ne le sont pas, vous en serez
+punis par des évanouissements semblables
+à ceux de Céladon et de la bergère
+Galatée, que le volage Hercule abandonna
+dans les montagnes d’Auvergne
+et qui donna son nom au tendre pays
+des Gaules; ou bien encore vous serez
+lapidés par les bergères du Lignon,
+comme le fut le farouche Amidor. La
+<span class='pagenum'><a id='Page_62' name='Page_62'>[62]</a></span>
+grande nymphe de cet antre a fait un
+enchantement...»
+</p>
+
+<p>
+L’enchantement de la <i>grande nymphe</i>
+fut complet sur la princesse, qui eut à
+peine assez de force pour chercher d’une
+main défaillante, vers la fin du livre,
+que le druide Adamas était une <i>ingénieuse
+allégorie</i>, figurant le lieutenant
+général de <i>Montbrison, de la famille des
+Papon</i>; ses yeux fatigués se fermèrent,
+et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au
+coussin de velours où s’appuyaient
+ses pieds, et où reposèrent mollement
+la belle Astrée et le galant Céladon,
+moins immobiles que Marie de Mantoue,
+vaincue par eux et profondément
+endormie.
+</p>
+
+<h2 id="chap_16">
+CHAPITRE XVI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA CONFUSION
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Il faut, en France, beaucoup de fermeté et
+une grande étendue d’esprit pour se passer
+des charges et des emplois, et consentir ainsi
+à demeurer chez soi à ne rien faire. Personne,
+presque, n’a assez de mérite pour
+jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds
+pour remplir le rôle du temps, sans ce que
+le vulgaire appelle les <i>affaires</i>.
+</p>
+
+<p class="sep25 bot25">
+Il ne manque cependant à l’oisiveté du sage
+qu’un meilleur nom, et que méditer, parler,
+lire et être tranquille, s’appelât travailler.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Bruyère.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Pendant cette même matinée dont
+nous avons vu les effets divers chez
+Gaston d’Orléans et chez la Reine, le
+calme et le silence de l’étude régnaient
+dans un cabinet modeste d’une grande
+maison voisine du Palais de Justice.
+Une lampe de cuivre d’une forme gothique
+y luttait avec le jour naissant, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_64' name='Page_64'>[64]</a></span>
+jetait sa lumière rougeâtre sur un amas
+de papiers et de livres qui couvraient
+une grande table; elle éclairait le buste
+de L’Hospital, celui de Montaigne, du
+président de Thou l’historien, et du roi
+Louis XIII; une cheminée assez haute
+pour qu’un homme pût y entrer et même
+s’y asseoir, était remplie par un grand
+feu brûlant sur d’énormes chenets de
+fer. Sur l’un de ces chenets était appuyé
+le pied du studieux de Thou, qui, déjà
+levé, examinait avec attention les œuvres
+nouvelles de Descartes et de Grotius; il
+écrivait, sur son genou, ses notes sur
+ces livres de philosophie et de politique
+qui faisaient alors le sujet de toutes les
+conversations; mais en ce moment les
+<cite>Méditations métaphysiques</cite> absorbaient
+toute son attention; le philosophe de
+la Touraine enchantait le jeune conseiller.
+Souvent, dans son enthousiasme, il
+frappait sur le livre en jetant des cris
+d’admiration; quelquefois il prenait une
+sphère placée près de lui, et, la tournant
+longtemps sous ses doigts, s’enfonçait
+dans les plus profondes rêveries de
+<span class='pagenum'><a id='Page_65' name='Page_65'>[65]</a></span>
+la science; puis, conduit par leur profondeur
+à une élévation plus grande, se
+jetait à genoux tout à coup devant le
+crucifix placé sur la cheminée, parce
+qu’aux bornes de l’esprit humain il avait
+rencontré Dieu. En d’autres instants, il
+s’enfonçait dans les bras de son grand
+fauteuil de manière à être presque assis
+sur le dos, et, mettant ses deux mains
+sur ses yeux, suivait dans sa tête la trace
+des raisonnements de René Descartes,
+depuis cette idée de la première méditation:
+</p>
+
+<p>
+«Supposons que nous sommes endormis,
+et que toutes ces particularités,
+savoir: que nous ouvrons les yeux,
+remuons la tête, étendons les bras, ne
+sont que de fausses illusions...»
+</p>
+
+<p>
+Jusqu’à cette sublime conclusion de
+la troisième:
+</p>
+
+<p>
+«Il ne reste à dire qu’une chose: c’est
+que, semblable à l’idée de moi-même,
+celle de Dieu est née et produite avec
+moi dès lors que j’ai été créé. Et,
+certes, on ne doit pas trouver étrange
+que Dieu, en me créant, ait mis en moi
+<span class='pagenum'><a id='Page_66' name='Page_66'>[66]</a></span>
+cette idée pour être comme la marque
+de l’ouvrier empreinte sur son ouvrage.»
+</p>
+
+<p>
+Ces pensées occupaient entièrement
+l’âme du jeune conseiller, lorsqu’un
+grand bruit se fit entendre sous ses
+fenêtres; il crut que le feu d’une maison
+excitait ces cris prolongés, et se hâta de
+regarder vers l’aile du bâtiment occupée
+par sa mère et ses sœurs; mais tout y
+paraissait dormir, et les cheminées ne
+laissaient même échapper aucune fumée
+qui attestât le réveil des habitants: il
+en bénit le ciel; et, courant à une autre
+fenêtre, il vit le peuple dont nous connaissons
+les exploits se presser vers les
+rues étroites qui mènent au quai. Après
+avoir examiné cette cohue de femmes et
+d’enfants, l’enseigne ridicule qui les
+guidait, et les grossiers travestissements
+des hommes: «C’est quelque fête populaire
+ou quelque comédie de carnaval»,
+se dit-il; et s’étant placé de nouveau au
+coin de son feu, il prit un grand almanach
+sur la table et se mit à chercher avec
+beaucoup de soin quel saint on fêtait ce
+jour-là. Il regarda la colonne du mois
+<span class='pagenum'><a id='Page_67' name='Page_67'>[67]</a></span>
+de décembre, et, trouvant au quatrième
+jour de ce mois le nom de <i>sainte Barbe</i>,
+il se rappela qu’il venait de voir passer
+des espèces de petits canons et caissons,
+et parfaitement satisfait de l’explication
+qu’il se donnait à lui-même, se hâta de
+chasser l’idée qui venait de le distraire,
+et se renfonça dans sa douce étude, se
+levant seulement quelquefois pour aller
+prendre un livre aux rayons de sa bibliothèque,
+et, après y avoir lu une phrase,
+une ligne ou seulement un mot, le jetait
+près de lui sur sa table ou sur le parquet,
+encombré ainsi de papiers qu’il se
+gardait bien de mettre à leur place, de
+crainte de rompre le fil de ses rêveries.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup on annonça, en ouvrant
+brusquement la porte, un nom qu’il
+avait distingué parmi tous ceux du barreau,
+et un homme que ses relations
+dans la magistrature lui avaient fait
+connaître particulièrement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! par quel hasard, à cinq heures
+du matin, vois-je entrer M. Fournier?
+s’écria-t-il; y a-t-il quelques malheureux
+à défendre, quelques familles à nourrir
+<span class='pagenum'><a id='Page_68' name='Page_68'>[68]</a></span>
+des fruits de son talent? a-t-il quelque
+erreur à détruire parmi nous, quelques
+vertus à réveiller dans nos cœurs? car
+ce sont là de ses œuvres accoutumées.
+Vous venez peut-être m’apprendre
+quelque nouvelle humiliation de notre
+parlement; hélas! les chambres secrètes
+de l’Arsenal sont plus puissantes que
+l’antique magistrature contemporaine de
+Clovis; le parlement s’est mis à genoux,
+tout est perdu, à moins qu’il ne se
+remplisse tout à coup d’hommes semblables
+à vous.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, je ne mérite pas vos
+éloges, dit l’avocat en entrant accompagné
+d’un homme âgé, enveloppé
+comme lui d’un grand manteau: je
+mérite au contraire tout votre blâme, et
+j’en suis presque au repentir, ainsi que
+M. le comte du Lude, que voici. Nous
+venons vous demander asile pour la
+journée.
+</p>
+
+<p>
+—Asile! et contre qui? dit de Thou
+en les faisant asseoir.
+</p>
+
+<p>
+—Contre le plus bas peuple de Paris
+qui nous veut pour chefs, et que nous
+<span class='pagenum'><a id='Page_69' name='Page_69'>[69]</a></span>
+fuyons; il est odieux: la vue, l’odeur,
+l’ouïe et le contact surtout sont par trop
+blessés, dit M. du Lude avec une gravité
+comique: c’est trop fort.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! vous dites donc que c’est
+trop fort? dit de Thou très étonné, mais
+ne voulant pas en faire semblant.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, reprit l’avocat; vraiment, entre
+nous, M. le Grand va trop loin.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il pousse trop vite les choses;
+il fera avorter nos projets, ajouta son
+compagnon.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! vous dites donc qu’il va
+trop loin? répondit, en se frottant le
+menton, de Thou toujours plus surpris.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait trois mois que son ami
+Cinq-Mars ne l’était venu voir, et lui,
+sans s’inquiéter beaucoup, le sachant à
+Saint-Germain, fort en faveur et ne
+quittant pas le Roi, était très reculé
+pour les nouvelles de la cour. Livré à
+ses graves études, il ne savait jamais
+les événements publics que lorsqu’on
+l’y obligeait à force de bruit; il n’était
+au courant de la vie qu’à la dernière
+extrémité, et donnait souvent un spectacle
+<span class='pagenum'><a id='Page_70' name='Page_70'>[70]</a></span>
+assez divertissant à ses amis intimes
+par ses étonnements naïfs, d’autant plus
+que, par un petit amour-propre mondain,
+il voulait avoir l’air de s’entendre aux
+choses publiques, et tentait de cacher la
+surprise qu’il éprouvait à chaque nouvelle.
+Cette fois il était encore dans ce
+cas, et à cet amour-propre se joignait
+celui de l’amitié; il ne voulait pas laisser
+croire que Cinq-Mars y eût manqué à
+son égard, et, pour l’honneur même de
+son ami, voulait paraître instruit de ses
+projets.
+</p>
+
+<p>
+—Vous savez bien où nous en sommes?
+continua l’avocat.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, sans doute; poursuivez.
+</p>
+
+<p>
+—Lié comme vous l’êtes avec lui,
+vous n’ignorez pas que tout s’organise
+depuis un an...
+</p>
+
+<p>
+—Certainement... tout s’organise...
+mais allez toujours...
+</p>
+
+<p>
+—Vous conviendrez avec nous, monsieur,
+que M. le Grand est dans son
+tort...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est selon; mais expliquez-vous,
+je verrai...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_71' name='Page_71'>[71]</a></span>
+—Eh bien, vous savez de quoi on
+était convenu à la dernière conférence
+dont il vous a rendu compte?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! c’est-à-dire... pardonnez-moi,
+je vois bien à peu près; mais remettez-moi
+sur la voie...
+</p>
+
+<p>
+—C’est inutile; vous n’avez pas
+oublié sans doute ce que lui-même nous
+recommanda chez Marion de Lorme?
+</p>
+
+<p>
+—De n’ajouter personne à notre liste,
+dit M. du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, oui, j’entends, dit de
+Thou, cela me semble raisonnable, fort
+raisonnable, en vérité.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, poursuivit Fournier, c’est
+lui-même qui a enfreint cette convention;
+car, ce matin, outre les drôles que
+ce furet de Gondi nous a amenés, on a
+vu je ne sais quel vagabond <i>capitan</i> qui,
+pendant la nuit, frappait à coups d’épée
+et de poignard des gentilshommes des
+deux partis en criant à tue-tête. «A moi,
+d’Aubijoux! tu m’as gagné trois mille
+ducats, voilà trois coups d’épée. A moi,
+La Chapelle! j’aurai dix gouttes de ton
+sang en échange de mes dix pistoles»;
+<span class='pagenum'><a id='Page_72' name='Page_72'>[72]</a></span>
+et je l’ai vu de mes yeux attaquer ces
+messieurs et plusieurs autres encore
+des deux partis, assez loyalement, il est
+vrai, car il ne les frappait qu’en face et
+bien en garde, mais avec beaucoup de
+bonheur et une impartialité révoltante.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, et j’allais lui en
+dire mon avis, reprit du Lude, quand
+je l’ai vu s’évader dans la foule comme
+un écureuil; et riant beaucoup avec
+quelques inconnus à figures basanées.
+Je ne doute pas cependant que M. de
+Cinq-Mars ne l’ait envoyé, car il donnait
+des ordres à cet Ambrosio, que vous
+devez connaître, ce prisonnier espagnol,
+ce vaurien qu’il a pris pour domestique.
+Ma foi, je suis dégoûté de cela, et je ne
+suis point fait pour être confondu avec
+cette canaille.
+</p>
+
+<p>
+—Ceci, monsieur, reprit Fournier, est
+fort différent de l’affaire de Loudun. Le
+peuple ne fit que se soulever, sans se
+révolter réellement: dans ce pays,
+c’était la partie saine et estimable de la
+population, indignée d’un assassinat, et
+non animée par le vin et l’argent. C’était
+<span class='pagenum'><a id='Page_73' name='Page_73'>[73]</a></span>
+un cri jeté contre un bourreau, cri dont
+on pouvait être l’organe honorablement,
+et non pas ces hurlements de l’hypocrisie
+factieuse et d’un amas de gens
+sans aveu, sortis de la boue de Paris et
+vomis par ses égouts. J’avoue que je
+suis très las de ce que je vois, et je suis
+venu aussi pour vous prier d’en parler
+à M. le Grand.
+</p>
+
+<p>
+De Thou était fort embarrassé pendant
+ces deux discours, et cherchait en
+vain à comprendre ce que Cinq-Mars
+pouvait avoir à démêler avec le peuple,
+qui lui avait semblé se réjouir: d’un
+autre côté, il persistait à ne pas vouloir
+faire l’aveu de son ignorance; elle était
+totale cependant, car, la dernière fois
+qu’il avait vu son ami, il ne parlait que
+des chevaux et des écuries du Roi, de
+la chasse au faucon et de l’importance
+du grand veneur dans les affaires de
+l’État, ce qui ne semblait pas annoncer
+de vastes projets où le peuple pût entrer.
+Enfin il se hasarda timidement à
+leur dire:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, je vous promets de
+<span class='pagenum'><a id='Page_74' name='Page_74'>[74]</a></span>
+faire votre commission; en attendant, je
+vous offre ma table et des lits pour le
+temps que vous voudrez. Mais pour
+vous dire mon avis dans cette occasion,
+cela m’est difficile. Ah çà, dites-moi un
+peu, on n’a donc pas fêté la Sainte-Barbe?
+</p>
+
+<p>
+—La Sainte-Barbe! dit Fournier.
+</p>
+
+<p>
+—La Sainte-Barbe! dit du Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, on a brûlé de la poudre;
+c’est ce que veut dire M. de Thou, reprit
+le premier en riant. Ah! c’est fort
+drôle! fort drôle! Oui, effectivement,
+je crois que c’est aujourd’hui la Sainte-Barbe.
+</p>
+
+<p>
+Cette fois de Thou fut confondu de
+leur étonnement et réduit au silence;
+pour eux, voyant qu’ils ne s’entendaient
+pas avec lui, ils prirent le parti de se
+taire de même.
+</p>
+
+<p>
+Ils se taisaient encore, lorsque la porte
+s’ouvrit à l’ancien gouverneur de Cinq-Mars,
+l’abbé Quillet, qui entra en boitant
+un peu. Il avait l’air soucieux, et n’avait
+rien conservé de son ancienne gaieté dans
+son air et ses propos; seulement son regard
+<span class='pagenum'><a id='Page_75' name='Page_75'>[75]</a></span>
+était vif et sa parole très brusque.
+</p>
+
+<p>
+—Pardon, pardon, mon cher de Thou,
+si je vous trouble si tôt dans vos occupations;
+c’est étonnant, n’est-ce pas, de la
+part d’un goutteux? Ah! c’est que le temps
+s’avance; il y a deux ans je ne boitais
+pas; j’étais, au contraire, fort ingambe
+lors de mon voyage en Italie; il est vrai
+que la peur donne des jambes.
+</p>
+
+<p>
+En disant cela, il se jeta au fond d’une
+croisée, et, faisant signe à de Thou d’y
+venir lui parler, il continua tout bas:
+</p>
+
+<p>
+—Que je vous dise, mon ami, à vous
+qui êtes dans leurs secrets; je les ai
+fiancés il y a quinze jours, comme ils
+vous l’ont raconté.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, vraiment! dit le pauvre de
+Thou, tombant de Charybde en Scylla
+dans un autre étonnement.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, faites donc le surpris! vous
+savez bien qui, continua l’abbé. Mais,
+ma foi, je crains d’avoir eu trop de complaisance
+pour eux, quoique ces deux
+enfants soient vraiment intéressants par
+leur amour. J’ai peur de lui plus que
+d’elle; je crois qu’il fait des sottises,
+<span class='pagenum'><a id='Page_76' name='Page_76'>[76]</a></span>
+d’après l’émeute de ce matin. Nous
+devrions nous consulter là-dessus.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, dit de Thou très gravement,
+je ne sais pas, d’honneur, ce que vous
+voulez dire. Qui donc fait des sottises?
+</p>
+
+<p>
+—Allons donc, mon cher! voulez-vous
+faire encore le mystérieux avec moi?
+C’est injurieux, dit le bonhomme, commençant
+à se fâcher.
+</p>
+
+<p>
+—Non, vraiment! Mais qui avez-vous
+fiancé?
+</p>
+
+<p>
+—Encore! fi donc, monsieur!
+</p>
+
+<p>
+—Mais quelle est donc cette émeute de
+ce matin?
+</p>
+
+<p>
+—Vous vous jouez de moi. Je sors,
+dit l’abbé en se levant.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous jure que je ne comprends
+rien à tout ce qu’on me dit aujourd’hui.
+Est-ce M. de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—A la bonne heure, monsieur, vous
+me traitez en Cardinaliste; eh bien, quittons-nous,
+dit l’abbé Quillet furieux.
+</p>
+
+<p>
+Et il reprit sa canne à béquille et sortit
+très vite, sans écouter de Thou, qui le
+poursuivit jusqu’à sa voiture en cherchant
+à l’apaiser, mais sans y réussir,
+<span class='pagenum'><a id='Page_77' name='Page_77'>[77]</a></span>
+parce qu’il n’osait nommer son ami sur
+l’escalier devant ses gens et ne pouvait
+s’expliquer. Il eut le déplaisir de voir
+s’en aller son vieux abbé encore tout en
+colère, et lui cria:—A demain! pendant
+que le cocher partait, et sans qu’il y répondît.
+</p>
+
+<p>
+Il lui fut utile, cependant, d’être descendu
+jusqu’au bas des degrés de sa
+maison, car il vit des groupes hideux de
+gens du peuple qui revenaient du Louvre,
+et fut à même alors de juger de l’importance
+de leur mouvement dans la
+matinée; il entendit des voix grossières
+crier comme en triomphe:
+</p>
+
+<p>
+—Elle a paru tout de même, la petite
+Reine!—Vive le bon duc de Bouillon,
+qui nous arrive! Il a cent mille hommes
+avec lui, qui viennent en radeau sur la
+Seine. Le vieux Cardinal de La Rochelle
+est mort.—Vive le Roi! vive M. le
+Grand!
+</p>
+
+<p>
+Les cris redoublèrent à l’arrivée d’une
+voiture à quatre chevaux dont les gens
+portaient la livrée du Roi, et qui s’arrêta
+devant la porte du conseiller. Il reconnut
+<span class='pagenum'><a id='Page_78' name='Page_78'>[78]</a></span>
+l’équipage de Cinq-Mars, à qui Ambrosio
+descendit ouvrir les grands rideaux,
+comme les avaient les carrosses de cette
+époque. Le peuple s’était jeté entre le
+marchepied et les premiers degrés de la
+porte, de sorte qu’il lui fallut de véritables
+efforts pour descendre et se débarrasser
+des femmes de la Halle, qui
+voulaient l’embrasser en criant:
+</p>
+
+<p>
+—Te voilà donc, mon cœur, mon petit
+ami! Tu arrives donc, mon mignon!
+Voyez comme il est joli, c’t amour avec
+sa grande collerette! Ça ne vaut-il pas
+mieux que c’t autre avec sa moustache
+blanche? Viens, mon fils, apporte-nous
+du bon vin comme ce matin.
+</p>
+
+<p>
+Henri d’Effiat serra en rougissant la
+main de son ami, qui se hâta de faire
+fermer ses portes.
+</p>
+
+<p>
+—Cette faveur populaire est un calice
+qu’il faut boire, dit-il en entrant...
+</p>
+
+<p>
+—Il me semble, répondit gravement
+de Thou, que vous le buvez jusqu’à la
+lie.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous expliquerai ce bruit, répondit
+Cinq-Mars un peu embarrassé. A
+<span class='pagenum'><a id='Page_79' name='Page_79'>[79]</a></span>
+présent, si vous m’aimez, habillez-vous
+pour m’accompagner à la toilette de la
+Reine.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai promis bien de l’aveuglement,
+dit le conseiller; cependant il ne
+peut se prolonger plus longtemps, en
+bonne foi...
+</p>
+
+<p>
+—Encore une fois, je vous parlerai
+longuement en revenant de chez la Reine.
+Mais dépêchez-vous, il est dix heures
+bientôt.
+</p>
+
+<p>
+—J’y vais avec vous, dit de Thou en
+le faisant entrer dans son cabinet, où se
+trouvaient le comte du Lude et Fournier.
+</p>
+
+<p>
+Et il passa lui-même dans un autre
+appartement.
+</p>
+
+<h2 id="chap_17">
+CHAPITRE XVII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA TOILETTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Nous allons chercher, comme dans
+les abîmes, les anciennes prérogatives
+de cette Noblesse qui, depuis onze
+siècles, est couverte de poussière, de
+sang et de sueur.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Montesquieu.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+La voiture du Grand-Écuyer roulait
+rapidement vers le Louvre, lorsque, fermant
+les rideaux dont elle était garnie,
+il prit la main de son ami, et lui dit avec
+émotion:
+</p>
+
+<p>
+—Cher de Thou, j’ai gardé de grands
+secrets sur mon cœur, et croyez qu’ils
+y ont été bien pesants; mais deux
+craintes m’ont forcé au silence: celle de
+vos dangers, et, le dirai-je, celle de vos
+conseils.
+</p>
+
+<p>
+—Vous savez cependant bien, dit de
+<span class='pagenum'><a id='Page_81' name='Page_81'>[81]</a></span>
+Thou, que je méprise les premiers, et
+je pensais que vous ne méprisiez pas les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Non; mais je les redoutais, je les
+crains encore; je ne veux point être
+arrêté. Ne parlez pas, mon ami, pas un
+mot, je vous en conjure, avant d’avoir
+entendu et vu ce qui va se passer. Je
+vous ramène chez vous en sortant du
+Louvre; là, je vous écoute, et je pars
+pour continuer mon ouvrage, car rien ne
+m’ébranlera, je vous en avertis; je l’ai
+dit à ces messieurs chez vous tout à
+l’heure.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars n’avait rien dans son accent
+de la rudesse que supposeraient ces
+paroles: sa voix était caressante, son
+regard doux, amical et affectueux, son
+air tranquille et déterminé dès longtemps;
+rien n’annonçait le moindre
+effort sur soi-même. De Thou le remarqua
+et en gémit.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! dit-il en descendant de sa
+voiture avec lui.
+</p>
+
+<p>
+Et il le suivit, en soupirant, dans le
+grand escalier du Louvre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_82' name='Page_82'>[82]</a></span>
+Lorsqu’ils entrèrent chez la Reine,
+annoncés par des huissiers vêtus de
+noir et portant une verge d’ébène, elle
+était assise à sa toilette. C’était une
+sorte de table d’un bois noir, plaquée
+d’écaille, de nacre et de cuivre incrustés,
+et formant une infinité de dessins d’assez
+mauvais goût, mais qui donnaient à
+tous les meubles un air de grandeur
+qu’on y admire encore; un miroir arrondi
+par le haut, et que les femmes du
+monde trouveraient aujourd’hui petit et
+mesquin, était seulement posé au milieu
+de la table; des bijoux et des colliers
+épars la couvraient. Anne d’Autriche,
+assise devant et placée sur un grand
+fauteuil de velours cramoisi à longues
+franges d’or, restait immobile et grave
+comme sur un trône, tandis que dona
+Stephania et M<sup>me</sup> de Motteville donnaient
+de chaque côté quelques coups de peigne
+fort légers, comme pour achever la coiffure
+de la Reine, qui était cependant en
+fort bon état, et déjà entremêlée de
+perles tressées avec ses cheveux blonds.
+Sa longue chevelure avait des reflets
+<span class='pagenum'><a id='Page_83' name='Page_83'>[83]</a></span>
+d’une beauté singulière, qui annonçaient
+qu’elle devait avoir au toucher la finesse
+et la douceur de la soie. Le jour tombait
+sans voile sur son front; il ne devait
+point redouter cet éclat, et en jetait
+un presque égal par sa surprenante
+blancheur, qu’elle se plaisait à faire
+briller ainsi; ses yeux bleus mêlés de
+vert étaient grands et réguliers, et sa
+bouche, très fraîche, avait cette lèvre
+inférieure des princesses d’Autriche, un
+peu avancée et fendue légèrement en
+forme de cerise, que l’on peut remarquer
+encore dans tous les portraits de
+cette époque. Il semble que leurs peintres
+aient pris à tâche d’imiter la bouche de
+la Reine, pour plaire peut-être aux
+femmes de sa suite, dont la prétention
+devait être de lui ressembler. Les vêtements
+noirs, adoptés alors par la cour
+et dont la forme fut même fixée par un
+édit, relevaient encore l’ivoire de ses
+bras, découverts jusqu’au coude et ornés
+d’une profusion de dentelles qui sortaient
+de ses larges manches. De grosses perles
+pendaient à ses oreilles et un bouquet
+<span class='pagenum'><a id='Page_84' name='Page_84'>[84]</a></span>
+d’autres perles plus grandes se balançait
+sur sa poitrine et se rattachait à sa
+ceinture. Tel était l’aspect de la Reine
+en ce moment. A ses pieds, sur deux
+coussins de velours, un enfant de quatre
+ans jouait avec un petit canon qu’il brisait:
+c’était le Dauphin, depuis Louis XIV.
+La duchesse Marie de Mantoue était
+assise à sa droite sur un tabouret, la
+princesse de Guéménée, la duchesse de
+Chevreuse et M<sup>lle</sup> de Montbazon, M<sup>lles</sup> de
+Guise, de Rohan et de Vendôme, toutes
+belles ou brillantes de jeunesse, étaient
+placées derrière la Reine, et debout.
+Dans l’embrasure d’une croisée, <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+le chapeau sous le bras, causait
+à voix basse avec un homme d’une taille
+élevée, assez gros, rouge de visage et
+l’œil fixe et hardi: c’était le duc de
+Bouillon. Un officier, d’environ vingt-cinq
+ans, d’une tournure svelte et d’une
+figure agréable, venait de remettre plusieurs
+papiers au prince; le duc de
+Bouillon paraissait les lui expliquer.
+</p>
+
+<p>
+M. de Thou, après avoir salué la Reine,
+qui lui dit quelques mots, aborda la
+<span class='pagenum'><a id='Page_85' name='Page_85'>[85]</a></span>
+princesse de Guéménée et lui parla à
+demi-voix avec une intimité affectueuse;
+mais, pendant cet aparté, attentif à surveiller
+tout ce qui touchait son ami, et
+tremblant en secret que sa destinée ne
+fût confiée à un être moins digne qu’il
+ne l’eût désiré, il examina la princesse
+Marie avec cette attention scrupuleuse,
+cet œil scrutateur d’une mère sur la
+jeune personne qu’elle choisirait pour
+compagne de son fils; car il pensait
+qu’elle n’était pas étrangère aux entreprises
+de Cinq-Mars. Il vit avec mécontentement
+que sa parure, extrêmement
+brillante, semblait lui donner plus de
+vanité que cela n’eût dû être pour elle
+et dans un tel moment. Elle ne cessait
+de replacer sur son front et d’entre-mêler
+avec ses boucles de cheveux les
+rubis qui paraient sa tête, et n’égalaient
+pas l’éclat et les couleurs animées de
+son teint: elle regardait souvent Cinq-Mars,
+mais c’était plutôt le regard de la
+coquetterie que celui de l’amour, et
+souvent ses yeux étaient attirés vers les
+glaces de la toilette, où elle veillait à la
+<span class='pagenum'><a id='Page_86' name='Page_86'>[86]</a></span>
+symétrie de sa beauté. Ces observations
+du conseiller commencèrent à lui persuader
+qu’il s’était trompé en faisant
+tomber ses soupçons sur elle, et surtout
+quand il vit qu’elle semblait éprouver
+quelque plaisir à s’asseoir près de la
+Reine, tandis que les duchesses étaient
+debout derrière elle, et qu’elle les regardait
+souvent avec hauteur.—Dans ce
+cœur de dix-neuf ans, se dit-il, l’amour
+serait seul, et aujourd’hui surtout:
+donc... ce n’est pas elle.
+</p>
+
+<p>
+La Reine fit un signe de tête presque
+imperceptible à M<sup>me</sup> de Guéménée après
+que les deux amis eurent parlé à voix
+basse un moment avec chacun; et, à ce
+signe, toutes les femmes, excepté Marie
+de Gonzague, sortirent de l’appartement
+sans parler, avec de profondes révérences,
+comme si c’eût été convenu d’avance.
+Alors la Reine, retournant son
+fauteuil elle-même, dit à <span class='smcap'>Monsieur</span>:
+</p>
+
+<p>
+—Mon frère, je vous prie de vouloir
+bien venir vous asseoir près de moi.
+Nous allons nous consulter sur ce que
+je vous ai dit. La princesse Marie ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_87' name='Page_87'>[87]</a></span>
+sera point de trop, je l’ai priée de rester.
+Nous n’aurons aucune interruption à redouter
+d’ailleurs.
+</p>
+
+<p>
+La Reine semblait plus libre dans ses
+manières et dans son langage; et, ne
+gardant plus sa sévère et cérémonieuse
+immobilité, elle fit aux autres assistants
+un geste qui les invitait à s’approcher
+d’elle.
+</p>
+
+<p>
+Gaston d’Orléans, un peu inquiet de
+ce début solennel, vint nonchalamment
+s’asseoir à sa droite, et dit avec un
+demi-sourire et un air négligent, jouant
+avec sa fraise et la chaîne du Saint-Esprit
+pendante à son cou:
+</p>
+
+<p>
+—Je pense bien, madame, que nous
+ne fatiguerons pas les oreilles d’une si
+jeune personne par une longue conférence;
+elle aimerait mieux entendre
+parler de danse et de mariage, d’un
+électeur ou du roi de Pologne, par
+exemple.
+</p>
+
+<p>
+Marie prit un air dédaigneux; Cinq-Mars
+fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—Pardonnez-moi, répondit la Reine
+en la regardant, je vous assure que la
+<span class='pagenum'><a id='Page_88' name='Page_88'>[88]</a></span>
+politique du moment l’intéresse beaucoup.
+Ne cherchez pas à nous échapper,
+mon frère, ajouta-t-elle en souriant, je
+vous tiens aujourd’hui! C’est bien la
+moindre chose que nous écoutions M. de
+Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci s’approcha, tenant par la main
+le jeune officier dont nous avons parlé.
+</p>
+
+<p>
+—Je dois d’abord, dit-il, présenter
+à Votre Majesté le baron de Beauvau,
+qui arrive d’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—D’Espagne? dit la Reine avec émotion;
+il y a du courage à cela. Vous avez
+vu ma famille?
+</p>
+
+<p>
+—Il vous en parlera, ainsi que du
+comte-duc d’Olivarès. Quant au courage,
+ce n’est pas la première fois qu’il en
+montre; vous savez qu’il commandait les
+cuirassiers du comte de Soissons.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! si jeune, monsieur! vous
+aimez bien les guerres politiques!
+</p>
+
+<p>
+—Au contraire, j’en demande pardon
+à Votre Majesté, répondit-il, car je servais
+avec les <i>princes de la Paix</i>.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche se rappela le nom
+qu’avaient pris les vainqueurs de la Marfée,
+<span class='pagenum'><a id='Page_89' name='Page_89'>[89]</a></span>
+et sourit. Le duc de Bouillon, saisissant
+le moment d’entamer la grande question
+qu’il avait en vue, quitta Cinq-Mars,
+auquel il venait de donner la main avec
+une effusion d’amitié, et, s’approchant
+avec lui de la Reine:—Il est miraculeux,
+madame, lui dit-il, que cette époque
+fasse encore jaillir de son sein quelques
+grands caractères comme ceux-ci (et il
+montra le Grand-Écuyer, le jeune Beauvau
+et M. de Thou): ce n’est qu’en eux
+que nous pouvons espérer désormais,
+ils sont à présent bien rares, car le grand
+niveleur a passé sur la France une longue
+faux.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce du Temps que vous voulez
+parler, dit la Reine, ou d’un personnage
+réel?
+</p>
+
+<p>
+—Trop réel, trop vivant, trop longtemps
+vivant, madame, répondit le duc
+plus animé; cette ambition démesurée,
+cet égoïsme colossal, ne peuvent plus se
+supporter. Tout ce qui porte un grand
+cœur s’indigne de ce joug, et dans ce
+moment, plus que jamais, on entrevoit
+toutes les infortunes de l’avenir. Il faut
+<span class='pagenum'><a id='Page_90' name='Page_90'>[90]</a></span>
+le dire, madame; oui, ce n’est plus le
+temps des ménagements: la maladie du
+Roi est très grave; le moment de penser
+et de résoudre est arrivé, car le temps
+d’agir n’est pas loin.
+</p>
+
+<p>
+Le ton sévère et brusque de M. de
+Bouillon ne surprit pas Anne d’Autriche;
+mais elle l’avait toujours trouvé plus
+calme, et fut un peu émue de l’inquiétude
+qu’il témoignait: aussi, quittant le
+ton de la plaisanterie qu’elle avait d’abord
+voulu prendre:
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, quoi? que craignez-vous,
+et que voulez-vous faire?
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crains rien pour moi, madame,
+car l’armée d’Italie ou Sedan me mettront
+toujours à l’abri; mais je crains
+pour vous-même, et peut-être pour les
+princes vos fils.
+</p>
+
+<p>
+—Pour mes enfants, monsieur le duc,
+pour les fils de France? L’entendez-vous,
+mon frère, l’entendez-vous? et vous ne
+paraissez pas étonné?
+</p>
+
+<p>
+La Reine était fort agitée en parlant.
+</p>
+
+<p>
+—Non, madame, dit Gaston d’Orléans
+fort paisiblement; vous savez que je suis
+<span class='pagenum'><a id='Page_91' name='Page_91'>[91]</a></span>
+accoutumé à toutes les persécutions; je
+m’attends à tout de la part de cet homme;
+il est le maître, il faut se résigner.
+</p>
+
+<p>
+—Il est le maître! reprit la Reine; et
+de qui tient-il son pouvoir, si ce n’est du
+Roi! et, après le Roi, quelle main le soutiendra,
+s’il vous plaît! qui l’empêchera
+de retomber dans le néant? sera-ce vous
+ou moi?
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera lui-même, interrompit M. de
+Bouillon, car il veut se faire nommer
+régent, et je sais qu’à l’heure qu’il est il
+médite de vous enlever vos enfants, et
+demande au Roi que leur garde lui soit
+confiée.
+</p>
+
+<p>
+—Me les enlever! s’écria la mère, saisissant
+involontairement le Dauphin et
+le prenant dans ses bras.
+</p>
+
+<p>
+L’enfant, debout entre les genoux de
+la Reine, regarda les hommes qui l’entouraient
+avec une gravité singulière à
+cet âge, et, voyant sa mère tout en larmes,
+mit la main sur la petite épée qu’il portait.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit le duc de
+Bouillon en se baissant à demi pour lui
+<span class='pagenum'><a id='Page_92' name='Page_92'>[92]</a></span>
+adresser ce qu’il voulait faire entendre
+à la princesse, ce n’est pas contre nous
+qu’il faut tirer votre épée, mais contre
+celui qui déracine votre trône; il vous
+prépare une grande puissance, sans
+doute; vous aurez un sceptre absolu;
+mais il a rompu le faisceau d’armes qui
+le soutenait. Ce faisceau-là, c’était votre
+vieille Noblesse, qu’il a décimée. Quand
+vous serez roi, vous serez un grand roi,
+j’en ai le pressentiment; mais vous
+n’aurez que des sujets et point d’amis,
+car l’amitié n’est que dans l’indépendance
+et une sorte d’égalité qui naît de
+la force. Vos ancêtres avaient leurs <i>pairs</i>,
+et vous n’aurez pas les vôtres. Que Dieu
+vous soutienne alors, monseigneur, car
+les hommes ne le pourront pas ainsi
+sans les institutions. Soyez grand; mais
+surtout qu’après vous, grand homme,
+il en vienne toujours d’aussi forts; car,
+en cet état de choses, si l’un d’eux trébuche,
+toute la monarchie s’écroulera.
+</p>
+
+<p>
+Le duc de Bouillon avait une chaleur
+d’expression et une assurance qui captivaient
+toujours ceux qui l’entendaient;
+<span class='pagenum'><a id='Page_93' name='Page_93'>[93]</a></span>
+sa valeur, son coup d’œil dans les combats,
+la profondeur de ses vues politiques,
+sa connaissance des affaires d’Europe,
+son caractère réfléchi et décidé
+tout à la fois le rendaient l’un des hommes
+les plus capables et les plus imposants
+de son temps, le seul même que redoutât
+réellement le Cardinal-Duc. La Reine
+l’écoutait toujours avec confiance, et lui
+laissait prendre une sorte d’empire sur
+elle. Cette fois elle fut plus fortement
+émue que jamais.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! plût à Dieu, s’écria-t-elle, que
+mon fils eût l’âme ouverte à vos discours
+et le bras assez fort pour en profiter!
+Jusque-là pourtant j’entendrai,
+j’agirai pour lui; c’est moi qui dois être
+et c’est moi qui serai régente, je n’abandonnerai
+ce droit qu’avec la vie: s’il faut
+faire une guerre, nous la ferons, car je
+veux tout, excepté la honte et l’effroi de
+livrer le futur Louis XIV à ce sujet couronné!
+Oui, dit-elle en rougissant et
+serrant fortement le bras du jeune Dauphin;
+oui, mon frère, et vous, messieurs,
+conseillez-moi: parlez, où en sommes-nous?
+<span class='pagenum'><a id='Page_94' name='Page_94'>[94]</a></span>
+Faut-il que je parte? dites-le
+ouvertement. Comme femme, comme
+épouse, j’étais prête à pleurer, tant ma
+situation était douloureuse; mais à présent,
+voyez, comme mère je ne pleure
+pas; je suis prête à vous donner des
+ordres s’il le faut!
+</p>
+
+<p>
+Jamais Anne d’Autriche n’avait semblé
+si belle qu’en ce moment, et cet enthousiasme
+qui paraissait en elle électrisa
+tous les assistants, qui ne demandaient
+qu’un mot de sa bouche pour parler. Le
+duc de Bouillon jeta un regard rapide
+sur <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui se décida à prendre
+la parole.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, dit-il d’un air assez délibéré,
+si vous donnez des ordres, ma sœur, je
+veux être votre capitaine des gardes, sur
+mon honneur; car je suis las aussi des
+tourments que m’a causés ce misérable,
+qui ose encore me poursuivre pour rompre
+mon mariage, et tient toujours mes
+amis à la Bastille ou les fait assassiner
+de temps en temps; et d’ailleurs je suis
+indigné, dit-il en se reprenant et baissant
+<span class='pagenum'><a id='Page_95' name='Page_95'>[95]</a></span>
+les yeux d’un air solennel, je suis
+indigné de la misère du peuple.
+</p>
+
+<p>
+—Mon frère, reprit vivement la princesse,
+je vous prends au mot, car il faut
+faire ainsi avec vous, et j’espère qu’à
+nous deux nous serons assez forts; faites
+seulement comme M. le comte de Soissons,
+et ensuite survivez à votre victoire;
+rangez-vous avec moi comme vous fîtes
+avec M. de Montmorency, mais sautez
+le fossé.
+</p>
+
+<p>
+Gaston sentit l’épigramme; il se rappela
+son trait trop connu, lorsque l’infortuné
+révolté de Castelnaudary franchit
+presque seul un large fossé et trouva
+de l’autre côté dix-sept blessures, la
+prison et la mort, à la vue de <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+immobile comme son armée. Dans la
+rapidité de la prononciation de la Reine,
+il n’eut pas le temps d’examiner si elle
+avait employé cette expression proverbialement
+ou avec intention; mais dans
+tous les cas, il prit le parti de ne pas le
+relever, et en fut empêché par elle-même,
+qui reprit en regardant Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_96' name='Page_96'>[96]</a></span>
+—Mais, avant tout, pas de terreur
+panique: sachons bien où nous en
+sommes. Monsieur le Grand, vous quittez
+le Roi; avons-nous de telles craintes?
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat n’avait pas cessé d’observer
+Marie de Mantoue, dont la physionomie
+expressive peignait pour lui toutes ses
+idées plus rapidement et aussi sûrement
+que la parole; il y lut le désir de l’entendre
+parler, l’intention de faire décider
+<span class='smcap'>Monsieur</span> et la Reine; un mouvement
+d’impatience de son pied lui donna l’ordre
+d’en finir et de régler enfin toute la conjuration.
+Son front devint pâle et plus
+pensif; il se recueillit un moment, car
+il sentait que là étaient toutes ses destinées.
+De Thou le regarda et frémit,
+parce qu’il le connaissait; il eût voulu
+lui dire un mot, un seul mot; mais Cinq-Mars
+avait déjà relevé la tête et parla
+ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne crois point, madame, que le
+Roi soit aussi malade qu’on vous l’a pu
+dire; Dieu nous conservera longtemps
+encore ce prince, je l’espère, j’en suis
+certain même. Il souffre, il est vrai, il
+<span class='pagenum'><a id='Page_97' name='Page_97'>[97]</a></span>
+souffre beaucoup; mais son âme surtout
+est malade, et d’un mal que rien ne peut
+guérir, d’un mal que l’on ne souhaiterait
+pas à son plus grand ennemi et qui le
+ferait plaindre de tout l’univers si on le
+connaissait. Cependant la fin de ses malheurs,
+je veux dire de sa vie, ne lui
+sera pas donnée encore de longtemps.
+Sa langueur est toute morale; il se fait
+dans son cœur une grande révolution; il
+voudrait l’accomplir et ne le peut pas:
+il a senti depuis longues années s’amasser
+en lui les germes d’une juste haine
+contre un homme auquel il croit devoir
+de la reconnaissance, et c’est ce combat
+intérieur entre sa bonté et sa colère qui
+le dévore. Chaque année qui s’est écoulée
+a déposé à ses pieds, d’un côté les travaux
+de cet homme, et de l’autre ses
+crimes. Voici qu’aujourd’hui ceux-ci l’emportent
+dans la balance; le Roi voit et
+s’indigne: il veut punir; mais tout à
+coup il s’arrête et le pleure d’avance. Si
+vous pouviez le contempler ainsi, madame,
+il vous ferait pitié. Je l’ai vu saisir
+la plume qui devait tracer son exil, la
+<span class='pagenum'><a id='Page_98' name='Page_98'>[98]</a></span>
+noircir d’une main hardie, et s’en servir
+pour quoi? Pour le féliciter par une
+lettre. Alors il s’applaudit de sa bonté
+comme chrétien; il se maudit comme
+juge souverain; il se méprise comme
+Roi; il cherche un refuge dans la prière
+et se plonge dans les méditations de l’avenir;
+mais il se lève épouvanté, parce
+qu’il a entrevu les flammes que mérite
+cet homme, et que personne ne sait aussi
+bien que lui les secrets de sa damnation.
+Il faut l’entendre en cet instant s’accuser
+d’une coupable faiblesse et s’écrier
+qu’il sera puni lui-même de n’avoir pas
+su le punir! On dirait quelquefois qu’il
+y a des ombres qui lui ordonnent de
+frapper, car son bras se lève en dormant.
+Enfin, madame, l’orage gronde dans son
+cœur, mais ne brûle que lui; la foudre
+n’en peut pas sortir.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’on la fasse donc éclater!
+s’écria le duc de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+—Celui qui la touchera peut en
+mourir, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>.
+</p>
+
+<p>
+—Mais quel beau dévoûment! dit la
+Reine.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_99' name='Page_99'>[99]</a></span>
+—Que je l’admirerais! dit Marie à
+demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera moi, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera nous, dit M. de Thou à son
+oreille.
+</p>
+
+<p>
+Le jeune Beauvau s’était rapproché du
+duc de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, lui dit-il, oubliez-vous la
+suite?
+</p>
+
+<p>
+—Non, pardieu, je ne l’oublie pas!
+répondit tout bas celui-ci. Et s’adressant
+à la Reine:—Acceptez, madame, l’offre
+de M. le Grand, il est à portée de décider
+le Roi plus que vous et nous; mais
+tenez-vous prête à tout, car le Cardinal
+est trop habile pour s’endormir. Je ne
+crois pas à sa maladie, je ne crois point
+à son silence et à son immobilité, qu’il
+veut nous persuader depuis deux ans;
+je ne croirais point à sa mort même, que
+je n’eusse porté sa tête dans la mer,
+comme celle du géant de l’Arioste. Attendez-vous
+à tout, hâtons-nous sur
+toutes choses. J’ai fait montrer mes plans
+à <span class='smcap'>Monsieur</span> tout à l’heure; je vais vous
+en faire l’abrégé: je vous offre Sedan,
+<span class='pagenum'><a id='Page_100' name='Page_100'>[100]</a></span>
+madame, pour vous et messeigneurs vos
+fils. L’armée d’Italie est à moi; je la fais
+rentrer s’il le faut. M. le Grand-Écuyer
+est maître de la moitié du camp de Perpignan;
+tous les vieux huguenots de La
+Rochelle et du Midi sont prêts au premier
+signe à le venir trouver: tout est
+organisé depuis un an par mes soins en
+cas d’événements.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’hésite point, dit la Reine, à me
+mettre dans vos mains pour sauver mes
+enfants s’il arrivait quelque malheur au
+Roi. Mais dans ce plan général vous oubliez
+Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Il est à nous par tous les points:
+le peuple par l’archevêque, sans qu’il
+s’en doute, et par M. de Beaufort, qui
+est son roi; les troupes par vos gardes
+et ceux de <span class='smcap'>Monsieur</span>, qui commandera
+tout, s’il le veut bien.
+</p>
+
+<p>
+—Moi! moi! oh! cela ne se peut pas
+absolument! je n’ai pas assez de monde
+et il me faut une retraite plus forte que
+Sedan, dit Gaston.
+</p>
+
+<p>
+—Mais elle suffit à la Reine, reprit
+M. de Bouillon.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_101' name='Page_101'>[101]</a></span>
+—Ah! cela peut bien être, mais ma
+sœur ne risque pas autant qu’un homme
+qui tire l’épée. Savez-vous que c’est très
+hardi ce que nous faisons là?
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! même ayant le Roi pour nous?
+dit Anne d’Autriche.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, madame, oui, on ne sait pas
+combien cela peut durer: il faut prendre
+ses sûretés, et je ne fais rien sans le
+traité avec l’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—Ne faites donc rien, dit la Reine en
+rougissant; car certes je n’en entendrai
+jamais parler.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, ce serait pourtant
+plus sage, et <span class='smcap'>Monsieur</span> a raison, dit le
+duc de Bouillon; car le comte-duc de
+San-Lucar nous offre dix-sept mille
+hommes de vieilles troupes et cinq cent
+mille écus comptant.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! dit la Reine étonnée, on a
+osé aller jusque-là sans mon consentement!
+déjà des accords avec l’étranger!
+</p>
+
+<p>
+—L’étranger, ma sœur! devions-nous
+supposer qu’une princesse d’Espagne se
+servirait de ce mot? répondit Gaston.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche se leva en prenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_102' name='Page_102'>[102]</a></span>
+le Dauphin par la main, et, s’appuyant
+sur Marie:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit-elle, je suis Espagnole;
+mais je suis petite-fille de Charles-Quint,
+et je sais que la patrie d’une
+reine est autour de son trône. Je vous
+quitte, messieurs; poursuivez sans moi;
+je ne sais plus rien désormais.
+</p>
+
+<p>
+Elle fit quelques pas pour sortir, et,
+voyant Marie tremblante et inondée de
+larmes, elle revint.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous promets cependant solennellement
+un inviolable secret, mais rien
+de plus.
+</p>
+
+<p>
+Tous furent un peu déconcertés, hormis
+le duc de Bouillon, qui, ne voulant
+rien perdre de ses avantages, lui dit en
+s’inclinant avec respect:
+</p>
+
+<p>
+—Nous sommes reconnaissants de
+cette promesse, madame, et nous n’en
+voulons pas plus, persuadés qu’après le
+succès vous serez tout à fait des nôtres.
+</p>
+
+<p>
+Ne voulant plus s’engager dans une
+guerre de mots, la Reine salua un peu
+sèchement, et sortit avec Marie, qui laissa
+tomber sur Cinq-Mars un de ces regards
+<span class='pagenum'><a id='Page_103' name='Page_103'>[103]</a></span>
+qui renferment à la fois toutes les
+émotions de l’âme. Il crut lire dans ses
+beaux yeux le dévouement éternel et
+malheureux d’une femme donnée pour
+toujours, et il sentit que, s’il avait jamais
+eu la pensée de reculer dans son entreprise,
+il se serait regardé comme le dernier
+des hommes. Sitôt qu’on quitta les
+deux princesses:
+</p>
+
+<p>
+—Là, là, là, je vous l’avais bien dit,
+Bouillon, vous fâchez la Reine, dit <span class='smcap'>Monsieur</span>;
+vous avez été trop loin aussi. On
+ne m’accusera pas certainement d’avoir
+faibli ce matin; j’ai montré, au contraire,
+plus de résolution que je n’aurais dû.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis plein de joie et de reconnaissance
+pour Sa Majesté, répondit
+M. de Bouillon d’un air triomphant; nous
+voilà sûrs de l’avenir. Qu’allez vous faire
+à présent, monsieur de Cinq-Mars?
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’ai dit, monsieur, je ne
+recule jamais; quelles qu’en puissent
+être les suites pour moi, je verrai le
+Roi; je m’exposerai à tout pour arracher
+ses ordres.
+</p>
+
+<p>
+—Et le traité d’Espagne!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_104' name='Page_104'>[104]</a></span>
+—Oui, je le...
+</p>
+
+<p>
+De Thou saisit le bras de Cinq-Mars,
+et, s’avançant tout à coup, dit d’un air
+solennel:
+</p>
+
+<p>
+—Nous avons décidé que ce serait
+après l’entrevue avec le Roi qu’on le
+signerait; car, si la juste sévérité de Sa
+Majesté envers le Cardinal vous en dispense,
+il vaut mieux, avons-nous pensé,
+ne pas s’exposer à la découverte d’un si
+dangereux traité.
+</p>
+
+<p>
+M. de Bouillon fronça le sourcil.
+</p>
+
+<p>
+—Si je ne connaissais M. de Thou,
+dit-il, je prendrais ceci pour une défaite;
+mais de sa part...
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, reprit le conseiller, je
+crois pouvoir m’engager sur l’honneur à
+faire ce que fera M. le Grand; nous sommes
+inséparables.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars regarda son ami, et s’étonna
+de voir sur sa figure douce l’expression
+d’un sombre désespoir; il en fut si
+frappé qu’il n’eut pas la force de le contredire.
+</p>
+
+<p>
+—Il a raison, messieurs, dit-il seulement
+avec un sourire froid, mais gracieux,
+<span class='pagenum'><a id='Page_105' name='Page_105'>[105]</a></span>
+le Roi nous épargnera peut-être
+bien des choses; on est très fort avec lui.
+Du reste, monseigneur, et vous, monsieur
+le duc, ajouta-t-il avec une inébranlable
+fermeté, ne craignez pas que jamais
+je recule; j’ai brûlé tous les ponts derrière
+moi: il faut que je marche en avant;
+la puissance du Cardinal tombera ou ce
+sera ma tête.
+</p>
+
+<p>
+—C’est singulier! fort singulier! dit
+<span class='smcap'>Monsieur</span>; je remarque que tout le monde
+ici est plus avancé que je ne le croyais
+dans la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+—Point du tout, <span class='smcap'>Monsieur</span>, dit le duc
+de Bouillon; on n’a préparé que ce que
+vous voudrez accepter. Remarquez qu’il
+n’y a rien d’écrit, et que vous n’avez
+qu’à parler pour que rien n’existe et n’ait
+existé; selon votre ordre, tout ceci sera
+un rêve ou un volcan.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, allons, je suis content, puisqu’il
+en est ainsi, dit Gaston; occupons-nous
+de choses plus agréables. Grâce à
+Dieu, nous avons un peu de temps devant
+nous: moi j’avoue que je voudrais
+que tout fût déjà fini; je ne suis point
+<span class='pagenum'><a id='Page_106' name='Page_106'>[106]</a></span>
+né pour les émotions violentes, cela prend
+sur ma santé, ajouta-t-il, s’emparant du
+bras de M. de Beauvau: dites-nous plutôt
+si les Espagnoles sont toujours jolies,
+jeune homme. On vous dit fort galant.
+Tudieu! je suis sûr qu’on a parlé de vous
+là-bas. On dit que les femmes portent
+des vertugadins énormes! Eh bien, je
+n’en suis pas ennemi du tout. En vérité
+cela fait paraître le pied plus petit et
+plus joli; je suis sûr que la femme de
+don Louis de Haro n’est pas plus belle
+que M<sup>me</sup> de Guéménée, n’est-il pas vrai?
+Allons, soyez franc, on m’a dit qu’elle
+avait l’air d’une religieuse. Ah!... vous
+ne répondez pas, vous êtes embarrassé...
+elle vous a donné dans l’œil... ou bien
+vous craignez d’offenser notre ami M. de
+Thou en la comparant à la belle Guéménée.
+Eh bien, parlons des usages: le roi
+a un nain charmant, n’est-ce pas? on le
+met dans un pâté. Qu’il est heureux, le
+roi d’Espagne! je n’en ai jamais pu trouver
+un comme cela. Et la Reine, on la
+sert à genoux toujours, n’est-il pas vrai?
+oh! c’est un bon usage; nous l’avons
+<span class='pagenum'><a id='Page_107' name='Page_107'>[107]</a></span>
+perdu; c’est malheureux, plus malheureux
+qu’on ne croit.
+</p>
+
+<p>
+Gaston d’Orléans eut le courage de
+parler sur ce ton près d’une demi-heure
+de suite à ce jeune homme, dont le
+caractère sérieux ne s’accommodait point
+de cette conversation, et qui, tout rempli
+encore de l’importance de la scène dont
+il venait d’être témoin et des grands intérêts
+qu’on avait traités, ne répondit
+rien à ce flux de paroles oiseuses: il
+regardait le duc de Bouillon d’un air
+étonné, comme pour lui demander si
+c’était bien là cet homme que l’on allait
+mettre à la tête de la plus audacieuse
+entreprise conçue depuis longtemps, tandis
+que le prince, sans vouloir s’apercevoir
+qu’il restait sans réponses, les faisait
+lui-même souvent, et parlait avec volubilité
+en se promenant et l’entraînant
+avec lui dans la chambre. Il craignait
+que l’un des assistants ne s’avisât de
+renouer la conversation terrible du traité;
+mais aucun n’en était tenté, sinon le duc
+de Bouillon qui, cependant, garda le
+silence de la mauvaise humeur. Pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_108' name='Page_108'>[108]</a></span>
+Cinq-Mars il fut entraîné par de Thou,
+qui lui fit faire sa retraite à l’abri de ce
+bavardage, sans que <span class='smcap'>Monsieur</span> eût l’air
+de l’avoir vu sortir.
+</p>
+
+<h2 id="chap_18">
+CHAPITRE XVIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE SECRET
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">Et prononcés ensemble, à l’amitié fidèle<br /></span>
+<span class="i0">Nos deux noms fraternels serviront de modèle.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>A. Soumet</span>, <i>Clytemnestre</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+De Thou était chez lui avec son ami,
+les portes de sa chambre refermées avec
+soin, et l’ordre donné de ne recevoir personne
+et de l’excuser auprès des deux
+réfugiés s’il les laissait partir sans les
+revoir; et les deux amis ne s’étaient encore
+adressé aucune parole.
+</p>
+
+<p>
+Le conseiller était tombé dans son
+fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars,
+assis dans la cheminée haute, attendait
+<span class='pagenum'><a id='Page_109' name='Page_109'>[109]</a></span>
+d’un air sérieux et triste la fin
+de ce silence, lorsque de Thou, le regardant
+fixement et croisant les bras,
+lui dit d’une voix sombre:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà donc où vous en êtes venu!
+voilà donc les conséquences de votre
+ambition! Vous allez faire exiler, peut-être
+tuer un homme, et introduire en
+France une armée étrangère; je vais donc
+vous voir assassin et traître à votre
+patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé
+jusque-là? par quels degrés êtes-vous
+descendu si bas?
+</p>
+
+<p>
+—Un autre que vous ne me parlerait
+pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars;
+mais je vous connais, et j’aime
+cette explication; je la voulais et je l’ai
+provoquée. Vous verrez aujourd’hui mon
+âme tout entière, je le veux. J’avais eu
+d’abord une autre pensée, une pensée
+meilleure peut-être, plus digne de notre
+amitié, plus digne de l’amitié, l’amitié,
+qui est la seconde chose de la terre.
+</p>
+
+<p>
+Il élevait les yeux au ciel en parlant,
+comme s’il y eût cherché cette divinité.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais
+<span class='pagenum'><a id='Page_110' name='Page_110'>[110]</a></span>
+rien dire; c’était une tâche pénible,
+mais jusqu’ici j’y avais réussi. Je voulais
+tout conduire sans vous, et ne vous
+montrer cette œuvre qu’achevée; je voulais
+toujours vous tenir hors du cercle
+de mes dangers; mais, vous avouerai-je
+ma faiblesse? J’ai craint de mourir mal
+jugé par vous, si j’ai à mourir: à présent
+je supporte bien l’idée de la malédiction
+du monde, mais non celle de
+la vôtre: c’est ce qui m’a décidé à vous
+avouer tout.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! et sans cette pensée vous
+auriez eu le courage de vous cacher toujours
+de moi! Ah! cher Henri, que vous
+ai-je fait pour prendre ce soin de mes
+jours? Par quelle faute avais-je mérité
+de vous survivre, si vous mouriez? Vous
+avez eu la force de me tromper durant
+deux années entières; vous ne m’avez
+présenté de votre vie que ses fleurs; vous
+n’êtes entré dans ma solitude qu’avec
+un visage riant, et chaque fois paré d’une
+faveur nouvelle? ah! il fallait que ce fût
+bien coupable ou bien vertueux!
+</p>
+
+<p>
+—Ne voyez dans mon âme que ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_111' name='Page_111'>[111]</a></span>
+qu’elle renferme. Oui, je vous ai trompé;
+mais c’était la seule joie paisible que
+j’eusse au monde. Pardonnez-moi d’avoir
+dérobé ces moments à ma destinée,
+hélas! si brillante. J’étais heureux du
+bonheur que vous me supposiez; je
+faisais le vôtre avec ce songe; et je ne
+suis coupable qu’aujourd’hui en venant
+le détruire et me montrer tel que j’étais.
+Écoutez-moi, je ne serai pas long: c’est
+toujours une histoire bien simple que
+celle d’un cœur passionné. Autrefois, je
+m’en souviens, c’était sous la tente,
+lorsque je fus blessé: mon secret fut
+près de m’échapper; c’eût été un bonheur
+peut-être. Cependant que m’auraient
+servi des conseils? je ne les aurais pas
+suivis; enfin, c’est Marie de Gonzague
+que j’aime.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! celle qui va être reine de
+Pologne?
+</p>
+
+<p>
+—Si elle est reine, ce ne peut être
+qu’après ma mort. Mais écoutez: pour
+elle je fus courtisan; pour elle j’ai presque
+régné en France, et c’est pour elle
+que je vais succomber et peut-être mourir.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_112' name='Page_112'>[112]</a></span>
+—Mourir! succomber! quand je vous
+reprochais votre triomphe! quand je
+pleurais sur la tristesse de votre victoire!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que vous me connaissez mal
+si vous croyez que je sois dupe de la
+Fortune quand elle me sourit; si vous
+croyez que je n’aie pas vu jusqu’au fond
+de mon destin! Je lutte contre lui, mais
+il est le plus fort, je le sens; j’ai entrepris
+une tâche au-dessus des forces humaines,
+je succomberai.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ne pouvez-vous vous arrêter?
+A quoi sert l’esprit dans les affaires du
+monde?
+</p>
+
+<p>
+—A rien, si ce n’est pourtant à se
+perdre avec connaissance de cause, à
+tomber au jour qu’on avait prévu. Je ne
+puis reculer enfin. Lorsqu’on a en face
+un ennemi tel que ce Richelieu, il faut
+le renverser ou en être écrasé. Je vais
+frapper demain le dernier coup; ne m’y
+suis-je pas engagé devant vous tout à
+l’heure?
+</p>
+
+<p>
+—Et c’est cet engagement même que
+je voulais combattre. Quelle confiance
+<span class='pagenum'><a id='Page_113' name='Page_113'>[113]</a></span>
+avez-vous dans ceux à qui vous livrez
+ainsi votre vie? N’avez-vous pas lu leurs
+pensées secrètes?
+</p>
+
+<p>
+—Je les connais toutes; j’ai lu leur
+espérance à travers leur feinte colère; je
+sais qu’ils tremblent en menaçant: je
+sais qu’ils sont déjà prêts à faire leur
+paix en me livrant comme gage; mais
+c’est à moi de les soutenir et de décider
+le Roi: il le faut, car Marie est ma
+fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
+</p>
+
+<p>
+C’est volontairement, c’est avec connaissance
+de tout mon sort que je me
+suis placé ainsi entre l’échafaud et le
+bonheur suprême. Il me faut l’arracher
+des mains de la Fortune, ou mourir. Je
+goûte en ce moment le plaisir d’avoir
+rompu toute incertitude. Eh quoi! vous
+ne rougissez pas de m’avoir cru ambitieux
+par un vil égoïsme comme ce Cardinal?
+ambitieux par le puéril désir d’un
+pouvoir qui n’est jamais satisfait? Je le
+suis, ambitieux, mais parce que j’aime.
+Oui, j’aime, et tout est dans ce mot. Mais
+je vous accuse à tort; vous avez embelli
+mes intentions secrètes, vous m’avez
+<span class='pagenum'><a id='Page_114' name='Page_114'>[114]</a></span>
+prêté de nobles desseins (je m’en souviens),
+de hautes conceptions politiques;
+elles sont belles, elles sont vastes, peut-être;
+mais, vous le dirai-je? ces vagues
+projets du perfectionnement des sociétés
+corrompues me semblent ramper encore
+bien loin au-dessous du dévouement de
+l’amour. Quand l’âme vibre tout entière,
+pleine de cette unique pensée, elle n’a
+plus de place à donner aux plus beaux
+calculs des intérêts généraux; car les
+hauteurs mêmes de la terre sont au-dessous
+du ciel.
+</p>
+
+<p>
+De Thou baissa la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Que vous répondre? dit-il. Je ne
+vous comprends pas; vous raisonnez le
+désordre, vous pesez la flamme, vous
+calculez l’erreur.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire
+mes forces, ce feu intérieur les a
+développées; vous l’avez dit, j’ai tout
+calculé; une marche lente m’a conduit
+au but que je suis prêt d’atteindre.
+Marie me tenait par la main, aurais-je
+reculé? Devant un monde je ne l’aurais
+pas fait. Tout était bien jusqu’ici: mais
+<span class='pagenum'><a id='Page_115' name='Page_115'>[115]</a></span>
+une barrière invisible m’arrête: il faut
+la rompre, cette barrière; c’est Richelieu.
+Je l’ai entrepris tout à l’heure
+devant vous, mais peut-être me suis-je
+trop hâté: je le crois à présent. Qu’il se
+réjouisse; il m’attendait. Sans doute il
+a prévu que ce serait le plus jeune qui
+manquerait de patience; s’il en est
+ainsi, il a bien joué. Cependant, sans
+l’amour qui m’a précipité, j’aurais été
+plus fort que lui, quoique vertueux.
+</p>
+
+<p>
+Ici, un changement presque subit se
+fît sur les traits de Cinq-Mars; il rougit
+et pâlit deux fois, et les veines de son
+front s’élevaient comme des lignes bleues
+tracées par une main invisible.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, ajouta-t-il en se levant et tordant
+ses mains avec une force qui
+annonçait un violent désespoir concentré
+dans son cœur, tous les supplices dont
+l’amour peut torturer ses victimes, je les
+porte dans mon sein. Cette jeune enfant
+timide, pour qui je remuerais des empires,
+pour qui j’ai tout subi, jusqu’à
+la faveur d’un prince (et qui peut-être
+n’a pas senti tout ce que j’ai fait pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_116' name='Page_116'>[116]</a></span>
+elle), ne peut encore être à moi. Elle
+m’appartient devant Dieu, et je lui
+parais étranger; que dis-je? il faut que
+j’entende discuter chaque jour, devant
+moi, lequel des trônes de l’Europe lui
+conviendra le mieux, dans des conversations
+où je ne peux même élever la
+voix pour avoir une opinion, tant on est
+loin de me mettre sur les rangs, et dans
+lesquels on dédaigne pour elle les princes
+de sang royal qui marchent encore
+devant moi. Il faut que je me cache
+comme un coupable pour entendre à
+travers les grilles la voix de celle qui
+est ma femme; il faut qu’en public je
+m’incline devant elle! son amant et son
+mari dans l’ombre, son serviteur au
+grand jour! C’en est trop; je ne puis
+vivre ainsi; il faut faire le dernier pas,
+qu’il m’élève ou me précipite.
+</p>
+
+<p>
+—Et, pour votre bonheur personnel,
+vous voulez renverser un État!
+</p>
+
+<p>
+—Le bonheur de l’État s’accorde
+avec le mien. Je le fais en passant, si je
+détruis le tyran du Roi. L’horreur que
+m’inspire cet homme est passée dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_117' name='Page_117'>[117]</a></span>
+mon sang. Autrefois, en venant le trouver,
+je rencontrai sur mes pas son plus
+grand crime, l’assassinat et la torture
+d’Urbain Grandier; il est le génie du
+mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai:
+j’aurais pu devenir celui du
+bien pour Louis XIII; c’était une des
+pensées de Marie, sa pensée la plus
+chère. Mais je crois que je ne triompherai
+pas dans l’âme tourmentée du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Sur quoi comptez-vous donc? dit
+de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Sur un coup de dés. Si sa volonté
+peut cette fois durer quelques heures,
+j’ai gagné; c’est un dernier calcul
+auquel est suspendue ma destinée.
+</p>
+
+<p>
+—Et celle de votre Marie!
+</p>
+
+<p>
+—L’avez-vous cru! dit impétueusement
+Cinq-Mars. Non, non! s’il m’abandonne,
+je signe le traité d’Espagne et la guerre.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! quelle horreur! dit le conseiller;
+quelle guerre! une guerre civile! et
+l’alliance avec l’étranger!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, un crime, reprit froidement
+Cinq-Mars; eh! vous ai-je prié d’y prendre
+part?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_118' name='Page_118'>[118]</a></span>
+—Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous
+me parler ainsi? ne savez-vous
+pas, ne vous ai-je pas prouvé que l’amitié
+tenait dans mon cœur la place de
+toutes les passions? Puis-je survivre
+non seulement à votre mort? mais même
+au moindre de vos malheurs! Cependant
+laissez-moi vous fléchir et vous
+empêcher de frapper la France. O mon
+ami! mon seul ami! je vous en conjure
+à genoux, ne soyons pas ainsi parricides,
+n’assassinons pas notre patrie! Je dis
+nous, car jamais je ne me séparerai de
+vos actions; conservez-moi l’estime de
+moi-même, pour laquelle j’ai tant travaillé;
+ne souillez pas ma vie et ma mort
+que je vous ai vouées.
+</p>
+
+<p>
+De Thou était tombé aux genoux de
+son ami, et celui-ci, n’ayant plus la force
+de conserver sa froideur affectée, se jeta
+dans ses bras en le relevant, et, le
+serrant contre sa poitrine, lui dit d’une
+voix étouffée:
+</p>
+
+<p>
+—Eh! pourquoi m’aimer autant, aussi?
+Qu’avez-vous fait, ami? Pourquoi m’aimer?
+<span class='pagenum'><a id='Page_119' name='Page_119'>[119]</a></span>
+vous qui êtes sage, pur et vertueux;
+vous que n’égarent pas une
+passion insensée et le désir de la vengeance;
+vous dont l’âme est nourrie seulement
+de religion et de science, pourquoi
+m’aimer? Que vous a donné mon
+amitié? que des inquiétudes et des
+peines. Faut-il à présent qu’elle fasse
+peser des dangers sur vous? Séparez-vous
+de moi, nous ne sommes plus de
+la même nature; vous le voyez, les cours
+m’ont corrompu: je n’ai plus de candeur,
+je n’ai plus de bonté: je médite le
+malheur d’un homme, je sais tromper
+un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi; je
+ne vaux plus une de vos pensées, comment
+serai-je digne de vos périls?
+</p>
+
+<p>
+—En me jurant de ne pas trahir le
+Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous
+qu’il y va de partager votre patrie?
+savez-vous que si vous livrez nos places
+fortes, on ne vous les rendra jamais?
+savez-vous que votre nom sera l’horreur
+de la postérité? savez-vous que les mères
+françaises le maudiront, quand elles
+seront forcées d’enseigner à leurs enfants
+<span class='pagenum'><a id='Page_120' name='Page_120'>[120]</a></span>
+une langue étrangère? le savez-vous?
+Venez.
+</p>
+
+<p>
+Et il l’entraîna devant le buste de
+Louis XIII.
+</p>
+
+<p>
+—Jurez devant lui (et il est votre
+ami aussi!), jurez de ne jamais signer
+cet infâme traité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars ferma les yeux, et, avec
+une inébranlable ténacité, répondit,
+quoique en rougissant:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’ai dit: si l’on m’y force,
+je signerai.
+</p>
+
+<p>
+De Thou pâlit et quitta sa main; il fit
+deux tours dans sa chambre, les bras
+croisés, dans une inexprimable angoisse.
+Enfin il s’avança solennellement vers le
+buste de son père, et ouvrit un grand
+livre placé au pied; il chercha une page
+déjà marquée, et lut tout haut:
+</p>
+
+<p>
+<i>Je pense donc que M. de Lignebœuf fut
+justement condamné à mort par le parlement
+de Rouen pour n’avoir pas révélé
+la conjuration de Catteville contre
+l’Etat.</i>
+</p>
+
+<p>
+Puis, gardant le livre avec respect
+ouvert dans sa main et contemplant
+<span class='pagenum'><a id='Page_121' name='Page_121'>[121]</a></span>
+l’image du président de Thou, dont il
+tenait les Mémoires:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon père, continua-t-il, vous
+aviez bien pensé, je vais être criminel,
+je vais mériter la mort; mais puis-je
+faire autrement? Je ne dénoncerai pas
+le traître, parce que ce serait aussi
+trahir, et qu’il est mon ami, et qu’il est
+malheureux.
+</p>
+
+<p>
+Puis, s’avançant vers Cinq-Mars en
+lui prenant de nouveau la main:
+</p>
+
+<p>
+—Je fais beaucoup pour vous en cela,
+lui dit-il; mais n’attendez rien de plus
+de ma part, monsieur, si vous signez ce
+traité.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars était ému jusqu’au fond du
+cœur de cette scène, parce qu’il sentait
+tout ce que devait souffrir son ami en le
+repoussant. Il prit cependant encore sur
+lui d’arrêter une larme qui s’échappait
+de ses yeux, et répondit en l’embrassant:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! de Thou, je vous trouve toujours
+aussi parfait; oui, vous me rendez
+service en vous éloignant de moi, car si
+votre sort eût été lié au mien, je n’aurais
+pas osé disposer de ma vie, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_122' name='Page_122'>[122]</a></span>
+j’aurais hésité à la sacrifier s’il le faut;
+mais je le ferai assurément à présent;
+et, je vous le répète, si l’on m’y force,
+je signerai le traité avec l’Espagne.
+</p>
+
+<h2 id="chap_19">
+CHAPITRE XIX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA PARTIE DE CHASSE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+On a bien des grâces à rendre à son
+étoile quand on peut quitter les hommes
+sans être obligé de leur faire du mal et
+de se déclarer leur ennemi.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Ch. Nodier</span>, <i>Jean Sbogar</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Cependant la maladie du Roi jetait la
+France dans un trouble que ressentent
+toujours les Etats mal affermis aux
+approches de la mort des princes. Quoique
+Richelieu fût le centre de la monarchie,
+il ne régnait pourtant qu’au nom
+de Louis XIII, et comme enveloppé de
+l’éclat de ce nom qu’il avait agrandi.
+Tout absolu qu’il était sur son maître,
+<span class='pagenum'><a id='Page_123' name='Page_123'>[123]</a></span>
+il le craignait néanmoins; et cette crainte
+rassurait la nation contre ses désirs
+ambitieux, dont le Roi même était
+l’immuable barrière. Mais, ce prince
+mort, que ferait l’impérieux ministre?
+où s’arrêterait cet homme qui avait tant
+osé? Accoutumé à manier le sceptre, qui
+l’empêcherait de le porter toujours, et
+d’inscrire son nom seul au bas des lois
+que seul il avait dictées? Ces terreurs
+agitaient tous les esprits. Le peuple
+cherchait en vain sur toute la surface
+du royaume ces colosses de la Noblesse
+aux pieds desquels il avait coutume de
+se mettre à l’abri dans les orages politiques,
+il ne voyait plus que leurs tombeaux
+récents; les Parlements étaient
+muets, et l’on sentait que rien ne s’opposerait
+au monstrueux accroissement de
+ce pouvoir usurpateur. Personne n’était
+déçu complétement par les souffrances
+affectées du ministre: nul n’était touché
+de cette hypocrite agonie, qui avait trop
+souvent trompé l’espoir public, et l’éloignement
+n’empêchait pas de sentir partout
+le doigt de l’effrayant parvenu.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_124' name='Page_124'>[124]</a></span>
+L’amour du peuple se réveillait aussi
+pour le fils d’Henri IV; on courait dans
+les églises, on priait, et même on pleurait
+beaucoup. Les princes malheureux
+sont toujours aimés. La mélancolie de
+Louis et sa douleur mystérieuse intéressaient
+toute la France, et, vivant encore,
+on le regrettait déjà, comme si
+chacun eût désiré de recevoir la confidence
+de ses peines avant qu’il n’emportât
+avec lui le grand secret de ce que
+souffrent ces hommes placés si haut,
+qu’ils ne voient dans leur avenir que
+leur tombe.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, voulant rassurer la nation entière,
+fit annoncer le rétablissement momentané
+de sa santé, et voulut que la
+cour se préparât à une grande partie de
+chasse donnée à Chambord, domaine
+royal où son frère, le duc d’Orléans, le
+priait de revenir.
+</p>
+
+<p>
+Ce beau séjour était la retraite favorite
+du Roi, sans doute parce que, en
+harmonie avec sa personne, il unissait
+comme elle la grandeur à la tristesse.
+Souvent il y passait des mois entiers
+<span class='pagenum'><a id='Page_125' name='Page_125'>[125]</a></span>
+sans voir qui que ce fût, lisant et relisant
+sans cesse des papiers mystérieux,
+écrivant des choses inconnues, qu’il enfermait
+dans un coffre de fer dont lui
+seul avait le secret. Il se plaisait quelquefois
+à n’être servi que par un seul
+domestique, à s’oublier ainsi lui-même
+par l’absence de sa suite, et à vivre pendant
+plusieurs jours comme un homme
+pauvre ou comme un citoyen exilé,
+aimant à se figurer la misère ou la persécution
+pour respirer de la royauté. Un
+autre jour, changeant tout à coup de
+pensée, il voulait vivre dans une solitude
+plus absolue; et, lorsqu’il avait interdit
+son approche à tout être humain,
+revêtu de l’habit d’un moine, il courait
+s’enfermer dans la chapelle voûtée; là,
+relisant la vie de Charles-Quint, il se
+croyait à Saint-Just, et chantait sur lui-même
+cette messe de la mort qui, dit-on,
+la fit descendre autrefois sur la tête
+de l’empereur espagnol. Mais, au milieu
+de ces chants et de ces méditations mêmes,
+son faible esprit était poursuivi et
+distrait par des images contraires. Jamais
+<span class='pagenum'><a id='Page_126' name='Page_126'>[126]</a></span>
+le monde et la vie ne lui avaient paru
+plus beaux que dans la solitude et près
+de la tombe. Entre ses yeux et les pages
+qu’il s’efforçait de lire, passaient de brillants
+cortèges, des armées victorieuses,
+des peuples transportés d’amour; il se
+voyait puissant, combattant, triomphateur,
+adoré; et, si un rayon du soleil,
+échappé des vitraux, venait à tomber
+sur lui, se levant tout à coup du pied de
+l’autel, il se sentait emporté par une
+soif du jour ou du grand air qui l’arrachait
+de ces lieux sombres et étouffés;
+mais, revenu à la vie, il y retrouvait le
+dégoût et l’ennui, car les premiers hommes
+qu’il rencontrait lui rappelaient
+sa puissance par leurs respects. C’était
+alors qu’il croyait à l’amitié et l’appelait
+à ses côtés; mais à peine était-il sûr de
+sa possession véritable, qu’un grand
+scrupule s’emparait tout à coup de son
+âme: c’était celui d’un attachement
+trop fort pour la créature qui le détournait
+de l’adoration divine, ou, plus souvent
+encore, le reproche secret de s’éloigner
+trop des affaires d’Etat; l’objet de
+<span class='pagenum'><a id='Page_127' name='Page_127'>[127]</a></span>
+son affection momentanée lui semblait
+alors un être despotique, dont la puissance
+l’arrachait à ses devoirs; il se créait
+une chaîne imaginaire et se plaignait
+intérieurement d’être opprimé; mais,
+pour le malheur de ses favoris, il n’avait
+pas la force de manifester contre eux ses
+ressentiments par une colère qui les eût
+avertis; et, continuant à les caresser, il
+attisait, par cette contrainte, le feu secret
+de son cœur, et le poussait jusqu’à la
+haine; il y avait des moments où il était
+capable de tout contre eux.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars connaissait parfaitement la
+faiblesse de cet esprit, qui ne pouvait se
+tenir ferme dans aucune ligne, et la faiblesse
+de ce cœur, qui ne pouvait ni aimer
+ni haïr complètement; aussi la position
+du favori, enviée de la France entière,
+et l’objet de la jalousie même du
+grand ministre, était-elle si chancelante
+et si douloureuse, que, sans son amour
+pour Marie, il eût brisé sa chaîne d’or
+avec plus de joie qu’un forçat n’en ressent
+dans son cœur lorsqu’il voit tomber
+le dernier anneau qu’il a limé pendant
+<span class='pagenum'><a id='Page_128' name='Page_128'>[128]</a></span>
+deux années avec un ressort d’acier caché
+dans sa bouche. Cette impatience
+d’en finir avec le sort qu’il voyait de si
+près hâta l’explosion de cette mine patiemment
+creusée, comme il l’avait avoué
+à son ami; mais sa situation était alors
+celle d’un homme qui, placé à côté du
+livre de vie, verrait tout le jour y passer
+la main qui doit tracer sa damnation ou
+son salut. Il partit avec Louis XIII pour
+Chambord, décidé à choisir la première
+occasion favorable à son dessein. Elle se
+présenta.
+</p>
+
+<p>
+Le matin même du jour fixé pour la
+chasse, le Roi lui fit dire qu’il l’attendait
+à l’escalier du Lis; il ne sera peut-être
+pas inutile de parler de cette étonnante
+construction.
+</p>
+
+<p>
+A quatre lieues de Blois, à une heure
+de la Loire, dans une petite vallée fort
+basse, entre des marais fangeux et un
+bois de grands chênes, loin de toutes les
+routes, on rencontre tout à coup un
+château royal, ou plutôt magique. On
+dirait que, contraint par quelque lampe
+merveilleuse, un génie de l’Orient l’a
+<span class='pagenum'><a id='Page_129' name='Page_129'>[129]</a></span>
+enlevé pendant une des mille nuits, et
+l’a dérobé aux pays du soleil pour le cacher
+dans ceux du brouillard avec les
+amours d’un beau prince. Ce palais est
+enfoui comme un trésor; mais à ses dômes
+bleus, à ses élégants minarets, arrondis
+sur de larges murs ou élancés dans
+l’air, à ses longues terrasses qui dominent
+les bois, à ses flèches légères que
+le vent balance, à ses croissants entrelacés
+partout sur les colonnades, on se
+croirait dans les royaumes de Bagdad ou
+de Cachemire, si les murs noircis, leur
+tapis de mousse et de lierre, et la couleur
+pâle et mélancolique du ciel, n’attestaient
+un pays pluvieux. Ce fut bien
+un génie qui éleva ces bâtiments; mais
+il vint d’Italie et se nomma le Primatice;
+ce fut bien un beau prince dont les
+amours s’y cachèrent; mais il était Roi,
+et se nommait François I<sup>er</sup>. Sa salamandre
+y jette ses flammes partout;
+elle étincelle mille fois sur les voûtes, et
+y multiplie ses flammes comme les étoiles
+d’un ciel; elle soutient les chapiteaux
+avec sa couronne ardente; elle colore
+<span class='pagenum'><a id='Page_130' name='Page_130'>[130]</a></span>
+les vitraux de ses feux; elle serpente
+avec les escaliers secrets, et partout semble
+dévorer de ses regards flamboyants
+les triples croissants d’une Diane mystérieuse,
+cette Diane de Poitiers, deux fois
+déesse et deux fois adorée dans ces bois
+voluptueux.
+</p>
+
+<p>
+Mais la base de cet étrange monument
+est comme lui pleine d’élégance et de
+mystère: c’est un double escalier qui
+s’élève en deux spirales entrelacées depuis
+les fondements les plus lointains
+de l’édifice jusqu’au-dessus des plus
+hauts clochers et se termine par une
+lanterne ou cabinet à jour, couronnée
+d’une fleur de lis colossale, aperçue de
+bien loin; deux hommes peuvent y
+monter en même temps sans se voir.
+</p>
+
+<p>
+Cet escalier seul lui semble un petit
+temple isolé; comme nos églises, il est
+soutenu et protégé par les arcades de ses
+ailes minces, transparentes, et, pour
+ainsi dire, brodées à jour. On croirait
+que la pierre docile s’est ployée sous le
+doigt de l’architecte; elle paraît, si l’on
+peut le dire, pétrie selon les caprices de
+<span class='pagenum'><a id='Page_131' name='Page_131'>[131]</a></span>
+son imagination. On conçoit à peine
+comment les plans en furent tracés, et
+dans quels termes les ordres furent expliqués
+aux ouvriers; cela semble une
+pensée fugitive, une rêverie brillante qui
+aurait pris tout à coup un corps durable;
+c’est un songe réalisé.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars montait lentement les larges
+degrés qui devaient le conduire auprès
+du Roi, et s’arrêtait plus lentement sur
+chaque marche à mesure qu’il approchait,
+soit dégoût d’aborder ce prince,
+dont il avait à écouter les plaintes nouvelles
+tous les jours, soit pour rêver à
+ce qu’il allait faire, lorsque le son d’une
+guitare vint frapper son oreille. Il reconnut
+l’instrument chéri de Louis et sa
+voix triste, faible et tremblante, qui se
+prolongeait sous les voûtes; il semblait
+essayer l’une de ses romances qu’il
+composait lui-même, et répétait plusieurs
+fois d’une main hésitante un
+refrain imparfait. On distinguait mal
+les paroles, et il n’arrivait à l’oreille que
+quelques mots d’<i>abandon</i>, d’<i>ennui du
+monde</i> et de <i>belle flamme</i>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_132' name='Page_132'>[132]</a></span>
+Le jeune favori haussa les épaules en
+écoutant:
+</p>
+
+<p>
+—Quel nouveau chagrin te domine?
+dit-il; voyons, lisons encore une fois
+dans ce cœur glacé qui croit désirer
+quelque chose.
+</p>
+
+<p>
+Il entra dans l’étroit cabinet.
+</p>
+
+<p>
+Vêtu de noir, à demi couché sur une
+chaise longue, et les coudes appuyés
+sur des oreillers, le prince touchait languissamment
+les cordes de sa guitare;
+il cessa de fredonner en apercevant le
+Grand-Écuyer, et, levant ses grands
+yeux sur lui d’un air de reproche, balança
+longtemps sa tête avant de parler;
+puis, d’un ton larmoyant et un peu
+emphatique:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il;
+qu’ai-je appris de votre conduite?
+Que vous me faites de peine en oubliant
+tous mes conseils!! vous avez noué une
+coupable intrigue; était-ce de vous que
+je devais attendre de pareilles choses,
+vous dont la piété, la vertu, m’avaient
+tant attaché!
+</p>
+
+<p>
+Plein de la pensée de ses projets politiques,
+<span class='pagenum'><a id='Page_133' name='Page_133'>[133]</a></span>
+Cinq-Mars se vit découvert et ne
+put se défendre d’un moment de trouble;
+mais, parfaitement maître de lui-même,
+il répondit sans hésiter:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire, et j’allais vous le déclarer;
+je suis accoutumé à vous ouvrir
+mon âme.
+</p>
+
+<p>
+—Me le déclarer! s’écria Louis XIII
+en rougissant et pâlissant comme sous
+les frissons de la fièvre, vous auriez osé
+souiller mes oreilles de ces affreuses
+confidences, monsieur! et vous êtes si
+calme en parlant de vos désordres!
+Allez, vous mériteriez d’être condamné
+aux galères comme un Rondin; c’est un
+crime de lèse-majesté que vous avez
+commis par votre manque de foi vis-à-vis
+de moi. J’aimerais mieux que vous
+fussiez faux-monnayeur comme le marquis
+de Coucy, ou à la tête des croquants,
+que de faire ce que vous avez
+fait; vous déshonorez votre famille et la
+mémoire du maréchal, votre père.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la
+meilleure contenance qu’il put, et dit
+avec un air résigné:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_134' name='Page_134'>[134]</a></span>
+—Eh bien, Sire, envoyez-moi donc
+juger et mettre à mort; mais épargnez-moi
+vos reproches.
+</p>
+
+<p>
+—Vous moquez-vous de moi, petit
+hobereau de province? reprit Louis; je
+sais très bien que vous n’avez pas encouru
+la peine de mort devant les hommes,
+mais c’est au tribunal de Dieu, monsieur,
+que vous serez jugé.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, Sire, reprit l’impétueux
+jeune homme, que l’injure avait choqué,
+que ne me laissiez-vous retourner dans
+ma province que vous méprisez tant,
+comme j’en ai été tenté cent fois? je vais
+y aller, je ne puis supporter la vie que
+je mène près de vous; un ange n’y tiendrait
+pas. Encore une fois, faites-moi
+juger si je suis coupable, ou laissez-moi
+me cacher en Touraine. C’est vous qui
+m’avez perdu en m’attachant à votre
+personne; si vous m’avez fait concevoir
+des espérances trop grandes, que vous
+renversiez ensuite, est-ce ma faute à
+moi? Et pourquoi m’avez-vous fait Grand-Écuyer,
+si je ne devais pas aller plus
+loin? Enfin, suis-je votre ami ou non?
+<span class='pagenum'><a id='Page_135' name='Page_135'>[135]</a></span>
+et si je le suis, ne puis-je pas être duc,
+pair et même connétable, aussi bien
+que M. de Luynes, que vous avez tant
+aimé parce qu’il vous a dressé des faucons?
+Pourquoi ne suis-je pas admis au
+conseil? j’y parlerais aussi bien que
+toutes vos vieilles têtes à collerettes; j’ai
+des idées neuves et un meilleur bras
+pour vous servir. C’est votre Cardinal
+qui vous a empêché de m’y appeler, et
+c’est parce qu’il vous éloigne de moi
+que je le déteste, continua Cinq-Mars en
+montrant le poing comme si Richelieu
+eût été devant lui; oui, je le tuerais de
+ma main s’il le fallait!
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat avait les yeux enflammés de
+colère, frappait du pied en parlant, et
+tourna le dos au Roi comme un enfant
+qui boude, s’appuyant contre l’une des
+petites colonnes de la lanterne.
+</p>
+
+<p>
+Louis, qui reculait devant toute résolution,
+et que l’irréparable épouvantait
+toujours, lui prit la main.
+</p>
+
+<p>
+O faiblesse du pouvoir! caprice du
+cœur humain! c’était par ces emportements
+enfantins, par ces défauts de l’âge,
+<span class='pagenum'><a id='Page_136' name='Page_136'>[136]</a></span>
+que ce jeune homme gouvernait un roi
+de France à l’égal du premier politique
+du temps. Ce prince croyait, et avec
+quelque apparence de raison, qu’un caractère
+si emporté devait être sincère, et
+ses colères même ne le fâchaient pas.
+Celle-ci, d’ailleurs, ne portait pas sur ces
+reproches véritables, et il lui pardonnait
+de haïr le Cardinal. L’idée même de la
+jalousie de son favori contre le ministre
+lui plaisait, parce qu’elle supposait de
+l’attachement, et qu’il ne craignait que
+son indifférence. Cinq-Mars le savait et
+avait voulu s’échapper par là, préparant
+ainsi le Roi à considérer tout ce
+qu’il avait fait comme un jeu d’enfant,
+comme la conséquence de son amitié
+pour lui; mais le danger n’était pas si
+grand; il respira quand le prince lui
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—Il ne s’agit point du Cardinal, et je
+ne l’aime pas plus que vous; mais c’est
+votre conduite scandaleuse que je vous
+reproche et que j’aurai bien de la peine
+à vous pardonner. Quoi! monsieur,
+j’apprends qu’au lieu de vous livrer aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_137' name='Page_137'>[137]</a></span>
+exercices de piété auxquels je vous ai
+habitué, quand je vous crois au <i>Salut</i>
+ou à l’<i>Angelus</i>, vous partez de Saint-Germain
+et vous allez passer une partie
+de la nuit... chez qui? oserai-je le
+dire sans péché? chez une femme perdue
+de réputation, qui ne peut avoir avec
+vous que des relations pernicieuses au
+salut de votre âme, et qui reçoit chez
+elle des esprits forts; Marion de Lorme,
+enfin! Qu’avez-vous à répondre? Parlez!
+</p>
+
+<p>
+Laissant sa main dans celle du Roi,
+mais toujours appuyé contre la colonne,
+Cinq-Mars répondit:
+</p>
+
+<p>
+—Est-on donc si coupable de quitter
+des occupations graves pour d’autres
+plus graves encore? Si je vais chez
+Marion de Lorme, c’est pour entendre la
+conversation des savants qui s’y rassemblent.
+Rien n’est plus innocent que cette
+assemblée; on y fait des lectures qui se
+prolongent quelquefois dans la nuit, il
+est vrai, mais qui ne peuvent qu’élever
+l’âme, bien loin de la corrompre. D’ailleurs
+vous ne m’avez jamais ordonné de
+vous rendre compte de tout; il y a longtemps
+<span class='pagenum'><a id='Page_138' name='Page_138'>[138]</a></span>
+que je vous l’aurais dit si vous
+l’aviez voulu.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est
+la confiance? N’en sentez-vous pas le
+besoin? C’est la première condition
+d’une amitié parfaite, comme doit être
+la nôtre, comme celle qu’il faut à mon
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+La voix de Louis était plus affectueuse,
+et le favori, le regardant par-dessus
+l’épaule, prit un air moins irrité, mais
+seulement ennuyé et résigné à l’écouter.
+</p>
+
+<p>
+—Que de fois vous m’avez trompé!
+poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous?
+ne sont-ce pas des galants et des damerets
+que vous voyez chez cette femme?
+N’y a-t-il pas d’autres courtisanes?
+</p>
+
+<p>
+—Eh! mon Dieu, non, Sire; j’y vais
+souvent avec un de mes amis, un gentilhomme
+de Touraine, nommé René
+Descartes.
+</p>
+
+<p>
+—Descartes! je connais ce nom-là;
+oui, c’est un officier qui se distingua au
+siège de la Rochelle, et qui se mêle d’écrire;
+il a une bonne réputation de
+piété, mais il est lié avec des Barreaux,
+<span class='pagenum'><a id='Page_139' name='Page_139'>[139]</a></span>
+qui est un esprit fort. Je suis sûr que
+vous trouvez là beaucoup de gens qui
+ne sont point de bonne compagnie pour
+vous; beaucoup de jeunes gens sans
+famille, sans naissance. Voyons, dites-moi,
+qu’y avez-vous vu la dernière fois?
+</p>
+
+<p>
+—Mon Dieu! je me rappelle à peine
+leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant
+les yeux en l’air; quelquefois, je ne les
+demande pas... C’était d’abord un certain
+monsieur, monsieur Groot, ou Grotius,
+un Hollandais.
+</p>
+
+<p>
+—Je sais cela, un ami de Barneveldt;
+je lui fais une pension. Je l’aimais assez,
+mais le Card... mais on m’a dit qu’il était
+religionnaire exalté...
+</p>
+
+<p>
+—Je vis aussi un Anglais, nommé
+John Milton: c’est un jeune homme qui
+vient d’Italie et retourne à Londres; il
+ne parle presque pas.
+</p>
+
+<p>
+—Inconnu, parfaitement inconnu;
+mais je suis sûr que c’est encore quelque
+religionnaire. Et les Français, qui étaient-ils?
+</p>
+
+<p>
+—Ce jeune homme qui a fait le <i>Cinna</i>,
+et qu’on a refusé trois fois à l’<i>Académie
+<span class='pagenum'><a id='Page_140' name='Page_140'>[140]</a></span>
+éminente</i>; il était fâché que du Ryer y
+fût à sa place. Il s’appelle Corneille...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit le Roi en croisant les
+bras et en le regardant d’un air de
+triomphe et de reproche, je vous le
+demande, quels sont ces gens-là? Est-ce
+dans un pareil cercle que l’on devrait
+vous voir?
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars fut interdit à cette observation
+dont souffrait son amour-propre, et
+dit en s’approchant du Roi:
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez bien raison, Sire; mais,
+pour passer une heure ou deux à entendre
+d’assez bonnes choses, cela ne peut
+pas faire de tort; d’ailleurs, il y va des
+hommes de la cour, tels que le duc de
+Bouillon, M. d’Aubijoux, le comte de
+Brion, le cardinal de La Valette, MM. de
+Montrésor, Fontrailles; et des hommes
+illustres dans les sciences, comme Mairet,
+Colletet, Desmarets, auteur de
+l’<i>Ariane</i>; Faret, Doujat, Charpentier,
+qui a écrit la belle <i>Cyropédie</i>; Giry, Bessons
+et Baro, continuateur de l’<cite>Astrée</cite>,
+tous académiciens.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! à la bonne heure, voilà des
+<span class='pagenum'><a id='Page_141' name='Page_141'>[141]</a></span>
+hommes d’un vrai mérite, reprit Louis;
+à cela il n’y a rien à dire; on ne peut
+que gagner. Ce sont des réputations
+faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons-nous,
+touchez là, enfant. Je vous
+permettrai d’y aller quelquefois, mais ne
+me trompez plus; vous voyez que je sais
+tout. Regardez ceci.
+</p>
+
+<p>
+En disant ces mots, le Roi tira d’un
+coffre de fer, placé contre le mur, d’énormes
+cahiers de papier barbouillé
+d’une écriture très fine. Sur l’un était
+écrit <i>Baradas</i>, sur l’autre, <i>d’Hautefort</i>,
+sur un troisième, <i>La Fayette</i>, et enfin
+<i>Cinq-Mars</i>. Il s’arrêta à celui-là, et poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Voyez combien de fois vous m’avez
+trompé! Ce sont des fautes continuelles
+dont j’ai tenu registre moi-même depuis
+deux ans que je vous connais; j’ai écrit
+jour par jour toutes nos conversations.
+Asseyez-vous.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’assit en soupirant, et eut
+la patience d’écouter pendant deux longues
+heures un abrégé de ce que son
+maître avait eu la patience d’écrire pendant
+<span class='pagenum'><a id='Page_142' name='Page_142'>[142]</a></span>
+deux années. Il mit plusieurs fois
+sa main devant sa bouche durant la lecture;
+ce que nous ferions tous certainement
+s’il fallait rapporter ces dialogues,
+que l’on trouva parfaitement en ordre à
+la mort du Roi, à côté de son testament.
+Nous dirons seulement qu’il finit ainsi:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, voici ce que vous avez fait
+le 7 décembre, il y a trois jours: je vous
+parlais du vol de l’émerillon et des connaissances
+de vénerie qui vous manquent;
+je vous disais, d’après la <i>Chasse royale</i>,
+ouvrage du roi Charles IX, qu’après que
+le veneur a accoutumé son chien à suivre
+une bête, il doit penser qu’il a envie de
+retourner au bois, et qu’il ne faut ni le
+lancer ni le frapper pour qu’il donne
+bien dans le trait; et que, pour apprendre
+à un chien à bien se rabattre, il ne faut
+laisser passer ni couler de faux-fuyants,
+ni nulles sentes, sans y mettre le nez.
+</p>
+
+<p>
+Voilà ce que vous m’avez répondu (et
+d’un ton d’humeur, remarquez bien
+cela): «Ma foi, Sire, donnez-moi plutôt
+des régiments à conduire que des oiseaux
+et des chiens. Je suis sûr qu’on se moquerait
+<span class='pagenum'><a id='Page_143' name='Page_143'>[143]</a></span>
+de vous et de moi si on savait
+de quoi nous nous occupons.» Et le 8...
+attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions
+vêpres ensemble dans ma chambre,
+vous avez jeté votre livre dans le feu
+avec colère, ce qui était une impiété; et
+ensuite vous m’avez dit que vous l’aviez
+laissé tomber: péché, péché mortel;
+voyez, j’ai écrit dessous: <i>Mensonge</i>, souligné.
+On ne me trompe jamais, je vous
+le disais bien.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Sire...
+</p>
+
+<p>
+—Un moment, un moment. Le soir,
+vous avez dit du Cardinal qu’il avait fait
+brûler un homme injustement et par
+haine personnelle.
+</p>
+
+<p>
+—Et je le répète, et je le soutiens, et
+je le prouverai, Sire; c’est le plus grand
+crime de cet homme que vous hésitez à
+disgracier et qui vous rend malheureux.
+J’ai tout vu, tout entendu moi-même à
+Loudun: Urbain Grandier fut assassiné
+plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque
+vous avez là ces Mémoires de votre main,
+relisez toutes les preuves que je vous en
+donnai alors.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_144' name='Page_144'>[144]</a></span>
+Louis, cherchant la page indiquée et
+remontant au voyage de Perpignan à
+Paris, lut tout ce récit avec attention en
+s’écriant:
+</p>
+
+<p>
+—Quelles horreurs! comment avais-je
+oublié tout cela? Cet homme me fascine,
+c’est certain. Tu es mon véritable
+ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon
+règne en sera taché. Il a empêché toutes
+les lettres de la Noblesse et de tous les
+notables du pays d’arriver à moi. Brûler,
+brûler vivant! sans preuves! par vengeance!
+Un homme, un peuple ont invoqué
+mon nom inutilement, une famille
+me maudit à présent! Ah! que les rois
+sont malheureux!
+</p>
+
+<p>
+Le prince en finissant jeta ses papiers
+et pleura.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, elles sont bien belles les
+larmes que vous versez, s’écria Cinq-Mars
+avec une sincère admiration: que toute
+la France n’est-elle ici avec moi! elle
+s’étonnerait à ce spectacle, qu’elle aurait
+peine à croire.
+</p>
+
+<p>
+—S’étonnerait! la France ne me connaît
+donc pas?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_145' name='Page_145'>[145]</a></span>
+—Non, Sire, dit d’Effiat avec franchise,
+personne ne vous connaît; et moi-même
+je vous accuse souvent de froideur
+et d’une indifférence générale contre tout
+le monde.
+</p>
+
+<p>
+—De froideur! quand je meurs de
+chagrin; de froideur! quand je me suis
+immolé à leurs intérêts? Ingrate nation!
+je lui ai tout sacrifié, jusqu’à l’orgueil,
+jusqu’au bonheur de la guider moi-même,
+parce que j’ai craint pour elle
+ma vie chancelante; j’ai donné mon
+sceptre à porter à un homme que je hais,
+parce que j’ai cru sa main plus forte que
+la mienne; j’ai supporté le mal qu’il me
+faisait à moi-même, en songeant qu’il
+faisait du bien à mes peuples: j’ai dévoré
+mes larmes pour tarir les leurs; et je vois
+que mon sacrifice a été plus grand même
+que je ne le croyais, car ils ne l’ont pas
+aperçu; ils m’ont cru incapable parce
+que j’étais timide, et sans force parce que
+je me défiais des miennes; mais n’importe,
+Dieu me voit et me connaît.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, montrez-vous à la France
+tel que vous êtes: reprenez votre pouvoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_146' name='Page_146'>[146]</a></span>
+usurpé; elle fera par amour pour
+vous ce que la crainte n’arrachait pas
+d’elle; revenez à la vie et remontez sur
+le trône.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, ma vie s’achève, cher
+ami; je ne suis plus capable des travaux
+du pouvoir suprême.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, cette persuasion seule
+vous ôte vos forces. Il est temps enfin
+que l’on cesse de confondre le pouvoir
+avec le crime et d’appeler leur union
+génie. Que votre voix s’élève pour annoncer
+à la terre que le règne de la vertu
+va commencer avec votre règne; et dès
+lors ces ennemis que le vice a tant de
+peine à réduire tomberont devant un
+mot sorti de votre cœur. On n’a pas encore
+calculé tout ce que la bonne foi
+d’un roi de France peut faire de son
+peuple, ce peuple que l’imagination et
+la chaleur de l’âme entraînent si vite
+vers tout ce qui est beau, et que tous les
+genres de dévouement trouvent prêt. Le
+Roi votre père nous conduisait par un
+sourire; que ne ferait pas une de vos
+larmes! Il ne s’agit que de nous parler.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_147' name='Page_147'>[147]</a></span>
+Pendant ce discours, le Roi, surpris,
+rougit souvent, toussa et donna des
+signes d’un grand embarras, comme
+toutes les fois qu’on voulait lui arracher
+une décision; il sentait aussi l’approche
+d’une conversation d’un ordre trop élevé,
+dans laquelle la timidité de son esprit
+l’empêchait de se hasarder; et, mettant
+souvent la main sur sa poitrine en fronçant
+le sourcil, comme ressentant une
+vive douleur, il essaya de se tirer par la
+maladie de la gêne de répondre; mais,
+soit emportement, soit résolution de jouer
+le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit
+sans se troubler, avec une solennité qui
+en imposait à Louis. Celui-ci, forcé dans
+ses derniers retranchements, lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Mais, Cinq-Mars, comment se défaire
+d’un ministre qui depuis dix-huit ans
+m’a entouré de ses créatures?
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas si puissant, reprit le
+Grand-Écuyer; et ses amis seront ses
+plus cruels adversaires si vous faites un
+signe de tête. Toute l’ancienne ligue des
+<i>princes de la Paix</i> existe encore, Sire,
+et ce n’est que le respect dû au choix
+<span class='pagenum'><a id='Page_148' name='Page_148'>[148]</a></span>
+de Votre Majesté qui l’empêche d’éclater.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! bon Dieu! tu peux leur dire
+qu’ils ne s’arrêtent pas pour moi; je ne
+les gêne point, ce n’est pas moi qu’on
+accusera d’être Cardinaliste. Si mon
+frère veut me donner le moyen de remplacer
+Richelieu, ce sera de tout mon
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, Sire, qu’il vous parlera
+aujourd’hui de M. le duc de Bouillon;
+tous les Royalistes le demandent.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne le hais point, dit le Roi en
+arrangeant l’oreiller de son fauteuil, je
+ne le hais point du tout, quoique un
+peu factieux. Nous sommes parents,
+sais-tu, cher ami (et il mit à cette expression
+favorite plus d’abandon qu’à l’ordinaire)?
+sais-tu qu’il descend de saint
+Louis de père en fils, par Charlotte de
+Bourbon, fille du duc de Montpensier?
+sais-tu que sept princesses du sang sont
+entrées dans sa maison, et que huit de
+la sienne, dont l’une a été reine, ont été
+mariées à des princes du sang? Oh! je
+ne le hais point du tout; je n’ai jamais
+dit cela, jamais.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_149' name='Page_149'>[149]</a></span>
+—Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec
+confiance, <span class='smcap'>Monsieur</span> et lui vous expliqueront,
+pendant la chasse, comment tout
+est préparé, quels sont les hommes que
+l’on pourra mettre à la place de ses
+créatures, quels sont les mestres-de-camp
+et les colonels sur lesquels on
+peut compter contre Fabert et tous les
+Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez
+que le ministre a bien peu de monde à
+lui. La Reine, <span class='smcap'>Monsieur</span>, la Noblesse et
+les Parlements sont de notre parti, et
+c’est une affaire faite dès que Votre Majesté
+ne s’oppose plus. On a proposé de
+faire disparaître Richelieu comme le maréchal
+d’Ancre, qui le méritait moins
+que lui.
+</p>
+
+<p>
+—Comme Concini! dit le Roi. Oh!
+non, il ne le faut pas.. je ne le veux
+vraiment pas... Il est prêtre et cardinal,
+nous serions excommuniés. Mais, s’il y
+a une autre manière, je le veux bien:
+tu peux en parler à tes amis, j’y songerai
+de mon côté.
+</p>
+
+<p>
+Une fois ce mot jeté, Louis s’abandonna
+à son ressentiment, comme s’il
+<span class='pagenum'><a id='Page_150' name='Page_150'>[150]</a></span>
+venait de le satisfaire et comme si le
+coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en
+fut fâché, parce qu’il craignait que sa
+colère, se répandant ainsi, ne fût pas
+de longue durée. Cependant il crut à
+ses dernières paroles, surtout lorsque
+après des plaintes interminables Louis
+ajouta:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, croirais-tu que depuis deux
+ans que je pleure ma mère, depuis ce
+jour où il me joua si cruellement devant
+toute ma cour en me demandant son
+rappel quand il savait sa mort, depuis
+ce jour, je ne puis obtenir qu’on la fasse
+inhumer en France avec mes pères? Il
+a exilé jusqu’à sa cendre.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment Cinq-Mars crut entendre
+du bruit sur l’escalier: le Roi rougit un
+peu.
+</p>
+
+<p>
+—Va-t-en, dit-il, va vite te préparer
+pour la chasse; tu seras à cheval près
+de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
+</p>
+
+<p>
+Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers
+l’escalier et vers l’entrée qui l’avait introduit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_151' name='Page_151'>[151]</a></span>
+Le favori sortit; mais le trouble de
+son maître ne lui était point échappé.
+</p>
+
+<p>
+Il descendait lentement et en cherchait
+la cause en lui-même, lorsqu’il crut entendre
+le bruit de deux pieds qui montaient
+la double partie de l’escalier à vis,
+tandis qu’il descendait l’autre; il s’arrêta,
+on s’arrêta; il remonta, il lui semblait
+qu’on descendait; il savait qu’on ne pouvait
+rien voir entre les jours de l’architecture,
+et se décida à sortir, impatienté
+de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu
+pouvoir se tenir à la porte d’entrée pour
+voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il
+soulevé la tapisserie qui donnait sur la
+salle des gardes, qu’une foule de courtisans
+qui l’attendait l’entoura, et l’obligea
+de s’éloigner pour donner les ordres de
+sa charge, ou de recevoir des respects,
+des confidences, des sollicitations, des
+présentations, des recommandations, des
+embrassades, et ce torrent de relations
+graduelles qui entourent un favori, et
+pour lesquelles il faut une attention présente
+et toujours soutenue, car une distraction
+peut causer de grands malheurs.
+<span class='pagenum'><a id='Page_152' name='Page_152'>[152]</a></span>
+Il oublia ainsi à peu près cette petite
+circonstance qui pouvait n’être qu’imaginaire,
+et, se livrant aux douceurs d’une
+sorte d’apothéose continuelle, monta à
+cheval dans la grande cour, servi par de
+nobles pages, et entouré des plus
+brillants gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span> arriva suivi des siens,
+et une heure ne s’était pas écoulée, que
+le Roi parut, pâle, languissant et appuyé
+sur quatre hommes. Cinq-Mars, mettant
+pied à terre, l’aida à monter dans une
+sorte de petite voiture fort basse, que
+l’on appelait <i>brouette</i>, et dont Louis XIII
+conduisait lui-même les chevaux très
+dociles et très paisibles. Les piqueurs à
+pied, aux portières, tenaient les chiens
+en laisse; au bruit du cor, des centaines
+de jeunes gens montèrent à cheval, et
+tout partit pour le rendez-vous de la
+chasse.
+</p>
+
+<p>
+C’était à une ferme nommée l’Ormage
+que le Roi l’avait fixé, et toute la cour,
+accoutumée à ses usages, se répandit
+dans les allées du parc, tandis que le
+Roi suivait lentement un sentier isolé
+<span class='pagenum'><a id='Page_153' name='Page_153'>[153]</a></span>
+ayant à sa portière le Grand-Écuyer et
+quatre personnages auxquels il avait fait
+signe de s’approcher.
+</p>
+
+<p>
+L’aspect de cette partie de plaisir était
+sinistre: l’approche de l’hiver avait fait
+tomber presque toutes les feuilles des
+grands chênes du parc, et les branches
+noires se détachaient sur un ciel gris
+comme les branches de candélabres funèbres;
+un léger brouillard semblait
+annoncer une pluie prochaine; à travers
+le bois éclairci et les tristes rameaux, on
+voyait passer lentement les pesants
+carrosses de la cour, remplis de femmes
+vêtues de noir uniformément<a name='FA_6' id='FA_6' href='#FN_6' class='fnanchor'>[6]</a>, et condamnées
+à attendre le résultat d’une
+chasse qu’elles ne voyaient pas; les
+meutes donnaient des <i>voix</i> éloignées, et
+le cor se faisait entendre quelquefois
+comme un soupir; un vent froid et
+piquant obligeait chacun à se couvrir; et
+quelques femmes, mettant sur leur visage
+un voile ou un masque de velours noir
+<span class='pagenum'><a id='Page_154' name='Page_154'>[154]</a></span>
+pour se préserver de l’air que n’arrêtaient
+pas les rideaux de leurs carrosses (car
+ils n’avaient point de glaces encore),
+semblaient porter le costume que nous
+appelons <i>domino</i>.
+</p>
+
+<p>
+Tout était languissant et triste. Seulement
+quelques groupes de jeunes gens,
+emportés par la chasse, traversaient
+comme le vent l’extrémité d’une allée en
+jetant des cris ou donnant du cor; puis
+tout retombait dans le silence, comme,
+après la fusée du feu d’artifice, le ciel
+paraît plus sombre.
+</p>
+
+<p>
+Dans un sentier parallèle à celui que
+suivait lentement le Roi, s’étaient réunis
+quelques courtisans enveloppés dans leur
+manteau. Paraissant s’occuper fort peu
+du chevreuil, ils marchaient à cheval à
+la hauteur de la brouette du Roi, et ne
+la perdaient pas de vue. Ils parlaient à
+demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bien, Fontrailles, c’est bien;
+victoire! Le Roi lui prend le bras à tout
+moment. Voyez-vous comme il lui sourit?
+Voilà M. le Grand qui descend de cheval
+et monte sur le siége à côté de lui.
+<span class='pagenum'><a id='Page_155' name='Page_155'>[155]</a></span>
+Allons, allons, le vieux matois est perdu
+cette fois!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ce n’est rien encore que cela!
+n’avez-vous pas vu comme le Roi a touché
+la main à <span class='smcap'>Monsieur</span>? Il vous a fait signe,
+Montrésor; Gondi, regardez donc.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! regardez! c’est bien aisé à dire;
+mais je n’y vois pas avec mes yeux, moi;
+je n’ai que ceux de la foi et les vôtres.
+Eh bien, qu’est-ce qu’ils font? Je voudrais
+bien ne pas avoir la vue si basse.
+Racontez-moi cela, qu’est-ce qu’ils font?
+</p>
+
+<p>
+Montrésor reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Voici le Roi qui se penche à l’oreille
+du duc de Bouillon et qui lui parle... Il
+parle encore; il gesticule, il ne cesse
+pas. Oh! il va être ministre.
+</p>
+
+<p>
+—Il sera ministre, dit Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Il sera ministre, dit le comte du
+Lude.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ce n’est pas douteux, reprit
+Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—J’espère que celui-là me donnera un
+régiment, et j’épouserai ma cousine!
+s’écria Olivier d’Entraigues d’un ton de
+page.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_156' name='Page_156'>[156]</a></span>
+L’abbé de Gondi, en ricanant et regardant
+au ciel, se mit à chanter un air
+de chasse:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Les étourneaux ont le vent bon,<br /></span>
+<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span>
+</div>
+
+<p>
+... Je crois, messieurs, que vous y
+voyez plus trouble que moi, ou qu’il se
+fait des miracles dans l’an de grâce 1642;
+car M. de Bouillon n’est pas plus près
+d’être premier ministre que moi, quand
+le Roi l’embrasserait. Il a de grandes
+qualités, mais il ne parviendra pas, parce
+qu’il est tout d’une pièce; cependant j’en
+fais grand cas pour sa vaste et sotte ville
+de Sedan; c’est un foyer, c’est un bon
+foyer pour nous.
+</p>
+
+<p>
+Montrésor et les autres étaient trop
+attentifs à tous les gestes du prince pour
+répondre, et ils continuèrent:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà M. le Grand qui prend les
+rênes des chevaux et qui conduit.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé reprit sur le même air:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Si vous conduisez ma brouette,<br /></span>
+<span class="i0">Ne versez pas, beau postillon,<br /></span>
+<span class="i0">Ton ton, ton ton, ton taine, ton ton.</span>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_157' name='Page_157'>[157]</a></span>
+—Ah! l’abbé, vos chansons me rendront
+fou! dit Fontrailles; vous avez donc
+des airs pour tous les événements de la
+vie?
+</p>
+
+<p>
+—Je vous fournirai aussi des événements
+qui iront sur tous les airs, reprit
+Gondi.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, l’air de ceux-ci me plaît,
+répondit Fontrailles plus bas; je ne serai
+pas obligé par <span class='smcap'>Monsieur</span> de porter à Madrid
+son diable de traité, et je n’en suis
+point fâché; c’est une commission assez
+scabreuse: les Pyrénées ne se passent
+point si facilement qu’il le croit, et le
+Cardinal est sur la route.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! s’écria Montrésor.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Olivier.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, quoi? ah! ah! dit Gondi;
+qu’avez-vous donc découvert de si beau?
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, pour le coup, le Roi a touché
+la main de <span class='smcap'>Monsieur</span>; Dieu soit loué, messieurs!
+Nous voilà défaits du Cardinal:
+le vieux sanglier est forcé. Qui se chargera
+de l’expédier? Il faut le jeter dans la
+mer.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_158' name='Page_158'>[158]</a></span>
+—C’est trop beau pour lui, dit Olivier;
+il faut le juger.
+</p>
+
+<p>
+—Certainement, dit l’abbé; comment
+donc! nous ne manquerons pas de chefs
+d’accusation contre un insolent qui a osé
+congédier un page; n’est-il pas vrai?
+</p>
+
+<p>
+Puis, arrêtant son cheval et laissant
+marcher Olivier et Montrésor, il se
+pencha du côté de M. du Lude, qui parlait
+à deux personnages plus sérieux, et
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—En vérité, je suis tenté de mettre
+mon valet de chambre aussi dans le secret;
+on n’a jamais vu traiter une conjuration
+aussi légèrement. Les grandes
+entreprises veulent du mystère; celle-ci
+serait admirable si l’on s’en donnait la
+peine. Notre partie est plus belle qu’aucune
+que j’aie lue dans l’histoire; il y
+aurait là de quoi renverser trois royaumes
+si l’on voulait, et les étourderies
+gâteront tout. C’est vraiment dommage;
+j’en aurais un regret mortel. Par goût,
+je suis porté à ces sortes d’affaires, et je
+suis attaché de cœur à celle-ci, qui a de
+la grandeur; vraiment, on ne peut pas le
+<span class='pagenum'><a id='Page_159' name='Page_159'>[159]</a></span>
+nier. N’est-ce pas, d’Aubijoux? n’est-il
+pas vrai, Montmort?
+</p>
+
+<p>
+Pendant ces discours, plusieurs grands
+et pesants carrosses, à six et quatre
+chevaux, suivaient la même allée à deux
+cents pas de ces messieurs; les rideaux
+étaient ouverts du côté gauche pour voir
+le Roi. Dans le premier était la Reine:
+elle était seule dans le fond, vêtue de
+noir et voilée. Sur le devant était la
+maréchale d’Effiat, et aux pieds de la
+Reine était placée la princesse Marie.
+Assise de côté, sur un tabouret, sa robe
+et ses pieds sortaient de la voiture et
+étaient appuyés sur un marchepied doré,
+car il n’y avait point de portières, comme
+nous l’avons déjà dit; elle cherchait à
+voir aussi, à travers les arbres, les gestes
+du Roi, et se penchait souvent, importunée
+du passage continuel des chevaux
+du prince Palatin et de sa suite.
+</p>
+
+<p>
+Ce prince du Nord était envoyé par le
+roi de Pologne pour négocier de grandes
+affaires en apparence, mais, au fond,
+pour préparer la duchesse de Mantoue
+à épouser le vieux roi Uladislas VI, et il
+<span class='pagenum'><a id='Page_160' name='Page_160'>[160]</a></span>
+déployait à la cour de France tout le luxe
+de la sienne, appelée alors <i>barbare</i> et
+<i>scythe</i> à Paris, et justifiait ces noms par
+des costumes étranges et orientaux. Le
+Palatin de Posnanie était fort beau, et
+portait, ainsi que les gens de sa suite,
+une barbe longue, épaisse, la tête rasée à
+la turque, et couverte d’un bonnet fourré,
+une veste courte et enrichie de diamants
+et de rubis; son cheval était peint en
+rouge et chargé de plumes. Il avait à sa
+suite une compagnie de gardes polonais
+habillés de rouge et de jaune, portant
+de grands manteaux à manches longues
+qu’ils laissaient pendre négligemment
+sur l’épaule. Les seigneurs polonais qui
+l’escortaient étaient vêtus de brocart d’or
+et d’argent, et l’on voyait flotter derrière
+leur tête rasée une seule mèche de
+cheveux qui leur donnait un aspect asiatique
+et tartare aussi inconnu de la cour
+de Louis XIII que celui des Moscovites.
+Les femmes trouvaient tout cela un peu
+sauvage et assez effrayant.
+</p>
+
+<p>
+Marie de Gonzague était importunée
+des saluts profonds et des grâces orientales
+<span class='pagenum'><a id='Page_161' name='Page_161'>[161]</a></span>
+de cet étranger et de sa suite.
+Toutes les fois qu’il passait devant elle,
+il se croyait obligé de lui adresser un
+compliment à moitié français, où il mêlait
+gauchement quelques mots d’espérance
+et de royauté. Elle ne trouva d’autre
+moyen de s’en défaire que de porter
+plusieurs fois son mouchoir à son nez
+en disant assez haut à la Reine:
+</p>
+
+<p>
+—En vérité, madame, ces messieurs
+ont une odeur sur eux qui fait mal au
+cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Il faudra bien raffermir votre cœur,
+cependant, et vous accoutumer à eux,
+répondit Anne d’Autriche, un peu sèchement.
+</p>
+
+<p>
+Puis tout à coup, craignant de l’avoir
+affligée:
+</p>
+
+<p>
+—Vous vous y accoutumerez comme
+nous, continua-t-elle avec gaieté; et vous
+savez qu’en fait d’odeurs je suis fort
+difficile. M. Mazarin m’a dit l’autre jour
+que ma punition en purgatoire serait
+d’en respirer de mauvaises et de coucher
+dans des draps de toile de Hollande.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_162' name='Page_162'>[162]</a></span>
+Malgré quelques mots enjoués, la Reine
+fut cependant fort grave, et retomba
+dans le silence. S’enfonçant dans son
+carrosse, enveloppée de sa mante, et ne
+prenant en apparence aucun intérêt à
+tout ce qui se passait autour d’elle, elle
+se laissait aller au balancement de la
+voiture. Marie, toujours occupée du Roi,
+parlait à demi-voix à la maréchale d’Effiat;
+toutes deux cherchaient à se donner
+des espérances qu’elles n’avaient
+pas, et se trompaient par amitié.
+</p>
+
+<p>
+—Madame, je vous félicite; M. le
+Grand est assis près du Roi; jamais on
+n’a été si loin, disait Marie.
+</p>
+
+<p>
+Puis elle se taisait longtemps, et la
+voiture roulait tristement sur des feuilles
+mortes et desséchées.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, je le vois avec une grande joie;
+Le Roi est si bon! répondait la maréchale.
+</p>
+
+<p>
+Et elle soupirait profondément.
+</p>
+
+<p>
+Un long et morne silence succéda encore;
+toutes deux se regardèrent et se
+trouvèrent mutuellement les yeux en
+larmes. Elles n’osèrent plus se parler, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_163' name='Page_163'>[163]</a></span>
+Marie, baissant la tête, ne vit plus que
+la terre brune et humide qui fuyait sous
+les roues. Une triste rêverie occupait son
+âme; et, quoiqu’elle eût sous les yeux
+le spectacle de la première cour de l’Europe
+aux pieds de celui qu’elle aimait,
+tout lui faisait peur, et de noirs pressentiments
+la troublaient involontairement.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup un cheval passa devant
+elle comme le vent; elle leva les yeux,
+et eut le temps de voir le visage de Cinq-Mars.
+Il ne la regardait pas; il était pâle
+comme un cadavre, et ses yeux se cachaient
+sous ses sourcils froncés et
+l’ombre de son chapeau abaissé. Elle le
+suivit du regard en tremblant; elle le
+vit s’arrêter au milieu du groupe des
+cavaliers qui précédaient les voitures, et
+qui le reçurent le chapeau bas. Un moment
+après, il s’enfonça dans un taillis
+avec l’un d’entre eux, la regarda de
+loin, et la suivit des yeux jusqu’à ce que
+la voiture fût passée; puis il lui sembla
+qu’il donnait à cet homme un rouleau
+de papiers en disparaissant dans le bois.
+Le brouillard qui tombait l’empêcha de
+<span class='pagenum'><a id='Page_164' name='Page_164'>[164]</a></span>
+le voir plus loin. C’était une de ces
+brumes si fréquentes aux bords de la
+Loire. Le soleil parut d’abord comme
+une petite lune sanglante, enveloppée
+dans un linceul déchiré, et se cacha en
+une demi-heure sous un voile si épais,
+que Marie distinguait à peine les premiers
+chevaux du carrosse, et que les
+hommes qui passaient à quelques pas
+de lui semblaient des ombres grisâtres.
+Cette vapeur glacée devint une pluie pénétrante
+et en même temps un nuage
+d’une odeur fétide. La Reine fit asseoir
+la belle princesse près d’elle et voulut
+rentrer; on retourna vers Chambord en
+silence et au pas. Bientôt on entendit
+les cors qui sonnaient le retour et rappelaient
+les meutes égarées; des chasseurs
+passèrent rapidement près de la
+voiture, cherchant leur chemin dans le
+brouillard et s’appelant à haute voix.
+Marie ne voyait souvent que la tête d’un
+cheval ou un corps sombre sortant de la
+triste vapeur des bois, et cherchait en
+vain à distinguer quelques paroles.
+Cependant son cœur battit; on appelait
+<span class='pagenum'><a id='Page_165' name='Page_165'>[165]</a></span>
+M. de Cinq-Mars. <i>Le Roi demande M. le
+Grand</i>, répétait-on; <i>où peut être allé
+M. le Grand-Écuyer?</i> Une voix dit en
+passant près d’elle: <i>Il s’est perdu tout à
+l’heure</i>. Et ces paroles bien simples la
+firent frissonner, car son esprit affligé leur
+donnait un sens terrible. Cette pensée
+la suivit jusqu’au château et dans ses
+appartements, où elle courut s’enfermer.
+Bientôt elle entendit le bruit de la rentrée
+du Roi et de <span class='smcap'>Monsieur</span>, puis, dans la forêt,
+quelques coups de fusil dont on ne voyait
+pas la lumière. Elle regardait en vain aux
+étroits vitraux; ils semblaient tendus au
+dehors d’un drap blanc qui ôtait le jour.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à l’extrémité de la forêt,
+vers Montfrault, s’étaient égarés deux
+cavaliers; fatigués de chercher la route
+du château dans la monotone similitude
+des arbres et des sentiers, ils allaient
+s’arrêter près d’un étang, lorsque huit
+ou dix hommes environ, sortant des
+taillis, se jetèrent sur eux, et, avant qu’ils
+eussent le temps de s’armer, se pendirent
+à leurs jambes, à leurs bras et à
+la bride de leurs chevaux, de manière à
+<span class='pagenum'><a id='Page_166' name='Page_166'>[166]</a></span>
+les tenir immobiles. En même temps une
+voix rauque, partant du brouillard, s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Etes-vous Royalistes ou Cardinalistes?
+Criez: Vive le Grand! ou vous êtes
+morts.
+</p>
+
+<p>
+—Vils coquins! répondit le premier
+cavalier en cherchant à ouvrir les fontes
+de ses pistolets, je vous ferai pendre
+pour abuser de mon nom!
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Dios el Senor!</i> cria la même voix.
+</p>
+
+<p>
+Aussitôt tous ces hommes lâchèrent
+leur proie et s’enfuirent dans les bois;
+un éclat de rire sauvage retentit, et un
+homme seul s’approcha de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="es" xml:lang="es">Amigo</i>, ne me reconnaissez-vous
+pas? C’est une plaisanterie de Jacques,
+le capitaine espagnol.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles se rapprocha et dit tout
+bas au Grand-Écuyer:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, voilà un gaillard entreprenant;
+je vous conseille de l’employer;
+il ne faut rien négliger.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi, reprit Jacques de Laubardemont,
+et parlons vite. Je ne suis
+pas un faiseur de phrases comme mon
+<span class='pagenum'><a id='Page_167' name='Page_167'>[167]</a></span>
+père, moi. Je me souviens que vous m’avez
+rendu quelques bons offices, et dernièrement
+encore vous m’avez été utile,
+comme vous l’êtes toujours, sans le savoir;
+car j’ai un peu réparé ma fortune
+dans vos petites émeutes. Si vous voulez,
+je puis vous rendre un important
+service: je commande quelques braves.
+</p>
+
+<p>
+—Quel service? dit Cinq-Mars; nous
+verrons.
+</p>
+
+<p>
+—Je commence par un avis. Ce matin,
+pendant que vous descendiez de
+chez le Roi par un côté de l’escalier, le
+père Joseph y montait par l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! voilà donc le secret de son
+changement subit et inexplicable! Se
+peut-il? un Roi de France! et il nous a
+laissés lui confier tous nos projets!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! voilà tout! vous ne me
+dites rien? Vous savez que j’ai une vieille
+affaire à démêler avec le capucin.
+</p>
+
+<p>
+—Que m’importe?
+</p>
+
+<p>
+Et il baissa la tête, absorbé dans une
+rêverie profonde.
+</p>
+
+<p>
+—Cela vous importe beaucoup, puisque,
+si vous dites un mot, je vous déferai
+<span class='pagenum'><a id='Page_168' name='Page_168'>[168]</a></span>
+de lui avant trente-six heures d’ici, quoiqu’il
+soit à présent bien près de Paris.
+Nous pourrions y ajouter le Cardinal, si
+l’on voulait.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi: je ne veux point de
+poignards, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! oui, je vous comprends, reprit
+Jacques, vous avez raison: vous aimez
+mieux qu’on le dépêche à coups d’épée.
+C’est juste, il en vaut la peine, on doit
+cela au rang. Il convient mieux que ce
+soient des grands seigneurs qui s’en
+chargent, et que celui qui l’expédiera
+soit en passe d’être maréchal. Moi je suis
+sans prétention; il ne faut pas avoir trop
+d’orgueil, quelque mérite qu’on puisse
+avoir dans sa profession: je ne dois pas
+toucher au Cardinal, c’est un morceau
+de Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Ni à d’autres, dit le Grand-Écuyer.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! laissez-nous le capucin, reprit
+en insistant le capitaine Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Si vous refusez cette offre, vous
+avez tort, dit Fontrailles; on n’en fait
+pas d’autres tous les jours. Vitry a commencé
+sur Concini, et on l’a fait maréchal.
+<span class='pagenum'><a id='Page_169' name='Page_169'>[169]</a></span>
+Nous voyons des gens fort bien en
+cour qui ont tué leurs ennemis de leur
+propre main dans les rues de Paris, et
+vous hésitez à vous défaire d’un misérable?
+Richelieu a bien ses coquins, il
+faut que vous ayez les vôtres; je ne conçois
+pas vos scrupules.
+</p>
+
+<p>
+—Ne le tourmentez pas, lui dit Jacques
+brusquement; je connais cela, j’ai
+pensé comme lui étant enfant, avant de
+raisonner. Je n’aurais pas tué seulement
+un moine; mais je vais lui parler, moi.
+</p>
+
+<p>
+Puis, se tournant du côté de Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez: quand on conspire, c’est
+qu’on veut la mort ou tout au moins la
+perte de quelqu’un... Hein?
+</p>
+
+<p>
+Et il fit une pause.
+</p>
+
+<p>
+—Or, dans ce cas-là, on est brouillé
+avec le bon Dieu et d’accord avec le diable...
+Hein?
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Secundo</i>, comme on dit à la Sorbonne,
+il n’en coûte pas plus, quand on
+est damné, de l’être pour beaucoup que
+pour peu... Hein?
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Ergo</i>, il est indifférent d’en tuer mille
+<span class='pagenum'><a id='Page_170' name='Page_170'>[170]</a></span>
+ou d’en tuer un. Je vous défie de répondre
+à cela.
+</p>
+
+<p>
+—On ne peut pas mieux dire, docteur
+en estoc, répondit Fontrailles en riant à
+demi, et je vois que vous serez un bon
+compagnon de voyage. Je vous mène
+avec moi en Espagne, si vous voulez.
+</p>
+
+<p>
+—Je sais bien que vous y allez porter
+le traité, reprit Jacques, et je vous conduirai
+dans les Pyrénées par des chemins
+inconnus aux hommes; mais je
+n’en aurai pas moins un chagrin mortel
+de n’avoir pas tordu le cou, avant de
+partir, à ce vieux bouc que nous laissons
+en arrière, comme un cavalier au milieu
+d’un jeu d’échecs. Encore une fois, monseigneur,
+continua t-il d’un air de componction
+en s’adressant de nouveau à
+Cinq-Mars, si vous avez de la religion,
+ne vous y refusez plus; et souvenez-vous
+des paroles de nos pères théologiens,
+Hurtado de Mendoza et Sanchez, qui ont
+prouvé qu’on peut tuer en cachette son
+ennemi, puisque l’on évite par ce moyen
+deux péchés: celui d’exposer sa vie, et
+celui de se battre en duel. C’est d’après
+<span class='pagenum'><a id='Page_171' name='Page_171'>[171]</a></span>
+ce grand principe consolateur que j’ai
+toujours agi.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, laissez-moi, dit encore
+Cinq-Mars d’une voix étouffée par la fureur;
+je pense à d’autres choses.
+</p>
+
+<p>
+—A quoi de plus important? dit Fontrailles;
+cela peut être d’un grand poids
+dans la balance de nos destins.
+</p>
+
+<p>
+—Je cherche combien y pèse le cœur
+d’un Roi, reprit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Vous m’épouvantez moi-même, répondit
+le gentilhomme; nous n’en demandons
+pas tant.
+</p>
+
+<p>
+—Je n’en dis pas tant non plus que
+vous croyez, monsieur, continua d’Effiat
+d’une voix sévère; ils se plaignent quand
+un sujet les trahit: c’est à quoi je songe.
+Eh bien, la guerre! la guerre! Guerres
+civiles, guerres étrangères, que vos fureurs
+s’allument! puisque je tiens la
+flamme, je vais l’attacher aux mines.
+Périsse l’État, périssent vingt royaumes
+s’il le faut! il ne doit pas arriver des
+malheurs ordinaires lorsque le Roi trahit
+le sujet. Écoutez-moi.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_172' name='Page_172'>[172]</a></span>
+Et il emmena Fontrailles à quelques
+pas.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous avais chargé que de préparer
+notre retraite et nos secours en cas
+d’abandon de la part du Roi. Tout à
+l’heure je l’avais pressenti à cause de
+ses amitiés forcées, et je m’étais décidé
+à vous faire partir, parce qu’il a fini sa
+conversation par nous annoncer son départ
+pour Perpignan. Je craignais Narbonne;
+je vois à présent qu’il y va se
+rendre comme prisonnier au Cardinal.
+Partez, et partez sur-le-champ. J’ajoute
+aux lettres que je vous ai données le
+traité que voici; il est sous des noms
+supposés, mais voici la contre-lettre;
+elle est signée de <span class='smcap'>Monsieur</span>, du duc de
+Bouillon et de moi. Le comte-duc d’Olivarès
+ne désire que cela. Voici encore
+des <i>blancs</i> du duc d’Orléans que vous
+remplirez comme vous le voudrez. Partez,
+dans un mois je vous attends à Perpignan,
+et je ferai ouvrir Sedan aux dix-sept
+mille Espagnols sortis de Flandre.
+</p>
+
+<p>
+Puis marchant vers l’aventurier qui
+l’attendait:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_173' name='Page_173'>[173]</a></span>
+—Pour vous, mon brave, puisque
+vous voulez faire le <i>capitan</i>, je vous
+charge d’escorter ce gentilhomme jusqu’à
+Madrid; vous en serez récompensé
+largement.
+</p>
+
+<p>
+Jacques, frisant sa moustache, lui répondit:
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’êtes pas dégoûté en m’employant!
+vous faites preuve de tact et
+de bon goût. Savez-vous que la grande
+reine Christine de Suède m’a fait demander,
+et voulait m’avoir près d’elle en qualité
+d’homme de confiance! Elle a été
+élevée au son du canon par le <i>Lion du
+Nord</i>, Gustave Adolphe, son père. Elle
+aime l’odeur de la poudre et les hommes
+courageux: mais je n’ai pas voulu la
+servir parce qu’elle est huguenote et que
+j’ai de certains principes, moi, dont je
+ne m’écarte pas. Ainsi, par exemple, je
+vous jure ici, par saint Jacques, de faire
+passer monsieur par les ports des Pyrénées
+à Oloron aussi sûrement que dans
+ces bois, et de le défendre contre le diable
+s’il le faut, ainsi que vos papiers, que
+nous vous rapporterons sans une tache
+<span class='pagenum'><a id='Page_174' name='Page_174'>[174]</a></span>
+ni une déchirure. Pour les récompenses,
+je n’en veux point; je les trouve toujours
+dans l’action même. D’ailleurs, je ne reçois
+jamais d’argent, car je suis gentilhomme.
+Les Laubardemont sont très
+anciens et très bons.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu donc, noble homme, dit Cinq-Mars,
+partez.
+</p>
+
+<p>
+Après avoir serré la main à Fontrailles,
+il s’enfonça en gémissant dans les bois
+pour retourner au château de Chambord.
+</p>
+
+<h2 id="chap_20">
+CHAPITRE XX
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA LECTURE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Les circonstances dévoilent pour ainsi
+dire la royauté du génie, dernière ressource
+des peuples éteints. Les grands
+écrivains... ces rois qui n’en ont pas le
+nom, mais qui règnent véritablement
+par la force du caractère et la grandeur
+des pensées, sont élus par les événements
+auxquels ils doivent commander.
+Sans ancêtres et sans postérité, seuls
+de leur race, leur mission remplie, ils
+disparaissent en laissant à l’avenir des
+ordres qu’il exécutera fidèlement.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>F. de Lamennais.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+A peu de temps de là, un soir, au
+coin de la place Royale, près d’une
+petite maison assez jolie, on vit s’arrêter
+beaucoup de carrosses et s’ouvrir souvent
+une petite porte où l’on montait
+par trois degrés de pierre. Les voisins
+se mirent plusieurs fois à leurs fenêtres
+pour se plaindre du bruit qui se faisait
+<span class='pagenum'><a id='Page_176' name='Page_176'>[176]</a></span>
+encore à cette heure de la nuit, malgré
+la crainte des voleurs, et les gens du
+guet s’étonnèrent et s’arrêtèrent souvent,
+ne se retirant que lorsqu’ils voyaient
+auprès de chaque voiture dix ou douze
+valets de pied, armés de bâtons et portant
+des torches. Un jeune gentilhomme,
+suivi de trois laquais, entra en demandant
+mademoiselle de Lorme; il portait
+une longue rapière ornée de rubans roses;
+d’énormes nœuds de la même couleur,
+placés sur ses souliers à talons hauts,
+cachaient presque entièrement ses pieds,
+qu’il tournait fort en dehors, selon la
+mode. Il retroussait souvent une petite
+moustache frisée, et peignait avant d’entrer,
+sa barbe légère et pointue. Ce ne
+fut qu’un cri lorsqu’on l’annonça.
+</p>
+
+<p>
+—Enfin le voilà donc! s’écria une
+voix jeune et éclatante; il s’est bien fait
+attendre, cet aimable des Barreaux.
+Allons, vite un siège; placez-vous près
+de cette table, et lisez.
+</p>
+
+<p>
+Celle qui parlait était une femme de
+vingt-quatre ans environ, grande, belle,
+malgré des cheveux noirs très crépus et
+<span class='pagenum'><a id='Page_177' name='Page_177'>[177]</a></span>
+un teint olivâtre. Elle avait dans les
+manières quelque chose de mâle qu’elle
+semblait tenir de son cercle, composé
+d’hommes uniquement; elle leur prenait
+le bras assez brusquement en parlant
+avec une liberté qu’elle leur communiquait.
+Ses propos étaient animés plutôt
+qu’enjoués; souvent ils excitaient le rire
+autour d’elle, mais c’était à force d’esprit
+qu’elle faisait de la gaieté (si l’on peut
+s’exprimer ainsi); car sa figure, toute
+passionnée qu’elle était, semblait incapable
+de se ployer au sourire; et ses
+yeux grands et bleus, sous des cheveux
+de jais, lui donnaient d’abord un aspect
+étrange.
+</p>
+
+<p>
+Des Barreaux lui baisa la main d’un air
+galant et cavalier; puis il fit avec elle, en
+lui parlant toujours, le tour d’un salon
+assez grand où étaient assemblés trente
+personnages à peu près; les uns assis sur
+de grands fauteuils, les autres debout sous
+la voûte de l’immense cheminée, d’autres
+causant dans l’embrasure des croisées,
+sous de larges tapisseries. Les uns
+étaient des hommes obscurs, fort illustres
+<span class='pagenum'><a id='Page_178' name='Page_178'>[178]</a></span>
+à présent; les autres, des hommes
+illustres, fort obscurs pour nous, postérité.
+Ainsi, parmi ces derniers, il salua
+profondément MM. d’Aubijoux, de Brion,
+de Montmort, et d’autres gentilshommes
+très brillants, qui se trouvaient là pour
+juger; serra la main tendrement et avec
+estime à MM. de Monteruel, de Sirmond,
+de Malleville, Baro, Gombauld, et d’autres
+savants, presque tous appelés grands
+hommes dans les annales de l’Académie,
+dont ils étaient fondateurs, et nommée
+elle-même alors tantôt l’<i>Académie des
+beaux esprits</i>, tantôt l’<i>Académie éminente</i>.
+Mais M. des Barreaux fit à peine un signe
+de tête protecteur au jeune Corneille,
+qui parlait dans un coin avec un étranger
+et un adolescent qu’il présentait à la
+maîtresse de la maison sous le nom de
+M. Poquelin, fils du valet de chambre
+tapissier du Roi. L’un était Molière, et
+l’autre Milton<a name='FA_7' id='FA_7' href='#FN_7' class='fnanchor'>[7]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_179' name='Page_179'>[179]</a></span>
+Avant la lecture que l’on attendait du
+jeune sybarite, une grande contestation
+s’éleva entre lui et d’autres poètes ou
+prosateurs du temps; ils parlaient entre
+eux avec beaucoup de facilité, échangeant
+de vives répliques, un langage
+inconcevable pour un honnête homme
+qui fût tombé tout à coup parmi eux
+sans être initié, se serrant vivement la
+main avec d’affectueux compliments et
+des allusions sans nombre à leurs ouvrages.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! vous voilà donc, illustre Baro!
+s’écria le nouveau venu; j’ai lu votre
+dernier sixain. Ah! quel sixain! comme
+il est poussé dans le galant et le tendre!
+</p>
+
+<p>
+—Que dites-vous du Tendre? interrompit
+Marion de Lorme. Avez-vous jamais
+connu ce pays? Vous vous êtes
+arrêté au village de Grand-Esprit et à
+celui de Jolis-Vers, mais vous n’avez pas
+été plus loin. Si monsieur le gouverneur
+de Notre-Dame de la Garde veut
+nous montrer sa nouvelle carte, je vous
+dirai où vous en êtes.
+</p>
+
+<p>
+Scudéry se leva d’un air fanfaron et
+<span class='pagenum'><a id='Page_180' name='Page_180'>[180]</a></span>
+pédantesque, et, déroulant sur la table
+une sorte de carte géographique ornée
+de rubans bleus, il démontra lui-même
+les lignes d’encre rose qu’il y avait
+tracées.
+</p>
+
+<p>
+—Voici le plus beau morceau de la
+<cite>Clélie</cite>, dit-il; on trouve généralement
+cette carte fort galante, mais ce n’est
+qu’un simple enjouement de l’esprit,
+pour plaire à notre petite <i>cabale</i> littéraire.
+Cependant, comme il y a d’étranges
+personnes par le monde, j’appréhende
+que tous ceux qui la verront
+n’aient pas l’esprit assez bien tourné
+pour l’entendre. Ceci est le chemin que
+l’on doit suivre pour aller de <i>Nouvelle
+Amitié</i> à <i>Tendre</i>; et remarquez, messieurs,
+que comme on dit Cumes sur la mer
+d’Ionie, Cumes sur la mer Tyrrhène, on
+dira <i>Tendre-sur-Inclination</i>, <i>Tendre-sur-Estime</i>
+et <i>Tendre-sur-Reconnaissance</i>. Il
+faudra commencer par habiter les villages
+de <i>Grand-Cœur</i>, <i>Générosité</i>, <i>Exactitude</i>,
+<i>Petits-Soins</i>, <i>Billet-Galant</i>, puis <i>Billet-Doux</i>!...
+</p>
+
+<p>
+—Oh! c’est du dernier ingénieux!
+<span class='pagenum'><a id='Page_181' name='Page_181'>[181]</a></span>
+criaient Vaugelas, Colletet et tous les
+autres.
+</p>
+
+<p>
+—Et remarquez, poursuivait l’auteur,
+enflé de ce succès, qu’il faut passer par
+<i>Complaisance</i> et <i>Sensibilité</i>, et que, si
+l’on ne prend cette route, on court le
+risque de s’égarer jusqu’à <i>Tiédeur</i>,
+<i>Oubli</i>, et l’on tombe dans le lac d’<i>Indifférence</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Délicieux! délicieux! galant <i>au suprême</i>!
+s’écriaient tous les auditeurs. On
+n’a pas plus de génie!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, madame, reprenait Scudéry,
+je le déclare chez vous: cet ouvrage,
+imprimé sous mon nom, est de
+ma sœur; c’est elle qui a traduit <i>Sapho</i>
+d’une manière si agréable. Et, sans en
+être prié, il déclama d’un ton emphatique
+des vers qui finissaient par ceux-ci:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">L’amour est un mal agréable<a name='FA_8' id='FA_8' href='#FN_8' class='fnanchor'>[8]</a><br /></span>
+<span class="i0">Dont mon cœur ne saurait guérir;<br /></span>
+<span class="i0">Mais quand il serait guérissable,<br /></span>
+<span class="i0">Il est bien plus doux d’en mourir.</span>
+</div>
+
+<p>
+—Comment! cette Grecque avait tant
+<span class='pagenum'><a id='Page_182' name='Page_182'>[182]</a></span>
+d’esprit que cela? Je ne puis le croire!
+s’écria Marion de Lorme; combien M<sup>lle</sup>
+de Scudéry lui était supérieure! Cette
+idée lui appartient; qu’elle les mette
+dans <cite>Clélie</cite>, je vous en prie, ces vers
+charmants; que cela figurera bien dans
+cette histoire romaine!
+</p>
+
+<p>
+—A merveille! c’est parfait, dirent
+tous les savants: Horace, Arunce et
+l’aimable Porsenna sont des amants si
+galants!
+</p>
+
+<p>
+Ils étaient tous penchés sur la carte
+de Tendre, et leurs doigts se croisaient
+et se heurtaient en suivant tous les
+détours des fleuves amoureux. Le jeune
+Poquelin osa élever une voix timide et
+son regard mélancolique et fin, et leur
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—A quoi cela sert-il? est-ce à donner
+du bonheur ou du plaisir? Monsieur ne
+me semble pas bien heureux, et je ne
+me sens pas bien gai.
+</p>
+
+<p>
+Il n’obtint pour réponse que des regards
+de dédain, et se consola en méditant
+<i>les Précieuses ridicules</i>.
+</p>
+
+<p>
+Des Barreaux se préparait à lire un
+<span class='pagenum'><a id='Page_183' name='Page_183'>[183]</a></span>
+sonnet pieux qu’il s’accusait d’avoir fait
+dans sa maladie; il paraissait honteux
+d’avoir songé un moment à Dieu en
+voyant le tonnerre, et rougissait de cette
+faiblesse; la maîtresse de la maison
+l’arrêta:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est pas temps encore de dire
+vos beaux vers; vous seriez interrompu;
+nous attendons M. le Grand-Écuyer et
+d’autres gentilshommes; ce serait un
+meurtre que de laisser parler un grand
+esprit pendant ce bruit et ces dérangements.
+Mais voici un jeune Anglais qui
+vient de voyager en Italie et retourne à
+Londres. On m’a dit qu’il composait un
+poëme, je ne sais lequel; il va nous en
+dire quelques vers. Beaucoup de ces
+messieurs de la Compagnie Eminente
+savent l’anglais; et, pour les autres, il
+a fait traduire, par un ancien secrétaire
+du duc de Buckingham, les passages
+qu’il nous lira, et en voici des copies
+en français sur cette table.
+</p>
+
+<p>
+En parlant ainsi, elle les prit et les
+distribua à tous ses érudits. On s’assit,
+et l’on fit silence. Il fallut quelque temps
+<span class='pagenum'><a id='Page_184' name='Page_184'>[184]</a></span>
+pour décider le jeune étranger à parler
+et à quitter l’embrasure de la croisée,
+où il semblait s’entendre fort bien avec
+Corneille. Il s’avança enfin jusqu’au fauteuil
+placé près de la table; il semblait
+d’une santé faible, et tomba sur ce siège
+plutôt qu’il ne s’y assit. Il appuya son
+coude sur la table, et de sa main couvrit
+ses yeux grands et beaux, mais à demi
+fermés et rougis par des veilles ou des
+larmes. Il dit ses fragments de mémoire;
+ses auditeurs défiants le regardaient d’un
+air de hauteur ou du moins de protection;
+d’autres parcouraient nonchalamment
+la traduction de ses vers.
+</p>
+
+<p>
+Sa voix, d’abord étouffée, s’épura par
+le cours même de son harmonieux récit;
+le souffle de l’inspiration poétique l’enleva
+bientôt à lui-même, et son regard,
+élevé au ciel, devint sublime comme celui
+du jeune évangéliste qu’inventa Raphaël,
+car la lumière s’y réfléchissait encore.
+Il annonça dans ses vers la première désobéissance
+de l’homme, et invoqua le
+Saint-Esprit, qui préfère à tous les temples
+un cœur simple et pur, qui sait
+<span class='pagenum'><a id='Page_185' name='Page_185'>[185]</a></span>
+tout, et qui assistait à la naissance du
+Temps.
+</p>
+
+<p>
+Un profond silence accueillit ce début,
+et un léger murmure s’éleva après la
+dernière pensée. Il n’entendait pas, il ne
+voyait qu’à travers un nuage, il était
+dans le monde de sa création; il poursuivit.
+</p>
+
+<p>
+Il dit l’esprit infernal attaché dans un
+feu vengeur par des chaînes de diamants;
+le Temps partageant neuf fois le jour et
+la nuit aux mortels pendant sa chute;
+l’obscurité visible des prisons éternelles
+et l’océan flamboyant où flottaient les
+anges déchus; sa voix tonnante commença
+le discours du prince des démons:
+«Es-tu, disait-il, es-tu celui qu’entourait
+une lumière éblouissante dans les
+royaumes fortunés du jour? Oh! combien
+tu es déchu!... Viens avec moi... Et
+qu’importe ce champ de nos célestes batailles?
+tout est-il perdu? Une indomptable
+volonté, l’esprit immuable de la
+vengeance, une haine mortelle, un courage
+qui ne sera jamais ployé, conserver
+cela, n’est-ce pas une victoire?»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_186' name='Page_186'>[186]</a></span>
+Ici un laquais annonça d’une voix éclatante
+MM. de Montrésor et d’Entraigues.
+Ils saluèrent, parlèrent, dérangèrent les
+fauteuils, et s’établirent enfin. Les auditeurs
+en profitèrent pour entamer dix
+conversations particulières; on n’y entendait
+guère que des paroles de blâme
+et des reproches de mauvais goût; quelques
+hommes d’esprit, engourdis par la
+routine, s’écriaient qu’ils ne comprenaient
+pas, que c’était au-dessus de leur
+intelligence (ne croyant pas dire si vrai),
+et par cette fausse humilité s’attiraient
+un compliment, et au poëte une injure:
+double avantage. Quelques voix prononcèrent
+même le mot de <i>profanation</i>.
+</p>
+
+<p>
+Le poëte, interrompu, mit sa tête dans
+ses deux mains et ses coudes sur la
+table pour ne pas entendre tout ce bruit
+de politesses et de critiques. Trois
+hommes seuls se rapprochèrent de lui:
+c’étaient un officier, Poquelin et Corneille;
+celui-ci dit à l’oreille de Milton:
+</p>
+
+<p>
+—Changez de tableau, je vous le
+conseille; vos auditeurs ne sont pas à la
+hauteur de celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_187' name='Page_187'>[187]</a></span>
+L’officier serra la main du poëte anglais,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous admire de toute la puissance
+de mon âme.
+</p>
+
+<p>
+L’Anglais, étonné, le regarda et vit un
+visage spirituel, passionné et malade.
+</p>
+
+<p>
+Il lui fit un signe de tête, et chercha
+à se recueillir pour continuer. Sa voix
+reprit une expression très douce à l’oreille
+et un accent paisible; il parlait du bonheur
+chaste des deux plus belles créatures;
+il peignit leur majestueuse nudité,
+la candeur et l’autorité de leur regard,
+puis leur marche au milieu des tigres et
+des lions qui se jouaient encore à leurs
+pieds; il dit aussi la pureté de leur prière
+matinale, leurs sourires enchanteurs, les
+folâtres abandons de leur jeunesse et
+l’amour de leurs propos si douloureux
+au prince des démons.
+</p>
+
+<p>
+De douces larmes bien involontaires
+coulaient des yeux de la belle Marion
+de Lorme: la nature avait saisi son
+cœur malgré son esprit; la poésie la remplit
+de pensées graves et religieuses
+dont l’enivrement des plaisirs l’avait toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_188' name='Page_188'>[188]</a></span>
+détournée, l’idée de l’amour dans
+la vertu lui apparut pour la première
+fois avec toute sa beauté, et elle demeura
+comme frappée d’une baguette magique
+et changée en une pâle et belle statue.
+</p>
+
+<p>
+Corneille, son jeune ami et l’officier
+étaient pleins d’une silencieuse admiration
+qu’ils n’osaient exprimer, car des
+voix assez élevées couvrirent celle du
+poëte surpris.
+</p>
+
+<p>
+—On n’y tient pas! s’écriait des
+Barreaux: c’est d’un fade à faire mal au
+cœur!
+</p>
+
+<p>
+—Et quelle absence de gracieux, de
+galant et de belle flamme! disait froidement
+Scudéry.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas là notre immortel
+d’Urfé! disait Baro le continuateur.
+</p>
+
+<p>
+—Où est l’<i>Ariane</i>? où est l’<i>Astrée</i>?
+s’écriait en gémissant Godeau l’annotateur.
+</p>
+
+<p>
+Toute l’assemblée se soulevait ainsi
+avec d’obligeantes remarques, mais faites
+de manière à n’être entendues du poëte
+que comme un murmure dont le sens
+était incertain pour lui; il comprit pourtant
+<span class='pagenum'><a id='Page_189' name='Page_189'>[189]</a></span>
+qu’il ne produisait pas d’enthousiasme,
+et se recueillit avant de toucher
+une autre corde de sa lyre.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment on annonça le conseiller
+de Thou, qui, saluant modestement, se
+glissa en silence derrière l’auteur, près
+de Corneille, de Poquelin et du jeune
+officier. Milton reprit ses chants.
+</p>
+
+<p>
+Il raconta l’arrivée d’un hôte céleste
+dans les jardins d’Éden, comme une
+seconde aurore au milieu du jour; secouant
+les plumes de ses ailes divines,
+il remplissait les airs d’une odeur ineffable,
+et venait révéler à l’homme l’histoire
+des cieux; la révolte de Lucifer revêtu
+d’une armure de diamant, élevé sur
+un char brillant comme le soleil, gardé
+par d’étincelants chérubins, et marchant
+contre l’Éternel. Mais Emmanuel paraît
+sur le char vivant du Seigneur, et les
+deux mille tonnerres de sa main droite
+roulent jusqu’à l’enfer, avec un bruit
+épouvantable, l’armée maudite confondue
+sous les immenses décombres du
+ciel démantelé.
+</p>
+
+<p>
+Cette fois on se leva, et tout fut interrompu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_190' name='Page_190'>[190]</a></span>
+car les scrupules religieux étaient
+venus se liguer avec le faux goût; on
+n’entendait que des exclamations qui
+obligèrent la maîtresse de la maison à
+se lever aussi pour s’efforcer de les
+cacher à l’auteur. Ce ne fut pas difficile,
+car il était tout entier absorbé par la
+hauteur de ses pensées; son génie n’avait
+plus rien de commun avec la terre dans
+ce moment; et, quand il rouvrit ses
+yeux sur ceux qui l’entouraient, il trouva
+près de lui quatre admirateurs dont la
+voix se fit mieux entendre que celle de
+l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Corneille lui dit cependant:
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez-moi. Si vous voulez la
+gloire présente, ne l’espérez pas d’un
+aussi bel ouvrage. La poésie pure est
+sentie par bien peu d’âmes; il faut, pour
+le vulgaire des hommes, qu’elle s’allie
+à l’intérêt presque physique du drame.
+J’avais été tenté de faire un poëme de
+<cite>Polyeucte</cite>; mais je couperai ce sujet:
+j’en retrancherai les cieux, et ce ne sera
+qu’une tragédie.
+</p>
+
+<p>
+—Que m’importe la gloire du moment!
+<span class='pagenum'><a id='Page_191' name='Page_191'>[191]</a></span>
+répondit Milton; je ne songe point
+au succès: je chante parce que je me
+sens poëte; je vais où l’inspiration
+m’entraîne; ce qu’elle produit est toujours
+bien. Quand on ne devrait lire ces
+vers que cent ans après ma mort, je les
+ferais toujours.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! moi, je les admire avant qu’ils
+ne soient écrits, dit le jeune officier; j’y
+vois le Dieu dont j’ai trouvé l’image
+innée dans mon cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Qui me parle donc d’une manière
+si affable? dit le poëte.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis René Descartes, reprit doucement
+le militaire.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! monsieur! s’écria de Thou,
+seriez-vous assez heureux pour appartenir
+à l’auteur des <i>Principes</i>?
+</p>
+
+<p>
+—J’en suis l’auteur, dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—Vous, monsieur! mais... cependant...
+pardonnez-moi... mais... n’êtes-vous
+pas homme d’épée? dit le conseiller
+rempli d’étonnement.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! monsieur, qu’a de commun la
+pensée avec l’habit du corps? Oui, je
+porte l’épée, et j’étais au siège de La
+<span class='pagenum'><a id='Page_192' name='Page_192'>[192]</a></span>
+Rochelle; j’aime la profession des armes,
+parce qu’elle soutient l’âme dans une
+région d’idées nobles par le sentiment
+continuel du sacrifice de la vie; cependant
+elle n’occupe pas tout un homme;
+on ne peut pas y appliquer ses pensées
+continuellement: la paix les assoupit.
+D’ailleurs on a aussi à craindre de les
+voir interrompues par un coup obscur
+ou un accident ridicule et intempestif;
+et si l’homme est tué au milieu de l’exécution
+de son plan, la postérité conserve
+de lui l’idée qu’il n’en avait pas, ou en
+avait conçu un mauvais; et c’est désespérant.
+</p>
+
+<p>
+De Thou sourit de plaisir en entendant
+ce langage simple de l’homme
+supérieur, celui qu’il aimait le mieux
+après le langage du cœur; il serra la
+main du jeune sage de la Touraine, et
+l’entraîna dans un cabinet voisin avec
+Corneille, Milton et Molière, et là ils
+eurent de ces conversations qui font
+regarder comme perdu le temps qui les
+précéda et le temps qui doit les suivre.
+</p>
+
+<p>
+Il y avait deux heures qu’ils s’enchantaient
+<span class='pagenum'><a id='Page_193' name='Page_193'>[193]</a></span>
+de leurs discours, lorsque le bruit
+de la musique, des guitares et des flûtes,
+qui jouaient des menuets, des sarabandes,
+des allemandes et des danses
+espagnoles que la jeune Reine avait
+mises à la mode, le passage continuel
+des groupes de jeunes femmes et leurs
+éclats de rire, tout annonça qu’un bal
+commençait. Une très jeune et belle
+personne, tenant un grand éventail
+comme un sceptre, et entourée de dix
+jeunes gens, entra dans leur petit salon
+retiré, avec sa cour brillante, qu’elle
+dirigeait comme une reine, et acheva de
+mettre en déroute les studieux causeurs.
+</p>
+
+<p>
+—Adieu, messieurs, dit de Thou: je
+cède la place à mademoiselle de Lenclos
+et à ses mousquetaires.
+</p>
+
+<p>
+—Vraiment, messieurs, dit la jeune
+Ninon, vous faisons-nous peur? vous
+ai-je troublés? vous avez l’air de conspirateurs!
+</p>
+
+<p>
+—Nous le sommes peut-être plus que
+ces messieurs tout en dansant! dit
+Olivier d’Entraigues qui lui donnait la
+main.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_194' name='Page_194'>[194]</a></span>
+—Oh! votre conjuration est contre
+moi, monsieur le page, répondit Ninon,
+tout en regardant un autre chevau-léger
+et abandonnant à un troisième le bras
+qui lui restait, tandis que les autres
+cherchaient à se placer sur le chemin
+des œillades errantes; car elle promenait
+sur eux ses regards brillants comme
+la flamme légère que l’on voit courir
+sur l’extrémité des flambeaux qu’elle
+allume tour à tour.
+</p>
+
+<p>
+De Thou s’esquiva sans que personne
+songeât à l’arrêter, et descendait le grand
+escalier, lorsqu’il y vit monter le petit
+abbé de Gondi, tout rouge, en sueur et
+essoufflé, qui l’arrêta brusquement avec
+un air animé et joyeux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! Eh bien! où allez-vous
+donc? laissez aller les étrangers et les
+savants, vous êtes des nôtres. J’arrive
+un peu tard, mais notre belle Aspasie
+me pardonnera. Pourquoi donc vous en
+allez-vous? est-ce que tout est fini?
+</p>
+
+<p>
+—Mais il paraît que oui; puisque
+l’on danse, la lecture est faite.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_195' name='Page_195'>[195]</a></span>
+—La lecture, oui; mais les serments?
+dit tout bas l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Quels serments? dit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—M. le Grand n’est-il pas venu?
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais le voir; mais je pense
+qu’il n’est pas venu ou qu’il est parti.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, venez avec moi, dit l’étourdi,
+vous êtes des nôtres, parbleu! il
+est impossible que vous n’en soyez pas,
+venez.
+</p>
+
+<p>
+De Thou, n’osant refuser et avoir l’air
+de renier ses amis, même pour des parties
+de plaisirs qui lui déplaisaient, le
+suivit, ouvrit deux cabinets et descendit
+un petit escalier dérobé. A chaque pas
+qu’il faisait, il entendait plus distinctement
+des voix d’hommes assemblés.
+Gondi ouvrit la porte. Un spectacle inattendu
+s’offrit à ses yeux.
+</p>
+
+<p>
+La chambre où il entrait, éclairée par
+un demi-jour mystérieux, semblait l’asile
+des plus voluptueux rendez-vous;
+on voyait d’un côté un lit doré, chargé
+d’un dais de tapisseries, empanaché de
+plumes, couvert de dentelles et d’ornements;
+tous les meubles, ciselés et dorés,
+<span class='pagenum'><a id='Page_196' name='Page_196'>[196]</a></span>
+étaient d’une soie grisâtre richement
+brodée, des carreaux de velours s’étendaient
+aux pieds de chaque fauteuil sur
+d’épais tapis. De petits miroirs, unis
+l’un à l’autre par des ornements d’argent,
+simulaient une glace entière, perfection
+alors inconnue, et multipliaient
+partout leurs facettes étincelantes. Nul
+bruit extérieur ne pouvait parvenir dans
+ce lieu de délices; mais les gens qu’il rassemblait
+paraissaient bien éloignés des
+pensées qu’il pouvait donner. Une foule
+d’hommes, qu’il reconnut pour des personnages
+de la cour ou des armées, se
+pressaient à l’entrée de cette chambre
+et se répandaient dans un appartement
+voisin qui paraissait plus vaste; attentifs,
+ils dévoraient des yeux le spectacle
+qu’offrait le premier salon. Là dix jeunes
+gens debout et tenant à la main leurs
+épées nues, dont la pointe était baissée
+vers la terre, étaient rangés autour d’une
+table: leurs visages tournés du côté de
+Cinq-Mars annonçaient qu’ils venaient
+de lui adresser leur serment; le Grand-Écuyer
+était seul, devant la cheminée,
+<span class='pagenum'><a id='Page_197' name='Page_197'>[197]</a></span>
+les bras croisés et l’air profondément
+absorbé dans ses réflexions. Debout près
+de lui, Marion de Lorme, grave, recueillie,
+semblait lui avoir présenté ces
+gentilshommes.
+</p>
+
+<p>
+Dès que Cinq-Mars aperçut son ami, il
+se précipita vers la porte qu’il ouvrait,
+en jetant un regard irrité à Gondi, et
+saisit de Thou par les deux bras en
+l’arrêtant sur le dernier degré:
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous ici? lui dit-il d’une
+voix étouffée, qui vous amène? que me
+voulez-vous? vous êtes perdu si vous
+entrez.
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous vous-même? que
+vois-je dans cette maison?
+</p>
+
+<p>
+—Les conséquences de ce que vous
+savez; retirez-vous, vous dis-je; cet air
+est empoisonné pour tous ceux qui sont
+ici.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est plus temps, on m’a déjà
+vu; que dirait-on si je me retirais? je les
+découragerais, vous seriez perdu.
+</p>
+
+<p>
+Tout ce dialogue s’était dit à demi-voix
+et précipitamment; au dernier mot, de
+Thou, poussant son ami, entra, et d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_198' name='Page_198'>[198]</a></span>
+pas ferme traversa l’appartement pour
+aller vers la cheminée.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars, profondément blessé, vint
+reprendre sa place, baissa la tête, se recueillit,
+et, relevant bientôt un visage
+plus calme, continua un discours que
+l’entrée de son ami avait interrompu:
+</p>
+
+<p>
+—Soyez donc des nôtres, messieurs;
+mais il n’est plus besoin de tant de
+mystères; souvenez-vous que lorsqu’un
+esprit ferme embrasse une idée, il doit
+la suivre dans toutes ses conséquences.
+Vos courages vont avoir un plus vaste
+champ que celui d’une intrigue de cour.
+Remerciez-moi: en échange d’une conjuration,
+je vous donne une guerre.
+M. de Bouillon est parti pour se mettre
+à la tête de son armée d’Italie; dans
+deux jours, et avant le Roi, je quitte
+Paris pour Perpignan; venez-y tous,
+les Royalistes de l’armée nous y attendent.
+</p>
+
+<p>
+Ici, il jeta autour de lui des regards
+confiants et calmes; il vit des éclairs de
+joie et d’enthousiasme dans tous les
+yeux de ceux qui l’entouraient. Avant
+<span class='pagenum'><a id='Page_199' name='Page_199'>[199]</a></span>
+de laisser gagner son propre cœur par
+la contagieuse émotion qui précède les
+grandes entreprises, il voulut s’assurer
+d’eux encore, et répéta d’un air grave:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, la guerre, messieurs, songez-y,
+une guerre ouverte. La Rochelle et la
+Navarre se préparent au grand réveil de
+leurs religionnaires, l’armée d’Italie entrera
+d’un côté, le frère du Roi viendra
+nous joindre de l’autre: l’homme sera
+entouré, vaincu, écrasé. Les Parlements
+marcheront à notre arrière-garde, apportant
+leur supplique au Roi, arme
+aussi forte que nos épées; et, après la
+victoire, nous nous jetterons aux pieds
+de Louis XIII, notre maître, pour qu’il
+nous fasse grâce et nous pardonne de
+l’avoir délivré d’un ambitieux sanguinaire
+et de hâter sa résolution.
+</p>
+
+<p>
+Ici, regardant autour de lui, il vit
+encore une assurance croissante dans
+les regards et l’attitude de ses complices.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! reprit-il, croisant ses bras et
+contenant encore avec effort sa propre
+émotion, vous ne reculez pas devant cette
+<span class='pagenum'><a id='Page_200' name='Page_200'>[200]</a></span>
+résolution qui paraîtrait une révolte à
+d’autres hommes qu’à vous? Ne pensez-vous
+pas que j’aie abusé des pouvoirs
+que vous m’aviez remis? J’ai porté loin
+les choses; mais il est des temps où les
+rois veulent être servis comme malgré
+eux. Tout est prévu, vous le savez.
+Sedan nous ouvrira ses portes, et nous
+sommes assurés de l’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+Douze mille hommes de vieilles troupes
+entreront avec nous jusqu’à Paris. Aucune
+place pourtant ne sera livrée à
+l’étranger; elles auront toutes garnison
+française, et seront prises au nom du
+Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vive le Roi! vive l’Union! la nouvelle
+Union, la sainte Ligue! s’écrièrent
+tous les jeunes gens de l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+—Le voici venu, s’écria Cinq-Mars
+avec enthousiasme, le voici, le plus beau
+jour de ma vie! O jeunesse, jeunesse,
+toujours nommée imprévoyante et légère
+de siècle en siècle! de quoi t’accuse-t-on
+aujourd’hui? Avec un chef de vingt-deux
+ans s’est conçue, mûrie, et va s’exécuter
+la plus vaste, la plus juste, la plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_201' name='Page_201'>[201]</a></span>
+salutaire des entreprises. Amis, qu’est-ce
+qu’une grande vie, sinon une pensée
+de la jeunesse exécutée par l’âge mûr?
+La jeunesse regarde fixement l’avenir de
+son œil d’aigle, y trace un large plan, y
+jette une pierre fondamentale; et tout
+ce que peut faire notre existence entière,
+c’est d’approcher de ce premier dessein.
+Ah! quand pourraient naître les grands
+projets, sinon lorsque le cœur bat fortement
+dans la poitrine? L’esprit n’y suffirait
+pas, il n’est rien qu’un instrument.
+</p>
+
+<p>
+Une nouvelle explosion de joie suivait
+ces paroles, lorsqu’un vieillard à barbe
+blanche sortit de la foule.
+</p>
+
+<p>
+—Allons, dit Gondi à demi-voix, voilà
+le vieux chevalier de Guise qui va radoter
+et nous refroidir.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le vieillard, serrant la main
+de Cinq-Mars, dit lentement et péniblement,
+après s’être placé près de lui:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, mon enfant, et vous, mes
+enfants, je vois avec joie que mon vieil
+ami Bassompierre sera délivré par vous,
+et que vous allez venger le comte de
+<span class='pagenum'><a id='Page_202' name='Page_202'>[202]</a></span>
+Soissons et le jeune Montmorency...
+Mais il convient à la jeunesse, tout ardente
+qu’elle est, d’écouter ceux qui ont
+beaucoup vu. J’ai vu la Ligue, mes enfants,
+et je vous dis que vous ne pourrez pas
+prendre cette fois, comme on fit alors, le
+titre de <i>sainte Ligue</i>, <i>sainte Union</i>, de
+<i>Protecteurs de saint Pierre</i> et <i>Piliers de
+l’Église</i>, parce que je vois que vous comptez
+sur l’appui des <i>huguenots</i>; vous ne
+pourrez pas non plus mettre sur votre
+grand sceau de cire verte un trône vide,
+puisqu’il est occupé par un roi.
+</p>
+
+<p>
+—Vous pouvez dire par deux, interrompit
+Gondi en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Il est pourtant d’une grande importance,
+poursuivit le vieux Guise au milieu
+de ces jeunes gens en tumulte, il est
+pourtant d’une grande importance de
+prendre un nom auquel s’attache le peuple;
+celui de <i>Guerre du bien public</i> a
+été pris autrefois, <i>Princes de la paix</i>
+dernièrement; il faudrait en trouver un...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, la <i>Guerre du Roi</i>, dit Cinq-Mars...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_203' name='Page_203'>[203]</a></span>
+—Oui, c’est cela! <i>Guerre du Roi</i>, dirent
+Gondi et tous les jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, reprit encore le vieux ligueur,
+il serait essentiel aussi de se faire approuver
+par la Faculté théologique de
+Sorbonne, qui sanctionna autrefois même
+les <i>haut-gourdiers</i> et les <i>sorgueurs</i><a name='FA_9' id='FA_9' href='#FN_9' class='fnanchor'>[9]</a>, et
+remettre en vigueur sa deuxième proposition:
+qu’il est permis au peuple
+de désobéir aux magistrats et de les
+pendre.
+</p>
+
+<p>
+—Hé! chevalier, s’écria Gondi, il ne
+s’agit plus de cela; laissez parler M. le
+Grand; nous ne pensons pas plus à la
+Sorbonne à présent qu’à votre saint
+Jacques Clément.
+</p>
+
+<p>
+On rit, et Cinq-Mars reprit:
+</p>
+
+<p>
+—J’ai voulu, messieurs, ne vous rien
+cacher des projets de <span class='smcap'>Monsieur</span>, de ceux
+du duc de Bouillon et des miens, parce
+qu’il est juste qu’un homme qui joue sa
+vie sache à quel jeu; mais je vous ai
+mis sous les yeux les chances les plus
+malheureuses, et je ne vous ai pas détaillé
+<span class='pagenum'><a id='Page_204' name='Page_204'>[204]</a></span>
+nos forces, parce qu’il n’est pas un
+de vous qui n’en sache le secret. Est-ce à
+vous, messieurs de Montrésor et de Saint-Thibal,
+que j’apprendrai les richesses
+que <span class='smcap'>Monsieur</span> met à notre disposition?
+Est-ce à vous, monsieur d’Aignan, monsieur
+de Mouy, que je dirai combien de
+jeunes gentilshommes ont voulu s’adjoindre
+à vos compagnies de gens
+d’armes et de chevau-légers, pour combattre
+les Cardinalistes? combien en Touraine
+et dans l’Auvergne, où sont les
+terres de la maison d’Effiat, et d’où vont
+sortir deux mille seigneurs avec leurs
+vassaux? Baron de Beauvau, vous ferai-je
+redire le zèle et la valeur des cuirassiers
+que vous donnâtes au malheureux
+comte de Soissons, dont la cause était
+la nôtre, et que vous vîtes assassiner au
+milieu de son triomphe par celui qu’il
+avait vaincu avec vous? Dirai-je à ces
+messieurs la joie du Comte-Duc<a name='FA_10' id='FA_10' href='#FN_10' class='fnanchor'>[10]</a> à la
+nouvelle de nos dispositions, et les
+lettres du Cardinal-Infant au duc de
+<span class='pagenum'><a id='Page_205' name='Page_205'>[205]</a></span>
+Bouillon? Parlerai-je de Paris à l’abbé
+de Gondi, à d’Entraigues, et à vous,
+messieurs, qui voyez tous les jours son
+malheur, son indignation et son besoin
+d’éclater? Tandis que tous les royaumes
+étrangers demandent la paix, que le
+cardinal de Richelieu détruit toujours
+par sa mauvaise foi (comme il l’a fait en
+rompant le traité de Ratisbonne), tous
+les ordres de l’État gémissent de ses
+violences et redoutent cette colossale ambition,
+qui ne tend pas moins qu’au
+trône temporel et même spirituel de la
+France.
+</p>
+
+<p>
+Un murmure approbateur interrompit
+Cinq-Mars. On se tut un moment, et l’on
+entendit le son des instruments à vent
+et le trépignement mesuré du pied des
+danseurs.
+</p>
+
+<p>
+Ce bruit causa un instant de distraction
+et quelques rires dans les plus
+jeunes gens de l’assemblée.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars en profita, et levant les
+yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Plaisirs de la jeunesse, s’écria-t-il,
+<span class='pagenum'><a id='Page_206' name='Page_206'>[206]</a></span>
+amours, musique, danses joyeuses, que
+ne remplissez-vous seuls nos loisirs!
+que n’êtes-vous nos seules ambitions!
+Qu’il nous faut de ressentiments pour
+que nous venions faire entendre nos cris
+d’indignation à travers les éclats de joie,
+nos redoutables confidences dans l’asile
+des entretiens du cœur, et nos serments
+de guerre et de mort au milieu de l’enivrement
+des fêtes de la vie!
+</p>
+
+<p>
+Malheur à celui qui attriste la jeunesse
+d’un peuple! Quand les rides sillonnent
+le front de l’adolescent, on peut dire
+hardiment que le doigt d’un tyran les a
+creusées. Les autres peines du jeune
+âge lui donnent le désespoir, et non la
+consternation. Voyez passer en silence,
+chaque matin, ces étudiants tristes et
+mornes, dont le front est jauni, dont la
+démarche est lente et la voix basse; on
+croirait qu’ils craignent de vivre et de
+faire un pas vers l’avenir. Qu’y a-t-il
+donc en France? Un homme de trop.
+</p>
+
+<p>
+Oui, continua-t-il, j’ai suivi pendant
+deux années la marche insidieuse et
+profonde de son ambition. Ses étranges
+<span class='pagenum'><a id='Page_207' name='Page_207'>[207]</a></span>
+procédures, ses commissions secrètes,
+ses assassinats juridiques, vous sont
+connus: princes, pairs, maréchaux, tout
+a été écrasé par lui; il n’y a pas une famille
+de France qui ne puisse montrer
+quelque trace douloureuse de son passage.
+S’il nous regarde tous comme
+ennemis de son autorité, c’est qu’il ne
+veut laisser en France que sa maison,
+qui ne tenait, il y a vingt ans, qu’un
+des plus petits fiefs du Poitou.
+</p>
+
+<p>
+Les Parlements humiliés n’ont plus de
+voix; les présidents de Mesmes, de Novion,
+de Bellièvre, vous ont-ils révélé
+leur courageuse mais inutile résistance
+pour condamner à mort le duc de La
+Valette?
+</p>
+
+<p>
+Les présidents et conseils des cours
+souveraines ont été emprisonnés, chassés,
+interdits, chose inouïe! lorsqu’ils
+ont parlé pour le Roi ou pour le public.
+</p>
+
+<p>
+Les premières charges de justice, qui
+les remplit? des hommes infâmes et
+corrompus qui sucent le sang et l’or du
+pays. Paris et les villes maritimes taxées;
+<span class='pagenum'><a id='Page_208' name='Page_208'>[208]</a></span>
+les campagnes ruinées et désolées par
+les soldats, sergents et gardes du scel;
+les paysans réduits à la nourriture et à
+la litière des animaux tués par la peste
+ou la faim, se sauvant en pays étranger:
+tel est l’ouvrage de cette nouvelle justice.
+Il est vrai que ces dignes agents
+ont fait battre monnaie à l’effigie du
+Cardinal-Duc. Voici de ses pièces
+royales.
+</p>
+
+<p>
+Ici le grand écuyer jeta sur le tapis
+une vingtaine de doublons en or où
+Richelieu était représenté. Un nouveau
+murmure de haine pour le Cardinal s’éleva
+dans la salle.
+</p>
+
+<p>
+—Et croyez-vous le clergé moins avili
+et moins mécontent? Non. Les évêques
+ont été jugés contre les lois de l’État et
+le respect dû à leurs personnes sacrées.
+On a vu des corsaires d’Alger commandés
+par un archevêque. Des gens de
+néant ont été élevés au cardinalat. Le
+ministre même, dévorant les choses les
+plus saintes, s’est fait élire général des
+ordres de Cîteaux, Cluny, Prémontré,
+jetant dans les prisons les religieux qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_209' name='Page_209'>[209]</a></span>
+lui refusaient leurs voix. Jésuites,
+Carmes, Cordeliers, Augustins, Jacobins
+ont été forcés d’élire en France des vicaires
+généraux pour ne plus communiquer
+à Rome avec leurs propres supérieurs,
+parce qu’il veut être patriarche
+en France et chef de l’Église gallicane.
+</p>
+
+<p>
+—C’est un schismatique, un monstre!
+s’écrièrent plusieurs voix.
+</p>
+
+<p>
+—Sa marche est donc visible, messieurs;
+il est prêt à saisir le pouvoir
+temporel et spirituel; il s’est cantonné,
+peu à peu, contre le Roi même, dans
+les plus fortes places de la France;
+saisi des embouchures des principales
+rivières, des meilleurs ports de l’Océan,
+des salines et de toutes les sûretés du
+royaume; c’est donc le Roi qu’il faut délivrer
+de cette oppression. <i>Le Roi et la
+Paix</i> sera notre cri. Le reste à la Providence.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars étonna beaucoup toute l’assemblée
+et de Thou lui-même par ce
+discours. Personne ne l’avait entendu
+jusque-là parler longtemps de suite,
+même dans les conversations familières;
+<span class='pagenum'><a id='Page_210' name='Page_210'>[210]</a></span>
+et jamais il n’avait laissé entrevoir par
+un seul mot la moindre aptitude à connaître
+les affaires publiques; il avait, au
+contraire, affecté une insouciance très
+grande aux yeux même de ceux qu’il
+disposait à servir ses projets, ne leur
+montrant qu’une indignation vertueuse
+contre les violences du ministre, mais
+affectant de ne mettre en avant aucune
+de ses propres idées, pour ne pas faire
+voir son ambition personnelle comme
+but de ses travaux. La confiance qu’on
+lui témoignait reposait sur sa faveur et
+sur sa bravoure. La surprise fut donc
+assez grande pour causer un moment de
+silence; ce silence fut bientôt rompu
+par tous ces transports communs aux
+Français, jeunes ou vieux, lorsqu’on
+leur présente un avenir de combats,
+quel qu’il soit.
+</p>
+
+<p>
+Parmi tous ceux qui vinrent serrer la
+main du jeune chef de parti, l’abbé de
+Gondi bondissait comme un chevreau.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai déjà enrôlé mon régiment!
+cria-t-il, j’ai des hommes superbes!
+</p>
+
+<p>
+Puis, s’adressant à Marion de Lorme:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_211' name='Page_211'>[211]</a></span>
+—Parbleu, mademoiselle, je veux porter
+vos couleurs: votre ruban gris de lin
+et votre ordre de l’<i>Allumette</i>. La devise
+en est charmante:
+</p>
+
+<p class="small">
+Nous ne brûlons que pour brûler les autres,
+</p>
+
+<p class="noindent">
+et je voudrais que vous pussiez voir tout
+ce que nous ferons de beau, si par bonheur
+on en vient aux mains.
+</p>
+
+<p>
+La belle Marion, qui l’aimait peu, se
+mit à parler par dessus sa tête à M. de
+Thou, mortification qui exaspérait toujours
+le petit abbé; aussi la quitta-t-il
+brusquement en se redressant et relevant
+dédaigneusement sa moustache.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup un mouvement de silence
+subit se fit dans l’assemblée: un papier
+roulé avait frappé le plafond et était venu
+tomber aux pieds de Cinq-Mars. Il le
+ramassa et le déplia, après avoir regardé
+vivement autour de lui; on chercha en
+vain d’où il pouvait être venu; tous ceux
+qui s’avancèrent n’avaient sur le visage
+que l’expression de l’étonnement et d’une
+grande curiosité.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_212' name='Page_212'>[212]</a></span>
+—Voici mon nom mal écrit, dit-il froidement.
+</p>
+
+<div class="center">
+<div class="block">
+<p class="center noindent">
+A CINQ-MARCS.
+</p>
+
+<p class="center noindent small">
+CENTURIE DE NOSTRADAMUS.
+</p>
+
+<div class="poem small">
+<span class="i0">Quand <i>bonnet rouge</i> passera par la fenêtre<br /></span>
+<span class="i0">A <i>quarante onces</i> on coupera la tête,<br /></span>
+<span class="i4">Et <i>tout</i> finira<a name='FA_11' id='FA_11' href='#FN_11' class='fnanchor'>[11]</a>.</span>
+</div>
+
+</div>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+Il y a un traître parmi nous, messieurs,
+ajouta-t-il en jetant ce papier.
+Mais que nous importe? Nous ne sommes
+pas gens à nous effrayer de ces sanglants
+jeux de mots.
+</p>
+
+<p>
+—Il faut le chercher et le jeter par la
+fenêtre! dirent les jeunes gens.
+</p>
+
+<p>
+Cependant l’assemblée avait éprouvé
+une sensation fâcheuse, on ne se parlait
+plus qu’à l’oreille, et chacun regardait
+son voisin avec méfiance. Quelques personnes
+se retirèrent: la réunion s’éclaircit.
+Marion de Lorme ne cessait de dire
+à chacun qu’elle chasserait ses gens, qui
+seuls devaient être soupçonnés. Malgré
+<span class='pagenum'><a id='Page_213' name='Page_213'>[213]</a></span>
+ses efforts, il régna dans cet instant
+quelque froideur dans la salle. Les premières
+phrases du discours de Cinq-Mars
+laissaient aussi de l’incertitude sur les
+intentions du Roi, et cette franchise intempestive
+avait un peu ébranlé les caractères
+les moins fermes.
+</p>
+
+<p>
+Gondi le fit remarquer à Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez, lui dit-il tout bas: croyez-moi,
+j’ai étudié avec soin les conspirations
+et les assemblées; il y a des choses
+purement mécaniques qu’il faut savoir;
+suivez mon avis ici. Je suis vraiment
+devenu assez fort dans cette partie. Il
+leur faut encore un petit mot, et employez
+l’esprit de contradiction; cela réussit
+toujours en France; vous les réchaufferez
+ainsi. Ayez l’air de ne pas vouloir
+les retenir malgré eux, ils resteront.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Ecuyer trouva la recette
+bonne, et s’avançant vers ceux qu’il savait
+les plus engagés, leur dit:
+</p>
+
+<p>
+—Du reste, messieurs, je ne veux forcer
+personne à me suivre; assez de braves
+nous attendent à Perpignan, et la France
+entière est de notre opinion. Si quelqu’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_214' name='Page_214'>[214]</a></span>
+veut s’assurer une retraite, qu’il parle;
+nous lui donnerons les moyens de se
+mettre dès à présent en sûreté.
+</p>
+
+<p>
+Nul ne voulut entendre parler de cette
+proposition, et le mouvement qu’elle
+occasionna fit renouveler les serments de
+haine contre le Cardinal-Duc.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars continua pourtant à interroger
+quelques personnes qu’il choisissait
+bien, car il finit par Montrésor qui
+cria qu’il se passerait son épée à travers
+le corps s’il en avait eu la seule pensée,
+et par Gondi, qui, se dressant fièrement
+sur les talons, dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur le Grand-Ecuyer, ma retraite
+à moi, c’est l’archevêché de Paris
+et l’île Notre-Dame; j’en ferai une place
+assez forte pour qu’on ne m’enlève pas.
+</p>
+
+<p>
+—La vôtre? dit-il à de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—A vos côtés, répondit celui-ci doucement
+en baissant les yeux, ne voulant
+pas même donner de l’importance à sa
+résolution par la fermeté du regard.
+</p>
+
+<p>
+—Vous le voulez? eh bien, j’accepte,
+dit Cinq-Mars; mon sacrifice est plus
+grand que le vôtre en cela.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_215' name='Page_215'>[215]</a></span>
+Puis, se retournant vers l’assemblée:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, dit-il, je vois en vous
+les derniers hommes de la France; car,
+après les Montmorency et les Soissons,
+vous seuls osez encore lever une tête
+libre et digne de notre vieille franchise.
+Si Richelieu triomphe, les antiques monuments
+de la monarchie crouleront avec
+nous; la cour régnera seule à la place
+des Parlements, antiques barrières et en
+même temps puissants appuis de l’autorité
+royale; mais soyons vainqueurs, et
+la France nous devra la conservation de
+ses anciennes mœurs et de ses sûretés.
+Du reste, messieurs, il serait fâcheux de
+gâter un bal pour cela; vous entendez
+la musique; ces dames vous attendent;
+allons danser.
+</p>
+
+<p>
+—Le Cardinal payera les violons,
+ajouta Gondi.
+</p>
+
+<p>
+Les jeunes gens applaudirent en riant,
+et tous remontèrent vers la salle de danse
+comme ils auraient été se battre.
+</p>
+
+<h2 id="chap_21">
+CHAPITRE XXI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE CONFESSIONNAL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+C’est pour vous, beauté fatale, que
+je viens dans ce lieu terrible!
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Lewis</span>, <i>le Moine</i>.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+C’était le lendemain de l’assemblée qui
+avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une
+neige épaisse couvrait les toits de Paris,
+et fondait dans ses rues et dans ses
+larges ruisseaux, où elle s’élevait en
+monceaux grisâtres, sillonnés par les
+roues de quelques chariots.
+</p>
+
+<p>
+Il était huit heures du soir et la nuit
+était sombre; la ville du tumulte était silencieuse
+à cause de l’épais tapis que
+l’hiver y avait jeté. Il empêchait d’entendre
+le bruit des roues sur la pierre,
+et celui des pas du cheval ou de l’homme.
+Dans une rue étroite qui serpente autour
+<span class='pagenum'><a id='Page_217' name='Page_217'>[217]</a></span>
+de la vieille église de Saint-Eustache,
+un homme, enveloppé dans son manteau,
+se promenait lentement, et cherchait à
+distinguer si rien ne paraissait au détour
+de la place; souvent il s’asseyait sur
+l’une des bornes de l’église, se mettant
+à l’abri de la fonte des neiges sous ces
+statues horizontales de saints qui sortent
+du toit de ce temple, et s’allongent presque
+de toute la largeur de la ruelle,
+comme des oiseaux de proie qui, prêts
+à s’abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent
+ce vieillard, ouvrant son manteau,
+frappait ses bras contre sa poitrine en les
+croisant et les étendant rapidement pour
+se réchauffer, ou bien soufflait dans ses
+doigts, que garantissait mal du froid
+une paire de gants de buffle montant
+jusqu’au coude. Enfin, il aperçut une
+petite ombre qui se détachait sur la neige
+et glissait contre la muraille.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! santa Maria! quels vilains
+pays que ceux du Nord! dit une petite
+voix en tremblant. Ah! le <i>duzé di</i> Mantoue,
+que ze voudrais y être encore,
+mon vieux Grandchamp.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_218' name='Page_218'>[218]</a></span>
+—Allons! Allons! ne parlez pas si
+haut, répondit brusquement le vieux
+domestique; les murs de Paris ont des
+oreilles de cardinal, et surtout les églises.
+Votre maîtresse est-elle entrée? mon
+maître l’attendait à la porte.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, elle est entrée dans l’église.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, dit Grandchamp, le
+son de l’horloge est fêlé, c’est mauvais
+signe.
+</p>
+
+<p>
+—Cette horloge a sonné l’heure d’un
+rendez-vous.
+</p>
+
+<p>
+—Pour moi elle sonne une agonie.
+Mais, taisez-vous, Laura, voici trois
+manteaux qui passent.
+</p>
+
+<p>
+Ils laissèrent passer trois hommes.
+Grandchamp les suivit, s’assura du chemin
+qu’ils prenaient, et revint s’asseoir;
+il soupira profondément.
+</p>
+
+<p>
+—La neige est froide, Laura, et je
+suis vieux. M. le Grand aurait bien pu
+choisir un autre de ses gens pour rester
+en sentinelle comme je fais pendant qu’il
+fait l’amour. C’est bon pour vous de
+porter des poulets et des petits rubans,
+<span class='pagenum'><a id='Page_219' name='Page_219'>[219]</a></span>
+et des portraits et autres fariboles pareilles;
+pour moi, on devrait me traiter
+avec plus de considération, et M. le maréchal
+n’aurait pas fait cela. Les vieux
+domestiques font respecter une maison.
+</p>
+
+<p>
+—Votre maître est-il arrivé depuis
+longtemps, <i lang="es" xml:lang="es">caro amico</i>?
+</p>
+
+<p>
+—Et <i lang="es" xml:lang="es">cara! caro!</i> laissez-moi tranquille.
+Il y avait une heure que nous gelions
+quand vous êtes arrivées toutes
+les deux; j’aurais eu le temps de fumer
+trois pipes turques. Faites votre affaire,
+et allez voir aux autres entrées de l’église
+s’il rôde quelqu’un de suspect;
+puisqu’il n’y a que deux vedettes, il
+faut qu’elles battent le champ.
+</p>
+
+<p>
+—Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Signor Jesu!</i> n’avoir personne
+à qui dire une parole amicale quand il
+fait si froid? Et ma pauvre maîtresse?
+venir à pied depuis l’hôtel de Nevers.
+Ah? <i lang="es" xml:lang="es">Amore qui regna, amore!</i>
+</p>
+
+<p>
+—Allons? Italienne, fais volte-face,
+te dis-je; que je ne t’entende plus avec
+ta langue de musique.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Jésus! la grosse voix, cher
+Grandchamp? vous étiez bien plus aimable
+<span class='pagenum'><a id='Page_220' name='Page_220'>[220]</a></span>
+à Chaumont, dans la <i>Turena</i>,
+quand vous me parliez de <i>miei occhi</i>
+noirs.
+</p>
+
+<p>
+—Tais-toi, bavarde! encore une fois,
+ton italien n’est bon qu’aux baladins et
+aux danseurs de corde, pour amuser
+les chiens savants.
+</p>
+
+<p>
+—Ah? <i lang="it" xml:lang="it">Italia mia!</i> Grandchamp,
+écoutez-moi, et vous entendrez le langage
+de la Divinité. Si vous étiez un
+galant <i lang="it" xml:lang="it">uomo</i>, comme celui qui a fait ceci
+pour une Laura comme moi...
+</p>
+
+<p>
+Et elle se mit à chanter à demi-voix:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Lieti fiori e felici, e ben nate erbe<br /></span>
+<span class="i0">Che Madona pensanda premer sole;<br /></span>
+<span class="i0">Piagga ch’ascolti su dolci parole<br /></span>
+<span class="i0">E del bel piede alcun vestigio serbe<a name='FA_12' id='FA_12' href='#FN_12' class='fnanchor'>[12]</a>.</span>
+</div>
+
+<p>
+Le vieux soldat était peu accoutumé
+à la voix d’une jeune fille; et, en général,
+lorsqu’une femme lui parlait, le ton
+<span class='pagenum'><a id='Page_221' name='Page_221'>[221]</a></span>
+qu’il prenait en lui répondant était toujours
+flottant entre une politesse gauche
+et la mauvaise humeur. Cependant cette
+fois, en faveur de la chanson italienne,
+il sembla s’attendrir, et retroussa sa
+moustache, ce qui était chez lui un
+signe d’embarras et de détresse; il fit
+entendre même un bruit rauque assez
+semblable au rire, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—C’est assez gentil, mordieu! cela me
+rappelle le siège de Casal; mais tais-toi,
+petite; je n’ai pas encore entendu
+venir l’abbé Quillet, cela m’inquiète; il
+faut qu’il soit arrivé avant nos deux
+jeunes gens, et depuis longtemps...
+</p>
+
+<p>
+Laura, qui avait peur d’être envoyée
+seule sur la place Saint-Eustache, lui
+dit qu’elle était bien sûre que l’abbé
+était entré tout à l’heure et continua:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small" lang="it" xml:lang="it">
+<span class="i0">Ombrose selve, ove percote il sole<br /></span>
+<span class="i0">Che vi fa co’ suoi reggi alte e superbe.</span>
+</div>
+
+<p>
+—Hon! dit en grommelant le bonhomme,
+j’ai les pieds dans la neige et
+une gouttière dans l’oreille; j’ai le froid
+sur la tête et la mort dans le cœur, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_222' name='Page_222'>[222]</a></span>
+tu ne me chantes que des violettes, du
+soleil, des herbes et de l’amour: tais-toi!
+</p>
+
+<p>
+Et, s’enfonçant davantage sous l’ogive
+du temple, il laissa tomber sa vieille
+tête et ses cheveux blanchis sur ses deux
+mains, pensif et immobile. Laura n’osa
+plus lui parler.
+</p>
+
+<p>
+Mais, pendant que sa femme de chambre
+était allée trouver Grandchamp, la
+jeune et tremblante Marie avait poussé,
+d’une main timide, la porte battante de
+l’église; elle avait rencontré là Cinq-Mars,
+debout, déguisé, et attendant avec
+inquiétude. A peine l’eut-elle reconnu
+qu’elle marcha d’un pas précipité dans
+le temple, tenant son masque de velours
+sur son visage, et courut se réfugier
+dans un confessionnal, tandis qu’Henri
+refermait avec soin la porte de l’église
+qu’elle avait franchie. Il s’assura qu’on
+ne pouvait l’ouvrir du dehors et vint
+après elle s’agenouiller, comme d’habitude,
+dans le lieu de la pénitence. Arrivé
+une heure avant elle, avec son vieux
+valet, il avait trouvé cette porte ouverte,
+<span class='pagenum'><a id='Page_223' name='Page_223'>[223]</a></span>
+signe certain et convenu que l’abbé
+Quillet, son gouverneur, l’attendait à sa
+place accoutumée. Le soin qu’il avait
+d’empêcher toute surprise le fit rester
+lui-même à garder cette entrée jusqu’à
+l’arrivée de Marie: heureux de voir l’exactitude
+du bon abbé, il ne voulut pourtant
+pas quitter son poste pour l’en
+aller remercier. C’était un second père
+pour lui, à cela près de l’autorité, et il
+agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup
+de cérémonie.
+</p>
+
+<p>
+La vieille paroisse de Saint-Eustache
+était obscure; seulement, avec la lampe
+perpétuelle, brûlaient quatre flambeaux
+de cire jaune, qui, attachés au-dessus
+des bénitiers, contre les principaux
+piliers, jetaient une lueur rouge sur les
+marbres bleus et noirs de la basilique
+déserte. La lumière pénétrait à peine
+dans les niches enfoncées des ailes du
+pieux bâtiment. Dans une de ces chapelles,
+et la plus sombre, était ce confessionnal,
+dont une grille de fer assez
+élevée, et doublée de planches épaisses,
+ne laissait apercevoir que le petit dôme
+<span class='pagenum'><a id='Page_224' name='Page_224'>[224]</a></span>
+et la croix de bois. Là, s’agenouillèrent,
+de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de
+Mantoue; ils ne se voyaient qu’à peine,
+et trouvèrent que, selon son usage, l’abbé
+Quillet, assis entre eux, les avait entendus
+depuis longtemps. Ils pouvaient
+entrevoir, à travers les petits grillages,
+l’ombre de son camail. Henri d’Effiat
+s’était approché lentement; il venait
+arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste
+de sa destinée. Ce n’était plus devant
+son Roi qu’il allait paraître, mais devant
+une souveraine plus puissante, devant
+celle pour laquelle il avait entrepris son
+immense ouvrage. Il allait éprouver sa
+foi et tremblait.
+</p>
+
+<p>
+Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée
+fut agenouillée en face de lui; il
+frémit parce qu’il ne put s’empêcher, à
+l’aspect de cet ange, de sentir tout le
+bonheur qu’il pourrait perdre; il n’osa
+parler le premier, et demeura encore un
+instant à contempler sa tête dans
+l’ombre, cette jeune tête sur laquelle
+reposaient toutes ses espérances. Malgré
+son amour, toutes les fois qu’il la voyait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_225' name='Page_225'>[225]</a></span>
+il ne pouvait se garantir de quelque
+effroi d’avoir tant entrepris pour une
+enfant dont la passion n’était qu’un
+faible reflet de la sienne, et qui n’avait
+peut-être pas apprécié tous les sacrifices
+qu’il avait faits, son caractère ployé
+pour elle aux complaisances d’un courtisan
+condamné aux intrigues et aux
+souffrances de l’ambition, livré aux combinaisons
+profondes, aux criminelles
+méditations, aux sombres et violents
+travaux d’un conspirateur. Jusque-là,
+dans leurs secrètes et chastes entrevues,
+elle avait toujours reçu chaque nouvelle
+de ses progrès dans sa carrière avec les
+transports de plaisir d’un enfant, mais
+sans apprécier la fatigue de chacun de
+ces pas si pesants que l’on fait vers les
+honneurs, et lui demandant toujours
+avec naïveté quand il serait Connétable
+enfin, et quand ils se marieraient,
+comme si elle eût demandé quand il
+viendrait au carrousel, et si le temps
+était serein. Jusque-là, il avait souri de
+ces questions et de cette ignorance,
+pardonnable à dix-huit ans dans une
+<span class='pagenum'><a id='Page_226' name='Page_226'>[226]</a></span>
+jeune fille née sur un trône et accoutumée
+à des grandeurs pour ainsi dire
+naturelles et trouvées autour d’elle en
+venant à la vie; mais à cette heure, il
+fit de plus sérieuses réflexions sur ce
+caractère, et lorsque, sortant presque de
+l’assemblée imposante des conspirateurs,
+représentants de tous les ordres
+du royaume, son oreille où résonnaient
+encore les voix mâles qui avaient juré
+d’entreprendre une vaste guerre, fut
+frappée des premières paroles de celle
+pour qui elle était commencée, il craignit,
+pour la première fois, que cette sorte
+d’innocence ne fût de la légèreté et ne
+s’étendît jusqu’au cœur: il résolut de
+l’approfondir.
+</p>
+
+<p>
+—Dieu! que j’ai peur, Henri! dit-elle
+en entrant dans le confessionnal; vous
+me faites venir sans gardes, sans carrosses;
+je tremble toujours d’être vue de
+mes gens en sortant de l’hôtel de Nevers.
+Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps
+comme une coupable? La Reine
+n’a pas été contente lorsque je le lui
+ai avoué; si elle m’en parle encore, ce
+<span class='pagenum'><a id='Page_227' name='Page_227'>[227]</a></span>
+sera avec son air sévère que vous connaissez,
+et qui me fait toujours pleurer;
+j’ai bien peur.
+</p>
+
+<p>
+Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit
+que par un profond soupir.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
+</p>
+
+<p>
+—Sont-ce bien là toutes vos terreurs!
+dit Cinq-Mars avec amertume.
+</p>
+
+<p>
+—Dois-je en avoir de plus grandes?
+O mon ami! de quel ton, avec quelle
+voix me parlez-vous! êtes-vous fâché
+par ce que je suis venue trop tard?
+</p>
+
+<p>
+—Trop tôt, madame, beaucoup trop
+tôt, pour les choses que vous devez
+entendre, car je vous en vois bien
+éloignée.
+</p>
+
+<p>
+Marie, affligée de l’accent sombre et
+amer de sa voix, se prit à pleurer.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! mon Dieu! qu’ai-je donc
+fait, dit-elle, pour que vous m’appeliez
+madame et me traitiez si durement?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars,
+mais toujours avec ironie. En
+effet, vous n’êtes pas coupable; mais je
+<span class='pagenum'><a id='Page_228' name='Page_228'>[228]</a></span>
+le suis, je suis seul à l’être; ce n’est pas
+envers vous, mais pour vous.
+</p>
+
+<p>
+—Avez-vous donc fait du mal? Avez-vous
+ordonné la mort de quelqu’un?
+Oh! non, j’en suis bien sûre, vous êtes
+si bon!
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! dit Cinq-Mars, n’êtes-vous
+pour rien dans mes projets? ai-je mal
+compris votre pensée lorsque vous me
+regardiez chez la Reine? ne sais-je plus
+lire dans vos yeux? le feu qui les animait
+était-ce un grand amour pour
+Richelieu? cette admiration que vous
+promettiez à celui qui oserait tout dire
+au Roi, qu’est-elle devenue? Est-ce un
+mensonge que tout cela?
+</p>
+
+<p>
+Marie fondait en larmes.
+</p>
+
+<p>
+—Vous me parlez toujours d’un air
+contraint, dit-elle: je ne l’ai point mérité.
+Si je ne vous dis rien de cette conjuration
+effrayante, croyez-vous que je l’oublie?
+ne me trouvez-vous pas assez
+malheureuse? avez-vous besoin de voir
+mes pleurs? les voilà. J’en verse assez
+en secret, Henri; croyez que si j’ai évité,
+dans nos dernières entrevues, ce terrible
+<span class='pagenum'><a id='Page_229' name='Page_229'>[229]</a></span>
+sujet, c’était de crainte d’en trop
+apprendre: ai-je une autre pensée que
+celle de vos dangers? ne sais-je pas bien
+que c’est pour moi que vous les courez?
+Hélas! si vous combattez pour moi,
+n’ai-je pas aussi à soutenir des attaques
+non moins cruelles? Plus heureux que
+moi, vous n’avez à combattre que la
+haine, tandis que je lutte contre l’amitié:
+le Cardinal vous opposera des hommes
+et des armes; mais la Reine, la douce
+Anne d’Autriche, n’emploie que de
+tendres conseils, des caresses, et quelquefois
+des larmes.
+</p>
+
+<p>
+—Touchante et invincible contrainte,
+dit Cinq-Mars avec amertume, pour vous
+faire accepter un trône. Je conçois que
+vous ayez besoin de quelques efforts
+contre de telles séductions; mais avant,
+madame, il importe de vous délier de
+vos serments.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! grand Dieu? qu’y a-t-il
+contre nous?
+</p>
+
+<p>
+—Il y a Dieu sur nous, et contre nous,
+reprit Henri d’une voix sévère; le Roi
+m’a trompé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_230' name='Page_230'>[230]</a></span>
+L’abbé s’agita dans le confessionnal.
+Marie s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà ce que je pressentais; voilà le
+malheur que j’entrevoyais. Est-ce moi
+qui l’ai causé?
+</p>
+
+<p>
+—Il m’a trompé en me serrant la
+main, poursuivit Cinq-Mars; il m’a
+trahi par le vil Joseph qu’on m’offre de
+poignarder.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé fit un mouvement d’horreur
+qui ouvrit à demi la porte du confessionnal.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! mon père, ne craignez rien,
+continua Henri d’Effiat; votre élève ne
+frappera jamais de tels coups. Ils s’entendront
+de loin, ceux que je prépare,
+et le grand jour les éclairera; mais il
+me reste un devoir à remplir, un devoir
+sacré: voyez votre enfant s’immoler devant
+vous. Hélas! je n’ai pas vécu longtemps
+pour le bonheur: je viens le détruire
+peut-être, par votre main, la
+même qui l’avait consacré.
+</p>
+
+<p>
+Il ouvrit, en parlant ainsi, le léger
+grillage qui le séparait de son vieux
+gouverneur; celui-ci, gardant toujours
+<span class='pagenum'><a id='Page_231' name='Page_231'>[231]</a></span>
+un silence surprenant, avança le camail
+sur son front.
+</p>
+
+<p>
+—Rendez, dit Cinq-Mars d’une voix
+moins ferme, rendez cet anneau nuptial
+à la duchesse de Mantoue; je ne puis
+le garder qu’elle ne me le donne une
+seconde fois, car je ne suis plus le
+même qu’elle promit d’épouser.
+</p>
+
+<p>
+Le prêtre saisit brusquement la bague
+et la passa au travers des losanges du
+grillage opposé; cette marque d’indifférence
+étonna Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! mon père, dit-il, êtes-vous
+aussi changé?
+</p>
+
+<p>
+Cependant Marie ne pleurait plus;
+mais élevant sa voix angélique qui
+éveilla un faible écho le long des ogives
+du temple, comme le plus doux soupir
+de l’orgue, elle dit:
+</p>
+
+<p>
+—O mon ami! ne soyez plus en colère,
+je ne vous comprends pas; pouvons-nous
+rompre ce que Dieu vient
+d’unir, et pourrais-je vous quitter quand
+je vous sais malheureux! Si le Roi ne
+vous aime plus, du moins vous êtes
+assuré qu’il ne viendra pas vous faire
+<span class='pagenum'><a id='Page_232' name='Page_232'>[232]</a></span>
+du mal, puisqu’il n’en a pas fait au
+Cardinal, qu’il n’a jamais aimé. Vous
+croyez-vous perdu parce qu’il n’aura pas
+voulu peut-être se séparer de son vieux
+serviteur? Eh bien, attendons le retour
+de son amitié; oubliez ces conspirateurs
+qui m’effrayent. S’ils n’ont plus d’espoir,
+j’en remercie Dieu, je ne tremblerai
+plus pour vous. Qu’avez-vous donc, mon
+ami, et pourquoi nous affliger inutilement?
+La Reine nous aime, et nous
+sommes tous deux bien jeunes, attendons.
+L’avenir est beau, puisque nous
+sommes unis et sûrs de nous-mêmes.
+Racontez-moi ce que le Roi vous disait
+à Chambord. Je vous ai suivi longtemps
+des yeux. Dieu! que cette partie de
+chasse fut triste pour moi!
+</p>
+
+<p>
+—Il m’a trahi! vous dis-je, répondit
+Cinq-Mars; et qui l’aurait pu croire
+lorsque vous l’avez vu nous serrant la
+main, passant de son frère à moi et au
+duc de Bouillon, qu’il se faisait instruire
+des moindres détails de la conjuration,
+du jour même où l’on arrêterait
+Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_233' name='Page_233'>[233]</a></span>
+exil (car ils voulaient sa mort; mais le
+souvenir de mon père me fit demander
+sa vie). Le Roi disait que lui-même dirigerait
+tout à Perpignan; et cependant
+Joseph, cet impur espion, sortait du
+cabinet des Lys! O Marie! vous l’avouerai-je?
+au moment où je l’ai appris,
+mon âme a été bouleversée; j’ai douté
+de tout, et il m’a semblé que le centre
+du monde chancelait en voyant la vérité
+quitter le cœur d’un roi. Je voyais s’écrouler
+tout notre édifice: une heure
+encore, et la conjuration s’évanouissait;
+je vous perdais pour toujours; un
+moyen me restait, je l’ai employé.
+</p>
+
+<p>
+—Lequel? dit Marie.
+</p>
+
+<p>
+—Le traité d’Espagne était dans ma
+main, je l’ai signé.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! déchirez-le.
+</p>
+
+<p>
+—Il est parti.
+</p>
+
+<p>
+—Qui le porte?
+</p>
+
+<p>
+—Fontrailles.
+</p>
+
+<p>
+—Rappelez-le.
+</p>
+
+<p>
+—Il doit avoir déjà dépassé les défilés
+d’Oloron, dit Cinq-Mars, se levant
+debout. Tout est prêt à Madrid; tout à
+<span class='pagenum'><a id='Page_234' name='Page_234'>[234]</a></span>
+Sedan; des armées m’attendent, Marie;
+des armées! et Richelieu est au milieu
+d’elles! Il chancelle, il ne faut plus
+qu’un seul coup pour le renverser, et
+vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars
+triomphant!
+</p>
+
+<p>
+—A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, oui, rebelle, mais non
+plus favori! Rebelle, criminel, digne de
+l’échafaud, je le sais! s’écria ce jeune
+homme passionné en retombant à genoux;
+mais rebelle par amour, rebelle
+pour vous, que mon épée va conquérir
+enfin tout entière.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! l’épée que l’on trempe dans
+le sang des siens n’est-elle pas un
+poignard?
+</p>
+
+<p>
+—Arrêtez, par pitié, Marie! Que des
+rois m’abandonnent, que des guerriers
+me délaissent, j’en serai plus ferme encore:
+mais je serai vaincu par un mot
+de vous, et encore une fois le temps de
+réfléchir est passé pour moi; oui, je
+suis criminel, c’est pourquoi j’hésite à
+me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi,
+<span class='pagenum'><a id='Page_235' name='Page_235'>[235]</a></span>
+Marie, reprenez cet anneau.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne le puis, dit-elle, car je suis
+votre femme, quel que vous soyez.
+</p>
+
+<p>
+—Vous l’entendez, mon père, dit
+Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez
+cette seconde union, c’est celle
+du dévouement, plus belle encore que
+celle de l’amour. Qu’elle soit à moi tant
+que je vivrai!
+</p>
+
+<p>
+Sans répondre, l’abbé ouvrit la porte
+du confessionnal, sortit brusquement,
+et fut hors de l’église avant que Cinq-Mars
+eût le temps de se lever pour le
+suivre.
+</p>
+
+<p>
+—Où allez-vous? qu’avez-vous? s’écria-t-il.
+</p>
+
+<p>
+Mais personne ne paraissait et ne se
+faisait entendre.
+</p>
+
+<p>
+—Ne criez pas, au nom du ciel! dit
+Marie, ou je suis perdue! il a sans
+doute entendu quelqu’un dans l’église.
+</p>
+
+<p>
+Mais troublé et sans lui répondre,
+d’Effiat, s’élançant sous les arcades et
+cherchant en vain son gouverneur, courut
+à une porte qu’il trouva fermée;
+tirant son épée, il fit le tour de l’église
+<span class='pagenum'><a id='Page_236' name='Page_236'>[236]</a></span>
+et, arrivant à l’entrée que devait garder
+Grandchamp, il l’appela et écouta.
+</p>
+
+<p>
+—Lâchez-le à présent, dit une voix au
+coin de la rue.
+</p>
+
+<p>
+Et des chevaux partirent au galop.
+</p>
+
+<p>
+—Grandchamp, répondras-tu? cria
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—A mon secours, Henri, mon cher
+enfant! répondit la voix de l’abbé Quillet.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! d’où venez-vous donc? Vous
+m’exposez! dit le Grand-Écuyer s’approchant
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+Mais il s’aperçut que son pauvre gouverneur,
+sans chapeau, sous la neige
+qui tombait, n’était pas en état de lui
+répondre.
+</p>
+
+<p>
+—Ils m’ont arrêté, dépouillé, criait-il,
+les scélérats! les assassins! ils m’ont
+empêché d’appeler, ils m’ont serré les
+lèvres avec un mouchoir!
+</p>
+
+<p>
+A ce bruit Grandchamp survint enfin,
+se frottant les yeux comme un homme
+qui se réveille. Laura, épouvantée, courut
+dans l’église près de sa maîtresse; tous
+rentrèrent précipitamment pour rassurer
+Marie, et entourèrent le vieil abbé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_237' name='Page_237'>[237]</a></span>
+—Les scélérats! ils m’ont attaché les
+mains comme vous voyez, ils étaient plus
+de vingt; ils m’ont pris la clef de cette
+porte de l’église.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! tout à l’heure? dit Cinq-Mars;
+et pourquoi nous quittiez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Vous quitter! Il y a plus de deux
+heures qu’ils me tiennent.
+</p>
+
+<p>
+—Deux heures! s’écria Henri effrayé.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! malheureux vieillard que je
+suis! cria Grandchamp, j’ai dormi pendant
+le danger de mon maître! c’est la
+première fois!
+</p>
+
+<p>
+—Vous n’étiez donc pas avec nous
+dans le confessionnal? poursuivit Cinq-Mars
+avec anxiété, tandis que Marie
+tremblante se pressait contre son bras.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! dit l’abbé, n’avez-vous
+pas vu le scélérat à qui ils ont donné
+ma clef?
+</p>
+
+<p>
+—Non! qui? dirent-ils tous à la fois.
+</p>
+
+<p>
+—Le père Joseph! répondit le bon
+prêtre.
+</p>
+
+<p>
+—Fuyez! vous êtes perdu! s’écria
+Marie.
+</p>
+
+<h2 id="chap_22">
+CHAPITRE XXII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ORAGE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i6">Blow, blow, thou winter wind<br /></span>
+<span class="i6">Thou art not so unkind<br /></span>
+<span class="i6">As man’s ingratitude:<br /></span>
+<span class="i6">Thy touth is not so keen,<br /></span>
+<span class="i4">Because thou art not seen<br /></span>
+<span class="i4">Altho thy breath be rude.<br /></span>
+<span class="i0">Heig-ho! sing, heig-ho! unto the green holly,<br /></span>
+<span class="i0">Most friendship is feigning; most loving mere folly.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Shakspeare.</span>
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i6">Souffle, souffle, vent d’hiver:<br /></span>
+<span class="i8">Tu n’es pas si cruel<br /></span>
+<span class="i6">Que l’ingratitude de l’homme;<br /></span>
+<span class="i6">Ta dent n’est pas si pénétrante,<br /></span>
+<span class="i8">Car tu es invisible,<br /></span>
+<span class="i6">Quoique ton souffle soit rude.<br /></span>
+<span class="i0">Hé, ho, hé! chante; hé, ho, hé! dans le houx vert.<br /></span>
+<span class="i0">La plupart des amis sont faux, les amants fous.</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Au milieu de cette longue et superbe
+chaîne des Pyrénées qui forme l’isthme
+crénelé de la Péninsule au centre de
+ces pyramides bleues chargées de neige,
+de forêts et de gazons, s’ouvre un étroit
+<span class='pagenum'><a id='Page_239' name='Page_239'>[239]</a></span>
+défilé, un sentier taillé dans le lit desséché
+d’un torrent perpendiculaire; il
+circule parmi les rocs, se glisse sous
+les ponts de neige épaissie, serpente au
+bord des précipices inondés, pour escalader
+les montagnes voisines d’Urdoz et
+d’Oloron, et, s’élevant enfin sur leur dos
+inégal, laboure leur cime nébuleuse;
+pays nouveau qui a encore ses monts et
+ses profondeurs, tourne à droite, quitte
+la France et descend en Espagne. Jamais
+le fer relevé de la mule n’a laissé sa
+trace dans ses détours; l’homme peut
+à peine s’y tenir debout; il lui faut la
+chaussure de corde qui ne peut pas
+glisser, et le trèfle du bâton ferré qui
+s’enfonce dans les fentes des rochers.
+</p>
+
+<p>
+Dans les beaux mois de l’été, le <i>pastour</i>,
+vêtu de sa cape brune, et le bélier
+noir à la longue barbe, y conduisent des
+troupeaux dont la laine tombante balaye
+le gazon. On n’entend plus dans ces lieux
+escarpés que le bruit des grosses clochettes
+que portent les moutons, et
+dont les tintements inégaux produisent
+des accords imprévus, des gammes fortuites,
+<span class='pagenum'><a id='Page_240' name='Page_240'>[240]</a></span>
+qui étonnent le voyageur et réjouissent
+leur berger sauvage et silencieux.
+Mais, lorsque vient le long mois
+de septembre, un linceul de neige se
+déroule de la cime des monts jusqu’à
+leur base, et ne respecte que ce sentier
+profondément creusé, quelques gorges
+ouvertes par les torrents, et quelques
+rocs de granit qui allongent leur forme
+bizarre comme les ossements d’un monde
+enseveli.
+</p>
+
+<p>
+C’est alors qu’on voit accourir de
+légers troupeaux d’isards qui, renversant
+sur leur dos leurs cornes recourbées,
+s’élancent de rocher en rocher, comme si
+le vent les faisait bondir devant lui, et
+prennent possession de leur désert aérien;
+des volées de corbeaux et de corneilles
+tournent sans cesse dans les gouffres et
+les puits naturels, qu’elles transforment
+en ténébreux colombiers, tandis que
+l’ours brun, suivi de sa famille velue
+qui se joue et se roule autour de lui sur
+la neige, descend avec lenteur de sa retraite
+envahie par les frimas. Mais ce ne
+sont là ni les plus sauvages ni les plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_241' name='Page_241'>[241]</a></span>
+cruels habitants que ramène l’hiver dans
+ces montagnes; le contrebandier rassuré
+se hasarde jusqu’à se construire une
+demeure de bois sur la barrière même
+de la nature et de la politique; là des
+traités inconnus, des échanges occultes,
+se font entre les deux Navarres, au
+milieu des brouillards et des vents.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut dans cet étroit sentier, sur le
+<i>versant</i> de la France, qu’environ deux mois
+après les scènes que nous avons vues se
+passer à Paris, deux voyageurs venant
+d’Espagne s’arrêtèrent à minuit, fatigués
+et pleins d’épouvante. On entendait des
+coups de fusil dans la montagne.
+</p>
+
+<p>
+—Les coquins! comme ils nous ont
+poursuivis! dit l’un d’eux; je n’en puis
+plus! sans vous j’étais pris.
+</p>
+
+<p>
+—Et vous le serez encore, ainsi que
+ce damné papier, si vous perdez votre
+temps en paroles; voilà un second coup
+de feu sur le roc de Saint-Pierre-de-l’Aigle;
+ils nous croient partis par la
+côte du Limaçon; mais, en bas, ils
+s’apercevront du contraire. Descendez.
+<span class='pagenum'><a id='Page_242' name='Page_242'>[242]</a></span>
+C’est une ronde, sans doute, qui chasse
+les contrebandiers. Descendez!
+</p>
+
+<p>
+—Eh! comment? je n’y vois pas.
+</p>
+
+<p>
+—Descendez toujours, et prenez-moi
+le bras.
+</p>
+
+<p>
+—Soutenez-moi; je glisse avec mes
+bottes, dit le premier voyageur, s’accrochant
+aux pointes du roc pour s’assurer
+de la solidité du terrain avant d’y
+poser le pied.
+</p>
+
+<p>
+—Allez donc, allez donc! lui dit
+l’autre en le poussant; voilà un de ces
+drôles qui passe sur notre tête.
+</p>
+
+<p>
+En effet, l’ombre d’un homme armé
+d’un long fusil se dessina sur la neige.
+Les deux aventuriers se tinrent immobiles.
+Il passa; ils continuèrent à descendre.
+</p>
+
+<p>
+—Ils nous prendront! dit celui qui
+soutenait l’autre, nous sommes tournés.
+Donnez-moi votre diable de parchemin;
+je porte l’habit des contrebandiers, et je
+me ferai passer pour tel en cherchant
+asile chez eux; mais vous n’auriez pas
+de ressource avec votre habit galonné.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison, dit son compagnon
+<span class='pagenum'><a id='Page_243' name='Page_243'>[243]</a></span>
+en s’arrêtant sur une pointe de
+roc.
+</p>
+
+<p>
+Et, restant suspendu au milieu de la
+pente, il lui donna un rouleau de bois
+creux.
+</p>
+
+<p>
+Un coup de fusil partit, et une balle
+vint s’enterrer en sifflant et en frissonnant
+dans la neige à leurs pieds.
+</p>
+
+<p>
+—Averti! dit le premier. Roulez en
+bas; si vous n’êtes pas mort, vous suivrez
+la route. A gauche du Gave est
+Sainte-Marie; mais tournez à droite,
+traversez Oloron, et vous êtes sur le
+chemin de Pau et sauvé. Allons, roulez.
+</p>
+
+<p>
+En parlant, il poussa son camarade,
+et, sans daigner le regarder, ne voulant
+ni monter ni descendre, se mit à suivre
+horizontalement le front du mont, en
+s’accrochant aux pierres, aux branches,
+aux plantes même, avec une adresse de
+chat sauvage, et bientôt se trouva sur
+un tertre solide, devant une petite case
+de planches à jour, à travers lesquelles
+on voyait une lumière. L’aventurier
+tourna tout autour comme un loup
+affamé autour d’un parc, et, appliquant
+<span class='pagenum'><a id='Page_244' name='Page_244'>[244]</a></span>
+son œil à l’une des ouvertures, vit des
+choses qui le décidèrent apparemment,
+car, sans hésiter, il poussa la porte
+chancelante que ne fermait pas même
+un faible loquet. La case entière s’ébranla
+au coup de poing qu’il avait donné;
+il vit alors qu’elle était divisée en deux
+cellules par une cloison. Un grand flambeau
+de cire jaune éclairait la première;
+là, une jeune fille, pâle et d’une effroyable
+maigreur, était accroupie dans un
+coin sur la terre humide où coulait la
+neige fondue sous les planches de la
+chaumière. Des cheveux noirs, mêlés et
+couverts de poussière, mais très longs,
+tombaient en désordre sur son vêtement
+de bure brune; le capuchon rouge des
+Pyrénées couvrait sa tête et ses épaules;
+elle baissait les yeux et filait une petite
+quenouille attachée à sa ceinture. L’entrée
+d’un homme ne la troubla pas.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! la <i>moza</i><a name='FA_13' id='FA_13' href='#FN_13' class='fnanchor'>[13]</a>, lève-toi et donne-moi
+à boire; je suis las et j’ai soif.
+</p>
+
+<p>
+La jeune fille ne répondit pas, et, sans
+<span class='pagenum'><a id='Page_245' name='Page_245'>[245]</a></span>
+lever les yeux, continua de filer avec
+application.
+</p>
+
+<p>
+—Entends-tu? dit l’étranger la poussant
+avec le pied; va dire au patron, que
+j’ai vu là, qu’un ami vient le voir, et
+donne-moi à boire avant. Je coucherai
+ici.
+</p>
+
+<p>
+Elle répondit d’une voix enrouée en
+filant toujours:
+</p>
+
+<p>
+—Je bois la neige qui fond sur le
+rocher, ou l’écume verte qui nage sur
+l’eau des marais; mais, quand j’ai bien
+filé, on me donne l’eau de la source de
+fer.
+</p>
+
+<p>
+Quand je dors, le lézard froid passe
+sur mon visage; mais lorsque j’ai bien
+lavé une mule, on jette le foin; le foin
+est chaud; le foin est bon et chaud; je
+le mets sur mes pieds de marbre.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle histoire me fais-tu là? dit
+Jacques; je ne parle pas de toi.
+</p>
+
+<p>
+Elle poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—On me fait tenir un homme pendant
+qu’on le tue. Oh! que j’ai eu du
+sang sur les mains! Que Dieu leur pardonne
+si cela se peut. Ils m’ont fait tenir
+<span class='pagenum'><a id='Page_246' name='Page_246'>[246]</a></span>
+sa tête et le baquet rempli d’une eau
+rouge. O ciel! moi qui étais l’épouse de
+Dieu! on jette leurs corps dans l’abîme
+de neige; mais le vautour les trouve; il
+tapisse son nid avec leurs cheveux. Je
+te vois à présent plein de vie, je te
+verrai sanglant, pâle et mort.
+</p>
+
+<p>
+L’aventurier, haussant les épaules, se
+mit à siffler en entrant, et poussa la
+seconde porte; il trouva l’homme qu’il
+avait vu par les fentes de la cabane: il
+portait le <i>berret</i><a name='FA_14' id='FA_14' href='#FN_14' class='fnanchor'>[14]</a> bleu des Basques sur
+l’oreille, et, couvert d’un ample manteau,
+assis sur un bât de mulet, courbé
+sur un large brasier de fonte, fumait un
+cigare et vidait une outre placée à son
+côté. La lueur de la braise éclairait son
+visage gras et jaune, ainsi que la chambre
+où étaient rangées des selles de mulet
+autour du <i>brasero</i> comme des sièges. Il
+souleva la tête sans se déranger.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est toi, Jacques? dit-il,
+c’est bien toi? Quoiqu’il y ait quatre ans
+que je ne t’ai vu, je te reconnais, tu
+<span class='pagenum'><a id='Page_247' name='Page_247'>[247]</a></span>
+n’es pas changé, brigand; c’est toujours
+ta grande face de vaurien. Mets-toi là et
+buvons un coup.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, me voilà encore ici; mais comment
+diable y es-tu, toi? Je te croyais
+juge, Houmain!
+</p>
+
+<p>
+—Et moi, donc, je te croyais bien
+capitaine espagnol, Jacques!
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je l’ai été quelque temps, c’est
+vrai, et puis prisonnier; mais je m’en
+suis tiré assez joliment, et j’ai repris
+l’ancien état, l’état libre, la bonne vieille
+contrebande.
+</p>
+
+<p>
+—Viva! viva! <i>jaleo!</i> s’écria Houmain;
+nous autres braves, nous sommes bons
+à tout. Ah ça! mais... tu as donc toujours
+passé par les autres <i>ports</i><a name='FA_15' id='FA_15' href='#FN_15' class='fnanchor'>[15]</a>? car je
+ne t’ai pas revu depuis que j’ai repris le
+métier.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, j’ai passé par où tu ne
+passeras pas, va! dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Et qu’apportes-tu?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_248' name='Page_248'>[248]</a></span>
+—Une marchandise inconnue; mes
+mules viendront demain.
+</p>
+
+<p>
+—Sont-ce les ceintures de soie, les
+cigares ou la laine?
+</p>
+
+<p>
+—Tu le sauras plus tard, amigo, dit
+le spadassin; donne-moi l’outre, j’ai
+soif.
+</p>
+
+<p>
+—Tiens, bois, c’est du vrai valdepenas!...
+Nous sommes si heureux ici, nous
+autres bandoleros! Ai! <i>jaleo! jaleo<a name='FA_16' id='FA_16' href='#FN_16' class='fnanchor'>[16]</a>!</i>
+bois donc, les amis vont venir.
+</p>
+
+<p>
+—Quels amis? dit Jacques laissant
+retomber l’outre.
+</p>
+
+<p>
+—Ne t’inquiète pas, bois toujours; je
+vais te conter ça, et puis nous chanterons
+la Tirana<a name='FA_17' id='FA_17' href='#FN_17' class='fnanchor'>[17]</a> andalouse!
+</p>
+
+<p>
+L’aventurier prit l’outre et fit semblant
+de boire tranquillement.
+</p>
+
+<p>
+—Quelle est donc cette grande diablesse
+que j’ai vue à ta porte? reprit-il;
+elle a l’air à moitié morte.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_249' name='Page_249'>[249]</a></span>
+—Non, non; elle n’est que folle; bois
+toujours, je te conterai ça.
+</p>
+
+<p>
+Et, prenant à sa ceinture rouge le long
+poignard dentelé de chaque côté en
+manière de scie, Houmain s’en servit
+pour retourner et enflammer la braise,
+et dit d’un air grave:
+</p>
+
+<p>
+—Tu sauras d’abord, si tu ne le sais
+pas, que là-bas (il montrait le côté de la
+France) ce vieux loup de Richelieu les
+mène tambour battant.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Oui; on l’appelle le <i>roi du Roi</i>. Tu
+sais? Cependant il y a un petit jeune
+homme qui est à peu près aussi fort
+que lui, et qu’on appelle M. le Grand.
+Ce petit bonhomme commande presque
+toute l’armée de Perpignan dans ce
+moment-ci, et il est arrivé il y a un
+mois; mais le vieux est toujours à Narbonne,
+et il est bien fin. Pour le Roi, il
+est tantôt comme ci, tantôt comme çà
+(en parlant, Houmain retournait sa main
+sur le dos et du côté de la paume); oui,
+entre le zist et le zest. Mais en attendant
+qu’il se décide, moi je suis pour le zist,
+<span class='pagenum'><a id='Page_250' name='Page_250'>[250]</a></span>
+c’est à dire Cardinaliste, et j’ai toujours
+fait les affaires de monseigneur, depuis
+la première qu’il me donna il y a bientôt
+trois ans. Je vais te la conter.
+</p>
+
+<p>
+Il avait besoin de gens de caractère
+et d’esprit pour une petite expédition,
+et me fit chercher pour être lieutenant
+criminel.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! c’est un joli poste, on me
+l’a dit.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, c’est un trafic comme le nôtre,
+où l’on vend la corde au lieu du fil; c’est
+moins honnête, car on tue plus souvent,
+mais aussi c’est plus solide: chaque
+chose a son prix.
+</p>
+
+<p>
+—C’est juste, dit Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Me voilà donc en robe rouge; je servis
+à en donner une jaune en soufre à un
+grand beau garçon qui était curé à Loudun,
+et qui était dans un couvent de
+nonnes comme un loup dans la bergerie:
+aussi il lui en cuisit.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! ah! c’est fort drôle! s’écria
+Jacques en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, continua Houmain.
+Oui, je t’assure, Jago, que je l’ai vu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_251' name='Page_251'>[251]</a></span>
+après l’affaire, réduit en petits tas noirs
+comme ce charbon, tiens, ce charbon-là
+au bout de mon poignard. Ce que c’est
+que de nous! voilà comme nous serons
+chez le diable.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! pas de ces plaisanteries-là! dit
+l’autre très gravement; vous savez bien
+que moi j’ai de la religion.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je ne dis pas non: cela peut
+être, reprit Houmain du même ton. Richelieu
+est bien cardinal! mais, enfin,
+n’importe. Tu sauras que, comme j’étais
+rapporteur, cela me rapporta...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! de l’esprit, coquin!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, toujours un peu! Je dis donc
+que cela me rapporta cinq cents piastres;
+car Armand Duplessis paye bien son
+monde; il n’y a rien à dire, si ce n’est
+que l’argent n’est pas à lui; mais nous
+faisons tous comme cela. Alors, ma foi,
+j’ai voulu placer cet argent dans notre
+ancien négoce; je suis revenu ici. Le
+métier va bien, heureusement: il y a
+peine de mort contre nous, et la marchandise
+renchérit.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_252' name='Page_252'>[252]</a></span>
+—Qu’est-ce que je vois là? s’écria
+Jacques; un éclair dans ce mois-ci!
+</p>
+
+<p>
+—Oui, les orages vont commencer:
+il y en a déjà eu deux. Nous sommes
+dans le nuage; entends-tu les roulements?
+Mais ce n’est rien; va, bois toujours.
+Il est une heure du matin à peu
+près, nous achèverons l’outre et la nuit
+ensemble. Je te disais donc que je fis
+connaissance avec notre président, un
+grand drôle nommé Laubardemont. Je
+ne sais pas si tu le connais.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, un peu, dit Jacques; c’est
+un fier avare; mais c’est égal, parle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, comme nous n’avions rien
+de caché l’un pour l’autre, je lui dis
+mes petits projets de commerce, et lui
+recommandai, quand l’occasion des
+bonnes affaires se présenterait, de penser
+à son camarade du tribunal. Il n’y a
+pas manqué, je n’ai pas à me plaindre.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit Jacques. Et qu’a-t-il
+fait?
+</p>
+
+<p>
+—D’abord il y a deux ans qu’il m’a
+amené lui-même, en croupe, sa nièce,
+que tu as vue à la porte.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_253' name='Page_253'>[253]</a></span>
+—Sa nièce! dit Jacques en se levant,
+et tu la traites comme une esclave!
+<i>Demonio!</i>
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, continua Houmain
+en attisant doucement la braise avec son
+poignard; c’est lui-même qui l’a désiré.
+Rassieds-toi.
+</p>
+
+<p>
+Jacques se rassit.
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, poursuivit le contrebandier,
+qu’il n’aurait pas même été fâché
+de la savoir... tu m’entends. Il aurait
+mieux aimé la savoir sous la neige que
+dessus, mais il ne voulait pas l’y mettre
+lui-même, parce qu’il est bon parent,
+comme il le dit.
+</p>
+
+<p>
+—Et comme je le sais, dit le nouveau
+venu, mais va...
+</p>
+
+<p>
+—On conçoit qu’un homme comme
+lui, qui vit à la cour, n’aime pas avoir
+une nièce folle chez lui. C’est tout
+simple. Si j’avais continué aussi mon
+rôle d’homme de robe, j’en aurais fait
+autant en pareil cas. Mais ici nous ne
+représentons pas, comme tu vois, et je
+<span class='pagenum'><a id='Page_254' name='Page_254'>[254]</a></span>
+l’ai prise pour <i>criada</i><a name='FA_18' id='FA_18' href='#FN_18' class='fnanchor'>[18]</a>: elle a montré
+plus de bon sens que je n’aurais cru,
+quoiqu’elle n’ait presque jamais dit qu’un
+seul mot, et qu’elle ait fait la délicate
+d’abord. A présent, elle brosse un mulet
+comme un garçon. Elle a un peu de
+fièvre depuis quelques jours cependant;
+mais ça finira de manière ou d’autre.
+Ah ça! ne va pas dire à Laubardemont
+qu’elle vit encore: il croirait que c’est
+par économie que je l’ai gardée pour
+servante.
+</p>
+
+<p>
+—Comment! est-ce qu’il est ici? s’écria
+Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Bois toujours, reprit le flegmatique
+Houmain, qui donnait lui-même un
+grand exemple de cette leçon, sa phrase
+favorite, et commençait à fermer à demi
+les yeux d’un air tendre. C’est, vois-tu,
+la seconde affaire que j’ai avec ce petit
+bon Lombard dimon, démon, des monts,
+comme tu voudras. Je l’aime comme
+mes yeux, et je veux que nous buvions
+à sa santé ce petit vin de Jurançon que
+<span class='pagenum'><a id='Page_255' name='Page_255'>[255]</a></span>
+voici; c’est le vin d’un luron, du feu roi
+Henri. Que nous sommes heureux ici!
+L’Espagne dans la main droite, la France
+dans la gauche, entre l’outre et la bouteille!
+La bouteille! j’ai quitté tout pour
+elle!
+</p>
+
+<p>
+Et il fit sauter le goulot d’une bouteille
+de vin blanc. Après en avoir pris
+des longues gorgées, il continua, tandis
+que l’étranger le dévorait des yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Oui, il est ici, et il doit avoir froid
+aux pieds, car il court la montagne depuis
+la fin du jour avec des gardes à lui
+et nos camarades, tu sais, nos <i lang="es" xml:lang="es">bandoleros</i>,
+les vrais <i lang="es" xml:lang="es">contrabandistas</i>.
+</p>
+
+<p>
+—Et pourquoi courent-ils? dit
+Jacques.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! voilà le plaisant de l’affaire!
+dit l’ivrogne. C’est pour arrêter deux
+coquins qui veulent apporter ici soixante
+mille soldats espagnols en papier dans
+leur poche. Tu ne comprends pas peut-être
+à demi-mot, croquant! hein! eh
+bien, c’est pourtant comme je te dis,
+dans leur propre poche!
+</p>
+
+<p>
+—Si, si, je comprends! dit Jacques
+<span class='pagenum'><a id='Page_256' name='Page_256'>[256]</a></span>
+en tâtant son poignard dans sa ceinture
+et regardant la porte.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, enfant du diable, chantons
+la Tirana; prends ta bouteille, jette ton
+cigare, et chante.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots l’hôte, chancelant, se mit
+à chanter en espagnol, entrecoupant ses
+chants de rasades qu’il jetait dans son
+gosier en se renversant, tandis que
+Jacques, toujours assis, le regardait d’un
+œil sombre à la lueur du brasier, et méditait
+ce qu’il allait faire.
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Moi qui suis contrebandier et qui n’ai peur de
+ rien, me voilà. Je les défie tous, je veille sur
+ moi-même, et on me respecte<a name='FA_19' id='FA_19' href='#FN_19' class='fnanchor'>[19]</a>.<br /></span>
+<span class="i0"><i>Ai, ai, ai, jaleo!</i> Jeunes filles, jeunes filles, qui veut m’acheter du fil noir?</span>
+</div>
+
+<p>
+La lueur d’un éclair entra par une
+petite lucarne, et remplit la chambre
+d’une odeur de soufre; une effroyable
+<span class='pagenum'><a id='Page_257' name='Page_257'>[257]</a></span>
+détonation le suivit de près: la cabane
+trembla, et une poutre tomba en dehors.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! eh! la maison! s’écria le buveur;
+le diable est chez nous! les amis
+ne viennent donc pas?
+</p>
+
+<p>
+—Chantons, dit Jacques en rapprochant
+le bât sur lequel il était assis de
+celui de Houmain.
+</p>
+
+<p>
+Celui-ci but pour se raffermir, et reprit:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0"><i>Jaleo! jaleo!</i> mon cheval est fatigué! et moi je marche en courant près de lui.<br /></span>
+<span class="i2">Aï! aï! aï! la ronde vient et la fusillade s’élève dans la montagne.<br /></span>
+<span class="i2">Aï! aï! aï! mon petit cheval, tire-moi de ce danger.<br /></span>
+<span class="i2"><span class='pagenum'><a id='Page_258' name='Page_258'>[258]</a></span>Vive! vive mon cheval! mon cheval qui a le chanfrein blanc!<br /></span>
+<span class="i2">Jeunes filles, <i>jaleo!</i> jeunes filles, achetez-moi du fil noir<a name='FA_20' id='FA_20' href='#FN_20' class='fnanchor'>[20]</a>!</span>
+</div>
+
+<p>
+En achevant, il sentit son siège vaciller,
+et tomba à la renverse; Jacques,
+après s’en être débarrassé ainsi, s’élançait
+vers la porte, lorsqu’elle s’ouvrit, et son
+visage se heurta contre la figure pâle et
+glacée de la folle. Il recula.
+</p>
+
+<p>
+—Le juge! dit-elle en entrant.
+</p>
+
+<p>
+Et elle tomba étendue sur la terre
+froide.
+</p>
+
+<p>
+Jacques avait déjà passé un pied par-dessus
+elle; mais une autre figure apparut,
+livide et surprise, celle d’un homme de
+grande taille, couvert d’un manteau
+ruisselant de neige. Il recula encore, et
+rit d’horreur et de rage. C’était Laubardemont
+<span class='pagenum'><a id='Page_259' name='Page_259'>[259]</a></span>
+suivi d’hommes armés; ils se
+regardèrent.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! ca...a...ma...ra...de coquin!
+dit Houmain, se relevant avec peine,
+serais-tu royaliste, par hasard?
+</p>
+
+<p>
+Mais lorsqu’il vit ces deux hommes
+qui semblaient pétrifiés l’un par l’autre,
+il se tut comme eux, ayant la conscience
+de son ivresse, et s’approcha en trébuchant
+pour relever la folle, toujours
+étendue entre le juge et le capitaine. Le
+premier prit la parole.
+</p>
+
+<p>
+—N’êtes-vous pas celui que nous
+poursuivions tout à l’heure?
+</p>
+
+<p>
+—C’est lui, dirent les gens de sa
+suite tout d’une voix, l’autre est échappé.
+</p>
+
+<p>
+Jacques recula jusqu’aux planches
+fendues qui formaient le mur chancelant
+de la case: s’enveloppant dans son
+manteau comme un ours acculé contre
+un arbre par une meute nombreuse, et
+voulant faire diversion et s’assurer un
+moment de réflexion, il répondit avec
+une voix forte et sombre:
+</p>
+
+<p>
+—Le premier qui passera ce brasier
+<span class='pagenum'><a id='Page_260' name='Page_260'>[260]</a></span>
+et le corps de cette fille est un homme
+mort!
+</p>
+
+<p>
+Et il tira un long poignard de son
+manteau. En ce moment, Houmain, agenouillé,
+retourna la tête de la jeune
+femme; les yeux en étaient fermés; il
+l’approcha du brasier, dont la lueur
+l’éclaira.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! grand Dieu! s’écria Laubardemont
+s’oubliant par effroi, Jeanne encore!
+</p>
+
+<p>
+—Soyez tranquille, mon... on... seigneur,
+dit Houmain en essayant de soulever
+les longues paupières noires qui
+retombaient, et la tête qui se renversait
+comme un lin mouillé; soi...yez tranquille;
+ne...e...vou...ous fâchez pas, elle
+est bien morte, très morte.
+</p>
+
+<p>
+Jacques posa le pied sur ce corps
+comme sur une barrière, et, se courbant
+avec un rire féroce sous le visage de
+Laubardemont, lui dit à demi-voix:
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-moi passer, et je ne te compromettrai
+pas, courtisan; je ne te dirai
+pas qu’elle fut ta nièce et que je suis
+ton fils.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_261' name='Page_261'>[261]</a></span>
+Laubardemont se recueillit, regarda
+ses gens qui se pressaient autour de lui
+avec des carabines avancées, et leur faisant
+signe de se retirer à quelques pas,
+il répondit d’une voix très basse:
+</p>
+
+<p>
+—Livre-moi le traité, et tu passeras.
+</p>
+
+<p>
+—Le voilà dans ma ceinture; mais si
+l’on y touche, je t’appellerai mon père
+tout haut. Que dira ton maître?
+</p>
+
+<p>
+—Donne-le-moi, et je te pardonnerai
+ta vie.
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-moi passer, et je te pardonnerai
+de me l’avoir donnée.
+</p>
+
+<p>
+—Toujours le même, brigand?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, assassin!
+</p>
+
+<p>
+—Que t’importe un enfant qui conspire?
+dit le juge.
+</p>
+
+<p>
+—Que t’importe un vieillard qui règne?
+répondit l’autre.
+</p>
+
+<p>
+—Donne-moi ce papier; j’ai fait serment
+de l’avoir.
+</p>
+
+<p>
+—Laisse-le-moi, j’ai juré de le reporter.
+</p>
+
+<p>
+—Quel peut être ton serment et ton
+Dieu? dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_262' name='Page_262'>[262]</a></span>
+—Et le tien, reprit Jacques, est-ce le
+crucifix de fer rouge?
+</p>
+
+<p>
+Mais, se levant entre eux, Houmain,
+riant et chancelant, dit au juge en lui
+frappant sur l’épaule:
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes bien longtemps à vous
+expliquer, l’...ami; est-ce que vous le
+connaîtriez d’ancienne date? C’est... est
+un bon garçon.
+</p>
+
+<p>
+—Moi! non! s’écria Laubardemont à
+haute voix, je ne l’ai jamais vu.
+</p>
+
+<p>
+Pendant cet instant, Jacques, que protégeaient
+l’ivrogne et la petitesse de la
+chambre embarrassée, s’élança avec violence
+contre les faibles planches qui formaient
+le mur, d’un coup de talon en
+jeta deux dehors et passa par l’espace
+qu’elles avaient laissé. Tout ce côté de
+la cabane fut brisé, elle chancela tout
+entière: le vent y entra avec violence.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! eh! Demonio! santo Demonio!
+où vas-tu? s’écria le contrebandier; tu
+casses ma maison! et c’est le côté du
+Gave.
+</p>
+
+<p>
+Tous s’approchèrent avec précaution,
+arrachèrent les planches qui restaient,
+<span class='pagenum'><a id='Page_263' name='Page_263'>[263]</a></span>
+et se penchèrent sur l’abîme. Ils contemplèrent
+un spectacle étrange: l’orage
+était dans toute sa force, et c’était un
+orage des Pyrénées; d’immenses éclairs
+partaient ensemble des quatre points de
+l’horizon, et leurs feux se succédaient
+si vite qu’on n’en voyait pas l’intervalle,
+et qu’ils paraissaient immobiles et durables:
+seulement la voûte flamboyante
+s’éteignait quelquefois tout à coup, puis
+reprenait ses lueurs constantes. Ce n’était
+plus la flamme qui semblait étrangère
+à cette nuit, c’était l’obscurité. L’on
+eût dit que, dans ce ciel naturellement
+lumineux, il se faisait des éclipses d’un
+moment: tant les éclairs étaient longs
+et tant leur absence était rapide! Les
+pics allongés et les rochers blanchis se
+détachaient sur ce fond rouge comme
+des blocs de marbre sur une coupole
+d’airain brûlant et simulant au milieu
+des frimas les prodiges du volcan; les
+eaux jaillissaient comme des flammes,
+les neiges s’écoulaient comme une lave
+éblouissante.
+</p>
+
+<p>
+Dans leur amas mouvant se débattait
+<span class='pagenum'><a id='Page_264' name='Page_264'>[264]</a></span>
+un homme, et ses efforts le faisaient entrer
+plus en avant dans le gouffre tournoyant
+et liquide; ses genoux ne se
+voyaient déjà plus; en vain il tenait embrassé
+un énorme glaçon pyramidal et
+transparent, que les éclairs faisaient briller
+comme un rocher de cristal; ce glaçon
+même fondait par sa base et glissait
+lentement sur la pente du rocher. On
+entendait sous la nappe de neige le bruit
+des quartiers de granit qui se heurtaient,
+en tombant, à des profondeurs immenses.
+Cependant on aurait pu le sauver
+encore; l’espace de quatre pieds à peine
+le séparait de Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+—J’enfonce! s’écria-t-il; tends-moi
+quelque chose et tu auras le traité.
+</p>
+
+<p>
+—Donne-le-moi, et je te tendrai ce
+mousquet, dit le juge.
+</p>
+
+<p>
+—Le voilà, dit le spadassin, puisque
+le diable est pour Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Et, lâchant d’une main son glissant
+appui, il jeta un rouleau de bois dans la
+cabane. Laubardemont y rentra, se précipitant
+sur le traité comme un loup sur
+sa proie. Jacques avait en vain étendu
+<span class='pagenum'><a id='Page_265' name='Page_265'>[265]</a></span>
+son bras; on le vit glisser lentement
+avec le bloc énorme et dégelé qui croulait
+sur lui, et s’enfoncer sans bruit dans
+les neiges.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! misérable! tu m’as trompé!
+s’écria-t-il; mais on ne m’a pas pris le
+traité... je te l’ai donné... entends-tu...
+mon père!
+</p>
+
+<p>
+Il disparut sous la couche épaisse et
+blanche de la neige; on ne vit plus à sa
+place que cette nappe éblouissante que
+sillonnait la foudre en s’y éteignant; on
+n’entendit plus que les roulements du
+tonnerre et le sifflement des eaux qui
+tourbillonnaient contre les rochers, car
+les hommes groupés autour d’un cadavre
+et d’un scélérat, dans la chambre à
+demi-brisée, se taisaient glacés par l’horreur,
+et craignaient que Dieu ne vînt à
+diriger la foudre<a name='FA_21' id='FA_21' href='#FN_21' class='fnanchor'>[21]</a>.
+</p>
+
+<h2 id="chap_23">
+CHAPITRE XXIII
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+L’ABSENCE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">L’absence est le plus grand des maux,<br /></span>
+<span class="i2">Non pas pour vous, cruelle!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>La Fontaine.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Qui de nous n’a trouvé du charme à
+suivre des yeux les nuages du ciel? Qui
+ne leur a envié la liberté de leurs voyages
+au milieu des airs, soit lorsque, roulés
+en masse par les vents et colorés par
+le soleil, ils s’avancent paisiblement
+comme une flotte de sombres navires dont
+la proue serait dorée; soit lorsque, parsemés
+en légers groupes, ils glissent avec
+vitesse, sveltes et allongés comme des
+oiseaux de passage, transparents comme
+de vastes opales détachées du trésor des
+cieux, ou bien éblouissants de blancheur
+comme les neiges des monts que
+<span class='pagenum'><a id='Page_267' name='Page_267'>[267]</a></span>
+les vents emportent sur leurs ailes?
+L’homme est un lent voyageur qui envie
+ces passagers rapides, rapides moins
+encore que son imagination; ils ont vu
+pourtant, en un seul jour, tous les lieux
+qu’il aime par le souvenir ou l’espérance,
+ceux qui furent témoins de son bonheur
+ou de ses peines, et ces pays si beaux
+que l’on ne connaît pas, et où l’on croit
+tout rencontrer à la fois. Il n’est pas un
+endroit de la terre, sans doute, un rocher
+sauvage, une plaine aride où nous passons
+avec indifférence, qui n’ait été consacré
+dans la vie d’un homme et ne se
+peigne dans ses souvenirs; car, pareils
+à des vaisseaux délabrés, avant de trouver
+l’infaillible naufrage, nous laissons
+un débris de nous-mêmes sur tous les
+écueils.
+</p>
+
+<p>
+Où vont-ils les nuages bleus et sombres
+de cet orage des Pyrénées? C’est le
+vent d’Afrique qui les pousse devant lui
+avec une haleine enflammée; ils volent,
+ils roulent sur eux-mêmes en grondant,
+jettent des éclairs devant eux, comme
+leurs flambeaux, et laissent pendre à
+<span class='pagenum'><a id='Page_268' name='Page_268'>[268]</a></span>
+leur suite une longue traînée de pluie
+comme une robe vaporeuse. Dégagés
+avec efforts des défilés de rochers qui
+avaient un moment arrêté leur course,
+ils arrosent, dans le Béarn, le pittoresque
+patrimoine de Henri IV; en Guienne,
+les conquêtes de Charles VII; dans la
+Saintonge, le Poitou, la Touraine, celles
+de Charles V et de Philippe-Auguste, et,
+se ralentissant enfin au-dessus du vieux
+domaine de Hugues Capet, s’arrêtèrent
+en murmurant sur les tours de Saint-Germain.
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, disait Marie de Mantoue
+à la Reine, voyez-vous quel orage
+vient du Midi?
+</p>
+
+<p>
+—Vous regardez souvent de ce côté,
+ma chère, répondit Anne d’Autriche,
+appuyée sur le balcon.
+</p>
+
+<p>
+—C’est le côté du soleil, madame.
+</p>
+
+<p>
+—Et des tempêtes, dit la Reine, vous
+le voyez; croyez en mon amitié, mon
+enfant, ces nuages ne peuvent avoir rien
+vu d’heureux pour vous. J’aimerais
+mieux vous voir tourner les yeux vers le
+côté de la Pologne. Regardez à quel
+<span class='pagenum'><a id='Page_269' name='Page_269'>[269]</a></span>
+beau peuple vous pourriez commander.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment, pour éviter la pluie
+qui commençait, le prince Palatin passait
+rapidement sous les fenêtres de la Reine
+avec une suite nombreuse de jeunes
+Polonais à cheval; leurs vestes turques,
+couvertes de boutons de diamants, d’émeraudes
+et de rubis, leurs manteaux verts
+et gris de lin, les hautes plumes de leurs
+chevaux et leur air d’aventure les faisaient
+briller d’un singulier éclat auquel
+la cour s’était habituée sans peine. Ils
+s’arrêtèrent un moment, et le prince
+salua deux fois, pendant que le léger
+animal qu’il montait marchait de côté,
+tournant toujours le front vers les princesses;
+se cabrant et hennissant, il agitait
+les crins de son cou et semblait
+saluer en mettant sa tête entre ses
+jambes; toute sa suite répéta cette même
+évolution en passant. La princesse
+Marie s’était d’abord jetée en arrière, de
+peur que l’on ne distinguât les larmes
+de ses yeux; mais ce spectacle brillant
+et flatteur la fit revenir sur le balcon, et
+elle ne put s’empêcher de s’écrier:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_270' name='Page_270'>[270]</a></span>
+—Que le Palatin monte avec grâce ce
+joli cheval! Il semble n’y pas songer.
+</p>
+
+<p>
+La Reine sourit:
+</p>
+
+<p>
+—Il songe à celle qui serait sa reine
+demain si elle voulait faire un signe de
+tête et laisser tomber sur ce trône un
+regard de ses grands yeux noirs en
+amande, au lieu d’accueillir toujours ces
+pauvres étrangers avec ce petit air boudeur,
+et en faisant la moue comme à
+présent.
+</p>
+
+<p>
+Anne d’Autriche donnait en parlant un
+petit coup d’éventail sur les lèvres de
+Marie, qui ne put s’empêcher de sourire
+aussi; mais à l’instant elle baissa la
+tête en se le reprochant, et se recueillit
+pour reprendre sa tristesse qui commençait
+à lui échapper. Elle eut même besoin
+de contempler encore les gros nuages
+qui planaient sur le château.
+</p>
+
+<p>
+—Pauvre enfant, continua la Reine,
+tu fais tout ce que tu peux pour être
+bien fidèle et te bien maintenir dans la
+mélancolie de ton roman; tu te fais mal
+en ne dormant plus pour pleurer et en
+cessant de manger à table; tu passes la
+<span class='pagenum'><a id='Page_271' name='Page_271'>[271]</a></span>
+nuit à rêver ou à écrire; mais, je t’en
+avertis, tu ne réussiras à rien, si ce n’est
+à maigrir, à être moins belle et à n’être
+pas reine. Ton Cinq-Mars est un petit
+ambitieux qui s’est perdu.
+</p>
+
+<p>
+Voyant Marie cacher sa tête dans son
+mouchoir pour pleurer encore, Anne
+d’Autriche rentra un moment dans sa
+chambre en la laissant au balcon, et
+feignit de s’occuper à chercher des bijoux
+dans sa toilette; elle revint bientôt lentement
+et gravement se remettre à la
+fenêtre; Marie était plus calme, et regardait
+tristement la campagne, les collines
+de l’horizon, et l’orage qui s’étendait
+peu à peu.
+</p>
+
+<p>
+La Reine reprit avec un ton plus
+grave:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu a eu plus de bonté pour vous
+que vos imprudences ne le méritaient
+peut-être, Marie; il vous a sauvée d’un
+grand péril; vous aviez voulu faire de
+grands sacrifices, mais heureusement
+ils ne se sont pas accomplis comme vous
+l’aviez cru. L’innocence vous a sauvée de
+l’amour; vous êtes comme une personne
+<span class='pagenum'><a id='Page_272' name='Page_272'>[272]</a></span>
+qui, croyant se donner un poison mortel,
+n’aurait pris qu’une eau pure et sans
+danger.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! madame, que voulez-vous
+me dire? Ne suis-je pas assez malheureuse?
+</p>
+
+<p>
+—Ne m’interrompez pas, dit la Reine;
+vous allez voir avec d’autres yeux votre
+position présente. Je ne veux point vous
+accuser d’ingratitude envers le Cardinal;
+j’ai trop de raisons de ne pas l’aimer!
+j’ai moi-même vu naître la conjuration.
+Cependant vous pourriez, ma chère,
+vous rappeler qu’il fut le seul en France
+à vouloir, contre l’avis de la Reine-mère
+et de la cour, la guerre du duché de Mantoue,
+qu’il arracha à l’Empire et à l’Espagne
+et rendit au duc de Nevers votre
+père; ici, dans ce château même de
+Saint-Germain, fut signé le traité qui
+renversait le duc de Guastalla<a name='FA_22' id='FA_22' href='#FN_22' class='fnanchor'>[22]</a>. Vous
+étiez bien jeune alors... On a dû vous
+l’apprendre pourtant. Voici toutefois
+que, par amour uniquement (je veux le
+<span class='pagenum'><a id='Page_273' name='Page_273'>[273]</a></span>
+croire comme vous), un jeune homme
+de vingt-deux ans est prêt à le faire
+assassiner...
+</p>
+
+<p>
+—Oh! madame, il en est incapable.
+Je vous jure qu’il l’a refusé...
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai priée, Marie, de me
+laisser parler. Je sais qu’il est généreux
+et loyal; je veux croire que, contre
+l’usage de notre temps, il ait assez de
+modération pour ne pas aller jusque-là,
+et le tuer froidement, comme le chevalier
+de Guise a tué le vieux baron de
+Luz, dans la rue. Mais sera-t-il le maître
+de l’empêcher s’il le fait prendre à force
+ouverte? c’est ce que nous ne pouvons
+savoir plus que lui! Dieu seul sait l’avenir.
+Du moins est-il sûr que pour vous
+il l’attaque, et, pour le renverser, prépare
+la guerre civile, qui éclate peut-être
+à l’heure même où nous parlons,
+une guerre sans succès! De quelque
+manière qu’elle tourne, il ne peut réussir
+qu’à faire du mal, car <span class='smcap'>Monsieur</span> va
+abandonner la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! madame...
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi, vous dis-je, j’en suis
+<span class='pagenum'><a id='Page_274' name='Page_274'>[274]</a></span>
+certaine, je n’ai pas besoin de m’expliquer
+davantage. Que fera le Grand-Ecuyer?
+Le Roi, il l’a bien jugé, est allé
+consulter le Cardinal. Le consulter, c’est
+lui céder; mais le traité d’Espagne a été
+signé: s’il est découvert, que fera seul
+M. de Cinq-Mars? Ne tremblez pas ainsi,
+nous le sauverons, nous sauverons ses
+jours, je vous le promets; il en est
+temps... j’espère...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! madame, vous espérez! je suis
+perdue! s’écria Marie affaiblie et s’évanouissant
+à moitié.
+</p>
+
+<p>
+—Asseyons-nous, dit la Reine.
+</p>
+
+<p>
+Et, se plaçant près de Marie, à l’entrée
+de la chambre, elle poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Sans doute <span class='smcap'>Monsieur</span> traitera pour
+tous les conjurés en traitant pour lui,
+mais l’exil sera leur moindre peine, l’exil
+perpétuel. Voilà donc la duchesse de
+Nevers et de Mantoue, la princesse
+Marie de Gonzague, femme de M. Henri
+d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, exilé!
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, madame! je le suivrai
+dans l’exil: c’est mon devoir, je suis sa
+<span class='pagenum'><a id='Page_275' name='Page_275'>[275]</a></span>
+femme!... s’écria Marie en sanglotant;
+je voudrais déjà l’y savoir en sûreté.
+</p>
+
+<p>
+—Rêves de dix-huit ans! dit la Reine
+en soutenant Marie. Réveillez-vous,
+enfant, réveillez-vous, il le faut; je ne
+veux nier aucune des qualités de M. de
+Cinq-Mars. Il a un grand caractère, un
+esprit vaste, un grand courage; mais il
+ne peut plus être rien pour vous, et heureusement
+vous n’êtes ni sa femme ni
+même sa fiancée.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis à lui, madame, à lui seul...
+</p>
+
+<p>
+—Mais sans bénédiction, reprit Anne
+d’Autriche, sans mariage enfin: aucun
+prêtre ne l’eût osé; le vôtre même ne
+l’a pas fait, et me l’a dit. Taisez-vous,
+ajouta-t-elle en posant ses deux belles
+mains sur la bouche de Marie, taisez-vous!
+Vous allez me dire que Dieu a
+entendu vos serments, que vous ne
+pouvez vivre sans lui, que vos destinées
+sont inséparables, que la mort seule
+peut briser votre union: propos de votre
+âge, délicieuses chimères d’un moment
+dont vous sourirez un jour, heureuse de
+ne pas avoir à les pleurer toute votre
+<span class='pagenum'><a id='Page_276' name='Page_276'>[276]</a></span>
+vie. De toutes ces jeunes femmes si
+brillantes que vous voyez autour de moi,
+à la cour, il n’en est pas une qui n’ait
+eu, à votre âge, quelque beau songe
+d’amour comme le vôtre, qui n’ait formé
+de ces liens que l’on croit indissolubles,
+et n’ait fait en secret d’éternels serments.
+Eh bien, ces songes sont évanouis, ces
+nœuds rompus, ces serments oubliés;
+et pourtant vous les voyez femmes et
+mères heureuses, entourées des honneurs
+de leur rang; elles viennent rire
+et danser tous les soirs... Je devine encore
+ce que vous voulez me dire... Elles
+n’aimaient pas autant que vous, n’est-ce
+pas? Eh bien, vous vous trompez, ma
+chère enfant; elles aimaient autant et ne
+pleuraient pas moins. Mais c’est ici que
+je dois vous apprendre à connaître ce
+grand mystère qui fait votre désespoir,
+parce que vous ignorez le mal qui vous
+dévore. Notre existence est double, mon
+amie: notre vie intérieure, celle de nos
+sentiments, nous travaille avec violence,
+tandis que la vie extérieure nous domine
+malgré nous. On n’est jamais indépendante
+<span class='pagenum'><a id='Page_277' name='Page_277'>[277]</a></span>
+des hommes, et surtout dans une
+condition élevée. Seule, on se croit
+maîtresse de sa destinée; mais la vue
+de trois personnes qui surviennent nous
+rend toutes nos chaînes en nous rappelant
+notre rang et notre entourage. Que
+dis-je? soyez enfermée et livrée à tout
+ce que les passions vous feront naître
+de résolutions courageuses et extraordinaires,
+vous suggèreront de sacrifices
+merveilleux, il suffira d’un laquais qui
+viendra vous demander vos ordres pour
+rompre le charme et vous rappeler votre
+existence réelle. C’est ce combat entre
+vos projets et votre position qui vous
+tue; vous vous en voulez intérieurement,
+vous vous faites d’amers reproches.
+</p>
+
+<p>
+Marie détourna la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, vous vous croyez bien criminelle.
+Pardonnez-vous, Marie: tous les
+hommes sont des êtres tellement relatifs
+et dépendants les uns des autres, que
+je ne sais si les grandes retraites du
+monde, que nous voyons quelquefois, ne
+sont pas faites pour le monde même:
+le désespoir a sa recherche et la solitude
+<span class='pagenum'><a id='Page_278' name='Page_278'>[278]</a></span>
+sa coquetterie. On prétend que les plus
+sombres ermites n’ont pu se retenir de
+s’informer de ce qu’on disait d’eux. Ce
+besoin de l’opinion générale est un bien,
+en ce qu’il combat presque toujours
+victorieusement ce qu’il y a de déréglé
+dans notre imagination, et vient à l’aide
+des devoirs que l’on oublie trop aisément.
+On éprouve, vous le sentirez, j’espère,
+en reprenant son sort tel qu’il doit être,
+après le sacrifice de ce qui détournait de
+la raison, la satisfaction d’un exilé qui
+rentre dans sa famille, d’un malade qui
+revoit le jour et le soleil après une nuit
+troublée par le cauchemar. C’est ce
+sentiment d’un être revenu, pour ainsi
+dire, à son état naturel, qui donne le
+calme que vous voyez dans bien des
+yeux qui ont eu leurs larmes aussi; car
+il est peu de femmes qui n’aient connu
+les vôtres. Vous vous trouveriez parjure
+en renonçant à Cinq-Mars? Mais rien ne
+vous lie; vous vous êtes plus qu’acquittée
+envers lui en refusant, durant
+plus de deux années, les mains royales
+qui vous étaient présentées. Eh! qu’a-t-il
+<span class='pagenum'><a id='Page_279' name='Page_279'>[279]</a></span>
+fait, après tout, cet amant si passionné?
+Il s’est élevé pour vous atteindre; mais
+l’ambition, qui vous semble ici avoir
+aidé l’amour, ne pourrait-elle pas s’être
+aidée de lui? Ce jeune homme me semble
+être bien profond, bien calme dans ses
+ruses politiques, bien indépendant dans
+ses vastes résolutions, dans ses monstrueuses
+entreprises, pour que je le croie
+uniquement occupé de sa tendresse. Si
+vous n’aviez été qu’un moyen au lieu
+d’un but, que diriez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Je l’aimerais encore, répondit Marie.
+Tant qu’il vivra, je lui appartiendrai,
+madame.
+</p>
+
+<p>
+—Mais tant que je vivrai, moi, dit la
+Reine avec fermeté, je m’y opposerai.
+</p>
+
+<p>
+A ces derniers mots, la pluie et la
+grêle tombèrent sur le balcon avec
+violence; la Reine en profita pour quitter
+brusquement la porte et rentrer dans les
+appartements, où la duchesse de Chevreuse,
+Mazarin, M<sup>me</sup> de Guémenée et le
+prince Palatin attendaient depuis un
+moment. La Reine marcha au-devant
+d’eux. Marie se plaça dans l’ombre près
+<span class='pagenum'><a id='Page_280' name='Page_280'>[280]</a></span>
+d’un rideau, afin qu’on ne vît pas la
+rougeur de ses yeux. Elle ne voulut point
+d’abord se mêler à la conversation trop
+enjouée; cependant quelques mots attirèrent
+son attention. La Reine montrait
+à la princesse de Guémenée des diamants
+qu’elle venait de recevoir de Paris.
+</p>
+
+<p>
+—Quant à cette couronne, elle ne
+m’appartient pas, le Roi a voulu la faire
+préparer pour la future Reine de Pologne;
+on ne sait qui ce sera.
+</p>
+
+<p>
+Puis, se tournant vers le prince Palatin:
+</p>
+
+<p>
+—Nous vous avons vu passer, prince;
+chez qui donc alliez-vous?
+</p>
+
+<p>
+—Chez M<sup>lle</sup> la duchesse de Rohan,
+répondit le Polonais.
+</p>
+
+<p>
+L’insinuant Mazarin, qui profitait de
+tout pour chercher à deviner les secrets
+et à se rendre nécessaire par des confidences
+arrachées, dit en s’approchant
+de la Reine:
+</p>
+
+<p>
+—Cela vient à propos quand nous
+parlions de la couronne de Pologne.
+</p>
+
+<p>
+Marie, qui écoutait, ne put soutenir
+ce mot devant elle, et dit à M<sup>me</sup> de
+Guémenée, qui était à ses côtés:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_281' name='Page_281'>[281]</a></span>
+—Est-ce que M. de Chabot est roi de
+Pologne!
+</p>
+
+<p>
+La Reine entendit ce mot, et se réjouit
+de ce léger mouvement d’orgueil.
+Pour en développer le germe, elle affecta
+une attention approbative pour la conversation
+qui suivit et qu’elle encourageait.
+</p>
+
+<p>
+La princesse de Guémenée se récriait:
+</p>
+
+<p>
+—Conçoit-on un semblable mariage?
+on ne peut le lui ôter de la tête. Enfin,
+cette même M<sup>lle</sup> de Rohan, que nous
+vîmes toutes si fière, après avoir refusé
+le comte de Soissons, le duc de Weymar
+et le duc de Nemours, n’épouser qu’un
+gentilhomme! cela fait pitié, en vérité!
+Où allons-nous? on ne sait ce que cela
+deviendra.
+</p>
+
+<p>
+Mazarin ajoutait d’un ton équivoque:
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! est-ce bien vrai? aimer!
+à la cour! un amour véritable, profond!
+cela peut-il se croire?
+</p>
+
+<p>
+Pendant ceci, la Reine continuait à
+fermer et rouvrir, en jouant, la nouvelle
+couronne.
+</p>
+
+<p>
+—Les diamants ne vont bien qu’aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_282' name='Page_282'>[282]</a></span>
+cheveux noirs, dit-elle; voyons, donnez
+votre front, Marie...
+</p>
+
+<p>
+Mais elle va à ravir, continua-t-elle.
+</p>
+
+<p>
+—On la croirait faite pour madame
+la princesse, dit le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je donnerais tout mon sang pour
+qu’elle demeurât sur ce front, dit le
+prince Palatin.
+</p>
+
+<p>
+Marie laissa voir, à travers les larmes
+qu’elle avait encore sur les joues, un
+sourire enfantin et involontaire, comme
+un rayon de soleil à travers la pluie;
+puis, tout à coup, devenant d’une excessive
+rougeur, elle se sauva en courant
+dans les appartements.
+</p>
+
+<p>
+On riait. La Reine la suivit des yeux,
+sourit, donna sa main à baiser à l’ambassadeur
+polonais, et se retira pour écrire
+une lettre.
+</p>
+
+<h2 id="chap_24">
+CHAPITRE XXIV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LE TRAVAIL
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Peu d’espérance doiuent auoir les pauures et
+menues gens au fait de ce monde, puisque si
+grand Roy a tant souffert et tant trauaillé.
+</p>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Philippe de Comines.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Un soir, devant Perpignan, il se passa
+une chose inaccoutumée. Il était dix
+heures et tout dormait. Les opérations
+lentes et presque suspendues du siège
+avaient engourdi le camp et la ville.
+Chez les Espagnols on s’occupait peu
+des Français, toutes les communications
+étant libres vers la Catalogne, comme
+en temps de paix; et dans l’armée française
+tous les esprits étaient travaillés
+par cette secrète inquiétude qui annonce
+les grands événements. Cependant tout
+était calme en apparence; on n’entendait
+que le bruit des pas mesurés des
+<span class='pagenum'><a id='Page_284' name='Page_284'>[284]</a></span>
+sentinelles. On ne voyait, dans la nuit sombre,
+que la petite lumière rouge de la mèche
+toujours fumante de leurs fusils, lorsque
+tout à coup les trompettes des Mousquetaires,
+des Chevau-légers et des Gens d’armes
+sonnèrent presque en même temps le
+<i>boute selle</i> et <i>à cheval</i>. Tous les factionnaires
+crièrent aux armes, et on vit les
+sergents de bataille, portant des flambeaux,
+aller de tente en tente, une longue
+pique à la main, pour réveiller les soldats,
+les ranger en ligne et les compter. De
+longs pelotons marchaient dans un sombre
+silence, circulaient dans les rues du
+camp et venaient prendre leur place de
+bataille; on entendait le choc des bottes
+pesantes et le bruit du trot des escadrons,
+annonçant que la cavalerie faisait
+les mêmes dispositions. Après une
+demi-heure de mouvements, les bruits
+cessèrent, les flambeaux s’éteignirent et
+tout rentra dans le calme; seulement
+l’armée était debout.
+</p>
+
+<p>
+Des flambeaux intérieurs faisaient
+briller comme une étoile l’une des dernières
+tentes du camp; on distinguait,
+<span class='pagenum'><a id='Page_285' name='Page_285'>[285]</a></span>
+en approchant, cette petite pyramide
+blanche et transparente; sur sa toile se
+dessinaient deux ombres qui allaient et
+venaient. Dehors plusieurs hommes à
+cheval attendaient; dedans étaient de
+Thou et Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+A voir ainsi levé et armé à cette heure
+le pieux et sage de Thou, on l’aurait pris
+pour un des chefs de la révolte. Mais
+en examinant de plus près sa contenance
+sévère et ses regards mornes, on
+aurait compris bientôt qu’il la blâmait
+et s’y laissait conduire et compromettre
+par une résolution extraordinaire qui
+l’aidait à surmonter l’horreur qu’il avait
+de l’entreprise en elle-même. Depuis le
+jour où Henri d’Effiat lui avait ouvert
+son cœur et confié tout son secret, il
+avait vu clairement que toute remontrance
+était inutile auprès d’un jeune
+homme aussi fortement résolu. Il avait
+même compris plus que M. de Cinq-Mars
+ne lui avait dit, il avait vu dans
+l’union secrète de son ami avec la princesse
+Marie un de ces liens d’amour dont
+les fautes mystérieuses et fréquentes, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_286' name='Page_286'>[286]</a></span>
+abandons voluptueux et involontaires, ne
+peuvent être trop tôt épurés par les
+publiques bénédictions. Il avait compris
+ce supplice impossible à supporter plus
+longtemps d’un amant, maître adoré de
+cette jeune personne, et qui chaque
+jour était condamné à paraître devant
+elle en étranger et à recevoir les confidences
+politiques des mariages que l’on
+préparait pour elle. Le jour où il avait
+reçu son entière confession, il avait tout
+tenté pour empêcher Cinq-Mars d’aller
+dans ses projets jusqu’à l’alliance étrangère.
+Il avait évoqué les plus graves
+souvenirs et les meilleurs sentiments,
+sans autre résultat que de rendre plus
+rude vis-à-vis de lui la résolution invincible
+de son ami. Cinq-Mars, on s’en
+souvient, lui avait dit durement: «<i>Eh!
+vous ai-je prié de prendre part à la conjuration?</i>»
+et lui, il n’avait voulu promettre
+que de ne pas le dénoncer, et il
+avait rassemblé toutes ses forces contre
+l’amitié pour dire: «<i>N’attendez rien de
+plus de ma part si vous signez ce traité.</i>»
+Cependant Cinq-Mars avait signé le
+<span class='pagenum'><a id='Page_287' name='Page_287'>[287]</a></span>
+traité, et de Thou était encore là, près
+de lui.
+</p>
+
+<p>
+L’habitude de discuter familièrement
+les projets de son ami les lui avait peut-être
+rendus moins odieux; son mépris
+pour les vices du Cardinal-Duc, son
+indignation de l’asservissement des Parlements,
+auxquels tenait sa famille, et
+de la corruption de la justice; les noms
+puissants et surtout les nobles caractères
+des personnages qui dirigeaient l’entreprise,
+tout avait contribué à adoucir sa
+première et douloureuse impression.
+Ayant une fois promis le secret à M. de
+Cinq-Mars, il se considérait comme
+pouvant accepter en détail toutes les
+confidences secondaires; et, depuis l’événement
+fortuit qui l’avait compromis
+chez Marion de Lorme parmi les conjurés,
+il se regardait comme lié par l’honneur
+avec eux, et engagé à un silence inviolable.
+Depuis ce temps il avait vu Monsieur,
+le duc de Bouillon et Fontrailles;
+ils s’étaient accoutumés à parler devant
+lui sans crainte, et lui à les entendre
+sans colère. A présent les dangers de son
+<span class='pagenum'><a id='Page_288' name='Page_288'>[288]</a></span>
+ami l’entraînaient dans leur tourbillon
+comme un aimant invincible. Il souffrait
+dans sa conscience; mais il suivait Cinq-Mars
+partout où il allait, sans vouloir,
+par délicatesse excessive, hasarder désormais
+une seule réflexion qui eût pu
+ressembler à une crainte personnelle. Il
+avait donné sa vie tacitement, et eût
+jugé indigne de tous deux de faire signe
+de la vouloir reprendre.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Écuyer était couvert de sa
+cuirasse, armé, et chaussé de larges
+bottes. Un énorme pistolet était posé sur
+sa table, entre deux flambeaux, avec sa
+mèche allumée; une montre pesante
+dans sa boîte de cuivre devant le pistolet.
+De Thou, couvert d’un manteau noir,
+se tenait immobile, les bras croisés;
+Cinq-Mars se promenait, les bras derrière
+le dos, regardant de temps à autre l’aiguille
+trop lente à son gré; il entr’ouvrit
+sa tente et regarda le ciel, puis revint:
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vois pas mon étoile en haut,
+dit-il, mais n’importe! elle est là, dans
+mon cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Le temps est sombre, dit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_289' name='Page_289'>[289]</a></span>
+—Dites que le temps s’avance. Il
+marche, mon ami, il marche; encore
+vingt minutes, et tout sera fait. L’armée
+attend le coup de pistolet pour commencer.
+</p>
+
+<p>
+De Thou tenait à la main un crucifix
+d’ivoire, et portait ses regards tantôt sur
+la croix, tantôt au ciel.
+</p>
+
+<p>
+—Voici l’heure, disait-il, d’accomplir
+le sacrifice; je ne me repens pas, mais
+que la coupe du péché a d’amertume
+pour mes lèvres! J’avais voué mes jours
+à l’innocence et aux travaux de l’esprit,
+et me voici prêt à commettre le crime et
+à saisir l’épée.
+</p>
+
+<p>
+Mais, prenant avec force la main de
+Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—C’est pour vous, c’est pour vous,
+ajouta-t-il avec l’élan d’un cœur aveuglément
+dévoué; je m’applaudis de mes
+erreurs si elles tournent à votre gloire,
+je ne vois que votre bonheur dans ma
+faute. Pardonnez-moi un moment de
+retour vers les idées habituelles de toute
+ma vie.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars le regardait fixement, et
+<span class='pagenum'><a id='Page_290' name='Page_290'>[290]</a></span>
+une larme coulait lentement sur sa
+joue.
+</p>
+
+<p>
+—Vertueux ami, dit-il, puisse votre
+faute ne retomber que sur ma tête!
+Mais espérons que Dieu, qui pardonne
+à ceux qui aiment, sera pour nous; car
+nous sommes criminels: moi par amour,
+et vous par amitié.
+</p>
+
+<p>
+Mais tout à coup, regardant la montre,
+il prit le long pistolet dans ses mains,
+et considéra la mèche fumante d’un air
+farouche. Ses longs cheveux tombaient
+sur son visage comme la crinière d’un
+jeune lion.
+</p>
+
+<p>
+—Ne te consume pas, s’écria-t-il,
+brûle lentement! Tu vas allumer un
+incendie que toutes les vagues de l’Océan
+ne sauraient éteindre; la flamme va
+bientôt éclairer la moitié d’un monde,
+et il se peut qu’on aille jusqu’au bois
+des trônes. Brûle lentement, flamme
+précieuse, les vents qui t’agiteront sont
+violents et redoutables: l’amour et la
+haine. Conserve-toi, ton explosion va
+retentir au loin, et trouvera des échos
+dans la chaumière du pauvre et dans le
+<span class='pagenum'><a id='Page_291' name='Page_291'>[291]</a></span>
+palais du Roi. Brûle, brûle, flamme chétive,
+tu es pour moi le sceptre et la
+foudre.
+</p>
+
+<p>
+De Thou, tenant toujours la petite
+croix d’ivoire, disait à voix basse:
+</p>
+
+<p>
+—Seigneur, pardonnez-nous le sang
+qui sera versé; nous combattrons le méchant
+et l’impie!
+</p>
+
+<p>
+Puis, élevant la voix:
+</p>
+
+<p>
+—Mon ami, la cause de la vertu
+triomphera, dit-il, elle triomphera seule.
+C’est Dieu qui a permis que le traité
+coupable ne nous parvînt pas: ce qui
+faisait le crime est anéanti, sans doute;
+nous combattrons sans l’étranger, et
+peut-être même ne combattrons-nous
+pas; Dieu changera le cœur du roi.
+</p>
+
+<p>
+—Voici l’heure, voici l’heure! dit
+Cinq-Mars les yeux attachés sur la montre
+avec une sorte de rage joyeuse: encore
+quelques minutes, et les Cardinalistes
+du camp seront écrasés; nous marcherons
+sur Narbonne, il est là... Donnez
+ce pistolet.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, il ouvrit brusquement sa
+tente et prit la mèche du pistolet.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_292' name='Page_292'>[292]</a></span>
+—Courrier de Paris! courrier de la
+cour! cria une voix au dehors.
+</p>
+
+<p>
+Et un homme couvert de sueur, haletant
+de fatigue, se jeta en bas de son
+cheval, entra, et remit une petite lettre
+à Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—De la Reine, monseigneur, dit-il.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars pâlit, et lut:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Monsieur le marquis de Cinq-Mars</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Je vous fais cette lettre pour vous
+conjurer et prier de rendre à ses devoirs
+notre bien-aimée fille adoptive et
+amie, la princesse Marie de Gonzague,
+que votre affection détourne seule du
+royaume de Pologne à elle offert. J’ai
+sondé son âme; elle est bien jeune
+encore, et <i>j’ai lieu de croire</i> qu’elle
+accepterait la couronne avec <i>moins
+d’efforts et de douleur que vous ne le
+pensez peut-être</i>.
+</p>
+
+<p>
+«C’est pour elle que vous avez entrepris
+une guerre qui va mettre à feu et à
+sang mon beau et cher pays de France;
+je vous conjure et supplie d’agir en
+<span class='pagenum'><a id='Page_293' name='Page_293'>[293]</a></span>
+gentilhomme, et de délier noblement la
+duchesse de Mantoue des promesses
+qu’elle aura pu vous faire. Rendez ainsi
+le repos à son âme et la paix à notre
+cher pays.
+</p>
+
+<p>
+«La Reine, qui se jette à vos pieds,
+s’il le faut.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Anne.</span>»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Cinq-Mars remit avec calme le pistolet
+sur la table; son premier mouvement
+avait fait tourner le canon contre lui-même;
+cependant il le remit, et, saisissant
+vite un crayon, il écrivit sur le
+revers de la même lettre:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Madame</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Marie de Gonzague étant ma femme,
+ne peut être reine de Pologne qu’après
+ma mort; je meurs.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Cinq-Mars.</span>»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Et comme s’il n’eût pas voulu se donner
+un instant de réflexion, la mettant
+de force dans la main du courrier:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_294' name='Page_294'>[294]</a></span>
+—A cheval! à cheval! lui dit-il d’un
+ton furieux: si tu demeures un instant
+de plus, tu es mort.
+</p>
+
+<p>
+Il le vit partir et rentra.
+</p>
+
+<p>
+Seul avec son ami, il resta un instant
+debout mais pâle, mais l’œil fixe et
+regardant la terre comme un insensé. Il
+se sentit chanceler.
+</p>
+
+<p>
+—De Thou! s’écria-t-il.
+</p>
+
+<p>
+—Que voulez-vous, ami, cher ami? je
+suis près de vous. Vous venez d’être
+grand, bien grand! sublime!
+</p>
+
+<p>
+—De Thou! cria-t-il encore d’une voix
+étouffée.
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba la face contre terre, comme
+tombe un arbre déraciné.
+</p>
+
+<p>
+Les vastes tempêtes prennent différents
+aspects, selon les climats où elles
+passent; celles qui avaient une étendue
+terrible dans les pays du nord se rassemblent,
+dit-on, en un seul nuage sous
+la zone torride, d’autant plus redoutables
+qu’elles laissent à l’horizon toute sa
+pureté, et que les vagues en fureur
+réfléchissent encore l’azur du ciel en se
+teignant du sang de l’homme. Il en est
+<span class='pagenum'><a id='Page_295' name='Page_295'>[295]</a></span>
+de même des grandes passions: elles
+prennent d’étranges aspects, selon nos
+caractères; mais qu’elles sont terribles
+dans les cœurs vigoureux qui ont conservé
+leur force sous le voile des formes
+sociales! Quand la jeunesse et le désespoir
+viennent à se réunir, on ne peut
+dire à quelles fureurs ils se porteront,
+ou quelle sera leur résignation subite;
+on ne sait si le volcan va faire éclater
+la montagne, ou s’il s’éteindra tout à
+coup dans ses entrailles.
+</p>
+
+<p>
+De Thou épouvanté releva son ami, le
+sang ruisselait par ses narines et ses
+oreilles; il l’aurait cru mort si des torrents
+de larmes n’eussent coulé de ses
+yeux; c’était le seul signe de sa vie:
+mais tout à coup il rouvrit ses paupières,
+regarda autour de lui, et, avec une force
+de tête extraordinaire, reprit toutes ses
+pensées et la puissance de sa volonté.
+</p>
+
+<p>
+—Je suis en présence des hommes,
+dit-il, il faut en finir avec eux. Mon ami,
+il est onze heures et demie; l’heure du
+signal est passée; donnez pour moi
+l’ordre de rentrer dans les quartiers;
+<span class='pagenum'><a id='Page_296' name='Page_296'>[296]</a></span>
+c’était une fausse alerte que j’expliquerai
+ce soir même.
+</p>
+
+<p>
+De Thou avait déjà senti l’importance
+de cet ordre: il sortit et revint sur-le-champ;
+il retrouva Cinq-Mars assis,
+calme, et cherchant à faire disparaître le
+sang de son visage.
+</p>
+
+<p>
+—De Thou, dit-il en le regardant fixement,
+retirez-vous, vous me gênez.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne vous quitte pas, répondit
+celui-ci.
+</p>
+
+<p>
+—Fuyez, vous dis-je, les Pyrénées ne
+sont pas loin. Je ne sais plus parler
+longtemps, même pour vous; mais si
+vous restez avec moi vous mourrez, je
+vous en avertis.
+</p>
+
+<p>
+—Je reste, dit encore de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Que Dieu vous préserve donc! reprit
+Cinq-Mars, car je n’y pourrai rien,
+ce moment passé. Je vous laisse ici.
+Appelez Fontrailles et tous les conjurés,
+distribuez-leur ces passeports, qu’ils s’enfuient
+sur-le-champ; dites-leur que tout
+est manqué et que je les remercie. Pour
+vous, encore une fois, partez avec eux,
+je vous le demande; mais, quoi que
+<span class='pagenum'><a id='Page_297' name='Page_297'>[297]</a></span>
+vous fassiez, sur votre vie, ne me suivez
+pas. Je vous jure de ne point me frapper
+moi-même.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, serrant la main de son
+ami sans le regarder, il s’élança brusquement
+hors de sa tente.
+</p>
+
+<p>
+Cependant à quelques lieues de là se
+tenaient d’autres discours. A Narbonne,
+dans le même cabinet où nous vîmes
+autrefois Richelieu régler avec Joseph les
+intérêts de l’État, étaient encore assis ces
+deux hommes, à peu près les mêmes;
+le ministre, cependant fort vieilli par
+trois ans de souffrances, et le capucin
+aussi effrayé du résultat de ses voyages
+que son maître était tranquille.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, assis dans sa chaise longue
+et les jambes liées et entourées d’étoffes
+chaudes et fourrées, tenait sur ses
+genoux trois jeunes chats qui se roulaient
+et se culbutaient sur sa robe rouge;
+de temps en temps il en prenait un, et
+le plaçait sur les autres pour perpétuer
+leurs jeux; il riait en les regardant; sur
+ses pieds était couchée leur mère, comme
+<span class='pagenum'><a id='Page_298' name='Page_298'>[298]</a></span>
+un énorme manchon et une fourrure
+vivante.
+</p>
+
+<p>
+Joseph, assis près de lui, renouvelait
+le récit de tout ce qu’il avait entendu dans
+le confessionnal; pâlissant encore du
+danger qu’il avait couru d’être découvert
+ou tué par Jacques, il finit par ces paroles:
+</p>
+
+<p>
+—Enfin, monseigneur, je ne puis
+m’empêcher d’être troublé jusqu’au fond
+du cœur lorsque je me rappelle les périls
+qui menaçaient et menacent encore
+Votre Eminence. Des spadassins s’offraient
+pour vous poignarder; je vois en France
+toute la cour soulevée contre vous, la
+moitié de l’armée et deux provinces; à
+l’étranger, l’Espagne et l’Autriche prêtes
+à fournir des troupes; partout des pièges
+ou des combats, des poignards ou des
+canons!...
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal bâilla trois fois sans cesser
+son jeu, et dit:
+</p>
+
+<p>
+—C’est un bien joli animal qu’un chat!
+c’est un tigre de salon: quelle souplesse!
+quelle finesse extraordinaire! Voyez ce
+petit jaune qui fait semblant de dormir
+<span class='pagenum'><a id='Page_299' name='Page_299'>[299]</a></span>
+pour que l’autre rayé ne prenne pas
+garde à lui, et tombe sur son frère; et
+celui-là, comme il le déchire! voyez
+comme il lui enfonce ses griffes dans le
+côté! Il le tuerait, je crois, il le mangerait,
+s’il était plus fort! C’est très plaisant!
+quels jolis animaux!
+</p>
+
+<p>
+Il toussa, éternua assez longtemps,
+puis reprit:
+</p>
+
+<p>
+—Messire Joseph, je vous ai fait dire
+de ne me parler d’affaires qu’après mon
+souper; j’ai faim maintenant et ce n’est
+pas mon heure; mon médecin Chicot
+m’a recommandé la régularité, et j’ai ma
+douleur au côté. Voici quelle sera ma
+soirée, ajouta-t-il en regardant l’horloge:
+à neuf heures, nous règlerons les affaires
+de M. le Grand; à dix, je me ferai porter
+autour du jardin pour prendre l’air au
+clair de la lune; ensuite je dormirai une
+heure ou deux; à minuit, le Roi viendra,
+et à quatre heures vous pourrez repasser
+pour prendre les divers ordres d’arrestations,
+condamnations ou autres que
+j’aurai à vous donner pour les provinces,
+Paris ou les armées de Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_300' name='Page_300'>[300]</a></span>
+Richelieu dit tout ceci avec le même
+son de voix et une prononciation uniforme,
+altérée seulement par l’affaiblissement
+de sa poitrine et la perte de plusieurs
+dents.
+</p>
+
+<p>
+Il était sept heures du soir; le capucin
+se retira. Le Cardinal soupa avec la plus
+grande tranquillité, et quand l’horloge
+frappa huit heures et demie, il fit appeler
+Joseph, et lui dit lorsqu’il fut assis
+près de la table:
+</p>
+
+<p>
+—Voilà donc tout ce qu’ils ont pu
+faire contre moi pendant plus de deux
+années! Ce sont de pauvres gens, en
+vérité! Le duc de Bouillon même, que
+je croyais assez capable, se perd tout à
+fait dans mon esprit par ce trait; je l’ai
+suivi des yeux, et, je te le demande, a-t-il
+fait un pas digne d’un véritable
+homme d’Etat? Le Roi, <span class='smcap'>Monsieur</span>, et tous
+les autres, n’ont fait que se monter la
+tête ensemble contre moi, et ne m’ont
+seulement pas enlevé un homme. Il n’y
+a que ce petit Cinq-Mars qui ait de la
+suite dans les idées; tout ce qu’il a fait
+était conduit d’une manière surprenante:
+<span class='pagenum'><a id='Page_301' name='Page_301'>[301]</a></span>
+il faut lui rendre justice, il avait des dispositions;
+j’en aurais fait mon élève sans
+la roideur de son caractère; mais il m’a
+rompu en visière, j’en suis bien fâché
+pour lui. Je les ai tous laissés nager plus
+de deux ans en pleine eau; à présent
+tirons le filet.
+</p>
+
+<p>
+—Il en est temps, monseigneur, dit
+Joseph, qui souvent frémissait involontairement
+en parlant: savez-vous que de
+Perpignan à Narbonne le trajet est court?
+savez-vous que, si vous avez ici une forte
+armée, vos troupes du camp sont faibles
+et incertaines? que cette jeune noblesse
+est furieuse, et que le Roi n’est pas
+sûr?
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal regarda l’horloge.
+</p>
+
+<p>
+—Il n’est encore que huit heures et
+demie, mons Joseph; je vous ai déjà dit
+que je ne m’occuperais de cette affaire
+qu’à neuf heures. En attendant, comme
+il faut que justice se fasse, vous allez
+écrire ce que j’ai à vous dicter, car j’ai
+la mémoire fort bonne. Il reste encore au
+monde, je le vois sur mes notes, quatre
+des juges d’Urbain Grandier; c’était un
+<span class='pagenum'><a id='Page_302' name='Page_302'>[302]</a></span>
+homme d’un vrai génie que cet Urbain
+Grandier, ajouta-t-il avec méchanceté
+(Joseph mordit ses lèvres); tous ses autres
+juges sont morts misérablement; il reste
+Houmain, qui sera pendu comme contrebandier;
+nous pouvons le laisser tranquille:
+mais voici cet horrible Lactance,
+qui vit en paix avec Barré et Mignon.
+Prenez une plume et écrivez à M. l’évêque
+de Poitiers:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Monseigneur</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Le bon plaisir de Sa Majesté est que
+les pères Barré et Mignon soient remplacés
+dans leurs cures, et envoyés dans le
+plus court délai dans la ville de Lyon,
+ainsi que le père Lactance, capucin, pour
+y être traduits devant un tribunal spécial,
+comme prévenus de quelques criminelles
+intentions envers l’Etat.»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+Joseph écrivait aussi froidement qu’un
+Turc fait tomber une tête au geste de
+son maître.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal lui dit en signant la lettre:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_303' name='Page_303'>[303]</a></span>
+—Je vous ferai savoir comment je veux
+qu’ils disparaissent; car il est important
+d’effacer toutes les traces de cet ancien
+procès. La Providence m’a bien servi en
+enlevant tous ces hommes; j’achève son
+ouvrage. Voici tout ce qu’en saura la
+postérité.
+</p>
+
+<p>
+Et il lut au capucin cette page de ses
+Mémoires où il raconte la possession et
+les sortilèges du magicien<a name='FA_23' id='FA_23' href='#FN_23' class='fnanchor'>[23]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Pendant sa lente lecture, Joseph ne
+pouvait s’empêcher de regarder l’horloge.
+</p>
+
+<p>
+—Il te tarde d’en venir à M. le Grand,
+dit enfin le Cardinal; eh bien, pour te
+faire plaisir, passons-y. Tu crois donc
+que je n’ai pas mes raisons pour être
+tranquille? Tu crois que j’ai laissé aller
+ces pauvres conspirateurs trop loin? Non.
+Voici de petits papiers qui te rassureraient
+si tu les connaissais. D’abord,
+dans ce rouleau de bois creux, est le
+traité avec l’Espagne, saisi à Oloron. Je
+<span class='pagenum'><a id='Page_304' name='Page_304'>[304]</a></span>
+suis très satisfait de Laubardemont: c’est
+un habile homme!
+</p>
+
+<p>
+Le feu d’une féroce jalousie brilla sous
+les épais sourcils de Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, dit-il, ignore à
+quel homme il l’a arraché; il est vrai
+qu’il l’a laissé mourir, et sous ce rapport
+on n’a pas à se plaindre; mais enfin il
+était l’agent de la conjuration: c’était
+son fils.
+</p>
+
+<p>
+—Dites-vous la vérité? dit le Cardinal
+d’un air sévère; oui, car vous n’oseriez
+pas mentir avec moi. Comment l’avez-vous
+su?
+</p>
+
+<p>
+—Par les gens de sa suite, monseigneur:
+voici leurs rapports; ils comparaîtront.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal examina ces papiers nouveaux
+et ajouta:
+</p>
+
+<p>
+—Donc nous allons l’employer encore
+à juger nos conjurés, et ensuite vous
+en ferez ce que vous voudrez; je vous le
+donne.
+</p>
+
+<p>
+Joseph, joyeux, reprit ses précieuses
+dénonciations et continua:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_305' name='Page_305'>[305]</a></span>
+—Son Éminence parle de juger des
+hommes encore armés et à cheval?
+</p>
+
+<p>
+—Ils n’y sont pas tous. Lis cette
+lettre de <span class='smcap'>Monsieur</span> à Chavigny; il demande
+grâce, il en a assez. Il n’osait
+même pas s’adresser à moi le premier
+jour, et n’élevait pas sa prière plus haut
+que les genoux d’un de mes serviteurs<a name='FA_24' id='FA_24' href='#FN_24' class='fnanchor'>[24]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_306' name='Page_306'>[306]</a></span>
+Mais le lendemain il a repris courage
+et m’a envoyé celle-ci à moi-même<a name='FA_25' id='FA_25' href='#FN_25' class='fnanchor'>[25]</a>, et
+une troisième pour le Roi.
+</p>
+
+<p>
+Son projet l’étouffait, il n’a pas pu le
+garder. Mais on ne m’apaise pas à si
+peu de frais, il me faut une confession
+détaillée, ou bien je le chasserai du
+<span class='pagenum'><a id='Page_307' name='Page_307'>[307]</a></span>
+royaume. Je lui ai fait écrire ce matin<a name='FA_26' id='FA_26' href='#FN_26' class='fnanchor'>[26]</a>.
+</p>
+
+<p>
+Quant au magnifique et puissant duc
+de Bouillon, seigneur souverain de Sedan
+et général en chef des armées d’Italie,
+il vient d’être saisi par ses officiers au
+milieu de ses soldats, et s’était caché
+dans une botte de paille. Il reste donc
+encore seulement mes deux jeunes voisins.
+Ils s’imaginèrent avoir le camp
+tout entier à leurs ordres, et il ne leur
+demeure attaché que les Compagnies
+rouges; tout le reste, étant à <span class='smcap'>Monsieur</span>,
+n’agira pas, et mes régiments les arrêteront.
+Cependant j’ai permis qu’on eût
+l’air de leur obéir. S’ils donnent le signal
+à onze heures et demie, ils seront arrêtés
+aux premiers pas, sinon le Roi me
+<span class='pagenum'><a id='Page_308' name='Page_308'>[308]</a></span>
+les livrera ce soir... N’ouvre pas tes yeux
+étonnés; il va me les livrer, te dis-je,
+entre minuit et une heure. Vous voyez
+que tout s’est fait sans vous, Joseph;
+nous nous en passons fort bien, et, pendant
+ce temps-là, je ne vois pas que nous
+ayons reçu de grands services de vous;
+vous vous négligez.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! monseigneur, si vous saviez
+ce qu’il m’a fallu de peines pour découvrir
+le chemin des messagers du traité!
+Je ne l’ai su qu’en risquant ma vie entre
+ces deux jeunes gens...
+</p>
+
+<p>
+Ici le Cardinal se mit à rire d’un air
+moqueur du fond de son fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+—Tu devais être bien ridicule et
+avoir bien peur dans cette boîte, Joseph,
+et je pense que c’est la première fois de
+ta vie que tu aies entendu parler d’amour.
+Aimes-tu ce langage-là, père Joseph?
+et, dis-moi, le comprends-tu bien
+clairement? Je ne crois pas que tu t’en
+fasses une idée très belle.
+</p>
+
+<p>
+Richelieu, les bras croisés, regardait
+avec plaisir son capucin interdit, et
+poursuivit du ton persifleur d’un grand
+<span class='pagenum'><a id='Page_309' name='Page_309'>[309]</a></span>
+seigneur qu’il prenait quelquefois, se
+plaisant à faire passer les plus nobles
+expressions par les lèvres les plus impures:
+</p>
+
+<p>
+—Voyons, Joseph, fais-moi une
+définition de l’amour selon tes idées.
+Qu’est-ce que cela peut être? car enfin,
+tu vois que cela existe ailleurs que dans
+les romans. Ce bon jeune homme n’a fait
+toutes ces petites conjurations que par
+amour. Tu l’as entendu toi-même de tes
+oreilles indignes. Voyons, qu’est-ce que
+l’amour? Moi, d’abord, je n’en sais rien.
+</p>
+
+<p>
+Cet homme fut anéanti et regarda le
+parquet avec l’œil stupide de quelque
+animal ignoble. Après avoir cherché
+longtemps, il répondit enfin d’une voix
+traînante et nasillarde:
+</p>
+
+<p>
+—Ce doit être quelque fièvre maligne
+qui égare le cerveau; mais, en vérité,
+monseigneur, je vous avoue que je n’y
+avais jamais réfléchi jusqu’ici, et j’ai toujours
+été embarrassé pour parler à une
+femme; je voudrais qu’on pût les retrancher
+de la société, car je ne vois pas à
+quoi elles servent, si ce n’est à faire découvrir
+<span class='pagenum'><a id='Page_310' name='Page_310'>[310]</a></span>
+des secrets, comme la petite
+duchesse ou comme Marion de Lorme,
+que je ne puis trop recommander à
+Votre Éminence. Elle a pensé à tout, et
+a jeté avec beaucoup d’adresse notre
+petite prophétie au milieu de ces conspirateurs.
+Nous n’avons pas manqué le
+<i>merveilleux</i><a name='FA_27' id='FA_27' href='#FN_27' class='fnanchor'>[27]</a>, cette fois, comme pour
+le siège d’Hesdin; il ne s’agira plus que
+de trouver une fenêtre par laquelle vous
+passerez le jour de l’exécution.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore de vos sottises, monsieur!
+dit le Cardinal; vous me rendrez
+aussi ridicule que vous, si vous continuez.
+Je suis trop fort pour me servir du
+ciel, que cela ne vous arrive plus. Ne
+vous occupez que des gens que je vous
+donne: je vous ai fait votre part tout à
+<span class='pagenum'><a id='Page_311' name='Page_311'>[311]</a></span>
+l’heure. Quand le Grand-Écuyer sera
+pris, vous le ferez juger et exécuter à
+Lyon. Je ne veux plus m’en mêler, cette
+affaire est trop petite pour moi: c’est
+un caillou sous mes pieds, auquel je
+n’aurais pas dû penser si longtemps.
+</p>
+
+<p>
+Joseph se tut. Il ne pouvait comprendre
+cet homme qui, entouré d’ennemis
+armés, parlait de l’avenir comme
+d’un présent à sa disposition, et du présent
+comme d’un passé qu’il ne craignait
+plus. Il ne savait s’il devait le croire
+fou ou prophète, inférieur ou supérieur
+à l’humanité.
+</p>
+
+<p>
+Sa surprise redoubla lorsque Chavigny
+entra précipitamment, et, heurtant ses
+bottes fortes contre le tabouret du Cardinal,
+de manière à courir les risques de
+tomber, s’écria d’un air fort troublé:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, un de vos domestiques
+arrive de Perpignan, et il a vu le
+camp en rumeur et vos ennemis à cheval...
+</p>
+
+<p>
+—Ils mettront pied à terre, monsieur,
+répondit Richelieu en replaçant son tabouret;
+vous me paraissez manquer de
+calme.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_312' name='Page_312'>[312]</a></span>
+—Mais... mais... monseigneur, ne
+faut-il pas avertir M. de Fabert?
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-le dormir, et allez vous
+coucher vous-même, ainsi que Joseph.
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur, une autre chose extraordinaire:
+le Roi vient.
+</p>
+
+<p>
+—En effet, c’est extraordinaire, dit le
+ministre en regardant l’horloge; je ne
+l’attendais que dans deux heures. Sortez
+tous deux.
+</p>
+
+<p>
+Bientôt on entendit un bruit de bottes
+et d’armes qui annonçait l’arrivée du
+prince. On ouvrit les deux battants; les
+gardes du Cardinal frappèrent trois fois
+leurs piques sur le parquet, et le Roi
+parut.
+</p>
+
+<p>
+Il marchait en s’appuyant sur une
+canne de jonc d’un côté, et de l’autre
+sur l’épaule de son confesseur, le père
+Sirmond, qui se retira et le laissa avec
+le Cardinal. Celui-ci s’était levé avec la
+plus grande peine et ne put faire un pas
+au devant du Roi, parce que ses jambes
+malades étaient enveloppées. Il fit le
+geste d’aider le prince à s’asseoir près
+du feu, en face de lui. Louis XIII tomba
+<span class='pagenum'><a id='Page_313' name='Page_313'>[313]</a></span>
+dans un grand fauteuil garni d’oreillers,
+demanda et but un verre d’élixir préparé
+pour le fortifier contre les évanouissements
+fréquents que lui causait sa
+maladie de langueur, fit un geste pour
+éloigner tout le monde, et seul avec Richelieu,
+lui parla d’une voix languissante:
+</p>
+
+<p>
+—Je m’en vais, mon cher Cardinal;
+je sens que je m’en vais à Dieu: je
+m’affaiblis de jour en jour; ni l’été ni
+l’air du Midi ne m’ont rendu mes forces.
+</p>
+
+<p>
+—Je précèderai Votre Majesté, répondit
+le ministre; la mort a déjà conquis
+mes jambes, vous le voyez; mais
+tant qu’il me restera la tête pour penser
+et la main pour écrire, je serai bon pour
+votre service.
+</p>
+
+<p>
+—Et je suis sûr que votre intention
+était d’ajouter: le cœur pour m’aimer,
+dit le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Votre Majesté en peut-elle douter?
+répondit le Cardinal en fronçant le sourcil
+et se mordant les lèvres par l’impatience
+que lui donnait ce début.
+</p>
+
+<p>
+—Quelquefois j’en doute, répondit le
+prince; tenez, j’ai besoin de vous parler
+<span class='pagenum'><a id='Page_314' name='Page_314'>[314]</a></span>
+à cœur ouvert, et de me plaindre de
+vous à vous-même. Il y a deux choses
+que j’ai sur la conscience depuis trois
+ans: jamais je ne vous en ai parlé, mais
+je vous en voulais en secret, et même,
+si quelque chose eût été capable de me
+faire consentir à des propositions contraires
+à vos intérêts, c’eût été ce souvenir.
+</p>
+
+<p>
+C’était là de cette sorte de franchise
+propre aux caractères faibles, qui se
+dédommagent ainsi, en inquiétant leur
+dominateur, du mal qu’ils n’osent pas
+lui faire complètement, et se vengent de
+la sujétion par une controverse puérile.
+Richelieu reconnut à ces paroles qu’il
+avait couru un grand danger; mais il
+vit en même temps le besoin de confesser,
+pour ainsi dire, toute sa rancune;
+et, pour faciliter l’explosion de ces importants
+aveux, il accumula les protestations
+qu’il croyait les plus propres à impatienter
+le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Non, non, s’écria enfin celui-ci, je
+ne croirai rien tant que vous ne m’aurez
+pas expliqué ces deux choses qui me
+<span class='pagenum'><a id='Page_315' name='Page_315'>[315]</a></span>
+reviennent toujours à l’esprit, et dont
+on me parlait dernièrement encore, et
+que je ne puis justifier par aucun raisonnement:
+je veux dire le procès d’Urbain
+Grandier, dont je ne fus jamais bien
+instruit, et les motifs de votre haine pour
+ma malheureuse mère et même contre
+sa cendre.
+</p>
+
+<p>
+—N’est-ce que cela, Sire? dit Richelieu.
+Sont-ce là mes seules fautes? Elles
+sont faciles à expliquer. La première
+affaire devait être soustraite aux regards
+de Votre Majesté par ses détails horribles
+et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes,
+un art, qui ne peut être regardé
+comme coupable, à nommer <i>magie</i> des
+crimes dont le nom révolte la pudeur,
+dont le récit eût révélé à l’innocence de
+dangereux mystères; ce fut une sainte
+ruse, pour dérober aux yeux des peuples
+ces impuretés...
+</p>
+
+<p>
+—Assez, c’en est assez, Cardinal, dit
+Louis XIII, détournant la tête et baissant
+les yeux en rougissant; je ne puis en
+entendre davantage; je vous conçois,
+ces tableaux m’offenseraient; j’approuve
+<span class='pagenum'><a id='Page_316' name='Page_316'>[316]</a></span>
+vos motifs, c’est bon. On ne m’avait pas
+dit cela; on m’avait caché ces vices affreux.
+Vous êtes-vous assuré des preuves
+de ces crimes?
+</p>
+
+<p>
+—Je les eus toutes entre les mains,
+Sire; et quant à la glorieuse Reine Marie
+de Médicis, je suis étonné que Votre
+Majesté oublie combien je lui fus attaché.
+Oui, je ne crains pas de l’avouer,
+c’est à elle que je dus toute mon élévation;
+elle daigna la première jeter les
+yeux sur l’évêque de Luçon, qui n’avait
+alors que vingt-deux ans, pour l’approcher
+d’elle. Combien j’ai souffert lorsqu’elle
+me força de la combattre dans
+l’intérêt de Votre Majesté! Mais, comme
+ce sacrifice fut fait pour vous, je n’en
+eus et n’en aurai jamais aucun scrupule.
+</p>
+
+<p>
+—Vous, à la bonne heure; mais moi!
+dit le prince avec amertume.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! Sire, s’écria le Cardinal, le Fils
+de Dieu<a name='FA_28' id='FA_28' href='#FN_28' class='fnanchor'>[28]</a> lui-même vous en donna
+<span class='pagenum'><a id='Page_317' name='Page_317'>[317]</a></span>
+l’exemple; c’est sur le modèle de toutes
+les perfections que nous réglâmes nos
+avis; et si les monuments dus aux précieux
+restes de votre mère ne sont pas
+encore élevés, Dieu m’est témoin que
+ce fut dans la crainte d’affliger votre
+cœur et de vous rappeler sa mort, que
+nous en retardâmes les travaux. Mais
+béni soit ce jour où il m’est permis de
+vous en parler! je dirai moi-même la
+première messe à Saint-Denis, quand
+nous l’y verrons déposée, si la Providence
+m’en laisse la force.
+</p>
+
+<p>
+Ici le Roi prit un visage un peu plus
+affable, mais toujours froid, et le Cardinal,
+jugeant qu’il n’irait pas plus loin
+pour ce soir dans la persuasion, se
+<span class='pagenum'><a id='Page_318' name='Page_318'>[318]</a></span>
+résolut tout à coup à faire la plus
+puissante des diversions et à attaquer
+l’ennemi en face. Continuant donc à
+regarder fixement le Roi, il dit froidement:
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce donc pour cela que vous
+avez permis ma mort?
+</p>
+
+<p>
+—Moi? dit le Roi: on vous a trompé;
+j’ai bien entendu parler de conjuration,
+et je voulais vous en dire quelque chose;
+mais je n’ai rien ordonné contre vous.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas ce que disent les conjurés,
+Sire; cependant j’en dois croire
+Votre Majesté, et je suis bien aise pour
+elle que l’on se soit trompé. Mais quel
+avis daignez-vous me donner?
+</p>
+
+<p>
+—Je... voulais vous dire franchement
+entre nous que vous feriez bien de
+prendre garde à <span class='smcap'>Monsieur</span>...
+</p>
+
+<p>
+—Ah! Sire, je ne puis le croire à présent,
+car voici une lettre qu’il vient de
+m’envoyer pour vous, et il semblerait
+avoir été coupable envers Votre Majesté
+même.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, étonné, lut:
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+<span class='pagenum'><a id='Page_319' name='Page_319'>[319]</a></span>
+«<span class='smcap'>Monseigneur</span>,
+</p>
+
+<p>
+«Je suis au désespoir d’avoir encore
+manqué à la fidélité que je dois à Votre
+Majesté; je la supplie très humblement
+d’agréer que je lui en demande un million
+de pardons, avec un compliment de soumission
+et de repentance.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«Votre très humble sujet,<br />
+«<span class='smcap'>Gaston</span>.»
+</p>
+
+<p class="sep2">
+—Qu’est-ce que cela veut dire? s’écria
+Louis; osaient-ils s’armer contre
+moi-même aussi?
+</p>
+
+<p>
+—<i>Aussi!</i> dit tout bas le Cardinal, se
+mordant les lèvres; puis il reprit:—Oui,
+Sire, aussi; c’est ce que me ferait
+croire jusqu’à un certain point ce petit
+rouleau de papiers.
+</p>
+
+<p>
+Et il tirait, en parlant, un parchemin
+roulé d’un morceau de bois de sureau
+creux, et le déployait sous les yeux du
+Roi.
+</p>
+
+<p>
+—C’est tout simplement un traité
+avec l’Espagne, auquel, par exemple, je
+<span class='pagenum'><a id='Page_320' name='Page_320'>[320]</a></span>
+ne crois pas que Votre Majesté ait souscrit.
+Vous pouvez en voir les vingt articles
+bien en règle<a name='FA_29' id='FA_29' href='#FN_29' class='fnanchor'>[29]</a>. Tout est prévu, la
+place de sûreté, le nombre des troupes,
+les secours d’hommes et d’argent.
+</p>
+
+<p>
+—Les traîtres! s’écria Louis agité. Il
+faut les faire saisir: mon frère renonce
+et se repent; mais faites arrêter le duc
+de Bouillon...
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire.
+</p>
+
+<p>
+—Ce sera difficile au milieu de son
+armée d’Italie.
+</p>
+
+<p>
+—Je réponds de son arrestation sur
+ma tête, Sire: mais ne reste-t-il pas un
+autre nom?
+</p>
+
+<p>
+—Lequel?... quoi?... Cinq-Mars! dit
+le Roi en balbutiant.
+</p>
+
+<p>
+—Précisément, Sire, dit le Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+—Je le vois bien... Mais je crois que
+l’on pourrait...
+</p>
+
+<p>
+—Écoutez-moi, dit tout à coup Richelieu
+d’une voix tonnante, il faut que
+tout finisse aujourd’hui. Votre favori
+<span class='pagenum'><a id='Page_321' name='Page_321'>[321]</a></span>
+est à cheval à la tête de son parti; choisissez
+entre lui et moi. Livrez l’enfant à
+l’homme ou l’homme à l’enfant, il n’y a
+pas de milieu.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! que voulez-vous donc si je vous
+favorise? dit le Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Sa tête et celle de son confident.
+</p>
+
+<p>
+—Jamais... c’est impossible! reprit le
+Roi avec horreur et tombant dans la
+même irrésolution où il était avec Cinq-Mars
+contre Richelieu. Il est mon ami
+aussi bien que vous; mon cœur souffre
+de l’idée de sa mort. Pourquoi aussi
+n’étiez-vous pas d’accord tous les deux?
+pourquoi cette division? C’est ce qui l’a
+amené jusque-là. Vous avez fait mon
+désespoir: vous et lui, vous me rendez
+le plus malheureux des hommes!
+</p>
+
+<p>
+Louis cachait sa tête dans ses deux
+mains en parlant et peut-être versait-il
+des larmes; mais l’inflexible ministre le
+suivait des yeux comme on regarde sa
+proie, et sans pitié, sans lui accorder
+un moment pour respirer, profita au
+contraire de ce trouble pour parler plus
+longtemps.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_322' name='Page_322'>[322]</a></span>
+—Est-ce ainsi, disait-il, avec une parole
+dure et froide, que vous vous rappelez
+les commandements que Dieu
+même vous a faits par la bouche de
+votre confesseur? Vous me dites un
+jour que l’Église vous ordonnait expressément
+de révéler à votre premier ministre
+tout ce que vous entendriez
+contre lui, et je n’ai jamais rien su par
+vous de ma mort prochaine. Il a fallu
+que des amis plus fidèles vinssent m’apprendre
+la conjuration, que les coupables
+eux-mêmes, par un coup de la
+Providence, se livrassent à moi pour
+me faire l’aveu de leurs fautes. Un seul,
+le plus endurci, le moindre de tous, résiste
+encore; et c’est lui qui a tout
+conduit, c’est lui qui livre la France à
+l’étranger, qui renverse en un jour l’ouvrage
+de mes vingt années, soulève les
+Huguenots du Midi, appelle aux armes
+tous les ordres de l’État, ressuscite des
+prétentions écrasées, et rallume enfin
+la Ligue éteinte par votre père; car
+c’est elle, ne vous y trompez pas, c’est
+elle qui relève toutes ses têtes contre
+<span class='pagenum'><a id='Page_323' name='Page_323'>[323]</a></span>
+vous. Êtes-vous prêt au combat? où
+donc est votre massue?
+</p>
+
+<p>
+Le Roi, anéanti, ne répondait pas et
+cachait toujours sa tête dans ses mains.
+Le Cardinal, inexorable, croisa les bras
+et poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Je crains qu’il ne vous vienne à
+l’esprit que c’est pour moi que je parle.
+Croyez-vous vraiment que je ne me
+juge pas, et qu’un tel adversaire m’importe
+beaucoup? En vérité, je ne sais à
+quoi il tient que je vous laisse faire, et
+mettre cet immense fardeau de l’État
+dans la main de ce jouvenceau. Vous
+pensez bien que depuis vingt ans que
+je connais votre cour je ne suis pas
+sans m’être assuré quelque retraite où,
+malgré vous-même, je pourrais aller, de
+ce pas, achever les six mois peut-être
+qu’il me reste de vie. Ce serait un
+curieux spectacle pour moi que celui
+d’un tel règne! Que répondrez-vous, par
+exemple, lorsque tous ces petits potentats,
+se relevant dès que je ne pèserai
+plus sur eux, viendront à la suite de
+votre frère vous dire, comme ils l’osèrent
+<span class='pagenum'><a id='Page_324' name='Page_324'>[324]</a></span>
+à Henri IV sur son trône: «Partagez-nous
+tous les grands gouvernements
+à titres héréditaires et de souveraineté,
+nous serons contents<a name='FA_30' id='FA_30' href='#FN_30' class='fnanchor'>[30]</a>!» Vous le ferez,
+je n’en doute pas, et c’est la moindre
+chose que vous puissiez accorder à ceux
+qui vous auront délivré de Richelieu; et
+ce sera plus heureux peut-être, car pour
+gouverner l’Ile-de-France, qu’ils vous
+laisseront sans doute comme domaine
+originaire, votre nouveau ministre n’aura
+pas besoin de tant de papiers.
+</p>
+
+<p>
+En parlant, il poussa avec colère
+la vaste table qui remplissait presque
+la chambre, et que surchargeaient des
+papiers et des portefeuilles sans nombre.
+</p>
+
+<p>
+Louis fut tiré de son apathique méditation
+par l’excès d’audace de ce discours;
+il leva la tête et sembla un instant
+avoir pris une résolution par crainte
+d’en prendre une autre.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, monsieur, dit-il, je répondrai
+que je veux régner par moi seul.
+</p>
+
+<p>
+—A la bonne heure, dit Richelieu,
+<span class='pagenum'><a id='Page_325' name='Page_325'>[325]</a></span>
+mais je dois vous prévenir que les
+affaires du moment sont difficiles. Voici
+l’heure où l’on m’apporte mon travail
+ordinaire.
+</p>
+
+<p>
+—Je m’en charge, reprit Louis, j’ouvrirai
+les portefeuilles, je donnerai mes
+ordres.
+</p>
+
+<p>
+—Essayez donc, dit Richelieu, je me
+retire, et, si quelque chose vous arrête,
+vous m’appellerez.
+</p>
+
+<p>
+Il sonna: à l’instant même et comme
+s’ils eussent attendu le signal, quatre
+vigoureux valets de pied entrèrent et
+emportèrent son fauteuil et sa personne
+dans un autre appartement; car, nous
+l’avons dit, il ne pouvait plus marcher.
+En passant dans la chambre où travaillaient
+les secrétaires, il dit à haute
+voix:
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on prenne les ordres de Sa Majesté.
+</p>
+
+<p>
+Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle
+résolution et fier d’avoir une fois résisté,
+il voulut sur-le-champ se mettre à l’ouvrage
+politique. Il fit le tour de l’immense
+table, et vit autant de portefeuilles
+<span class='pagenum'><a id='Page_326' name='Page_326'>[326]</a></span>
+que l’on comptait alors d’Empires,
+de Royaumes et de Cercles dans l’Europe;
+il en ouvrit un et le trouva divisé
+en cases dont le nombre égalait celui
+des subdivisions de tout le pays auquel
+il était destiné. Tout était en ordre, mais
+dans un ordre effrayant pour lui, parce
+que chaque note ne renfermait que la
+quintessence de chaque affaire, si l’on
+peut parler ainsi, et ne touchait que le
+point juste des relations du moment avec
+la France. Ce laconisme était à peu près
+aussi énigmatique pour Louis que les
+lettres en chiffres qui couvraient la table.
+Là, tout était confusion: sur des édits
+de bannissements et d’expropriation des
+Huguenots de la Rochelle se trouvaient
+jetés les traités avec Gustave-Adolphe et
+les Huguenots du Nord contre l’Empire;
+des notes sur le général Bannier, sur
+Walstein, le duc de Weimar et Jean de
+Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le
+détail des lettres trouvées dans la cassette
+de la Reine, la liste de ses colliers
+et des bijoux qu’ils renfermaient et la
+double interprétation qu’on eût pu donner
+<span class='pagenum'><a id='Page_327' name='Page_327'>[327]</a></span>
+à chaque phrase de ses billets. Sur
+la marge de l’un d’eux étaient ces mots:
+«<i>Sur quatre lignes de l’écriture d’un
+homme, on peut lui faire un procès criminel</i>».
+Plus loin étaient entassés les
+dénonciations contre les Huguenots, les
+plans de république qu’ils avaient arrêtés;
+la division de la France en Cercles,
+sous la dictature annuelle d’un chef; le
+sceau de cet Etat projeté y était joint
+représentant un ange appuyé sur une
+croix, et tenant à la main la Bible, qu’il
+élevait sur son front. A côté était une
+liste des cardinaux que le Pape avait
+nommés autrefois le même jour que
+l’évêque de Luçon (Richelieu). Parmi
+eux se trouvait le marquis de Bédémar,
+ambassadeur et conspirateur à Venise.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII épuisait en vain ses forces
+sur des détails d’une autre époque, cherchant
+inutilement les papiers relatifs à
+la conjuration, et propres à lui montrer
+son véritable nœud et ce que l’on avait
+tenté contre lui-même, lorsqu’un petit
+homme d’une figure olivâtre, d’une taille
+courbée, d’une démarche contrainte et
+<span class='pagenum'><a id='Page_328' name='Page_328'>[328]</a></span>
+dévote, entra dans le cabinet: c’était un
+secrétaire d’Etat, nommé Desnoyers; il
+s’avança en saluant:
+</p>
+
+<p>
+—Puis-je parler à Sa Majesté des affaires
+du Portugal? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—D’Espagne, par conséquent, dit
+Louis; le Portugal est une province d’Espagne.
+</p>
+
+<p>
+—De Portugal, insista Desnoyers.
+Voici le manifeste que nous recevons
+à l’instant. Et il lut:
+</p>
+
+<p>
+«Don Juan, par la grâce de Dieu, roi
+de Portugal, des Algarves, royaumes
+deçà d’Afrique, seigneur de la Guinée,
+conqueste, navigation et commerce de
+l’Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes...»
+</p>
+
+<p>
+—Qu’est-ce que tout cela? dit le Roi;
+qui parle donc ainsi?
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Bragance, roi de Portugal,
+couronné il y a déjà une... il y a
+quelque temps, Sire, par un homme appelé
+Pinto. A peine remonté sur le trône,
+il tend la main à la Catalogne révoltée.
+</p>
+
+<p>
+—La Catalogne se révolte aussi? Le
+roi Philippe IV n’a donc plus pour premier
+ministre le Comte-Duc?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_329' name='Page_329'>[329]</a></span>
+—Au contraire, Sire, c’est parce qu’il
+l’a encore. Voici la déclaration des Etats-généraux
+catalans à Sa Majesté Catholique,
+contenant que tout le pays prend
+les armes contre ses troupes <i>sacrilèges</i>
+et <i>excommuniées</i>. Le roi de Portugal...
+</p>
+
+<p>
+—Dites le duc de Bragance, reprit
+Louis; je ne reconnais pas un révolté.
+</p>
+
+<p>
+—Le duc de Bragance donc, Sire, dit
+froidement le conseiller d’Etat, envoie à
+la <span class='smcap'>principauté</span> de Catalogne son neveu,
+D. Ignace de Mascarenas, pour s’emparer
+de la protection de ce pays (et de sa
+souveraineté peut-être, qu’il voudrait
+ajouter à celle qu’il vient de reconquérir).
+Or, les troupes de Votre Majesté
+sont devant Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, qu’importe? dit Louis.
+</p>
+
+<p>
+—Les Catalans ont le cœur plus français
+que portugais, Sire, et il est encore
+temps d’enlever cette tutelle au roi de...
+au duc de Portugal.
+</p>
+
+<p>
+—Moi, soutenir des rebelles! vous
+osez!
+</p>
+
+<p>
+—C’était le projet de Son Eminence,
+poursuivit le secrétaire d’Etat; l’Espagne
+<span class='pagenum'><a id='Page_330' name='Page_330'>[330]</a></span>
+et la France sont en pleine guerre d’ailleurs,
+et M. d’Olivarès n’a pas hésité à
+tendre la main de Sa Majesté Catholique
+à nos Huguenots.
+</p>
+
+<p>
+—C’est bon; j’y penserai, dit le Roi;
+laissez-moi.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, les Etats-généraux de Catalogne
+sont pressés, les troupes d’Aragon
+marchent contre eux...
+</p>
+
+<p>
+—Nous verrons... Je me déciderai dans
+un quart d’heure, répondit Louis XIII.
+</p>
+
+<p>
+Le petit secrétaire d’Etat sortit avec
+un air mécontent et découragé. A sa
+place, Chavigny se présenta, tenant un
+portefeuille aux armes britanniques.
+</p>
+
+<p>
+—Sire, dit-il, je demande à Votre
+Majesté des ordres pour les affaires d’Angleterre.
+Les parlementaires, sous le
+commandement du comte d’Essex, viennent
+de faire lever le siège de Glocester;
+le prince Rupert a livré à Newbury une
+bataille désastreuse et peu profitable à
+Sa Majesté Britannique. Le Parlement
+se prolonge, et il a pour lui les grandes
+villes, les ports et toute la population
+presbytérienne. Le roi Charles I<sup>er</sup> demande
+<span class='pagenum'><a id='Page_331' name='Page_331'>[331]</a></span>
+des secours que la Reine ne trouve
+plus en Hollande.
+</p>
+
+<p>
+—Il faut envoyer des troupes à mon
+frère d’Angleterre, dit Louis. Mais il voulut
+voir les papiers précédents, et, en
+parcourant les notes du Cardinal, il
+trouva que, sur une première demande
+du Roi d’Angleterre, il avait écrit de sa
+main:
+</p>
+
+<p>
+«Faut réfléchir longtemps et attendre:—les
+Communes sont fortes;—le Roi
+Charles compte sur les Ecossais; ils le
+vendront.
+</p>
+
+<p>
+«Faut prendre garde. Il y a là un
+homme de guerre qui est venu voir Vincennes,
+et a dit qu’on «<i>ne devrait jamais
+frapper les princes qu’à la tête</i>. <span class='smcap'>Remarquable</span>»,
+ajoutait le Cardinal. Puis il
+avait rayé ce mot, y substituant: «<span class='smcap'>Redoutable</span>».
+</p>
+
+<p>
+Et plus bas:
+</p>
+
+<p>
+«Cet homme domine Fairfax;—il
+fait l’inspiré; ce sera un grand homme.—Secours
+refusé;—argent perdu.»
+</p>
+
+<p>
+Le Roi dit alors:—Non, non, ne précipitez
+rien, j’attendrai.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_332' name='Page_332'>[332]</a></span>
+—Mais, Sire, dit Chavigny, les événements
+sont rapides; si le courrier retarde
+d’une heure, la perte du roi d’Angleterre
+peut s’avancer d’un an.
+</p>
+
+<p>
+—En sont-ils là? demanda Louis.
+</p>
+
+<p>
+—Dans le camp des Indépendants,
+on prêche la République la Bible à la
+main; dans celui des Royalistes, on se
+dispute le pas, et l’on rit.
+</p>
+
+<p>
+—Mais un moment de bonheur peut
+tout sauver!
+</p>
+
+<p>
+—Les Stuarts ne sont pas heureux,
+Sire, reprit Chavigny respectueusement,
+mais sur un ton qui laissait beaucoup à
+penser.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, dit le Roi d’un ton
+d’humeur.
+</p>
+
+<p>
+Le secrétaire d’Etat sortit lentement.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que Louis XIII se vit tout
+entier, et s’effraya du néant qu’il trouvait
+en lui-même. Il promena d’abord
+sa vue sur l’amas de papiers qui l’entourait,
+passant de l’un à l’autre, trouvant
+partout des dangers et ne les trouvant
+jamais plus grands que dans les ressources
+mêmes qu’il inventait. Il se leva
+<span class='pagenum'><a id='Page_333' name='Page_333'>[333]</a></span>
+et, changeant de place, se courba ou
+plutôt se jeta sur une carte géographique
+de l’Europe; il y trouva toutes ses terreurs
+ensemble, au nord, au midi, au
+centre de son royaume; les révolutions
+lui apparaissaient comme des Euménides;
+sous chaque contrée, il crut voir fumer
+un volcan; il lui semblait entendre les
+cris de détresse des rois qui l’appelaient,
+et les cris de fureur des peuples; il crut
+sentir la terre de France craquer et se
+fendre sous ses pieds; sa vue faible et
+fatiguée se troubla, sa tête malade fut
+saisie d’un vertige qui refoula le sang
+vers son cœur.
+</p>
+
+<p>
+—Richelieu! cria-t-il d’une voix étouffée
+en agitant une sonnette; qu’on appelle
+le Cardinal!
+</p>
+
+<p>
+Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé
+par les odeurs fortes et les sels qu’on
+lui avait mis sur les lèvres et les tempes,
+il vit un instant des pages, qui se retirèrent
+sitôt qu’il eut entr’ouvert ses
+paupières, et se retrouva seul avec le
+Cardinal. L’impassible ministre avait
+<span class='pagenum'><a id='Page_334' name='Page_334'>[334]</a></span>
+fait poser sa chaise longue contre le
+fauteuil du Roi, comme le siège d’un
+médecin près du lit de son malade, et
+fixait ses yeux étincelants et scrutateurs
+sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu’il
+put l’entendre, il reprit d’une voix sombre
+son terrible dialogue:
+</p>
+
+<p>
+—Vous m’avez rappelé, dit-il, que me
+voulez-vous?
+</p>
+
+<p>
+Louis, renversé sur l’oreiller, entr’ouvrit
+les yeux et le regarda, puis se hâta
+de les refermer. Cette tête décharnée,
+armée de deux yeux flamboyants et terminée
+par une barbe aiguë et blanchâtre;
+cette calotte et ces vêtements de la couleur
+du sang et des flammes, tout lui
+représentait un esprit infernal.
+</p>
+
+<p>
+—Régnez, dit-il d’une voix faible.
+</p>
+
+<p>
+—Mais me livrez-vous Cinq-Mars et
+de Thou? poursuivit l’implacable ministre
+en s’approchant pour lire dans les
+yeux éteints du prince, comme un avide
+héritier poursuit jusque dans la tombe
+les dernières lueurs de la volonté d’un
+mourant.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_335' name='Page_335'>[335]</a></span>
+—Régnez, répéta le Roi en détournant
+la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Signez donc, reprit Richelieu, ce
+papier porte: «Ceci est ma volonté, de
+les prendre morts ou vifs».
+</p>
+
+<p>
+Louis, toujours la tête renversée sur
+le dossier du fauteuil, laissa tomber sa
+main sur le papier fatal, et signa.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi, par pitié! je meurs!
+dit-il.
+</p>
+
+<p>
+—Ce n’est pas tout encore, continua
+celui qu’on appelle le grand politique;
+je ne suis pas sûr de vous; il me faut
+dorénavant des garanties et des gages.
+Signez encore ceci, et je vous quitte.
+</p>
+
+<p>
+«Quand le Roi ira voir le Cardinal,
+les gardes de celui-ci ne quitteront pas
+les armes; et quand le Cardinal ira chez
+le Roi, ses gardes partageront le poste
+avec ceux de Sa Majesté<a name='FA_31' id='FA_31' href='#FN_31' class='fnanchor'>[31]</a>.»
+</p>
+
+<p>
+De plus:
+</p>
+
+<p>
+«Sa Majesté s’engage à remettre les
+deux Princes ses fils en otage entre les
+<span class='pagenum'><a id='Page_336' name='Page_336'>[336]</a></span>
+mains du Cardinal, comme garantie de
+la bonne foi de son attachement<a name='FA_32' id='FA_32' href='#FN_32' class='fnanchor'>[32]</a>.»
+</p>
+
+<p>
+—Mes enfants! s’écria Louis relevant
+sa tête, vous osez...
+</p>
+
+<p>
+—Aimez-vous mieux que je me retire?
+dit Richelieu.
+</p>
+
+<p>
+Le roi signa.
+</p>
+
+<p>
+—Est-ce donc fini? dit-il avec un
+profond gémissement.
+</p>
+
+<p>
+Ce n’était pas fini: une autre douleur
+lui était réservée.
+</p>
+
+<p>
+La porte s’ouvrit brusquement et l’on
+vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois,
+le Cardinal qui trembla.
+</p>
+
+<p>
+—Que voulez-vous, monsieur? dit-il
+en saisissant la sonnette pour appeler.
+</p>
+
+<p>
+Le Grand-Écuyer était d’une pâleur
+égale à celle du Roi; et, sans daigner
+répondre à Richelieu, il s’avança d’un
+air calme vers Louis XIII. Celui-ci le
+regarda comme regarde un homme qui
+vient de recevoir sa sentence de mort.
+</p>
+
+<div class='figcenter'>
+ <a href="images/illus_344.jpg">
+ <img src='images/illus_344-tn.jpg' alt='' /><br />
+ </a>
+ <p class="small center noindent">Jeanniot del.<br />
+ Héliogr. Dujardin.
+ </p>
+</div>
+
+<p>
+—Vous devez trouver, Sire, quelque
+difficulté à me faire arrêter, car j’ai
+<span class='pagenum'><a id='Page_337' name='Page_337'>[337]</a></span>
+vingt mille hommes à moi, dit Henri
+d’Effiat avec la voix la plus douce.
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! Cinq-Mars, dit Louis douloureusement,
+est-ce toi qui as fait de
+telles choses?
+</p>
+
+<p>
+—Oui, Sire, et c’est moi aussi qui vous
+apporte mon épée, car vous venez sans
+doute de me livrer, dit-il en la détachant
+et la posant aux pieds du Roi, qui baissa
+les yeux sans répondre.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans
+amertume, parce qu’il n’appartenait déjà
+plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu
+avec mépris:
+</p>
+
+<p>
+—Je me rends parce que je veux
+mourir, dit-il; mais je ne suis pas
+vaincu.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal serra les poings par
+fureur; mais il se contraignit.
+</p>
+
+<p>
+—Et quels sont vos complices? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement
+et entr’ouvrit les lèvres pour parler...
+Le Roi baissa la tête et souffrit en cet
+instant un supplice inconnu à tous les
+hommes.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_338' name='Page_338'>[338]</a></span>
+—Je n’en ai point, dit enfin Cinq-Mars,
+ayant pitié du prince.
+</p>
+
+<p>
+Et il sortit de l’appartement.
+</p>
+
+<p>
+Il s’arrêta dès la première galerie, où
+tous les gentilshommes et Fabert se
+levèrent en le voyant. Il marcha à celui-ci
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes
+de m’arrêter.
+</p>
+
+<p>
+Tous se regardèrent sans oser l’approcher.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, je suis votre prisonnier...
+oui, messieurs, je suis sans
+épée, et, je vous le répète, prisonnier
+du Roi.
+</p>
+
+<p>
+—Je ne sais ce que je vois, dit le
+général; vous êtes deux qui venez vous
+rendre, et je n’ai l’ordre d’arrêter personne.
+</p>
+
+<p>
+—Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut
+être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement
+je le devine.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! ne t’avais-je pas aussi deviné?
+s’écria celui-ci en se montrant et se
+jetant dans ses bras.
+</p>
+
+<h2 id="chap_25">
+CHAPITRE XXV
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LES PRISONNIERS
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<div class="poem bot25">
+<span class="i0">J’ai trouvé dans mon cœur le dessein de mon frère.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Pichald</span>, <i>Léonidas</i>.
+</p>
+
+<div class="poem bot25">
+<span class="i4">Mourir sans vider mon carquois!<br /></span>
+<span class="i0">Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange<br /></span>
+<span class="i4">Ces bourreaux barbouilleurs de lois!</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>André Chénier.</span>
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Parmi ces vieux châteaux dont la
+France se dépouille à regret chaque
+année, comme des fleurons de sa couronne,
+il y en avait un d’un aspect
+sombre et sauvage sur la rive gauche
+de la Saône. Il semblait une sentinelle
+formidable placée à l’une des portes de
+Lyon, et tenait son nom de l’énorme
+rocher de Pierre-Encise, qui s’élève à
+pic comme une sorte de pyramide naturelle,
+et dont la cime, recourbée sur la
+<span class='pagenum'><a id='Page_340' name='Page_340'>[340]</a></span>
+route et penchée jusque sur le fleuve,
+se réunissait jadis, dit-on, à d’autres
+roches que l’on voit sur la rive opposée,
+formant comme l’arche naturelle d’un
+pont; mais le temps, les eaux et la main
+des hommes n’ont laissé debout que le
+vieux amas de granit qui servait de piédestal
+à la forteresse, détruite aujourd’hui.
+Les archevêques de Lyon l’avaient
+élevée autrefois, comme seigneurs temporels
+de la ville, et y faisaient leur résidence;
+depuis, elle devint place de
+guerre, et, sous Louis XIII, une prison
+d’État. Une seule tour colossale, où le
+jour ne pouvait pénétrer que par trois
+longues meurtrières, dominait l’édifice;
+et quelques bâtiments irréguliers l’entouraient
+de leurs épaisses murailles,
+dont les lignes et les angles suivaient
+les formes de la roche immense et perpendiculaire.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que le Cardinal de Richelieu,
+avare de sa proie, voulut bientôt incarcérer
+et conduire lui-même ses jeunes
+ennemis. Laissant Louis le précéder à
+Paris, il les enleva de Narbonne, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_341' name='Page_341'>[341]</a></span>
+traînant à sa suite pour orner son dernier
+triomphe, et venant prendre le
+Rhône à Tarascon, presque à son embouchure,
+comme pour prolonger ce
+plaisir de la vengeance que les hommes
+ont osé nommer celui des dieux; étalant
+aux yeux des deux rives le luxe de sa
+haine, il remonta le fleuve avec lenteur
+sur des barques à rames dorées et pavoisées
+de ses armoiries et de ses couleurs,
+couché dans la première et remorquant
+ses deux victimes dans la seconde,
+au bout d’une longue chaîne.
+</p>
+
+<p>
+Souvent le soir, lorsque la chaleur
+était passée, les deux nacelles étaient
+dépouillées de leur tente, et l’on voyait
+dans l’une Richelieu, pâle et décharné,
+assis sur la poupe; dans celle qui suivait,
+les deux jeunes prisonniers, debout,
+le front calme, appuyés l’un sur l’autre,
+et regardant s’écouler les flots rapides
+du fleuve. Jadis les soldats de César,
+qui campèrent sur ces mêmes bords,
+eussent cru voir l’inflexible batelier des
+enfers conduisant les ombres amies de
+Castor et Pollux: des chrétiens n’eurent
+<span class='pagenum'><a id='Page_342' name='Page_342'>[342]</a></span>
+pas même l’audace de réfléchir et d’y
+voir un prêtre menant ses deux ennemis
+au bourreau: c’était le premier ministre
+qui passait.
+</p>
+
+<p>
+En effet, il passa, les laissant en garde
+à cette ville même où les conjurés
+avaient proposé de le faire périr. Il aimait
+à se jouer ainsi, en face, de la destinée,
+et à planter un trophée où elle avait
+voulu mettre sa tombe.
+</p>
+
+<p>
+«Il se faisait tirer, dit un journal
+manuscrit de cette année, contre-mont
+la rivière du Rhône, dans un bateau où
+l’on avait bâti une chambre de bois,
+tapissée de velours rouge cramoisi à
+feuillages, le fond étant d’or. Dans le
+bateau, il y avait une antichambre de
+même façon; à la proue et à l’arrière
+du bateau, il y avait quantité de soldats
+de ses gardes portant la casaque écarlate,
+en broderie d’or, d’argent et de
+soie, ainsi que beaucoup de seigneurs
+de marque. Son Éminence était dans un
+lit garni de taffetas de pourpre. Monseigneur
+le cardinal Bigny et messeigneurs
+les évêques de Nantes et de Chartres y
+<span class='pagenum'><a id='Page_343' name='Page_343'>[343]</a></span>
+étaient avec quantité d’abbés et de gentilshommes
+en d’autres bateaux. Au-devant
+du sien, une frégate faisait la
+découverte des passagers, et après montait
+un autre bateau chargé d’arquebusiers
+et d’officiers pour les commander.
+Lorsqu’on abordait en quelque île, on
+mettait des soldats en icelle, pour voir
+s’il y avait des gens suspects; et n’y en
+rencontrant point, ils en gardaient les
+bords, jusques à ce que deux bateaux
+qui suivaient eussent passé; ils étaient
+remplis de noblesse et de soldats bien
+armés.
+</p>
+
+<p>
+«Et après venait le bateau de Son
+Eminence, à la queue duquel était attaché
+un petit bateau dans lequel étaient
+MM. de Thou et Cinq-Mars, gardés par
+un exempt des gardes du Roi et douze
+gardes de Son Eminence. Après les bateaux
+venaient trois barques où étaient
+les hardes et la vaisselle d’argent de
+Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes
+et soldats.
+</p>
+
+<p>
+«Sur le bord du Rhône, en Dauphiné,
+marchaient deux compagnies de chevau-légers,
+<span class='pagenum'><a id='Page_344' name='Page_344'>[344]</a></span>
+et autant sur le bord du côté du
+Languedoc et Vivarais; il y avait un
+très beau régiment de gens de pied qui
+entrait dans les villes où Son Eminence
+devait entrer ou coucher. Il y avait
+plaisir d’ouïr les trompettes qui jouaient
+en Dauphiné avec les réponses de celles
+du Vivarais, et les redits des échos de
+nos rochers; on eût dit que tout jouait
+à mieux faire.»
+</p>
+
+<hr class="hrnotes"/>
+
+<p>
+Au milieu d’une nuit du mois de septembre
+1642, tandis que tout semblait
+sommeiller dans l’inexpugnable tour des
+prisonniers, la porte de leur première
+chambre tourna sans bruit sur ses gonds,
+et sur le seuil parut un homme vêtu
+d’une robe brune ceinte d’une corde, ses
+pieds chaussés de sandales, et un paquet
+de grosses clefs à la main: c’était
+Joseph. Il regarda avec précaution sans
+avancer, et contempla en silence l’appartement
+du Grand-Ecuyer. D’épais tapis,
+de larges et splendides tentures voilaient
+les murs de la prison; un lit de damas
+<span class='pagenum'><a id='Page_345' name='Page_345'>[345]</a></span>
+rouge était préparé, mais le captif n’y
+était pas; assis près d’une haute cheminée,
+dans un grand fauteuil, vêtu
+d’une longue robe grise de la forme de
+celle des prêtres, la tête baissée, les yeux
+fixés sur une petite croix d’or, à la lueur
+tremblante d’une lampe, il était absorbé
+par une méditation si profonde, que le
+capucin eut le loisir d’approcher jusqu’à
+lui et de se placer debout face à face du
+prisonnier avant qu’il s’en aperçût.
+Enfin il leva la tête et s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—Que viens-tu faire ici, misérable?
+</p>
+
+<p>
+—Jeune homme, vous êtes emporté,
+répondit d’une voix très basse le mystérieux
+visiteur; deux mois de prison
+auraient pu vous calmer. Je viens pour
+vous dire d’importantes choses: écoutez-moi;
+j’ai beaucoup pensé à vous, et je
+ne vous hais pas tant que vous croyez.
+Les moments sont précieux: je vous
+dirai tout en peu de mots. Dans deux
+heures on va venir vous interroger, vous
+juger et vous mettre à mort avec votre
+ami: cela ne peut manquer parce qu’il
+faut que tout se termine le même jour.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_346' name='Page_346'>[346]</a></span>
+—Je le sais, dit Cinq-Mars, et j’y
+compte.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! je puis encore vous tirer
+d’affaire, car j’ai beaucoup réfléchi,
+comme je vous l’ai dit, et je viens vous
+proposer des choses qui vous seront
+agréables. Le Cardinal n’a pas six mois
+à vivre; ne faisons pas les mystérieux,
+entre nous il faut être francs: vous voyez
+où je vous ai amené pour lui, et vous
+pouvez juger par là du point où je le
+conduirai pour vous si vous voulez;
+nous pouvons lui retrancher ces six mois
+qui lui restent. Le Roi vous aime et vous
+rappellera près de lui avec transport
+quand il vous saura vivant; vous êtes
+jeune, vous serez longtemps heureux et
+puissant; vous me protégerez, vous me
+ferez cardinal.
+</p>
+
+<p>
+L’étonnement rendit muet le jeune
+prisonnier, qui ne pouvait comprendre
+un tel langage et semblait avoir de la
+peine à y descendre de la hauteur de
+ses méditations. Tout ce qu’il put dire
+fut:
+</p>
+
+<p>
+—Votre bienfaiteur! Richelieu!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_347' name='Page_347'>[347]</a></span>
+Le capucin sourit et poursuivit tout
+bas en se rapprochant de lui:
+</p>
+
+<p>
+—Il n’y a point de bienfaits en politique,
+il y a des intérêts, voilà tout. Un
+homme employé par un ministre ne doit
+pas être plus reconnaissant qu’un cheval
+monté par un écuyer ne l’est d’être préféré
+aux autres. Mon allure lui a convenu,
+j’en suis bien aise. A présent il me
+convient de le jeter à terre.
+</p>
+
+<p>
+«Oui, cet homme n’aime que lui-même;
+il m’a trompé, je le vois bien, en reculant
+toujours mon élévation; mais
+encore une fois, j’ai des moyens sûrs de
+vous faire évader sans bruit; je peux
+tout ici. Je ferai mettre à la place des
+hommes sur lesquels il compte, d’autres
+hommes qu’il destinait à la mort, et
+qui sont ici près, dans la tour du Nord,
+la tour des oubliettes, qui s’avance là-bas
+au-dessus de l’eau. Ses créatures
+iront remplacer ces gens-là. J’envoie un
+médecin, un empirique qui m’appartient,
+au glorieux Cardinal, que les plus
+savants de Paris ont abandonné; si vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_348' name='Page_348'>[348]</a></span>
+vous entendez avec moi, il lui portera
+un remède universel et éternel.
+</p>
+
+<p>
+—Retire-toi, dit Cinq-Mars, retire-toi,
+religieux infernal! aucun homme n’est
+semblable à toi; tu n’es pas un homme!
+tu marches d’un pas furtif et silencieux
+dans les ténèbres, tu traverses les murailles
+pour présider à des crimes secrets;
+tu te places entre les cœurs des amants
+pour les séparer éternellement. Qui es-tu?
+tu ressembles à l’âme tourmentée
+d’un damné.
+</p>
+
+<p>
+—Romanesque enfant! dit Joseph;
+vous auriez eu de grandes qualités sans
+vos idées fausses. Il n’y a peut-être ni
+damnation ni âme. Si celles des morts
+revenaient se plaindre, j’en aurais mille
+autour de moi, et je n’en ai jamais vu,
+même en songe.
+</p>
+
+<p>
+—Monstre! dit Cinq-Mars à demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Voilà encore des mots, reprit
+Joseph; il n’y a point de monstre ni
+d’homme vertueux. Vous et M. de Thou,
+qui vous piquez de ce que vous nommez
+vertu, vous avez manqué de causer la
+<span class='pagenum'><a id='Page_349' name='Page_349'>[349]</a></span>
+mort de cent mille hommes peut-être,
+en masse et au grand jour, pour rien,
+tandis que Richelieu et moi nous en
+avons fait périr beaucoup moins, en
+détail, et la nuit, pour fonder un grand
+pouvoir. Quand on veut rester pur, il ne
+faut point se mêler d’agir sur les hommes,
+ou plutôt ce qu’il y a de plus raisonnable
+est de voir ce qui est, et de se dire
+comme moi: Il est possible que l’âme
+n’existe pas: nous sommes les fils du
+hasard; mais, relativement aux autres
+hommes, nous avons des passions qu’il
+faut satisfaire.
+</p>
+
+<p>
+—Je respire! s’écria Cinq-Mars, il ne
+croit pas en Dieu!
+</p>
+
+<p>
+Joseph poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Or, Richelieu, vous et moi, sommes
+nés ambitieux; il fallait donc tout sacrifier
+à cette idée!
+</p>
+
+<p>
+—Malheureux! ne me confondez pas
+avec vous!
+</p>
+
+<p>
+—C’est la vérité pure cependant,
+reprit le capucin; et seulement vous
+voyez à présent que notre système valait
+mieux que le vôtre.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_350' name='Page_350'>[350]</a></span>
+—Misérable! c’était par amour...
+</p>
+
+<p>
+—Non! non! non! non!... Ce n’est
+point cela. Voici encore des mots; vous
+l’avez cru peut-être vous-même, mais
+c’était pour vous; je vous ai entendu
+parler à cette jeune fille, vous ne pensiez
+qu’à vous-mêmes tous les deux;
+vous ne vous aimiez ni l’un ni l’autre:
+elle ne songeait qu’à son rang, et vous
+à votre ambition. C’est pour s’entendre
+dire qu’on est parfait et se voir adorer
+qu’on veut être aimé, c’est encore et
+toujours là le saint égoïsme qui est mon
+Dieu.
+</p>
+
+<p>
+—Cruel serpent! dit Cinq-Mars, n’était-ce
+pas assez de nous faire mourir? pourquoi
+viens-tu jeter tes venins sur la vie
+que tu nous ôtes; quel démon t’a enseigné
+ton horrible analyse des cœurs?
+</p>
+
+<p>
+—La haine de tout ce qui m’est supérieur,
+dit Joseph avec un rire bas et
+faux, et le désir de fouler aux pieds tous
+ceux que je hais, m’ont rendu ambitieux
+et ingénieux à trouver le côté
+faible de vos rêves. Il y a un ver qui
+rampe au cœur de tous ces beaux fruits.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_351' name='Page_351'>[351]</a></span>
+—Grand Dieu! l’entends-tu? s’écria
+Cinq-Mars, se levant et étendant ses bras
+vers le ciel.
+</p>
+
+<p>
+La solitude de sa prison, les pieuses
+conversations de son ami, et surtout la
+présence de la mort, qui vient comme la
+lumière d’un astre inconnu donner d’autres
+couleurs à tous les objets accoutumés
+de nos regards; les méditations de l’éternité,
+et (le dirons-nous?) de grands
+efforts pour changer ses regrets déchirants
+en espérances immortelles et
+pour diriger vers Dieu toute cette force
+d’aimer qui l’avait égaré sur la terre;
+tout avait fait en lui-même une étrange
+révolution; et, semblable à ces épis que
+mûrit subitement un seul coup de soleil,
+son âme acquit de plus vives lumières,
+exaltée par l’influence mystérieuse de la
+mort.
+</p>
+
+<p>
+—Grand Dieu! répéta-t-il, si celui-ci
+et son maître sont des hommes, suis-je
+un homme aussi? Contemple, contemple
+deux ambitions réunies, l’une égoïste et
+sanglante, l’autre dévouée et sans tache;
+la leur soufflée par la haine, la nôtre
+<span class='pagenum'><a id='Page_352' name='Page_352'>[352]</a></span>
+inspirée par l’amour. Regarde, Seigneur,
+regarde, juge et pardonne. Pardonne,
+car nous fûmes bien criminels de marcher
+un seul jour dans la même voie à laquelle
+on ne donne qu’un nom sur la
+terre, quel que soit le but où elle conduise.
+</p>
+
+<p>
+Joseph l’interrompit durement en frappant
+du pied.
+</p>
+
+<p>
+—Quand vous aurez fini votre prière,
+dit-il, vous m’apprendrez si vous voulez
+m’aider, et je vous sauverai à l’instant.
+</p>
+
+<p>
+—Jamais, scélérat impur, jamais, dit
+Henri d’Effiat, je ne m’associerai à toi
+et à un assassinat! Je l’ai refusé quand
+j’étais puissant, et sur toi-même.
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez eu tort: vous seriez
+maître à présent.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! quel bonheur aurais-je de mon
+pouvoir, partagé qu’il serait avec une
+femme qui ne me comprit pas, m’aima
+faiblement et me préféra une couronne?
+Après son abandon je n’ai pas voulu
+devoir ce qu’on nomme l’Autorité à la
+victoire; juge si je la recevrai du crime!
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_353' name='Page_353'>[353]</a></span>
+—Inconcevable folie! dit le capucin
+en riant.
+</p>
+
+<p>
+—Tout avec elle, rien sans elle: c’était
+là toute mon âme.
+</p>
+
+<p>
+—C’est par entêtement et par vanité
+que vous persistez; c’est impossible! reprit
+Joseph: ce n’est pas dans la nature.
+</p>
+
+<p>
+—Toi qui veux nier le dévouement,
+reprit Cinq-Mars, comprends-tu du moins
+celui de mon ami?
+</p>
+
+<p>
+—Il n’existe pas davantage; il a voulu
+vous suivre parce que...
+</p>
+
+<p>
+Ici le capucin, un peu embarrassé,
+chercha un instant.
+</p>
+
+<p>
+—Parce que... parce que... il vous a
+formé, vous êtes son œuvre... il tient à
+vous par amour-propre d’auteur... Il était
+habitué à vous sermonner, et il sent qu’il
+ne trouverait plus d’élève si docile à l’écouter
+et à l’applaudir... La coutume
+constante lui a persuadé que sa vie tenait
+à la vôtre... c’est quelque chose comme
+cela... il vous accompagne par routine...
+D’ailleurs ce n’est pas fini... nous verrons
+la suite et l’interrogatoire; il niera
+sûrement qu’il ait su la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_354' name='Page_354'>[354]</a></span>
+—Il ne le niera pas! s’écria impétueusement
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Il la savait donc? vous l’avouez, dit
+Joseph triomphant; vous n’en aviez pas
+encore dit si long.
+</p>
+
+<p>
+—O ciel! qu’ai-je fait? soupira Cinq-Mars
+en se cachant la tête.
+</p>
+
+<p>
+—Calmez-vous: il est sauvé malgré
+cet aveu, si vous acceptez mon offre.
+</p>
+
+<p>
+D’Effiat fut quelque temps sans répondre...
+le capucin poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+—Sauvez votre ami... la faveur du
+Roi vous attend, et peut-être l’amour
+égaré un moment...
+</p>
+
+<p>
+—Homme, ou qui que tu sois, si tu
+as quelque chose en toi de semblable à
+un cœur, répondit le prisonnier, sauve-le;
+c’est le plus pur des êtres créés.
+Mais fais le emporter loin d’ici pendant
+son sommeil, car, s’il s’éveille, tu ne le
+pourras pas.
+</p>
+
+<p>
+—A quoi cela me serait-il bon? dit
+en riant le capucin; c’est vous et votre
+faveur qu’il me faut.
+</p>
+
+<p>
+L’impétueux Cinq-Mars se leva, et,
+<span class='pagenum'><a id='Page_355' name='Page_355'>[355]</a></span>
+saisissant le bras de Joseph, qu’il regardait
+d’un air terrible:
+</p>
+
+<p>
+—Je l’abaissais en te priant pour lui:
+viens, scélérat! dit-il en soulevant une
+tapisserie qui séparait l’appartement de
+son ami du sien; viens et doute du
+dévouement et de l’immortalité des
+âmes... Compare l’inquiétude de ton
+triomphe au calme de notre défaite, la
+bassesse de ton règne à la grandeur de
+notre captivité, et ta veille sanglante au
+sommeil du juste.
+</p>
+
+<p>
+Une lampe solitaire éclairait de Thou.
+Ce jeune homme était à genoux encore
+devant un prie-Dieu surmonté d’un vaste
+crucifix d’ébène; il semblait s’être endormi
+en priant; sa tête, penchée en
+arrière, était élevée encore vers la croix;
+ses lèvres souriaient d’un sourire calme
+et divin, et son corps affaissé reposait
+sur les tapis et le coussin du siège.
+</p>
+
+<p>
+—Jésus! comme il dort! dit le capucin
+stupéfait, mêlant par oubli à ses affreux
+propos le nom céleste qu’il prononçait
+habituellement chaque jour.
+</p>
+
+<p>
+Puis tout à coup il se retira brusquement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_356' name='Page_356'>[356]</a></span>
+en portant la main à ses yeux,
+comme ébloui par une vision du ciel...
+</p>
+
+<p>
+—Brou... brr... brr... dit-il en secouant
+la tête et se passant la main sur
+le visage... Tout cela est un enfantillage:
+cela me gagnerait si j’y pensais... Ces
+idées-là peuvent être bonnes, comme
+l’opium pour calmer...
+</p>
+
+<p>
+Mais il ne s’agit pas de cela: dites
+oui ou non.
+</p>
+
+<p>
+—Non, dit Cinq-Mars, le jetant à la
+porte par l’épaule; je ne veux point de
+la vie et ne me repens pas d’avoir perdu
+une seconde fois de Thou, car il n’en
+aurait pas voulu au prix d’un assassinat:
+et quand il s’est livré à Narbonne, ce
+n’était pas pour reculer à Lyon.
+</p>
+
+<p>
+—Réveillez-le donc car voici les juges,
+dit d’une voix aigre et riante le capucin
+furieux.
+</p>
+
+<p>
+En ce moment entrèrent, à la lueur
+des flambeaux et précédés par un détachement
+de Gardes écossaises, quatorze
+juges vêtus de leurs longues robes, et
+dont on distinguait mal les traits. Ils se
+rangèrent et s’assirent en silence à droite
+<span class='pagenum'><a id='Page_357' name='Page_357'>[357]</a></span>
+et à gauche de la vaste chambre; c’étaient
+les commissaires délégués par le Cardinal-Duc
+pour cette sombre et solennelle
+affaire.—Tous hommes sûrs et de <i>confiance</i>
+pour le Cardinal de Richelieu, qui,
+de Tarascon, les avait choisis et inscrits.
+Il avait voulu que le chancelier Séguier
+vînt à Lyon lui-même, <i>pour éviter</i>, dit-il
+dans les instructions ou ordres qu’il
+envoie au Roi Louis XIII par Chavigny,
+«<i>pour éviter toutes les accroches qui
+arriveront s’il n’y est point. M. Marillac</i>,
+ajoutait-il, <i>fut à Nantes au procès de
+Chalais</i>. M. de Château-Neuf, à Toulouse,
+à la mort de M. de Montmorency; et
+M. de Bellièvre, à Paris, au procès de
+M. de Biron. L’autorité et l’intelligence
+qu’ont ces messieurs des formes de
+justice est tout à fait nécessaire.»
+</p>
+
+<p>
+Le chancelier Séguier vint donc à la
+hâte; mais en ce moment on annonça
+qu’il avait ordre de ne point paraître, de
+peur d’être influencé par le souvenir de
+son ancienne amitié pour le prisonnier,
+qu’il ne vit que seul à seul. Les commissaires
+et lui avaient d’abord, et rapidement,
+<span class='pagenum'><a id='Page_358' name='Page_358'>[358]</a></span>
+reçu les lâches dépositions du duc
+d’Orléans, à Villefranche, en Beaujolais,
+puis à <i>Vivey</i><a name='FA_33' id='FA_33' href='#FN_33' class='fnanchor'>[33]</a>, à deux lieues de Lyon,
+où ce triste prince avait eu ordre de se
+rendre, tout suppliant et tremblant au
+milieu de ses gens, qu’on lui laissait par
+pitié, bien surveillé par les Gardes françaises
+et suisses. Le Cardinal avait fait
+dicter à Gaston son rôle et ses réponses
+mot pour mot; et, moyennant cette
+docilité, on l’avait exempté en forme des
+confrontations trop pénibles avec MM. de
+Cinq-Mars et de Thou. Ensuite le chancelier
+et les commissaires avaient préparé
+M. de Bouillon, et, forts de leur
+travail préliminaire, venaient tomber de
+tout leur poids sur les jeunes coupables
+que l’on ne voulait pas sauver.—L’histoire
+ne nous a conservé que les noms
+des conseillers d’État qui accompagnèrent
+Pierre Séguier, mais non ceux
+des autres commissaires, dont il est
+seulement dit qu’ils étaient six du Parlement
+<span class='pagenum'><a id='Page_359' name='Page_359'>[359]</a></span>
+de Grenoble et deux présidents. Le
+rapporteur conseiller d’État Laubardemont,
+qui les avait dirigés en tout, était
+à leur tête. Joseph leur parla souvent à
+l’oreille avec une politesse révérencieuse,
+tout en regardant en dessous Laubardemont
+avec une ironie féroce.
+</p>
+
+<p>
+Il fut convenu que le fauteuil servirait
+de sellette, et l’on se tut pour
+écouter la réponse du prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Il parla d’une voix douce et calme.
+</p>
+
+<p>
+—Dites à M. le chancelier que j’aurais
+le droit d’en appeler au Parlement de
+Paris et de récuser mes juges, parce qu’il
+y a parmi eux deux de mes ennemis, et
+à leur tête un de mes amis, M. Séguier
+lui-même, que j’ai conservé dans sa
+charge; mais je vous épargnerai bien
+des peines, Messieurs, en me reconnaissant
+coupable de toute la conjuration,
+par moi seul conçue et ordonnée. Ma
+volonté est de mourir. Je n’ai donc rien
+à ajouter pour moi; mais, si vous voulez
+être justes, vous laisserez la vie à celui
+que le Roi même a nommé le plus
+<span class='pagenum'><a id='Page_360' name='Page_360'>[360]</a></span>
+honnête homme de France, et qui ne
+meurt que pour moi.
+</p>
+
+<p>
+—Qu’on l’introduise, dit Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Deux gardes entrèrent chez M. de Thou,
+et l’amenèrent.
+</p>
+
+<p>
+Il entra et salua gravement avec un
+sourire angélique sur les lèvres, et
+embrassant Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—Voici donc enfin le jour de notre
+gloire! dit-il; nous allons gagner le ciel
+et le bonheur éternel.
+</p>
+
+<p>
+—Nous apprenons, monsieur, dit
+Laubardemont, nous apprenons par la
+bouche même de M. de Cinq-Mars, que
+vous avez su la conjuration.
+</p>
+
+<p>
+De Thou répondit à l’instant et sans
+aucun trouble, toujours avec un demi-sourire
+et les yeux baissés:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, j’ai passé ma vie à étudier
+les lois humaines, et je sais que le
+témoignage d’un accusé ne peut condamner
+l’autre. Je pourrais répéter aussi
+ce que j’ai déjà dit, que l’on ne m’aurait
+pas cru si j’avais dénoncé sans preuve
+le frère du Roi. Vous voyez donc que
+<span class='pagenum'><a id='Page_361' name='Page_361'>[361]</a></span>
+ma vie et ma mort sont entre vos mains.
+Pourtant, lorsque j’ai bien envisagé l’une
+et l’autre, j’ai connu clairement que, de
+quelque vie que je puisse jamais jouir,
+elle ne pourrait être que malheureuse
+après la perte de M. de Cinq-Mars;
+j’avoue donc et confesse que j’ai su sa
+conspiration; j’ai fait mon possible pour
+l’en détourner.—Il m’a cru son ami
+unique et fidèle, et je ne l’ai pas voulu
+trahir; c’est pourquoi je me condamne
+par les lois qu’a rapportées mon père
+lui-même, qui me pardonne, j’espère.
+</p>
+
+<p>
+A ces mots, les deux amis se jetèrent
+dans les bras l’un de l’autre.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars s’écriait:
+</p>
+
+<p>
+—Ami! ami! que je regrette ta mort
+que j’ai causée! Je t’ai trahi deux fois,
+mais tu sauras comment.
+</p>
+
+<p>
+Mais de Thou l’embrassant et le consolant,
+répondait en levant les yeux en
+haut:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! que nous sommes heureux de
+finir de la sorte! Humainement parlant
+je pourrais me plaindre de vous, monsieur,
+mais Dieu sait combien je vous
+<span class='pagenum'><a id='Page_362' name='Page_362'>[362]</a></span>
+aime! Qu’avons-nous fait qui nous mérite
+la grâce du martyre et le bonheur
+de mourir ensemble?
+</p>
+
+<p>
+Les juges n’étaient pas préparés à
+cette douceur, et se regardaient avec
+surprise.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! si l’on me donnait seulement
+une pertuisane, dit une voix enrouée
+(c’était le vieux Grandchamp, qui s’était
+glissé dans la chambre, et dont les yeux
+étaient rouges de fureur), je déferais
+bien monseigneur de tous ces hommes
+noirs! disait-il.
+</p>
+
+<p>
+Deux hallebardiers vinrent se mettre
+auprès de lui en silence; il se tut, et,
+pour se consoler, se mit à une fenêtre
+du côté de la rivière où le soleil ne se
+montrait pas encore, et il sembla ne
+plus faire attention à ce qui se passait
+dans la chambre.
+</p>
+
+<p>
+Cependant Laubardemont, craignant
+que les juges ne vinssent à s’attendrir,
+dit à haute voix:
+</p>
+
+<p>
+—Actuellement, d’après l’ordre de
+monseigneur le Cardinal, on va mettre
+ces deux messieurs à la gêne, c’est-à-dire
+<span class='pagenum'><a id='Page_363' name='Page_363'>[363]</a></span>
+la question ordinaire et extraordinaire.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars rentra dans son caractère
+par indignation, et, croisant les bras,
+fit, vers Laubardemont et Joseph, deux
+pas qui les épouvantèrent. Le premier
+porta involontairement la main à son
+front.
+</p>
+
+<p>
+—Sommes-nous ici à Loudun? s’écria
+le prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Mais de Thou, s’approchant, lui prit
+la main et la serra; il se tut, et reprit
+d’un ton calme en regardant les juges:
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, cela me semble bien
+rude; un homme de mon âge et de ma
+condition ne devrait pas être sujet à
+toutes ces formalités. J’ai tout dit et je
+dirai tout encore. Je prends la mort à
+gré et de grand cœur: la question n’est
+donc point nécessaire. Ce n’est point à
+des âmes comme les nôtres que l’on
+peut arracher des secrets par les souffrances
+du corps. Nous sommes devenus
+prisonniers par notre volonté et à
+l’heure marquée par nous-mêmes; nous
+avons dit seulement ce qu’il fallait pour
+<span class='pagenum'><a id='Page_364' name='Page_364'>[364]</a></span>
+nous faire mourir, vous ne sauriez rien
+de plus; nous avons ce que nous voulons.
+</p>
+
+<p>
+—Que faites-vous, ami? interrompit
+de Thou?... Il se trompe, messieurs;
+nous ne refusons pas le martyre que
+Dieu nous offre, nous le demandons.
+</p>
+
+<p>
+—Mais, disait Cinq-Mars, qu’avez-vous
+besoin de ces tortures infâmes pour
+conquérir le ciel? vous, martyr déjà,
+martyr volontaire de l’amitié! Messieurs
+moi seul je puis avoir d’importants secrets:
+mettez-moi seul à la question, si
+nous devons être traités comme les plus
+vils malfaiteurs.
+</p>
+
+<p>
+—Par charité, messieurs, reprenait
+de Thou, ne me privez pas des mêmes
+douleurs que lui; je ne l’ai pas suivi si
+loin pour l’abandonner à cette heure précieuse,
+et ne pas faire tous mes efforts
+pour l’accompagner jusque dans le ciel.
+</p>
+
+<p>
+Pendant ce débat, il s’en était engagé
+un autre entre Laubardemont et Joseph;
+celui-ci, craignant que la douleur n’arrachât
+le récit de son entretien, n’était pas
+d’avis de donner la question; l’autre ne
+<span class='pagenum'><a id='Page_365' name='Page_365'>[365]</a></span>
+trouvant pas son triomphe complété
+par la mort, l’exigeait impérieusement.
+Les juges entouraient et écoutaient ces
+deux ministres secrets du grand ministre;
+cependant, plusieurs choses leur
+ayant fait soupçonner que le crédit du
+capucin était plus puissant que celui du
+juge, ils penchaient pour lui, et se décidèrent
+à l’humanité quand il finit par
+ces paroles prononcées à voix basse:
+</p>
+
+<p>
+—Je connais leurs secrets; nous n’avons
+pas besoin de les savoir, parce
+qu’ils sont inutiles et qu’ils visent trop
+haut. M. le Grand n’a à dénoncer que
+le Roi, et l’autre la Reine; c’est ce qu’il
+vaut mieux ignorer. D’ailleurs, ils ne
+parleraient pas; je les connais, ils se
+tairaient, l’un par orgueil, l’autre par
+piété. Laissons-les: la torture les blessera;
+ils seront défigurés et ne pourront
+plus marcher; cela gâtera toute la cérémonie;
+il faut les conserver pour paraître.
+</p>
+
+<p>
+Cette dernière considération prévalut;
+les juges se séparèrent pour aller délibérer
+<span class='pagenum'><a id='Page_366' name='Page_366'>[366]</a></span>
+avec le chancelier. En sortant,
+Joseph dit à Laubardemont:
+</p>
+
+<p>
+—Je vous ai laissé assez de plaisir
+ici: maintenant vous allez encore avoir
+celui de délibérer, et vous irez interroger
+trois prévenus dans la tour du
+Nord.
+</p>
+
+<p>
+C’étaient les trois juges d’Urbain
+Grandier.
+</p>
+
+<p>
+Il dit, rit aux éclats, et sortit le dernier,
+poussant devant lui le maître des
+requêtes ébahi.
+</p>
+
+<p>
+A peine le sombre tribunal eut-il défilé,
+que Grandchamp, délivré de ses
+deux estafiers, se précipita vers son
+maître, et, lui saisissant la main, lui
+dit:
+</p>
+
+<p>
+—Au nom du ciel, venez sur la terrasse,
+monseigneur, je vous montrerai
+quelque chose; au nom de votre mère,
+venez...
+</p>
+
+<p>
+Mais la porte s’ouvrit au vieil abbé
+Quillet presque dans le même instant.
+</p>
+
+<p>
+—Mes enfants! mes pauvres enfants!
+criait le vieillard en pleurant; hélas!
+pourquoi ne m’a-t-on permis d’entrer
+<span class='pagenum'><a id='Page_367' name='Page_367'>[367]</a></span>
+qu’aujourd’hui? Cher Henri, votre mère,
+votre frère, votre sœur, sont ici
+cachés...
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, monsieur l’abbé, disait
+Grandchamp; venez sur la terrasse,
+monseigneur.
+</p>
+
+<p>
+Mais le vieux prêtre retenait son élève
+en l’embrassant.
+</p>
+
+<p>
+—Nous espérons, nous espérons
+beaucoup la grâce.
+</p>
+
+<p>
+—Je la refuserais, dit Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Nous n’espérons que les grâces de
+Dieu, reprit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—Taisez-vous, interrompit encore
+Grandchamp, les juges viennent.
+</p>
+
+<p>
+En effet, la porte s’ouvrit encore à la
+sinistre procession, où Joseph et Laubardemont
+manquaient.
+</p>
+
+<p>
+—Messieurs, s’écria le bon abbé s’adressant
+aux commissaires, je suis heureux
+de vous dire que je viens de Paris,
+que personne ne doute de la grâce de
+tous les conjurés. J’ai vu chez Sa Majesté,
+<span class='smcap'>Monsieur</span> lui-même. Et quant au
+duc de Bouillon, son interrogatoire n’est
+pas défav...
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_368' name='Page_368'>[368]</a></span>
+—Silence! dit M. de Ceton, lieutenant
+des Gardes écossaises.
+</p>
+
+<p>
+Et les quatorze commissaires rentrèrent
+et se rangèrent de nouveau dans
+la chambre.
+</p>
+
+<p>
+M. de Thou, entendant que l’on appelait
+le greffier criminel du présidial de
+Lyon pour prononcer l’arrêt, laissa éclater
+involontairement un de ces transports
+de joie religieuse qui ne se virent
+jamais que dans les martyrs et les saints
+aux approches de la mort; et s’avançant
+au devant de cet homme, il s’écria:
+</p>
+
+<p>
+—<i lang="la" xml:lang="la">Quam speciosi pedes evangelizantium
+pacem, evangelizantium bona!</i>
+</p>
+
+<p>
+Puis, prenant la main de Cinq-Mars
+il se mit à genoux et tête nue pour entendre
+l’arrêt, ainsi qu’il était ordonné.
+D’Effiat demeura debout, mais on n’osa
+le contraindre.
+</p>
+
+<p>
+L’arrêt leur fut prononcé en ces mots:
+</p>
+
+<p>
+«Entre le procureur général du Roi
+demandeur en cas de crime de lèse-majesté,
+d’une part;
+</p>
+
+<p>
+«Et messire Henri d’Effiat de Cinq-Mars,
+Grand-Écuyer de France, âgé de
+<span class='pagenum'><a id='Page_369' name='Page_369'>[369]</a></span>
+vingt-deux ans; et François-Auguste de
+Thou, âgé de trente-cinq ans, conseiller
+du Roi en ses conseils; prisonniers au
+château de Pierre-Encise de Lyon, défendeurs
+et accusés, d’autre part;
+</p>
+
+<p>
+«Vu le procès extraordinairement fait
+à la requête dudit procureur général du
+Roi, à l’encontre desdits d’Effiat et de
+Thou, informations, interrogation, confessions,
+dénégations et confrontations,
+et copies reconnues du traité fait avec
+l’Espagne; considérant, la chambre déléguée:
+</p>
+
+<p>
+«1<sup>o</sup> Que celui qui attente à la personne
+des ministres, des princes, est
+regardé par les lois anciennes et constitutions
+des Empereurs comme criminel
+de lèse-majesté;
+</p>
+
+<p>
+«2<sup>o</sup> Que la troisième ordonnance du
+roi Louis XI porte peine de mort contre
+quiconque ne révèle pas une conjuration
+contre l’État;
+</p>
+
+<p>
+«Les commissaires députés par Sa
+Majesté ont déclaré lesdits d’Effiat et de
+Thou atteints et convaincus de crime
+de lèse-majesté, savoir:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_370' name='Page_370'>[370]</a></span>
+«Ledit d’Effiat de Cinq-Mars pour les
+conspirations et entreprises, ligues et
+traités faits par lui avec les étrangers
+contre l’Etat;
+</p>
+
+<p>
+«Et ledit de Thou, pour avoir eu
+connaissance desdites entreprises;
+</p>
+
+<p>
+«Pour réparation desquels crimes,
+les ont privés de tous honneurs et dignités,
+et les ont condamnés et condamnent
+à avoir la tête tranchée sur un
+échafaud, qui, pour cet effet, sera dressé
+en la place des Terreaux de cette ville;
+</p>
+
+<p>
+«Ont déclaré et déclarent tous et un
+chacun de leur biens, meubles et immeubles,
+acquis et confisqués au Roi;
+et iceux par eux tenus immédiatement
+de la couronne, réunis au domaine
+d’icelle; sur iceux préalablement prise
+la somme de 60,000 livres applicables à
+œuvres pies.»
+</p>
+
+<p>
+Après la prononciation de l’arrêt,
+M. de Thou dit à haute voix:
+</p>
+
+<p>
+—Dieu soit béni! Dieu soit loué!
+</p>
+
+<p>
+—La mort ne m’a jamais fait peur,
+dit froidement Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que, suivant les formes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_371' name='Page_371'>[371]</a></span>
+M. de Ceton, le lieutenant des Gardes
+écossaises, vieillard de soixante-six ans,
+déclara avec émotion qu’il remettait les
+prisonniers entre les mains du sieur
+Thomé, prévôt des marchands du Lyonnais,
+prit congé d’eux, et ensuite tous
+les gardes du corps, silencieux et les
+larmes aux yeux.
+</p>
+
+<p>
+—Ne pleurez point, leur disait Cinq-Mars,
+les larmes sont inutiles; mais
+plutôt priez Dieu pour nous, et assurez-vous
+que je ne crains pas la mort.
+</p>
+
+<p>
+Il leur serrait la main, et de Thou les
+embrassait. Après quoi ces gentilshommes
+sortirent les yeux humides de larmes et
+se couvrant le visage de leurs manteaux.
+</p>
+
+<p>
+—Les cruels! dit l’abbé Quillet, pour
+trouver des armes contre eux, il leur a
+fallu fouiller dans l’arsenal des tyrans.
+Pourquoi me laisser entrer en ce moment?...
+</p>
+
+<p>
+—Comme confesseur, monsieur, dit
+à voix basse un commissaire; car, depuis
+deux mois, aucun étranger n’a eu
+permission d’entrer ici...
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_372' name='Page_372'>[372]</a></span>
+Dès que les grandes portes furent
+refermées et les portières abaissées:
+</p>
+
+<p>
+—Sur la terrasse, au nom du ciel!
+s’écria encore Grandchamp. Et il y entraîna
+son maître et de Thou. Le vieux
+gouverneur les suivit en boitant.
+</p>
+
+<p>
+—Que nous veux-tu dans un moment
+semblable? dit Cinq-Mars avec une gravité
+pleine d’indulgence.
+</p>
+
+<p>
+—Regardez les chaînes de la ville,
+dit le fidèle domestique.
+</p>
+
+<p>
+Le soleil naissant colorait le ciel depuis
+un instant à peine. Il paraissait à l’horizon
+une ligne éclatante et jaune, sur
+laquelle les montagnes découpaient durement
+leurs formes d’un bleu foncé;
+les vagues de la Saône et les chaînes
+de la ville, tendues d’un bord à l’autre,
+étaient encore voilées par une légère
+vapeur qui s’élevait aussi de Lyon et
+dérobait à l’œil le toit des maisons. Les
+premiers jets de la lumière matinale ne
+coloraient encore que les points les plus
+élevés du magnifique paysage. Dans la
+cité, les clochers de l’hôtel de ville et de
+Saint-Nizier, sur les collines environnantes,
+<span class='pagenum'><a id='Page_373' name='Page_373'>[373]</a></span>
+les monastères des Carmes et de
+Sainte-Marie, et la forteresse entière de
+Pierre-Encise, étaient dorés de tous les
+feux de l’aurore. On entendait le bruit
+des carillons joyeux des villages. Les
+murs seuls de la prison étaient silencieux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, dit Cinq-Mars, que nous
+faut-il voir? est-ce la beauté des plaines
+ou la richesse des villes? est-ce la paix
+de ces villages? Ah! mes amis, il y a
+partout là des passions et des douleurs
+comme celles qui nous ont amenés ici!
+</p>
+
+<p>
+Le vieil abbé et Grandchamp se penchèrent
+sur le parapet de la terrasse
+pour regarder du côté de la rivière.
+</p>
+
+<p>
+—Le brouillard est trop épais: on ne
+voit rien encore, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Que notre dernier soleil est lent à
+paraître! disait de Thou.
+</p>
+
+<p>
+—N’apercevez-vous pas en bas, au
+pied des rochers, sur l’autre rive, une
+petite maison blanche entre la porte
+d’Halincourt et le boulevard Saint-Jean?
+dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_374' name='Page_374'>[374]</a></span>
+—Je ne vois rien, répondit Cinq-Mars,
+qu’un amas de murailles grisâtres.
+</p>
+
+<p>
+—Ce maudit brouillard est épais!
+reprenait Grandchamp toujours penché
+en avant, comme un marin qui s’appuie
+sur la dernière planche d’une jetée pour
+apercevoir une voile à l’horizon.
+</p>
+
+<p>
+—Chut! dit l’abbé, on parle près de
+nous.
+</p>
+
+<p>
+En effet, un murmure confus, sourd
+et inexplicable, se faisait entendre dans
+une petite tourelle adossée à la plate-forme
+de la terrasse. Comme elle n’était
+guère plus grande qu’un colombier,
+les prisonniers l’avaient à peine
+remarquée jusque-là.
+</p>
+
+<p>
+—Vient-on déjà nous chercher? dit
+Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+—Bah! bah! répondit Grandchamp,
+ne vous occupez pas de cela; c’est la
+tour des oubliettes. Il y a deux mois
+que je rôde autour du fort, et j’ai vu
+tomber du monde de là dans l’eau, au
+moins une fois par semaine. Pensons à
+notre affaire: je vois une lumière à la
+fenêtre là-bas.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_375' name='Page_375'>[375]</a></span>
+Une invincible curiosité entraîna cependant
+les deux prisonniers à jeter un
+regard sur la tourelle, malgré l’horreur
+de leur situation. Elle s’avançait, en
+effet, en dehors du rocher à pic et au-dessus
+d’un gouffre rempli d’une eau
+verte bouillonnante, sorte de source inutile,
+qu’un bras égaré de la Saône formait
+entre les rocs à une profondeur effrayante.
+On y voyait tourner rapidement la roue
+d’un moulin abandonné depuis longtemps.
+On entendit trois fois un
+craquement semblable à celui d’un
+pont-levis qui s’abaisserait et se relèverait
+tout à coup comme par ressort en
+frappant contre la pierre des murs: et
+trois fois on vit quelque chose de noir
+tomber dans l’eau et la faire rejaillir en
+écume à une grande hauteur.
+</p>
+
+<p>
+—Miséricorde! seraient-ce des hommes?
+s’écria l’abbé en se signant.
+</p>
+
+<p>
+—J’ai cru voir des robes brunes qui
+tourbillonnaient en l’air, dit Grandchamp;
+ce sont des amis du Cardinal.
+</p>
+
+<p>
+Un cri terrible partit de la tour avec
+un jurement impie.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_376' name='Page_376'>[376]</a></span>
+La lourde trappe gémit une quatrième
+fois. L’eau verte reçut avec bruit un fardeau
+qui fit crier l’énorme roue du moulin,
+un de ses larges rayons fut brisé et
+un homme embarrassé dans les poutres
+vermoulues parut hors de l’écume, qu’il
+colorait d’un sang noir, tourna deux fois
+en criant, et s’engloutit. C’était Laubardemont.
+</p>
+
+<p>
+Pénétré d’une profonde horreur, Cinq-Mars
+recula.
+</p>
+
+<p>
+—Il y a une Providence, dit Grandchamp:
+Urbain Grandier l’avait ajourné
+à trois ans. Allons, allons, le temps est
+précieux; messieurs, ne restez pas là
+immobiles. Que ce soit lui ou non, je
+n’en serais pas étonné, car ces coquins-là
+se mangent eux-mêmes comme les
+rats. Mais tâchons de leur enlever leur
+meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le
+signal! nous sommes sauvés; tout est
+prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur
+l’abbé. Voilà le mouchoir blanc à la
+fenêtre; nos amis sont préparés.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé saisit aussitôt la main de chacun
+des deux amis, et les entraîna du côté
+<span class='pagenum'><a id='Page_377' name='Page_377'>[377]</a></span>
+de la terrasse où ils avaient d’abord attaché
+leurs regards.
+</p>
+
+<p>
+—Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il:
+apprenez qu’aucun des conjurés n’a
+voulu de la retraite que vous leur assuriez;
+ils sont tous accourus à Lyon, travestis
+en grand nombre; ils ont versé
+dans la ville assez d’or pour n’être pas
+trahis; ils veulent tenter un coup de
+main pour vous délivrer. Le moment
+choisi est celui où l’on vous conduira au
+supplice; le signal sera votre chapeau
+que vous mettrez sur votre tête quand il
+faudra commencer.
+</p>
+
+<p>
+Le bon abbé, moitié pleurant, moitié
+souriant par espoir, raconta que, lors de
+l’arrestation de son élève, il était accouru
+à Paris; qu’un tel secret enveloppait
+toutes les actions du Cardinal, que personne
+n’y savait le lieu de la détention
+du Grand-Ecuyer; beaucoup le disaient
+exilé; et, lorsque l’on avait su l’accommodement
+de <span class='smcap'>Monsieur</span> et du duc de
+Bouillon avec le Roi, on n’avait plus
+douté que la vie des autres ne fût
+assurée, et l’on avait cessé de parler de
+<span class='pagenum'><a id='Page_378' name='Page_378'>[378]</a></span>
+cette affaire, qui compromettait peu de
+personnes, n’ayant pas eu d’exécution.
+On s’était même en quelque sorte réjoui
+dans Paris de voir la ville de Sedan et
+son territoire ajoutés au royaume, en
+échange des lettres d’<i>abolition</i> accordées
+à M. de Bouillon reconnu innocent,
+comme <span class='smcap'>Monsieur</span>; que le résultat de tous
+les arrangements avait fait admirer
+l’habileté du Cardinal et sa clémence
+envers les conspirateurs, qui, disait-on,
+avaient voulu sa mort. On faisait même
+courir le bruit qu’il avait fait évader
+Cinq-Mars et de Thou, s’occupant généreusement
+de leur retraite en pays étranger,
+après les avoir fait arrêter courageusement
+au milieu du camp de
+Perpignan.
+</p>
+
+<p>
+A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne
+put s’empêcher d’oublier sa résignation;
+et, serrant la main de son ami:
+</p>
+
+<p>
+—<i>Arrêter!</i> s’écria-t-il; faut-il renoncer
+même à l’honneur de nous être livrés
+volontairement? Faut-il tout sacrifier,
+jusqu’à l’opinion de la postérité?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_379' name='Page_379'>[379]</a></span>
+—C’était encore là une vanité, reprit
+de Thou en mettant le doigt sur sa
+bouche; mais chut! écoutons l’abbé
+jusqu’au bout.
+</p>
+
+<p>
+Le gouverneur, ne doutant pas que le
+calme des deux jeunes gens ne vînt de
+la joie qu’ils ressentaient de leur fuite
+assurée, et voyant que le soleil avait à
+peine encore dissipé les vapeurs du
+matin, se livra sans contrainte à ce
+plaisir involontaire qu’éprouvent les
+vieillards en racontant des événements
+nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger.
+Il leur dit toutes ses peines infructueuses
+pour découvrir la retraite de son
+élève, ignorée de la cour et de la ville,
+où l’on n’osait pas même prononcer son
+nom dans les asiles les plus secrets. Il
+n’avait appris l’emprisonnement à Pierre-Encise
+que par la Reine elle-même, qui
+avait daigné le faire venir et le charger
+d’en avertir la maréchale d’Effiat et
+tous les conjurés, afin qu’ils tentassent
+un effort désespéré pour délivrer leur
+jeune chef. Anne d’Autriche avait même
+osé envoyer beaucoup de gentilshommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_380' name='Page_380'>[380]</a></span>
+d’Auvergne et de la Touraine à Lyon
+pour aider à ce dernier coup.
+</p>
+
+<p>
+—La bonne Reine! dit-il, elle pleurait
+beaucoup lorsque je la vis, et disait
+qu’elle donnerait tout ce qu’elle possède
+pour vous sauver; elle se faisait beaucoup
+de reproches d’une lettre, je ne sais
+quelle lettre. Elle parlait du salut de la
+France, mais ne s’expliquait pas. Elle
+me dit qu’elle vous admirait et vous
+conjurait de vous sauver, ne fût-ce que
+par pitié pour elle, à qui vous laisseriez
+des remords éternels.
+</p>
+
+<p>
+—N’a-t-elle rien dit de plus? interrompit
+de Thou, qui soutenait Cinq-Mars
+pâlissant.
+</p>
+
+<p>
+—Rien de plus, dit le vieillard.
+</p>
+
+<p>
+—Et personne ne vous a parlé de
+moi? répondit le Grand-Écuyer.
+</p>
+
+<p>
+—Personne, dit l’abbé.
+</p>
+
+<p>
+—Encore, si elle m’eût écrit! dit
+Henri à demi-voix.
+</p>
+
+<p>
+—Souvenez-vous donc, mon père,
+que vous êtes envoyé ici comme confesseur,
+reprit de Thou.
+</p>
+
+<p>
+Cependant le vieux Grandchamp, aux
+<span class='pagenum'><a id='Page_381' name='Page_381'>[381]</a></span>
+genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses
+habits de l’autre côté de la terrasse, lui
+criait d’une voix entrecoupée:
+</p>
+
+<p>
+—Monseigneur... mon maître... mon
+bon maître... les voyez-vous? les voilà...
+ce sont eux, ce sont elles... elles toutes...
+</p>
+
+<p>
+—Eh! qui donc, mon vieil ami? disait
+son maître.
+</p>
+
+<p>
+—Qui? grand Dieu! Regardez cette
+fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas?
+Votre mère, vos sœurs, votre frère.
+</p>
+
+<p>
+En effet, le jour entièrement venu lui
+fit voir dans l’éloignement des femmes
+qui agitaient des mouchoirs blancs:
+l’une d’elles, vêtue de noir, étendait ses
+bras vers la prison, se retirait de la
+fenêtre comme pour reprendre des forces,
+puis, soutenue par les autres, reparaissait
+et ouvrait les bras, ou posait sa
+main sur son cœur.
+</p>
+
+<p>
+Cinq-Mars reconnut sa mère et sa
+famille, et ses forces le quittèrent un
+moment. Il pencha la tête sur le sein de
+son ami, et pleura.
+</p>
+
+<p>
+—Combien de fois me faudra-t-il donc
+mourir? dit-il.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_382' name='Page_382'>[382]</a></span>
+Puis, répondant du haut de la tour par
+un geste de sa main à ceux de sa famille:
+</p>
+
+<p>
+—Descendons vite, mon père, répondit-il
+au vieil abbé; vous allez me dire
+au tribunal de la pénitence, et devant
+Dieu, si le reste de ma vie vaut encore
+que je fasse verser du sang pour la
+conquérir.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut alors que Cinq-Mars dit à Dieu
+ce que lui seul et Marie de Mantoue ont
+connu de leurs secrètes et malheureuses
+amours. «Il remit à son confesseur, dit
+le P. Daniel, un portrait d’une grande
+dame tout entouré de diamants, lesquels
+durent être vendus, pour l’argent être
+employé en œuvres pieuses.»
+</p>
+
+<p>
+Pour M. de Thou, après s’être aussi
+confessé, il écrivit une lettre<a name='FA_34' id='FA_34' href='#FN_34' class='fnanchor'>[34]</a>. «Après
+quoi (selon le récit de son confesseur)
+il me dit: «<i>Voilà la dernière pensée que
+je veux avoir pour ce monde: partons
+en paradis.</i>» Et, se promenant dans la
+<span class='pagenum'><a id='Page_383' name='Page_383'>[383]</a></span>
+chambre à grands pas, il récitoit à haute
+voix le psaume <i lang="la" xml:lang="la">Miserere mei, Deus</i>, etc.,
+avec une ardeur d’esprit incroyable, et
+des tressaillements de tout son corps si
+violents qu’on eust dit qu’il ne touchoit
+pas la terre et qu’il alloit sortir de luy-mesme.
+Les gardes étoient muets à ce
+spectacle, qui les faisoit tous frémir de
+respect et d’horreur.»
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Cependant tout était calme le 12 du
+même mois de septembre 1642 dans la
+ville de Lyon, lorsque, au grand étonnement
+de ses habitants, on vit arriver dès
+le point du jour, par toutes ses portes,
+des troupes d’infanterie et de cavalerie
+que l’on savait campées et cantonnées
+fort loin de là. Les Gardes françaises et
+suisses, les régiments de Pompadour,
+les Gens d’armes de Maurevert et les Carabins
+de La Roque, tous défilèrent en
+silence; la cavalerie, portant le mousquet
+appuyé sur le pommeau de la selle,
+vint se ranger autour du château de
+Pierre-Encise; l’infanterie forma la haie
+<span class='pagenum'><a id='Page_384' name='Page_384'>[384]</a></span>
+sur les bords de la Saône, depuis la porte
+du fort jusqu’à la place des Terreaux.
+C’était le lieu ordinaire des exécutions.
+</p>
+
+<p>
+Quatre compagnies des bourgeois de
+Lyon, que l’on appelle <i>Pennonnage</i>, faisant
+environ onze ou douze cents hommes,
+«furent rangées, dit le journal de
+Montrésor, au milieu de la place des
+Terreaux, en sorte qu’elles enfermoient
+un espace d’environ quatre-vingts pas
+de chaque côté, dans lequel on ne laissoit
+entrer personne, sinon ceux qui
+étoient nécessaires.
+</p>
+
+<p>
+«Au milieu de cet espace fut dressé
+un échafaud de sept pieds de haut et
+environ neuf pieds en quarré, au milieu
+duquel, un peu plus sur le devant, s’élevoit
+un poteau de la hauteur de trois
+pieds ou environ, devant lequel on coucha
+un bloc de la hauteur d’un demi-pied,
+si que la principale façade ou le
+devant de l’échafaud regardoit vers la
+boucherie des Terreaux, du côté de la
+Saône; contre lequel échafaud on dressa
+une petite échelle de huit échelons du
+côté des Dames de Saint-Pierre.»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_385' name='Page_385'>[385]</a></span>
+Rien n’avait transpiré dans la ville
+sur le nom des prisonniers, les murs
+inaccessibles de la forteresse ne laissaient
+rien sortir ni rien pénétrer que dans la
+nuit, et les cachots profonds avaient
+quelquefois renfermé le père et le fils
+durant des années entières, à quatre
+pieds l’un de l’autre, sans qu’ils s’en
+doutassent. La surprise fut extrême à
+cet appareil éclatant, et la foule accourut,
+ne sachant s’il s’agissait d’une fête
+ou d’un supplice.
+</p>
+
+<p>
+Ce même secret qu’avaient gardé les
+agents du ministre avait été aussi soigneusement
+caché par les conjurés, car
+leur tête en répondait.
+</p>
+
+<p>
+Montrésor, Fontrailles, le baron de
+Beauvau, Olivier d’Entraigues, Gondi,
+le comte du Lude et l’avocat Fournier,
+déguisés en soldats, en ouvriers et en
+baladins, armés de poignards sous leurs
+habits, avaient jeté et partagé dans la
+foule plus de cinq cents gentilshommes
+et domestiques déguisés comme eux;
+des chevaux étaient préparés sur la
+route d’Italie, et des barques sur le
+<span class='pagenum'><a id='Page_386' name='Page_386'>[386]</a></span>
+Rhône avaient été payées d’avance. Le
+jeune marquis d’Effiat, frère aîné de
+Cinq-Mars, habillé en chartreux, parcourait
+la foule, allait et venait sans cesse de
+la place des Terreaux à la petite maison
+où sa mère et sa sœur étaient enfermées
+avec la présidente de Pontac, sœur
+du malheureux de Thou. Il les rassurait,
+leur donnait un peu d’espérance, et revenait
+trouver les conjurés et s’assurer
+que chacun d’eux était disposé à l’action.
+</p>
+
+<p>
+Chaque soldat formant la haie avait à
+ses côtés un homme prêt à le poignarder.
+</p>
+
+<p>
+La foule innombrable entassée derrière
+la ligne des gardes les poussait en avant,
+débordait leur alignement, et leur faisait
+perdre du terrain. Ambrosio, domestique
+espagnol, qu’avait conservé Cinq-Mars,
+s’était chargé du capitaine des
+piquiers, et déguisé en musicien catalan,
+avait entamé une dispute avec lui, feignant
+de ne pas vouloir cesser de jouer
+de la vielle. Chacun était à son poste.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé de Gondi, Olivier d’Entraigues
+<span class='pagenum'><a id='Page_387' name='Page_387'>[387]</a></span>
+et le marquis d’Effiat étaient au milieu
+d’un groupe de poissardes et d’écaillères
+qui se disputaient et jetaient de grands
+cris. Elles disaient des injures à l’une
+d’elles, plus jeune et plus timide que ses
+mâles compagnes. Le frère de Cinq-Mars
+approcha pour écouter leur querelle.
+</p>
+
+<p>
+—Eh! pourquoi, disait-elle aux autres,
+voulez-vous que Jean Le Roux, qui est
+un honnête homme, aille couper la tête
+à deux chrétiens, parce qu’il est boucher
+de son état? Tant que je serai sa femme,
+je ne le souffrirai pas, j’aimerais mieux...
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien! tu as tort, répondaient ses
+compagnes; qu’est-ce que cela te fait
+que la viande qu’il coupe se mange ou
+ne se mange pas? Il n’en est pas moins
+vrai que tu aurais cent écus pour faire
+habiller tes trois enfants à neuf. T’es
+trop heureuse d’être <i>l’épouse</i> d’un boucher.
+Profite donc, ma mignonne, de ce
+que Dieu t’envoie par la grâce de Son
+Éminence.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi tranquille, reprenait
+la première, je ne veux pas accepter.
+<span class='pagenum'><a id='Page_388' name='Page_388'>[388]</a></span>
+J’ai vu ces beaux jeunes gens à la fenêtre,
+ils ont l’air doux comme des agneaux.
+</p>
+
+<p>
+—Eh bien, est-ce qu’on ne tue pas
+tes agneaux et tes veaux? reprenait la
+femme Le Bon. Qu’il arrive donc du
+bonheur à une petite femme comme ça!
+Quelle pitié! quand c’est de la part du
+révérend capucin, encore!
+</p>
+
+<p>
+—Que la gaieté du peuple est horrible!
+s’écria Olivier d’Entraigues étourdiment.
+</p>
+
+<p>
+Toutes ces femmes l’entendirent et
+commencèrent à murmurer contre lui.
+</p>
+
+<p>
+—<i>Du peuple!</i> disaient-elles; et d’où
+est donc ce petit maçon avec ce plâtre
+sur ses habits?
+</p>
+
+<p>
+—Ah! interrompit une autre, tu ne
+vois pas que c’est quelque gentilhomme
+déguisé? Regarde ses mains blanches:
+ça n’a jamais travaillé.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, c’est quelque petit conspirateur
+dameret; j’ai bien envie d’aller
+chercher M. le Chevalier du Guet pour
+le faire arrêter.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé Gondi sentit tout le danger de
+cette situation, et, se jetant d’un air de
+<span class='pagenum'><a id='Page_389' name='Page_389'>[389]</a></span>
+colère sur Olivier, avec toutes les manières
+d’un menuisier dont il avait pris
+le costume et le tablier, il s’écria en le
+saisissant au collet:
+</p>
+
+<p>
+—Vous avez raison: c’est un petit
+drôle qui ne travaille jamais. Depuis deux
+ans que mon père l’a mis en apprentissage,
+il n’a fait que peigner ses cheveux
+blonds pour plaire aux petites filles. Allons,
+rentre à la maison!
+</p>
+
+<p>
+Et, lui donnant des coups de latte, il
+lui fit percer la foule et revint se placer
+sur un autre point de la haie. Après
+avoir tancé le page étourdi il lui demanda
+la lettre qu’il disait avoir à remettre
+à M. de Cinq-Mars quand il serait
+évadé. Olivier l’avait depuis deux mois
+dans sa poche, et la lui donna.
+</p>
+
+<p>
+—C’est d’un prisonnier à un autre,
+dit-il; car le chevalier de Jars, en sortant
+de la Bastille, me l’a envoyée de
+la part d’un de ses compagnons de captivité.
+</p>
+
+<p>
+—Ma foi, dit Gondi, il peut y avoir
+quelque secret important pour notre ami;
+<span class='pagenum'><a id='Page_390' name='Page_390'>[390]</a></span>
+je la décachette, vous auriez dû y penser
+plus tôt.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! bah! c’est du vieux Bassompierre.
+Lisons.
+</p>
+
+<p class="sep2 i6">
+«<span class='smcap'>Mon cher enfant</span>,
+</p>
+
+<p>
+«J’apprends du fond de la Bastille,
+où je suis encore, que vous voulez conspirer
+contre ce tyran de Richelieu, qui
+ne cesse d’humilier notre bonne vieille
+Noblesse et les Parlements, et de saper
+dans ses fondements l’édifice sur lequel
+reposait l’Etat. J’apprends que les Nobles
+sont mis à la taille, et condamnés par
+de petits juges contre les privilèges de
+leur condition, forcés à l’arrière-ban
+contre les pratiques anciennes...»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le vieux radoteur! interrompit
+le page en riant aux éclats.
+</p>
+
+<p>
+—Pas si sot que vous croyez; seulement
+il est un peu reculé pour notre
+affaire.
+</p>
+
+<p>
+«Je ne puis qu’approuver ce généreux
+projet, et je vous prie de me bailler
+advis de tout...»
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_391' name='Page_391'>[391]</a></span>
+—Ah! le vieux langage du dernier
+règne! dit Olivier; il ne savait pas écrire:
+<i>me faire expert de toutes choses</i>, comme
+on dit à présent.
+</p>
+
+<p>
+—Laissez-moi lire, pour Dieu, dit
+l’abbé; dans cent ans on se moquera
+ainsi de nos phrases.
+</p>
+
+<p>
+Il poursuivit:
+</p>
+
+<p>
+«Je puis bien vous conseiller nonobstant
+mon grand âge, en vous racontant
+ce qui m’advint en 1560.»
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ma foi, je n’ai pas le temps
+de m’ennuyer à lire tout. Voyons la fin.
+</p>
+
+<p>
+«Quand je me rappelle mon dîner
+chez madame la maréchale d’Effiat, votre
+mère, et que je me demande ce que sont
+devenus tous les convives, je m’afflige
+véritablement. Mon pauvre Puy-Laurens
+est mort à Vincennes, de chagrin d’être
+oublié par <span class='smcap'>Monsieur</span> dans cette prison;
+de Launay tué en duel, et j’en suis marri;
+car, malgré que je fusse mal satisfait
+de mon arrestation, il y mit de la courtoisie,
+et je l’ai toujours tenu pour un
+galant homme. Pour moi, me voilà sous
+clef jusqu’à la fin de la vie de M. le
+<span class='pagenum'><a id='Page_392' name='Page_392'>[392]</a></span>
+Cardinal; aussi, mon enfant nous étions
+treize à table: il ne faut pas se moquer
+des vieilles croyances. Remerciez Dieu
+de ce que vous êtes le seul auquel il ne
+soit pas arrivé malencontre...»
+</p>
+
+<p>
+—Encore un à-propos! dit Olivier en
+riant de tout son cœur; et, cette fois,
+l’abbé de Gondi ne put tenir son sérieux
+malgré ses efforts.
+</p>
+
+<p>
+Ils déchirèrent la lettre inutile, pour ne
+pas prolonger encore la détention du
+pauvre maréchal si elle était trouvée,
+et se rapprochèrent de la place des Terreaux
+et de la haie des gardes qu’ils
+devaient attaquer lorsque le signal du
+chapeau serait donné par le jeune prisonnier.
+</p>
+
+<p>
+Ils virent avec satisfaction tous leurs
+amis à leur poste, et prêts à jouer des
+couteaux, selon leur propre expression.
+Le peuple, en se pressant autour d’eux,
+les favorisait sans le vouloir. Il survint
+près de l’abbé une troupe de jeunes
+demoiselles vêtues de blanc et voilées;
+elles allaient à l’église pour communier,
+et les religieuses qui les conduisaient,
+<span class='pagenum'><a id='Page_393' name='Page_393'>[393]</a></span>
+croyant comme tout le peuple que ce
+cortège était destiné à rendre les honneurs
+à quelque grand personnage, leur
+permirent de monter sur de larges
+pierres de taille accumulées derrière les
+soldats. Là elles se groupèrent avec la
+grâce de cet âge, comme vingt belles
+statues sur un seul piédestal. On
+eût dit ces vestales que l’antiquité conviait
+aux sanglants spectacles des gladiateurs.
+Elles se parlaient à l’oreille
+en regardant autour d’elles, riaient et
+rougissaient ensemble, comme font les
+enfants.
+</p>
+
+<p>
+L’abbé de Gondi vit avec humeur
+qu’Olivier allait encore oublier son rôle
+de conspirateur et son costume de maçon
+pour leur lancer des œillades et prendre
+un maintien trop élégant et des gestes
+trop civilisés pour l’état qu’on devait lui
+supposer: il commençait déjà à s’approcher
+d’elles en bouclant ses cheveux avec
+ses doigts, lorsque Fontrailles et Montrésor
+survinrent par bonheur sous un habit
+de soldats suisses; un groupe de gentilshommes,
+déguisés en mariniers, les
+<span class='pagenum'><a id='Page_394' name='Page_394'>[394]</a></span>
+suivait avec des bâtons ferrés à la main;
+ils avaient sur le visage une pâleur qui
+n’annonçait rien de bon. On entendit
+une marche sonnée par des trompettes.
+</p>
+
+<p>
+—Restons ici, dit l’un d’eux à sa
+suite; c’est ici.
+</p>
+
+<p>
+L’air sombre et le silence de ces spectateurs
+contrastaient singulièrement avec
+les regards enjoués et curieux des jeunes
+filles et leurs propos enfantins.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! le beau cortège! criaient-elles:
+voilà au moins cinq cents hommes avec
+des cuirasses et des habits rouges, sur
+de beaux chevaux; ils ont des plumes
+jaunes sur leurs grands chapeaux.—Ce
+sont des étrangers, des Catalans, dit
+un garde-française.—Qui conduisent-ils
+donc?—Ah! voici un beau carrosse
+doré! mais il n’y a personne dedans.
+</p>
+
+<p>
+—Ah! je vois trois hommes à pied:
+où vont-ils?
+</p>
+
+<p>
+—A la mort! dit Fontrailles d’une voix
+sinistre qui fit taire toutes les voix. On
+n’entendit plus que les pas lents des
+chevaux qui s’arrêtèrent tout à coup par
+<span class='pagenum'><a id='Page_395' name='Page_395'>[395]</a></span>
+un de ces retards qui arrivent dans la
+marche de tout cortège. On vit alors un
+douloureux et singulier spectacle. Un
+vieillard à la tête tonsurée marchait
+avec peine en sanglotant, soutenu par
+deux jeunes gens d’une figure intéressante
+et charmante, qui se donnaient
+une main derrière ses épaules voûtées,
+tandis que de l’autre chacun d’eux tenait
+l’un de ses bras. Celui qui marchait à
+sa gauche était vêtu de noir; il était
+grave et baissait les yeux. L’autre beaucoup
+plus jeune, était revêtu d’une parure
+éclatante<a name='FA_35' id='FA_35' href='#FN_35' class='fnanchor'>[35]</a>: un pourpoint de drap
+de Hollande, couvert de larges dentelles
+d’or et portant des manches bouffantes
+et brodées, le couvrait du cou à la ceinture,
+habillement assez semblable au
+corset des femmes; le reste de ses vêtements
+en velours noir brodé de palmes
+d’argent, des bottines grisâtres à talons
+rouges, où s’attachaient des éperons
+d’or; un manteau d’écarlate chargé de
+<span class='pagenum'><a id='Page_396' name='Page_396'>[396]</a></span>
+boutons d’or, tout rehaussait la grâce de
+sa taille élégante et souple. Il saluait
+à droite et à gauche de la haie avec un
+sourire mélancolique.
+</p>
+
+<p>
+Un vieux domestique, avec des moustaches
+et une barbe blanches, suivait, le
+front baissé, tenant en main deux chevaux
+de bataille caparaçonnés.
+</p>
+
+<p>
+Les jeunes demoiselles se taisaient;
+mais elles ne purent retenir leurs sanglots
+en les voyant.
+</p>
+
+<p>
+—C’est donc ce pauvre vieillard qu’on
+mène à la mort? s’écrièrent-elles; ses
+enfants le soutiennent.
+</p>
+
+<p>
+—A genoux! mesdames, dit une religieuse,
+et priez pour lui.
+</p>
+
+<p>
+—A genoux! cria Gondi, et prions
+que Dieu les sauve.
+</p>
+
+<p>
+Tous les conjurés répétèrent:—A
+genoux! à genoux! et donnèrent l’exemple
+au peuple qui les imita en silence.
+</p>
+
+<p>
+—Nous pouvons mieux voir ses mouvements
+à présent, dit tout bas Gondi à
+Montrésor: levez-vous; que fait-il?
+</p>
+
+<p>
+—Il est arrêté et parle de notre côté
+<span class='pagenum'><a id='Page_397' name='Page_397'>[397]</a></span>
+en nous saluant; je crois qu’il nous
+reconnaît.
+</p>
+
+<p>
+Toutes les maisons, les fenêtres, les
+murailles, les toits, les échafauds dressés,
+tout ce qui avait vue sur la place
+était chargé de personnes de toute condition
+et de tout âge.
+</p>
+
+<p>
+Le silence le plus profond régnait sur
+la foule immense; on eût entendu les
+ailes du moucheron des fleuves, le
+souffle du moindre vent, le passage des
+grains de poussière qu’il soulève; mais
+l’air était calme, le soleil brillant, le
+ciel bleu. Tout le peuple écoutait. On
+était proche de la place des Terreaux;
+on entendit des coups de marteau sur
+les planches, puis la voix de Cinq-Mars.
+</p>
+
+<p>
+Un jeune chartreux avança sa tête
+pâle entre deux gardes; tous les conjurés
+se levèrent au-dessus du peuple à
+genoux, chacun d’eux portant la main
+à sa ceinture ou dans son sein et serrant
+de près le soldat qu’il devait poignarder.
+</p>
+
+<p>
+—Que fait-il? dit le chartreux; a-t-il
+son chapeau sur la tête?
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_398' name='Page_398'>[398]</a></span>
+—Il jette son chapeau à terre loin
+de lui, dit paisiblement l’arquebusier
+qu’il interrogeait.
+</p>
+
+<h2 id="chap_26">
+CHAPITRE XXVI
+</h2>
+
+<p class="h2b">
+LA FÊTE
+</p>
+
+<div class="right">
+<div class="h2txt">
+<p class="bot25">
+Mon Dieu! qu’est-ce que ce monde?
+</p>
+
+<p class="sig">
+(<i>Dernières paroles de M. de Cinq-Mars.</i>)
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Le jour même du cortège sinistre de
+Lyon, et durant les scènes que nous venons
+de voir, une fête magnifique se
+donnait à Paris, avec tout le luxe et le
+mauvais goût du temps. Le puissant
+Cardinal avait voulu remplir à la fois
+de ses pompes les deux premières villes
+de France.
+</p>
+
+<p>
+Sous le nom d’ouverture du Palais-Cardinal,
+on annonça cette fête donnée
+au Roi et à toute la cour. Maître de
+<span class='pagenum'><a id='Page_399' name='Page_399'>[399]</a></span>
+l’empire par la force, il voulut encore
+l’être des esprits par la séduction, et, las
+de dominer, il espéra plaire. La tragédie
+de <i>Mirame</i> allait être représentée dans
+une salle construite exprès pour ce grand
+jour: ce qui éleva les frais de cette
+soirée, dit Pélisson, à trois cent mille
+écus.
+</p>
+
+<p>
+La garde entière du premier ministre<a name='FA_36' id='FA_36' href='#FN_36' class='fnanchor'>[36]</a>
+était sous les armes; ses quatre compagnies
+de Mousquetaires et de Gens
+d’armes étaient rangées en haie sur les
+vastes escaliers et à l’entrée des longues
+galeries du Palais-Cardinal<a name='FA_37' id='FA_37' href='#FN_37' class='fnanchor'>[37]</a>. Ce brillant
+<span class='pagenum'><a id='Page_400' name='Page_400'>[400]</a></span>
+<i>Pandemonium</i>, où les péchés mortels
+ont un temple à chaque étage, n’appartint
+ce jour-là qu’à l’orgueil, qui l’occupait
+de haut en bas. Sur chaque marche
+était posté l’un des arquebusiers de la
+garde du Cardinal, tenant une torche à
+la main et une longue carabine dans
+l’autre; la foule de ses gentilshommes
+circulait entre ces candélabres vivants,
+tandis que dans le grand jardin, entouré
+d’épais marronniers, remplacés aujourd’hui
+par les arcades, deux compagnies
+de Chevau-légers à cheval, le mousquet
+au poing, se tenaient prêtes au premier
+ordre et à la première crainte de leur
+maître.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, porté et suivi par ses
+trente-huit pages, vint se placer dans
+sa loge tendue de pourpre, en face de
+celle où le Roi était couché à demi derrière
+des rideaux verts qui le préservaient
+de l’éclat des flambeaux. Toute
+la cour était entassée dans les loges, et
+se leva lorsqu’il parut; la musique
+commença une ouverture brillante, et
+l’on ouvrit le parterre à tous les hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_401' name='Page_401'>[401]</a></span>
+de la ville et de l’armée qui se présentèrent.
+Trois flots impétueux de spectateurs
+s’y précipitèrent et le remplirent
+en un instant; ils étaient debout et tellement
+pressés, que le mouvement d’un
+bras suffisait pour causer sur toute la
+foule le balancement d’un champ de
+blé. On vit tel homme dont la tête décrivait
+ainsi un cercle assez étendu,
+comme celle d’un compas, sans que ses
+pieds eussent quitté le point où ils
+étaient fixés, et on emporta quelques
+jeunes gens évanouis. Le ministre, contre
+sa coutume, avança sa tête décharnée
+hors de sa tribune, et salua l’assemblée
+d’un air qui voulait être gracieux. Cette
+grimace n’obtint de réponse qu’aux
+loges, le parterre fut silencieux. Richelieu
+avait voulu montrer qu’il ne craignait
+pas le jugement public pour son
+ouvrage et avait permis que l’on introduisît
+sans choix tous ceux qui se présenteraient.
+Il commençait à s’en repentir,
+mais trop tard. En effet, cette
+impartiale assemblée fut aussi froide que
+la <i>tragédie-pastorale</i> l’était elle-même;
+<span class='pagenum'><a id='Page_402' name='Page_402'>[402]</a></span>
+en vain les <i>bergères</i> du théâtre, couvertes
+de pierreries, exhaussées sur des
+talons rouges, portant du bout des
+doigts des houlettes ornées de rubans
+et suspendant des guirlandes de fleurs
+sur leurs robes que soulevaient les <i>vertugadins</i>,
+se mouraient d’amour en
+longues tirades de deux cents vers langoureux;
+en vain des <i>amants parfaits</i>
+(car c’était le beau idéal de l’époque) se
+laissaient dépérir de faim dans un antre
+solitaire, et déploraient leur mort avec
+emphase, en attachant à leurs cheveux
+des rubans de la couleur favorite de
+leur belle; en vain les femmes de la
+cour donnaient des signes de ravissement,
+penchées au bord de leurs loges,
+et tentaient même l’évanouissement le
+plus flatteur: le morne parterre ne
+donnait d’autre signe de vie que le balancement
+perpétuel des têtes noires à
+longs cheveux. Le Cardinal mordait ses
+lèvres et faisait le distrait pendant le
+premier acte et le second; le silence
+avec lequel s’écoulèrent le troisième et
+le quatrième fit une telle blessure à
+<span class='pagenum'><a id='Page_403' name='Page_403'>[403]</a></span>
+son cœur paternel, qu’il se fit soulever
+à demi hors de son balcon, et, dans
+cette immonde et ridicule attitude, faisait
+signe à ses amis de la cour de remarquer
+les plus beaux endroits, et
+donnait le signal des applaudissements;
+on y répondait de quelques loges, mais
+l’impassible parterre était plus silencieux
+que jamais; laissant la scène se
+passer entre le théâtre et les régions
+supérieures, il s’obstinait à demeurer
+neutre. Le maître de l’Europe et de la
+France, jetant alors un regard de feu
+sur ce petit amas d’hommes qui osaient
+ne pas admirer son œuvre, sentit dans
+son cœur le vœu de Néron, et pensa un
+moment combien il serait heureux qu’il
+n’y eût là qu’une tête.
+</p>
+
+<p>
+Tout à coup cette masse noire et immobile
+s’anima, et des salves interminables
+d’applaudissements éclatèrent,
+au grand étonnement des loges, et surtout
+du ministre. Il se pencha, saluant
+avec reconnaissance; mais il s’arrêta en
+remarquant que les battements de mains
+interrompaient les acteurs toutes les
+<span class='pagenum'><a id='Page_404' name='Page_404'>[404]</a></span>
+fois qu’ils voulaient recommencer. Le
+Roi fit ouvrir les rideaux de sa loge fermés,
+jusque-là, pour voir ce qui excitait
+tant d’enthousiasme; toute la cour se
+pencha hors des colonnes: on aperçut
+alors dans la foule des spectateurs assis
+sur le théâtre, un jeune homme humblement
+vêtu, qui venait de se placer
+avec peine; tous les regards se portaient
+sur lui. Il en paraissait fort embarrassé,
+et cherchait à se couvrir de
+son petit manteau noir trop court. <i>Le
+Cid! Le Cid!</i> cria le parterre, ne cessant
+d’applaudir. Corneille, effrayé, se
+sauva dans les coulisses, et tout retomba
+dans le silence.
+</p>
+
+<p>
+Le Cardinal, hors de lui, fit fermer
+les rideaux de sa loge et se fit emporter
+dans ses galeries.
+</p>
+
+<p>
+Ce fut là que s’exécuta une autre
+scène préparée dès longtemps par les
+soins de Joseph, qui avait sur ce point
+endoctriné les gens de sa suite avant de
+quitter Paris. Le cardinal Mazarin, s’écriant
+qu’il était plus prompt de faire
+passer Son Éminence par une longue
+<span class='pagenum'><a id='Page_405' name='Page_405'>[405]</a></span>
+fenêtre vitrée qui ne s’élevait qu’à deux
+pieds de terre et conduisait de sa loge
+aux appartements, la fit ouvrir, et les
+pages y firent passer le fauteuil. Aussitôt
+cent voix s’élevèrent pour dire et proclamer
+l’accomplissement de la grande
+prophétie de Nostradamus. On se disait
+à demi-voix: «Le <i>bonnet rouge</i>, c’est Monseigneur;
+<i>quarante onces</i>, c’est Cinq-Mars;
+<i>tout</i> finira, c’était de Thou: quel
+heureux coup du ciel! Son Éminence
+règne sur l’avenir comme sur le présent».
+</p>
+
+<p>
+Il s’avançait ainsi sur son trône ambulant
+dans de longues et resplendissantes
+galeries, écoutant ce doux
+murmure d’une flatterie nouvelle; mais,
+insensible à ce bruit des voix qui
+divinisaient son génie, il eût donné tous
+leurs propos pour un seul mot, un seul
+geste de ce public immobile et inflexible,
+quand même ce mot eût été un cri de
+haine; car on étouffe les clameurs, mais
+comment se venger du silence? On empêche
+un peuple de frapper, mais qui
+l’empêchera d’attendre? Poursuivi par le
+<span class='pagenum'><a id='Page_406' name='Page_406'>[406]</a></span>
+fantôme importun de l’opinion publique,
+le sombre ministre ne se crut en sûreté
+qu’arrivé au fond de son palais, au
+milieu de sa cour tremblante et flatteuse,
+dont les adorations lui firent
+bientôt oublier que quelques hommes
+avaient osé ne pas l’admirer. Il se fit
+placer comme un roi au milieu de ses
+vastes appartements, et, regardant autour
+de lui, se mit à compter attentivement
+les hommes puissants et soumis
+qui l’entouraient: il les compta et
+s’admira. Les chefs de toutes les grandes
+familles, les princes de l’Église, les présidents
+de tous les parlements, les gouverneurs
+des provinces, les maréchaux et
+les généraux en chef des armées, le
+nonce, les ambassadeurs de tous les
+royaumes, les députés et les sénateurs
+des républiques, étaient immobiles, soumis
+et rangés autour de lui, comme attendant
+ses ordres. Plus un regard qui
+osât soutenir son regard, plus une parole
+qui osât s’élever sans sa volonté, plus
+un projet qu’on osât former dans le
+repli le plus secret du cœur, plus une
+<span class='pagenum'><a id='Page_407' name='Page_407'>[407]</a></span>
+pensée qui ne procédât de la sienne.
+L’Europe muette l’écoutait par représentants.
+De loin en loin il élevait une
+voix impérieuse, et jetait une parole
+satisfaite au milieu de ce cercle pompeux,
+comme un denier dans la foule
+des pauvres. On pouvait alors reconnaître,
+à l’orgueil qui s’allumait dans ses
+regards et à la joie de sa contenance,
+celui des princes sur qui venait de tomber
+une telle faveur; celui-là se trouvait
+même transformé tout à coup en un
+autre homme, et semblait avoir fait un
+pas dans la hiérarchie des pouvoirs,
+tant on entourait d’adorations inespérées
+et de soudaines caresses ce fortuné
+courtisan, dont le Cardinal n’apercevait
+pas même le bonheur obscur. Le frère
+du Roi et le duc de Bouillon étaient debout
+dans la foule, d’où le ministre ne
+daigna pas les tirer; seulement il affecta
+de dire qu’il serait bon de démanteler
+quelques places fortes, parla longuement
+de la nécessité des pavés et des
+quais dans les rues de Paris, et dit en
+deux mots à Turenne qu’on pourrait
+<span class='pagenum'><a id='Page_408' name='Page_408'>[408]</a></span>
+l’envoyer à l’armée d’Italie, près du
+prince Thomas, pour chercher son bâton
+de maréchal.
+</p>
+
+<p>
+Tandis que Richelieu ballottait ainsi
+dans ses mains puissantes les plus
+grandes et les moindres choses de
+l’Europe, au milieu d’une fête bruyante
+dans son magnifique palais, on avertissait
+la Reine au Louvre que l’heure était
+venue de se rendre chez le Cardinal, où
+le Roi l’attendait après la tragédie. La
+sérieuse Anne d’Autriche n’assistait à
+aucun spectacle; mais elle n’avait pu
+refuser la fête du premier ministre. Elle
+était dans son oratoire, prête à partir et
+couverte de perles, sa parure favorite;
+debout près d’une grande glace avec
+Marie de Mantoue, elle se plaisait à terminer
+la toilette de la jeune princesse,
+qui, vêtue d’une longue robe rose, contemplait
+elle-même avec attention, mais
+un peu d’ennui et d’un air boudeur,
+l’ensemble de sa toilette.
+</p>
+
+<p>
+La Reine considérait son propre ouvrage
+dans Marie, et, plus troublée
+qu’elle, songeait avec crainte au moment
+<span class='pagenum'><a id='Page_409' name='Page_409'>[409]</a></span>
+où cesserait cette éphémère tranquillité,
+malgré la profonde connaissance qu’elle
+avait du caractère sensible mais léger
+de Marie. Depuis la conversation de
+Saint-Germain, depuis la lettre fatale,
+elle n’avait pas quitté un seul instant la
+jeune princesse, et avait donné tous ses
+soins à conduire son esprit dans la voie
+qu’elle avait tracée d’avance; car le trait
+le plus prononcé du caractère d’Anne
+d’Autriche était une invincible obstination
+dans ses calculs, auxquels elle eût voulu
+soumettre tous les événements et toutes
+les passions avec une exactitude géométrique,
+et c’est sans doute à cet esprit
+positif et sans mobilité que l’on doit attribuer
+tous les malheurs de sa régence.
+La sinistre réponse de Cinq-Mars, son
+arrestation, son jugement, tout avait été
+caché à la princesse Marie, dont la faute
+première, il est vrai, avait été un mouvement
+d’amour-propre et un instant
+d’oubli. Cependant la Reine était bonne,
+et s’était amèrement repentie de sa précipitation
+à écrire de si décisives paroles,
+dont les conséquences avaient été si
+<span class='pagenum'><a id='Page_410' name='Page_410'>[410]</a></span>
+graves, et tous ses efforts avaient tendu
+à en atténuer les suites. En envisageant
+son action dans ses rapports avec le bonheur
+de la France, elle s’applaudissait
+d’avoir étouffé ainsi tout à coup le germe
+d’une guerre civile qui eût ébranlé l’État
+jusque dans ses fondements; mais lorsqu’elle
+s’approchait de sa jeune amie et
+considérait cet être charmant qu’elle
+brisait dans sa fleur, et qu’un vieillard
+sur un trône ne dédommagerait pas de
+la perte qu’elle avait faite pour toujours;
+quand elle songeait à l’entier dévouement,
+à cette totale abnégation de soi-même
+qu’elle venait de voir dans un
+jeune homme de vingt-deux ans, d’un
+si grand caractère et presque maître du
+royaume, elle plaignait Marie, et admirait
+du fond de l’âme l’homme qu’elle avait
+si mal jugé.
+</p>
+
+<p>
+Elle aurait voulu du moins faire connaître
+tout ce qu’il valait à celle qu’il
+avait tant aimée, et qui ne le savait
+pas; mais elle espérait encore en ce
+moment que tous les conjurés, réunis à
+Lyon, parviendraient à le sauver, et, une
+<span class='pagenum'><a id='Page_411' name='Page_411'>[411]</a></span>
+fois le sachant en pays étranger, elle
+pourrait alors tout dire à sa chère Marie.
+</p>
+
+<p>
+Quant à celle-ci, elle avait d’abord redouté
+la guerre; mais, entourée de gens
+de la Reine, qui n’avaient laissé parvenir
+jusqu’à elle que des nouvelles
+dictées par cette princesse, elle avait su
+ou cru savoir que la conjuration n’avait
+pas eu d’exécution; que le Roi et le
+Cardinal étaient d’abord revenus à Paris
+presque ensemble: que <span class='smcap'>Monsieur</span>, éloigné
+quelque temps, avait reparu à la cour;
+que le duc de Bouillon, moyennant la
+cession de Sedan, était aussi rentré en
+grâce; et que, si le Grand-Écuyer ne
+paraissait pas encore, le motif en était
+la haine plus prononcée du Cardinal
+contre lui et la grande part qu’il avait
+dans la conjuration. Mais le simple bon
+sens et le sentiment naturel de la justice
+disaient assez que, n’ayant agi que sous
+les ordres du frère du Roi, son pardon
+devait suivre celui du prince. Tout avait
+donc calmé l’inquiétude première de son
+cœur, tandis que rien n’avait adouci une
+sorte de ressentiment orgueilleux qu’elle
+<span class='pagenum'><a id='Page_412' name='Page_412'>[412]</a></span>
+avait contre Cinq-Mars, assez indifférent
+pour ne pas lui faire savoir le lieu de sa
+retraite, ignoré de la Reine même et de
+toute la cour, tandis qu’elle n’avait songé
+qu’à lui, disait-elle. Depuis deux mois,
+d’ailleurs, les bals et les carrousels
+s’étaient si rapidement succédé, et tant
+de <i>devoirs</i> impérieux l’avaient entraînée,
+qu’il lui restait à peine, pour s’attrister
+et se plaindre, le temps de sa toilette,
+où elle était presque seule. Elle commençait
+bien chaque soir cette réflexion
+générale sur l’ingratitude et l’inconstance
+des hommes, pensée profonde et
+nouvelle, qui ne manque jamais d’occuper
+la tête d’une jeune personne à
+l’âge du premier amour; mais le sommeil
+ne lui permettait jamais de l’achever;
+et la fatigue de la danse fermait ses
+grands yeux noirs avant que ses idées
+eussent trouvé le temps de se classer
+dans sa mémoire et de lui présenter des
+images bien nettes du passé. Dès son
+réveil, elle se voyait entourée des jeunes
+princesses de la cour, et à peine en état
+de paraître, elle était forcée de passer
+<span class='pagenum'><a id='Page_413' name='Page_413'>[413]</a></span>
+chez la Reine, où l’attendaient les éternels,
+mais moins désagréables hommages du
+prince Palatin; les Polonais avaient eu
+le temps d’apprendre à la cour de France
+cette réserve mystérieuse et ce silence
+éloquent qui plaisent tant aux femmes,
+parce qu’ils accroissent l’importance des
+secrets toujours cachés, et rehaussent
+les êtres que l’on respecte assez pour ne
+pas oser même souffrir en leur présence.
+On regardait Marie comme accordée au
+roi Uladislas; et elle-même, il faut le
+confesser, s’était si bien faite à cette
+idée, que le trône de Pologne occupé
+par une autre reine lui eût paru une
+chose monstrueuse: elle ne voyait pas
+avec bonheur le moment d’y monter,
+mais avait cependant pris possession
+des hommages qu’on lui rendait d’avance.
+Aussi, sans se l’avouer à elle-même,
+exagérait-elle beaucoup les prétendus
+torts de Cinq-Mars que la Reine lui avait
+dévoilés à Saint-Germain.
+</p>
+
+<p>
+—Vous êtes fraîche comme les roses
+de ce bouquet, dit la Reine; allons, ma
+chère enfant, êtes-vous prête? Quel est
+<span class='pagenum'><a id='Page_414' name='Page_414'>[414]</a></span>
+ce petit air boudeur? Venez, que je referme
+cette boucle d’oreilles... N’aimez-vous
+pas ces topazes? Voulez-vous une
+autre parure?
+</p>
+
+<p>
+—Oh! non, madame, je pense que je
+ne devrais pas me parer, car personne
+ne sait mieux que vous combien je suis
+malheureuse. Les hommes sont bien
+cruels envers nous! Je réfléchis encore
+à tout ce que vous m’avez dit, et tout
+m’est bien prouvé actuellement. Oui, il
+est bien vrai qu’il ne m’aimait pas; car
+enfin, s’il m’avait aimée, d’abord il eût
+renoncé à une entreprise qui me faisait
+tant de peine, comme je le lui avais dit;
+je me rappelle même, ce qui est bien
+plus fort, ajouta-t-elle d’un air important
+et même solennel, que je lui dis qu’il
+serait rebelle; oui, madame, <i>rebelle</i>, je
+le lui dis à Saint-Eustache. Mais je vois
+que Votre Majesté avait bien raison:
+je suis bien malheureuse! il avait plus
+d’ambition que d’amour.
+</p>
+
+<p>
+Ici une larme de dépit s’échappa de
+ses yeux et roula vite et seule sur sa
+joue, comme une perle sur une rose.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_415' name='Page_415'>[415]</a></span>
+—Oui, c’est bien certain... continua-t-elle
+en attachant ses bracelets; et la
+plus grande preuve, c’est que depuis
+deux mois qu’il a renoncé à son entreprise
+(comme vous m’avez dit que vous
+l’aviez fait sauver), il aurait bien pu me
+faire savoir où il s’est retiré. Et moi,
+pendant ce temps-là, je pleurais, j’implorais
+toute votre puissance en sa
+faveur; je mendiais un mot qui m’apprît
+une de ses actions; je ne pensais
+qu’à lui; et encore à présent je refuse
+tous les jours le trône de Pologne, parce
+que je veux prouver jusqu’à la fin que
+je suis constante, que vous-même ne
+pouvez me faire manquer à mon attachement,
+bien plus sérieux que le sien, et
+que nous valons mieux que les hommes;
+mais du moins, je crois que je puis bien
+aller ce soir à cette fête, puisque ce n’est
+pas un bal.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, oui, ma chère enfant, venez
+vite, dit la Reine, voulant faire cesser
+ce langage enfantin qui l’affligeait, et
+dont elle avait causé les erreurs ingénues;
+venez, vous verrez l’union qui
+<span class='pagenum'><a id='Page_416' name='Page_416'>[416]</a></span>
+règne entre les princes et le Cardinal, et
+nous apprendrons peut-être quelques
+bonnes nouvelles.
+</p>
+
+<p>
+Elles partirent.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque les deux princesses entrèrent
+dans les longues galeries du Palais-Cardinal,
+elles furent reçues et saluées
+froidement par le Roi et le ministre,
+qui, entourés et pressés par une foule
+de courtisans silencieux, jouaient aux
+échecs sur une table étroite et basse.
+Toutes les femmes qui entrèrent avec la
+Reine, ou après elle, se répandirent dans
+les appartements, et bientôt une musique
+fort douce s’éleva dans l’une des
+salles, comme un accompagnement à
+mille conversations particulières qui s’engagèrent
+autour des tables de jeu.
+</p>
+
+<p>
+Auprès de la Reine passèrent, en saluant,
+deux jeunes et nouveaux mariés,
+l’heureux Chabot et la belle duchesse
+de Rohan; ils semblaient éviter la foule
+et chercher à l’écart le moment de se
+parler d’eux-mêmes. Tout le monde les
+accueillait en souriant et les voyait avec
+<span class='pagenum'><a id='Page_417' name='Page_417'>[417]</a></span>
+envie: leur félicité se lisait sur le visage
+des autres autant que sur le leur.
+</p>
+
+<p>
+Marie les suivit des yeux:—Ils sont
+heureux pourtant, dit-elle à la Reine,
+se rappelant le blâme que l’on avait
+voulu jeter sur eux.
+</p>
+
+<p>
+Mais, sans lui répondre, Anne d’Autriche
+craignant que, dans la foule, un
+mot inconsidéré ne vînt apprendre
+quelque funeste événement à sa jeune
+amie, se plaça derrière le Roi avec elle.
+Bientôt <span class='smcap'>Monsieur</span>, le prince Palatin et le
+duc de Bouillon vinrent lui parler d’un
+air libre et enjoué. Cependant le second,
+jetant sur Marie un regard sévère et
+scrutateur, lui dit: «Madame la princesse,
+vous êtes ce soir d’une beauté
+et d’une gaieté <i>surprenantes</i>.»
+</p>
+
+<p>
+Elle fut interdite de ces paroles, et de
+le voir s’éloigner d’un air sombre; elle
+parla au duc d’Orléans, qui ne répondit
+pas et sembla ne pas entendre. Marie
+regarda la Reine, et crut remarquer de la
+pâleur et de l’inquiétude sur ses traits.
+Cependant personne n’osait approcher le
+<span class='pagenum'><a id='Page_418' name='Page_418'>[418]</a></span>
+Cardinal-Duc, qui méditait lentement ses
+coups d’échecs; Mazarin seul, appuyé
+sur le bras de son fauteuil et suivant
+les coups avec une attention servile,
+faisait des gestes d’admiration toutes
+les fois que le Cardinal avait joué.
+L’application sembla dissiper un moment
+le nuage qui couvrait le front du
+ministre: il venait d’avancer une <i>tour</i>
+qui mettait le <i>roi</i> de Louis XIII dans
+cette fausse position qu’on nomme <i>Pat</i>,
+situation où ce roi d’ébène, sans être
+attaqué personnellement, ne peut cependant
+ni reculer ni avancer dans aucun
+sens. Le Cardinal, levant les yeux, regarda
+son adversaire, et se mit à sourire
+d’un côté des lèvres seulement, ne
+pouvant peut-être s’interdire un secret
+rapprochement. Puis, en voyant les
+yeux éteints et la figure mourante du
+prince, il se pencha à l’oreille de Mazarin,
+et lui dit:
+</p>
+
+<p>
+—Je crois, ma foi, qu’il partira avant
+moi; il est bien changé.
+</p>
+
+<p>
+En même temps, il lui prit une longue
+et violente toux; souvent il sentait en
+<span class='pagenum'><a id='Page_419' name='Page_419'>[419]</a></span>
+lui cette douleur aiguë et persévérante;
+à cet avertissement sinistre il porta à
+sa bouche un mouchoir qu’il en retira
+sanglant; mais, pour le cacher, il le
+jeta sous la table, et sourit en regardant
+sévèrement autour de lui, comme pour
+défendre l’inquiétude.
+</p>
+
+<p>
+Louis XIII, parfaitement insensible, ne
+fit pas le plus léger mouvement et rangea
+ses pièces pour une autre partie
+avec une main décharnée et tremblante.
+Ces deux mourants semblaient tirer au
+sort leur dernière heure.
+</p>
+
+<p>
+En cet instant une horloge sonna minuit.
+Le roi leva la tête:
+</p>
+
+<p>
+—Ah! ah! dit-il froidement, ce
+matin, à la même heure, M. le Grand,
+notre cher ami, a passé un mauvais
+moment.
+</p>
+
+<p>
+Un cri perçant partit auprès de lui;
+il frémit et se jeta de l’autre côté, renversant
+le jeu. Marie de Mantoue, sans
+connaissance, était dans les bras de la
+Reine; celle-ci, pleurant amèrement, dit
+à l’oreille du Roi:
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_420' name='Page_420'>[420]</a></span>
+—Ah! Sire, vous avez une hache à
+deux tranchants!
+</p>
+
+<p>
+Elle donnait ensuite des soins et des
+baisers maternels à la jeune princesse,
+qui, entourée de toutes les femmes de
+la cour, ne revint de son évanouissement
+que pour verser des torrents de larmes.
+Sitôt qu’elle rouvrit les yeux:
+</p>
+
+<p>
+—Hélas! oui, mon enfant, lui dit
+Anne d’Autriche, ma pauvre enfant, vous
+êtes reine de Pologne.
+</p>
+
+<hr class="hrnotes" />
+
+<p>
+Il est arrivé souvent que le même
+événement qui faisait couler des larmes
+dans le palais des rois a répandu l’allégresse
+au dehors; car le peuple croit
+toujours que la joie habite avec les
+fêtes. Il y eut cinq jours de réjouissances
+pour le retour du ministre, et chaque
+soir, sous les fenêtres du Palais-Cardinal
+et sous celles du Louvre, se pressaient
+les habitants de Paris; les dernières
+émeutes les avaient, pour ainsi
+dire, mis en goût pour les mouvements
+publics; ils couraient d’une rue à l’autre
+<span class='pagenum'><a id='Page_421' name='Page_421'>[421]</a></span>
+avec une curiosité quelquefois insultante
+et hostile, tantôt marchant en processions
+silencieuses, tantôt poussant de longs
+éclats de rire ou des huées prolongées dont
+on ignorait le sens. Des bandes de jeunes
+hommes se battaient dans les carrefours
+et dansaient en rond sur les places publiques,
+comme pour manifester quelque
+espérance inconnue de plaisir et quelque
+joie insensée qui serrait le cœur. Il était
+remarquable que le silence le plus triste
+régnait justement dans les lieux que les
+ordres du ministre avaient préparés
+pour les réjouissances, et que l’on passait
+avec dédain devant les façades illuminées
+de son palais. Si quelques voix
+s’élevaient, c’était pour lire et relire
+sans cesse avec ironie les légendes et
+les inscriptions dont l’idiote flatterie de
+quelques écrivains obscurs avait entouré
+le portrait du Cardinal-Duc. L’une de
+ces images était gardée par des arquebusiers
+qui ne la garantissaient pas des
+pierres que lui lançaient de loin des
+mains inconnues. Elle représentait le
+Cardinal généralissime portant un casque
+<span class='pagenum'><a id='Page_422' name='Page_422'>[422]</a></span>
+entouré de lauriers. On lisait au-dessus:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Grand Duc! c’est justement que la France t’honore;<br /></span>
+<span class="i0">Ainsi que le dieu Mars dans Paris on t’adore<a name='FA_38' id='FA_38' href='#FN_38' class='fnanchor'>[38]</a>.</span>
+</div>
+
+<p>
+Ces belles choses ne persuadaient pas
+au peuple qu’il fût heureux; et en effet
+il n’adorait pas plus le Cardinal que le
+dieu Mars, mais il acceptait ses fêtes à
+titre de désordre. Tout Paris était en
+rumeur, et des hommes à longue barbe,
+portant des torches, des pots remplis de
+vin et des verres d’étain qu’ils choquaient
+à grand bruit, se tenaient sous
+le bras et chantaient à l’unisson, avec
+des voix rudes et grossières, une ancienne
+ronde de la Ligue:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Reprenons la danse,<br /></span>
+<span class="i0">Allons, c’est assez:<br /></span>
+<span class="i0">Le printemps commence,<br /></span>
+<span class="i0">Les Rois sont passés.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Prenons quelque trève,<br /></span>
+<span class="i0">Nous sommes lassés;<br /></span>
+<span class="i0">Les Rois de la fève<br /></span>
+<span class="i0">Nous ont harassés.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Allons, Jean du Mayne,<span class='pagenum'><a id='Page_423' name='Page_423'>[423]</a></span><br /></span>
+<span class="i0">Les Rois sont passés<a name='FA_39' id='FA_39' href='#FN_39' class='fnanchor'>[39]</a>.</span>
+</div>
+</div>
+
+<p>
+Les bandes effrayantes qui hurlaient
+ces paroles traversèrent les quais et le
+Pont-Neuf, froissant, contre les hautes
+maisons qui les couvraient alors, quelques
+bourgeois paisibles, attirés par la curiosité.
+Deux jeunes gens enveloppés dans
+des manteaux furent jetés l’un contre
+l’autre et se reconnurent à la lueur d’une
+torche placée au pied de la statue de
+Henri IV, nouvellement élevée, sous
+laquelle ils se trouvaient.
+</p>
+
+<p>
+—Quoi! encore à Paris, monsieur?
+dit Corneille à Milton; je vous croyais à
+Londres.
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous ce peuple, monsieur?
+l’entendez-vous? quel est ce refrain
+terrible:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Les Rois sont passés?</span>
+</div>
+
+<p>
+—Ce n’est rien encore, monsieur;
+faites attention à leurs propos.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_424' name='Page_424'>[424]</a></span>
+—Le Parlement est mort, disait l’un
+des hommes, les seigneurs sont morts:
+dansons, nous sommes les maîtres; le
+vieux Cardinal s’en va, il n’y a plus que
+le Roi et nous.
+</p>
+
+<p>
+—Entendez-vous ce misérable, monsieur?
+reprit Corneille; tout est là, toute
+notre époque est dans ce mot.
+</p>
+
+<p>
+—Eh quoi! est-ce là l’œuvre de ce
+ministre que l’on appelle <i>grand</i> parmi
+vous, et même chez les autres peuples?
+Je ne comprends pas cet homme.
+</p>
+
+<p>
+—Je vous l’expliquerai tout à l’heure,
+lui répondit Corneille; mais, avant cela,
+écoutez la fin de cette lettre que j’ai
+reçue aujourd’hui. Approchons-nous de
+cette lanterne, sous la statue du feu
+roi... Nous sommes seuls, la foule est
+passée, écoutez:
+</p>
+
+<p>
+«...... C’est par une de ces imprévoyances
+qui empêchent l’accomplissement
+des plus généreuses entreprises que
+nous n’avons pu sauver MM. de Cinq-Mars
+et de Thou. Nous eussions dû
+<span class='pagenum'><a id='Page_425' name='Page_425'>[425]</a></span>
+penser que, préparés à la mort par
+de longues méditations, ils refuseraient
+nos secours; mais cette idée ne vint à
+aucun de nous; dans la précipitation de
+nos mesures, nous fîmes encore la faute
+de nous trop disséminer dans la foule,
+ce qui nous ôta le moyen de prendre
+une résolution subite. J’étais placé, pour
+mon malheur, près de l’échafaud, et je
+vis s’avancer jusqu’au pied nos malheureux
+amis, qui soutenaient le pauvre
+abbé Quillet, destiné à voir mourir son
+élève, qu’il avait vu naître. Il sanglotait
+et n’avait que la force de baiser les
+mains des deux amis. Nous nous avançâmes
+tous, prêts à nous élancer sur les
+gardes au signal convenu; mais je vis
+avec douleur M. de Cinq-Mars jeter son
+chapeau loin de lui d’un air de dédain. On
+avait remarqué notre mouvement, et la
+garde catalane fut doublée autour de
+l’échafaud. Je ne pouvais plus voir; mais
+j’entendais pleurer. Après les trois coups
+de trompette ordinaires, le greffier criminel
+de Lyon, étant à cheval assez près
+de l’échafaud, lut l’arrêt de mort que ni
+<span class='pagenum'><a id='Page_426' name='Page_426'>[426]</a></span>
+l’un ni l’autre n’écoutèrent. M. de Thou
+dit à M. de Cinq-Mars:
+</p>
+
+<p>
+—«Eh bien! cher ami, qui mourra
+le premier? Vous souvient-il de saint
+Gervais et de saint Protais?
+</p>
+
+<p>
+—«Ce sera celui que vous jugerez à
+propos, répondit Cinq-Mars.»
+</p>
+
+<p>
+«Le second confesseur, prenant la
+parole, dit à M. de Thou:
+</p>
+
+<p>
+—«Vous êtes le plus âgé.
+</p>
+
+<p>
+—«Il est vrai, dit M. de Thou, qui,
+s’adressant à M. le Grand, lui dit:—Vous
+êtes le plus généreux, vous voulez
+bien me montrer le chemin de la gloire
+du ciel?
+</p>
+
+<p>
+—«Hélas! dit Cinq-Mars, je vous ai
+ouvert celui du précipice; mais précipitons-nous
+dans la mort généreusement,
+et nous surgirons dans la gloire et le
+bonheur du ciel.»
+</p>
+
+<p>
+«Après quoi il l’embrassa et monta
+l’échafaud avec une adresse et une légèreté
+merveilleuses. Il fit un tour sur
+l’échafaud, et considéra haut et bas
+toute cette grande assemblée, d’un
+visage assuré et qui ne témoignait
+<span class='pagenum'><a id='Page_427' name='Page_427'>[427]</a></span>
+aucune peur, et d’un maintien grave et
+gracieux; puis il fit un autre tour,
+saluant le peuple de tous côtés, sans
+paraître reconnaître aucun de nous,
+mais avec une face majestueuse et charmante;
+puis il se mit à genoux, levant
+les yeux au ciel, adorant Dieu et lui
+recommandant sa fin: comme il baisait
+le crucifix, le père cria au peuple de
+prier Dieu pour lui, et M. le Grand,
+ouvrant les bras, joignant les mains,
+tenant toujours son crucifix, fit la même
+demande au peuple. Puis il s’alla jeter
+de bonne grâce à genoux devant le bloc,
+embrassa le poteau, mit le cou dessus,
+leva les yeux au ciel, et demanda au
+confesseur: «Mon père, serai-je bien
+ainsi?» Puis, tandis que l’on coupait ses
+cheveux, il éleva les yeux au ciel et dit
+en soupirant: «Mon Dieu, qu’est-ce
+que ce monde? mon Dieu, je vous offre
+mon supplice en satisfaction de mes
+péchés.»
+</p>
+
+<p>
+—«Qu’attends-tu? que fais-tu là? dit-il
+ensuite à l’exécuteur qui était là et
+n’avait pas encore tiré son couperet d’un
+<span class='pagenum'><a id='Page_428' name='Page_428'>[428]</a></span>
+méchant sac qu’il avait apporté. Son
+confesseur, s’étant approché, lui donna
+une médaille; et lui, d’une tranquillité
+d’esprit incroyable, pria le père de tenir
+le crucifix devant ses yeux, qu’il ne
+voulut point avoir bandés. J’aperçus les
+deux mains tremblantes du vieil abbé
+Quillet, qui élevait le crucifix. En ce
+moment, une voix claire et pure comme
+celle d’un ange entonna l’<i lang="la" xml:lang="la">Ave, maris
+stella</i>. Dans le silence universel, je
+reconnus la voix de M. de Thou, qui
+attendait au pied de l’échafaud; le
+peuple répéta le chant sacré, M. de Cinq-Mars
+embrassa plus étroitement le
+poteau, et je vis s’élever une hache faite
+à la façon des haches d’Angleterre. Un
+cri effroyable du peuple, jeté de la place,
+des fenêtres et des tours, m’avertit
+qu’elle était retombée et que la tête
+avait roulé jusqu’à terre; j’eus encore la
+force, heureusement, de penser à son
+âme et de commencer une prière pour
+lui: je la mêlai avec celle que j’entendais
+prononcer à haute voix par notre
+malheureux et pieux ami de Thou. Je
+<span class='pagenum'><a id='Page_429' name='Page_429'>[429]</a></span>
+me relevai, et le vis s’élancer sur
+l’échafaud avec tant de promptitude,
+qu’on eût dit qu’il volait. Le père et lui
+récitèrent les psaumes; il les disait avec
+une ardeur de séraphin, comme si son
+âme eût emporté son corps vers le ciel;
+puis, s’agenouillant, il baisa le sang de
+Cinq-Mars, comme celui d’un martyr, et
+devint plus martyr lui-même. Je ne sais
+si Dieu voulut lui accorder cette grâce;
+mais je vis avec horreur le bourreau,
+effrayé sans doute du premier coup qu’il
+avait porté, le frapper sur le haut de la
+tête, où le malheureux jeune homme
+porta la main; le peuple poussa un
+long gémissement, et s’avança contre le
+bourreau: ce misérable, tout troublé, lui
+porta un second coup, qui ne fit encore
+que l’écorcher et l’abattre sur le théâtre,
+où l’exécuteur se roula sur lui pour
+l’achever. Un événement étrange effrayait
+le peuple autant que l’horrible
+spectacle. Le vieux domestique de M. de
+Cinq-Mars, tenant son cheval comme à
+un convoi funèbre, s’était arrêté au pied
+de l’échafaud, et, semblable à un homme
+<span class='pagenum'><a id='Page_430' name='Page_430'>[430]</a></span>
+paralysé, regarda son maître jusqu’à la
+fin, puis tout à coup, comme frappé de
+la même hache, tomba mort sous le
+coup qui avait fait tomber la tête.
+</p>
+
+<p>
+«Je vous écris à la hâte ces tristes
+détails à bord d’une galère de Gênes,
+où Fontrailles, Gondi, d’Entraigues,
+Beauvau, du Lude, moi et tous les
+conjurés, sommes retirés. Nous allons
+en Angleterre attendre que le temps ait
+délivré la France du tyran que nous
+n’avons pu détruire. J’abandonne pour
+toujours le service du lâche prince qui
+nous a trahis.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Montrésor.</span>»
+</p>
+
+<p>
+Telle vient d’être, poursuivit Corneille,
+la fin de ces deux jeunes gens que vous
+vîtes naguère si puissants. Leur dernier
+soupir a été celui de l’ancienne monarchie;
+il ne peut plus régner ici qu’une
+cour dorénavant; les Grands et les Sénats
+sont anéantis<a name='FA_40' id='FA_40' href='#FN_40' class='fnanchor'>[40]</a>.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_431' name='Page_431'>[431]</a></span>
+—Et voilà donc ce prétendu grand
+homme! reprit Milton. Qu’a-t-il voulu
+faire? Il veut donc créer des républiques
+dans l’avenir, puisqu’il détruit les bases
+de votre monarchie?
+</p>
+
+<p>
+—Ne le cherchez pas si loin, dit Corneille;
+il n’a voulu que régner jusqu’à
+la fin de sa vie. Il a travaillé pour le
+moment, et non pour l’avenir; il a continué
+l’œuvre de Louis XI, et ni l’un ni
+l’autre n’ont su ce qu’ils faisaient.
+</p>
+
+<p>
+L’Anglais se prit à rire.
+</p>
+
+<p>
+—Je croyais, dit-il, je croyais que le
+vrai génie avait une autre marche. Cet
+homme a ébranlé ce qu’il devait soutenir,
+et on l’admire! Je plains votre nation.
+</p>
+
+<p>
+—Ne la plaignez pas! s’écria vivement
+Corneille; un homme passe, mais un
+peuple se renouvelle. Celui-ci, monsieur,
+est doué d’une immortelle énergie que
+rien ne peut éteindre: souvent son imagination
+l’égarera, mais une raison supérieure
+finira toujours par dominer ses
+désordres.
+</p>
+
+<p>
+Les deux jeunes et déjà grands hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_432' name='Page_432'>[432]</a></span>
+se promenaient en parlant ainsi sur
+cet emplacement qui sépare la statue de
+Henri IV de la place Dauphine, au milieu
+de laquelle ils s’arrêtèrent un moment.
+</p>
+
+<p>
+—Oui, monsieur, poursuivit Corneille,
+je vois tous les soirs avec quelle vitesse
+une pensée généreuse retentit dans les
+cœurs français, et tous les soirs je me
+retire heureux de l’avoir vu. La reconnaissance
+prosterne les pauvres devant
+cette statue d’un bon roi; qui sait quel
+autre monument élèverait une autre passion
+auprès de celui-ci? qui sait jusqu’où
+l’amour de la gloire conduirait
+notre peuple? qui sait si, au lieu même
+où nous sommes, ne s’élèvera pas une
+pyramide arrachée à l’Orient?
+</p>
+
+<p>
+—Ce sont les secrets de l’avenir, dit
+Milton; j’admire, comme vous, votre
+peuple passionné; mais je le crains pour
+lui-même; je le comprends mal aussi,
+et je ne reconnais pas son esprit, quand
+je le vois prodiguer son admiration à
+des hommes tels que celui qui vous
+gouverne. L’amour du pouvoir est bien
+<span class='pagenum'><a id='Page_433' name='Page_433'>[433]</a></span>
+puéril, et cet homme en est dévoré sans
+avoir la force de le saisir tout entier.
+Chose risible! il est tyran sous un maître.
+Ce colosse, toujours sans équilibre,
+vient d’être presque renversé sous le
+doigt d’un enfant. Est-ce là le génie?
+non, non! Lorsqu’il daigne quitter ses
+hautes régions pour une passion humaine
+du moins doit-il l’envahir. Puisque ce
+Richelieu ne voulait que le pouvoir, que
+ne l’a-t-il donc pris par le sommet au
+lieu de l’emprunter à une faible tête de
+Roi qui tourne et qui fléchit? Je vais
+trouver un homme qui n’a pas encore
+paru, et que je vois dominé par cette
+misérable ambition; mais je crois qu’il
+ira plus loin. Il se nomme Cromwell.
+</p>
+
+<p class="i2 sep2">
+Écrit en 1826.
+</p>
+
+<p class="center noindent sep4">
+FIN DE CINQ-MARS
+</p>
+
+<h2 id="notes2">
+<span class="xlarge">NOTES</span><br />
+<span class="small">ET</span><br />
+<span class="large">DOCUMENTS HISTORIQUES</span>
+</h2>
+
+<hr class="c25 sep2" />
+
+<p class="center noindent sep2">
+<a href="#Page_342">PAGE 342.</a>
+</p>
+
+<p>
+Il se faisait tirer, dit un journal manuscrit,
+etc., etc.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Son bateau prit terre contre la balme de Bonneri.
+En cette ville, où quantité de noblesse l’attendoit,
+entre autres M. le comte de Suze, Monseigneur
+de Viviers le salua à la sortie de son
+bateau; mais il fallut attendre de lui parler
+jusques à ce qu’il fust au logis qu’on lui avoit
+préparé dans la ville. Quand son bateau abordoit
+la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau
+alloit au bord de la rivière; après qu’on avoit
+vu s’il s’estoit bien assuré, on sortoit le lit dans
+lequel ledit seigneur estoit couché, car il estoit
+malade d’une douleur ou ulcère au bras. Il y
+avoit six puissants hommes qui portoient le lit
+avec deux barres; et les liens où les hommes
+<span class='pagenum'><a id='Page_436' name='Page_436'>[436]</a></span>
+mettoient les mains estoient rembourrés et garnis
+de buffleteries. Ils portoient sur les épaules et
+autour du cou certaines trapointes garnies en
+dedans de coton, et la main couverte de buffle;
+si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient
+au cou estoient comme une étole qui descendoit
+jusques aux barres dans lesquelles elles estoient
+passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et ledit
+seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles
+il devoit loger. Mais ce dont tout le
+monde estoit étonné, c’est qu’il entroit dans les
+maisons par les fenêtres; car auparavant qu’il
+arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les
+croisées des maisons, ou faisoient des ouvertures
+aux murailles des chambres où il devoit loger,
+et en après on faisait un pont de bois qui venoit
+de la rue jusqu’aux fenêtres ou ouvertures de
+son logis: ainsi estant dans son lit portatif, il
+passoit par les rues, et on le passoit sur le
+pont jusque dans un autre lit qui lui estoit
+préparé dans sa chambre, que ses officiers
+avoient tapissée de damas incarnat et violet,
+avec des ameublements très-riches. Il logea
+à Viviers dans la maison de Montarguy, qui
+est à présent à l’université de notre église. On
+abattit la croisée de la chambre, qui a sa vue
+sur la place, et le pont de bois pour y monter
+venoit depuis la boutique de Noël de Viel, sous
+la maison d’Ales, du côté nord, jusques à l’ouverture
+des fenêtres, où le seigneur Cardinal fut
+porté de la manière expliquée. Sa chambre estoit
+gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès
+côtés et sur le dessus des logements où il couchoit.
+</p>
+
+<p>
+Sa cour ou suite était composée de gens d’importance;
+<span class='pagenum'><a id='Page_437' name='Page_437'>[437]</a></span>
+la civilité, affabilité et courtoisie
+estoient avec eux. La dévotion y estoit très-grande;
+car les soldats, qui sont ordinairement
+indévôts et impies, firent de grandes dévotions.
+Le lendemain de son arrivée, qui estoit un dimanche,
+plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent
+avec démonstration de grande piété;
+ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant
+quasi comme des pucelles. La noblesse
+aussi fit de grandes dévotions. Quand on estoit
+sur le Rhône, quoiqu’il y eust quantité de bateliers,
+tant dans les barques qu’après les chevaux,
+on n’osait jamais blasphémer, qu’est quasi un
+miracle que de telles gens demeurassent dans une
+telle rétention; on ne leur voyait proférer que
+les mots qui leur estoient nécessaires pour la conduite
+de leurs barques, mais si modestement,
+que tout le monde en estoit ravi.
+</p>
+
+<p>
+Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé.
+On avoit préparé la maison de M. Panisse
+pour monseigneur le cardinal Mazarin;
+mais au partir du bourg Saint-Andéol, il prit la
+poste pour aller trouver le Roy. Le dimanche 25,
+ledit seigneur fut reporté dans son bateau avec
+le même ordre. (<i>Extrait du journal manuscrit
+de J. de Banne.</i>)
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Sur les derniers moments de MM. de Cinq-Mars
+et de Thou, et leurs actes de dévotion.</i>
+</p>
+
+<p>
+La bravoure de M. de Cinq-Mars était
+froide, noble et élégante. Il n’y en a pas
+<span class='pagenum'><a id='Page_438' name='Page_438'>[438]</a></span>
+de mieux attestée. Si, après tant de détails
+historiques résumés dans le livre,
+il en fallait de nouvelles preuves, j’ajouterais,
+pour les confirmer, cette lettre de
+M. de Marca, et des fragments du rapport
+qui les suit, où l’on pourra remarquer
+ce passage:
+</p>
+
+<p>
+«C’est une merveille incroyable qu’il
+ne témoigna jamais aucune peur, ni
+trouble, ni aucune émotion, etc.»
+</p>
+
+<p>
+Le recueil intitulé: <i>Journal de M. le
+Cardinal-Duc de Richelieu, qu’il a faict
+durant le grand orage de la court, en l’an
+1642, tirés de ses Mémoires qu’il a écrits
+de sa main</i>, porte ces paroles à la relation
+de l’instruction du procès:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Cinq-Mars ne changea jamais de visage,
+ny de parole; toujours les mêmes douceur, modération
+et assurance.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Tallemant des Réaux dit dans ses <i>Mémoires</i>,
+tome I, page 418, etc., etc.:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. le Grand fut ferme, et le combat qu’il
+souffroit en luy-même ne parut point au dehors.—Il
+mourut avec une grandeur de courage
+<span class='pagenum'><a id='Page_439' name='Page_439'>[439]</a></span>
+étonnante, et ne s’amusa point à haranguer. Il
+ne voulut point de bandeau. Il avoit les yeux
+ouverts quand on le frappa, et tenoit le billot si
+ferme, qu’on eut de la peine à en retirer ses bras.
+Il estoit plein de cœur et mourut en galant
+homme. Quoiqu’on eût résolu de ne point lui donner
+la question, comme portoit la sentence, on
+ne laissa pas de la lui présenter; cela le toucha,
+mais ne lui fit rien faire qui le démentît, et il
+défaisoit déjà son pourpoint quand on lui fit
+lever la main seul.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Plusieurs rapports ajoutent que, conduit
+à la chambre de la torture, il s’écria:—<i>Où
+me menez-vous?</i>—<i>Qu’il sent
+mauvais ici!</i> en portant son mouchoir à
+son nez. Ce dédain me semble un de ces
+traits de <i>bravoure moqueuse</i> dont notre
+histoire fourmille.
+</p>
+
+<p>
+Il rappelle le mot d’un gentilhomme
+qui, conduit à l’échafaud de 1793, dit au
+charretier du tombereau: «Postillon,
+mène-nous bien, tu auras <i>pour boire</i>.»
+Les Français se vengent de la mort en
+se moquant d’elle.
+
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_440' name='Page_440'>[440]</a></span>
+<i>Fragment d’une lettre de Monsieur de
+Marca, conseiller d’Estat, à Monsieur
+de Brienne, secrétaire d’Estat, laquelle
+fait mention de tout ce qui s’est passé
+à l’instruction du procez de Messieurs
+de Cinq-Mars et de Thou.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="i6">
+<span class='smcap'>Monsieur</span>,
+</p>
+
+<p>
+J’ay creu que vous auriez pour agréable d’estre
+informé des choses principales qui se sont passées
+au jugement qui a esté rendu contre Messieurs
+le Grand et de Thou; c’est pourquoi j’ay
+pris la liberté de vous en donner connoissance
+par celle-cy. Monsieur le Chancelier commença
+par la déposition de Monsieur le duc d’Orléans,
+laquelle il receut en forme judiciaire à Ville-Franche
+en Beau-Jolois, ou estoit lors Monsieur,
+dont lecture luy fut faite en présence de sept commissaires
+qui assistoient Monsieur le Chancelier.
+En cette action il déclara que Monsieur le Grand
+l’avoit sollicité de faire une liaison avec luy et
+avec Monsieur de Bouillon, et de traiter avec
+l’Espagne; ce qu’ils auroient résolu eux trois
+dans l’hostel de Venise, au faubourg Saint-Germain,
+environ la feste des Rois dernière.
+</p>
+
+<p>
+Fontrailles fut choisi pour aller à Madrid, où
+il arresta le traité avec le Comte-Duc, par lequel
+le Roy d’Espagne promettoit de fournir douze
+mille hommes de pied et cinq mille chevaux de
+<span class='pagenum'><a id='Page_441' name='Page_441'>[441]</a></span>
+vieilles troupes, quarante mille escus à Monsieur
+pour faire nouvelles levées, etc., etc. . . . . .
+</p>
+
+<p>
+La confession du traité, sans l’avoir révélé,
+jointe aux preuves qui sont au procez, des entremises
+pour la liaison des complices, et le temps
+de six semaines ou plus que M. de Thou avoit
+demeuré près de M. le Grand, logeant dans sa
+maison près de Perpignan, le conseillant en ses
+affaires, après avoir eu connoissance que ledit
+sieur le Grand avoit traité avec l’Espagne, et
+partant qu’il estoit criminel de lèze-majesté; tout
+cela joint ensemble porta les juges à le condamner,
+suivant les lois et l’ordonnance qui sont expressément
+contre ceux qui ont sceu une conspiration
+contre l’Estat et ne l’ont pas révélée,
+encore que leur silence ne soit point accompagné
+de tant d’autres circonstances qu’estoient en l’affaire
+dudit sieur de Thou. <i>Il est mort en vray
+chrestien, en homme de courage</i>, cela mérite un
+grand discours particulier. Monsieur le Grand a
+aussi témoigné <i>une fermeté toujours égale, et
+fort résolue à la mort, avec une froideur admirable,
+une constance et une dévotion chrestienne</i>.
+Je vous supplie que je quitte ce discours funeste,
+pour vous asseurer que je continue dans les
+respects que je dois, et le désir de paroistre par
+les effets que je suis,
+</p>
+
+<p class="i6">
+<span class='smcap'>Monsieur</span>,
+</p>
+
+<p class="i2">
+Votre-très humble et obéissant serviteur,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>Marca</span>.
+</p>
+
+<p class="i4">
+De Lyon, ce 16 septembre 1642.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_442' name='Page_442'>[442]</a></span>
+A la suite de cette lettre de M. de
+Marca fut imprimé, en <span class='smcap'>M. DC. LXV</span>, un
+journal qui, depuis peu, a été attribué
+légèrement à un greffier de la ville de
+Lyon. Ce rapport fut très répandu
+et publié, comme on voit, <i>il y a cent
+soixante-douze ans</i>. Une partie des détails
+a été reproduite, en 1826, par moi, en
+le citant, et ses traits principaux sont
+épars, et, pour ainsi dire, semés dans le
+cours de la composition. Cependant
+quelques-uns de ces traits, qui ne pouvaient
+y trouver place, furent à dessein
+laissés de côté, et ont été omis dans les
+réimpressions qui ont été faites de ce
+rapport. Il ne sera pas inutile de les
+reproduire ici. Ils complètent la peinture
+des caractères de ce livre, et montrent
+que j’ai été religieusement fidèle
+à l’histoire, et n’ai pas permis à l’imagination
+de se jouer hors du cercle
+tracé par la vérité:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Nous avons vu le favori du plus grand et
+du plus juste des rois laisser sa tête sur l’échafaud,
+à l’âge de vingt-deux ans, mais avec une
+constance qui trouvera à peine sa pareille dans
+<span class='pagenum'><a id='Page_443' name='Page_443'>[443]</a></span>
+nos histoires. Nous avons vu un conseiller d’Estat
+mourir comme un saint, après un crime que les
+hommes ne peuvent pardonner avec justice.—Il
+n’y a personne au monde qui, sçachant leur
+conspiration contre l’Estat, ne les juge dignes de
+mort, et il y aura peu de gens qui, ayant connoissance
+de leur condition et de leurs belles qualités
+naturelles, ne plaignent leur malheur.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur de Cinq-Mars arriva à Lyon le
+quatriesme septembre de la présente année 1642,
+sur les deux heures après midy, dans un carrosse
+traisné par quatre chevaux, dans lequel il y
+avoit quatre Gardes du corps, ayant le mousquet
+sur le bras, et entouré de gardes à pied au
+nombre de cent qui estoient à Monsieur le
+Cardinal-Duc. Devant marchoient deux cents
+cavaliers, la pluspart Catalans, et estoient suivis
+de trois cents autres bien montez.
+</p>
+
+<p>
+«M. le Grand estoit vêtu de drap de Hollande,
+couleur de musc, tout couvert de dentelle d’or,
+avec un manteau d’écarlate à gros boutons d’argent
+à queue, lequel estant sur le pont du Rosne,
+avant que d’entrer dans la ville, demanda à
+Monsieur de Ceton, lieutenant des gardes écossoises,
+s’il agréoit qu’on fermast le carrosse; ce
+qui luy fut refusé, et fut conduit par le pont
+Saint-Jean; de là au Change; et puis par la rue
+de Flandre jusqu’au pied du chasteau de Pierre-Encise,
+se montrant par les rues incessamment
+par l’une et l’autre portière, saluant tout le monde
+avec une face riante, sortant demi corps du
+carrosse, et mesme recogneut beaucoup de personnes
+qu’il salua, les appelant par leurs noms.
+</p>
+
+<p>
+«Estant arrivé à Pierre-Encise, il fut assez surpris
+<span class='pagenum'><a id='Page_444' name='Page_444'>[444]</a></span>
+quand on luy dit qu’il falloit descendre, et monter
+à cheval par le dehors de la ville, pour
+atteindre le chasteau: Voicy donc la dernière
+que je feray, dit-il, s’estant imaginé qu’on avoit
+donné l’ordre de le conduire au bois de Vincennes.
+Il avoit souvent demandé aux gardes si
+on ne luy permettroit pas d’aller à la chasse
+quand il y seroit.
+</p>
+
+<p>
+«Sa prison estoit au pied de la grande tour
+du chasteau, qui n’avoit pas d’autre vue que deux
+petites fenestres qui tomboient dans un petit
+jardin, au bas desquelles il y avoit corps de
+garde, dans la chambre aussi, où Monsieur de
+Ceton couchoit avec quatre gardes dans l’arrière-chambre,
+et à toutes les portes il en estoit de
+mesme.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le cardinal Bichy le fut visiter le
+lendemain cinquiesme, et lui demanda s’il luy
+agréoit qu’on luy envoyast quelqu’un avec qui il
+se pust divertir dans sa prison. Il respondit
+qu’il en seroit très aise, mais qu’il ne méritoit
+pas que personne prist cette peine.
+</p>
+
+<p>
+«En suite de quoi Monsieur le Cardinal de
+Lyon fit appeler le Père Malavalete, jésuite,
+auquel il donna commission de l’aller voir puisqu’il
+le désiroit; lequel y fut le 6 dès les cinq
+heures du matin, où il demeura jusques à huit
+heures. Il le trouva dans un lit de damas
+incarnat, incommodé, ce qui le rendoit fort pasle
+et débile. Le bon Père sceut si bien entrer dans
+son esprit, qu’il le demanda encore sur le soir,
+puis continua à le voir soir et matin pendant
+tous les jours de sa prison: lequel rendit
+compte puis après à Messieurs les Cardinaux-Ducs
+<span class='pagenum'><a id='Page_445' name='Page_445'>[445]</a></span>
+et de Lyon, et à Monsieur le Chancelier, de
+tout ce qu’il avait dit, et demeura ce mesme
+père longtemps en conférence avec Son Eminence
+Ducale, encore qu’elle ne se laissoit voir
+pour lors à personne.
+</p>
+
+<p>
+«Le septiesme, Monsieur le Chancelier fut
+visiter Monsieur de Cinq-Mars, et le traita fort
+civilement, lui disant qu’il n’avoit point sujet
+d’appréhender, mais bien d’espérer toute chose à
+son advantage, qu’il sçavoit bien qu’il avoit
+affaire à un bon juge, qui n’avoit garde d’estre
+mesconnoissant des faveurs qu’il avoit receues
+<i>de son bienfaiteur</i>; qu’il sçavoit très-bien que
+c’estoit par bontez et son pouvoir que le Roy ne
+l’avoit pas dépossédé de sa charge; que cette
+faveur estoit si grande qu’elle ne méritoit pas
+seulement un souvenir immortel, mais des reconnoissances
+infinies: et que c’estoit dans les
+occasions qu’il les y feroit paroistre. Le sujet de
+ce compliment estoit pris sur ce que Monsieur le
+Grand avoit adoucy une fois le Roy, qui estoit
+en grande colère contre Monsieur le Chancelier;
+mais la véritable raison de ces civilitez estoit la
+crainte qu’il avoit qu’il ne le refusast pour juge,
+et qu’il n’appelast au Parlement de Paris pour
+<i>estre délivré par le peuple qui l’aymoit passionnément</i>.
+</p>
+
+<p>
+«Monsieur le Grand luy respondit que cette
+civilité le remplissoit de honte et de confusion;
+mais pourtant, dit-il, je voy bien que de la façon
+que l’on procède à mon affaire l’on en veut à
+ma vie; <i>c’est fait de moy, monsieur, le Roy m’a
+abandonné. Je ne me considère que comme une
+victime qu’on va immoler à la passion de mes
+<span class='pagenum'><a id='Page_446' name='Page_446'>[446]</a></span>
+ennemis et à la facilité du Roy.</i> A quoy Monsieur
+le Chancelier repartit que ses sentiments
+n’estoient pas justes, et qu’il en avoit des expériences
+toutes contraires.—Dieu le veuille, dit
+Monsieur le Grand, mais je ne le puis croire.
+</p>
+
+<p>
+«Le 8, Monsieur le Chancelier l’alla voyr,
+accompagné de six maistres des requestes, de
+deux Présidents et de six Conseillers de Grenoble,
+duquel après l’avoir interrogé depuis les sept heures
+du matin jusques à deux heures de l’après midy,
+ils ne purent jamais rien tirer des cas à lui
+imposez.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Ce rapport qui, ainsi que je l’ai dit,
+fut imprimé à la suite de la lettre de
+M. de Marca, donne encore ce trait
+curieux, qui atteste la présence d’esprit
+incroyable de M. de Thou:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Après sa confession, il fut visité par le père
+Jean Terrasse, gardien du couvent de l’Observatoire
+de Saint-François de Tarascon, qui l’avoit
+visité et consolé durant sa prison de Tarascon. Il
+fut bien aise de le voir, il se promena avec lui
+quelque temps dans un entretien spirituel. Ce
+père estoit venu à l’occasion d’un vœu que
+M. de Thou avoit fait à Tarascon pour sa délivrance,
+qui estoit de fonder une chapelle de trois
+cents livres de rente annuelle dans l’église des
+pères Cordeliers de cette ville de Tarascon; il
+donna ordre pour cette fondation, voulant
+s’acquitter de son vœu, puisque Dieu, disoit-il,
+<span class='pagenum'><a id='Page_447' name='Page_447'>[447]</a></span>
+le délivroit non-seulement d’une prison de pierre,
+mais encore de la prison de son corps; demanda
+de l’encre et du papier, et écrivit judicieusement
+cette belle inscription qu’il voulut estre mise en
+cette chapelle:
+</p>
+</div>
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">Christo liberatori,<br />
+votum in carcere pro libertate<br />
+conceptum</i>
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">Fran. August. Thuanus<br />
+e carcere vitæ jam jam<br />
+liberandus merito solvit.</i>
+</p>
+
+<hr class="c5" />
+
+<p class="center noindent">
+<i lang="la" xml:lang="la">XII Septembr. M. D. C. XLII<br />
+Confitebor tibi, Domine, quoniam<br />
+exaudisti me, et factus es mihi<br />
+in salutem.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Cette inscription fera admirer la présence et
+la netteté de son esprit, et fera avouer à ceux
+qui la considéreront que l’appréhension de la
+mort n’avoit pas eu le pouvoir de lui causer
+aucun trouble. Il pria M. Thomé de faire compliment
+de sa part à M. le Cardinal de Lyon, et
+lui témoigna que s’il eust plu à Dieu de le sortir
+de ce péril, il avoit dessein de quitter le monde
+et de se donner entièrement au service de Dieu.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_448' name='Page_448'>[448]</a></span>
+«Il écrivit deux lettres qui furent portées
+ouvertes à M. le Chancelier, et puis remises
+entre les mains de son confesseur pour les faire
+tenir; ces lettres étant fermées, il dit: <i>Voilà la
+dernière pensée que je veux avoir pour le monde,
+partons au paradis</i>. Et dès lors il reprit sans
+interruption ses discours spirituels et se confessa
+une seconde fois. Il demandoit parfois si l’heure
+de partir pour aller au supplice approchoit,
+quand on le devoit lier, et prioit qu’on l’avertist
+quand l’exécuteur de la justice seroit là, afin de
+l’embrasser, mais il ne le vit que sur l’échafaud.»
+</p>
+</div>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Sur la paraphrase que fit M. de Thou.</i>
+</p>
+
+<p>
+Le père Montbrun, confesseur de
+M. de Thou, est cité dans ce rapport, et
+donne ces détails:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+M. de Thou, étant sur l’échafaud, à genoux,
+récita aussi le <i>Psaume 115</i>, et le paraphrasa
+en français presque tout du long, d’une voix
+assez haute et d’une action assez vigoureuse, avec
+une ferveur indicible, mêlée d’une sainte joie,
+incroyable à ceux qui ne l’auroient point vue.
+Voici la paraphrase qu’il en fit, et que je voudrais
+pouvoir accompagner de l’action avec
+laquelle il la disoit; j’ai tâché de retenir ses
+propres paroles.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus sum.</i> Mon
+Dieu, <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>; je l’ai cru et je crois fermement,
+que vous êtes mon créateur et mon bon père,
+<span class='pagenum'><a id='Page_449' name='Page_449'>[449]</a></span>
+que vous avez souffert pour moi, que vous
+m’avez racheté au prix de votre sang, vous
+m’avez ouvert le paradis: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je vous
+demande, mon Dieu, un grain, un petit grain de
+cette foi vive, qui enflammoit les cœurs des premiers
+chrétiens: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi, propter quod locutus
+sum</i>. Faites, mon Dieu, que je ne vous parle pas
+seulement des lèvres, mais que mon cœur
+s’accorde à toutes mes paroles, et que ma volonté
+ne démente point ma bouche: <i lang="la" xml:lang="la">Credidi</i>. Je ne vous
+adore pas, mon Dieu, de la langue: je ne suis
+pas assez éloquent; mais je vous adore d’esprit,
+oui, d’esprit, mon Dieu, je vous adore en esprit
+et en vérité! Ah! ah! <i lang="la" xml:lang="la">credidi</i>. Je me suis fié en
+vous, mon Dieu, je me suis abandonné à votre
+miséricorde après tant de grâces que vous m’avez
+faites, <i lang="la" xml:lang="la">propter quod locutus sum</i>; et, dans cette
+confiance, j’ai parlé, j’ai tout dit, je me suis
+accusé.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Ego autem humiliatus sum nimis.</i> Il est vrai,
+Seigneur, me voilà extrêmement humilié, mais
+non pas encore comme je le mérite. <i lang="la" xml:lang="la">Ego dixi in
+excessu meo: Omnis homo mendax.</i> Ah! qu’il
+n’est que trop vrai que tout ce monde n’est que
+mensonge, que folie, que vanité, Ah! qu’il est
+vrai: <i lang="la" xml:lang="la">Omnis homo mendax! Quid retribuam
+Domino pro omnibus quæ retribuit mihi?</i> Il
+répétoit ceci d’une grande véhémence: <i lang="la" xml:lang="la">Calicem
+salutis accipiam</i>. Mon père, il faut boire courageusement
+ce calice de la mort; oui, et je le
+reçois d’un grand cœur, et je suis prêt à le boire
+tout entier.
+</p>
+
+<p>
+«<i lang="la" xml:lang="la">Et nomen Domini invocabo.</i> Vous m’aiderez,
+mon père, à implorer l’assistance divine, afin
+<span class='pagenum'><a id='Page_450' name='Page_450'>[450]</a></span>
+qu’il plaise à Dieu de fortifier ma foiblesse, et
+me donner du courage autant qu’il en faut pour
+avaler ce calice que le bon Dieu m’a préparé
+pour mon salut.»
+</p>
+
+<p>
+Il passa les deux versets qui suivent dans ce
+<i>Psalme</i>, et s’écria d’une voix forte et animée:
+«<i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i> Ah! mon Dieu,
+que vous avez fait un grand coup! vous avez
+brisé ces liens qui me tenoient si fort attaché au
+monde! Il falloit une puissance divine pour m’en
+dégager. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula mea!</i>»
+Voici les propres mots qu’il dit ici: «Que ceux
+qui m’ont amené ici m’ont fait un grand plaisir!
+que je leur ai d’obligations! Ah! qu’ils m’ont
+fait un grand bien, puisqu’ils m’ont tiré de ce
+monde pour me loger dans le ciel.»
+</p>
+
+<p>
+Ici son confesseur lui dit qu’il falloit tout
+oublier, qu’il ne falloit pas avoir de ressentiment
+contre eux. A cette parole il se tourna vers
+le père tout à genoux, comme il estoit, et d’une
+belle action: «Quoi! mon père, dit-il, des
+ressentiments? Ah! Dieu le sait, Dieu m’est
+témoin que je les aime de tout mon cœur, et qu’il
+n’y a dans mon âme aucune aversion pour qui
+que ce soit au monde. <i lang="la" xml:lang="la">Dirupisti, Domine, vincula
+mea: tibi sacrificabo hostiam laudis.</i> La voilà
+l’hostie, Seigneur (se montrant soi-même), la
+voilà cette hostie qui vous doit être maintenant
+immolée: <i lang="la" xml:lang="la">Tibi sacrificabo hostiam laudis, et
+nomen Domini invocabo. Vota mea Domino
+reddam</i> (étendant les deux bras et la vue de tous
+côtés, d’un agréable mouvement, le visage enflammé)
+<i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis populi ejus</i>. Oui, Seigneur,
+je veux vous rendre mes vœux, mon esprit,
+<span class='pagenum'><a id='Page_451' name='Page_451'>[451]</a></span>
+mon cœur, mon âme, ma vie, <i lang="la" xml:lang="la">in conspectu omnis
+populi ejus</i>, devant tout ce peuple, devant toute
+cette assemblée! <i lang="la" xml:lang="la">In atriis domus Domini, in medio
+tui Jerusalem. In atriis domus Domini.</i> Nous y
+voici à l’entrée de la maison du Seigneur. Oui,
+c’est d’ici, c’est de Lyon, de Lyon qu’il faut monter
+là-haut (élevant les bras vers le ciel). Lyon,
+que je t’ai bien plus d’obligation qu’au lieu de
+ma naissance, qui m’a seulement donné une vie
+misérable, et tu me donnes aujourd’hui une vie
+éternelle! <i lang="la" xml:lang="la">in medio tui Jerusalem</i>. Il est vrai que
+j’ai trop de passion pour cette mort. N’y a-t-il
+point de mal, mon père? dit-il plus bas en souriant,
+se tournant à côté vers le père. J’ai trop
+d’aise. N’y a-t-il point de vanité? Pour moi je
+n’en veux point.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Détails du supplice de M. de Cinq-Mars.</i>
+</p>
+
+<p class="center noindent small">
+(Fragment du même rapport.)
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+C’est une merveille incroyable qu’il ne témoigna
+jamais aucune peur, ni trouble, ni aucune
+émotion, ains parut toujours gai, assuré, inébranlable,
+et témoigna une si grande fermeté d’esprit,
+que tous ceux qui le virent en sont encore dans
+l’étonnement.
+</p>
+
+<p>
+M. de Cinq-Mars, sans avoir les yeux bandés,
+posa <i>fort proprement</i> son col, dit le narrateur,
+sur le poteau, tenant le visage droit, tourné vers
+le devant de l’échafaud, et embrassant fortement
+de ses deux bras le poteau; il ferma les yeux et
+la bouche, et attendit le coup que l’exécuteur lui
+vint donner assez pesamment et lentement, et
+s’étant mis à gauche et tenant son couperet des
+<span class='pagenum'><a id='Page_452' name='Page_452'>[452]</a></span>
+deux mains. En recevant le coup, il poussa une
+voix forte, comme: Ah! qui fut étouffée dans
+son sang; il leva les genoux de dessus le bloc,
+comme pour se lever, et retomba en la même assiette
+qu’il estoit. La tête n’estant pas entièrement
+séparée du corps par ce coup, l’exécuteur passa
+à sa droite par derrière, et, prenant la tête par
+les cheveux de la main droite, de la gauche il
+scia avec son couperet une partie de la trachée-artère
+et de la peau du cou, qui n’estoit pas coupée;
+après quoi il jeta la tête sur l’échafaud, qui
+de là bondit à terre, où l’on <i>remarqua soigneusement
+qu’elle fit encore un demi-tour et palpita
+assez-longtemps</i>. Elle avoit le visage tourné vers
+les religieuses de Saint-Pierre, et le dessus de la
+tête vers l’échafaud, les yeux ouverts. Son corps
+demeura droit contre le poteau, qu’il tenoit toujours
+embrassé, tant que l’exécuteur le tira pour
+le dépouiller, ce qu’il fit, et puis le couvrit d’un
+drap et mit son manteau par-dessus; la tête
+ayant été rendue sur l’échafaud, elle fut mise
+auprès du corps, sous le même drap.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+L’exécution de M. de Thou ressemble
+comme celle de M. de Cinq-Mars, à un
+assassinat; la voici telle que la donne
+ce même journal, et plus horriblement
+minutieux que la lettre de Montrésor.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+L’exécuteur vint pour lui bander les yeux avec
+le mouchoir; mais comme il lui faisoit fort mal,
+mettant les coins du mouchoir en bas, qui couvroient
+sa bouche, il le retroussa et s’accommoda
+<span class='pagenum'><a id='Page_453' name='Page_453'>[453]</a></span>
+mieux. Il adora le crucifix avant que de mettre
+la tête sur le poteau. Il baisa le sang de M. de
+Cinq-Mars qui y estoit resté. Après, il mit son col
+sur le poteau, qu’un frère jésuite avait torché de
+son mouchoir, parce qu’il estoit tout mouillé de
+sang, et demanda à ce frère s’il estoit bien, qui
+lui dit qu’il falloit qu’il avançast mieux sa tête
+sur le devant, ce qu’il fit. En même temps, l’exécuteur,
+s’apercevant que les cordons de sa chemise
+n’estoient point déliés et qu’ils lui tenoient le cou
+serré, lui porta la main au col pour les dénouer:
+ce qu’ayant senti, il demanda: «Qu’y a-t-il?
+faut-il encore oster la chemise?» et se disposoit
+déjà à l’oster. On lui dit que non, qu’il falloit seulement
+dénouer les cordons; ce qu’ayant fait il
+tira sa chemise pour découvrir son col et ses
+épaules, et, ayant mis sa tête sur le poteau, il
+prononça ses dernières paroles, qui furent: <i lang="la" xml:lang="la">Maria,
+mater gratiæ, mater misericordiæ</i>...; puis
+<i lang="la" xml:lang="la">In manus tuas</i>... et lors ses bras commencèrent
+à trembloter en attendant le coup, qui lui fut
+donné tout en haut du col, trop près de la tête,
+duquel coup son col n’étant coupé qu’à demi, le
+corps tomba du costé gauche du poteau, à la renverse,
+le visage contre le ciel, remuant les jambes
+et haussant foiblement les mains. Le bourreau le
+voulut renverser pour achever par où il avoit
+commencé; mais effrayé des cris que l’on faisoit
+contre lui, il lui donna trois ou quatre coups sur
+la gorge, et ainsi lui coupa la tête, qui demeura
+sur l’échafaud.
+</p>
+
+<p>
+L’exécuteur, l’ayant dépouillé, porta son corps,
+couvert d’un drap, dans le carrosse qui les avoit
+amenés; puis il y mit aussi celui de M. de Cinq-Mars
+<span class='pagenum'><a id='Page_454' name='Page_454'>[454]</a></span>
+et leurs têtes, qui avoient encore toutes
+deux les yeux ouverts, particulièrement celle de
+M. de Thou, qui sembloit être vivante. De là, ils
+furent portés aux Feuillans, où M. de Cinq-Mars
+fut enterré devant le maître-autel, sous le balustre
+de ladite église, par la bonté et autorité de M. du
+Gay, trésorier de France en la généralité de Lyon.
+M. de Thou a été embaumé par le soin de madame
+sa sœur et mis dans un cercueil de plomb,
+pour être transporté en sa sépulture.
+</p>
+
+<p>
+Telle fut la fin de ces deux personnes, qui
+certes, doivent laisser à la postérité une autre
+mémoire que celle de leur mort. Je laisse à chacun
+d’en faire tel jugement qu’il lui plaira, et me
+contente de dire que ce nous est une grande
+leçon de l’inconstance des choses de ce monde et
+de la fragilité de notre nature.
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Les dernières volontés de ces deux
+nobles jeunes gens nous sont demeurées
+par des lettres qu’ils écrivirent après la
+prononciation de leur arrêt. Celle de
+M. de Cinq-Mars à la maréchale d’Effiat,
+sa mère, peut paraître froide à quelques
+personnes, par la difficulté de se reporter
+à cette époque où, dans les plus
+graves circonstances, on s’attachait à
+contenir plus qu’à exprimer chaleureusement
+ses émotions, et où le grand
+monde, dans les écrits et les discours,
+<span class='pagenum'><a id='Page_455' name='Page_455'>[455]</a></span>
+fuyait le <i>pathétique</i> autant que nous le
+cherchons.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Lettre de M. le Grand à madame sa
+mère, la marquise d’Effiat.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Madame ma très-chère et très-honorée mère, je
+vous escris, puisqu’il ne m’est plus permis de vous
+voir, pour vous conjurer, madame, de me rendre
+deux marques de votre dernière bonté: l’une,
+madame, en donnant à mon âme le plus de
+prières qu’il vous sera possible, ce qui sera pour
+mon salut: l’autre, soit que vous obteniez du Roy
+le bien que j’ai employé dans ma charge de
+grand-escuyer, et ce que j’en pouvois avoir
+d’autre part auparavant qu’il fust confisqué, ou
+soit que cette grâce ne vous soit pas accordée,
+que vous ayez assez de générosité pour satisfaire
+à mes créanciers. Tout ce qui dépend de la fortune
+est si peu de chose, que vous ne devez pas
+me refuser cette dernière supplication, que je
+vous fais pour le repos de mon âme. Croyez-moi,
+madame, en cela plutôt que vos sentiments s’ils
+répugnent en mon souhait, puisque, ne faisant
+plus un pas qui ne me conduise à la mort, je suis
+plus capable que qui que ce soit de juger de la
+valeur des choses du monde. Adieu, madame, et
+me pardonnez si je ne vous ay pas assez respectée
+au temps que j’ai vescu, et vous assurez que
+je meurs,
+</p>
+
+<p class="i6">
+Ma très-chère et très-honorée mère,
+</p>
+<p class="i2">
+Votre très-humble et très-obéissant
+</p>
+<p class="i4">
+et très-obligé fils et serviteur,
+</p>
+<p class="right10">
+Henri <span class='smcap'>d’Effiat de Cinq-Mars</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_456' name='Page_456'>[456]</a></span>
+Le manuscrit original est à la Bibliothèque
+royale de Paris, manusc. n<sup>o</sup> 9327,
+écrit d’une main ferme et calme.
+</p>
+
+<p class="sep2 hang2" id="lettre_thou">
+<i>Sur la dernière lettre de M. François-Auguste
+de Thou.</i>
+</p>
+
+<p>
+On a vu que, laissé seul un moment
+dans sa prison, M. de Thou écrivit une
+lettre qui fut remise à son confesseur.
+<i>Voilà</i>, disait-il, <i>la dernière pensée que je
+veux avoir pour ce monde</i>. On a vu ses
+efforts pour se détacher de cette dernière
+pensée, et ce redoublement de prières
+ferventes qu’il prononce en se frappant
+la poitrine. Il prie Dieu d’avoir pitié de
+lui; il repousse tout le monde; il s’enveloppe
+déjà dans son linceul. Cette dernière
+pensée était déjà la plus cruelle qui
+puisse faire saigner le cœur d’un homme;
+c’était un dernier regard jeté sur une
+femme aimée; c’était un adieu à sa maîtresse,
+la princesse de Guéménée. Le ton
+est grave, et le respect du rang ne s’y
+perd pas, non plus que celui de sa dignité
+personnelle et du moment solennel
+qui s’approche. J’ai retrouvé dernièrement
+<span class='pagenum'><a id='Page_457' name='Page_457'>[457]</a></span>
+cette lettre précieuse. (Bibliothèque
+royale de Paris, manuscrit n<sup>o</sup> 9276,
+page 223.) La voici:
+</p>
+
+<p class="sep2 hang2">
+<i>Copie de la lettre de M. de Thou, escrite
+à madame la princesse de Guémenée
+après la prononciation de l’arrest.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="i6">
+Madame,
+</p>
+
+<p>
+Je ne vous ay jamais eu de l’obligation en
+toute ma vie qu’aujourd’huy qu’estant près de
+la quitter, je la pers avec moins de peyne parce
+que vous <i>me l’avez rendue assés malheureuse</i>;
+j’espère que celle de l’autre monde sera bien différente
+pour moy de celle-cy, et que j’y trouveray
+des félicités autant pardessus l’imagination
+des hommes qu’elles doivent estre dans leur espérance:
+la mienne, madame, n’est fondée que
+sur la bonté de Dieu et le mérite de la passion de
+son Filz, seule capable d’effacer mes péchez dont
+j’estois redevable à sa justice, et qui sont à un
+tel excez qu’il n’y a rien qui les surpasse que
+celuy de sa miséricorde. Je vous demande pardon
+de tout mon cœur, madame, de toutes les
+choses que j’ay faictes qui vous ont pu desplaire
+et fais la mesme prière <i>à toutes les personnes que
+j’ay haïes à vostre occasion</i>, vous protestant,
+madame, qu’autant que la fidélité que je doibs à
+mon Dieu me le doit permettre, je meurs <i>trop
+asseurément</i>, madame, votre très-humble et très-obéissant
+serviteur,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>De Thou</span>.
+</p>
+
+<p class="i2">
+De Lion ce 12<sup>e</sup> septembre 1642.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2">
+<span class='pagenum'><a id='Page_458' name='Page_458'>[458]</a></span>
+Quel reproche amer et quel mélancolique
+retour sur sa vie! Si cette femme
+était digne de lui, comment reçut-elle
+une telle lettre sans en mourir? Fut-elle
+jamais consolée de mériter un tel adieu?
+</p>
+
+<p>
+La vie de madame la princesse de Guéménée
+ne permet guère de penser que
+ses rigueurs aient causé tant de tristesse
+et une douleur si profonde. Tallemant
+des Réaux dit, en plusieurs endroits, que
+M. de Thou était son amant. <i>On dit</i>,
+ajoute-t-il (t. I, p. 418), <i>qu’il lui écrivit
+après avoir été condamné</i>. C’est cette lettre
+qu’on vient de lire. Elle me semble écrite
+par un homme tel que le misanthrope
+de Molière, avec plus de pitié, et ces
+mots: <i>toutes les personnes que j’ai haïes
+à votre occasion</i>, ressemblent douloureusement
+à:
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.</span>
+</div>
+
+<p>
+Mais ne cherchons pas à devancer des
+peines que rien ne trahit, si ce n’est ce
+dernier soupir au pied de l’échafaud. Le
+souvenir de M. de Thou nous doit représenter
+une autre pensée et conduit à
+<span class='pagenum'><a id='Page_459' name='Page_459'>[459]</a></span>
+d’autres réflexions. Elles suivront la copie
+de ce traité avec l’Espagne qui fait
+la base du procès criminel.
+</p>
+
+<p class="hang2 sep2">
+<i>Articles du traité fait entre le Comte-Duc
+pour le Roy d’Espagne et monsieur de
+Fontrailles pour et au nom de Monsieur,
+à Madrid, le 13 mars 1642, dont
+Monsieur fait mention dans sa déclaration
+du 7 juillet dudit an. Au tome 1<sup>er</sup>
+des Mémoires de Fontrailles.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le sieur de Fontrailles aiant esté envoié par
+monseigneur le duc d’Orléans vers le Roy d’Espagne
+avec lettres de Son Altesse pour Sa Majesté
+Catholique et monseigneur le Comte-Duc de San-Lucar,
+datées de Paris, du 20 janvier, a proposé,
+en vertu du pouvoir à luy donné, que Son Altesse,
+désirant le bien général et particulier de la
+France, de voir la noblesse et le peuple de ce
+royaume délivré des oppressions qu’ils souffrent
+depuis longtemps par une si sanglante guerre,
+pour faire cesser la cause d’icelle, et pour establir
+une paix générale et raisonnable entre l’Empereur
+et les deux couronnes, au bénéfice de la
+chrestienté, prendroit volontiers les armes à cette
+fin si Sa Majesté Catholique y vouloit concourir
+de son costé avec les moyens possibles pour avancer
+leurs affaires. Et après avoir déclaré le particulier
+de sa commission en ce qui est des offres
+et demandes que font les seigneurs d’Orléans et
+<span class='pagenum'><a id='Page_460' name='Page_460'>[460]</a></span>
+ceux de son party, a esté accordé et conclu par
+ledit seigneur Comte-Duc pour Leurs Majestez
+Impériale et Catholique, et au nom de Son Altesse
+par ledit sieur de Fontrailles, les articles suivants:
+</p>
+
+<p>
+1. Comme le principal but de ce traité est de
+faire une juste paix entre les deux couronnes d’Espagne
+et de France, pour leur bien commun et
+de toute la chrestienté, ont déclaré unanimement
+qu’on ne prétend en cecy aucune chose contre le
+Roy très-chrestien et au préjudice de ses Estats,
+ny contre les droits et authoritez de la Reine
+très-chrestienne et régnante; ainsi au contraire
+on aura soin de la maintenir en tout ce qui lui
+appartient.
+</p>
+
+<p>
+2. Sa Majesté Catholique donnera 12,000
+hommes de pied et 5,000 chevaux effectifs de
+vieilles troupes, le tout venant d’Allemagne, ou
+de l’empire, ou de Sa Majesté Catholique. Que
+si par accident il manquoit de ce nombre 2,000
+ou 3,000 hommes, on n’entend point pour cela
+qu’on ayt manqué à ce qui est accordé, attendu
+qu’on les fournira le plus tost qu’il sera possible.
+</p>
+
+<p>
+3. Il est accordé que, dès le jour que monsieur
+le duc d’Orléans se trouvera dans la place de
+seureté où il dit estre en état de pouvoir lever
+des troupes, Sa Majesté Catholique luy baillera
+quatre cens mil escus comptant, payables au consentement
+de Son Altesse, pour estre emploiez
+en levées et autres frais utiles pour le bien commun.
+</p>
+
+<p>
+4. Sa Majesté Catholique donnera le train d’artillerie
+avec les munitions de guerre propres à un
+corps d’armée, avec les vivres pour toutes les
+<span class='pagenum'><a id='Page_461' name='Page_461'>[461]</a></span>
+troupes, jusques à ce qu’elles soient entrées en
+France, là où Son Altesse entretiendra les siens,
+et Sa Majesté Catholique les autres, comme il sera
+spécifié plus bas.
+</p>
+
+<p>
+5. Les places qui seront prises en France,
+soit par l’armée de Sa Majesté Catholique, ou
+celles de Son Altesse, seront mises ès mains de
+Son Altesse et de ceux, de son party.
+</p>
+
+<p>
+6. Il sera donné audit seigneur d’Orléans,
+douze mil escus par mois de pension, outre ce
+que Sa Majesté Catholique donne en Flandres à
+la duchesse d’Orléans, sa femme.
+</p>
+
+<p>
+7. Est arresté que cette armée et les troupes
+d’icelle obéiront absolument audit seigneur duc
+d’Orléans; et néanmoins, attendu que ladite armée
+est levée des deniers de Sa Majesté Catholique,
+les officiers d’icelle presteront le serment
+de fidélité à Son Altesse de servir aux fins du
+présent traité, et arrivant faute de Son Altesse,
+s’il y a quelque prince du sang de France dans
+le traité, il commandera en la manière qu’il avoit
+esté arresté dans le traité fait avec monseigneur
+le comte de Soissons. Et en cas que l’archiduc
+Léopold ou autre personne, fils ou frère ou parent
+de Sa Majesté Catholique, vienne à estre gouverneur
+pour Sadite Majesté Catholique en Flandres,
+comme il sera là, par mesme moyen, général de
+ses armées, et que Sa Majesté Catholique a tant
+de part en ce lieu: est accordé que le seigneur
+duc d’Orléans et ceux de son party de quelque
+qualité et condition qu’ils soient, aiant esgard à
+ces considérations, tiendront bonne correspondance
+avec ledit seigneur archiduc ou autre que
+dit est, et luy communiqueront tout ce qui se présentera,
+<span class='pagenum'><a id='Page_462' name='Page_462'>[462]</a></span>
+en recevant tous ensemble <i>les ordres de
+l’Empereur, de Sa Majesté Catholique</i>, tant
+pour ce qui concerne la guerre que pour les
+plaiges de cette armée, et tous les progrez.
+</p>
+
+<p>
+8. Et d’autant que Son Altesse a deux personnes
+propres à estre mareschaux de camp en
+cette armée, que ledit sieur de Fontrailles déclarera
+après la conclusion du présent traité. Sa
+Majesté Catholique se charge d’obtenir de l’Empereur
+deux lettres-patentes de mareschaux de
+camp pour eux.
+</p>
+
+<p>
+9. Il est accordé que Sa Majesté Catholique
+donnera quatre-vingt mille ducas de pension à
+répartir par mois aux seigneurs susdits.
+</p>
+
+<p>
+10. Comme aussi on donnera dans trois mois
+cent mil livres pour pourvoir et munir la place
+que Son Altesse a pour sa seureté en France. Et
+si celuy qui baille la place n’est pas satisfait de
+cela, on baillera ladite somme contant, et de
+plus cinq cents quintaux de poudre et vingt-cinq
+mil livres par mois, pour l’entretien de la garnison.
+</p>
+
+<p>
+11. Il est accordé de part et d’autre qu’il ne se
+fera point d’accommodement en général ny en
+particulier avec la couronne de France, si ce
+n’est d’un commun consentement, et qu’on rendra
+toutes les places et pays qu’on aura pris en
+France, sans se servir contre cela d’aucuns prétextes,
+toutesfois et quantes que la <i>France rendra
+les places qu’elle a gagnées</i>, en quelque
+pays que ce soit, mesme qu’elle a <i>achetées et
+qui sont occupées par les armées qui ont serment
+à la France</i>. Et ledit seigneur duc d’Orléans et
+ceux de son party se déclarent dès maintenant
+<span class='pagenum'><a id='Page_463' name='Page_463'>[463]</a></span>
+pour <i>ennemis des Suédois et de tous autres
+ennemis de Leurs Majestez Impériales et Catholique</i>,
+et de tous ceux qui leur donnent et donneront
+faveur, ayde et protection. Et pour les
+détruire, Son Altesse et ceux de son party donneront
+toutes les assistances possibles.
+</p>
+
+<p>
+12. Il est convenu que les armées de Flandres,
+et celle que doit commander Son Altesse, ainsi
+que dit est, agiront de commune main à mesme
+fin, avec bonne correspondance.
+</p>
+
+<p>
+13. On taschera de faire que les troupes soient
+prestes au plutost, et que ce soit à la fin de may;
+sur quoy Sa Majesté Catholique fera escrire au
+gouverneur de Luxembourg afin qu’il die à celuy
+qui luy portera un blanc signé de Son Altesse ou
+de quelqu’un des deux seigneurs, le temps auquel
+tout pourra estre en estat. Lequel blanc signé,
+Son Altesse envoyera au plustot, afin de gagner
+temps si les choses sont pressées; ou si elles ne
+le sont point encore lorsque la personne arrivera,
+elle s’en retournera à la place de seureté.
+</p>
+
+<p>
+14. Sa Majesté Catholique donnera aux troupes
+de Son Altesse, un mois après qu’elles seront
+dans le service et ensuite, <i>cent mil livres par
+mois</i>, pour leur entretien et pour les autres affaires
+de la guerre. Et Son Altesse aura agréable de
+déclarer après le nombre des hommes qu’il aura
+dans la place de seureté, et celuy de ses troupes
+s’il trouve bon: demeurant dès maintenant
+accordé que les logements et les contributions se
+distribueront également entre les deux armées.
+</p>
+
+<p>
+15. L’argent qui se tirera du royaume de
+France sera à la disposition de Son Altesse, et
+sera départy également entre les deux armées,
+<span class='pagenum'><a id='Page_464' name='Page_464'>[464]</a></span>
+comme il est dit en l’article précédent, et est
+déclaré qu’on ne pourra imposer aucuns tributs
+que par l’ordre de Son Altesse.
+</p>
+
+<p>
+16. Au cas que ledit seigneur duc d’Orléans
+soit obligé de sortir de France et qu’il entre dans
+la Franche-Comté ou autre part, Sa Majesté
+Catholique donnera ordre à ce que Son Altesse et
+les deux autres grands du party soient receus
+dans tous ses Estats, et pour les faire conduire de
+là dans la place de seureté.
+</p>
+
+<p>
+17. D’autant que ledit seigneur duc d’Orléans
+désire un pouvoir de Sa Majesté Catholique pour
+donner la paix ou neutralité aux villes et provinces
+de France qui la demanderont, il y aura
+auprès de Son Altesse un ambassadeur de Sa
+Majesté avec plein pouvoir: Sa Majesté accorde
+à cela.
+</p>
+
+<p>
+18. S’il arrive faute, ce que Dieu ne veuille,
+dudit seigneur duc d’Orléans, Sa Majesté Catholique
+promet de conserver <i>les mêmes pensions
+auxdits seigneurs, et à un seul d’eux si le parti
+subsiste</i>, ou qu’ils demeurent au service de Sa
+Majesté Catholique.
+</p>
+
+<p>
+19. Ledit seigneur duc d’Orléans asseure, et en
+son nom ledit sieur de Fontrailles, qu’à mesme
+temps que Son Altesse se découvrira, il lui fera
+livrer une place des meilleures de France pour
+sa seureté, laquelle sera déclarée à la conclusion
+du présent traité: et au cas qu’elle ne soit trouvée
+suffisante, ledit traité demeurera nul, comme
+aussi ledit sieur de Fontrailles déclarera lesdits
+deux seigneurs pour lesquels on demande pensions
+susdites dont Sa Majesté demeure d’accord.
+</p>
+
+<p>
+20. Finalement est accordé que tout le contenu
+<span class='pagenum'><a id='Page_465' name='Page_465'>[465]</a></span>
+de ces articles sera approuvé et ratifié par Sa
+Majesté Catholique et ledit seigneur duc d’Orléans,
+en la manière ordinaire et accoustumée en
+semblables traitez. Le Comte-Duc le promet
+ainsi au nom de Sa Majesté, et ledit sieur de
+Fontrailles au nom de Son Altesse, s’obligeant
+respectivement à cela, comme de leur chef ils
+l’approuvent dès à présent, le ratifient et le
+signent.—A Madrid, le 13 mars 1642. Signé:
+Dom <span class='smcap'>Gaspar de Gusman</span>, et, par supposition de
+nom: <span class='smcap'>Clermont</span>, pour <span class='smcap'>Fontrailles</span>.
+</p>
+
+<p>
+Nous <span class='smcap'>Gaston</span>, fils de France, frère unique du
+Roy, duc d’Orléans, certifions que le contenu cy-dessus
+est la vraie copie de l’original du traité
+que Fontrailles a passé en nostre nom avec monsieur
+le Comte-Duc de San-Lucar. En tesmoin de
+quoy nous avons signé la présente de nostre
+main, et icelle fait signer par nostre secrétaire,
+le 26 aoust 1642, à Villefranche. Signé <span class='smcap'>Gaston</span>,
+et plus bas: <span class='smcap'>Goulas</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Contre-lettre.</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+D’autant que par le traité que j’ay signé aujourd’hui,
+pour et au nom de Sa Majesté Catholique,
+je suis obligé de déclarer le nom des deux
+personnes qui sont comprises par Son Altesse
+dans ledit traité, et la place qu’elle a prise pour
+sa seureté, je déclare et asseure au nom de Son
+Altesse à monsieur le Comte-Duc, afin qu’il die à
+Sa Majesté Catholique <i>que les deux personnes
+sont le seigneur duc de Bouillon</i>, et le <i>seigneur
+de Cinq-Mars, grand Escuyer</i> de France: et la
+place de seureté qui est asseurée à Son Altesse
+<span class='pagenum'><a id='Page_466' name='Page_466'>[466]</a></span>
+<i>est Sedan, que ledit seigneur de Bouillon luy
+met entre les mains</i>. En foy de quoy j’ai signé
+cet escrit à Madrid, le 13 mars 1642. Signé, par
+supposition de nom: <span class='smcap'>Clermont</span>.
+</p>
+
+<p>
+Nous Gaston, fils de France, frère unique du
+Roy, duc d’Orléans, reconnoissons, que le contenu
+cy-dessus est la vraie copie de la déclaration que
+monsieur de Bouillon, monsieur le Grand et nous
+soubsignez avons donné pouvoir au sieur de
+Fontrailles de faire des noms de <i>ces sieurs de
+Bouillon et le Grand</i>, à monsieur le <i>duc de San
+Lucar</i> après qu’il auroit passé le traitté avec lui,
+auquel traitté ils ne sont compris que sous le
+titre de <i>deux grands seigneurs de France</i>. En
+témoin de quoy nous avons signé la présente
+certification de nostre main, et icelle fait contre-signer
+par nostre secrétaire.
+</p>
+
+<p class="right10">
+<i>Signé</i>: <span class='smcap'>Gaston</span>.
+</p>
+
+<p class="i2">A Villefranche, le 29 aoust 1642.</p>
+
+<p class="right10">
+<i>Et plus bas</i>: <span class='smcap'>Goulas</span>.
+</p>
+</div>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<i>Sur la non-révélation</i>
+</p>
+
+<p>
+La vie de tout homme célèbre a un
+sens unique et précis, visible surtout, et
+dès le premier regard, pour ceux qui
+savent juger les grandes choses du
+passé, et qui, j’espère, est demeuré
+dans l’esprit des lecteurs attentifs du
+<span class='pagenum'><a id='Page_467' name='Page_467'>[467]</a></span>
+livre de <i>Cinq-Mars</i>, le sang de François-Auguste
+de Thou a coulé au nom d’une
+idée sacrée, et qui demeurera telle tant
+que la <i>religion de l’honneur vivra
+parmi nous; c’est l’impossibilité de la
+dénonciation sur les lèvres de l’homme
+de bien</i>.
+</p>
+
+<p>
+Les hommes d’État de tous les temps
+qui ont voulu acclimater la dénonciation
+en France y ont échoué jusqu’ici, à
+l’honneur de notre pays. C’est déjà une
+assez grande tache sur cette entreprise
+que le premier qui l’ait formée soit
+Louis XI, dont la bassesse était le caractère
+et la trahison le génie; mais cet
+arbre du mal qu’il planta au Plessis-lès-Tours
+ne porta point ses fruits empoisonnés;
+et l’on ne vit personne dénoncer
+un citoyen.
+</p>
+
+<div class="poem marg10 small">
+<span class="i0">Et, sa tête à la main, demander son salaire.</span>
+</div>
+
+<p>
+Le salaire était cependant stipulé
+dans l’édit de Louis XI; et, pour que
+nulle autorité ne manque à l’examen
+d’une question aussi grave, j’en vais
+citer le point important.
+</p>
+
+<p class="sep2 center noindent">
+<span class='pagenum'><a id='Page_468' name='Page_468'>[468]</a></span>
+<i>Edit contre la non-révélation des
+crimes de lèse-majesté</i>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Loys, par la grâce de Dieu, Roy de France à
+sçavoir faisons à tous présens et advenir que,
+comme par cy-devant maintes conjurations, conspirations
+damnables et pernicieuses entreprises
+ayant été faictes, conspirées et machinées, tant
+par grands personnages que par moyens et petits,
+à l’encontre d’aucuns nos progéniteurs Roys de
+France, et mesmement depuis notre advenement
+à la couronne:
+</p>
+
+<p>
+Disons, déclarons, constituons et ordonnons
+par lettres, édict, ordonnance et constitution
+perpétuelle, irrévocable et durable à toujours,
+que toutes personnes quelconques qui dores en
+avant sçauront ou auront connaissance de quelques
+traités, machinations, conspirations et entreprises
+qui se fairont à l’encontre de notre personne,
+de notre très chère et amée compagne la
+Royne, de notre très-cher et amé fils le Dauphin
+de Viennois, et de nos successeurs Roys et Roynes
+de France, et de leurs enfants, aussi à l’encontre
+de l’Estat et seureté de nous ou d’eux et de la
+chose publique de notre royaume, soient tenus
+et réputés crimineux de lèze-majesté, et punis
+de semblable peine et de pareille punition que
+doivent estre les principaux aucteurs, conspirateurs
+et fauteurs et conducteurs desdits crimes,
+sans exception ni réservation de personnes quelconques,
+de quelque estat, condition, qualité,
+dignité, noblesse, seigneurie, prééminence ou
+prérogative que ce soit ou puisse estre, à cause
+<span class='pagenum'><a id='Page_469' name='Page_469'>[469]</a></span>
+de notre sang ou autrement en quelque manière
+que ce soit, s’ils ne le revellent ou envoyent
+reveller à nous ou à nos principaux juges et
+officiers des pays où ils seront, le plustot que
+possible leur sera appris, qu’ils en auront eu
+connoissance; auquel cas et quant ainsy le revelleront
+ou enverront reveller, <i>ils ne seront en
+aucuns dangers des punitions desdits crimes;
+mais seront dignes de rémunération entre nous
+et la chose publique</i>. Toutefois, en autre chose,
+nous voulons et entendons les anciennes lois,
+constitutions et ordonnances qui par nos prédécesseurs
+ou de droict sont introduites, et les
+usages qui d’ancienneté ont esté gardés et observés
+en notre royaume, demeurer à leur force et
+vertu sans aucunement y déroger par ces présentes.
+Si nous donnons et mandons à nos amés
+et féaux gens de notre grand conseil, gens de
+nos parlemens, et à nos autres justiciers, officiers
+et subjects qui à présent sont et qui seront pour
+le temps advenir et à chacun d’eux, sy comme à
+luy appartiendra, que cette présente notre loy,
+constitution et ordonnance ils facent publier
+par tous les lieux de leur pouvoir et jurisdiction
+accoutumés, de faire cris et proclamations
+publiques, les lire publiquement et enregistrer en
+leurs cours et auditoires, et, selon icelle loy et
+constitution, jugent, sententient et déterminent
+dores en avant, perpétuellement, sans quelconque
+difficulté, toutes les fois que les cas
+adviendront. Et afin que soit chose ferme et
+stable à toujours, nous avons fait mettre notre
+scel à cesdites présentes. Et pour ce que ces présentes
+l’on pourra avoir à besogner à plusieurs
+<span class='pagenum'><a id='Page_470' name='Page_470'>[470]</a></span>
+et divers lieux, nous voulons que au <i lang="la" xml:lang="la">vidimus</i>
+d’icelles fait soubs scel royal, foy soit adjoustée
+comme à ce présent original.
+</p>
+
+<p class="hang2">
+<i>Donné au Plessis du Parc-lès-Tours, le vingt-deuxième
+jour de décembre mil quatre cent
+soixante-dix-sept, et de notre règne le dix-septième.</i>
+</p>
+
+<p class="i6">
+<i lang="la" xml:lang="la">Sic signatum supra plicam.</i>
+</p>
+
+<p class="i4">
+<i>Par le Roy en son conseil</i>,
+</p>
+
+<p class="right10">
+<span class='smcap'>L. Texier</span>.
+</p>
+
+<p>
+<i lang="la" xml:lang="la">Et est scriptum: Lecto, publicato, et registrato,
+Parisiis, in parlemento, decima quintà
+die novembris, anno millesimo quadragintesimo
+septuagesimo nono.</i>
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Certes il est facile de comprendre
+que cet édit ait été rendu par Louis XI
+en 1477, c’est-à-dire lorsque le comte de
+La Marche, Jacques d’Armagnac, venait
+d’avoir la tête tranchée pour crime de
+lèse-majesté, et quand ses terres et ses
+biens immenses avaient été impudemment
+distribués à ses juges<a name='FA_41' id='FA_41' href='#FN_41' class='fnanchor'>[41]</a>, héritage
+<span class='pagenum'><a id='Page_471' name='Page_471'>[471]</a></span>
+monstrueux et inouï depuis les Tibère
+et les Néron, et qui s’accomplissait pendant
+que l’on forçait les enfants du
+condamné à recevoir goutte à goutte le
+sang de leur père qui tombait de son
+échafaud sur leur front. Après ce coup
+fameux, il pouvait poursuivre et se
+croire en droit de mépriser assez la
+France pour lui jeter un tel édit et lui
+proposer de nouvelles infamies. Accoutumé
+qu’il était à faire un perpétuel
+marché des consciences, à beaux deniers
+comptants, n’allant jamais en avant
+qu’une bourse dans une main et une
+hache dans l’autre, il suivait le vieil
+axiome, qui n’est pas un grand effort
+de génie et que Machiavel a trop fait
+valoir, de placer les hommes entre l’espérance
+et la crainte. Louis XI jouait
+finement son jeu, mais enfin la France
+se releva et joua noblement le sien
+en lui montrant qu’elle avait d’autres
+<span class='pagenum'><a id='Page_472' name='Page_472'>[472]</a></span>
+hommes que son barbier. Malgré le
+mot de son invention, car il faut
+le lui restituer en toute loyauté, malgré
+la traduction adoucie de <i>dénonciation</i>
+par <i>révélation</i>, personne de propos délibéré
+ne sortit de chez soi pour aller répéter
+une confidence surprise dans l’abandon
+de l’amitié, échappée à la table
+ou au foyer. La vile ordonnance tomba
+en oubli jusqu’au jour où le cardinal
+de Richelieu donna le signal de sa résurrection.
+M. de Thou n’avait point d’échange
+de place forte à faire contre sa
+grâce, ainsi que M. de Bouillon, et sa
+mort devait ajouter à la terreur qu’inspirait
+celle de M. de Cinq-Mars; s’il
+était absous, ce serait au moins un censeur
+jeune et vertueux que conserverait
+M. de Richelieu; destiné à survivre au
+vieux ministre, il écrirait peut-être
+comme son père une histoire du cardinal,
+et serait un juge à son tour, juge
+inflexible et irrité par la mort de M. le
+Grand, son ami. M. de Richelieu pensait
+à tout, et ces motifs qui ne m’échappent
+pas ne sauraient lui avoir
+<span class='pagenum'><a id='Page_473' name='Page_473'>[473]</a></span>
+échappé. Oublions, pour plus d’impartialité,
+son mot sur le président de
+Thou: <i>Il a mis mon nom dans son histoire,
+je mettrai le sien dans la mienne</i>.
+Faisons-lui la grâce de l’esprit de vengeance,
+il reste une dureté inflexible<a name='FA_42' id='FA_42' href='#FN_42' class='fnanchor'>[42]</a>,
+une mauvaise foi profonde et le plus
+immoral égoïsme. La vie sévère de M. de
+Thou, qui pouvait devenir utile à un
+Etat où tout se corrompait, était importune
+et dangereuse au ministre; il n’hésita
+pas: n’hésitons pas non plus à juger
+cette justice. Il faut à tout prix
+connaître le fond de ces <i>raisons d’Etat</i>
+si célébrées et dont on a fait une sorte
+d’arche sainte impossible à toucher.
+Les mauvaises actions nous laissent le
+germe des mauvaises lois, et il n’est
+pas un passager ministre qui ne cherche
+à les faire poindre pour conserver la
+<span class='pagenum'><a id='Page_474' name='Page_474'>[474]</a></span>
+source de son pouvoir d’emprunt par
+amour de ce douteux éclat. Une chose
+peut, il est vrai, rassurer: c’est que
+toutes les fois qu’une pareille idée se
+porte au cerveau d’un homme politique
+la gestation en est pesante et pénible,
+l’enfantement en serait probablement
+mortel, et l’avortement est un bonheur
+public.
+</p>
+
+<hr class="nodisp" />
+
+<p>
+Je ne pense pas qu’il se rencontre
+dans l’histoire un fait qui soit plus
+propre que le jugement d’Auguste de
+Thou à déposer contre cette fatale idée,
+en cas que le mauvais génie de la
+France voulût jamais que la proposition
+fût renouvelée d’une loi de non-révélation.
+</p>
+
+<hr class="nodisp" />
+
+<p>
+Comme rien n’inspire mieux les réponses
+les plus sûres et ne les présente
+avec de plus nettes expressions qu’un
+danger extrême chez un homme supérieur,
+je vois que dès l’abord M. de
+Thou alla au fond de la question de
+droit et de possibilité avec sa raison, et
+au fond de la question de sentiment et
+<span class='pagenum'><a id='Page_475' name='Page_475'>[475]</a></span>
+d’honneur, avec son noble cœur; écoutons-le:
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+Le jour de sa confrontation avec M. de Cinq-Mars<a name='FA_43' id='FA_43' href='#FN_43' class='fnanchor'>[43]</a>,
+il dit: «Qu’après avoir beaucoup considéré
+dans son esprit, sçavoir, s’il devoit déclarer
+au Roy (le voyant tous les jours au camp de
+Perpignan) la cognoissance qu’il avoit eue de ce
+traité, il résolut en luy-même pour plusieurs raisons
+de n’en point parler: 1<sup>o</sup> Il eut fallu se rendre
+délateur d’un crime d’Estat de Monsieur, frère
+unique du Roy, de Monsieur de Bouillon et de Monsieur
+le Grand, <i>qui estoient tous beaucoup plus
+puissants</i> et plus accrédités que luy, et qu’il y
+avoit certitude qu’il succomberoit en cette action,
+dont il <i>n’avoit aucune preuve</i> pour le vérifier.—Je
+n’aurois pu citer, dit-il, le tesmoignage de
+Fontrailles, qui estoit absent, et Monsieur le
+Grand auroit peut-être nié alors qu’il m’en eust
+parlé. J’aurois donc passé pour un calomniateur,
+et mon honneur, qui me sera toujours plus cher
+que ma propre vie, estoit perdu sans ressource.»
+</p>
+
+<p>
+2<sup>o</sup> Pour ce qui regarde M. le Grand, il ajoute
+ces paroles déjà fidèlement rapportées (p. 361) et
+d’une beauté incomparable par leur simplicité
+antique, j’oserai presque dire évangélique:
+</p>
+
+<p>
+—«Il m’a cru son amy unique et fidèle, et
+je ne l’ai pas voulu trahir.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+Quelle que puisse être l’entreprise
+secrète que l’on suppose, ou contre une
+<span class='pagenum'><a id='Page_476' name='Page_476'>[476]</a></span>
+tête couronnée, ou contre la constitution
+d’un Etat démocratique, ou contre les
+corps qui représentent une nation;
+quelle que soit la nature de l’exécution
+du complot, ou assassinat, ou expulsion
+à main armée, ou émeute du peuple,
+ou corruption ou soulèvement de troupes
+soldées, la situation sera la même entre
+le conjuré et celui qui aura reçu sa confidence.
+Sa première pensée sera la
+perte irréparable, éternelle de son honneur
+et de son nom, soit comme calomniateur
+s’il ne donne pas de preuves,
+soit comme lâche délateur s’il les donne:
+puni dans le premier cas par des peines
+infamantes, puni dans le second par la
+vindicte publique, qui le montre du doigt
+tout souillé du sang de ses amis.
+</p>
+
+<p>
+Ce premier motif de silence, lorsque
+M. de Thou daigna l’exprimer, je crois
+que ce fut pour se mettre à la portée
+des esprits qui le jugeaient, et pour entrer
+dans le ton général du procès et
+dans les termes précis des lois, qui ne
+se supposent jamais faites que pour les
+âmes les plus basses, qu’elles circonscrivent
+<span class='pagenum'><a id='Page_477' name='Page_477'>[477]</a></span>
+et pressent par des barrières
+grossières et une nécessité inexorable
+et uniforme. Il démontre qu’il n’eût pas
+pu être délateur quand même il l’eût
+voulu. Il sous-entend: Si j’eusse été un
+infâme, je n’aurais pu même accomplir
+mon infamie, on ne m’eût pas cru.—Mais
+après ce peu de mots sur l’impossibilité
+matérielle, il ajoute le motif de
+l’impossibilité morale, motif vrai et
+d’une vérité éternelle, immuable, que
+tous les cultes ont reconnue et sanctionnée,
+que tous les peuples ont mise
+en honneur:
+</p>
+
+<p>
+<i>Il m’a cru son amy.</i>
+</p>
+
+<p>
+Non seulement il ne l’a pas trahi,
+mais on remarquera que dans tous ses
+interrogatoires<a name='FA_44' id='FA_44' href='#FN_44' class='fnanchor'>[44]</a>, ses confrontations avec
+M. de Bouillon et M. de Cinq-Mars, il
+ne nomme et ne compromet personne.
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p>
+«Soudain que je fus seul avec M. de Thou, dit
+Fontrailles dans ses Mémoires, il me dit le voyage
+que je venois de faire en Espagne, et qui me
+surprit fort, car je croyois qu’il luy eust été célé,
+<span class='pagenum'><a id='Page_478' name='Page_478'>[478]</a></span>
+conformément à la délibération qui en avoit
+esté prise.—Quand je luy demanday comme
+quoy il l’avoit appris, il me déclara en confiance
+fort franchement qu’il le <i>sçavoit de la Royne</i> et
+qu’elle le tenoit de Monsieur.
+</p>
+
+<p>
+«Je n’ignorois pas que Sa Majesté eust fort
+souhaité une cabale et y avoit contribué de tout
+son pouvoir<a name='FA_45' id='FA_45' href='#FN_45' class='fnanchor'>[45]</a>.»
+</p>
+</div>
+
+<p>
+M. de Thou pouvait donc s’appuyer
+sur cette autorité; mais il sait qu’il fera
+persécuter la reine Anne d’Autriche, et
+il se tait. Il se tait aussi sur le Roi lui-même
+et ne daigne pas répéter ce qu’il
+a dit au Cardinal dans son entretien
+particulier. Il ne veut pas de la vie à ce
+prix.
+</p>
+
+<p>
+Quant à M. de Cinq-Mars, il n’a qu’une
+raison à donner:
+</p>
+
+<p>
+<i>Il m’a cru son amy.</i>
+</p>
+
+<p>
+Quand même, au lieu d’être un ami
+éprouvé, il n’eût été qu’un homme uni
+à M. de Cinq-Mars par des relations
+passagères, <i>il l’a cru son amy</i>, il a eu
+foi en lui, <i>il ne l’a pas voulu trahir</i>.
+Tout est là.
+</p>
+
+<p>
+Lorsque la religion chrétienne a institué
+<span class='pagenum'><a id='Page_479' name='Page_479'>[479]</a></span>
+la confession, elle a, je l’ai dit ailleurs,
+divinisé la confidence; comme on
+aurait pu se défier du confident, elle
+s’est hâtée de déclarer criminel et digne
+de la mort éternelle le prêtre qui révèlerait
+l’aveu fait à son oreille. Il ne fallait
+pas moins que cela pour transformer
+tout à coup un étranger en ami,
+en frère, pour faire qu’un chrétien pût
+aller ouvrir son âme au premier venu,
+à l’inconnu qu’il ne reverra jamais, et
+dormir le soir en paix dans son lit, sûr
+de son secret comme s’il l’eût dit à
+Dieu.
+</p>
+
+<p>
+Donc, tout ce qu’a pu faire le confesseur
+à l’aide de sa foi et de l’autorité de
+l’Eglise, a été d’arriver à être considéré
+par le pénitent comme un ami, de parvenir
+à faire naître ces épanchements
+salutaires, ces larmes sacrées, ces récits
+complets, ces abandons sans réserve
+que l’amitié grave et bonne avait seule
+le droit de recevoir avant la confession,
+l’amitié, la sainte amitié, qui rend en
+vertueux conseils ce qu’elle reçoit en
+coupables aveux.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_480' name='Page_480'>[480]</a></span>
+Si donc le confesseur prétend à la
+tendresse de cœur, à la bonté suprême de
+l’ami, quel ami ne doit regarder comme
+le premier devoir l’infaillible sûreté du
+secret déposé en lui comme dans le tabernacle
+du confesseur?
+</p>
+
+<p>
+Mais ce n’est pas seulement de l’ami
+ancien et éprouvé qu’il s’agit, c’est encore
+de tout homme traité en ami, de
+tout <i>premier venu</i> qui, la main dans la
+main, a reçu une confidence sérieuse.
+Le droit de l’hospitalité est aussi ancien
+que la famille et la race humaine: nulle
+tribu, nulle horde, si sauvage qu’elle
+soit, ne conçoit qu’il soit possible de
+livrer son hôte. Un secret est un hôte
+qui vient se cacher dans le cœur de l’honnête
+homme comme dans son inviolable
+asile. Quiconque le livre et le vend est
+hors la loi des nations.
+</p>
+
+<p>
+Ce serait une bien grande honte pour
+les pauvres règnes qui ne pourraient
+avoir un peu de durée qu’au prix de ces
+lois barbares, et se tenir debout qu’avec
+de si noirs appuis. Mais voulût-on en
+faire usage, on ne le pourrait pas. Il
+<span class='pagenum'><a id='Page_481' name='Page_481'>[481]</a></span>
+faudrait, pour que ce fût praticable, que
+la civilisation eût marché d’un pied et
+non de l’autre. Or on est venu partout
+à une sorte de délicatesse générale de
+sentiment qui fait que telles actions
+publiques ne sont pas même proposables.
+On ne sait comment, il se fait
+que telles choses, utiles il y a des siècles,
+ne se peuvent faire, ne se peuvent dire,
+ne se peuvent même nommer sérieusement
+par aucun homme vivant, et
+cela, sans que jamais on les ait abolies.
+Ce sont les véritables changements de
+mœurs qui forcent à naître les véritables
+et durables lois. Qui nous dira où est le
+pays si reculé qui oserait aujourd’hui
+donner à l’homme juge la dépouille de
+l’homme jugé! Toutes les lois ne sont
+pas de main humaine... La loi qui défend
+cet héritage sanglant n’a pas été écrite,
+elle est venue s’asseoir parmi nous. A
+ses côtés s’est posée celle qui dit: <i>Tu
+ne dénonceras pas!</i> et le plus humble
+journalier n’oserait, de nos jours, se
+placer à la table de son voisin s’il y avait
+manqué.
+</p>
+
+<p>
+<span class='pagenum'><a id='Page_482' name='Page_482'>[482]</a></span>
+Pour moi, s’il fallait absolument aux
+hommes politiques quelques vieux ustensiles
+des temps barbares, j’aimerais mieux
+leur voir dérouiller, restaurer, et mettre
+en scène et en usage les chevalets et les
+outils de la torture; car ils ne souilleraient
+du moins que le corps et non
+l’âme de la créature de Dieu. Ils feraient
+parler peut-être la chair souffrante; mais
+le cri des nerfs et des os sous la tenaille
+est moins vil que la froide vente d’une
+tête sur un comptoir, et il n’y a pas encore
+eu de nom qui ait été inscrit plus
+bas que le nom de <span class='smcap'>Judas</span>.
+</p>
+
+<p>
+Oui, mieux vaut le danger d’un prince
+que la démoralisation de l’espèce entière.
+Mieux vaudrait la fin d’une dynastie
+et d’une forme de gouvernement, mieux
+vaudrait même celle d’une nation, car
+tout cela se remplace et peut renaître,
+que la mort de toute vertu parmi les
+hommes.
+</p>
+
+<hr class="c25" />
+
+<h2 id="tdm2">
+<span class="xlarge">TABLE</span>
+</h2>
+
+<hr class="c10" />
+
+<table id="tdm" summary="" class="sep2">
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’émeute</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_14">1</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’alcôve</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_15">33</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La confusion</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_16">63</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La toilette</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_17">80</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XVIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le secret</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_18">108</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XIX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La partie de chasse</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_19">122</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XX.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La lecture</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_20">175</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le confessionnal</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_21">216</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’orage</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_22">238</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIII.</span></td>
+ <td class="tdm2">— L’absence</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_23">266</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXIV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Le travail</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_24">283</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXV.</span></td>
+ <td class="tdm2">— Les prisonniers</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_25">339</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1"><span class='smcap'>Chapitre XXVI.</span></td>
+ <td class="tdm2">— La fête</td>
+ <td class="tdm3"><a href="#chap_26">398</a></td>
+ </tr>
+ <tr>
+ <td class="tdm1" colspan="2"><span class='smcap'>Notes et documents historiques</span></td>
+ <td class="tdm3"><a href="#notes2">435</a></td>
+ </tr>
+</table>
+
+<hr class="c25 sep4" />
+
+<p class="center noindent">
+Évreux, imprimerie de <span class='smcap'>Ch. Hérissey</span>
+</p>
+
+<div class='footnotes newpage'>
+
+<h2>Notes de bas de page</h2>
+
+<div class='footnote' id='FN_1'>
+<p>
+<a href='#FA_1'>[1]</a> Ce nom lui fut donné pour sa valeur et un
+caractère trop ferme, qui fut son seul crime.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_2'>
+<p>
+<a href='#FA_2'>[2]</a> On nommait ainsi par abréviation le grand
+écuyer Cinq-Mars. Ce nom reviendra souvent dans
+le cours du récit.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_3'>
+<p>
+<a href='#FA_3'>[3]</a> Dans le long siège de cette ville, on donna ce
+nom à M. de Richelieu pour tourner en ridicule
+son obstination à commander comme général en
+chef et s’attribuer le mérite de la prise de la Rochelle.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_4'>
+<p>
+<a href='#FA_4'>[4]</a> Il se nommait Laporte. Ni la crainte des supplices,
+ni l’espoir de l’or du Cardinal ne lui arrachèrent
+un mot des secrets de la Reine.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_5'>
+<p>
+<a href='#FA_5'>[5]</a> Lisez l’<cite>Astrée</cite> (s’il est possible).
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_6'>
+<p>
+<a href='#FA_6'>[6]</a> Un édit de 1639 avait déterminé le costume
+de la cour. Il était simple et noir.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_7'>
+<p>
+<a href='#FA_7'>[7]</a> Milton passa en cette année même à Paris,
+en retournant d’Italie en Angleterre. (Voyez
+<i>Teland’s Life of Milton</i>.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_8'>
+<p>
+<a href='#FA_8'>[8]</a> Lisez la <cite>Clélie</cite>, t. I.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_9'>
+<p>
+<a href='#FA_9'>[9]</a> Termes des ligueurs.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_10'>
+<p>
+<a href='#FA_10'>[10]</a> D’Olivarès, comte-duc de San-Lucar.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_11'>
+<p>
+<a href='#FA_11'>[11]</a> Cette sorte de prédiction en calembours fut
+publique trois mois avant la conjuration.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_12'>
+<p>
+<a href='#FA_12'>[12]</a>
+</p>
+
+<div class="left5">
+<div class="poem small">
+<span class="i0">Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées,<br /></span>
+<span class="i0">Qui de sa voix touchante écoutais les accents:<br /></span>
+<span class="i0">Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l’encens,<br /></span>
+<span class="i0">Que ses pieds délicats ont doucement pressées.</span>
+</div>
+
+<p class="sig">
+<span class='smcap'>Pétrarque</span>, trad. de Saint-Geniez.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_13'>
+<p>
+<a href='#FA_13'>[13]</a> La fille.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_14'>
+<p>
+<a href='#FA_14'>[14]</a> Petit bonnet de laine.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_15'>
+<p>
+<a href='#FA_15'>[15]</a> Noms des chemins qui mènent d’Espagne en
+France par les Pyrénées.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_16'>
+<p>
+<a href='#FA_16'>[16]</a> Exclamation et jurement habituel et intraduisible.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_17'>
+<p>
+<a href='#FA_17'>[17]</a> Sorte de ballade.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_18'>
+<p>
+<a href='#FA_18'>[18]</a> Servante.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_19'>
+<p>
+<a href='#FA_19'>[19]</a> Aucune expression française ne peut représenter
+la précision énergique de cette romance
+espagnole. Il faut l’entendre chanter par la voix
+nasillarde et éclatante, dure et molle, vive et
+nonchalante tour à tour de quelque Andalous
+qui caresse de l’extrémité des doigts les cordes
+d’une petite guitare. Le mouvement est celui d’une
+danse, et les pensées celles d’un chant de guerre.
+</p>
+
+<div class="poem left5 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Yo que soy contrabandista<br /></span>
+<span class="i0">Y campo por mi respecto,<br /></span>
+<span class="i0">A todos los désafio<br /></span>
+<span class="i0">Pues a nadie tengo miedo.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Ay, jaleo! Muchachas.<br /></span>
+<span class="i0">Quien me marca un hilo negro?<br /></span>
+<span class="i0">Mi caballo esta cansado,<br /></span>
+<span class="i0">Y yo me marcho corriendo.</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_20'>
+<p>
+<a href='#FA_20'>[20]</a>
+</p>
+
+<div class="poem left5 small">
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Ay! ay! que viene la ronda,<br /></span>
+<span class="i0">Y se mueve el tiroteo;<br /></span>
+<span class="i0">Ay! ay! cavallito mio,<br /></span>
+<span class="i0">Ay! saca me deste aprieto.</span>
+</div>
+
+<div class="stanza">
+<span class="i0">Viva, viva mi cavallo,<br /></span>
+<span class="i0">Cavallo mio carreto:<br /></span>
+<span class="i0">Ay! jaleo! Muchachas, ay! jaleo...</span>
+</div>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_21'>
+<p>
+<a href='#FA_21'>[21]</a> «Il vécut et mourut avec des brigands. Ne
+voilà-t-il pas une punition divine dans la famille
+de ce juge, pour expier en quelque façon la mort
+cruelle et impitoyable de ce pauvre <i>Grandier</i>,
+dont le sang crie vengeance?» (<span class='smcap'>Patin</span>, lettre LXV,
+du 22 décembre 1631.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_22'>
+<p>
+<a href='#FA_22'>[22]</a> Le 19 mai 1632.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_23'>
+<p>
+<a href='#FA_23'>[23]</a> Voyez les Mémoires de Richelieu, <i>Collection
+des Mémoires</i>, t. XXVIII. p. 139.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_24'>
+<p>
+<a href='#FA_24'>[24]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent">
+COPIE TEXTUELLE DE LA CORRESPONDANCE DE
+MONSIEUR ET DU CARDINAL DE RICHELIEU.
+</p>
+
+<p class="center noindent">
+<i>A Monsieur de Chavigny.</i>
+</p>
+
+<p class="i2">
+«Monsieur de Chavigny,
+</p>
+
+<p>
+«Encore que je croie que vous n’êtes pas satisfait
+de moy, et que véritablement vous en ayez
+sujet, je ne laisse pas de vous prier de travailler
+à mon accommodement avec Son Eminence, et
+d’attendre cet effet de la véritable affection que
+vous avez pour moy, qui, je crois, sera encore plus
+grande que votre colère. Vous sçavez le besoin
+que j’ai que vous me tiriez de la peine où je suis.
+Vous l’avez déjà fait deux fois auprès de Son
+Eminence. Je vous jure que ce sera la dernière
+fois que je vous donnerai de pareils employs.
+</p>
+
+<p class="right10">
+«<span class='smcap'>Gaston d’Orléans.</span>»
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_25'>
+<p>
+<a href='#FA_25'>[25]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent">
+<i>A Son Excellence le Cardinal-Duc.</i>
+</p>
+
+<p class="i6">
+«Mon Cousin,
+</p>
+
+<p>
+«Ce mesconnoissant M. le Grand est homme du
+monde le plus coupable de vous avoir dépleu;
+les grâces qu’il recevoit de Sa Majesté m’ont
+toujours fait garder de lui et de tous ses artifices;
+mais c’est pour vous, mon Cousin, que je conserve
+mon estime et mon amitié tout entière... Je suis
+touché d’un véritable repentir d’avoir encore
+manqué à la fidélité que je dois au Roy, mon seigneur,
+et je prends Dieu à témoin de la sincérité
+avec laquelle je serai toute ma vie le plus fidèle
+de vos amis, et avec la mesme passion que je
+suis,
+</p>
+
+<p class="i4">
+«Mon Cousin,
+</p>
+
+<p class="right10">
+«Votre affectionné Cousin,<br />
+«<span class='smcap'>Gaston</span>.»
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_26'>
+<p>
+<a href='#FA_26'>[26]</a>
+</p>
+
+<div class="tem">
+<p class="center noindent"><i>Réponse du Cardinal.</i></p>
+
+<p class="i6">
+«Monsieur,
+</p>
+
+<p>
+«Puisque Dieu veut que les hommes aient recours
+à une ingénue et entière confession pour
+être absous de leurs fautes en ce monde, je vous
+enseigne le chemin que vous devez tenir pour
+vous tirer de peine. Votre Altesse a bien commencé,
+c’est à elle d’achever. C’est tout ce que je
+puis vous dire.
+</p>
+</div>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_27'>
+<p>
+<a href='#FA_27'>[27]</a> En 1638, le prince Thomas ayant fait lever
+le siége d’Hesdin, le Cardinal en fut très peiné.
+Une religieuse du couvent du Mont-Calvaire
+avait dit que la victoire seroit au Roy, et le
+père Joseph vouloit ainsi que l’on crût que le
+Ciel protégeoit le ministre.
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<i>Mémoires pour l’histoire du Cardinal
+de Richelieu.</i>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_28'>
+<p>
+<a href='#FA_28'>[28]</a> En 1639, le Roi consulta son conseil sur la
+supplique de sa mère exilée pour rentrer en
+France; Richelieu répondit:
+</p>
+
+<p>
+«Qui peut douter qu’il ne soit permis à un
+prince de se séparer d’une mère pour des considérations
+importantes?... Le Fils de Dieu
+n’a point fait difficulté de se séparer un temps
+de sa mère et de la laisser en peine quelques
+jours. La réponse qu’il fit à sa mère, lorsqu’elle
+s’en plaignoit, apprend aux Roys que ceux à qui
+Dieu a commis le soin du bien général d’un
+royaume doivent toujours le préférer à toutes les
+obligations particulières.»
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<i>Relation de M. de Fontrailles.</i>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_29'>
+<p>
+<a href='#FA_29'>[29]</a> Les articles de ce traité sont rapportés en détail
+dans la <i>Relation de Fontrailles</i>. V. les notes.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_30'>
+<p>
+<a href='#FA_30'>[30]</a> <cite>Mémoires de Sully</cite>, 1595.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_31'>
+<p>
+<a href='#FA_31'>[31]</a> <cite>Manuscrit de Pointis</cite>, 1642, n<sup>o</sup> 183.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_32'>
+<p>
+<a href='#FA_32'>[32]</a> <cite>Mémoires d’Anne d’Autriche</cite>, 1642.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_33'>
+<p>
+<a href='#FA_33'>[33]</a> Maison qui appartenait à un abbé d’Esnay,
+frère de M. de Villeroy, dit Montrésor.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_34'>
+<p>
+<a href='#FA_34'>[34]</a> Voir la <a href="#lettre_thou">copie de cette lettre</a> à M<sup>me</sup> la princesse
+de Guéménée, dans les notes à la fin du
+volume.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_35'>
+<p>
+<a href='#FA_35'>[35]</a> Le portrait en pied de M. de Cinq-Mars est
+conservé dans le musée de Versailles.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_36'>
+<p>
+<a href='#FA_36'>[36]</a> Le Roi donna au Cardinal, en 1626, une
+garde de deux cents Arquebusiers; en 1632,
+quatre cents Mousquetaires à pied; en 1638,
+deux compagnies de Gens d’armes et de Chevau-légers
+furent formées par lui.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_37'>
+<p>
+<a href='#FA_37'>[37]</a> Il avait donné au Roi, sous réserve d’usufruit
+durant sa vie, ce palais avec ses dépendances,
+comme aussi sa magnifique chapelle de diamants,
+avec son grand buffet d’argent ciselé,
+pesant trois mille marcs, et son grand diamant
+en forme de cœur, pesant plus de vingt carats;
+M. de Chavigny accepta cette donation pour le
+Roi.
+</p>
+
+<p class="hang6">
+(<cite>Histoire du père Joseph.</cite>)
+</p>
+
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_38'>
+<p>
+<a href='#FA_38'>[38]</a> Cette gravure existe encore.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_39'>
+<p>
+<a href='#FA_39'>[39]</a> Chant des guerres civiles. (Voy. <cite>Mém. de
+la Ligue</cite>.)
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_40'>
+<p>
+<a href='#FA_40'>[40]</a> On appelait le Parlement <i>Sénat</i>. Il existe des
+lettres adressées à <i>Monseigneur de Harlay</i>,
+prince du Sénat de Paris et premier juge du
+royaume.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_41'>
+<p>
+<a href='#FA_41'>[41]</a> Le seigneur de Beaujeu eut le comté de La Marche
+(l’arrêt avait été prononcé en son nom); le chevalier de
+Bonsile, le comté de Castrée; Blosset, la vicomté Carlat;
+Louis de Graville, les villes de Nemours et de Pont-sur-Yonne;
+le seigneur de l’Isle eut la vicomté de Murat, etc.;
+et l’on regrette de voir, parmi les autres noms de ceux
+qui eurent part à la proie, Philippe de Comines partageant
+avec Jean de Daillon les biens de Tournai et du Tournaisis,
+qui avaient appartenu à ce duc de Nemours qu’ils venaient
+de condamner à mort.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_42'>
+<p>
+<a href='#FA_42'>[42]</a> Dupuy rapporte dans ses Mémoires que lorsque
+l’exempt lui apporta la lettre du Chancelier qui lui apprenait
+l’arrêt:
+</p>
+
+<p>
+«Et M. de Thou aussi! dit le Cardinal avec un air de
+satisfaction. M. le Chancelier m’a délivré d’un grand fardeau.
+Mais, Picaut, ils n’ont point de bourreau!»—On
+voit s’il pensait à tout.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_43'>
+<p>
+<a href='#FA_43'>[43]</a> Voir interrogatoire et confrontation (12 septembre
+1612), Journal de M. le Cardinal-Duc, écrit de sa main
+(p. 190).
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_44'>
+<p>
+<a href='#FA_44'>[44]</a> Voir l’interrogatoire et procès-verbaux instruits par
+M. le Chancelier, etc., 1612.
+</p>
+</div>
+
+<div class='footnote' id='FN_45'>
+<p>
+<a href='#FA_45'>[45]</a> Relation de M. de Fontrailles.
+</p>
+</div>
+
+</div>
+
+<div class="tnote newpage">
+<p class="center noindent" id="note2">— Note de transcription détaillée —</p>
+
+<p>Cette version électronique comporte les corrections suivantes:</p>
+
+<ul>
+<li>p. 64, «Louis XII» corrigé en «Louis XIII»
+ («le buste [...] du roi Louis XIII», qui est aussi
+ mentionné en page 120);</li>
+<li>p. 70, «tenait» corrigé en «tentait» («et tentait de cacher la surprise»);</li>
+<li>p. 159, «Ambijoux» corrigé en «Aubijoux» («N’est-ce pas, d’Aubijoux?»);</li>
+<li>p. 272, second «de» manquant ajouté dans «l’avis de la Reine-mère et de la cour»;</li>
+<li>p. 281/282, «chevaux» corrigé en «cheveux» («Les diamants ne vont bien qu’aux
+cheveux noirs»);</li>
+<li>p. 329, «dont» corrigé en «donc» («Le duc de Bragance donc»);</li>
+<li>p. 332, «même» corrigé en «mêmes» («dans les ressources mêmes qu’il inventait.»);</li>
+<li>p. 379, «même» corrigé en «mêmes» («ceux mêmes qui doivent affliger»);</li>
+<li>p. 450, «aimée» corrigé en «animée» («une voix forte et animée»).</li>
+</ul>
+
+<p>
+Les variations dans l’orthographe et l’accentuation des mots n’ont pas été corrigées.
+</p>
+
+<p>
+Dans la note en bas de la page 178 (ici note 7), «Teland’s Life of Milton»
+est vraisemblablement une erreur pour «Toland’s Life of Milton».
+</p>
+
+</div>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Cinq-Mars, (Tome II of 2), by Alfred de Vigny
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ-MARS, (TOME II OF 2) ***
+
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+ gbnewby@pglaf.org
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
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+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
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